Récritures du Déluge et de l`Arche de Noé dans la fiction - E-rea

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Récritures du Déluge et de l`Arche de Noé dans la fiction - E-rea
Récritures du Déluge et de l’Arche de Noé dans la fiction contemporaine de
langue anglaise (Coover, Findley, Winterson, Roberts et Barnes)
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Vanessa Guignery
Dans Boating for Beginners (1985) de Jeanette Winterson, la figure du démon orange remarque :
“Flood myths are very potent things, humankind can’t resist them” (92). À en juger par les
nombreuses représentations du Déluge en peinture et dans la littérature, par les multiples essais sur
la question et par les diverses entreprises de récriture du désastre biblique, il semble en effet que les
figures du Déluge n’en finissent pas de fasciner les lecteurs, de susciter la réflexion et de stimuler
l’imagination des créateurs. Parmi les innombrables ouvrages fictionnels, nous avons choisi de nous
intéresser aux modes de récriture du Déluge et de l’Arche de Noé dans plusieurs textes contemporains
en langue anglaise, et en particulier dans une nouvelle américaine, “The Brother” (1969) de Robert
Coover, un ouvrage canadien, Not Wanted on the Voyage (1984) de Timothy Findley, et trois textes
britanniques, Boating for Beginners (1985) de Jeanette Winterson, The Book of Mrs Noah (1987) de
Michèle Roberts et “The Stowaway”, premier chapitre de A History of the World in 101/2 Chapters
(1989) de Julian Barnes. Le propos de cette étude est d’analyser comment les chapitres six à neuf de
la Genèse sont déconstruits et subvertis par les auteurs de fiction qui s’efforcent de déstabiliser un
texte fondateur et d’en proposer non seulement une nouvelle lecture mais plus fondamentalement
une récriture insolite. Une étude comparative de ces cinq textes visera à révéler les constantes et les
divergences dans la déconstruction et la récriture de l’hypotexte biblique, d’un point de vue générique,
narratif, stylistique mais aussi moral, éthique, politique. Il s’agira dans un premier temps de délimiter
les contours du contenu biblique qui subit une démythification dans ces cinq textes et de signaler les
apports apocryphes. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons aux modes de récriture en
nous attachant plus précisément aux notions de point de vue et de distribution de la parole, mais
aussi en analysant les différentes stratégies de l’humour. Enfin, nous nous pencherons plus
précisément sur les objectifs de ces récritures, en nous interrogeant d’une part sur la légitimité du
récit mythique, et d’autre part sur le pouvoir créatif mais aussi critique du récit fictif.
La révision du contenu
Les cinq auteurs des textes du corpus s’accordent pour affirmer qu’ils ont choisi la Bible et en
particulier les passages concernant l’Arche et le Déluge parce qu’ils font partie du patrimoine culturel
collectif et seront aisément identifiés par le lecteur. Toutefois, ces épisodes sont si familiers, si ancrés
dans la conscience collective, qu’ils sont rarement remis en question par les lecteurs. Les cinq auteurs
du corpus entreprennent alors de défamiliariser le mythe et de proposer de nouvelles perspectives et
interprétations.
