journal interculturel et diversite culturelle

Transcription

journal interculturel et diversite culturelle
Driss ALAOUI
Université de La Réunion
Observatoire Réunionnais des Arts, des Civilisations et des Littératures dans leur Environnement
(ORACLE)
JOURNAL INTERCULTUREL ET DIVERSITE CULTURELLE
Resumen
¿Cómo, en un mundo marcado por una pluralidad heterogénea compleja y por una diversidad
multidimensional, establecer, entre participantes de una acción y/o de una situación, algo
común, unos momentos de cuestionamiento, de alteridad, de plenitud y de goce intelectual sin
ser amenazado en su singularidad? Frente a este desafío de la diversidad cultural, hemos
creado una herramienta : <<El periódico intercultural, le journal interculturel>>. La
experimentación de esta herramienta en el medio universitario reunionés así como los
resultados logrados demuestran por una parte su pertinencia, su eficacia y por otra sus límites.
Se trata de una herramienta que, a la par que favorece la puesta en común, la interacción y el
diálogo con el otro, se enriquece con situaciones y momentos que generó.
Abstract
How is it possible may one ask, in a world marked by plurality, heterogeneity and its
extraordinary diversity, to introduce among the participants to an action or a situation,
moments of questioning, of other-hood, of exchange and mutual intellectual profit without
either of these participants feeling their own singularity challenged? Confronted to the
challenge that cultural diversity represents our response has been to create a learning device
called “the intercultural diary”. Having experimented this device within La Réunion’s
academic community, and observing the results obtained has led us to ascertain both its
pertinence and efficiency on one hand, as well as its limitations on the other. This is indeed a
learning device which, while it privileges exchanges, interaction and dialogue increases its
potential from the very situations it creates.
« La rencontre d’un autre n’est jamais gratuite, elle
demande un effort certain. Il faut que je parvienne à tirer
de lui les matériaux de la construction de moi. Cela
s’apprend comme on apprend à lire, à écrire et à
compter » Albert Jacquard.
INTRODUCTION
Les sociétés actuelles sont foncièrement plurielles et caractérisées par une complexité
croissante où coexistent plusieurs cultures, langues, religions, points de vue…
Face à cette diversité, les réactions sont multiples, différentes, contradictoires… Certaines
prônent des politiques ayant comme finalité l’uniformisation du monde et l’américanisation
des cultures, d’autres s’orientent vers la « balkanisation », l’effritement et la fragmentation.
La déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle, comme reconnaissance
internationale et politique, vient pour nous rappeler que celle-ci, comme la biodiversité,
caractérise le genre humain et qu’il est urgent de la sauvegarder et la protéger.
Cette protection ainsi que la mise en commun des éléments constitutifs de notre diversité
culturelle se jouent, en partie, dans le quotidien, et pendant des moments marqués par des
incompréhensions, des tensions, des conflits…
C’est dans ce sens et dans ce contexte qu’il nous semble que l’étude du sens que les individus
confèrent à la diversité culturelle de leur société, de leur monde, la problématique de l’altérité,
de la connaissance et la reconnaissance de l’autre et de soi en relation avec l’autre, méritent
une attention toute particulière. Sans chercher à inverser l’ordre de priorité du descriptif sur le
compréhensif il faudrait les articuler afin que les descriptions « épaisses » permettent des
interprétations profondes non pas d’une réalité figée mais en cours de construction par des
acteurs, véritables fondateurs du sens du monde (Boumard, 1994).
En effet, l ‘étude de la diversité culturelle n’est pas à séparer d’un sujet connaissant, symbole
de cette diversité dans son inachèvement, sa dynamique, sa mutation, son déroulement
processuel et dans ses dimensions les plus complexes, d’un acteur pluriel (Lahire, 1998), qui
la donne à voir, qui la réfléchit, l’accepte ou la rejette, l’enrichit ou l’appauvrit, la réduit ou
l’élargit. C’est la diversité vécue, perçue par le sujet en interaction avec l’autre, enrichie
quotidiennement par des phénomènes comme le métissage, l’immigration, une diversité qui «
nous renvoie bien à la reconnaissance et l’expérience de l’altérité » (Abdallah-pretceille,
2003), qui nous semble primordial dans le travail de recherche scientifique et non la
description descriptive de la diversité culturelle.
