L`emphase - e

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L`emphase - e
première PARTIE
Une notion problématique :
approches de l’emphase
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L’emphase : un point de rencontre entre
rhÉtorique, syntaxe et stylistique
Stéphane Macé
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l’emphase : copia ou brevitas ? • pups • 2010
Il est toujours étonnant de constater à quel point la lecture ou l’usage
modernes ont souvent eu tendance à modifier le sens des termes de la
rhétorique classique. Il peut s’agir de déplacements d’accent plus ou moins
sensibles (comme c’est le cas pour la notion d’amplification), mais cela
peut aller jusqu’à une inversion pure et simple de la valeur d’origine : dans
le langage usuel, le terme d’emphase est aujourd’hui à peu près synonyme
de « pompe » ou d’artifice, et cette valeur oblitère complètement la
signification technique originelle, au point de friser le contresens. Étudier
de tels mots exige donc de nous en premier lieu une lecture attentive
et minutieuse des textes de référence – ceux des rhéteurs de l’Antiquité,
naturellement, mais aussi ceux de leurs émules de l’Ancien Régime ou
ceux des lexicographes. Ce travail « archéologique » et philologique est
moins simple qu’il peut paraître de prime abord, notamment lorsqu’on
doit envisager conjointement plusieurs notions connexes dont l’histoire
ou l’usage ont rendu le sens fluctuant. Il faut en outre tenir compte
d’éventuelles divergences de vue entre les théoriciens.
Une autre difficulté surgit dès lors que l’on se souvient que cette
notion d’emphase embrasse plusieurs domaines : le terme, d’origine
rhétorique, a été récupéré par les linguistes et les grammairiens, et sert
également d’outil pour la caractérisation stylistique. Cette transversalité,
surtout si on l’envisage en diachronie, crée à la fois des zones d’instabilité
et des effets de convergence : s’il n’est pas inexact d’affirmer que ces
différents champs disciplinaires ont progressivement imposé une
acception radicalement différente du terme d’emphase, il reste tout
de même possible, au moins partiellement, de rendre compte de ces
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transferts. Le propos, très général, ne prétend évidemment pas démêler
définitivement un écheveau aussi noueux : l’objectif est de baliser à
grands traits l’évolution du terme d’emphase en décrivant quelques-uns
de ses domaines d’emploi privilégiés.
L’héritage rhétorique
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Si emphasis est bien à l’origine un terme grec, il semble que ce soit
surtout sous l’influence des rhétoriques latines que la notion ait
véritablement trouvé toute son importance : préférentiellement tournée
vers l’elocutio, elle intéresse peu le logicien qu’est Aristote, et Hermogène
ne lui consacre pas de développement particulier. En revanche, la
Rhétorique à Hérennius, Cicéron (plus fugitivement) et Quintilien 1
proposent chacun une définition du terme – sous l’équivalent latin de
significatio – et c’est sur cette leçon que se fonderont les théoriciens de
l’Ancien Régime.
La Rhétorique à Hérennius considère l’emphase comme un procédé
englobant, porté par une large palette de moyens qu’il ne semble pas
impossible de traduire en termes de figures :
Significatio est res quæ plus in suscipione relinquit quam positum est
in oratione. Ea fit per exsuperationem, ambiguum, consequentiam,
abscisionem, similitudinem.
L’allusion est une figure qui laisse deviner plus qu’il n’est dit. Elle prend
la forme d’une ambiguïté, d’une conséquence, d’une réticence, d’une
comparaison 2.
Quintilien, après avoir traité de la brevitas, offre à son tour une
définition synthétique ; c’est celle qui servira le plus souvent de modèle
aux théoriciens de l’Ancien Régime :
1 Rhétorique à Herennius, éd. et trad. G. Achard, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1997,
IV, 67, § 1 ; Cicéron, De l’orateur, éd. et trad. E. Courbaud, Paris, Les Belles Lettres,
CUF, 1930, III, § 202 ; Quintilien, De l’Institution oratoire, éd. et trad. J. Cousin, Paris,
Les Belles Lettres, CUF, 1978, VIII, 3, § 83.
2 Rhétorique à Herennius, éd. cit., p. 221.
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Vicina praedictæ, sed amplior virtus est emphasis, altiorem præbens
intellectum quam quem verba per se ipsa declarant. Eius duæ sunt species :
altera quæ plus significat quam dicit, altera quæ etiam id quod non dicit.
Voisine de cette dernière qualité, mais d’un degré supérieur est
l’emphase, qui donne à entendre au-delà de ce que les seuls mots
expriment. Il y en a deux sortes qui signifient, l’une plus qu’elle ne dit,
l’autre même ce qu’elle ne dit pas 3.
Quid est Emphasis, Significatio ? qua significantius aliquid ex verbis
intelligitur ; sive latens, sive expressum. Virg. Cantando tu illum ? quasi
3 De l’Institution oratoire, éd. cit., t. V, p. 84.
4 C’est le terme utilisé par E. Courbaud et H. Bornecque pour traduire significatio dans
leur édition du De Oratore, éd. cit., t. III, p. 84.
5 Voir plus haut la traduction de la Rhétorique à Herennius par G. Achard.
6 Quintilien, De l’Institution oratoire, éd. cit., VIII, 4, § 85 : « Sequens positum in voce
aut omnino suppressa aut etiam abscisa. Supprimitur vox, ut fecit pro Ligario Cicero:
“quod si in tanta fortuna bonitas tanta non esset quam tu per te, per te, inquam,
optines : intellego quid loquar”. Tacuit enim illud, quod nihilo minus accipimus, non
deesse homines qui ad crudelitatem eum impellant. Absciditur per aposiopesin,
quæ quoniam est figura reddetur suo loco ». Traduction : « L’autre sorte consiste à
supprimer complètement un membre de la phrase ou même à la tronquer. Supprimer,
comme l’a fait Cicéron dans le Pro Ligario : “Si, dans une position aussi élevée, ta
bonté n’était pas si grande, une bonté qui est toute à toi, oui, réellement à toi… je
me comprends”. Il n’a pas dit, en effet, ce que nous devinons néanmoins, à savoir
qu’il ne manquait pas de gens pour exciter <César> à la cruauté. Tronquer, c’est
“l’aposiopèse”, laquelle étant une figure, sera examinée en son lieu ».
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Cette définition est particulièrement féconde, car elle ménage
la possibilité d’une double lecture : la significatio, que l’on pourrait
décrire comme une expression dense condensant un large potentiel
de signification (un « réservoir de sens », en quelque sorte), peut
correspondre à différents moyens expressifs. Le premier type (dire plus
que les mots ne disent) correspondrait approximativement à la litote 4
ou à l’allusion 5, le second à la suppression ou à la troncation d’un
membre de phrase, ce que le rhéteur latin rapproche de l’aposiopèse :
la rupture syntaxique marquant l’hésitation (le plus souvent feinte)
serait alors l’indice d’un sens caché 6. On retrouve par exemple cette
bipartition dans la Rhétorique de Lambert Schenckel – du moins en
apparence :
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dicat, indoctus peritissimum ? Et in Georg. Cum jam glandes atque arbuta
sacrae Deficerent silvae ; hoc est, non solum prophanae, sed etiam sacrae.
Qu’est-ce que l’Emphase, la Significatio ? C’est le procédé par lequel on
donne à entendre davantage que ce que disent les mots ; ce supplément
de sens peut être caché, ou bien exprimé par les mots. Virgile :
« Tu l’aurais vaincu au chant, lui ? » [Buc. III, 25], c’est comme s’il
disait, « toi, un homme aussi inculte, tu aurais vaincu le plus habile
des chanteurs ? » ; et dans les Géorgiques [I, 148-149] « lorsque déjà
manquaient les glands et les arbouses de la forêt sacrée » : c’est-à-dire,
de la forêt, non seulement profane, mais sacrée 7.
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Les deux exemples retenus montrent toutefois que la bipartition
de Schenckel ne se superpose pas exactement à celle de Quintilien :
dans la citation des Bucoliques, c’est la syntaxe ou l’accentuation à la
lecture qui invitent à souligner le rapport dissymétrique entre « tu » et
« illum » ; dans celle des Géorgiques, on explicite un supplément de sens
potentiellement renfermé par l’adjectif « sacræ » : le fonctionnement n’est
donc pas rigoureusement le même dans les deux cas. Toutefois, lire le
premier exemple comme un véritable cas de troncation syntaxique serait
probablement abusif (du moins si on le replace dans son contexte) : il
s’agit d’une réponse de Ménalque à Damœtas qui se vante d’avoir vaincu
Damon lors d’un concours de chant, et ce qu’il faut expliciter n’est pas
l’idée de victoire (transparente en contexte), mais bien, comme l’indique
le commentaire de Schenckel, les sous-entendus de la répartie insultante
de Ménalque et le contraste entre les qualités des deux chanteurs. La
syntaxe est certes économique et elliptique, mais il serait difficile de
parler ici d’aposiopèse, et le fonctionnement n’est pas identique à celui
du passage du Pro Ligario cité par Quintilien.
7 [Lambert Schenckel], Rhetorica Cornelii Valerii Ultrajectini, Lovanii in collegio
trilingui professoris celeberrimi ; universam benedicendi rationem perspicua
brevitate optimoque ordine absolute complectens : Nunc ad majorem puerorum
commoditatem per Interrogationes & Responsiones perfecte digesta : cum
locupletissimo verborum ac rerum Indice, Antverpiæ, ex officina Plantiniana, 1593.
