Extraits

Transcription

Extraits
La route chante
Quand je m’en vais
Je fais trois pas…
La route se tait
La route est noire
À perte de vue
Je fais trois pas…
La route n’est plus
[ …]
LHASA,
La Marée haute
[ …]
Feel the new wind of change
On the wings of the night
No more turning away
From the weak and the weary
No more turning away from
the coldness inside
Just a world that we all must share
It’s not enough just to stand and stare
It is only a dream that there’ll be
No more turning away ?
PINK FLOYD,
On the Turning Away
La musique de ce livre est de
LHASA
et P I N K F L O Y D
À mon fils Léo, le partageur d’histoires
A UGUSTE
Q U E L obscur plaisir la nuit fredonnait-elle ?
La lune se reflétait dans l’étang languissant, elle
portait un habit de lumière, un vêtement sans nom.
Debout parmi les roseaux des étangs et les joncs
fleuris, je tenais contre ma poitrine un fusil chargé.
J’ai tiré et j’ai atteint la lune en plein cœur.
« J’ai tué Lune… j’ai tué Lune… »
D’abord le claquement sec, puis le léger
« wzouff… » dans l’eau. Elle gisait au fond de
l’étang. Et de nouveau le bruissement délicat du
vent dans les feuillages accompagnés de quelques
gazouillis et croassements.
Ce matin, je lisais au lit, la fenêtre ouverte sur
les volets fermés. J’avais retourné mon livre ouvert
sur l’édredon et je me disais que si je mourrais
maintenant je n’étais pas sûr de ne pas le regretter
plus tard. Les frémissements de la vie me parvenaient délicatement, une abeille imprégnée de sainteté a voleté dans ma chambre. Elle a fait un tour
au-dessus de ma tête, puis elle a disparu entre deux
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DERNIER DIMANCHE DE MARS
lames d’un battant des volets pour retourner dans la
journée naissante. Je me suis souvenu que cette
nuit, il y aura pleine lune, et j’ai décidé de
retourner auprès de l’étang pour me délivrer. J’avais
passé tant de temps derrière mes paupières à
épouser Lune, ses lèvres, son corps, son odeur.
C’était fini, j’avais tué Lune. Lune était morte.
Je pouvais rendre mon fusil. Un fusil de chasse et
deux cartouches empruntés à Rocheblave, qu’on
appelait « Rocheblague », le garde-chasse qui avait
une moustache fine à la Clark Gable. Le temps qu’il
finisse de blaguer, il avait oublié de me demander à
quoi pouvait bien me servir un fusil. Enfant, je
l’accompagnais à la chasse, alors que je n’aimais pas
ça depuis le jour où j’avais entendu le cri d’un lièvre
agonisant. Ce que j’aimais, c’était partir avec lui et
Charly, son chien truffier, le voir creuser auprès
d’un chêne, d’un noisetier, d’un charme, d’un hêtre,
d’un tilleul ou d’un sapin noir, et sortir de terre la
truffe noire, Tuber uncinatum, dite « truffe de Bourgogne », et de la humer. Elle avait la senteur modeste de noisette et celle plus légère de l’ail, modeste en comparaison de la perle noire du Périgord
ou du diamant blanc de Toscane. « J’ai toujours eu
une préférence pour les modestes », me disait
Rocheblave. « Il faut ménager les couches du sol
pour que le mycélium reconstitue d’autres truffes
les années suivantes. Promets-moi de toujours
recouvrir le trou. » Je n’ai pas manqué à ma
promesse, j’ai toujours recouvert les trous. J’ai donc
rendu le fusil de chasse à Rocheblave qui avait pris
sa retraite et, allez savoir pourquoi, quitté la montagne pour la ville où il passait son temps à oublier
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DERNIER DIMANCHE DE MARS
ce qu’il aimait et rentrait dans son H.L.M. manger du
poulet aux hormones.
J’avais tué Lune. Enfin bon, je l’appelais
« Lune », je n’avais jamais connu son nom. Assis au
bord de l’eau stagnante, je me disais que j’aurais
bien voulu lui poser des questions idiotes et que
c’était peut-être cela l’amour et que c’était peutêtre cela la solitude, poser des questions idiotes sans
avoir une femme à côté de vous pour y répondre. Si
vous saviez combien de poésie et combien de tendresse se cachent derrière une question idiote ! Si
vous saviez combien de solitude se cache derrière
une question idiote à laquelle aucune femme ne
répond. Je pensais à mon tapis de douche bleu ciel.
Un matin, j’avais soudain eu la vision de ma tête
ensanglantée après avoir glissé sur le sol lisse du
bassin et je m’étais précipité acheter un tapis bleu
ciel en harmonie avec le bleu ciel du rideau de
douche. Je me demandais maintenant si le tapis
bleu ciel n’allait pas moisir. Ne fallait-il pas l’enlever après chaque douche, ou du moins après
toutes les deux ou trois fois pour le faire sécher ?
Une femme trouverait immédiatement un éclaircissement adéquat. Mais personne pour me répondre, et là, je me sentais irrémédiablement seul.