L’une des préoccupations majeures qui mérite de notre point de vue davantage d’attention et
d’implication est la suivante : Comment dans un monde marqué par une pluralité hétérogène
complexe, par une diversité multidimensionnelle instituer du commun qui préserve à chacun
sa singularité qui ne réduit pas l'hétérogène à l'homogène, le pluriel à l'un, le différent au
semblable et le complexe au simplifié ?1
Un des outils qui permet le passage d’un mode de pensée basé sur l’oubli de l’autre, à un autre
mode où l'on cesse de penser seul afin de pouvoir penser ensemble, penser avec (vœu cher à
Bergson) et penser contre l'autre (Lahire, 1998), de soumettre son point de vue à la critique
constructive de l'autre, qui concrétise le droit à la réflexion, qui développe le goût de penser et
d’appréhender la diversité est le journal interculturel que nous avons créé et expérimenté en
milieu universitaire depuis quelques années.
GENESE DU JOURNAL INTERCULTUREL (JIC)
Comment est né le JIC ?
J’ai pris l’habitude, quand je demandais aux étudiants de tenir un journal de recherche ou un
journal institutionnel, de ne pas lire leur production uniquement pour leur attribuer une note,
mais plutôt d'aller au-delà de cette obligation institutionnelle, pour dialoguer avec eux. Ce
1
Question inspirée de celle élaborée par C. Camilleri dans Chocs de cultures : Concepts et enjeux pratiques de
l’interculturel, Paris, L’Harmattan, 1989.
dialogue introduit un débat à chaque fois enrichissant pour l'ensemble des participants. En
réalité, je réponds aux questions implicites ou explicites que certains étudiants glissent et
parfois dissimulent dans leur journal, comme s'ils voulaient tester la lecture réelle que j'en
faisais. Cette situation mettait en interaction des points de vue différents et opposés, qui
exprimaient des appartenances culturelles et théoriques multiples. Dans ce contexte, je me
suis interrogé sur la pertinence de réagir oralement à des interrogations et questionnements
écrits. Les deux modes d'expression n'ont pas le même pouvoir, l'un reste et peut être archivé
(le journal), l'autre (la parole) s’évanouit, dépend de ceux qui l'ont mémorisée.
De ce souci et de cette expérience embryonnaire, dans le désir de l'institutionnaliser, est né ce
que je nomme "journal interculturel".
DEFINITION ET OBJECTIFS DU JIC
La définition du JIC nécessite d’abord de préciser ce que nous entendons par « journal » et par
« interculturel ».
Le terme journal signifie la pratique d’écriture au jour le jour. Cette pratique, comme le
précise R. Hess, est ancienne. Elle consiste à « rassembler au jour le jour, des notes et des
réflexions sur son vécu, les idées qui lui viennent, ses rencontres, ses observations… Il est un
outil efficace pour celui qui veut comprendre sa pratique, la réfléchir, l’organiser. »2
Il existe plusieurs formes de journal, on peut citer le journal de recherche (R. Lourau), le
journal institutionnel (R Hess), le journal personnel (P. Lejeune), le journal d’itinérance (R.
Barbier), le journal institutionnel collectif (P. Boumard), le journal d’affiliation (A.
Coulon)… Cela témoigne de l’importance de cette technique qui valorise le hors-texte et
montre combien elle est nécessaire pour une meilleure compréhension du texte.
Quant au qualificatif interculturel, il signifie la mise en relation, l’interaction et l’échange
entre deux ou plusieurs porteurs de cultures proches ou lointaines. Au-delà du sens du préfixe
« inter », il y a une conception de l’interculturel qui, comme l’a souvent souligne M.
Abdallah-Pretceille, n’est pas une réalité objective mais plutôt une façon d’appréhender des
phénomènes pluriels et hétérogènes. Il s’agit d’une lecture qui repose sur les principes de la
distinction et non de la disjonction, de la conjonction et non de la séparation…. Dans ce sens
l’interculturel « renvoie à la manière dont on voit l’autre, à la manière dont on se voit » (M.
Abdallah-Pretceille, 1999).
