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Editions Hatier
Introduction1
Mon expérience m'apprend à la fois que la vie n'est possible que si je fais instinctivement confiance à mes sens,
et que les sens sont la source de nombreuses illusions dont la signification vitale est obscure. Il semble que faire
confiance à mes sens soit à la fois nécessaire et impossible. Si mes sens sont ce que j'ai en moi de plus
personnel, puisque mes sens expriment l'état de mon corps, et si je ne peux leur faire confiance, mon rapport au
monde n'est-il pas toujours illusoire ? Ne suis-je pas condamné à rester victime de ce que je sens ?
1. Les titres en gras servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.
1. L'illusion des sens
A. Les illusions des sens : exemples
Tout d'abord, il faut reconnaître comme un fait les nombreuses illusions des sens. L'illusion optique nous abuse.
Je crois que le bâton plongé dans l'eau est brisé. Je crois que la tour que je vois au loin est carrée. Dans l'illusion
du membre fantôme, par exemple, le toucher subsiste sans le corps. On croit sentir quelque chose alors qu'il n'y a
rien à sentir. On souffre dans une partie absente de son corps. Pour Descartes, le préjugé des sens est par
excellence le préjugé du vide. Il consiste à identifier l'être et le sensible, à faire de mes sens la nature de l'être.
Les sens apparaissent incertains. Une expérience semble nous inciter à nous méfier des sens : si je plonge en
même temps ma main gauche chaude et ma main droite froide dans une bassine d'eau, l'eau me paraît à la fois
chaude et froide. Ma sensation se divise en moi-même. Je ne peux en conclure aucune propriété objective de
l'eau.
B. Subjectivité et altérité de ma sensation
C'est même la nature d'une impression sensible de n'être jamais la même. Elle est toujours autre et
incommunicable, donc purement privée. Le froid du vent, ce n'est pas le vent, c'est ma sensation, mon frisson.
Cette altérité fait que le langage est impossible. Tu parles de ton vent alors que je parle de mon vent. Nous
parlons chacun de notre vent. Comment dans ces conditions pourrais-je avoir confiance en mes sens ? Mes sens
m'enferment dans l'instabilité contingente de ma subjectivité personnelle. Par mes sens, je n'atteins aucun
objet sur lequel on peut être d'accord. Il semble qu'il y ait toujours un risque que mes sens me trahissent.
C. Le cas du rêve
L'exemple du rêve souligne l'impossibilité pour mes sens d'attester la différence entre le rêve et la veille.
Le rêve imite illusoirement tout ce qu'on peut sentir dans la veille. C'est un pouvoir de contrefaire le sensible à
son maximum. On ne peut pas démontrer que l'on ne rêve pas à partir d'une marque sensible, même si nous
sommes certains de ne pas rêver. Le rêve est une puissance qui à notre insu imite toutes les impressions
sensibles que nous éprouvons à l'état de veille. Aucune impression sensible ne peut servir de critère pour
discerner rêve et veille. La différence ne peut témoigner d'elle-même dans le témoignage des sens, cette
différence qui permettrait au juge de dire le vrai, car le juge ne peut être mis en position d'extériorité. Mes sens
ne peuvent m'assurer que ma vie même n'est pas un rêve.
L'illusion des sens semble alors totale. Ne dois-je pas chercher dans ma raison et dans ma volonté, qui dépendent
entièrement de moi, de mon pouvoir, cette confiance nécessaire pour la connaissance et l'action ? Mais comment
ne pas alors suspecter la raison de partialité, de viser un intérêt qui lui est propre et qui dépasse l'expérience ? Or,
dans l'expérience, c'est ma sensibilité qui est mise en jeu.
2. Nos sens ne sont pas trompeurs
A. L'innocence des sens
Ni les sens ni l'entendement ne sont susceptibles d'erreur. Aucune de ces deux facultés n'est fausse par ellemême. C'est dans le jugement que l'erreur est possible, par l'influence de la sensibilité sur l'entendement.
Lorsque je crois qu'il y a un bâton brisé, j'ai affaire à ce qui est déjà jugé au lieu d'avoir affaire à un donné. Je
crois à tort qu'il y a du donné. Il faut donc distinguer perception et sensation. La sensation est une présence
immédiate et réellement éprouvée. La perception est déjà une forme du jugement, elle implique une anticipation
sur la manière dont les choses se présentent à moi.
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Un bâton qui m'apparaît brisé dans l'eau n'est-il pas un semblant, un simulacre qui induit dans notre pensée une
croyance fausse ? Il apparaît droit si je le sors de l'eau. Mais c'est à chaque fois un phénomène qui apparaît. De
quel droit tel phénomène serait-il plus réel qu'un autre ? Afin de juger si le bâton dans l'eau est brisé, il suffit de
le toucher. Si nous sortons le bâton de l'eau, il y a accord entre le toucher et la vue. Pourquoi le toucher est-il
plus crédible que la vue ? Les phénomènes sont toujours relatifs. Le jugement par lequel nous jugeons un
phénomène plus proche de la vérité qu'un autre ne peut donc se rapporter à des phénomènes. Le critère de ce
jugement doit être infaillible, il ne doit pas provenir des phénomènes.
Si la pensée était immédiate, nous ne serions pas le sujet d'une illusion sensible. L'illusion sensible consiste à
prendre la forme sensible du signe pour une image caractéristique de la vérité. Or la vérité est irréductible à
quelque image sensible que ce soit. Mais la perception ne nous permet d'agir et de nous conduire dans le monde
que lorsque nous suppléons aux sensations présentes par celles qui vont venir. En effet, si nous nous en tenions à
ce qui apparaît, à l'immédiat, nous ne percevrions que des parties, des aspects de la chose et ne pourrions
conjecturer. L'abstraction est nécessaire à la distinction des phénomènes. La pensée est toujours liée au
phénomène.
