Arrêt A.F. c. France (requête n°80086/13) rendu par la Cour

Transcription

Arrêt A.F. c. France (requête n°80086/13) rendu par la Cour
Arrêt A.F. c. France (requête n°80086/13) rendu par la Cour européenne
des droits de l’homme le 15 janvier 2015
http://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-150294
Le requérant est un ressortissant soudanais, étudiant et impliqué dans des actions liées
aux mouvements rebelles. Il soutient que la mise à exécution par la France d’une
décision de renvoi vers le Soudan entraînerait une violation de l’article 3 de la
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, compte
tenu des risques de traitements inhumains ou dégradants impliqués. Après étude de la
situation du requérant, la Cour déclare effectivement qu’un tel renvoi emporterait une
violation de la Convention.
Sur les faits survenus au Darfour : Le requérant, ressortissant soudanais de l’ethnie Tunjur
et originaire du sud du Darfour, a pris part, au cours de ses études, à des groupes de discussion
sur le Darfour et les actes de violences perpétrés par le régime. Son statut d’étudiant ainsi que
son activité au sein de ces groupes de parole l’ont amené à faire l’objet de plusieurs
arrestations successives, chacune suivie d’une période de détention :
- Il a été arrêté une première fois par des agents de sûreté sur le campus de l’université,
détenu pendant deux semaines, torturé, interrogé sur ses liens avec la rébellion, avant
d’être relâché dans une zone désertique.
- Une attaque menée dans le village du requérant par le JEM (mouvement rebelle
particulièrement actif) a donné lieu à des arrestations massives par les autorités
soudanaises afin de retrouver les auteurs des attaques. Le requérant a ainsi fait l’objet
d’une nouvelle arrestation, puis a été détenu pendant 66 jours au cours desquels il a été
une nouvelle fois torturé et interrogé sur ses liens avec la rébellion. Il a alors été libéré
après s’être engagé à ne pas quitter le Darfour, et à revenir deux fois par semaine au
poste de police afin de donner des informations sur le groupe rebelle et sur ses
camarades d’université.
- Le requérant a une nouvelle fois été arrêté lors d’une attaque du camp de réfugiés où il
était venu voir ses parents. Après un mois de détention, donnant une nouvelle fois lieu
à des tortures et interrogatoires, le requérant a été libéré, sous le même contrôle
judiciaire que précédemment.
- De retour dans son village, le requérant a fait l’objet de nouvelles arrestations,
principalement pendant des manifestations, qui se sont soldées par des détentions de
quelques jours.
- Suite à l’exécution d’un de ses amis par des agents de sûreté soudanais, le requérant
s’est rendu à la morgue où il a une nouvelle fois été arrêté avec plusieurs de ses amis.
Il a été libéré après six jours de détention, mais n’a jamais eu de nouvelles de ses amis.
Cette dernière arrestation et la disparition de ses amis ont conduit le requérant à quitter le
Soudan pour rejoindre la France.
Sur la procédure suivie par le requérant en France : Une fois en France, le requérant a
formulé une première demande d’asile, rejetée par l’Ofpra, considérant le caractère « évasif,
vague, peu personnalisé et inexact » du récit exposé. Il a alors formé un recours devant la
CNDA, versant aux débats un certificat médical établissant le lien entre les tortures subies et
ses blessures, une attestation de l’Union du Darfour au Royaume Uni confirmant son
appartenance ethnique, et une lettre du JEM confirmant son l’activité au sein du groupe ainsi
que les poursuites engagées à son encontre. La CNDA a rejeté le recours, et le requérant a
alors formé une demande de réexamen, une nouvelle fois rejetée par l’Ofpra compte tenu de
l’antériorité des faits que venaient étayer les nouvelles pièces présentées au soutien de la
demande. Le requérant s’est enfin vu notifier un refus de titre de séjour et une obligation de
quitter le territoire français, contestés en vain devant le Tribunal Administratif de Strasbourg.
Il a ensuite tenté de déposer une nouvelle demande d’asile sous un faux nom et a à cette
occasion été interpellé, puis placé en centre de rétention. Saisi d’un recours en annulation, le
Tribunal administratif de Strasbourg a refusé d’annuler le placement en rétention, qui a par
ailleurs fait l’objet d’une prolongation de 20 jours par le Juge des libertés et de la détention.