D’après C. Camilleri, l’emploi du terme interculturel est justifié « à partir du moment où l’on
se préoccupe des obstacles à la communication entre les porteurs de ces cultures : depuis le
repérage et l’analyse de ces empêchements jusqu’aux tentatives pour les faire disparaître.
Ainsi ce qualificatif s’appliquerait seulement à tout effort pour construire une articulation
entre porteurs de cultures différentes…».3
Malgré son caractère restreint, cette définition a l’avantage de montrer que l’interculturel n’est
pas une simple rencontre, ni un moment où les interlocuteurs occultent mutuellement ce qui
pourrait éventuellement faire avorter la découverte de l’autre et de soi.
La question qui se pose compte tenu du caractère restreint de cette définition est :
l’interculturel concerne-t-il seulement des personnes de cultures différentes ou alors des
personnes de la même culture ayant des points de vue différents ou opposés ?
Avoir des références communes n’évacue pas pour autant, lors d’une communication, des
incompréhensions et des malentendus qui mettent souvent en échec la découverte de l’autre et
de soi. En outre, si l’homme est pluriel dans le sens où il est porteur de plusieurs sous
cultures, cette pluralité endogène ne peut échapper à la dynamique interculturelle qui traverse
les rencontres avec l’autre. La différence, l’altérité sont des éléments qui structurent les
interactions entre individus appartenant à la même culture. Celle-ci n’est jamais homogène.
2
Hess R., La pratique du journal. L’enquête au quotidien, Paris, Anthropos, 1998, p. 1.
Camilleri C., « les conditions structurelles de l’interculturel » in Revue française de pédagogie, n° 103, avrilmai-juin 1993, p. 44.
3
Cet élargissement me semble important pour explorer les relations, les obstacles à la
communication au sein des groupes de cultures identiques.
Le JIC est une rencontre, dialogue « interculturel »
Il s’agit d’une rencontre à travers l’écriture et autour des écrits, une rencontre entre deux
points de vue exprimés par deux personnes, en l’occurrence deux étudiants, de cultures
différentes ou non désirant échanger, partager et confronter leur connaissance sur un sujet qui
les préoccupe ou qui les motive et qui touche de près ou de loin à leur cadre de référence, leur
univers symbolique, leur culture…
Il s'agit d'une rencontre avec l'autre mais aussi avec soi, les deux sont inséparables, rencontre
qui prend la forme d'une dialectique du même et de l'autre et d'un moment d'altérité et
d’altération où le même s'accomplit au contact de l'Autre et vice-versa. L’expérience de
l'altérité vécue grâce au JIC permet à soi de prendre en compte l’autre dans l'élaboration de
son point de vue, de créer une dynamique du changement. Elle montre par la même occasion
que l’autre n'est pas une simple extériorité qu’on peut aisément ignorée mais un élément
fondamental de l’existentialité de soi et de la connaissance et la compréhension de soi. « Pour
obtenir une vérité quelconque sur moi, écrit J.P Sartre, il faut que je passe par l’autre. L’autre
est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi »
(Cité par M. Abdallah-Pretceille).
Pour que la rencontre s’inscrive dans une temporalité durée (J Ardoino, 2000), il est
nécessaire que le dialogue soit engagé. Celui-ci est à considérer comme une « forme de
communication où chaque intervenant joue le rôle de locuteur et d'auditeur ; une forme de
communication se caractérisant par l'intérêt, l'attention et le respect manifestés à l'autre ». Il
s'agit, dans le cadre du JIC, de deux types de dialogues qui sont intimement liés : dialogue
avec autrui et dialogue avec soi.
Le premier met en interaction la pluralité exogène fondatrice de notre monde, cependant son
efficacité dépend du dialogue au sein de la pluralité endogène fondatrice de l’être humain. Il
est clair que ces deux pluralités n’opèrent pas d’une manière isolée l’une de l’autre, l’une est
considérée comme élément constitutif de l’autre, en même temps qu’elle est constituée par
l’autre. Précisons tout de suite que ces deux types de dialogues sont traversés par des tensions,
des malentendus, des contradictions. Il ne s'agit en aucun cas d'un "long fleuve tranquille". Le
paradoxe et la contradiction, potentiellement présents pendant le dialogue, ne sont pas, à mon
sens, des résidus de la communication qu'il faut savoir éliminer mais la suite logique d'une
rencontre dont les caractéristiques sont la pluralité, l'hétérogénéité et la complexité. « Le
paradoxe, écrit Kierkegaard, est la passion de la pensée ; un penseur sans paradoxe est comme
un amant sans passion ».
