Paroles d`enfants

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Paroles d`enfants
Paroles d’enfants
Lavie était déçue, elle ne voyait aucune de ses copines aujourd’hui. Son frère et sa
sœur s’étaient déjà éparpillés du côté du bac à sable et elle restait seule. De toutes
les façons, elle n’avait pas envie de les rejoindre. Elle était trop grande pour faire des
pâtés à détruire à coups de pieds.
Elle s’assit à côté de sa mère sur le banc des tricoteuses. Les aiguilles s’activaient
au rythme des conversations, palpitant sous l’indignation, s’arrêtant brusquement au
détour d’une révélation. Lavie s’ennuyait. Elle essaya de s’intéresser à la
conversation mais elle n’avait que sept ans, elle ne comprenait pas tous les mots.
- Ça veut dire quoi, maman, protsituer ?
Quelques dames pouffèrent, sa mère lui lança un regard noir.
« Quoi, qu’est-ce qu’elle avait dit encore ? »
- Va jouer plus loin, Lavie.
- Non, j’ai pas envie.
- Lavie !
Le ton de sa mère se fit cassant, la petite fille choisit de cajoler.
- Mes amies sont pas là et j’ai oublié ma poupée. Laisse-moi rester avec toi maman,
je serai sage promis.
- Ce sont des conversations de grandes personnes, tu es trop petite pour
comprendre. Tiens, prends plutôt le ballon de ton frère et va jouer.
-…
- Obéis Lavie ! Tout de suite !
La petite fille se leva, la mine boudeuse. Le ballon lui échappa des mains et elle
soupira, le plus fort possible. Elle regarda sous sa frange si sa mère l’entendait mais
celle-ci s’était déjà détournée.
- Ah ces enfants… Bon, et qu’est-ce qu’il a dit ?
Lavie lança le ballon en l’air. Elle le rattrapa des deux mains avant de le lancer à
nouveau très haut. Rattraper main droite, lancer encore plus haut. Rattraper main
gauche, rater. Quel jeu stupide ! C’est vraiment pas drôle d’être une enfant. On peut
rien dire de ce qu’on veut. Les parents vous obligent à jouer avec des jeux de
garçons. Un ballon ! Mais pour quoi faire ! Ça ne sert à rien un ballon, juste à rouler
loin, bêtement. Comme un garçon.
Lavie donna un coup de pied rageur dans la sphère de plastique qui s’envola au loin,
plus loin que les limites que les mères fixaient. Elle jeta un œil sur le banc. Les
aiguilles cliquetaient. Personne ne lui prêtait attention. Elle sourit.
Elle venait de comprendre à quoi servait un ballon. À faire le tour du monde. Elle
allait explorer le parc. Si sa mère la voyait partir, elle dirait qu’elle voulait juste
rattraper le jouet. Elle donna un autre coup de pied, le ballon atterrit dans le buisson.
Lavie fila derrière. Là-bas, personne ne la verrait, personne ne pourrait la gronder.
Toute au plaisir de frapper dans le ballon, Lavie en oublia sa colère et trouva de
nouveaux jeux. Elle cueillit une branche pour le guider dans sa course, essaya de le
faire tourner au bout de son index, celui avec lequel elle n’avait pas le droit de
montrer…
- Bonjour, qu’est-ce qu’il est joli, ton ballon !
Lavie sursauta. Les histoires de monstres qui attaquent les petites filles seules lui
revinrent en mémoire. Soulagée, elle vit devant elle un homme jeune, beau et bien
habillé, comme tonton Jean.
- Merci, répondit-elle.
Puis elle fit mine d’être absorbée par son jeu. Tout en restant à l’affût sous sa frange.
S’il s’approchait, elle bondirait par-dessus le buisson jusqu’à sa maman sur le banc.
L’homme jeune ne bougea pas, il continuait de parler. Il n’avait pas l’air de penser
qu’elle était trop petite, lui. Il lui parlait de sa maison, de son petit garçon en
vacances chez son papi, à la ferme. Il lui demanda si elle avait déjà vu des poules
pour de vrai.
- Non monsieur.
- Tu es très polie, c’est très bien.
Lavie se rengorgea. Enfin un adulte qui la complimentait.
- Pour la peine, je vais te donner un bonbon, promit-il en fouillant ses poches.
Sa langue claqua contre son palais et il sembla soudain contrarié. Lavie interrompit
son jeu et le regarda.
- C’est trop bête, j’ai oublié le paquet de bonbons dans ma cuisine.
Déçue, Lavie retint une exclamation.
- Ne t’inquiète pas, je vais réparer ma bêtise et aller le chercher. Tu vois, même les
grands font des bêtises.
Lavie pouffa. C’était la première fois qu’elle entendait un adulte dire qu’il s’était
trompé.
- Ne bouge pas, je reviens.
L’homme jeune s’en allait quand il s’arrêta soudain.
- Mais non, ça va être trop long, tu seras partie avant que je revienne. Viens avec
moi plutôt. Comme ça, tu verras mes poules. On a aussi une grosse tortue. Mon fils
l’a appelée Caroline et il lui donne à manger sa salade. Il dit qu’il n’aime pas manger
du vert.
Une sirène retentit dans la tête de Lavie. Elle savait qu’elle ne devait pas aller avec
un inconnu. Mais il n’était plus un inconnu, elle connaissait son nom : Monsieur Alain.
Et il était gentil, il avait un petit garçon…
- D’accord, répondit Lavie. Je vais poser mon ballon et je reviens. Tu m’attends
hein ?
- C’est tout près, tu n’as pas besoin…
- Il faut que je rende le ballon sinon je vais me faire gronder.
- D’accord, mais tu ne dis rien à personne. On va leur faire une surprise.
Sous le regard de Monsieur Alain, Lavie s’éloigna avec des signes joyeux. Il la vit
déposer le ballon au pied du banc où des femmes tricotaient. Il vit l’une d’elles
l’accueillir d’un sourire avant de relever la tête brusquement pour scruter les
environs. Il recula et s’éloigna d’un pas rapide qu’il voulait nonchalant.
Pendant quelques temps, il lui faudrait trouver un autre parc.