Les frottements à l`échelle atomique
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Les frottements à l`échelle atomique
M Y 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% C 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% B 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% pli paire ← Les frottements à l’échelle atomique JACQUELINE KRIM Des mesures de la vibration de cristaux de quartz ou de la déformation de pointes très fines déplacées au contact de surfaces régulières révèlent les bases atomiques du frottement. epuis une dizaine d’années, quelques physiciens se préoccupent de l’origine atomique des frottements. L’étude des frottements macroscopiques et des phénomènes de physique à l’échelle du nanomètre (ou milliardième de mètre) est classique, mais les physiciens attribuaient généralement les frottements à des effets de rugosité des surfaces. Peut-on se satisfaire d’une telle description, quand 1,6 pour cent du produit national brut des pays industrialisés reste perdu par les frottements et par l’usure? La «nanotribologie», c’est-à-dire l’étude des frottements à l’échelle atomique, a considérablement progressé avec la mise au point de microscopes qui montrent les surfaces à l’échelle atomique et de programmes qui calculent le comportement des atomes. Les physiciens ont ainsi découvert que les frottements à l’échelle atomique diffèrent parfois des frottements macroscopiques. Ils ont observé que, dans quelques cas, des surfaces sèches sont plus glissantes que des surfaces mouillée, et ils savent que les frottements sont des phénomènes complexes : même si l’on caractérisait parfaitement une interface de glissement, on ne pourrait prédire précisément le frottement qui s’y produit. En revanche, si l’on trouvait la relation exacte entre les contacts microscopiques et les matériaux macroscopiques, une meilleure compréhension des frottements pourrait conduire à des innovations industrielles, tels de meilleurs lubrifiants ou des pièces mécaniques moins sensibles à l’usure. D 54 PLS – Page 54 Poussés par la nécessité technique de réduire les frottements et l’usure, les techniciens étudient le frottement depuis les temps préhistoriques. Il y a plus de 400 000 ans, nos ancêtres hominidés d’Algérie, de Chine et de Java utilisaient le frottement pour fabriquer leurs outils de pierre. Il y a 200 000 ans, les Néandertaliens avaient une bonne maîtrise du frottement, faisant du feu en frottant deux pièces de bois l’une contre l’autre. Puis, il y a 5 000 ans, les ouvriers égyptiens réussirent à transporter de grandes statues de pierre et les blocs de construction des pyramides en les poussant sur des traîneaux qui reposaient sur des rondins de bois. Les classiques de la tribologie La tribologie moderne a commencé il y a 500 ans, quand Léonard de Vinci a énoncé les lois qui décrivent le mouvement d’un solide parallélépipédique sur une surface plane. Toutefois ce travail resta inconnu, car les carnets de Léonard de Vinci ne furent pas publiés avant des centaines d’années. Au XVIIe siècle, le physicien français Guillaume Amontons redécouvrit les lois du frottement après avoir étudié le glissement sec entre deux surfaces planes. Les conclusions d’Amontons constituent les lois classiques du frottement. Tout d’abord, la force de frottement qui 1. LE MEULAGE use irréversiblement les surfaces en contact. En revanche, les physiciens découvrent que certains frottements sont considérables sans provoquer d’usure. © POUR LA SCIENCE - N° 230 DÉCEMBRE 1996 B C Y M M Y 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% C 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% B 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% pli impaire → Ces lois classiques d’Amontons et de Coulomb ont suscité de nombreuses études : les physiciens ont cherché à les expliquer en considérant la rugosité des surfaces ou l’adhérence moléculaire (l’attraction entre les molécules des surfaces en contact). Toutefois, vers le milieu des années 1950, les physiciens comprirent que la rugosité n’expliquait pas la plupart des frottements usuels. Les constructeurs automobiles et les fabricants de roulements à billes trouvèrent que, contre toute attente, le frottement est parfois réduit quand une des surfaces est plus rugueuse que l’autre ; pis encore, le frottement augmente quand les surfaces sont plus lisses. En soudure à froid, par exemple, des métaux soigneusement polis adhèrent fortement. L’adhérence moléculaire semblait mieux expliquer les frottements. À l’Université de Cambridge, F. Bowden, David Tabor et leurs collègues avaient trouvé que le frottement, quoique indépendant de l’aire macroscopique de