<titre courant : Cornelii Valerii Tabulae Rhetoricae> [ARS : 8 BL 2460], p. 86. Je
traduis.
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Emphasis est, cùm ex aliquo dicto latens aliquid eruitur. Jacuitque per
antrum immensum. Ex quo intellige illius magnitudinem. Georgius
8 L. de Grenade, La Rhétorique de l’Église, trad. N.-J. Binet, Paris, Jean Villette, 1698
[BnF : D-15268]. Le texte latin date de 1576. L’emphase y est traitée dans le « second
ordre des figures de sens, contenant celles qui ont plus de force et de vivacité »
(Livre V, chap. XIV, « De l’élocution »), et l’auteur décrit un fonctionnement qui serait
celui de la litote ou, réciproquement, de l’euphémisme.
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Ce qu’écrit Schenckel est assez révélateur de ce qu’ont pu penser
les théoriciens de l’Ancien Régime. Ils ne s’embarrassent guère de
subdivisions, et se contentent généralement d’une définition univoque :
l’emphase est le procédé qui consiste à faire entendre davantage que ce
que disent les mots.
Nous pouvons sans grand risque formuler une autre remarque dans
le même sens : le fait qu’aucun des grands modèles de l’Antiquité n’ait
consacré de véritable chapitre autonome à la notion d’emphase semble
avoir autorisé les rhéteurs modernes à minimiser quelque peu cette
notion. Si l’on regarde la table des matières des différents traités, on ne
relèvera que très rarement la présence d’une subdivision spécifiquement
dévolue à l’emphase ou à la significatio (la Rhétorique de l’Église de Louis
de Grenade fait sur ce point figure d’exception 8). Il est même assez
fréquent que le terme n’apparaisse pas !
Pour résumer un peu schématiquement, les théoriciens qui choisissent
de traiter de l’emphase abordent cette notion selon trois angles
possibles : il peut s’agir de l’étude des qualités du style (virtutes dicendi)
et de la brevitas (comme chez les rhéteurs latins), auquel cas le procédé
fait systématiquement l’objet d’une appréciation positive. Cela ne
surprendra guère, puisque les rhéteurs latins tendaient également à le
valoriser. Le fantasme d’un atticisme à la française, qui ne fait que grandir
à mesure que l’on avance dans le xviie siècle, contribue également à ce
succès d’estime. Le second angle possible, généralement plus descriptif,
est de parler de l’emphase au chapitre des figures : cela n’est guère le
cas que de traités relativement développés, comme celui de Louis de
Grenade. Éventuellement, on peut souligner à cette occasion, comme
le fait Jacques Hautin, le lien naturel entre le procédé de l’emphase et la
problématique des passions :
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Castriotus ingenti acinace medios Turcas di[s]cindebat, & medios
dividebat. Ex quibus viri robur collige. Fit etiam unico verbo : ille Orator :
hic ille hostis est. Ubi in voce hic ille, vis & emphasis inest. Differt à
metalepsi, quòd Emphasis verbis propriis fiat.
Il y a emphase lorsque par la parole, on met en évidence quelque chose
qui était en puissance. Et il était étendu dans la grotte immense : Ce
qui fait comprendre la grandeur de celle-ci. Georgius Castriotus fond
au milieu des Turcs avec son épée gigantesque, et, au milieu de la mêlée,
les met en pièces. Ces mots condensent l’idée de la force de cet homme.
[L’emphase] peut même se concentrer sur un seul mot. Celui-là est un
Orateur, celui-là est un ennemi. Expression dans laquelle dans le mot
« celui-là », se trouvent concentrées la force et l’emphase. Il y a cette
différence avec la métalepse, que l’Emphase se fait au moyen de mots
propres 9.
Nous nous intéresserons surtout ici au troisième cas, de loin le
plus fréquent : l’emphase est appréhendée en lien avec la notion,
apparemment antithétique, d’amplification.
Il faut d’abord rappeler que nous avons aujourd’hui de l’amplification
une vision largement erronée, puisque nous en faisons un peu trop
systématiquement un équivalent de la copia ou de la dilatatio. Cette
lecture n’est pas totalement absurde, et elle s’inscrirait assez facilement
dans la continuité de la théorie de Longin 10, et sans doute aussi des
réinterprétations médiévales 11. Elle peut aussi s’expliquer par le fait
que certaines sous-catégories de l’amplification appellent par nature
9 J. Hautin (s.j.), Rhetorica adolescentum ingeniis accommodata. Item facilis methodus
orationis et amplificationum. Editio novissima prioribus castigatior et auctior,
Leodii, H. et J.-M. Hovius, 1654, p. 116 [BnF : X-33456 (je traduis)]. Le Livre III est
consacré à l’élocution. Son chapitre 8 traite des figures de mots, et comprend deux
subdivisions : § 1. « Figuræ quæ ad amplificandum magis proprie pertinent » ; § 2.
« Figuræ sententiarum quæ magis propriè ad affectus pertinent ». Le développement
sur l’emphase intervient dans cette seconde subdivision.
10 Je vous renvoie à ma propre analyse, dans « L’obscurité et les théories rhétoriques de
l’amplification », dans D. Denis (dir.), L’Obscurité, Langage et herméneutique sous
l’Ancien Régime, Louvain-La Neuve, Academia Bruylant, coll. « Au cœur des textes »,
2007, p. 55-67.
11 Voir J. Lecointe, L’Idéal et la Différence. La perception de la personnalité littéraire à
la Renaissance, Genève, Droz, 1993, p. 577.
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L’emphase approche en quelque façon de l’amplification, parce qu’elle
donne plus de choses à penser que les paroles n’en expriment : Altiorem
præbens intellectum quam quem verba per se ipsa declarant 12.
Or cette amplification de la grandeur des corps, & de leur force, en
produit en même temps une autre, comme ici celle du courage de
David, qu’elle releve extrêmement dans la défaite de Goliath ; & de
la valeur des enfans d’Israël, ou plûtôt de la force de Dieu-même, par
laquelle ce Peuple s’est rendu victorieux d’un Roi si puissant, & maître
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stéphane macé Un point de rencontre entre réthorique, syntaxe et stylistique
une augmentation du matériel lexical (notamment l’amplification par
accumulation – per congeriem). Mais c’est oublier un peu vite l’important
chapitre proposé par Quintilien (Institution oratoire, VIII, 4), qui décrit
fondamentalement l’amplification comme une technique utilisée pour
souligner l’importance de quelque chose – que cela suppose ou non une
abondance verbale !
Or, s’agissant de l’amplification, il faut rappeler que les rhéteurs de
l’Ancien Régime reprennent très scrupuleusement les subdivisions
proposées par Quintilien : le jésuite Domenico Colonia, dont le manuel
connaît une fortune considérable, en propose un décalque presque
parfait. Parmi ces sous-catégories (amplification par accumulation
– per congeriem –, par comparaison – per comparationem –, par
gradation – per incrementum –, par raisonnement – per ratiocinationem),
la dernière doit retenir toute notre attention. C’est typiquement un
modèle de l’amplification qui ne passe pas par l’augmentation du
matériel lexical, mais par le recours à une logique indirecte : lorsque
Virgile veut manifester la force du Cyclope, il le décrit se servant d’un
grand pin ébranché comme d’un bâton. Souligner la grosseur de l’arbre,
c’est indirectement souligner la force du Cyclope.
Comme le souligne Quintilien lui-même (VIII, 4, §26), il y a un
rapport assez net entre l’amplification per ratiocinationem et l’emphase.
Il n’est donc pas étonnant que les rhéteurs classiques avalisent ce
rapprochement, comme le prouvent ces quelques exemples :
12 Le Gras, La Rethorique [sic] françoise, ou les principes de l’ancienne & vraye
Éloquence. Accommodez à l’usage de la conversation & de la société civile, du
barreau, & de la chaire, Paris, A. de Rafflé, 1671, p. 222.
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absolu de tout son Royaume. Ceci a quelque rapport avec l’emphase,
si ce n’est que l’emphase ne releve rien que par des paroles, & qu’ici on
releve une chose par d’autres tres-réelles ; ce qui vaut d’autant mieux,
que la réalité d’une chose a plus de solidité, que la parole des hommes 13.
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Un tel rapprochement, pourtant, ne va pas de soi : Jean Lecointe 14
rappelle avec justesse que l’emphase figurait au nombre des exercitationes
que l’on proposait aux apprentis rhéteurs, et l’amplification, appréhendée
sous cet angle, pouvait relever d’une approche diamétralement inverse :
on enseignait alternativement aux élèves à condenser un discours
pour lui prêter davantage de force, ou à l’amplifier (au sens à la fois
« quantitatif » et « qualitatif » du terme). Pourtant, la contradiction peut
n’être qu’apparente : d’une part, parce que la « concentration » du sens
peut avoir ses dangers, en confinant à l’obscurité ; réciproquement, parce
qu’il ne saurait être simplement question, pour amplifier, « d’étendre un
peu la chose » au sens où l’entend Monsieur Jourdain ! L’idéal serait de
se livrer à l’amplification en recourant uniquement à des expressions
choisies, raffinées comme des métaux précieux :
L’accroissement qui se fait par addition de substance (qui est bien le plus
solide & le vray thresor des esprits capables) ne paroist pas tant de prime
abord, sinon aux entendemens polys & desliez, mais ayant une fois esté
soumis à la rigueur de la touche, & passé par la coupelle, c’est alors qu’il
est jugé de riche alloy, & qu’il a vogue parmy toutes sortes de gens. Il y
a tousjours choses nouvelles, il n’y a mot qui n’emporte la piece, il n’y a
point de redites inutiles, rien n’y est perdu, les grands discours s’y voyent
racourcis dans les sentences pressees, dont on voit briller tout le corps
de l’ouvrage, comme une chaisne d’or par l’éclat de ses diamans ; les
figures y portent coup, sans mener grand bruit & sans affaiteries ; bref
il n’y a rien que d’exquis 15.