“The Brother” de Robert Coover est une courte pièce de six pages où s’exprime le frère
apocryphe de Noé qui, au cours d’un long monologue aux accents populaires sudistes et sans
ponctuation, propose sa propre version de la construction de l’Arche avant de se noyer dans les
dernières lignes. Boating for Beginners de Jeanette Winterson met en scène Noé et sa famille dans un
univers anachronique, surréaliste et excentrique, où Noé a lui-même créé Dieu par erreur lors de l’une
de ses expérimentations. Lassé du monde, Dieu décide de le détruire sous un Déluge et incite Noé à
construire une Arche, mais la femme de Sem, Desi, se dissocie du groupe et tente d’assurer la survie
de ses amies. Comme Winterson, Timothy Findley propose une vision nettement fantastique, proche
du réalisme magique, dans Not Wanted on the Voyage. L’ouvrage présente le docteur Noé Noyes et
sa famille pendant la construction de l’Arche et le Déluge ; Mrs Noyes se rebelle contre l’hégémonie
tyrannique de son mari et choisit le camp des opprimés et de tous ceux qui ne répondent pas à la
norme imposée. La perspective féministe suggérée par Winterson et Findley est pleinement
revendiquée dans The Book of Mrs Noah de Michèle Roberts qui met en scène la bibliothécaire Mrs
Noah dont l’Arche accueille des écrivains femmes, les sibylles, qui ne parviennent plus à écrire dans
leur environnement habituel. À l’intérieur du récit enchâssant, chaque sibylle raconte une histoire, et
1
Une étude plus étoffée dont ce texte et la communication qui l’a précédé sont un condensé a déjà paru sous le titre “Le
Déluge et l’Arche revisités. Figures apocryphes du récit biblique dans cinq ouvrages contemporains de langue anglaise.” Sources
14 (printemps 2003) : 146-76.
Guignery, Vanessa. “Récritures du Déluge et de l’Arche de Noé dans la fiction contemporaine de langue anglaise
(Coover, Findley, Winterson, Roberts et Barnes)”. EREA 2.1 (printemps 2004): 128-33.<www.e-rea.org>
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la première est celle de Jack, double de Noé, et de sa femme, dont on suit l’évolution avant, pendant
et après le Déluge. “The Stowaway”, de Julian Barnes rend également compte de ces trois périodes
du Déluge sur un mode rétrospectif, par le truchement d’un narrateur à l’identité mystérieuse qui se
révélera être un ver à bois.
Chacun des textes du corpus présente clairement une récriture subversive de l’épisode
biblique de l’Arche et du Déluge, et une déconstruction du personnage de Noé, tout en donnant la
parole aux exclus de la version officielle. Chaque texte ne manie toutefois pas l’hypotexte de la même
manière, usant d’une intertextualité et d’une hypertextualité plus ou moins explicites. Boating for
Beginners, Not Wanted on the Voyage et “The Stowaway” intègrent littéralement le texte sacré, par
l’identification des personnages bibliques mais aussi par le biais de citations directes ou indirectes, de
références, allusions ou paraphrases. Cette intertextualité explicite met en évidence le caractère
subversif, voire blasphématoire de l’entreprise car la version officielle est directement confrontée à la
récriture souvent irrévérencieuse. La spécificité des textes de Winterson, Findley et Barnes, consiste à
reconnaître l’existence du texte suprême qu’est la Bible tout en contestant d’emblée la véracité des
faits rapportés dans celui-ci. Des commentaires métafictionnels accompagnés d’interpellations du
narrataire renvoient dos à dos le texte officiel et la version des narrateurs ou focalisateurs apocryphes,
et misent sur la complicité du lecteur. Ainsi, dès le troisième paragraphe de “The Stowaway”, le
narrateur fait allusion à des histoires concurrentes sur un ton mi ironique mi condescendant : “Now, I
realize that accounts differ. Your species has its much repeated version, which still charms even
sceptics; while the animals have a compendium of sentimental myths” (4), avant de préciser sur un
ton autoritaire et emphatique : “My account you can trust” (4). La déconstruction de l’hypotexte
biblique peut alors commencer. De même, dans Not Wanted on the Voyage, l’épigraphe du prologue,
tiré du chapitre sept de la Genèse, est immédiatement suivi d’une affirmation de désaccord :
“Everyone knows it wasn’t like that” (3), ce qui autorise la récriture qui suit. Boating for Beginners
introduit également dès la quatrième page un démenti sous forme d’insert en italiques adressé au
narrataire : “Of course you know the story because you’ve read it in the Bible and other popular
textbooks, but there’s so much more between the lines” (12). Il va alors s’agir pour le narrateur de
révéler ce qui se cache dans les replis et recoins du texte, et pour les protagonistes féminines
promises à la noyade de transmettre leur propre version des faits. Le propos n’est nullement de
rendre compte d’une vérité unique et incontestable mais de s’opposer à tout discours dogmatique et
totalitaire, et de proposer une alternative, une bifurcation, par le biais de la fiction : “It doesn’t even
matter if you forget what really happened ; if you need to, invent something else. The vital thing is to
have an alternative so that people will realise that there’s no such thing as a true story” (124).