Cette conscience de l'altérité et la prise en compte de l’autre dans son propre univers
existentiel et intellectuel rend caduc le caractère solipsiste de notre vision du monde.
Dans ce sens, on peut aisément dire que le JIC instaure la réciprocité en même temps que
celle-ci le fait exister, réciprocité sans laquelle le JIC deviendrait un monologue long et
monotone.
Ce qui me semble aussi important dans la réciprocité c'est l'entre-deux, et cet entre-deux n'est
ni entièrement soi ni entièrement autrui, mais il se caractérise par toute la richesse de l'inter,
de la mise en relation. L'entre-deux tire sa beauté de l'effort fourni par le « Je » et le « Tu », il
est par excellence le lieu où se prépare le métissage de la pensée, le moment de
l’apprentissage de la compréhension, du changement, de la relativité des choses et de
l’affrontement des paradoxes.
Les extraits des journaux ci-dessous illustrent, en partie, ce qui vient d'être dit.
Thème traité : l’excision
Laurence s’adresse à son binôme Sarah :
« Je n'approuve pas l'excision et je ne sais pas quel occidental pourrait le faire. Ça me rend
malade de savoir que des enfants sont mutilées sans anesthésie et que le pire c'est qu'elles en
meurent parfois. Comment une mère peut-elle accepter cela, au nom de quoi ?
Justement ce au nom de quoi est toujours resté en suspens chez moi et je n'ai jusqu'à
maintenant pas fait l'effort d'en savoir plus.
Pour moi l'excision est condamnée en France parce que cela se fait sur le sol français et
qu'elle ne fait pas partie des coutumes françaises. Mon embarras vient justement de cela, un
acte odieux fait par un peuple et que nous devons juger. A t-on le droit de juger une autre
culture ?
Pour avoir été jugée par d'autres comme ayant des mœurs de sauvage, je me garde de bien de
juger. Parler de l'excision, c'est parler dans le vide car il y aura toujours les pour et les
contre, mais aura t-on pour autant fait avancer les choses ? »
Sarah s’adresse à son binôme Laurence :
« Reprenons donc au début ! Après lecture de tes pensées sur l’excision, je me rends compte
qu'une fois de plus nous sommes proches dans nos réactions par rapport à ce sujet. Comme
moi, tu n'aimes pas en parler et surtout, comme moi tu ressens ce sentiment de révolte devant
la souffrance inutile. De même tu n'as pas cherché à creuser la question, à savoir ce qui
explique qu'elles l'imposent à leurs enfants.
Une fois de plus ce qui nous éloigne l'une de l'autre c'est ton refus de juger alors que moi, je
m'empresse de pousser des cris, de m'insurger et de rejeter en bloc cet acte qui me dérange
Ta question, celle que tu te poses : peut-on juger une autre culture ? C'est, figure-toi, la
question ! Celle que se posent toutes les organisations internationales.
Le débat tourne autour du droit à la différence qui ne devrait pas nous mettre en danger de
tomber dans une attitude d'indifférence. C'est une question d'éthique ; jusqu'où peut-on
s'ingérer dans les pratiques d'autres cultures ? Peut-on se permettre de ne pas juger et de ne
rien faire ? Je ne suis pas d'accord avec toi, quand tu dis que parler de l'excision, c'est parler
dans le vide et cela ne fera pas avancer les choses. Je pense au contraire que parler,
échanger, communiquer aide à avancer, tu le sais bien ! On en a trop discuté pour
qu'aujourd'hui, j'accepte un tel défaitisme de ta bouche. »
PROCESSUS DE REALISATION DU JIC
Ce processus est constitué par quatre étapes :
1) Réaction « spontanée »
La « réaction spontanée » est une étape au cours de laquelle le diariste réagit d'une manière
spontanée à un événement, à un point de vue, à un phénomène, à une pratique culturelle...
(pour susciter la réaction spontanée l’animateur démarre la séance soit par le visionnage d’un
document, soit, quand il s’agit d’un moment chaud, par la distribution des articles de
journaux). Durant cette étape, notre pensée est souvent réactionnelle et peu structurée. Elle
reste marquée par l'imprécision et par l'utilisation d'un langage courant. Le diariste exprime
librement ses représentations, et ses réactions affectives.