13 L. de Grenade, La Rhétorique de l’Église, op. cit., p. 257-258.
14 L’Idéal et la Différence, op. cit.
15 J. de Wepy, Adresse pour aquerir la facilité de persuader et parvenir à la vraye
éloquence [1625], Paris, Cardin Besongne, 1636, p. 160-164.
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Accent emphatique : Accent qui, dans la langue expressive, traduit
l’intensité du sentiment. Il frappe les mots-valeur, mais n’intervient pas
lorsque ces mêmes mots sont présentés par la raison raisonnante.
Pour insister sur un terme particulièrement significatif, le locuteur
pourra alors déplacer l’accent, et le décalage ainsi manifesté par rapport
à l’accentuation normale vaudra effet de soulignement (p. ex. : « C’est
une abSURdité ! »). Cette problématique était bien connue des rhéteurs
de l’époque classique, et certains traités spécialisés, tel celui de Michel
Lefaucheur, se montrent particulièrement précis sur ce point :
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stéphane macé Un point de rencontre entre réthorique, syntaxe et stylistique
Selon un tel modèle, on conjugue les bienfaits de l’emphase et de
l’amplification, puisque le discours amplifié serait en quelque sorte une
addition de mots ou d’expressions « emphatiques ».
Cette connexité et cette complémentarité entre l’emphase et
l’amplification ont probablement joué un rôle important dans
l’évolution sémantique du terme : on a progressivement pris
l’habitude de ne retenir de l’amplification qu’une vision purement
quantitative (l’augmentation du matériel lexical), et cela a pu jouer
un rôle dans l’appréciation d’un procédé voisin comme pouvait être
l’emphase (l’anglais « emphasize », qui rend si bien compte de la
valeur rhétorique originelle de l’amplification, apporte un témoignage
éclairant sur cette proximité). Mais cette raison n’est pas forcément
la seule.
De la rhétorique de l’elocutio, à laquelle nous pouvons sans grand
risque rattacher la théorie de l’emphase, on peut assez facilement
basculer vers une rhétorique de l’actio : si l’on postule que certains mots
fonctionnent comme des « réservoirs de sens », il est assez logique qu’à
la lecture, on ait tendance à accentuer ces mêmes mots. Le Dictionnaire
de Poétique et de Rhétorique d’Henri Morier 16 va effectivement dans ce
sens : on n’y trouve pas d’entrée « Emphase », mais il y est question des
« accents emphatiques », autre appellation de l’accent affectif ou de
l’accent pathétique :
16 H. Morier, Dictionnaire de Poétique et de Rhétorique, Paris, PUF, 1988, entrée
« accents ».
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Ma seconde observation est qu’il faut prononcer les mots
emphatiques avec emphase, soit pour affirmer bien fort, comme
ceux-cy : Certainement, asseurément, infailliblement, indubitablement,
nécessairement, absolument, expressément, manifestement, mots qui
demandent une prononciation plus expresse & plus forte ; soit pour
louër & rehausser, comme Admirable, incroyable, incomparable,
ineffable, inestimable, éclattant, pompeux, triomphant, illustre, heroïque,
auguste, majestuëux, adorable, termes qui veulent estre proférez d’un ton
plus magnifique ; soit pour blâmer & détester, comme, Atroce, énorme,
détestable, abominable, exécrable, monstruëux, tous lesquels doivent estre
prononcez d’une voix plus haute & plus émeuë, soit pour plaindre,
comme, Malheureux, miserable, funeste, lugubre, pitoyable, déplorable,
lamentable, qui estant tous mots tristes, requiérent aussi un accent de
mesme. Il faut aussi peser davantage sur les mots de quantité, comme
grand, haut, sublime, profond, long, large, innombrable, éternel ; aussi
bien que sur ceux d’universalité, comme tout le monde, universellement,
par tout, toûjours, jamais. Quant à ceux d’exténuation & de ravalement,
comme chétif, vain, petit bas, vil, foible, il les faut prononcer avec une
voix plus abaissée, & d’un accent plus dédaigneux. Si un Prédicateur
introduit une ame, disant dans le ressentiment de ses grandes
infirmitez : Quand je cherche la Foy en mon cœur, je l’y trouve si foible,
si défectuëuse, si languissante, &c. dire cela d’un ton fort élevé & avec
une grande contention, seroit une prononciation ridicule, & contre la
nature des choses. Ces mots, de foible, de defectuëuse, de languissante,
demandent un accent plaintif, & une voix basse & trainante. Cette
distinction de prononciation, outre qu’elle convient mieux à la chose
signifiée par ces sortes de mots, servira encore à la variation de la voix,
à laquelle il faut toûjours travailler 17.
Dès lors, le terme d’emphase peut aisément devenir synonyme de
soulignement : les « effets de manche » de l’avocat ou du prédicateur,
les accents pathétiques de la voix signent distinctement un certain type
17 M. Le Faucheur, Traité de l’action de l’Orateur, ou de la prononciation et du geste,
Paris, Augustin Courbé, 1657, p. 182-185 [BnF : Microfiche X 18741].
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d’éloquence, dont on aura beau jeu de dénoncer bientôt les aspects
factices ou artificiels. C’est sans doute ce qui explique que le terme
d’emphase ait pu passer progressivement d’une rhétorique du « creux »
à une rhétorique du « trop-plein », et éventuellement se charger de
connotations négatives.
Vers la grammaire et la stylistique
18 Fr. Neveu, Dictionnaire des sciences du langage, Paris, Armand Colin, 2004.
19 J. Damourette et É. Pichon, Des Mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue
française, Paris, Bibliothèque de français moderne, 1911-1934, tome IV, § 1553,
p. 556.
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stéphane macé Un point de rencontre entre réthorique, syntaxe et stylistique
C’est peut-être de cette problématique accentuelle qu’il faudrait
partir pour étudier la « récupération » de la notion d’emphase par
les grammairiens et les linguistes. Comme le rappelle Franck Neveu,
« le terme d’emphase est parfois utilisé, en grammaire traditionnelle,
pour désigner l’ensemble des procédés de mise en relief (constructions
présentatives, clivées, disloquées, focalisées etc.) » 18. Il ne nous appartient
pas ici de discuter le bien-fondé de la théorie – exposée notamment par
Damourette et Pichon 19 – selon laquelle, à partir d’une phrase plane,
c’est-à-dire neutre ou non marquée, il serait possible de mettre en
évidence (ou de « mettre en vedette », selon les propres termes de ces deux
linguistes) un élément par différentes procédures syntaxiques comme le
clivage, le pseudo-clivage ou la dislocation : plusieurs communications,
dans ce volume, aborderont la question du point de vue de la grammaire
ou de la stylistique, et formuleront des propositions plus complètes.
Nous nous bornerons ici à signaler que les structures de ce type n’existent
pas dans toutes les langues : les germanistes le savent bien, qui parlent
couramment des constructions clivées comme d’un « gallicisme ».
Dans les langues à déclinaisons comme l’allemand, où cette étrangeté
syntaxique n’existe pas, l’effet de soulignement devra faire appel à
d’autres vecteurs : on peut éventuellement jouer sur l’ordonnancement
syntaxique des groupes de mots, et/ou sur l’accent expressif. On
rejoint alors une problématique qui n’est pas fort éloignée de celle des
rhéteurs. Tout se passe comme si, en français, la syntaxe des « structures
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d’emphase » était une compensation, ou une démultiplication des effets
de l’accentuation.
Si l’on admet une telle correspondance ou une telle complémentarité,
on ne pourra qu’être sensible, sur le terrain de l’analyse stylistique,
à l’exploitation que font certains auteurs des effets syntaxiques
de mise en relief. Ce n’est probablement pas un hasard si la langue
de Bossuet a récemment suscité plusieurs études consacrées aux
constructions clivées 20 : le prédicateur utilise notamment avec une
fréquence remarquable la phrase clivée à l’entame ou à la conclusion
des paragraphes ou des principales divisions du discours, exploitant
conjointement la valeur rythmique et argumentative de cette
syntaxe si particulière. En effet, la focalisation permet une entame
dynamique, sorte de coup d’archet qui lance le mouvement de la
période, ou, au-delà, d’un développement de plus grande ampleur.
En pareil contexte, l’Aigle de Meaux est tout particulièrement adepte
de l’extraction de l’attribut du sujet, qui permet d’inscrire en lettres
d’or le thème principal d’une proposition qu’il s’applique ensuite à
démontrer :
C’est une chose surprenante que ce grand silence de Dieu parmi les
désordres du genre humain 21.