Cette dernière remarque confirme le statut ontologique du livre sacré que les cinq textes du
corpus mettent en évidence par le biais de procédés de déconstruction et de récriture. Celui-ci ne
saurait être considéré comme “a true story”, en dépit des protestations de l’auteur de la Bible dans
The Book of Mrs Noah, surnommé “The Gaffer”, qui affirme : “I am truth incarnate. I’m incapable of
lying” (55). Aux yeux de certains extrémistes, la Bible serait un texte irréfutable et intouchable.
Pourtant, les ellipses, contradictions et incertitudes du texte semblent encourager des lectures
nouvelles et transgressives, expliquent l’émergence de multiples récritures, et lui dénient un statut
ontologique historique pour l’orienter du côté de la fable, du mythe ou de l’allégorie. Ainsi, dans The
Book of Mrs Noah, la Bible est qualifiée de roman à succès, “the Gaffer’s novel” (66, 239), “one big
blockbuster” (55), et dans Boating for Beginners, le livre Genesis or How I Did It de Dieu et Noé est
également apprécié d’un large public, “[it] had sold out over and over again” (15), “It was good box
office material” (50), mais le narrateur suggère que l’ouvrage se rapproche davantage du théâtre de
guignol, “that Punch and Judy show book” (66), que de l’histoire sérieuse. Le narrateur attire d’ailleurs
l’attention du lecteur sur la nature hybride de l’entreprise, assemblage de faits authentiques et
d’épisodes inventés : “The Bible writers didn’t care that they were bunching together sequences some
of which were historical, some preposterous, and some downright manipulative. Faithful recording
was not their business” (66). Lorsque Noé propose à la romancière à l’eau de rose Bunny Mix une
récriture de la Genèse, il se préoccupe bien peu de toute notion de véracité : “Who’s to say we’re
lying ? […] We can write what we want in our book, pass it down and call it the inspired word of God”
(111). La Genèse est ainsi pleinement revendiquée comme une construction factice et fictive, ce qui
autorise alors toutes sortes de manipulations, ajouts ou soustractions, et les textes du corpus
empruntent pour ce faire deux directions essentielles.
Guignery, Vanessa. “Récritures du Déluge et de l’Arche de Noé dans la fiction contemporaine de langue anglaise
(Coover, Findley, Winterson, Roberts et Barnes)”. EREA 2.1 (printemps 2004): 128-33.<www.e-rea.org>
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D’une part, les narrateurs et focalisateurs entreprennent de combler les lacunes souvent
délibérées du récit officiel en inventant des personnages et épisodes apocryphes. Il en est ainsi du
quatrième fils de Noé dans “The Stowaway”, délibérément mis à mort, du frère sacrifié dans “The
Brother” et des protagonistes féminines dans Boating for Beginners, The Book of Mrs Noah et Not
Wanted on the Voyage. Les divers châtiments infligés aux animaux par Noé sont également passés
sous silence dans le texte sacré, mais restaurés par les narrateurs de Not Wanted on the Voyage et de
“The Stowaway”, qui se chargent de déterrer les actes ignominieux et infâmes commis par le
patriarche et sa famille. Ces narrateurs préfèrent manifestement l’âpre vérité au mensonge édulcoré,
l’anamnèse à l’amnésie, l’exhumation à l’ensevelissement.