A l'issue de ce premier moment qui se déroule le plus souvent pendant les TD (travaux
dirigés) les deux binômes s'échangent leur réaction spontanée.
2) Lecture interculturelle
Par lecture interculturelle, il faut entendre une lecture « caressante » qui s'attarde sur les mots
et les phrases, tente de pénétrer et de saisir la pensée de l'autre dans sa singularité, dans sa
complexité et dans sa richesse. C’est la première étape vers la mise en commun, vers
l’intégration de la pensée de l’autre dans le processus de réflexion. Cette lecture peut être
perturbée par nos « images guides », nos préjugés et nos stéréotypes qu'il nous faudrait savoir
maîtriser. Cela aide à respecter le point de vue de l’autre et avoir une attitude constructive à
l’égard de la différence. On peut concevoir la lecture interculturelle comme un moment
d’apprentissage interculturel.
3) Réaction réflexive
Elle se réalise grâce à la dialectique de la reprise qui consiste à reprendre les productions
spontanées (la sienne et celle du binôme) mais avec un regard légèrement, partiellement ou
complètement modifié par rapport au regard initial (réaction spontanée).
La dialectique de la reprise permet d'inclure dans l’élaboration de la réaction réflexive le point
de vue de l'autre, de passer d'une situation marquée par un mode de pensée « unilatéral » à
une autre où l’on pense avec et contre l’autre. Dans le cadre de la réaction réflexive,
l’interaction ne se limite pas uniquement aux deux « interactants », elle s’ouvre pour intégrer
les connaissances existantes (tiers) concernant le thème traité. Ce moment pluriel fonctionne,
non comme une juxtaposition des points de vue, mais comme une intermaïeutique où
l’affrontement des paradoxes et la dynamique qu’il engendre ne sont que l’un des aspects de
la mise en commun des savoirs différents ou opposés.
C’est dans le cadre de la réaction réflexive que s’opère souvent le passage de l’altérité à
l’altération.
La reprise repose sur une notion forte et chère à G. Lapassade qui est la notion
d'inachèvement. Rien n'est définitivement terminé, rien n’est considéré comme avéré, tout est
à reprendre.
Pour illustrer ce qui est développé ci-dessus et notamment la dialectique de la reprise, voici un
extrait d’un JIC.
Sylvie s’adresse à son binôme François :
« Je relis ta lettre, la mienne, la revue de presse sur l'excision, ta lettre, la mienne, la revue de
presse, ta lettre, la mienne. Je vois ce vieil homme hostile à cette pratique, ce médecin lui
aussi, ces femmes exciseuses, ces femmes excisées, ces femmes pour, ces femmes contre, ce
prêtre ni pour ni contre, cet ethnologue au regard si lointain. Ta vision médicalisée, ma
vision féministe. Je sens vaciller mes certitudes, le doute s'insinue ; ce mot me questionne bien
plus que je ne l'aurais crû sans doute parce qu'il me renvoie à mes propres limites. " Pratique
d'un autre temps " dis-tu, qu'en est-il de cet autre temps mais aussi de cet autre espace ? J'ai
besoin d'y revenir pour résoudre ce combat qui se livre désormais en moi : puis-je
comprendre ? ».
François s’adresse à son binôme Sylvie :
« En rentrant du cours de Madame P.F, j'ai lu ton courrier (c’est-à-dire la réaction
spontanée). Je n'ai pas encore réalisé toute la portée de ton écrit, et je suis toujours sous le
choc !
Tu lis bien "sous le choc" ! Ma vision réduite de ce mot qui sert de fil rouge à notre échange
m'a anéanti. Je suis passé à côté des différentes dimensions qui ont engendré ta prose. Je ne
peux pas dormir sans commencer par te répondre ce soir même et en même temps je suis sans
mot.
Comme pour toi, mais je ne sais pas encore avec quelle intensité je réagirai, "l'objet excision
tel que je l'ai pu décrire dans mes précédents courriers n'existe plus. Et le sentiment d'une
vérité concernant cet objet n'existe plus non plus". Tous ces symboles, ces mythes me sautent
à la gorge. Qui sommes-nous, que sommes-nous devant toute cette histoire ? Je me sens de
plus en plus petit devant elle, presque sans force. Je pense que tu peux mesurer mon désarroi
!