Outre ce fonctionnement « usuel », Bossuet expérimente toutes les
ressources de ce type de syntaxe en exploitant une palette extrêmement
variée, qui s’étend jusqu’aux cas d’espèce les plus improbables :
« Le bon Pasteur, dit le Fils de Dieu, court après sa brebis perdue :
Vadit ad illam quæ perierat » ; c’est le premier effet de la grâce, chercher
20 S. Hache, « Ouvrez donc les yeux, ô mortels : l’écriture de l’évidence dans les
sermons de Bossuet », dans G. Peureux (dir.), Lectures de Bossuet, Le Carême du
Louvre, Rennes, PUR, 2001, p. 75-88 (en particulier p. 77-81) ; F. Lefeuvre et V. Raby,
« Ô Prince, c’est à vous qu’on parle ! Les structures focalisantes dans les sermons de
Bossuet », L’Information grammaticale, n° 97, 2003, p. 3-9 ; S. Macé, « Sur quelques
lignes de Huysmans, et de l’usage des constructions clivées dans le Carême du
Louvre », dans G. Ferreyrolles (dir.), Bossuet. Le Verbe et l’Histoire (1704-2004),
Paris, Champion, 2006, p. 305-321.
21 Sermon sur la prédication évangélique, dans Le Carême du Louvre, éd. C. CagnatDebœuf, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2001, p. 73.
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les pécheurs qui s’égarent. Mais il court jusqu’à ce qu’il la trouve :
donec inveniat eam » ; c’est le second effet de l’amour, trouver les
pécheurs qui fuient ; et après qu’il l’a retrouvée, il la charge sur ses
épaules ; c’est le dernier trait de la miséricorde, porter les pécheurs
qui tombent 22.
Ce lien fondamental, si manifeste chez Bossuet, entre la tradition
rhétorique ses prolongements grammaticaux ou stylistiques, semble
s’être progressivement distendu. Lorsque nous parlons aujourd’hui
d’emphase, c’est pour rendre compte d’un ressenti assez vague,
largement indépendant de l’analyse technique. De plus, le terme s’est
progressivement chargé de sèmes connotatifs le plus souvent négatifs,
pour ne plus désigner que les artifices outranciers d’une parole ou
d’une gestuelle déconnectées de leur contexte énonciatif – ce qui,
rhétoriquement parlant, contreviendrait au principe fondamental de
l’aptum. Il serait imprudent de considérer qu’il s’agit là uniquement
d’un sens moderne, qui se serait par exemple imposé au moment de
la mise en cause de la rhétorique comme discipline fondamentale de
l’enseignement ; il apparaît au contraire que le sens technique et le sens
22 Sermon sur l’ardeur de la pénitence, dans Le Carême du Louvre, éd. cit., p. 196-197.
23 Nous adoptons ici la lecture la plus classique, qui fait de que un outil conjonctif
(et non plus un relatif ) dans le cas spécifique d’une extraction de l’attribut. Voir
M. Riegel, J.-C. Pellat, R. Rioul, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF, 1994,
p. 432 (remarque) ; P. Le Goffic, Grammaire de la phrase française, Paris, Hachette,
1993, p. 538-539, § 371. Voir aussi p. 221-225, notamment le § 158.
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33
stéphane macé Un point de rencontre entre réthorique, syntaxe et stylistique
L’absence simultanée de l’indice de l’infinitif (de) et de la conjonction 23
que empêche ici de trancher de façon certaine entre deux solutions
habituellement incompatibles, celle qui assignerait au pronom
démonstratif une valeur anaphorique, et celle qui en ferait un outil
cataphorique. Cette étrangeté syntaxique constitue sans doute un
exemple extrême, mais témoigne de l’audace d’un prédicateur qui a su
adapter une ressource rhétorique et syntaxique somme toute naturelle
et usuelle, au point d’en explorer les marges et d’en faire l’une des
caractéristiques fondamentales d’un véritable style d’auteur.
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usuel ont coexisté de bonne heure, comme en témoignent différentes
entrées du Dictionnaire 24 de Furetière :
EMPHASE : Terme de Rhetorique, qui signifie une expression forte,
& qui dit beaucoup en peu de mots. Cet Orateur parle avec beaucoup
d’emphase, tous ses mots ont de l’emphase. On le dit aussi de la simple
recitation. Les Gascons recitent leurs vers avec beaucoup d’emphase.
EMPHATIQUE : Qui a de l’emphase. Discours emphatique.
EMPHATIQUEMENT : D’une maniere emphatique. Cet Orateur
parle toûjours emphatiquement, a un stile élevé. Ce mot vient du Grec
emphasis.
34
Dans cette série de définitions coexistent des appréciations d’ordre
technique, qui correspondent rigoureusement à la leçon des théoriciens,
et une valeur subduite : on sait que Furetière fait du gascon un prototype
du fanfaron ou du hâbleur. L’emphase rejoint ainsi le « mauvais côté »
de l’amplification, c’est-à-dire l’hyperbole, par essence suspecte
d’invraisemblance. Si l’amplification, dans l’acception la plus rigoureuse
du terme, est une technique tout à fait recommandable, l’hyperbole a
toujours été prescrite avec les plus grandes précautions.
Il serait intéressant de faire l’histoire lexicographique de tous les termes
de rhétorique dont l’usage a inversé le signe : on ne se souvient plus
guère aujourd’hui que le verbe « exagérer » a longtemps été un parfait
synonyme d’ « amplifier » (le Cardinal de Retz ou Fénelon l’emploient
encore dans cette acception technique 25). Parfois, cette évolution
peut être plus tardive : « pompe » ou « pompeux » sont encore pris par
Furetière dans un sens uniquement positif, alors qu’ils connotent pour
nous de façon presque univoque l’artifice ou la boursouflure. Le terme
d’emphase appartient à cette nébuleuse de termes, tous plus ou mois
orientés du côté du style élevé, que l’on a progressivement détaché de
24 Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que
modernes et les termes de toutes les sciences et des arts [De Haag et Rotterdam,
1690], Genève, Slatkine, 1970.
25 Le Cardinal de Retz, Mémoires, éd. M.-Th. Hipp et M. Pernot, Paris, Gallimard,
coll. « Folio », 2003, p. 135 ; Fénelon, Les Aventures de Télémaque, XI, éd. J.-L. Goré,
Paris, Garnier, coll. « Classiques Garnier », 2009, p. 359. Le verbe a alors un régime
transitif.
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leur sens technique pour en faire des critères d’évaluation esthétique un
peu lâches, connotés négativement.
35
stéphane macé Un point de rencontre entre réthorique, syntaxe et stylistique
Ce parcours, naturellement, reste fort lacunaire, et l’on pourrait
facilement en prolonger chacun des axes : nourrir la réflexion
rhétorique de textes théoriques plus nombreux, insister sur les pratiques
pédagogiques des collèges d’Ancien Régime, approfondir la lecture
syntaxique (sans d’ailleurs nécessairement la restreindre aux seules
« structures d’emphase » : lorsqu’un lexicographe comme Pierre Delbrun
signale que l’exclamation « conficit significationem doloris » 26, il ouvre
au grammairien, s’il est audacieux, quelques perspectives nouvelles !).
Le champ des applications stylistiques, par nature, reste lui aussi grand
ouvert. Au moins espérons-nous avoir posé quelques jalons utiles à la
compréhension d’une notion qu’il importait de redécouvrir.
26 P. Delbrun, Le Grand Apparat françois avec le latin recueilli de Ciceron et des meilleurs
autheurs de la langue latine (4e édition), s.l.n.d. [BnF : X-2578], article « Montrer ».
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EMPHASE ET DISLOCATION
Cendrine Pagani-Naudet
37
l’emphase : copia ou brevitas ? • pups • 2010
« Notre esprit a une irrésistible tendance à considérer comme plus
claire l’idée qui lui sert le plus souvent » 1. Ainsi s’est installée l’habitude
qui consiste à associer emphase et dislocation. Relayée par de nombreux
ouvrages, protégée par une espèce d’évidence, cette idée entretient
l’illusion d’une lecture savante qui prétend pénétrer la « nature
intime » du texte par l’association nonchalante de procédés et d’effets
supposés. Je travaillerai donc à questionner cette quasi-équivalence
posée entre dislocation et emphase. Et qu’on n’allègue pas ici toutes les
précautions qui prétendent circonscrire la portée des mots emphase et
dislocation : elles ne sont qu’un paravent cachant un grand désordre.
Parce que si par emphase on juge plus prudent d’entendre mise en relief
ou insistance, alors je ne vois pas très bien en quoi cela devrait concerner
tout particulièrement la dislocation. On peut en outre légitimement
s’interroger sur l’intérêt de solliciter un concept, pour s’en débarrasser
immédiatement en invoquant des synonymes jugés plus neutres. Si,
revenant aux emplois premiers du mot, on entend par emphase une
« réserve de sens » 2, une force latente, alors je ne comprends pas qu’on
lui assigne des structures syntaxiques spécifiques : ce serait la désigner
alors qu’elle doit être devinée par le récepteur, sans cesse réinventée
par le locuteur. Bref, je vois dans emphase et dislocation deux mots
exemplaires d’une mauvaise collaboration entre linguistique et
1 H. Bergson, La Pensée et le Mouvant, [1934], éd. M. Lemoine, Rosny, Bréal, 2002,
p. 84.
2 F. Hallyn, « L’écriture de l’emphase dans le Monde de Descartes », dans C. Thomasset
(dir.), L’Écriture du texte scientifique au Moyen Âge, Paris, PUPS, coll. « Cultures et
civilisations médiévales », 2006, p. 224.
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stylistique, deux notions inutiles à l’analyse grammaticale, et parce
que galvaudées par les linguistes, devenues inopérantes pour l’analyse
littéraire.
La « dislocation » n’est pas forcément un procédé de mise en relief
38
Mais revenons d’abord à la « dislocation ». J’aurai certes quelques
scrupules à fatiguer le lecteur en passant en revue toutes les constructions
traditionnellement rangées sous cette étiquette. Mais un tel inventaire
suffisant à montrer combien la catégorie est accueillante et par là-même
assez peu rigoureuse, permettez-moi de les « jeter, en touffe, sans les
mettre en bouquet » :
Cet homme, je ne le connais pas.