Ma quête de Lune avait débuté le dernier
dimanche de mars à un coin de rue, en fin d’aprèsmidi. Je m’étais arrêté pour écouter le concert de
rue d’un de ces innombrables groupes péruviens. Le
désir ardent du charango à carapace d’un malheureux tatou, la nostalgie de la quena aérienne, le
froissement de l’air de la calebasse, faisaient passer
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DERNIER DIMANCHE DE MARS
un condor qui s’étonnait de planer au-dessus des
immeubles laborieux de la ville en gestation de
troubles urbains où la charogne, quoique
omniprésente, ne se trouvait que très rarement sous
forme de cadavre en décomposition. Un quarteron
de flics, les croque-morts de la poésie des rues, qui
fondaient bientôt sur la musique au nom de leurs
oreilles policées. Contrôle d’identité. Circulez ! Il
n’y a rien à voir ! Un grondement s’élevait des
badauds qui s’attardaient à regarder le spectacle de
la rue, puis des cris de révolte contre les éboueurs de
l’ordre public quand ils embarquèrent les musiciens. Les poings se levaient. Les flics n’arrêtaient
pas seulement la musique, mais l’instant d’évasion
qui vaguait les badauds. J’ai vu se lever un poing
gracieux. Une nuée de bracelets tintinnabulaient
sous mon nez. J’ai suivi le bras vêtu de sombre et je
suis tombé sur Lune, une coiffure sage des années
trente, noir de corbeau, une peau porcelaine, ciselée
par une cicatrice poignante qui déchirait le sourcil
de son œil-mousse et reprenait son sillon sur la joue
gauche, une fêlure qui racontait un roman. L’attroupement scandait « l’imagination au pouvoir ! »
repris par la voix stellaire de Lune qui résonnait
comme si elle déclamait un poème du Prince
d’Aquitaine à la tour abolie. Et là, l’éventualité
d’avoir retrouvé la moitié perdue de mon âme me
paraissait vraisemblable. En un temps incertain et
pour une raison que j’avais accepté de considérer
comme inexplicable, mon âme s’était scindée en
deux. Le poing levé, ma moitié manquante m’était
revenue. La plupart du temps, nous ne reconnaissons tout simplement pas notre moitié perdue, ou la
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DERNIER DIMANCHE DE MARS
peur nous empêche de la reconnaître, et nous repartons à la recherche de ce que nous avions pourtant
trouvé. Elle était ma moitié féminine sans laquelle,
jusqu’à cet instant, je n’avais pas été homme. Tout
en scandant, elle a tourné sa tête vers moi et m’a
souri. Lune me regardait et m’inventait, son regard
me disait que j’étais le dénouement d’un mystère
qu’elle portait en elle. Lune était un anneau magique passé au doigt de ma vie.
Un coup de matraque est venu mettre un terme
à ma révélation. Je voulais bien m’enfuir, mais avec
elle… qui n’était plus là. Parmi les coups qui
tombaient en abondance, j’essayais d’apercevoir ma
Lune. Je l’avais perdue, mais je la flairais – depuis
son odeur ne m’a plus abandonné. Je l’ai suivie,
remuant l’air de mes narines, au long des rues et des
avenues, tombant à l’arrêt devant des échoppes, des
magasins, des cinémas et des cafés, reniflant désespérément la ville en filtrant ses remugles pour
retrouver la trace de ma Lune. À bout de souffle, j’ai
émergé sur un quai de gare où un train s’ébranlait.
Et là, j’ai retrouvé son sourire derrière une des
fenêtres qui défilaient. Je me suis mis à courir pour
l’accompagner, sans un mot, sans un geste, il allait
de soi que son visage se tournerait une fois de plus
vers moi. Lune a tourné sa tête vers la mienne qui
montait et descendait au rythme de mon pas de
course entrecoupé de sauts pour voir ses yeux
mousse et sa fine cicatrice. Je perdais la course face
au wagon qui emportait ma pleine Lune. Elle a
baissé la fenêtre et s’est penchée dehors. Ses cheveux
se déployaient en ailes de corbeau. Je voyais remuer
ses lèvres, j’ai entendu : « Comment faire… »
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DERNIER DIMANCHE DE MARS
J’ai crié : « Ici, même heure, même train… »
J’ai regardé ma montre, 18 h 11. Elle prenait le
train de 18 h 11, quai No 2, et j’ai su que je le
prendrai chaque soir pour revoir ma Lune et vivre
dans son clair. Pendant six mois, je n’ai fait que
ça : prendre le train de 18 h 11, quai No 2. J’attendais jusqu’à la dernière seconde pour être certain
de ne pas manquer la dernière passagère, je traversais le train de part en part, je passais d’un wagon à
l’autre. J’ai souvent cru la reconnaître, mais je ne
l’ai jamais revue. Parfois, je sortais au premier arrêt,
puis l’un après l’autre, en me fiant à un instinct
soudain qui me faisait croire que c’était là, sans
aucun doute, que j’allais la trouver. D’autres fois, je
restais dans le train jusqu’à la dernière gare. Je me
promenais dans des villes et des villages inconnus,
attaché à des peut-être et des pourquoi pas. De mes
pérégrinations, je ne retenais que des gros plans,
j’aurais été incapable de décrire l’endroit dans son
ensemble, mais je me souvenais d’innombrables
détails : le rebord d’une fenêtre, un relief en stuc,
une poignée de porte, une fissure dans un mur, la
déchirure d’une affiche, le pavé d’une rue… Pareil
pour les quidams, je n’en retenais qu’un nez, un
menton, une lèvre, un grain de beauté, une patte
d’oie… Six mois ! Et puis, après avoir marché toute
une nuit, je ne savais plus où, je suis arrivé auprès
d’un étang. Lune était là qui m’attendait et
saupoudrait de fulgurance la roselière parsemée des
éclats jaunes inattendus des iris des marais. Le reflet
de la pleine lune brillante comme une larme
resplendissait sur la surface de l’eau bleue comme
une arme. J’ai compris à quel point ma lutte était
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DERNIER DIMANCHE DE MARS
inégale, que l’inexplicable ne souhaitait pas que je
retrouve la moitié perdue de mon âme. C’en était
fini. Ma quête se terminait au bord de cet étang languissant et j’ai su que je reviendrais une dernière
fois l’arme au poing, qu’elle avait si joliment levé, à
la prochaine pleine lune pour lui tirer une balle en
plein cœur.