contact, est proportionnel à la surface réelle de contact. En effet, les surfaces en contact, pleines de creux et de bosses microscopiques, ne se touchent qu’en certains points ; c’est la somme des contacts microscopiques qui fait le véritable contact macroscopique. Après avoir établi qu’une relation devait exister entre le frottement et l’adhérence, les physiciens de Cambridge supposèrent que le frottement était principalement dû à des forces adhésives localisées aux points de vrai FPG International s’oppose au glissement est proportionnelle à la «charge normale», c’està-dire à la composante perpendiculaire à l’interface des corps qui frottent l’un contre l’autre. Ensuite, et contrairement à ce que l’intuition suggère, l’intensité de la force de frottement ne dépend pas de l’aire de contact : un petit pavé glissant sur une surface subit autant de frottement qu’un pavé plus grand, mais de poids égal. Une troisième loi a été ajoutée par le physicien français Charles-Augustin de Coulomb (plus connu pour ses travaux d’électrostatique) : la force de frottement est indépendante de la vitesse, une fois le mouvement commencé ; quelle que soit la vitesse à laquelle on pousse un bloc, la résistance ne change pas. © POUR LA SCIENCE - N° 230 DÉCEMBRE 1996 PLS – Page 55 55 B C Y M M Y 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% C 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% B 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% pli paire ← les métaux les plus lisses, ces facettes sont parfois composées de 90 000 atomes). Dans l’appareil de J. Israelachvili, le dos des plaquettes de mica était collé sur des demi-cylindres croisés, qui pouvaient être déplacés selon les deux directions du plan de contact. Pour mesurer la surface de contact et l’espacement entre les surfaces du mica, on envoie un faisceau de lumière cohérente sur l’interface et l’on observe les interférences optiques qui en résultent : la «figure de diffraction» formée est composée d’une série de bandes noires et claires ; la force exercée sur des ressorts fixés aux demi-cylindres renseigne sur la force de frottement. Initialement, le dispositif permit une vérification à l’échelle atomique de la loi qui stipulait que le frottement est proportionnel à la surface réelle de contact. Toutefois J. Israelachvili et ses collègues ont mis plus de University of Leeds Library contact ; en outre, ces forces étaient si intenses que de petits fragments étaient arrachés au cours du frottement. Cette explication est fausse : elle n’explique pas pourquoi d’importants frottements existent, même dans les cas où l’usure est négligeable. De tels cas apparurent quand Jacob Israelachvili, sous la direction de D. Tabor, mit au point un dispositif qui mesurait les frottements à l’échelle atomique. Le dispositif de J. Israelachvili analyse le contact lubrifié de deux plaquettes de mica. Pour ce matériau, on obtient une planéité parfaite à l’échelle de l’atome : après clivage, la surface du mica est parfaitement plane sur un centimètre carré, c’est-à-dire une surface composée de plus d’un million de milliards d’atomes parfaitement ordonnés (généralement les surfaces polies ne restent planes que sur des facettes composées d’environ 400 atomes ; pour 2. LES PREMIÈRES ÉTUDES DU FROTTEMENT, menées par les physiciens français Guillaume Amontons, au XVIIe siècle, et Charles-Augustin de Coulomb (dont l’étude est illustrée ici), au XVIIIe siècle, ont contribué à définir les lois classiques du frottement. Les physiciens cherchaient alors à exprimer cette force en fonction de la rugosité de la surface, mais les études récentes ont montré que la rugosité n’était pas au cœur du problème. 56 PLS – Page 56 20 ans pour établir la relation entre le frottement et l’adhésion : le frottement n’est pas corrélé à la force de couplage adhésif, mais à l’adhésion irréversible, c’est-à-dire à la manière dont les surfaces se comportent lorsqu’elles sont collées les unes aux autres, par rapport au moment où elles commencent à se séparer. Malgré ce succès, les physiciens ne purent élucider le mécanisme physique responsable du frottement qu’ils mesuraient. En 1992, on ignorait toujours pourquoi le frottement existe, et pourquoi il est proportionnel à la surface réelle de contact. De bonnes ondes Gary McClelland, du Centre de recherche IBM d’Almaden, fit progresser la tribologie en proposant, dans les années 1980, un modèle très simple du frottement sans usure, fondé sur les vibrations du réseau atomique. G. McClelland l’ignorait, mais un modèle analogue avait été publié en 1929, par G. Tomlinson, du Laboratoire britannique de physique, ainsi que par Jeffrey Sokoloff