Dès lors, plutôt qu'à une illusion nous avons affaire à une apparence. La possibilité de l'apparence sensible
naît du fait que nous ne nous contentons pas des apparitions. Nous recourons à des signes qui rendent
possible une interprétation fausse. L'apparence s'oppose à l'erreur en ce sens qu'elle ne cesse pas. Elle se présente
à moi en permanence. L'apparence n'est pas supprimée par le fait qu'elle est connue comme apparence.
L'astronome continue de voir le soleil comme s'il était en mouvement. L'apparence subsiste, persiste alors même
que je sais que c'est un reflet. C'est la diversité sensible qui la rend possible. Mais mes sens pris en eux-mêmes
ne me trompent pas.
B. La certitude sensible
La sensation est la conscience de l'apparence sensible. C'est un savoir vrai. Il est vrai que je ressens telle ou telle
impression. L'événement d'apparaître de la sensation est vrai. On est soi-même ce que l'on sent. On ne peut
accuser la sensation d'être en elle-même mensongère. La sensation est toujours vraie, dit Épicure. La sensation
est tout ce qu'elle apparaît, c'est quelque chose de l'ordre du savoir. On ne peut légiférer sur les impressions
d'autrui, les contester. Tout ce que les hommes croient quant à ce qui leur apparaît est vrai, selon la thèse de
Protagoras que Platon développe dans le Théétète.
On ne peut nier la certitude du sensible qui est en chacun. Il y a un caractère infaillible de la sensation. Mais le
savoir porte seulement sur un phénomène relatif, passager. C'est en ce sens, et par le caractère subjectif de la
sensation, que la sensation n'est pas une science. Il n'y a en effet de science que du nécessaire. Mes sens sont
étrangers à l'erreur et à la vérité. Nous pouvons maintenant essayer de déterminer leur puissance et de fonder la
confiance que je peux avoir en eux.
3. La confiance en nos sens est vitale
A. Instinctivement, j'ai confiance en mes sens
La nature n'a pas d'intention, elle ne peut être responsable de nos erreurs. Nos sens sont innocents. Par eux
j'ai affaire à la réalité, non à la vérité. La sensation est l'état présent de mon corps. C'est la manière dont les
choses extérieures à nous affectent notre corps. Si nous n'avions pas confiance en nos sens, nous ne pourrions
pas vivre. Lorsque je me brûle la main, je retire immédiatement, instinctivement ma main de la source de
chaleur. Si nous n'étions pas certains d'avoir soif ou faim, nous mourrions rapidement. Mais si mes sens aident
simplement à la conservation de la vie, en quoi cela nécessite-t-il réellement une confiance, qui par nature porte
sur l'avenir, sur quelque chose qui dépasse le donné et qui l'enrichit ? La confiance est le présupposé de l'action.
B. Mes sens guident et augmentent mon action
Rousseau a montré au livre II de l'Émile que le rapport de mes sens au monde est actif et non purement passif,
réceptif. Mes sens ne sont pas donnés tels quels. Ils font l'objet d'une expérience, d'un apprentissage. Le toucher
est par exemple ce qui nous plonge directement dans l'expérience de l'effort et nous instruit sur la solidité
et la nécessité du monde.
On peut même évoquer une gradation des sens selon la confiance qu'on place en eux. Les Romains, par exemple,
accordaient un privilège à l'ouïe sur la vue. En matière de justice, il faut plutôt entendre que voir. Le fait qu'un
témoin ait été invisible signifie qu'il n'est pas partie prenante, qu'il est au-dessus de la mêlée. Cela lui donne le
pouvoir de trancher de manière souveraine. Cela lui confère le droit d'être juste.
On peut aussi penser à l'artiste qui place toute sa confiance, c'est-à-dire tous ses espoirs, dans le pouvoir
de ses sens. Mes sens ne me servent pas seulement à la conservation de la vie, mais aussi à son intensification,
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dans sa spiritualisation. L'artiste tente d'accroître sa sensibilité de façon lucide et patiente. L'éducation des sens
est démultiplication méthodique de leur puissance. L'artiste se livre à des expériences, à des tentatives, pour
découvrir la puissance des sens. On peut évoquer par exemple l'usage de la mescaline par Henri Michaux. C'est
ce que souligne Rimbaud dans une sorte de lettre-manifeste poétique : “ Le poète se fait voyant par un long,
immense et raisonné dérèglement de tous les sens. ” (Lettre à Paul Demeny, mai 1871.)
Conclusion
Non seulement la confiance en mes sens est possible, mais elle est même nécessaire au sens où elle accroît mon
activité dans le monde. C'est par mes sens et mon corps que je suis ouvert au monde et que je ne me heurte
pas à lui comme à quelque chose d'extérieur. Faire confiance à mes sens ne signifie pas que j'en fasse des
instruments de science. Mais la pensée dépend d'un événement, d'une épreuve corporelle. La pensée n'est pas
désincarnée.
Ouvertures
LECTURES
- Descartes, Méditations métaphysiques, I et VI, Garnier-Flammarion.
- Rousseau, Émile, livre II, Gallimard, coll. “ Folio ”.
- Alain, Éléments de philosophie, Gallimard, coll. “ Folio ”.
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