Le caractère subversif des récritures dans les textes du corpus conduit d’autre part à
contredire les données du récit biblique, prétendument intouchable. L’une des constantes de ces
décentrements consiste à désacraliser la figure du patriarche Noé, qui, dans la culture collective, est
l’archétype de l’homme pieux et juste, choisi par Dieu pour survivre au Déluge et représenter l’espèce
humaine. Dans “The Stowaway”, le ver à bois se révèle alors insolemment subversif lorsqu’il en fait un
ivrogne coléreux, borné et despotique. Dans “The Brother”, Noé se réfugie dans le mutisme et se
garde bien d’expliquer les motifs de la construction de l’Arche, ce qui amène son frère à qualifier le
patriarche et son entreprise de stupides, en des termes particulièrement irrespectueux, voire
insultants. Dans Boating for Beginners, Noé n’a rien du digne patriarche, mais tout de l’homme
velléitaire, vieillissant et rétrograde : “a lousy fascist bastard […] right wing, suspicious of women and
totally committed to money” (69). Le docteur Noyes de Not Wanted on the Voyage est peut-être le
plus tyrannique de tous, tout à la fois dictateur, fondamentaliste religieux, politicien chauvin,
vivisecteur et violeur ; son patronyme, “no/yes”, reflète un mode de fonctionnement binaire fondé sur
des oppositions rigides (homme/femme, humain/animal, normal/anormal, dominant/dominé…). Dans
ces quatre ouvrages, le mode bref et elliptique, brut et impersonnel de la Bible est banni, et les
narrateurs s’attachent à expliciter les ellipses du récit sacré, à substituer aux euphémismes des
affirmations hyperboliques et dévastatrices marquées par un langage cru, direct, informel voire
familier. La désacralisation et la dévalorisation du personnage du patriarche participent d’une
entreprise de décentrement et de démystification de l’histoire sacrée officielle et les narrateurs se
proposent de débarrasser le discours biblique et officiel du vernis poétique qui déforme et embellit
personnages et événements. Au-delà du personnage de Noé, plusieurs épisodes et détails du texte
officiel sont en outre contestés et récrits, tels que la politique de sélection des espèces, le symbolisme
du corbeau et de la colombe, ou encore la nudité de Noé après le Déluge. Chaque déplacement est
l’occasion de nier l’interprétation traditionnelle du Déluge et de ce qui l’entoure comme une étape vers
la rédemption, la purification et la régénération, et de mettre au jour ce qui apparaît entre les lignes,
soit des processus totalitaires et tyranniques de destruction, de manipulation, de discrimination,
d’exclusion et de marginalisation. Ce processus subversif est pris en charge par des personnages
apocryphes, délibérément réduits au silence dans le texte sacré, mais dont le point de vue, l’histoire
ou même la prise de parole directe sont cette fois proposés au lecteur.