et ses collègues de l’Université Northeastern, en 1978. Le frottement dû aux vibrations du réseau atomique se produit lorsque les atomes proches d’une surface sont mis en mouvement par le glissement d’atomes appartenant à la surface opposée (les vibrations, qui sont des ondes sonores, sont nommées des phonons). Ainsi une partie de l’énergie mécanique nécessaire au glissement d’une surface contre une autre est convertie en énergie sonore, qui est ensuite dissipée sous forme de chaleur. Pour entretenir le glissement, on doit fournir plus d’énergie mécanique et, donc, pousser plus fort. La quantité d’énergie mécanique transformée en ondes sonores dépend de la nature des matériaux en contact. En effet, les solides sont un peu comme des instruments de musique : ils ne vibrent qu’à certaines fréquences, et la quantité d’énergie mécanique consommée dépend des fréquences effectivement excitées. Quand la vibration des atomes d’une surface entre en résonance avec la vibration des atomes de la surface opposée, du frottement apparaît ; mais quand les fréquences de résonance diffèrent, alors les ondes sonores ne sont pas produites. Cette description montre que des solides suffisamment petits, avec peu de fréquences de © POUR LA SCIENCE - N° 230 DÉCEMBRE 1996 B C Y M M Y 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % C 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% 5% B 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% pli impaire → résonance, pourraient glisser presque sans frottement. G. McClelland, Mathew Mate et leurs collègues voulurent tester cette idée. Pour mesurer le frottement à l’échelle nanométrique, ils utilisèrent un microscope à force atomique, qui venait d’être inventé, et ils publièrent, en 1987, leurs premières observations de frottement mesuré atome par atome. Un microscope à force atomique est constitué d’une pointe très fine, montée à l’extrémité d’une tige souple ; on déplace la pointe au-dessus de la surface de l’échantillon et l’on mesure les flexions de la tige. Un tel microscope détecte des forces de frottement ou d’adhésion aussi petites qu’un piconewton, c’est-à-dire un millionième de millionième de newton (un piconewton est au poids d’une mouche ce que le poids d’une mouche est au poids d’un adulte humain). Au début des années 1990, les chercheurs d’IBM avaient installé leur microscope à frottement dans une enceinte où ils faisaient un vide poussé, ce qui leur permit d’étudier le glissement d’une pointe de diamant sur une surface cristalline du même matériau, avec une surface réelle de contact estimée à moins de 20 atomes. Ces mesures montrèrent que le frottement ne dépend pas de la charge normale, ce qui, d’après les lois classiques, aurait dû correspondre à une absence de frottement. Or, non seulement le frottement était évident, mais la contrainte de cisaillement, c’est-à-dire la force par unité de surface nécessaire au maintien du glissement, était considérable : elle atteignait un milliard de newtons par mètre carré, soit une tonne par centimètre carré. Les expériences démontrèrent ainsi que, même quand la nature atomique du contact glissant était bien connue, la physique restait incapable de prédire la force de frottement qui se produirait. Les spécialistes de la nanotribologie ont aujourd’hui observé une gamme remarquable de contraintes de cisaillement, d’un centième de newton par mètre carré à dix milliards de newtons par mètre carré. Roland Lüthi, Ernst Meyer et leurs collègues de l’Institut de physique de Bâle, par exemple, ont déplacé des molécules de fullerène (une molécule sphérique composée de 60 atomes de carbone) sur la surface d’un cristal de chlorure de sodium à l’aide d’une pointe de microscope à force atomique ; ils ont mesuré des contraintes de cisaillement comprises entre 10 000 et 100 000 newtons par mètre carré, bien inférieures à celles que permettent les lubrifiants solides, telle la poudre de graphite (la contrainte de cisaillement apparaît élevée parce qu’elle est rapportée à un mètre carré de surface réelle de contact, laquelle LES MICROBALANCES À QUARTZ mesurent le frottement entre leur électrode et une couche d’un atome ou deux d’épaisseur, déposée sur le quartz ; les changements des propriétés vibratoires du cristal de quartz révèlent la quantité de frottement de la couche déposée sur la surface sous-jacente. Des simulations informatiques des couches, comme celles d’une couche liquide de krypton (en blanc sur la figure) sur de l’or (en bleu sur la figure), corroborent les mesures. ON MESURE également les forces entre deux surfaces de mica clivées, entre lesquelles on interpose des films lubrifiants. À l’aide d’un