Freedom Summer. Luttes pour les droits civiques, Mississippi 1964
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Freedom Summer. Luttes pour les droits civiques, Mississippi 1964
Comptes rendus / Sociologie du travail 57 (2015) 126–149 137 prône une démarche comparative, il insiste sur les difficultés de toute généralisation et n’indique pas précisément selon quelles modalités établir et analyser des régularités. L’ouvrage a toutefois l’avantage d’étudier la distinction en embrassant plusieurs domaines de pratiques, au-delà des seules pratiques culturelles et artistiques. Il fournit en outre de nombreuses pistes de réflexion et d’utiles mises en garde contre les prétentions théoriques « universalistes ». Olivier Vanhée Centre Max Weber, École Normale Supérieure de Lyon, 15, parvis René Descartes, 69007 Lyon, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 23 janvier 2015 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.12.010 Freedom Summer. Luttes pour les droits civiques, Mississippi 1964, D. McAdam [traduit de l’américain par Célia Izoard]. Agone, Marseille (2012). 480 p. Les éditions Agone nous livrent ici la traduction d’un livre incontournable en sociologie des mouvements sociaux. Il s’est en effet imposé dès sa sortie en anglais en 1988 comme un livre de référence pour toute personne voulant travailler sur les conséquences biographiques de l’engagement. Outre ses apports scientifiques, on ressort particulièrement marqué par la lecture de ce très beau livre aux indéniables qualités littéraires. Il nous rend en effet palpable l’expérience de ce millier de jeunes étudiants américains favorisés des universités d’élite du nord du pays qui, durant l’été 1964, partirent bénévolement dans le Mississippi à l’appel du Student Non-Violent Coordinating Committee (SNCC) pour aider à l’inscription d’électeurs noirs sur les listes électorales et enseigner dans des Freedom Schools, et qui se retrouvèrent confrontés à la pauvreté, à un mode de vie communautaire, et à la violence des ségrégationnistes. Leurs destinées en furent durablement marquées. Et les transformations radicales que connut l’Amérique durant les années soixante et soixante-dix — ce qu’on appelle aussi « l’expérience des Sixties » — doivent être rapportées à cet été 1964, qui constitua un tournant pour la Nouvelle Gauche et essaima dans de nombreux mouvements sociaux ultérieurs (le mouvement contre la guerre au Vietnam, le mouvement féministe, le mouvement étudiant, le Black Power). Ayant eu accès aux dossiers de candidature des volontaires mais aussi de ceux qui finalement ne partirent pas (les absents), Doug McAdam a pu mener une enquête quasi-expérimentale, avec groupe-témoin, pour évaluer les effets politiques, familiaux et professionnels de la participation au Freedom Summer, au moyen de questionnaires et d’entretiens. La comparaison est d’autant plus significative que les volontaires diffèrent peu, au départ, des simples candidats : ils sont dans une situation de « disponibilité biographique », ont des positions politiques libérales1 , et beaucoup appartiennent à des organisations, notamment de défense des droits civiques (chapitre 2). Mais l’été passé dans le Mississippi, qui constitue un « engagement à haut risque » (quatre participants seront tués), va différencier nettement les trajectoires ultérieures des deux groupes. Les participants en sortent radicalisés politiquement, ressentent un impératif de l’action politique, 1 Au sens américain du terme. 138 Comptes rendus / Sociologie du travail 57 (2015) 126–149 cherchent à reproduire l’expérience de « communauté militante » qu’ils ont vécue, et restent liés aux autres anciens volontaires. De ce fait, ils s’engagent massivement dans les mouvements sociaux de la fin des années 1960, et continuent à s’engager lorsque la vague contestataire reflue. Ils investissent aussi leurs choix professionnels d’un sens militant et ont des parcours plus chaotiques. Enfin, sur le plan familial, les volontaires sont aujourd’hui plus souvent seuls que les absents (chapitres 5 et 6). On est donc loin du mythe de l’ancien militant ayant retourné sa veste, mythe dont l’auteur souligne ainsi l’inexactitude et pointe la fonction de dépolitisation. Cet aspect de l’ouvrage est sans doute le plus connu. Pourtant, deux autres aspects méritent aussi que l’on s’y attarde. D. McAdam, en théoricien de l’école du processus politique, travaille en effet aussi dans ce livre la question du lien entre contexte et mouvements sociaux. Ainsi, il analyse la situation de l’Amérique à la veille du Freedom Summer, pour montrer comment les contextes démographique, économique et politique, en modelant une génération sûre d’elle-même et de sa capacité à changer le monde, vont permettre un accueil favorable du projet du SNCC de la part d’étudiants favorisés du Nord (chapitre 1). En retour, la campagne du Freedom Summer va profondément modifier le contexte politique, faisant sortir l’Amérique du maccarthysme : « c’est toute l’idée que l’Amérique se faisait du militantisme qui commença à basculer » (p. 261). Ce retournement se produit à la fois parce que les volontaires viennent de milieux familiaux politiquement influents, véhiculant par cercles concentriques une image positive du mouvement, mais aussi en raison de la stratégie politique et médiatique volontariste du SNCC (chapitre 4, pp. 237-261). On trouve aussi dans le livre une analyse fine de la socialisation des volontaires durant l’été 1964 (chapitres 3 et 4). D. McAdam décrit les expériences qu’ils vivent et la manière