Les modes de récriture
Le récit biblique propose une version du Déluge et de l’Arche qui privilégie un point de vue
divin et masculin, et ne rend pas compte de ce F.H. Bradley nomme “the divergent accounts of a host
of jarring witnesses, a chaos of disjoined and discrepant narrations” (in Holton 12). De même que les
historiens traditionnels ont eu tendance à transmettre le discours du groupe dominant au détriment
des individus excentrés, le texte sacré repose sur l’exclusion des voix et points de vue discordants, soit
ceux des groupes minoritaires, indésirables, marginaux et hétérodoxes. En particulier, divers critiques
ont pu remarquer que le texte biblique est l’histoire sans cesse répétée de l’oblitération de la voix
féminine, à commencer par celle de l’épouse de Noé, simplement réduite à “his wife” (7:7) dans la
Genèse, souvent présentée comme une rebelle dans les Mystères médiévaux et emblématique des
personnages oubliés par les textes officiels. Dans chacun des textes du corpus, l’épouse de Noé
demeure anonyme ou bien n’a d’identité que par les liens du mariage. Dans le récit enchâssant de
The Book of Mrs Noah, la narratrice avance: “I have no name: I am Noah’s wife” (274). Dans Not
Wanted on the Voyage, Mrs Noyes est privée de ses prérogatives d’épouse pour s’être rebellée : ““You
are nothing, now, but a fellow passenger, without station and without rank”” (213). Dans “The
Brother” où aucun des protagonistes n’est nommé, Noé ne tient nul compte des vives protestations de
son épouse pendant la construction de l’embarcation et celle-ci semble avoir perdu la parole une fois
Guignery, Vanessa. “Récritures du Déluge et de l’Arche de Noé dans la fiction contemporaine de langue anglaise
(Coover, Findley, Winterson, Roberts et Barnes)”. EREA 2.1 (printemps 2004): 128-33.<www.e-rea.org>
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sur l’Arche : “she ain’t sayin nothin which is damn unusual” (96). Dans le récit enchâssé de The Book
of Mrs Noah, l’épouse de Jack (alias Noé) fait allusion à son statut ambigu de trace cachée et pourtant
toujours présente : “I’m the ghost in the library, cackling, unseen, from between the pages of the
sacred texts, waiting my chance to haunt a new generation of readers. I’m what’s missing” (89).
Tout en rappelant la situation subalterne et silencieuse des femmes dans le livre sacré, les
textes de notre corpus privilégient les perspectives marginales et font résonner les voix amuïes dans
le but de lutter contre le monologisme du discours autorisé. Ainsi, dans The Book of Mrs Noah, Mrs
Noah occupe la première place dans le titre même de l’ouvrage, mais aussi au sein de l’Arche et dans
la narration. Dans le récit enchâssé, l’épouse du patriarche investit l’histoire d’une des sibylles et
prend la parole à la première personne pour relater le Déluge de son point de vue. Dans Not Wanted
on the Voyage, Mrs Noyes se place à la tête du groupe en rébellion contre Noé et son commandement
tyrannique et sanguinaire, qui comprend également des animaux parlants montés clandestinement à
bord de l’Arche, une chatte aveugle, des êtres hybrides et Lucy, figure positive de Lucifer devenu
travesti ; ces divers personnages excentrés sont tour à tour focalisateurs du récit. Dans les autres
textes du corpus, l’épouse de Noé demeure essentiellement dans les coulisses mais d’autres
personnages apocryphes prennent la parole en tant que témoins discordants : le ver à bois passager
clandestin dans “The Stowaway”, le frère sacrifié dans “The Brother”, et un groupe de femmes
marginales dans Boating for Beginners.
Dans les relectures et récritures de la Genèse proposées par les textes du corpus, les
communautés oubliées (femmes, animaux, homosexuels …) jouissent d’un fort pouvoir de résistance
et de subversion. Les romancières Michèle Roberts et Jeanette Winterson, mais aussi l’écrivain
Timothy Findley, cherchent à détrôner l’hégémonie masculine de la Bible et à donner une place forte
aux personnages féminins. L’incipit de The Book of Mrs Noah est ainsi particulièrement révélateur :
“Noah died last night. Surely I should have prevented it, but did not” (7). Dans ce qui se révélera être
le rêve de Mrs Noah, Noé meurt pour avoir décliné l’invitation à bord de l’Arche, symbole de son refus
d’avoir un enfant. Dans le récit enchâssé de The Book of Mrs Noah, l’épouse de Jack n’hésite pas à
dénoncer frontalement le texte biblique, et à refuser le moindre sacrifice animal : “No, I say” (85). Ces
deux lettres emblématiques d’un refus catégorique, “no”, résonnent en écho dans le patronyme de
Mrs Noyes dans Not Wanted on the Voyage mais aussi dans ses ultimes paroles. Dans la dernière
page du roman, Mrs Noyes oppose en effet son veto au nouveau monde de l’après Déluge : ““No !”
she said” (352). Dans Boating for Beginners, Desi, épouse de Sem, n’accepte pas davantage la place
qu’on lui propose à bord de l’Arche et préfère organiser elle-même sa survie sans compromission, en
compagnie de ses amies. C’est finalement par elles-mêmes et en elles-mêmes que les femmes
trouveront le moyen de contrer le discours hégémonique masculin, en particulier par le biais de
l’écriture.