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E N V I E de rien. Pas vraiment bien. Pas vraiment mal. Avec la vague impression d’un arrêt sur
image. Je venais de passer six mois à courir derrière
une chimère. Je ne disais pas que j’avais perdu mon
temps. C’était des heures, des jours, des semaines,
des mois fantômes qui avaient parcouru l’inexplicable, et j’avais finalement rendu les armes de l’illusion. Un adieu au mirage. Je savais mon désir. Rencontrer une femme du hasard dont je ne connaissais
ni le nom, ni le passé, ni le présent, mais seulement
l’instant, la noce secrète de l’instant. Et lui dire de
partir avec moi qu’elle ne connaissait pas, ni le
nom, ni le passé, ni le présent. Une envie d’incertitude à l’encontre du tout-savoir. J’étais tombé
amoureux de l’idée qui émanait de Lune. Je voulais
m’évader avec l’idée. Partir pour ne plus revenir.
Je travaillais à la rédaction d’un magazine spécialisé en poterie, Terracotta. Rédaction est un bien
grand mot, il y avait Maurice, vieux militant communiste, rédacteur en chef, et moi qui m’occupais
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DERNIER DIMANCHE DE MARS
de la gestion des abonnements et de divers menus
travaux qui n’exigeaient aucune connaissance de
poterie. Je triais, je cochais, je sortais les fiches des
abonnés en retard de paiement, j’envoyais des rappels et j’excluais les fiches qui demeuraient
impayées malgré les rappels. Les derniers mois
écoulés avaient été difficiles, parasités par le
manque de sommeil de mes nuits passées dans le
train de 18 h 11. Je réussissais parfois à voler
quelques heures de sommeil à ma quête, en m’endormant dans le train. Il m’arrivait aussi de piquer
du nez sur le bureau. Maurice, trituré par le combat
intérieur que se livraient le communiste et le rédacteur en chef, n’osait pas trop me réveiller.
J’avais vécu de songes et de mensonges, la
vérité était faite de mes douleurs. Je n’aspirais
maintenant qu’à la normalité, à la vie dans son plus
simple appareil. Mais je n’avais aucune disposition
à la normalité. J’observais les gens du quotidien qui
ne déviaient pas d’un iota du rail qui les menait,
imperturbablement. Je cherchais le secret de leur
renoncement et j’enviais la marche docile de leur
existence qui semblait exclure l’illusion et même le
désir, l’apaisante certitude de n’avoir aucune autre
envie que celle de ressembler à ce qui se fait, d’être
comme tout le monde. Il me restait à découvrir à
quoi ressemblait M. Tout-le-Monde. Je me suis
d’abord intéressé aux livres, aux disques les plus
vendus et aux films les plus regardés pour constater
que la plupart me laissaient indifférent. Je me suis
alors penché sur les statistiques qui tentaient de
dresser un portrait robot de la normalité, en laissant
de côté l’aspect physique et le nom auxquels je ne
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pouvais, de toute évidence, plus rien changer. J’apprenais que M. Tout-le-Monde ne se rongeait pas
les ongles, mais se les coupait tous les quinze jours.
Il évacuait 1,35 litre d’urine par jour. Il faisait
l’amour cent cinquante et une fois par an à raison de
dix-huit minutes et quarante-huit secondes. Il
jetait 1,14 kilo d’ordures par jour. Il dînait en
trente-huit minutes et regardait la télévision trois
heures par jour. Il téléphonait huit minutes par
jour. Il dormait sept heures trente par nuit, fumait
quatre cigarettes par jour, se sentait souvent
fatigué. Il pensait qu’il y avait trop d’étrangers dans
son pays. Il mourrait à soixante-treize ans d’un cancer, dans la région où il était né.
Le plus simple me paraissait encore de laisser
faire la vie, de prendre pour acquis ce qu’elle me
proposait. Je me suis donc mis à son écoute. Il était
étonnant d’apprendre que la vie parle, ou plutôt
chuchote, et je l’entendais me suggérer des mouvements, des pensées, des idées, des actions. Elle
m’interpellait par mon nom, Auguste Geste – à
l’école on m’appelait « Le geste Auguste du
semeur ».
Puisque la vie me faisait des suggestions, ne me
commandait pas, me laissant me débrouiller avec
mon libre-arbitre, je choisissais ce que je savais avec
certitude m’être utile. Un soir où je n’avais d’autres
perspectives que de rentrer chez moi – un trois
pièces spacieux situé au-dessus d’un café, au centreville, la porte d’entrée de l’immeuble se trouvait du
côté opposé à la rue principale, dans une cour
glauque, au haut d’un escalier, en montant les
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DERNIER DIMANCHE DE MARS
marches, il me fallait à chaque fois enjamber un
clodo – la vie m’a barré la tête d’un grand
« pourquoi ? » Je me suis arrêté de marcher, frappé
par ce point d’interrogation qu’elle me traçait en
pleine tête. Fallait-il m’interroger sur les raisons
qui me menaient ou questionner ma routine quotidienne ? Quelle était l’intime conviction de la vie ?
Dans ces moments-là, je me rendais dans mon poste
d’aiguillage et je changeais de voie. Si je m’embourbais dans une pensée, j’agaçais la vie, et elle se
taisait.