Partir, c’est mourir un peu.
Sa vie, elle ressemble à ces soldats sans armes.
C’est beau d’aimer.
Il est laid le débit de l’eau.
Qui se fait brebis, le loup le mange.
Je ne m’attarde pas sur l’inconsistance de cette catégorie, qui trouve sa
cohérence dans une sorte d’intuition préstylistique mais ne résiste pas
à l’analyse raisonnée. Parmi toutes les interprétations où l’analyse tend
à se dissoudre dans un bain de concepts assez opaques (thématisation,
mise en relief, oralisation, spontanéité), vient en bonne place l’emphase.
Entendons bien sûr, une emphase respectable, lavée des préjugés liés
aux usages courants, et qui ne désignerait plus que l’« accentuation » et
l’« insistance ». L’expression même de « transformation emphatique » 3
apporte une solution efficace, apparemment rigoureuse, à l’analyse : la
phrase disloquée est le résultat d’une transformation destinée à produire
un effet d’emphase. Bel effort de pensée circulaire, que dissimulent à
peine les raffinements de la terminologie.
3 J. Dubois, Grammaire structurale du français. Le Verbe, Paris, Larousse, 1969, p. 159.
J. Dubois et F. Dubois-Charlier, Éléments de linguistique française: syntaxe, Paris,
Larousse, 1970, p. 180.
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Prenons un exemple, celui que les auteurs de la Grammaire Méthodique
du Français proposent pour illustrer un type de la phrase emphatique, à
savoir le « détachement d’un constituant repris par un pronom » :
Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil (Film de Jean
Yanne) 4.
Le jeune prince, quant il la veid près de son lict, il la print par la main,
qu’elle avoit froide et tremblante, et luy dist […] 5.
Cette scie à bois, dont la position singulière sur la rive du Doubs vous
a frappé en entrant à Verrières, et où vous avez remarqué le nom de
SOREL, écrit en caractères gigantesques sur une planche qui domine
le toit, elle occupait, il y a six ans, l’espace sur lequel on élève en ce
moment le mur de la quatrième terrasse des jardins de M. de Rênal 6.
L’auteur de l’Adonis, il ne peut être qu’un esprit singulièrement attentif 7.
On peut estimer que l’on a dit quelque chose en invoquant l’emphase,
en affirmant que l’auteur met en relief le sujet en le détachant en début
d’énoncé. Mais cela ressemble assez à une esquive et l’on sent bien
39
cendrine pagani-naudet Emphase et dislocation
L’exemple cité est à mon sens on ne peut plus malheureux : la
reprise n’est pas accompagnée d’un détachement, et correspond à une
réalisation qui s’est banalisée à l’oral depuis le xviie siècle. La reprise
de sujets comme tout le monde ou personne constitue précisément le
dernier stade de cette évolution qui fait du pronom personnel sujet une
marque d’accord du verbe. La construction liée ne met rien en relief. Dès
lors, c’est un abus d’évoquer ici l’emphase, quel que soit le sens retenu
d’ailleurs. En revanche, la version segmentée, attestée à l’écrit depuis
le Moyen Âge, semble davantage se prêter à ce type d’analyse. Pour les
occurrences suivantes :
4 M. Riegel, J.-C. Pellat, R. Rioul, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF, 1994,
p. 390.
5 Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, éd. M. François [d’après le manuscrit fr. 1512
de la Bibliothèque nationale], Paris, Garnier, coll. « Classiques Garnier », 1967,
p. 242.
6 Stendhal, Le Rouge et le Noir, [1830], Paris, Flammarion, coll. « GF », 1964, p. 35.
7 P. Valéry, « Au sujet d’Adonis », dans Variété I [1924], Paris, Gallimard, coll. « Folio
essais », 2002, p. 64.
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que toutes ces constructions ne peuvent faire l’objet d’une analyse
uniforme ; et que dans toute cette affaire, les mutations de la langue,
l’évolution des normes stylistiques et syntaxiques, définissent au fil des
siècles de nouvelles conditions d’emploi et de réception. Ainsi, pour
paraître évidente aujourd’hui, c’est assez récemment que s’est établie
cette association entre emphase et reprise pronominale. Il a fallu
qu’évoluent conjointement le sentiment linguistique et la réception des
faits de redondance d’une part, la conception de l’emphase d’autre part,
pour que l’on parvienne au cliché contemporain, selon lequel la phrase
disloquée est une construction emphatique.
40
La redondance pronominale n’a pas toujours été « emphatique »
À la Renaissance, les faits de reprise pronominale sont évidemment
attestés mais les premières grammaires du français n’en font pas état.
Pour plusieurs raisons : d’abord la redondance, fût-elle syntaxique,
n’a rien de remarquable dans une période où l’écrivain apprécie
répétition, remplissage, énumération, exagération – traits qu’Alexandre
Lorian regroupe sous le nom d’« emphase » 8. Par ailleurs, la grande
préoccupation alors est d’encourager l’expression du pronom sujet,
et non pas d’en réguler l’emploi. Ronsard illustre bien l’instabilité
de l’usage, qui dans son Abrégé recommande l’emploi du pronom et
simultanément l’omet :
Tu n’oublieras iamais les articles, & tiendras pour tout certain que rien
ne peut tãt deffigurer ton vers que les articles délaissez : autant en est il
des pronoms primitifz comme ie, tu, que tu n’oublieras non plus, si tu
veux que tes carmes soyet parfaictz et de tous points bien accompliz 9.
Et noteras que la langue Grecque n’eût jamais été si faconde et
abondante en dialectes et en mots comme elle est sans le grand nombre
des républiques qui fleurissaient en ce temps-là 10.
8 A. Lorian, Tendances stylistiques dans la prose narrative du xvi e siècle, Paris,
Klincksieck, 1973, p. 29.
9 Ronsard, Abbregé de l’art poëtique françois, Paris, Gabriel Buon, 1565, p. 10.
10 Ibid., p. 5.
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Quant au terme d’emphase, ses premières attestations en français,
attribuées à Estienne Pasquier, semblent orienter le terme vers l’idée de
force expressive :
Pour ; sens de cette particule dans la composition : « Ce mot de pour,
joint avec une autre parole , emporte quelque grande emphase, comme
nous voyons en ces mots pourparler, pourpenser, pourchasser 11.
Au xvie siècle, emphase s’applique essentiellement au lexique, non à
des constructions caractéristiques, des images ou encore une intonation
particulière. Il indique une richesse sémantique, voire une certaine
expressivité, sans signifier pour autant l’exagération ou l’affectation.
41
cendrine pagani-naudet Emphase et dislocation
Nos composez sont beaucoup plus signifians et ont plus d’emphase
que ceux des Grecs car nous disons pinsemaille, racledenare, serredenier,
serremiette 12.
Quant a ce mot débonnaire, c’est celuy duquel l’origine pourroit estre
encore moins recongneue pource que de trois on n’en a faict qu’un ; car
on dit débonnaire au lieu de dire de bonne aire, estant par ce mot aire
signifié le nid de l’oiseau de proye. Or faut il bien que débonnaire ait
une grande emphase, veu que nos ancestres, pour monstrer la bonne
nature du roy Louys I, l’appelèrent par forme de surnom Débonnaire,
ou le Débonnaire choisissans ce mot entre plusieurs, comme le plus
convenable [...] 13.
Et toutesfois s’ils veulent dire la vérité, ils m’accorderont aussi que
combien que souvent ils puissent avoir besoin d’exprimer telles choses,
ils n’ont rien pour mettre en la place qui soit ne tant emphatique ne de
si bonne grâce 14.
Ces nuances ne recouvrent pas exactement ce qu’entendaient
Quintilien ou Érasme par emphasis, le mot renvoyant plutôt à l’idée
11 É. Pasquier, Les Recherches de la France, [1543], éd. M.-M. Fragonard et F. Roudaut,
Paris, Champion, 1996, t. 1, p. 347.
12 H. Estienne, La Precellence du langage françois [1579], éd. L. Feugères, Paris,
J. Delalain, 1850, p. 107.
13 Ibid., p. 129.
14 Ibid., p. 142.
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d’une « réserve de sens », d’une force latente, « qui donne à entendre
au-delà de ce que les seuls mots expriment » 15. Pour autant, J. Chomarat
dans Grammaire et rhétorique chez Érasme, souligne que dans certains
contextes, la traduction par emphase au sens de « force expressive » 16 se
prête tout à fait au sens que donne par endroits Erasme à « emphasis ».
Il se trouve en effet que le mot emphase porte en lui une tension, « un
curieux dualisme », qui le rend précisément apte à désigner toutes les
dimensions de la parole divine et de la langue poétique 17.
42
Au xvie siècle, redondance pronominale et emphase coexistent, sans que
l’on songe à qualifier d’emphatiques des constructions qui ne suscitent
pas encore l’intérêt des grammairiens. À la fin du xvie siècle, emphase
commence à se colorer de connotations péjoratives. Sous la plume de
Montaigne par exemple, emphase associé à exagération et remplissage
s’oppose à ce qui est simple, vrai et naïf :
[…] eschauffé ou par la resistance d’un aultre ou par la propre chaleur
de la narration, je grossis et enfle mon subject par vois, mouvemens,
vigueur et force de parolles et encore par extention et amplification non
sans interest de la verité nayfve mais je le fais en condition pourtant
qu’au premier qui me rameine et qui me demande la verité nue et crüe,
je quitte soudain mon effort et la luy donne sans exaggeration sans
emphase et remplissage 18.