Aux capacités de résistance des personnages féminins s’ajoute un pouvoir créatif qui les incite
à prendre en main l’écriture de leur propre histoire. Au début de The Book of Mrs Noah, la plus
virulente des sibylles développe un argument féministe avec toute la fougue des extrêmes : “Men
have dominated literature with their fantasies and lies about us, they’ve invented their phallic
language to silence us and put us down, they’ve constructed a ridiculous grammar based on male
subject and female object, denying the body and repressing the female point of view” (49). Elle se
place alors en faveur d’un sursaut créateur : “What we’ve got to do is forget their literature and write
our own. And that means inventing a whole new female language” (49). C’est précisément l’entreprise
que met en œuvre l’épouse de Jack dans le premier récit enchâssé. Ne trouvant plus sa place dans le
monde sanguinaire voulu par Dieu, elle verbalise ses besoins linguistiques : “Now I need a name. I
need names” (86). Elle crée alors un nouveau langage, fidèle à sa propre réalité : “I’ve renamed the
world” (87). Mrs Noah dans le récit enchâssant suit le même processus depuis la quête de nouveaux
mots : “I need new words” (273), jusqu’à l’invention d’un langage inédit : “This is the house of
language. The house of words. Here, inside the Ark, the body of the mother, I find words” (273).
C’est peut-être précisément ce que chacun des textes du corpus a tenté de faire en proposant une
récriture décentrée du texte sacré.
Cette réappropriation linguistique passe souvent par un idiolecte familier : la forme populaire
permet en effet de se libérer du carcan imposé par un respect scrupuleux du texte. Ainsi, si la Bible se
caractérise par un style solennel, les textes du corpus privilégient quant à eux un mode d’expression
souvent familier, informel et démotique, représentatif du langage oral contemporain. C’est le cas du
ver à bois dans “The Stowaway”, dont l’irrévérence transparaît non seulement dans le contenu mais
Guignery, Vanessa. “Récritures du Déluge et de l’Arche de Noé dans la fiction contemporaine de langue anglaise
(Coover, Findley, Winterson, Roberts et Barnes)”. EREA 2.1 (printemps 2004): 128-33.<www.e-rea.org>
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aussi dans la forme de ses propos aux accents désinvoltes et populaires, marqués par une
interpellation insistante du narrataire. “The Brother” de Robert Coover recourt également à un style
très informel. Suivant le principe du monologue de Molly Bloom en conclusion de Ulysses (1922) de
James Joyce, le récit non ponctué du frère de Noé prend la forme d’un courant de conscience et
résonne des accents sudistes des milieux populaires. Tout au long du monologue, le vocabulaire est
simple et répétitif ; on note des élisions de lettres finales et des agglomérations de mots, des doubles
sujets, des doubles négations et une succession de jurons et termes grossiers. L’ironie naît de
l’utilisation fréquente des mots “God” ou “Lord”, vidés de tout sens métaphysique et associés à des
interjections ou jurons. Les mots divins résonnent d’une ironie tragique lorsque, après une longue
sécheresse, le frère accueille la pluie qui le tuera comme une délivrance : “it’s rainin and thank God
we say” (96), les italiques renforçant encore davantage le mode ironique.