Un bac en matière plastique jaune dans une
devanture a accaparé toute mon attention. Son
jaune était celui du bouton d’une marguerite artificielle, un jaune plastique clinquant qui en jetait. Le
galbe du bac était un condensé du design des temps
modernes, son exposition lui donnait des allures de
star, le bac en matière plastique jaune trônait sur la
plus haute marche du podium de la banalité. Il me
revenait en mémoire le pré – jonché de quelques
carcasses de voitures pareilles à des épouvantails, à
l’arrière de la carrosserie « La précision du Geste »
de mon père Alphonse Geste – où ma mère, Léontine Geste, suspendait le linge sur une corde zigzagante et le recueillait, une fois sec, dans un grand
bac en matière plastique jaune, pareil au bouton de
marguerite naturelle, aussi vieillot que celui dans la
devanture était flambant neuf. Et j’ai entendu la vie
me susurrer : « Pourquoi ne pas retourner chez toi, à
la maison, est-ce que ce ne serait pas de cela dont tu
aurais besoin, un endroit où tu peux dire, “ chez
moi, je suis chez moi, à la maison ” ? » J’y étais
retourné, il y avait près de trois ans. J’en avais
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DERNIER DIMANCHE DE MARS
encore le goût à la bouche, celle de la potée de ma
mère. Toute la nichée Geste autour de la grande
table en chêne massif : Alphonse le pâtre, Léontine
la mater, moi, Auguste, dit le pitchoun, mes trois
frères, Georges, l’aîné, Ernest, Edgar, et ma sœur
cadette Jeanne. Que des noms solides et pas
bêcheurs qui sentaient bon le bon vieux temps.
Léontine pourvoyait au bien-être de la famille, elle
était la mère nourricière, celle auprès de laquelle
nous pouvions nous épancher. Elle était en charge
de la bonne marche de la maisonnée et de la comptabilité de la carrosserie. Lorsqu’elle se sentait
dépassée par ses tâches, qu’elle avait trop pris sur
elle – « tu prends trop sur toi », disait mon père –
dans sa lutte quotidienne pour préserver, quoi qu’il
arrive, l’harmonie des siens, elle se retirait dans sa
cabane que mon père avait construite, rien que pour
elle, au fond du jardin. Personne n’avait alors le
droit de la déranger, quoi qu’il arrive, jusqu’à ce
qu’elle en sorte, et peu importait le temps que ça
prenait, parfois quelques heures, un matin, une
après-midi, une nuit, un ou plusieurs jours. Mais
jusqu’à présent, pour ce que j’en savais, jamais plus
d’une semaine. L’intérieur de sa cabane restait un
mystère, elle était seule à en posséder la clé et nulle
autre âme vivante que Zouli, le chien bâtard, y
avait pénétré. Tout ce que je savais, c’est qu’un soir
de trop-plein, mon père avait passé un pacte avec
Léontine et que le lendemain matin, il lui avait
construit « sa cabane au Canada ».
Dans le village, je portais le titre, usurpé,
de journaliste et Maurice avait pu constater un
nombre inhabituel d’abonnés de Terracotta habitant
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DERNIER DIMANCHE DE MARS
ce coin de terre montagnard dont la population faisait plus que tripler lors de la saison hivernale, en
raison de son domaine skiable. Le reste de l’année,
les villageois, au nombre de mille deux cents, pouvaient également compter sur les randonnées
pédestres et les excursions en montagne. Si bien
que la plupart d’entre eux partageant leur temps
entre leur métier officiel et les emplois de saison : guide de montagne, moniteur de ski, employé
aux téléskis et télésièges. J’étais parti parce que je
n’en pouvais plus de Fraizon, de ce vêtement de
montagne trop serré qui habillait le village et me
rétrécissait à chaque nouveau lavage de neige plus
blanc que blanc annonçant la marée montante des
touristes et leur insoutenable vanité. L’indestructible puissance de la montagne, sa beauté terrifiante, m’était toujours apparue comme un corps
colossal de roc qui patientait depuis des siècles pour
se mettre en mouvement et broyer l’insignifiance
du village. La montagne m’apparaissait comme un
magma de vie et de mort, une masse de rage
obscure qui parfois hurlait et semblait m’appeler de
son souffle acéré pour me persuader que la mort
était la meilleure invention de la vie.
Je brillais aux yeux de mon père, moi comme
mes frères et ma sœur et même Zouli, le chien
bâtard. Le véritable métier d’Alphonse Geste
consistait à être fier de sa famille, de sa tribu, de sa
meute et de sa carrosserie. Le couple Alpha,
Alphonse et Léontine, avait une manière particulière de faire régner l’harmonie et d’empêcher
les bisbilles. Chacun avait une place au sein de la
communauté Geste, et chaque place avait droit au
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DERNIER DIMANCHE DE MARS
respect et à la solidarité. Mon père disait qu’un
savoir, un talent, une intelligence, une sensibilité,
ne sont pas des pouvoirs permettant à l’un d’être
plus que l’autre, que personne n’est propriétaire
d’un don, quel qu’il soit, et que seul le partage rend
digne celui ou celle qui l’a reçu. J’avais aussi eu
peur du trop-plein de bonté, l’acharnement de la
juste cause, cette solidarité clanique qui travestissait la réalité et me donnait parfois l’impression
d’une appartenance sectaire. Il m’arrivait de me
sentir interné dans la bonne conscience de cet esprit
de justice, dans le carcan du pouvoir de la tolérance,
du partage égalitaire à tout prix, de l’acceptation
des natifs du clan, quoiqu’ils fassent, moi qui
aimais à croire que tout pouvoir était maudit,
même celui de l’amour.
