1 LE MIRACLE ET L`ENQUÊTE Analyse sociologique de l`expertise

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1 LE MIRACLE ET L`ENQUÊTE Analyse sociologique de l`expertise
LE MIRACLE ET L’ENQUÊTE
Analyse sociologique de l’expertise médicale des guérisons
déclarées « miraculeuses » à Lourdes
Problématique de la thèse
Par-delà les oppositions terme à terme entre science et religion, n’est-ce pas autour du
miracle, objet de fortes controverses1, que se sont instaurés des rapports nuancés entre raison
et foi ? L’étude de ce débat particulier laisse en effet apparaître des interactions complexes voire une sorte de dialectique - nécessitant des analyses fines qui dépassent les schémas de
confrontation pensés par le sens commun. Depuis le XIe siècle, les documents pontificaux
revendiquent la nécessité d’examiner, par une investigation systématique, les miracles
déclarés dans le cadre des procédures de canonisation afin de déterminer si les guérisons
extraordinaires, rapportées en faveur d’un candidat à la sainteté, sont véritablement
« inexplicables » par la science. Mais c’est sans doute à la suite des événements de Lourdes
(apparitions et guérisons à partir de 1858) que les rapports entre la religion et la science
s’exprime sous une forme totalement nouvelle. À une époque qui exaltait les vertus de la
rationalité scientifique, redoutant les controverses provoquées par « l’épidémie de guérisons »
qui suivit les visions de Bernadette Soubirous, de nombreux membres de la hiérarchie
catholique française voulurent donner des formes plus "respectables" à ce que l’on pouvait
alors considérer comme une explosion de dévotion populaire, non orthodoxe et difficilement
contrôlable. C’est dans le cadre de cette stratégie d’encadrement des événements que s’inscrit,
en 1883, au sein même du sanctuaire de Lourdes, la création d’une instance médicale de
contrôle, chargée d’examiner « rigoureusement » les revendications de guérisons
miraculeuses.
C’est à travers l’histoire et l’analyse sociologique du fonctionnement de cette véritable
« police scientifique » qu’il est possible de mieux comprendre la manière dont sont construits
les miracles à Lourdes. En effet, si les précautions prises par l’Église rappellent que le miracle
doit être « reconnu » et « proclamé », il convient de rajouter qu’il n’est pas non plus déjà
présent dans le monde comme une substance attendant d’être discernée dans l’inextricable
mélanges des choses. Cette thèse montre qu’il est, au contraire, le produit d’un travail
d’enquête complexe au résultat incertain : Comment, dans ce cadre particulier, la médecine
est-elle d’abord conduite à constater une guérison ? Comment peut-elle la considérer comme
« inexplicable » ? Comment, ensuite, l’Église peut-elle procéder à l’authentification et à la
proclamation du miracle ? De quelle nature sont les relations entre expertise médicale et
enquête épiscopale ? Comment, au long de ce procès, la réflexion théologique de l’Église et
les exigences démonstratives de la science s’accommodent-elles ? De quelle manière les
acteurs concernés affrontent-ils la problématique de la preuve dans le cours de leurs
enquêtes ? À quels signes accordent-ils du crédit ? Quels sont les procédés par lesquels ils
éprouvent la solidité des faits ? Et comment traiter les cas où les preuves font défaut ?
L’historienne R. Harris avait-elle raison d’écrire qu’en s’alliant avec les médecins, l’Église
signait à Lourdes un « pacte du diable avec le positivisme » ? Enfin, dans le prolongement de
ce qui précède, les évolutions et progrès de la médecine ne sont-ils pas responsables de
l’actuelle « raréfaction des miracles » à Lourdes ? Ce sont les arcanes de cette dialectique
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On peut se référer ici, entre autres, à l’article « Miracle » du Dictionnaire philosophique de Voltaire, au
Lourdes de E. Zola, à « La foi qui guérit » de J.-M. Charcot…
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qu’explore ce travail réalisé au sein du Laboratoire de Sociologie et d’Anthropologie de
l’Université de Franche-Comté (LASA-UFC).
Il s’agit, en effet, d’une investigation sociologique minutieuse du déroulement des opérations
effectuées lors de l’expertise de guérisons déclarées « miraculeuses » par le biais de l’analyse
d’un matériau difficile d’accès et inexploité scientifiquement jusqu’ici : les dossiers des
miraculés de Lourdes. Matérialisant toutes les étapes d’une procédure de reconnaissance,
rassemblant toutes les pièces nécessaires afin d’instruire le jugement des médecins et des
évêques (courriers, témoignages, expertises médicales, rapports ecclésiastiques…), les
dossiers des miraculés permettent, en quelque sorte, d’accéder à la porte dérobée du
miracle en train de se faire. Ils donnent à voir l’ensemble des éléments que les différents
acteurs mettent en avant pour justifier leurs décisions, ainsi que la manière dont un accord
s’opère (ou non) à leur propos. Ils rendent manifeste ce processus - généralement occulté - par
lequel les déclarations et les actions des acteurs, d’abord fragiles et inconsistantes, sont
transformées en objets robustes aux arrêtes bien dessinées.
Pertinence et impact de mon travail au regard de problèmes et d’enjeux contemporains
Contre une vision simpliste qui ne retiendrait que sa dimension religieuse, ce travail montre
que le miracle est la résultante d’un jeu de forces hétérogènes. Des craintes de
l’administration impériale concernant la force potentielle des foules qui se rendent à Lourdes
en 1858 aux exigences d’une nouvelle « épistémologie religieuse » soucieuse de se distinguer
des superstitions et des manifestations naïves de la foi populaire ; des violentes confrontations
entre catholiques et rationalistes à la fin du XIXe siècle à la bataille des théoriciens de
l’hystérie et aux stratégies offensives des médecins catholiques et de certains apologistes… le
miracle apparaît comme un objet complexe, synthétisant de nombreux intérêts et de non moins
nombreuses contraintes.
En outre, en cherchant à penser le « miracle » dans toute sa complexité, cette thèse voudrait
participer au renouvellement qui touche, depuis quelques années, les objets que l’on inscrivait
habituellement dans le champ de la sociologie des religions. En effet, les travaux de E.
Claverie ont permis de repenser, dans une perspective anthropologique, les phénomènes
d’apparitions et les mouvements de pèlerinages qui leur sont associés, en rendant compte de la
multiplicité des dimensions et des enjeux qui se nouent autour de ces « phénomènes sociaux
totaux ». De même, les recherches de A. Piette invitent à un décentrement similaire par
rapport aux modèles établis en interrogeant à nouveaux frais le fonctionnement de la croyance
religieuse. En revanche, la question des miracles n’a pas bénéficié d’un tel effort de
renouvellement épistémologique. S’il existe des travaux cherchant à produire un
« panorama » historique du phénomène miraculeux, ainsi que des études mettant l’accent sur
la nature et l’évolution des rapports de l’Église à leur égard, il faut reconnaître que les
recherches éclairant concrètement la manière dont sont reconnus les miracles, notamment à
Lourdes, sont (à ma connaissance) inexistantes. Ce travail tente donc de mettre au jour un
objet relativement peu connu qui ne peut se confondre avec celui déjà fortement balisé des
apparitions, des pèlerinages et des modalités de l’acte de croire en contexte religieux.
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