En lisant et relisant encore ta lettre, j'essaie de retomber sur mes pieds, sans trop de dégâts je
l'espère ! ».
On voit bien à travers ces deux extraits comment s’élabore la réaction réflexive, comment la
dialectique de la reprise introduit l’autre dans le procès de connaissances et aide la pensée à
progresser.
4) Rencontre-Débat
Une fois que tous les diaristes ont fait le tour des problématiques soulevées, l’animateur
organise une rencontre débat où sont invités tous les auteurs du JIC. Cela permet de passer
d’une interaction duelle vers une communication, un échange où chacun apporte et parage son
point de vue avec les autres.
A l’issue de ce débat, l’animateur propose un autre thème et ainsi de suite.
LA PLACE DE LA COMPREHENSION DANS LA REALISATION DU JIC
Le mode de pensée privilégié dans le JIC repose sur la notion de provisoire et s’inscrit dans le
paradigme interprétatif et compréhensif. C’est la compréhension de l’autre et de soi en
relation avec autrui qui est visée dans le cadre du JIC et plus particulièrement dans la réaction
réflexive.
Ces deux moments de la compréhension (de soi et de l’autre) sont indispensables pour
maintenir le dialogue, pour aller au-delà de ce qui est visible dans une rencontre afin de saisir
et comprendre les traits minuscules, les micro-détails qui constituent le cadre de référence de
chaque participant.
E. Morin plaide pour enseigner la compréhension entre les personnes. Il distingue deux types
de compréhension : la compréhension intellectuelle ou objective et la compréhension humaine
intersubjective. La première « passe par l’intelligibilité et par l’explication. Expliquer, c’est
considérer comme objet ce qu’il faut connaître et lui appliquer tous les moyens objectifs de
connaissance. L’explication est bien entendu nécessaire à la compréhension intellectuelle ou
objective. La compréhension humaine dépasse l’explication. L’explication est suffisante pour
la compréhension intellectuelle ou objective des choses anonymes ou matérielles. Elle est
insuffisante pour la compréhension humaine. Celle-ci comporte une connaissance de sujet à
sujet. […] Autrui n’est pas seulement perçu objectivement, il est perçu comme un autre sujet
auquel on s’identifie et qu’on identifie à soi, un ego alter devenant alter ego. Comprendre
inclut nécessairement un processus d’empathie, d’identification et de projection. Toujours
intersubjective, la compréhension nécessite ouverture, sympathie, générosité. »4
C’est vers une compréhension intersubjective vivante que les diaristes s’acheminent en tenant
leur journal interculturel. Une compréhension qui ne cherche pas à assimiler l’autre, à le
dominer. Il convient, selon C. Wulf, « … De développer des formes de rencontre avec
l’étranger qui le laisse subsister comme tel et conduisent à voir dans cette altérité qui se
dérobe à toute compréhension, l’enjeu et le bénéfice de la rencontre elle-même. Dans l’intérêt
de la différence de l’autre, il s’agit de renoncer à la « compréhension », à l’ « adaptation », à
l’ «empathie», à l’«assimilation », à l’« identification », au bénéfice de la différence. »5
Il est clair que la compréhension visée dans le JIC doit aller au-delà de l’empathie et de la
générosité pour s’appuyer sur l’implication « comme un mode particulier de connaissance lié
à une façon spécifique d’être, caractérisée par l’existence » J. Ardoino 1983.
Ce qui me semble important dans une rencontre entre deux individus de cultures différentes
ou non, ce n'est pas le contact culturel en soi mais ce qui en résulte, c'est moins l'altérité que le
4
5
Morin E., les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Seuil, 2000, p. 104-105.
Wulf C., « L’autre perspective pour une formation à l’interculturalité », in Ethnosociologie des échanges
interculturels. C. Wulf et P. Dibie, Paris, Anthropos, 1998 : p. 14
processus d'altération. C’est le changement et non le maintien et la stabilité de la situation. Il
est vrai, comme le dit J. Ardoino, que l’usage du terme « altération » est nettement péjoratif
et ne laisse pas transparaître les vertus de l’altération comme « processus par lequel l'autre
exerce une influence sur nous, nous affecte, et contribue ainsi à notre transformation, à notre
évolution ».