En dehors de moi, toute la meute travaillait à
« la précision du Geste » et tous percevaient le
même salaire, ajusté aux beaux et aux mauvais
jours. Aucune contrainte, aucun horaire, n’étaient
imposés, « ça se discutait ». Il allait de soi que le
besoin impératif de mise au vert de chacun était
pris en considération. Il leur arrivait à tous de disparaître, pour un temps indéterminé, on ne savait
pas où et on ne cherchait pas à le savoir, mais souvent en montagne dans des raids solitaires ou au
bras d’un amour pour une destination inconnue. À
part bien sûr ma sœur Jeanne qui était tout en elle
avec comme seul pays sa chambre de petite fille,
enfermée dans un monde connu d’elle seule.
Mon départ, il y a cinq ans, n’avait pas engendré le moindre reproche, sinon la crainte de ce qui
pourrait arriver au pitchoun au-delà de la frontière
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DERNIER DIMANCHE DE MARS
naturelle de « nos montagnes ». Mon envie de
grand large, à vingt ans, et mon manque d’habilité
aux choses mécaniques et carrossières n’avait pas
soulevé d’incompréhension, juste un serrement de
cœur. Cela supposait bien sûr beaucoup d’amour.
On dit que le bonheur ne tient qu’à un fil, ce fil que
mon père et ma mère n’ont jamais cessé de tisser.
Mais moi, je n’appartenais à personne, même pas au
bonheur.
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I MMOBILE
devant une devanture, je me
récapitulais. Ce qui me retenait, me renvoyait, ce
que j’avais fait, que je n’avais pas fait. Mon incapacité relationnelle. La manière que j’avais de me travestir en ce que je n’étais pas. J’avais voulu me
croire nomade encensé par l’instinct de la route et
de la belle étoile… alors que, tout bien raisonné, je
n’étais qu’un homme d’intérieur, attaché au territoire de sa chambre. J’étais parti, oh cela oui !
J’étais parti pour les terres inconnues, le grand
large tant désiré. Je m’étais éparpillé sur tous les
points cardinaux cherchant à m’éblouir d’illusions,
d’une destinée imprévisible, des contingences de
l’horizon. Les pays et leurs langues me posaient des
énigmes, et au lieu de me satisfaire de leur découverte, je me délectais de mots qui me plongeaient
dans un abîme de réflexions. Pourquoi notre
« piano », instrument de musique, prend-il le sens
de « doucement » en Italien ? Était-ce parce que les
touches du piano ainsi que le pédalier permettaient
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DERNIER DIMANCHE DE MARS
de nuancer le piano et le forte ? Ou alors je me laissais bercer par l’enchantement d’un mot, comme
amuninni qui en Sicile traduisait le bien banal
« allons-y », en blâmant la langue française qui
n’avait pas son pareil. Voilà à quoi je passais mon
temps en voyage sans trouver quelqu’un avec qui
partager mes cogitations.
Le bac en matière plastique jaune me lançait
l’appel de la montagne, l’appel lancinant d’un autre
monde dans lequel résidaient les peurs que je m’étais inventées. La vie m’avait arrêté en ville, devant
cette devanture, pour me demander s’il n’était pas
temps de rejoindre mes jours si pleins d’appas qui
avaient disparu. Et en mêlant cet appel à la
mémoire de la route, qui retraçait les pas de ce que
je voulais tant devenir et que je n’étais pas, la vie
n’insinuait-elle pas qu’il serait bon que je rentre
chez moi à pied ? Un chemin de Compostelle qui
me ferait reprendre la route pour que je devienne ce
que je suis vraiment. De n’être rien d’autre que le
moment, d’ignorer les parasites qui me ramenaient
sans cesse à ce que j’étais ou n’étais pas hier et à ce
que je pourrais devenir ou ne deviendrais pas
demain. Arriver à faire exister un seul instant, sans
réfléchir à ce que j’étais avant et où j’irais ensuite,
est l’expression la plus absolue de la vie. Se donner
naturellement à l’instant, c’est sauvegarder en soi la
capacité d’émerveillement.
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D E VA N T la porte de mon appartement, j’ai
tourné la clé lorsqu’un je-ne-sais-trop-quoi m’a fait
me retourner au moment où la lumière automatique s’éteignait. J’ai rallumé. Le corridor avait ce
côté démodé qui vous fait aimer ce qui n’appartient
plus à aujourd’hui. Les carreaux de la porte d’entrée
en bois massif, le haut du chambranle coiffé par un
verre voûté, une boîte à lettres encastrée dans le
bois, le sol en linoléum d’une couleur passée
indéfinissable, un panneau de compteurs électriques vétustes avec, au-dessous, un tableau – une
bergerie au milieu de la garrigue. Sur le mur gris
olive, Lune apparaissait en apesanteur, sans bras ni
jambes, elle me tournait le dos, vêtue d’un long
manteau anthracite qu’elle portait sur une robe à
fleurs mauves.
J’ai poussé la porte, je suis entré chez moi.
J’étais attendu par un fauteuil, une chaise, une
table, un lit, par de petits objets insignifiants, et
sur ma table de chevet, par un livre, Le Loup des
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DERNIER DIMANCHE DE MARS
steppes, comme j’étais attendu chez moi, à la maison,
par ma mère, mon père, mes frères et ma sœur, les
chats et le chien. La solitude, Elle était froide, oh !
oui, mais elle était calme, merveilleusement calme et
immense comme l’espace silencieux et glacé où tournent les
astres.
Il y avait un vieux mal qui traînait par-là et qui
voulait te faire faire ce que tu ne voulais pas. Le chagrin est mal foutu et te fait prendre de ces rides de
mal-aimé sur l’arc-en-ciel de ta mémoire qui prend
des airs de biaiseuse. Tu deviens vieux avant d’être
lâche, sans savoir pourquoi, sans savoir où tu vas. Tu
fais le ménage dans la rue avant de le faire chez toi.