L’une des singularités formelles des textes du corpus, à l’exception peut-être de The Book of
Mrs Noah, consiste à faire le choix d’un mode humoristique pour aborder des questions graves et
sérieuses relatives à des notions de sélection, d’exclusion et d’extermination. Au ton grave de la Bible,
les narrateurs opposent l’humour et la légèreté même lorsqu’ils entreprennent de dévoiler des
tragédies. “The Stowaway” et Not Wanted on the Voyage sont sans doute les exemples les plus
flagrants du mode tragi-comique, car les deux textes manient alternativement la dérision et le drame,
la facétie et la tragédie, les bons mots et la dénonciation brutale. Not Wanted on the Voyage et
Boating for Beginners participent plus spécifiquement de l’esthétique et de l’humour “Camp” qui se
caractérise par une prédilection pour l’artifice et l’exagération. L’esthétique “Camp”, qui s’est tout
d’abord développée dans les milieux homosexuels, subvertit la notion de normes, qu’elles soient
physiques, sociales ou vestimentaires, mais aussi sexuelles, allant ainsi à rebours des codes exclusifs
qui sous-tendent une grande partie du texte biblique. Les personnages apocryphes de Lucy dans Not
Wanted on the Voyage et de Marlene dans Boating for Beginners déconstruisent les codes sexuels
traditionnels tout en s’inscrivant dans la tendance flamboyante, extravagante et humoristique du
“Camp”. Ainsi Lucy-Lucifer tend à subvertir tout système binaire en brouillant les frontières entre une
chose et son contraire : elle compte en effet parmi les personnages bienfaisants et se travestit non
seulement en être humain mais plus spécifiquement en femme dont Cham, fils de Noé, tombe
amoureux. À divers points du roman, Findley suggère son homosexualité au détour d’un adverbe, d’un
adjectif ou d’un verbe : “Lucy had minced across the deck” (200), “Lucy […] might have been
expected to say or do something gay” (210), ““Seven-foot-five : and every inch a queen”” (249). Il
faut souligner que le mariage homosexuel entre Cham et Lucy est une union réussie, que Dieu luimême vit harmonieusement entouré d’hommes, tandis que Japhet se débat avec son homosexualité
refoulée, révélée par son adoration pour l’archange Michel. Dans Boating for Beginners, Marlene,
ancien nageur synchronisé, est un transsexuel au grand cœur. Modèle d’amitié et de générosité, elle
est aussi l’un des plus efficaces véhicules de l’humour dans le roman.
Par le biais de Lucy et de Marlene, Findley et Winterson remettent en cause, sur un mode à la
fois subversif et comique, la norme exclusivement masculine et hétérosexuelle édictée par l’Ancien
Testament. Le langage populaire, les effets de confusion sexuelle et l’humour délibéré des textes du
corpus forment un contraste saisissant avec le contenu et le style de l’hypotexte biblique, et situent
les récritures dans un réseau de références contemporaines. Les diverses notations anachroniques
suggèrent en outre que les discriminations, les procédés arbitraires et les exterminations qui soustendent les épisodes du Déluge et de l’Arche, se sont perpétués au fil des siècles sous de multiples
formes. Les récritures de l’hypotexte sacré permettent alors de porter un regard critique sur le récit
biblique fondateur mais aussi plus globalement sur l’histoire du monde et la réalité contemporaine.
Objectifs des récritures
À l’origine, ces épisodes tirés de la Genèse devaient symboliser la naissance d’un nouveau
monde et une régénération bénéfique. Certaines exégèses bibliques tendent à privilégier cette lecture
positive en minimisant les aspects destructeurs du Déluge, tandis que de nombreuses œuvres
littéraires intègrent le mythe du Déluge pour détourner les humains du mal et symboliser un
renouveau et une délivrance possibles. Dans les textes de notre corpus, la contestation systématique
du récit biblique, les interprétations irrespectueuses et la mise en évidence de processus meurtriers et
arbitraires, mettent à mal la légitimité du métarécit qui semble perdre son statut d’autorité. L’histoire
biblique est présentée sous l’angle inédit d’une constance dans la barbarie, l’oppression et le
sectarisme, qui invalide alors toute notion de telos visant un progrès et une émancipation. Les
Guignery, Vanessa. “Récritures du Déluge et de l’Arche de Noé dans la fiction contemporaine de langue anglaise
(Coover, Findley, Winterson, Roberts et Barnes)”. EREA 2.1 (printemps 2004): 128-33.<www.e-rea.org>
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récritures mises en œuvre par les textes de notre corpus sont alors emblématiques de la
généralisation du soupçon à l’égard des métarécits et de l’érosion de toute croyance en un discours
légitimant, unitaire, totalisant et téléologique, comme Lyotard a pu l’analyser dans d’autres contextes.