Le requérant a alors saisi la Cour d’une demande de mesure provisoire, sur le fondement de
l’article 39 du Règlement, demandant à ne pas être renvoyé vers le Soudan le temps de la
procédure, ce qu’il a obtenu.
Sur la recevabilité de la requête : La France invoque, entre autres, le fait que le requérant ne
peut en l’espèce pas se prévaloir de sa qualité de victime, dans la mesure où les autorités
soudanaises n’ont pas, au moment des faits, délivré le laisser-passer nécessaire à l’exécution
de la mesure de renvoi du requérant (arrêt R.S. c/ France du 25 mai 2010). La Cour rappelle
cependant que dans l’arrêt cité, les autorités nationales ne connaissaient pas le requérant et ont
en conséquence délibérément refusé de délivrer le laisser-passer en question, ce qui n’est en
l’espèce pas le cas, puisque la nationalité du requérant n’a à aucun moment été remise en
cause. Aucun motif d’irrecevabilité ne fait donc obstacle à l’examen de la demande.
Sur la violation alléguée de l’article 3 : La Cour rappelle à titre liminaire qu’il appartient au
requérant de produire les éléments susceptibles de démontrer qu’il serait exposé, dans
l’hypothèse d’une exécution de la décision d’éloignement, à des risques de traitements
inhumains ou dégradants, à charge ensuite pour l’Etat de dissiper les doutes quant à
l’existence d’un tel risque. Tout en maintenant sa position, qui est de ne pas se substituer aux
autorités nationales, mieux placées pour étudier les situations personnelles des ressortissants,
la Cour précise utilement que la spécificité des situations dans lesquelles se trouvent les
demandeurs d’asile implique que le bénéfice du doute leur soit laissé quant à la crédibilité de
leurs récits, ceux-ci étant ensuite appréciés à la lumière de la situation générale de leur pays
d’origine. En cas de doute sur les déclarations faites, le requérant sera effectivement invité à
fournir des explications et étayer ses propos en fournissant des documents probants
supplémentaires. La Cour rappelle également qu’il ressort de l’ensemble des sources
disponibles que la situation des droits de l’homme au Soudan est particulièrement alarmante,
plus encore pour les opposants politiques et dans la région d’origine du requérant. Si les
actions menées visent principalement à combattre les groupes rebelles, elles causent
cependant d’importants dommages sur les populations civiles. Les étudiants comme le
requérant sont en outre particulièrement exposés, dans la mesure où les risques ne pèsent pas
uniquement sur des opposants au « profil marqué ». Enfin, la seule appartenance à une ethnie
non arabe du Darfour entraîne pour la Cour des risques de persécution, sans possibilité de
relocalisation dans le pays.
Le requérant produit en l’espèce une attestation de l’Union du Darfour au Royaume Uni,
confirmant son appartenance à une ethnie non arabe. La Cour souligne par ailleurs sur ce
point que les doutes de la France quant à une telle appartenance n’ont pas été argumentés. Le
récit du requérant relatif à son appartenance au JEM est pour la Cour particulièrement
circonstancié, étayé par des documents versés au débat, et corroboré par des rapports
internationaux.
Alors que les autorités françaises émettent des réserves sur le récit dont fait état le requérant,
la Cour observe que celui-ci est resté constant tout au long de la procédure, et qu’il a
d’ailleurs été précisé au moment du recours devant la CNDA. La demande d’asile présentée
sous une autre identité ne discrédite en outre pas l’ensemble des déclarations du requérant,
dans la mesure où les risques de persécution invoqués sont les mêmes que précédemment.
La Cour prend enfin en considération la méfiance des autorités soudanaises à l’encontre des
darfouris ayant voyagé à l’étranger, et en déduit que le retour du requérant après plusieurs
années passées à l’étranger attirerait inévitablement l’attention des autorités soudanaises.
Solution retenue par la Cour : La Cour considère en conséquence que le profil du requérant,
conjugué à la situation de violence à l’encontre des ethnies darfouries, amènent à considérer
que le renvoi du requérant vers son pays d’origine l’exposerait inévitablement à des risques de
mauvais traitements et constituerait en ce sens une violation de l’article 3 de la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Voir aussi l’arrêt AA c. France (requête n°18039/11) rendu par la CEDH le 15 janvier 2015
sur des faits similaires.