Et peu importe toi ! Enivré par l’absinthe que distille ton âme, tu te prends de ces coups de bastringue, ça cogne, ça fume, ça fait un boucan de tous
les diables. Deux mains blanches adorées déchirent
ton cœur, comme elles déchiraient le serment qui
disait « toi, je t’aimerai quoi qu’il arrive ». Le chagrin est mal foutu. Il divulgue et estourbit les
chimères. Et tu t’en prends plein le cœur qui se met
à boiter. Et ça ne se voit pas un cœur qui boite, ça te
donne de ces airs de rien, ça dissimule la douleur
sous un air de pas vu pas pris. Et tu fredonnes des
« je ne sais pas » des « à quoi bon » qui te font croire
que tu es ce que tu n’es pas. Et tu te rafistoles avec
des bouts de ficelle, et tu te serres dans tes bras pour
mieux te retenir, et tu te tiens par les yeux parce
qu’il faut bien se tenir, et tu ressasses des promesses
à deux sous, et tu te remets à vivre, même peu,
même mal, et tu finis par t’endormir, la tête sur
un coussin d’odeurs, le corps sous une couette
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DERNIER DIMANCHE DE MARS
d’absence. Et puis, ça tu le sais, tu te réveilles une
dernière fois en te criant « allez debout lève-toi », et
tu vas à hue et à dia, mais Bon Dieu tu vas !
Le soir je retombais dans le piège que me
tendait « ce qui avait été et qui n’était plus et qui
sera peut-être demain » et mes nuits pulsaient au
son du vaste champ de bataille des désirs inassouvis
et des regrets contrariés. La nuit, en quête de sommeil, j’étais une proie facile des souvenirs et du cher
passé. Les prises qui me permettaient de me rétablir
dans l’instant étaient disparates, plus difficiles d’accès. Glisser dans l’attrait du rêve s’avérait difficile
et « ce qui avait été et qui n’était plus et qui sera
peut-être demain » se faisait passer pour un rêve.
L’empêcheur de tourner en paix qui savait être
malin, manipulateur et truqueur.
Je mettais pourtant tout en œuvre pour l’oublier, elle, qui était devenue mon obsession lunaire.
Tous mes jours étaient des jours sans elle. J’arrivais
à anéantir l’image poing levé qui surgissait à l’improviste dans ma tête et avec elle tous les souvenirs
qui s’y rattachaient. Je transposais « ce qui avait été
et qui n’était plus et qui sera peut-être demain » en
« absence de pensée ». Mais je constatais qu’à force
d’annihiler, je subissais un dommage collatéral. La
perte de ma mémoire immédiate. En gagnant un
semblant de paix intérieure, je perdais les choses de
la vie, souvent les banalités du ménage quotidien,
parfois des idées qui devaient me permettre de
tracer mon chemin. Il ne me restait que des résidus
de réflexions, de mots, de noms, de choses à faire,
aussi vite pensés aussi vite disparus. Il advenait que
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DERNIER DIMANCHE DE MARS
je tombais dans l’oubli de moi-même, que je
tombais dans l’oubli de ma mémoire. Rien d’autre
n’existait que mon oubli gavé de vide et de silence.
J’étais ce que je faisais, rien de plus, empreint d’une
vague intuition de mes gestes et des choses autour
de moi. Ma seule réalité était ce qui me servait à
l’instant. Ce n’était qu’au plus profond de moimême que résidait ce que je souhaitais. Je ne pouvais rien recevoir qui n’existait déjà en moi.
Un événement banal a pris une dimension
insoupçonnée, de celles qui changent le cours des
choses. Je venais de remonter ma corbeille à linge
de la buanderie et je pliais puis rangeais mes vêtements lorsque, parvenu aux chaussettes, je
constatais la disparition d’une chaussette noir et
gris. Situation banale, s’il en est, qui se répète inlassablement dans la routine des lessives. Mais là,
soudainement, cette disparition prenait des allures
de perte irrémédiable aux conséquences funestes.
J’essayais de me raisonner, sachant pertinemment
qu’il ne s’agissait que d’une chaussette qui finirait
mystérieusement par réapparaître comme elle avait
disparu. Mais peine perdue. Je fouillais partout,
dans les coins les plus invraisemblables à la
recherche désespérée de la chaussette perdue.
J’inspectais le lave-linge, le sèche-linge, je suivais
minutieusement le parcours de la buanderie à mon
appartement, je dépliais chaque vêtement, examinais les manches des chemises, l’intérieur des pantalons, retroussais les chaussettes… rien. Je subissais le deuil de quelque chose d’irremplaçable qui
me terrifiait. Cette chaussette noir et gris égarée,
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DERNIER DIMANCHE DE MARS
dont je considérais l’orpheline avec tristesse, me
condamnait à un sort implacable. Pendant une
semaine entière, j’ai traîné mon spleen en attente
du couperet qui allait sanctionner mon existence.
Un nouveau jour de lessive étant arrivé, je me suis
rendu plein d’amertume au sous-sol, empli de la
fatalité qu’allait me réserver un destin que je pensais inexorable. C’est là que m’est apparue la chaussette noir et gris, pendue sur l’une des barres du
siège de la chaise qui trônait à côté de la machine à
laver. Je l’ai saisie comme un omen qui allait tout
changer. Et tout a changé. Allez savoir pourquoi
une vieille chaussette noir et gris s’était mise en
tête de m’éveiller à la vie. Là, je me suis dit que je
devais être plus secoué que je voulais l’admettre.
Je voyais les carreaux quand je regardais par la
fenêtre, je voyais le verre quand je voulais boire.