15 « Altiorem prœbens intellectum quam uerba per se ipsa declarant. Eius duae sunt
species : altera quae plus significat quam dicit, altera quae etiam id quod non dicit » :
Quintillien, Institutio oratoria, VIII, III, 83, trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres,
1978, p. 83-84.
16 J. Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme, Paris, Les Belles Lettres, 1981,
p. 811.
17 Voir G. L. Kustas, « Emphasis as a rhetorical concept », Studies in byzantine rhetoric,
Thessalonike, Patriarchikon Hidryma Paterikon, 1973, p. 163 : « There is a curious
dualism in term itself, the ἐμ- implying inherence, while –φάσις (φάινω) describes
extrinsic effect. Thus the word carries within it a paradox ».
18 M. de Montaigne, Essais, Livre III, chapitre XI « Des boyteux », éd. A. Thibaudet
et M. Rat [d’après l’édition de 1580, l’Exemplaire de Bordeaux de 1588, et l’édition
posthume de 1595], Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1962,
p. 1005.
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Au xviie siècle, cette dérive se confirme plutôt sous l’influence des
écrivains que des grammairiens. Pour Boileau, pour Molière, ou encore
La Bruyère, emphase est essentiellement pris en mauvaise part et désigne
l’enflure, l’exagération. Il arrive à Boileau d’évoquer « l’emphase
admirable », mais plus généralement, il condamne « l’ambitieuse
emphase », ses outrances et sa pompe. Ainsi c’est bien une évolution du
goût qui est sensible dans le Discours sur le style des inscriptions 19 :
C’est une disconvenance esthétique qui est ici dénoncée, une
disproportion entre l’objet et la forme du discours. L’emphase et ses
« pompeuses déclamations » s’opposent à la simplicité qu’exige le style
« grave ». Chez les grammairiens et les remarqueurs, le terme renvoie
surtout à la force expressive, ou à l’émotion. Vairasse spécialise davantage
le terme en l’orientant vers l’analyse de la prosodie :
43
cendrine pagani-naudet Emphase et dislocation
M. Charpentier de l’Académie française ayant composé des inscriptions
pleines d’emphase qui furent mises par ordre du roi au bas des tableaux
des victoires de ce prince peints dans la grande galerie de Versailles
par M. Le Brun, M. de Louvois […] fit entendre à Sa Majesté que ces
inscriptions déplaisaient à tout le monde et pour mieux lui montrer
que c’était avec raison me pria de faire sur cela un mot d’écrit qu’il
pût montrer au roi. Ce que je fis aussitôt. Sa Majesté lut cet écrit avec
plaisir et l’approuva de sorte que la saison l’appelant à Fontainebleau il
ordonna qu’en son absence on ôtât toutes ces pompeuses déclamations
de M. Charpentier et qu’on y mît les inscriptions simples qui y sont que
nous composâmes presque sur le champ M. Racine et moi et qui furent
approuvées de tout le monde 20.
19 Il s’agit des inscriptions de la galerie des Glaces, à Versailles. François Charpentier
les avait composées pour remplacer celles de Tallemant qui étaient rédigées en latin.
Les inscriptions de Charpentier seront elles-mêmes remplacées dès l’année suivante,
en 1685, par celles de Boileau et Racine. Voir N. Milovanovic, « Les inscriptions
dans le décor de la galerie des Glaces à Versailles : nouvelles découvertes », dans
Comptes rendus des séances de l’année, Académie des inscriptions et belles-lettres,
149e année, n° 1, 2005, p. 279-306.
20 N. Boileau, Discours sur le style des inscriptions, dans Œuvres de Boileau-Despréaux,
t. II, Paris, Treutell et Würtz, 1832, p. 87.
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Pour l’Emphase, elle n’est autre chose qu’un Ton remarquable qu’on
donne quelquefois aux letres, aux syllables, aux mots & aux sentences,
dans une signification extraordinaire 21.
De ce que j’ai pu lire, seul Maupas retient le sens initial de « réserve
de sens », ce qui le conduit parfois à rapprocher l’emphase de l’ellipse :
44
Dequoy emporte une emphase de biens, ou de sujet & matiére. Cet
homme a bien dequoy c’est, a beaucoup de biens, il est riche. Vous me
remerciez, mais il n’y a pas de quoy 22.
Des miénes, des tiénes, des siénes, des nostres, des vostres, des leurs, genitifs
ou abl. definis pluriers feminins usurpez sans substantifs certains,
s’entendent par une eclipse emphaticque, Des folies, des fredaines, des
bravades, ou autres tels substantifs convenables en sinistre part. Quand
vous m’aurez bien fait endurer des vostres, ie pourrois bien faire des miénes.
Auras-tu tantost assez fait des tiénes 23 ?
Au même moment, l’usage du pronom personnel commence à être
plus strictement encadré. On s’avise de la singularité de constructions
où le pronom semble faire double emploi avec le nom : la plupart sont
admises, voire recommandées pour la véhémence qu’elles apportent
au discours mais on ne parle encore d’emphase. Sont en revanche
condamnées les reprises immédiates du sujet. Buffier au début du
xviiie siècle formule clairement l’interdit :
Le verbe doit avoir un nom ou un pronom pour nominatif : Cicéron
instruit toujours : il ne faut pas donner au même verbe un nom et un
pronom qui signifierait la même chose ni dire comme font quelques
étrangers Cicéron il instruit toujours ; à moins que ce ne fussent deux
phrases différentes 24.
21 D. Vairasse d’Allais, Grammaire méthodique, Paris, Vairasse d’Allais, 1681, p. 52.
22 C. Maupas, Grammaire et syntaxe françoises, Orléans, Olivier Boynard et Jean Nyon,
1618, 77 v°.
23 Ibid., 91 v°.
24 C. Buffier, Grammaire françoise sur un plan nouveau, Paris, N. Le Clerc, 1709, p. 310.
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Au xviiie siècle, le discours sur l’emphase se précise, et fait état d’une
polysémie qui conduit à distinguer de l’usage courant péjoratif, un usage
spécifique, où l’emphase retrouve son cachet antique. Les ouvrages à
vocation pédagogique ressasseront les développements de Crévier et de
Beauzée :
Je nomme Emphase l’emploi d’un mot qui dit beaucoup dans la place où
il est, & qui donne plus à penser qu’il n’exprime. Ainsi Mithridate refusé
par Monime, qui ne veut plus l’épouser, s’écrie dans Racine : « Est-ce
Monime ? Et suis-je Mithridate ? » 25.
45
cendrine pagani-naudet Emphase et dislocation
L’emphase est donc valorisée comme recherche de condensation, de
concision. Le terme est associé à celui d’énergie, et tend parfois à se
confondre avec l’ellipse : pour Beauzée « une phrase elliptique » donne
« au tour le mérite de la brièveté ou de l’énergie » 26. Le glissement est
intéressant – pensons aussi à l’« éclispe emphaticque » de Maupas – :
apparemment il est acquis que seule la brièveté peut se charger d’un sens
latent, la redondance à cette époque est ressentie comme incompatible
avec cette conception-là de l’emphase. La période voit d’ailleurs
s’accentuer la méfiance à l’égard des faits de redondance, notamment
la reprise immédiate du sujet. Progressivement sont atteintes des
constructions jusque là tolérées. Féraud en 1787 observe dans son
Dictionnaire de la langue française que « les pronoms il et elle ne devraient
pas être employés quand les noms sont exprimés. On trouve ridicule
dans le peuple qu’il dise mon frère il a dit » 27. La condamnation est
étendue aux emplois littéraires où le pronom est éloigné du nom : il y
voit « un double emploi peu nécessaire et peu régulier », « contre l’usage
et le génie de la langue ». Il en va autrement lorsque le pronom précède
le nom : dans ce cas « le tour est élégant […] il sert à rompre l’uniformité
de la construction » 28. Le Gradus ou Dictionnaire de la langue poétique de
25 J.-B. Crevier, Rhétorique française, II, Paris, Saillant, 1767, p. 200.
26 N. Beauzée, Grammaire générale, Paris, J. Barbou, 1767, t. 2, p. 397.
27 J.-F. Féraud, Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, Jean Mossy, 1787,
p. 420.
28 Ibid., p. 420.
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Carpentier se fait l’écho de ses prédécesseurs mais opère un glissement
de plus en faisant de ce tour « élégant » un procédé d’emphase :
Si cependant les pronoms personnels il, ils, elle, elles, précèdent le nom,
ils servent dans le style soutenu à donner plus d’emphase, plus d’énergie
à l’expression, ils rompent l’uniformité des constructions en faisant
placer le sujet après son verbe : Ils sont enfin connus, ces projets plein
d’horreur ! Racine 29.
46
C’est une des premières traces que j’ai trouvées, où emphase comme
« énergie donnée à l’expression » sert à analyser les effets de la redondance
pronominale. Voilà aussi qui peut nous rendre perplexe quant au sens
qu’il faut donner à emphase dans un tel contexte. En effet, à la même
époque étaient revendiqués deux sens, toujours mis en opposition,
le sens courant « enflure » et « fausse élévation du style », et le sens
spécifique, « exprimer beaucoup d’idées et d’idées nobles par un seul
mot » 30.