La compréhension nécessaire de cette altération n’est pas manipulatrice, au contraire, elle
préserve l’altérité ainsi que la pluralité, l’hétérogénéité, la conflictualité, l’inachèvement et la
complexité de la rencontre « interculturelle ».
Extrait d’un JIC
« Par le "je" et par le "tu", nous voici parvenus à la fin de ce journal.
Nous ne pouvons le conclure que par le "nous". Ce "nous" est le symbole de l'interculturalité
qui s'est tissée entre deux étudiants ne se doutant pas, il y a six mois, qu'ils se connaîtraient
aujourd'hui.
Au fil des mots, au gré de nos lectures, à la poursuite de nos pensées, aux heures égrenées sur
le clavier de nos ordinateurs respectifs, nous avons construit un savoir, nous avons touché
nos différences. Et nous avons vu ce qui unissait ou désunissait les hommes dans leurs
rapports, ce qui les rendait étrangers, intégrés ou rejetés, libres et égaux. Nous sommes prêts
à recommencer, pour le plaisir, pour regarder plus encore ce que les êtres humains nous
donnent à voir dans le monde auquel nous appartenons. »
Les auteurs du JIC sont dans ce processus, acteurs de leur changement et le risque de gommer
ou phagocyter l’autre est quasiment absent d'autant plus que les transformations qui découlent
de la rencontre avec l’autre deviennent des objets de dialogue, ce qui permet aux
« interactants » de jeter un regard réflexif sur leur propre progression. Ce regard réflexif
permet aussi de passer du statut d'agent à celui d'auteur, ce qui est immense, notamment dans
un monde où l'activité principale de l'étudiant se réduit à noter et à rendre ce qu'il a bien noté.
D’après cet extrait, nous remarquons que le JIC consiste à ouvrir et par la suite à entretenir
l'ouverture afin d'éviter le repli sur soi, afin aussi que l'autre ne devienne pas une extériorité
absolue, ainsi le JIC génère du lien social.
LE FRAGMENT COMME MODE D'ECRITURE DU JIC
La question qui se pose à ce stade est la suivante : quel type d'écriture est en mesure de
faciliter la réalisation du JIC comme rencontre, dialogue interculturel, comme production
provisoire et inachevée travaillée par la dialectique de la reprise ?
Nous avons vu plus haut que le journal interculturel se caractérise par le fait qu'il est construit
sur le mode du provisoire et que son élaboration est faite de construction, de déconstruction et
de reconstruction, toujours avec l'objectif de mieux construire.
Il me semble que, le fragment, comme écriture courte reposant sur le principe d'inachèvement,
apparaît comme le mode le plus adéquat pour écrire le JIC. Le fragment empêche la
solidification du sens et l’inflexibilité ou la rigidification de la pensée. Il permet de réduire,
grâce aux ajustements possibles, les incompréhensions et les ambiguïtés susceptibles de surgir
au moment du dialogue. Incompréhensions et ambiguïtés sont des matériaux travaillés à partir
de la dialectique de la reprise et non des parasites qui mettent en péril la réalisation du JIC.
Il faudrait préciser que le fragment ne se suffit pas à lui-même, il n’est pas autoréférent. Il est
toujours lié à d’autres fragments, c’est une partie d’un tout et l’une des tâches de la lecture
interculturelle consiste à connecter ce qui est déconnecté, à lier ce qui est séparé, à intégrer ce
qui est désintégré et à joindre ce qui est disjoint.
C’est vers ce type d’écriture vivant et constamment ouvert sur les autres écrits, sur l’imprévu
que se réalise cette entreprise.
POUR UNE ETHIQUE DU JIC
Il me semble que tout outil qui tend vers la mise en commun doit nécessairement reposer sur
une éthique pour éviter des dérives éventuelles.