L’existence de mon lit ne tenait qu’au moelleux de
l’oreiller, à la douceur des draps. J’entendais le
frémissement de l’eau vive d’un ruisseau, alors
qu’aucun ruisseau ne court dans les proches environs. Je distinguais la silhouette d’un homme assis
derrière le voile de la fenêtre voisine, un plaid de
laine sergé sur ses genoux, à ses côtés une femme
portait une cuillère aux lèvres de l’homme que je
supposais malade. Derrière la fenêtre de l’étage audessous, je voyais une table de cuisine à laquelle
étaient attablés un bonhomme pas bien grand et
plutôt maigrelet, une tignasse bouclée en pétard,
quelques poils de barbe effarouchés, il portait de
grosses lunettes à monture noire avec une des
branches rafistolée avec du sparadrap et, face à lui,
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un grand escogriffe aux cheveux châtain clair, le cou
emmitouflé dans un turban bédouin noir blanc sur
un t-shirt noir estampillé d’une écriture blanche : Il
faut faire mourir dimanche. Ils fumaient, peut-être
bien des pétards, échangeaient quelques mots, chacun une canette de bière à la main.
Alors qu’en face de mon appartement, il y avait
une trouée, un immeuble avait été démoli et pas
encore reconstruit, une palissade de bois de
chantier jaune, couverte d’affiches sauvages et d’un
graff J’ai mal à l’aise, dissimulait un terrain vague.
À l’abri d’hier et de demain, je ne savais plus si je
vivais ou si je m’inventais, si j’étais dans ma tête ou
dans une autre, dans moi ou dans autrui.
Les troubles n’étaient plus pour moi, j’allais
m’évertuer à les éviter. Même s’il est vrai que ce
sont les troubles qui distillent le plus d’adrénaline.
Je préférais l’illusion des troubles qui s’allumaient
et s’éteignaient comme on le ferait avec un interrupteur. Et, entre deux illusions, la petitesse, sans
haut et sans bas, dans un brouillard où l’on avance
en tâtonnant. Se pelotonner dans le rien, vivre de
petites choses insignifiantes et se projeter dans la
mise en scène de l’extraordinaire.
Il y avait une année que je végétais. Partout, à
l’intérieur, à l’extérieur, je gardais le silence. Quand
un matin j’ai compris que c’était le silence qui me
gardait, j’ai plié bagage et je suis parti.
Et lorsqu’on me demandera pourquoi j’ai tout
quitté pour retourner dans ma famille, je répondrai
que c’est à cause d’un bac en matière plastique
jaune et d’une vieille chaussette noir et gris.
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U N croisement de trois routes. Et comme les
trois s’engageaient vaguement vers le sud-est, je
restais là à les contempler, en me demandant si je
pouvais me tromper en prenant l’une plutôt que
l’autre. Que disait la vie ? Qu’elles se ressemblaient
toutes les trois. Je n’avais pas envie de choisir. Je
marchais depuis le matin et la fin de l’après-midi
était proche. Peut-être qu’en ne faisant rien, je
saurais laquelle prendre. Il y avait un bosquet à
quelques pas sur ma gauche et j’ai décidé d’y passer
la nuit. Quand je suis entré dans le bosquet, bordé
de thuyas, je savais déjà que le lendemain, je
prendrais la route qui le longeait. Et cela mettait
fin à cette incertitude idiote qui voulait me faire
croire que je pouvais me tromper en prenant une
route plutôt que l’autre. Alors que ça n’avait pas la
moindre importance. Et j’ai ressenti le besoin de le
crier à voix haute pour bien préciser à quel point, je
trouvais cette peur constante de mal faire hurluberluesque.
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— Ça n’a aucune espèce d’importance et ce
n’est même pas la peine d’essayer !
J’étais accompagné par ce vague sentiment de
peur que je connaissais bien pour le pratiquer
depuis fort longtemps. Innommable. Indescriptible. Une peur de ce qui pourrait ou ne pourrait
pas m’arriver. Elle me procurait l’état légèrement
fiévreux qui précédait un refroidissement. Une peur
qui oscillait entre l’agréable et le désagréable sans
jamais choisir franchement son camp. Une peur qui
parfois même me rassurait. Pour la débrancher, je
détaillais ce que je voyais, m’en contentais et ne me
préoccupais que de l’essentiel, boire, manger,
dormir. La peur a peur de l’instant présent. J’appréciais la valeur éphémère de l’instant, je me livrais à
lui jusqu’au bout. Je m’en persuadais en me parlant.
Tu ne peux pas interférer dans hier ou demain,
seulement dans maintenant. Hier et demain sont
des sources de souffrances quand il n’y a plus rien à
faire d’hier et que tu ne sais pas demain. Il n’existe
sûrement rien d’autre que l’intention de l’instant.
Si tu le comprends pleinement, il n’y aura rien
d’autre à faire et rien d’autre à réaliser.
Je m’installais un coin, de préférence entre
deux arbres et si possible entre deux sapins. Sur le
tapis forestier, j’ai étalé une couverture de survie
dorée sur laquelle j’ai déplié un matelas léger,
couleur lune, et déroulé mon sac de couchage
polaire anthracite et rouge. Mon coin avec ma
couche et mes petites choses, marqué par mon
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DERNIER DIMANCHE DE MARS
odeur, cela suffisait à me sentir chez moi. J’instaurais au quotidien, des rituels, des gestes rassurants
qui correspondaient à la marche habituelle des
choses de la vie. Lorsque je changeais de lieu, même
en voyage, je substituais immédiatement ces gestes
à d’autres, des gestes immuables qui confinaient
certainement à une forme de folie ordinaire.