La force tacite de la dislocation
Porté par l’habitude, le lecteur contemporain serait pourtant assez
tenté de dire que l’emphase correspond dans le vers de Racine à un effet
d’insistance, né de la mise relief du sujet placé en fin de phrase. C’est
que le xxe siècle a largement contribué à imposer ce sens pour l’emphase,
et surtout à arrêter cette analyse face à toute construction présentant
une redondance pronominale. Emphase a conservé son sens péjoratif
– « enflure » et « fausse élévation du style » – mais, plus spécifiquement
et sans a priori, le terme « repris à la rhétorique » désigne « un accent
particulier sur un constituant de la phrase » 31, la mise en relief, la mise
en focus, l’insistance, l’intensité de l’intonation. Les deux acceptions ne
sont pas sans rapport, et la « dislocation », couvrant avantageusement
29 L.-J.-M. Carpentier, Le Gradus français ou Dictionnaire de la langue poétique, Paris,
Alexandre Johanneau, 1822, p. 622.
30 É. Millon-Journel, Les Enfants du vieux château, ouvrage destiné a l’instruction et à
l’amusement de la jeunesse, Paris, Vve Renard, 1826, p. 157.
31 J. Dubois, Dictionnaire de linguistique, Paris, Larousse, 1973, p. 186.
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47
cendrine pagani-naudet Emphase et dislocation
l’ensemble des faits de redondance pronominale, on passe aisément
de l’une à l’autre, de la déviance linguistique – la dislocation est
aussi abordée comme un trait typique du français parlé 32 – à l’écart
stylistique valorisé. Cette cohérence sémantique s’est faite au prix d’un
appauvrissement indéniable. « Signifier plus que ce que le discours ne
dit », voilà qui semble incompatible avec la conception contemporaine
de l’emphase et incompatible avec les procédés supposés la susciter, à
savoir la dislocation et l’extraction. C’est par glissement sémantique plus
que par une conscience exacte des procédés que l’on atteint le paradoxe
qui sous-tend notre réflexion, glissement en germe dès l’origine mais
dont le développement dépend de notre culture.
Revenons sur le Gradus de 1822 33 qui semble initier l’erreur fatale. Il
distingue encore deux tours qu’il est convenu de nommer « dislocation à
droite » et « dislocation à gauche », et que certains ouvrages confondent
imprudemment. Pour la première, Carpentier parle d’ « emphase »,
d’ « énergie », liées à un agencement remarquable de l’énoncé. Cette
énergie peut-elle être autre chose que mise en relief, insistance et
redondance ? Je le crois. Il est possible de raisonner ponctuellement sur
la force tacite de certains faits de reprise pronominale, autrement dit de
réfléchir à leur emphase, comprise comme une invitation à une lecture
plus fine, à l’exégèse toujours renouvelée. Mais la confusion conceptuelle
est telle désormais que c’est toujours au prix d’une forte résistance aux
mots que peut s’effectuer une telle approche.
Nécessité, donc, de faire le ménage. Et ce travail incombe aux
grammairiens et aux linguistes : je ne pense que l’emphase leur soit
une notion bien utile 34. On objectera que c’est là un problème banal
de terminologie, qu’il suffit de faire preuve de prudence et de rappeler
toujours à quelle réalité renvoie la notion. Soit. Mais ces fantaisies de
spécialistes ne sont pas sans conséquence dès lors qu’elles se perpétuent
32 P. Calvé, « Un trait du français parlé authentique : la dislocation », The Canadian
Modern Language Review, n° 39, 1983, p. 779-793.
33 L.-J.-M. Carpentier, Le Gradus français ou Dictionnaire de la langue poétique, op. cit.
34 H.-J. Deulofeu, « L’approche macrosyntaxique en syntaxe : un nouveau modèle de
rasoir d’Occam contre les notions inutiles ? », Rencontres linguistiques en pays
rhénan, n° 12, Strasbourg, Publications de l’Université Max Bloch, 2003.
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par le biais de manuels sur les bancs des amphithéâtres et des salles de
classe. « L’emphase syntaxique » se glisse aussi dans les grammaires de
français pour étrangers, associée à la dislocation, elle-même rattachée
à la langue familière 35. Alors, un lecteur anglais découvrant Le Rouge
et le Noir et y rencontrant nombre de « dislocations » arrivera à deux
conclusions : la prose de Stendhal est familière, orale, et Stendhal
est emphatique, lui qui avait l’emphase en horreur comme « cousine
germaine de l’hypocrisie des prêtres » 36.
48
À combien de contre-sens nous livre cette terminologie hasardeuse,
fruit une transversalité mal comprise entre la stylistique et la
linguistique ! Car cette collaboration si nécessaire ne doit pas reposer
sur le seul transfert de notions, qui peuvent perdre de leur précision
en changeant de domaine. Plus affligeant encore, lorsque le mot, tout
auréolé de son séjour en linguistique, revient par ricochet dans le champ
de l’analyse littéraire, il devient un obstacle à une lecture sensible et
réfléchie, en fournissant une impression d’explication rigoureuse. Les
problèmes que posent l’étude de la langue et l’analyse des textes sont
suffisamment amples sans que l’on travaille à compliquer cette tâche
par l’emploi de mots à la vertu explicative suspecte, qui font l’orgueil du
mauvais pédagogue, et mènent à une connaissance vaine.
35 M. L’Huillier, Advanced French Grammar, Cambridge, Cambridge University Press,
1999. L’auteur range les constructions disloquées sous la rubrique « emphasis
(emphase syntaxique) ». La dislocation est donnée comme « only used in informal
French », p. 36.
36 Stendhal, « Lettre à Pauline du 4 juin 1810 », Correspondance, Paris, Gallimard, 1968,
p. 842, cité dans P. Berthier et É. Bordas, Stendhal et le style, Paris, Presses de la
Sorbonne Nouvelle, 2005, p. 80.
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EMPHASE ET PURISME SOUS L’ANCIEN rÉgime :
LE CAS DES MARQUEURS INTENSIFS DE CONSÉQUENCE
Claire Badiou-Monferran
49
l’emphase : copia ou brevitas ? • pups • 2010
Sous couvert de « mise en relief », l’emphase est un phénomène transsémiotique dont les champs d’application sont multiples. En sciences du
langage, la notion est aussi bien requise en rhétorique (le domaine dont
elle est issue) qu’en stylistique et en linguistique, où elle a été importée
plus récemment. Construit sur la racine grecque phanein, « faire voir,
briller », le terme emphase recouvre, en rhétorique, l’ensemble des
figures destinées, selon G. Molinié à « renforcer l’expression », soit par
« amplification » 1, soit par « raccourcissement » 2 ou condensation. Les
premiers dictionnaires monolingues du français, à savoir, le Richelet
(1680), le Furetière (1690), et celui de l’Académie (1694) relayent tous
cette définition, mais ne se focalisent que sur l’un des deux processus de
correction de l’expression :
– correction de l’expression par condensation :
Richelet, EMPHASE : expression élevée qui souvent laisse plus à
penser qu’elle n’exprime […]
Furetière, EMPHASE : terme de rhetorique, signifie une expression
forte, et qui dit beaucoup en peu de mots […] – correction de l’expression par expansion :
Académie, EMPHASE : Pompe dans l’expression, dans la prononciation
[…]
1 Comme dans le cas de l’hyperbole, la gradation, l’antithèse, l’épanorthose, ou
encore l’anthorisme. Voir G. Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Hachette,
coll. « Les usuels de Poche », p. 129.
2 Comme dans le cas, notamment, de la litote.
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Quelle que soit la direction, centripète ou centrifuge, de ces
aménagements, le recours à l’emphase conduit nécessairement, selon les
termes de G. Molinié 3, au « soulignement de la forme, de l’expression ».
Partant, en stylistique, l’emphase caractérise un sous-ensemble de
textes privilégiant la fonction poétique du langage :
c’est sur le signe même que se concentre l’attention. Celui-ci déborde
de sa signification, s’impose dans sa présence matérielle et requiert un
considérable élargissement de son champ de résonance […] l’emphase
est donc l’action du langage, ou le langage en action, qui émeut la
sensibilité et bouleverse l’âme 4.
50
La notion est récupérée en linguistique, par l’intermédiaire de l’anglais
emphasis, « accentuation, insistance ». Dans le sens restreint que lui a
donné la grammaire générative et transformationnelle, popularisée en
France par J. Dubois et F. Dubois-Charlier 5, l’emphase désigne un « type
de phrase facultatif », dépourvu d’intonation spécifique, et procédant au
réagencement à la fois syntaxique et communicationnel des types de phrases
dit « obligatoires », soit par dislocation, soit par clivage 6. Toutefois, sous
la bannière de la « syntaxe d’expressivité », l’école guillaumienne confère à
l’emphase une assise beaucoup plus large. Reprenant la distinction effectuée
en son temps par G. Guillaume dans ses Leçons de linguistique, elle oppose
ainsi la « syntaxe d’expression », tributaire – et tributaire seulement – de la
« représentation de langue », et la « syntaxe d’expressivité », qui, par delà
la « représentation de langue », manifeste soit « implicitement », par des
moyens non verbaux – notamment l’intonation – soit « explicitement », par
la mobilisation du matériau morphologique approprié, la « subjectivité »
– ou « l’intention » – du sujet parlant 7. « Expression » et « expressivité »
3 G. Molinié, Dictionnaire de rhétorique, op. cit., p. 129.
4 Ibid., p. 130.
5 J. Dubois et F. Dubois-Charlier, Éléments de linguistique française : syntaxe, Paris,
Larousse, 1970, chap. XIII-XX.