laser, qui forme une figure de diffraction, on détermine la distance entre les surfaces de mica. LE MICROSCOPE À FORCE LATÉRALE est un microscope à force atomique modifié. Il comporte une pointe montée sur une petite tige : quand on déplace la pointe au contact de la surface de l’échantillon, les interactions avec cette dernière provoquent une déformation que l’on détecte à l’aide d’un système optique. On obtient ainsi une mesure du frottement entre la pointe et la surface. Des physiciens ont utilisé ce microscope pour pousser des îlots de carbone 60 (les cristaux verts de l’encadré) sur la surface d’un cristal. RESSORT MICA CLIVÉ CONTRE DES DEMI-CYLINDRES LUMIÈRE Roland Lüthi, University of Basel Mark O. Robbins, Johns Hopkins University QUARTZ ÉLECTRODE TIGE MICA Jared Schneidman Design ÉCHANTILLON LUBRIFIANT 10 –2 10 –1 1 10 1 POINTE 2 10 10 3 4 10 10 5 6 10 10 7 10 8 9 10 10 10 CONTRAINTE DE CISAILLEMENT (EN NEWTONS PAR MÈTRE CARRÉ) 3. LA CONTRAINTE DE CISAILLEMENT, c’est-à-dire la force par unité de surface réelle de contact nécessaire au maintien du glissement d’un objet sur un autre, est une mesure de frottement qui © POUR LA SCIENCE - N° 230 DÉCEMBRE 1996 PLS – Page 57 a été explorée à l’aide de plusieurs instruments. Ainsi les physiciens ont enregistré une gamme de contraintes qui couvre 12 ordres de grandeur. 57 B C Y M M Y 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% C 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% B 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% pli paire ← est généralement bien inférieure à l’aire macroscopique des surfaces qui frottent ; lorsqu’on utilise du graphite pour lubrifier un verrou, par exemple, la surface apparente de contact est réduite, de sorte que la surface réellement utile peut être minime). Les physiciens ont également mesuré la force nécessaire pour faire glisser la pointe au sommet d’une molécule de fullerène, et l’ont trouvée plus grande que pour le cristal de chlorure de sodium. À l’aide de microbalances à quartz, nous avons mesuré des valeurs inférieures de la contrainte de cisaillement. Ces microbalances servent classiquement à peser des échantillons de quelques nanogrammes seulement. Elles sont composées d’un monocristal de quartz qui oscille de façon stable à haute fréquence (de cinq à dix millions de fois par seconde). Nous déposons à sa surface un film métallique mince qui sert d’électrode, puis nous condensons sur cette électrode des 1 films d’épaisseur monoatomique d’un autre matériau. Ce dépôt réduit la fréquence de vibration du quartz, fournissant une mesure de la manière dont les particules du film déposé réagissent à la vibration du substrat sousjacent. Plus l’amplitude de vibration est petite, plus le frottement dû au glissement du film sur le substrat est grand. Ainsi la microbalance à quartz est aujourd’hui le seul dispositif assez rapide pour mesurer la dépendance du frottement atomique en fonction de la vitesse de glissement. Bien que la troisième loi classique du frottement stipule l’indépendance de la force de frottement par rapport à la vitesse, des physiciens avaient montré son inexactitude (Coulomb luimême la soupçonnait, mais il n’avait pu la démontrer). Par exemple, pour ralentir une voiture et l’arrêter sans àcoups, le conducteur doit réduire le freinage dans les derniers mètres avant l’arrêt : c’est la preuve que le frottement 2 DIAMANT ÉTHANE 3 4 augmente quand la vitesse diminue. On explique ce phénomène par une modification des points de contact microscopiques, qui peuvent fondre à vitesse élevée et devenir plus nombreux lorsque le glissement est lent, parce qu’ils se séparent plus lentement et ont plus de temps pour établir des liaisons. Dans le cas où la surface de contact reste fixe, comme pour notre microbalance à quartz, on prévoyait que le frottement présenterait exactement le comportement inverse, c’est-à-dire qu’il augmenterait proportionnellement à la vitesse de glissement. Nous avons récemment confirmé cette observation à l’aide de films monoatomiques solides qui glissaient sur des surfaces cristallines d’or ou d’argent. Glissement sec En revanche, la théorie n’avait pas prédit notre surprenante découverte de 1989 : des films de krypton glissent mieux sur des surfaces cristallines d’or quand ils sont solides. Nous avons observé que les forces de frottement s’appliquant à des films de krypton liquides étaient cinq fois supérieures à celles s’appliquant à des films solides, la contrainte de cisaillement restant dans ce dernier cas de l’ordre de 0,5 newton par mètre carré pour des vitesses de glissement de un centimètre par seconde. Pourquoi une couche liquide augmente-t-elle