Les ouvrages du corpus ne cherchent pas à décider de la réalité historique ou non du Déluge
et de l’Arche, mais à interroger les principes éthiques et moraux mis en avant par le livre sacré. Ils
s’intéressent spécifiquement aux processus victimaires mis en place par l’hypotexte biblique, par
lesquels des boucs émissaires ou groupes marginaux sont condamnés afin d’assurer la survie du
groupe dominant. Le lecteur est alors implicitement invité à lire les récritures proposées par les
auteurs à la lumière des développements récents de l’histoire du monde afin de constater combien le
“mécanisme victimaire” (196), pour citer René Girard, s’est perpétué au fil des siècles tout en perdant
sa légitimité, et chacun des textes du corpus résonne alors comme une ode aux victimes sacrifiées.
Pour ne prendre qu’un seul exemple, dans Not Wanted on the Voyage, la deuxième page du prologue
rend compte de la panique de Mrs Noyes qui assiste, impuissante, à l’incendie de sa maison (4) ; le
lecteur apprendra quelque cent vingt pages plus loin, grâce à la reprise à l’identique du même
passage (123-124), qu’il s’agissait là du gigantesque sacrifice de toutes les espèces animales
abandonnées par Dieu. Ce spectacle apocalyptique est décrit en des termes qui évoquent l’holocauste
de la seconde guerre mondiale (126) et l’atmosphère des camps de concentration. À la suite de ce
sacrifice global, les lieux sont rebaptisés et les nouveaux noms ne sont pas innocents : “She could see
the yard from here – the crematory” (172), “the charnel house that had once been her home” (172).
Peu de temps après le massacre, la pluie de couleur mauve (130) qui annonce le Déluge
exterminateur évoque l’image des Juifs gazés dans les douches des camps. Le meurtre des deux
enfants débiles, Adam (165) et Lotte (168), rappelle autant le sort des victimes juives que celui des
handicapés physiques ou mentaux immédiatement exterminés dans les camps nazis. Plus
globalement, l’avènement du nouveau monde repose sur un principe d’exclusion délibérée de tout ce
qui ne participe pas de la culture dominante.
On a pu constater à quel point les textes du corpus prennent appui sur les épisodes bibliques
de l’Arche et du Déluge afin d’en dégager les fondements implicites et potentiellement désastreux. Les
récritures, ajouts, corrections et explicitations ont permis de démythifier le texte sacré et d’introduire
une lecture politique, militante et subversive qui identifie des processus récurrents dans l’histoire du
monde, tels que les systèmes discriminatoires et exclusifs. Par le biais de la fiction, les cinq auteurs du
corpus ne cherchent nullement à remplacer un métarécit par un autre, une vérité par une autre, un
mythe irréfutable par un autre, mais à faire vaciller le discours dominant, ouvrir des failles et lézarder
le discours autoritaire. La multiplication des perspectives, le recours à l’humour comme outil critique,
l’invention d’un nouveau langage et la promotion d’individus marginaux, minoritaires ou sacrifiés,
constituent autant de moyens pour Findley, Barnes, Roberts, Winterson et Coover, de porter un
regard dessillé sur le texte sacré et de prêter voix au verbe minoritaire.
Ouvrages cités
Barnes, Julian. “The Stowaway.” In A History of the World in 10 1/2 Chapters. 1989. London : Picador,
1990. 1-30.
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