Je regardais l’écorce gris argenté et puis la
cime. Je revoyais mes images de gosse : mes frères
qui grimpaient sur des sapins de trente à quarante
mètres et, une fois en haut, se laissaient tomber de
branchage en branchage jusque par terre. Qu’est-ce
que j’aurais moi aussi voulu oser, mais j’étais trop
petit, et quand je n’ai plus été trop petit, je n’osais
toujours pas. Plutôt que de sauter pour de bon, je
préférais imaginer qu’un jour viendrait où je
sauterais. En fait, j’étais lâche et tous les actes de
bravoure de ma vie ont été du courage malgré moi
pour me prouver que je n’en n’avais pas. Je me suis
toujours posé la question du courage, j’essayais de
comprendre pourquoi j’en manquais ou plutôt
pourquoi je croyais en manquer. Alors que mes
frères… tellement plus grands, plus costauds, plus
courageux, plus tout ça que moi, surtout Georges
mon frère aîné, tellement plus que moi. Mais ma
famille était touchée par une grâce qui enseignait le
respect, l’humilité et la solidarité. Mes frères et
mon père étaient tous guides de haute montagne,
moniteurs de ski et membres du secours en montagne. Quand j’avais parlé à mon père de leur
courage et de moi qui en étais dénué, il m’avait
répondu qu’un jour, moi, je partirais et qu’il en fallait du courage pour quitter ce que l’on connaissait
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pour aller vers l’inconnu, qu’il fallait autant de
courage que de sauter en parachute d’un avion dans
le vide avec le sentiment qu’il était parfaitement
absurde de vouloir croire que l’on allait voler parmi
les nuages et ne pas s’écraser. « Le courage, fils, c’est
comme l’intelligence. Il n’y a pas qu’une seule
intelligence et il n’y a pas qu’un seul courage. Il
faut avoir l’intelligence de son courage et le courage
de son intelligence. »
J’avais à nouveau tout laissé derrière moi, en
n’emportant que le peu de choses que je portais sur
moi. J’étais incapable de dire s’il m’avait fallu du
courage pour le faire. Maurice, qui n’était pas
bavard, m’avait juste dit : « Et bien voilà ! » Et puis,
lorsque j’ai ajouté que je rentrais chez moi à pied, il
a soupiré : « Eh ben dis-donc ! »
Déjà près de dix jours de marche. Le froid
s’était jeté en prédateur sur cette fin d’après-midi
de fin septembre, et prenait d’assaut le bosquet.
« La sale bouche du froid », disait mon père, parce
qu’elle lui avait dévoré deux orteils du pied gauche.
Le peu de lumière qui filtrait à travers la broderie
des arbres et des branches s’était éteint. Sur le noir
du ciel miroitaient ce que j’avais d’abord pris pour
des lucioles tellement que je ne m’attendais pas à
voir tourbillonner des flocons de neige. Le bosquet
a bientôt été plongé dans une blanche obscurité. Je
me cramponnais à la chaleur bienfaisante de mon
sac de couchage polaire anthracite et rouge qui me
rappelait l’âtre familial. La fumée âcre du feu
de bois qui pétaradait et s’envolait en scories
rougeoyantes, moi, mes trois frères et ma sœur
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pelotonnés sur des peaux de mouton écoutant ma
mère nous lire Sans famille d’Hector Malot. Neige
et loups. Il faisait bon pleurer et partager notre
tristesse dans la tendresse du foyer, enveloppés de la
chaleur de la cheminée, assis sur la douceur des
peaux de mouton, caressés par la voix de ma mère
qui racontait la tempête de neige à travers laquelle
Rémi, l’enfant abandonné, Vitalis, le vieux musicien ambulant, les chiens savants Capi, Zerbino,
Dolce, et le petit singe Joli-Cœur taillaient la route
jusqu’à Paris.
Le pays que nous traversions était d’une tristesse
lugubre qu’augmentait encore le silence ; aussi loin que les
regards pouvaient s’étendre dans ce jour sombre, on ne
voyait que des champs dénudés, des collines arides et des
bois roussis.
Je revivais sous le balancement lent et indécis
des flocons, qui se faufilaient à travers la toiture
forestière, la terrifiante tragédie de Zerbino et Dolce
dévorés par les loups : … De traces des chiens il n’en existait plus, à l’exception d’une traînée de rouge qui çà et là
ensanglantait la neige. Et rien n’était aussi triste et
désespéré que la mort, d’une fluxion de poitrine, de
Joli-Cœur qui sentant venir sa fin avait revêtu son
costume de général anglais, l’habit et le pantalon
rouge galonnés d’or, le chapeau à claque avec son
plumet. Rémi s’est penché sur lui pour lui prendre
doucement la main sans le réveiller. Cette main était froide.
Et j’entendais ma mère fredonner pour nous
endormir : Et le monde tourne, tourne, tourne, et le
monde tourne, tournera…
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Le lendemain, je me réveillais en me disant
qu’il était bien bon de n’avoir que soi et personne,
ni ami, ni bien-aimée, ni chien, ni singe, pour qui
avoir peur. L’apogée du tourment est d’avoir peur
pour un autre que soi. Je préférais mille fois souffrir
d’être seul que de me retrouver la nuit à attendre
l’autre, qui ne rentrait pas, les yeux écarquillés à
fixer le plafond, à croire à chaque bruit du dehors
que c’est peut-être elle, ou qui sais-je, et à rester-là,
des heures sans bouger, à imaginer la mort se
léchant les babines. Bien à l’abri du froid dans mon
cocon de chaleur, j’écoutais, tout autour de moi, le
silence qui tombait avec la neige.
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