Le dialogue avec soi et notamment avec autrui, dans le cadre du JIC, repose sur au moins
deux principes : " attention ", " respect". Mais « "attention" et " respect " ne signifient pas,
comme le précise bien A Bentolila, que nous devons nous contenter d'échanger des futilités ou
des louanges dans le but d'éviter blessures et traumatismes. Je voudrais au contraire une
parole lourde de sens, animée par la volonté d'aller au bout de son intention, en toute
conscience des conséquences qu'elle va avoir pour l'intelligence sensible de l'autre. »6
CONCLUSION
Il est difficile de conclure, car les caractéristiques de cette « aventure interculturelle » ce sont
à la fois l'inachèvement et la perpétuelle reprise pour relier. Le JIC bien qu’il soit expérimenté
depuis trois ans, il est en train de naître mais pas encore né. Le JIC c’est cet outil qui conduit
vers l’autre, qui aide à tisser et à renforcer la relation avec l’autre.
Ce vers quoi tend le JIC, c’est bien, dans un premier temps, la rencontre entre deux points de
vue, deux visions du monde, deux cadres de pensée proches ou lointains, contradictoires ou
complémentaires, différentes ou semblables pour parvenir au-delà de ce qui les distinguent à
dialoguer, échanger, interagir suivant une éthique qui interdit le mépris et l’humiliation de
l’autre et qui prône le respect de la pensée de l’autre.
Le métissage ne se réduit pas à la rencontre, bien que « la rencontre interculturelle soit
toujours une petite explosion nucléaire dans l’univers du sens » (R. Barbier, 1997), le
métissage c’est ce qui se produit après, en dehors et au-delà de la rencontre mais toujours
grâce à la rencontre, le métissage reste latent dans la rencontre, c’est le retour réflexif sur la
rencontre et sur soi pendant la rencontre qui le fait naître, c’est aussi la friction entre les
frontières et les identités qui permet la circulation des « traits culturels », des idées, des
éléments féconds… porteurs et moteurs de tout changement. « Grâce à l’autre je voyage à
l’intérieur de moi-même comme grain de lumière, à la fois onde et corpuscule » (R. Barbier,
1997).
Pour terminer cette conclusion, je choisirai volontiers la conclusion d'un journal qui m'a
fortement marqué. Ce choix est un hommage aux étudiants qui ont accepté de rompre avec
des habitudes scolaires stériles en tenant un journal interculturel, un hommage aux étudiants
qui m'ont permis de voir se concrétiser dans le quotidien universitaire cet objectif noble de la
mise ne commun.
« Nul chemin tracé, nul parcours balisé, seuls des lieux, presque communs tant ils semblent
connus, offrent leur entremise en cet espace que vous nous invitez à explorer. Des lieux que
vous nommez « rencontre », « quotidien », « silence » et dont nous esquissons les contours,
surpris le plus souvent d'avoir si peu à dire sur des mots de notre ordinaire, prêts dès lors à
nous laisser séduire, conduire ailleurs. Tandis que s'échangent nos brouillons de pensée et que
se précisent les lignes de l'ébauche par le lent travail en soi des écrits de l'autre, naît le désir
qui engage sur les pas de l'apprendre et nous voilà entrepreneurs, chercheurs, bousculés,
stimulés aussi, métissés déjà d'avoir com-pris les mots de l'autre. S'ouvre alors l'espace d'un
savoir à construire ou s'entremêlent le connu à revisiter et l'ignoré à révéler et ces entrelacs de
mots et d'idées en rencontre dessinent la carte, provisoire, de nos pensées voyageuses.
S'il me faut malgré tout vous dire le bonheur d'échapper, grâce à ce journal, à l'écriture
conventionnelle réclamée le plus souvent par l'institution universitaire et c'est soudainement
comme un espace de liberté offert à la pensée, cadeau inestimable pour lequel je vous
remercie ».
6
Bentolila A., Le propre de l’homme. Parler, lire, écrire. Paris, Plon, 2000, p.22.
Sans cette volonté de part et d’autre, sans ce désir d’aller au-delà de ce que le quotidien
universitaire comporte et nous « impose » de routine et lassitude, sans cette implication
constatée dans les différents écrits des étudiants le JIC resterait une idée inscrite dans le temps
magistral, enfermée dans la pensée de celui qui l’a conçu. Nous terminons cette conclusion en
saluant tous les acteurs de cette tentative-aventure de « mettre en commun » le Même et
l’Autre, de faire interagir les différences, de relier le local et le global et le singulier et
l’universel.
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