le frottement, alors que, dans la plupart des situations ordinaires, elle lubrifie les surfaces? Mark Robbins et ses collègues de l’Université Johns Hopkins ont trouvé la Michael Goodman 4. DES RÉACTIONS CHIMIQUES peuvent avoir lieu entre deux surfaces qui glissent. Dans cette modélisation, une molécule d’éthane, composée de deux atomes de carbone (en vert) et de six atomes d’hydrogène (en bleu), est coincée entre deux surfaces de diamant (1). Quand ces surfaces glissent l’une contre l’autre, l’éthane perd un atome d’hydrogène (2), qui arrache ensuite un atome d’hydrogène au diamant et s’y lie pour former une molécule d’hydrogène diatomique (3). Le radical éthyle finit par se lier chimiquement à la surface de diamant (4). 58 PLS – Page 58 © POUR LA SCIENCE - N° 230 DÉCEMBRE 1996 B C Y M M Y 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% C 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% B 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% pli Jared Schneidman Design impaire → 5. DEUX SURFACES RUGUEUSES ne se touchent qu’en quelques points (en haut). Quand on augmente la «charge normale», c’est-àdire la force qui presse les deux surfaces l’une contre l’autre, la surface totale de contact augmente aussi (en bas). Le frottement résulte de cette augmentation et non de la rugosité de la surface. réponse à cette question du frottement liquide en simulant par ordinateur le glissement de films monoatomiques de krypton sur des surfaces cristallines d’or : les atomes de krypton liquide, plus mobiles que ceux de krypton solide, sont plus facilement piégés dans les lacunes situées entre les atomes d’or (ici, le cisaillement a lieu entre une surface solide et une surface liquide, tandis que, dans le cas de la lubrification macroscopique, il s’exerce dans le volume du liquide, c’est-à-dire à une interface liquide-liquide, qui offre d’habitude moins de résistance qu’une interface solide-liquide). La concordance quasi parfaite entre le modèle de M. Robbins et notre résultat expérimental est à la fois surprenante et révélatrice, car tout le frottement, dans son calcul, a été attribué à des vibrations de réseau (ondes sonores) ; il négligeait les frottements d’origine électrique. Pour des surfaces isolantes, de tels effets résultent de l’attraction entre des charges électriques positives et négatives qui se sont séparées à l’interface. En revanche, quand une des surfaces en contact est métallique, la ségrégation des charges n’a plus lieu. Mats Persson, de l’Université de Göteborg, et Bo Persson, du Centre de recherche de Jülich, ont montré qu’un autre type de frottement électrique peut avoir lieu : ce type de frottement est lié à la résistance que les électrons mobiles subissent à l’intérieur du matériau métallique lorsqu’ils sont entraînés par la surface opposée. Les physiciens connaissent l’existence de tels frottements, mais ils n’avaient pas évalué leur importance (de tels effets expliquent que de petits solides pourraient glisser presque sans © POUR LA SCIENCE - N° 230 DÉCEMBRE 1996 PLS – Page 59 frottement). Le succès du modèle de M. Robbins et de ses collègues semblait impliquer que les effets électriques ne jouaient aucun rôle important pour le frottement. Pour vérifier cette idée, nous avons récemment mesuré la force nécessaire pour faire glisser des films monoou diatomiques de xénon solide sur une surface cristalline d’argent : le frottement augmente d’environ 25 pour cent dans le cas du film diatomique de xénon. Ces 25 pour cent d’augmentation étaient-ils dus à des effets électriques? Probablement pas. B. Persson, M. Robbins et J. Sokoloff ont réalisé des modélisations informatiques du système xénon-argent et observé que le frottement dû aux ondes sonores est beaucoup plus important pour deux couches que pour une seule : deux couches font un système vibratoire plus complexe, de sorte que le nombre de résonances possibles est supérieur et que les frottements sont accrus. Ainsi l’existence du frottement électrique est assurée, mais l’intensité de ce phénomène est déterminée en grande partie par les atomes qui sont immédiatement adjacents à l’interface. Les paramètres choisis pour représenter les surfaces métalliques lors des modélisations pourraient masquer ce type de frottement, mais les perfectionnements des techniques de simulation devraient bientôt permettre l’évaluation précise de la perte d’énergie par les effets électriques et par les vibrations de réseau. Réécrire les lois Les progrès récents de la nanotribologie démontrent que les lois du frottement macroscopique sont inapplicables à l’échelle atomique. Nous pouvons maintenant réécrire ces lois de façon plus