dont ces dernières impriment leur marque. On doit noter ici que l’auteur réintroduit la thématique des émotions dans la littérature sur les mouvements sociaux à un moment où celle-ci ne les prenait plus en compte. Il montre leur importance pour le processus de conversion des volontaires, qui sera à l’origine de l’émergence de la contre-culture. Différents aspects de cette socialisation seront ensuite transférés par les volontaires aux mouvements des années soixante : les répertoires tactiques et organisationnels, et l’idéologie des mouvements, présentent une parenté avec le Freedom Summer (chapitre 5, pp. 270-310). C’est donc bien le lien entre biographies individuelles et histoire qu’explore D. McAdam. Le livre présente toutefois une approche globale des conséquences biographiques du militantisme, et ne cherche pas à repérer des différences au sein du corpus étudié. Or, dans un autre contexte, Julie Pagis a montré que les effets de l’engagement n’étaient pas les mêmes selon les caractéristiques des enquêtés avant l’engagement (âge, sexe, expériences militantes préalables) et selon les formes de l’engagement (Pagis, 2014). Seul le sexe est ici considéré, les trajectoires de femmes étant plus marquées que celles des hommes par l’expérience de Freedom Summer. Les différents rôles militants offerts par le projet (inscription des électeurs, Freedom Schools, secrétariat, leadership) ont certainement aussi pesé sur les trajectoires ultérieures. En se centrant de plus sur un seul mouvement, très exclusif et durant lequel tous les participants furent très investis, et en se focalisant sur un seul contexte où les anciens de Freedom Summer sont par la suite considérés comme des héros, le livre laisse ouverte la question des effets biographiques d’un engagement moins intense, au sein de groupes inclusifs, et dans des contextes qui restent au contraire hostiles au militantisme. Enfin, des recherches récentes envisagent aussi la question des effets de l’engagement sur les enfants des militants (Pagis, 2014 ; Masclet, 2015). Ces prolongements bienvenus soulignent néanmoins le caractère pionnier du livre de McAdam. Comptes rendus / Sociologie du travail 57 (2015) 126–149 139 Référence Masclet, C., 2015 [à paraître]. Les militantes de la deuxième vague. Incidences biographiques et transmission familiale d’un engagement féministe. Thèse de doctorat, Université de Lausanne. Pagis, J., 2014. Mai 68, un pavé dans leur histoire. Événements et socialisation politique. Presses de Sciences Po, Paris. Cécile Péchu Institut d’Études Politiques et Internationales, Université de Lausanne, Geopolis, 1015 Lausanne, Suisse Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 21 janvier 2015 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.12.014 In the Public Interest: Medical Licensing and the Disciplinary Process, R. Horowitz. Rutgers University Press, New Brunswick, NJ (2013). 268 p. Depuis plus de quinze ans, Ruth Horowitz, professeur de sociologie à la New York University, participe, en tant que « membre civil » (public member), au travail de medical boards, ces conseils chargés par les différents États américains de délivrer les licences donnant aux médecins le droit d’exercer, mais surtout d’évaluer et de sanctionner leurs comportements fautifs dans l’exercice de leur profession : incompétence, consommation de drogue, comportement sexuel inapproprié, etc. S’appuyant sur cette longue expérience, mais aussi sur de nombreux documents et des observations menées dans deux autres conseils médicaux, elle conduit dans cet ouvrage une analyse fine de l’histoire et des modes de délibération de ces institutions, peu étudiées malgré leur rôle central dans la profession médicale. Un questionnement sert plus spécifiquement de fil rouge à sa réflexion : comment les patients ont-ils obtenu le droit d’être représentés dans ces conseils initialement réservés aux médecins et, étant donné la forte légitimité du savoir médical, de quelle manière les membres civils — qui, dans la plupart des comités, représentent le quart des membres — peuvent-ils effectivement peser sur les décisions prises ? En étudiant la brèche qui a été ouverte dans l’auto-régulation traditionnelle du corps médical, il s’agit bien pour l’auteur de réfléchir aux conditions dans lesquelles peuvent être élaborés, dans de nombreux espaces sociaux, des modes de gouvernance inspirés des théories de la démocratie délibérative, qui sont selon elle les mieux à même de défendre l’intérêt public. L’ouvrage débute par un récit réflexif des deux expériences contrastées de R. Horowitz en tant que « membre civil ». Il plonge le lecteur dans la vie concrète des conseils et laisse apparaître des enjeux qui seront approfondis par la suite, notamment l’impact des conditions organisationnelles et matérielles sur la capacité des membres civils à défendre un point de vue autre que celui du corps médical, et les équilibres différents résultant de la confrontation de trois types de discours : médical, juridique, civil. L’ouvrage se découpe ensuite en deux grandes parties. La première (chapitres 2, 3 et 4) porte sur l’histoire de la régulation médicale aux États-Unis. Elle met en lumière les mouvements interconnectés d’amélioration et de standardisation de la formation médicale, d’une part, et de clôture de la profession, d’autre part, qui aboutirent à la fin du XIXe siècle au remplacement du simple jeu du marché par une auto-régulation professionnelle, incarnée par la licence et les conseils médicaux. Si, dans ce processus, les médecins usèrent de