générale. Tout d’abord, la force de frottement dépend de la façon dont deux surfaces s’accrochent ou se décrochent : elle est proportionnelle au degré d’irréversibilité de la force qui pousse les deux surfaces l’une contre l’autre, plus qu’à la valeur absolue de cette force. Ensuite, la force de frottement est proportionnelle à la surface réelle de contact, et non à la surface apparente. Enfin la force de frottement est directement proportionnelle à la vitesse de glissement de l’interface, aux points de contact réels, tant que les surfaces ne subissent pas d’échauffement et que 59 B C Y M M Y 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% C 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% B 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5% pli paire ← la vitesse de glissement reste inférieure à celle du son dans les matériaux en contact (au voisinage de cette vitesse, le frottement augmente, car les vibrations du réseau n’éliminent plus assez rapidement l’énergie sonore). Les différences entre les frottements macroscopiques et microscopiques s’amenuisent si l’on remarque que la surface réelle de contact entre des objets macroscopiques est proportionnelle à la force qui les presse l’un contre l’autre. Plus on presse les deux corps, plus la surface de contact croît, de sorte que la force de frottement apparaît pro- portionnelle à la charge normale, comme Amontons l’avait établi. Comment la rugosité des surfaces intervient-elle? Son importance semble s’évanouir. Les physiciens avaient supposé que les irrégularités de surface jouaient un rôle lors de frottements de type arraché-glissé, où les surfaces glissent, s’accrochent momentanément, puis se décrochent et glissent d’un cran, comme deux boîtes à œufs que l’on pose l’une sur l’autre et que l’on tire dans des directions opposées. La périodicité de ce phénomène engendre le crissement des freins de trains ou celui de l’ongle sur le tableau noir. On pensait que la rugosité était responsable du caractère aléatoire de l’arraché-glissé, mais Steve Granik et ses collègues de l’Université de l’Illinois ont récemment isolé un frottement de type arrachéglissé entre les contacts lubrifiés de surfaces quasi «parfaites» de mica. Ils ont appliqué des millions de cycles d’une force sinusoïdale à des liquides confinés, sans usure, et ont observé le caractère non déterministe du frottement arraché-glissé (ils enregistraient un «bruit en 1/f», composé de vibrations dont l’amplitude est inversement proportionnelle à la fréquence). En raison de la course à la miniaturisation en mécanique, la recherche actuelle sur l’origine atomique des frottements, très fondamentale, pourrait déboucher demain sur des applications. Par exemple, nous savons maintenant pourquoi les molécules organiques ramifiées font de meilleurs lubrifiants que les molécules linéaires, bien qu’elles fassent des liquides plus visqueux (comme elles restent à l’état liquide à plus forte pression que les molécules linéaires, elles bloquent mieux les contacts entre les surfaces solides). Les nanotribologistes qui analysent les divers types de contact pourraient un jour aider les chimistes à comprendre les réactions de surface induites par le frottement (les réactions «mécanochimiques») ou aider les spécialistes en science des matériaux à concevoir des substances qui résistent à l’usure. À une époque où il devient urgent d’économiser l’énergie et les matières premières, ces recherches prennent tout leur intérêt. Judith A. Harrison, U.S. Naval Academy Jacqueline KRIM est professeur de physique à l’Université Northeastern. 6. UNE POINTE DE DIAMANT ou d’un matériau de structure analogue, à base d’atomes de carbone (en bleu) et d’hydrogène (en jaune), se déforme quand elle glisse sur une autre surface du même type, constituée d’atomes de carbone (en vert) liés à des atomes d’hydrogène (en rouge). De telles modélisations éclairent la tribochimie, c’est-à-dire l’étude des réactions chimiques induites par le frottement. Ici la pointe et la surface se sont déformées, mais il n’y a pas eu de réaction chimique. 60 PLS – Page 60 D. DOWSON, History of Tribology, Longman, Londres, 1979. Fundamentals of Friction : Macroscopic and Microscopic Processes, sous la direction de I.L. Singer et H.M. Pollock, Kluwer, 1992. Handbook of Micro/Nanotribology, sous la direction de B. Bhushan, CRC Press, 1995. B. BHUSHAN, J.N. ISRAELACHVILI et U. LANDMAN, Nanotribology : Friction, Wear and Lubrication at the Atomic Scale, in Nature, vol. 374, pp. 607-616, 13 avril 1995. Physics of Sliding Friction, sous la direction de B.N.J. Persson et E. Tosatti, Kluwer, 1996. © POUR LA SCIENCE - N° 230 DÉCEMBRE 1996 B C Y M