6 Voir M. Riegel, J.-C. Pellat et R. Rioul, Grammaire méthodique du français [1994],
Paris, PUF, coll. « Linguistique nouvelle », 1996, chap. XI, p. 386, et p. 425 sq.
7 G. Guillaume, Leçons de linguistique 1947-1948, p. 202, cité et glosé dans A. Boone
et A. Joly, Dictionnaire terminologique de la systématique du langage [1996], Paris,
L’Harmattan, 2004, « expression », p. 172-173 ; « expressivité », p. 174-178.
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interagissent ainsi dans le discours, dans des proportions variables, selon
le principe des vases communicants :
si l’expression grammaticale tend vers l’entier, l’expressivité tend vers
zéro […] si l’expressivité grandit et tend vers l’entier, l’expression
grammaticale tend vers zéro. Cette dernière situation relative, extrême,
de l’expression grammaticale et de l’expressivité est rendue par
l’interjection, laquelle représente une expressivité si grande qu’il ne reste
plus de place pour l’expression grammaticale 8.
Finalement, dans le domaine des sciences du langage, l’emphase
recouvre aujourd’hui des phénomènes assez divers. En rhétorique,
8 G. Guillaume, Leçons de linguistique 1943-1944, p. 91, cité dans A. Boone et A. Joly,
Dictionnaire terminologique de la systématique du langage, op. cit., p. 173.
9 A. Boone et A. Joly, Dictionnaire terminologique…, op. cit., p. 177.
10 Ibid.
11 Voir à ce sujet G. Guillaume, Langage et science du langage, 1964, p. 255, cité dans
A. Boone et A. Joly, Dictionnaire terminologique..., op. cit., p. 176-177.
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51
claire badiou-monferran Emphase et purisme sous l’Ancien Régime
Dans ce modèle, l’emphase n’est pas un « épiphénomène lié aux
variations infinies du discours, mais une donnée fondamentale de la
systématique » 9 de la langue. Elle en constitue la composante expressive,
mieux encore, la « compétence expressive » 10, et s’appuie sur les quatre
modalités de la communication suivantes, verbales ou non-verbales :
– modalité prosodique, qui comprend les faits d’intonation, de rythme,
et d’accentuation ;
– modalité kinésique, concernant les gestes et les mimiques ;
– modalité syntaxique, qui, par-delà la dislocation et le clivage,
regroupe tous les types phrastiques émanant de réagencements
communicationnels (tournures passives, constructions impersonnelles,
phrases non verbales).
– modalité morphologique, jouant des variations lexico-grammaticales
au sein d’un même paradigme (par exemple, dans le champ des temps
verbaux, la substitution de l’« imparfait stylistique » au « prétérit
défini » attendu, dans les tours du type : « un instant après, la bombe
éclatait » 11).
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elle sollicite tout à la fois les fonctions référentielles et conatives de la
communication linguistique – que l’on considère, à la suite de Platon 12,
qu’elle livre à ses destinataires une vision déformée du réel, ou que l’on
y voit, bien au contraire, un dispositif de correction destiné à ramener à
sa « juste grandeur » 13 ce que l’on avait regardé comme petit, et à sa juste
petitesse ce que l’on avait à tort considéré comme grand. En stylistique,
c’est la fonction poétique que l’emphase mobilise. En linguistique,
elle s’apparente à la fonction expressive du langage. Qu’en est-il de ces
trois définitions, et de ces trois fonctions, pour l’empan chronologique
requis par cet ouvrage ?
52
Le métadiscours sur l’emphase sous l’ancien régime
L’ancien régime s’en tient à la définition rhétorique de l’emphase. Mais
entre le xvie et le xviie siècle, il lui fait subir deux déplacements non
négligeables.
Déplacement axiologique : du plus au moins
Considérée à l’époque de la Renaissance comme une qualité du
style, l’emphase devient un vice. Cette inversion est contemporaine de
l’avènement du purisme, qui déconnecte l’élocution de tout ancrage
royal, ou divin, et qui, en rendant cette dernière aux simples particuliers,
entend « dénerver » la langue de la vigueur, l’énergie, la violence verbales
ayant conduit aux guerres de religion 14. La désacralisation de la langue et
son polissage, désormais attentif aux seules « bizarreries grammaticales »
et favorable au « retranchement de[s] termes de forte et énergique
12 Voir Platon, Phèdre, LI, repris par S. Macé, « L’obscurité et les théories rhétoriques
de l’amplification », dans D. Denis (dir.), L’Obscurité. Langage et herméneutique
sous l’Ancien Régime, Louvain-La-Neuve, Academia- Bruylant, coll. « Au cœur des
textes », 2007, p. 61-62.
13 Bossuet, Sermon sur la prédication évangélique, éd. C. Cagnat-Debœuf, Paris,
Gallimard, coll. « Folio », p. 81, cité par S. Macé, « L’obscurité et les théories
rhétoriques de l’amplification », art. cit., p. 63.
14 Sur ce point, voir H. Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir,
enseignement, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2003, p. 95 sq.,
notamment p. 105.
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expression » 15 porte un coup d’arrêt à l’emphase. Les occurrences du mot
dans Frantext 16 le montrent bien :
sacralisation et mélioration de l’emphase verbale désacralisation et péjoration de l’emphase verbale
Corneille, Mélite, I, 1 (1632-33)
TIRCIS.
Tu le prends d’un haut ton, et je crois qu’au
besoin
Ce discours emphatique iroit encor bien loin.
Pauvre amant, je te plains, qui ne sais pas encore
Que bien qu’une beauté mérite qu’on l’adore,
Pour en perdre le goût, on n’a qu’à l’épouser.
Cardinal de Retz, Mémoires, t. 5 : 1654-1655
(1679),
il s’étendit même avec emphase sur la thèse ;
mais j’eus mauvaise opinion de mon affaire,
quand je vis qu’il demeuroit si longtemps sur
le général, sans descendre au particulier, et je
m’aperçus aussitôt après que ma crainte n’étoit
pas vaine […]
Mme Deshoulières Épîtres (1694)
Si tout votre discours n’est obscur, emphatique,
on se dira tout bas : « c’est là ce bel esprit ? »
Chez La Bruyère, la thèse méliorative de l’emphase comme instance
régulatrice, rapportant le réel à sa « juste grandeur », n’est évoquée que
pour être révoquée dans la contemporanéité de son élaboration :
La Bruyère : mélioration de l’emphase verbale
La Bruyère, Les Caractères, V « De la société
et de la conversation » (1696)
Les plus grandes choses n’ont besoin que d’être
dites simplement, elles se gâtent par l’emphase,
il faut dire noblement les plus petites ; elles ne
se soutiennent que par l’expression, le ton et la
manière.
La Bruyère : péjoration de l’emphase verbale
La Bruyère, Les Caractères, VII « De la ville »
(1696)
Qui dira, Scapin porte des fleurs de lis, et qui
en sera plus édifié ? qui prononcera avec plus
de vanité et d’emphase le nom d’une simple
bourgeoise ?
53
claire badiou-monferran Emphase et purisme sous l’Ancien Régime
Pierre Matthieu, Clytemnestre, Acte IV
(1589)
L’univers
De mes vers
Mesprise la phrase,
Mais Phoebus
Sans abus
Entend telle emphase.
Pierre Matthieu, La Guisiade, « Discours sur
le sujet de ceste Tragedie » (1589).
Le Roy commença son harangue d’un stile
tant orné, et avec telle emphase qu’il sembloit
vouloir seul emporter la palme d’eloquence.
Pierre de Bérulle, Discours de l’estat et des
grandeurs de Jésus par l’union ineffable de la
divinité avec l’humanité (1623)
Pour mieux entendre la grandeur de ce
mystere, l’estat de la grace substantielle et
hypostatique qui est communiquée en iceluy,
et le don singulier que Dieu fait de soy-mesme
à cette nature humaine, lequel le fils de Dieu
insinuë et represente avec emphase en ces
sacrées paroles à la Samaritaine : si scires donum
Dei, et quis est qui loquitur tecum : […]
15 Selon les termes de Scipion Dupleix, « Dédicace à M. Perrault », Liberté de la langue
française dans sa pureté [1651], n.p., cité par H. Merlin-Kajman, La Langue est-elle
fasciste, op. cit., p. 116.
16 Presque toute notre bibliographie primaire est empruntée à la base textuelle
Frantext. C’est la raison pour laquelle nous ne l’avons pas référencée.
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Finalement, le discrédit jeté par le purisme sur l’emphase est
durable. Dans Frantext, les premières réapparitions non pleinement
négatives du terme sont postérieures à 1745. Encore font-elles l’objet
d’une appréciation mitigée, de modalisations, qui ne réhabilitent pas
totalement l’emphase comme vertu – ou qualité – du style :
54
Abbé Batteux, Les Beaux-arts réduits à un même principe (1746) :
Les payens avoient un avantage : leurs héros étoient des enfans des
dieux, qu’on pouvoit supposer en relation continuelle avec ceux dont ils
tenoient la naissance. La religion chrétienne interdit aux poëtes modees
toutes ces ressources. Il n’y a gueres que Milton, qui ait su remplacer le
merveilleux de la fable, par le merveilleux de la religion chrétienne. La
scéne de son poëme est souvent hors du monde, et avant les tems. La
révélation lui a servi de point d’appui : et de-là, il s’est élevé dans ces
fictions magnifiques, qui réunissent le ton emphatique des oracles, et
le sublime des vérités chrétiennes. Mais vouloir joindre ce merveilleux
de notre religion avec une histoire toute naturelle, qui est proche de
nous : faire descendre des anges pour opérer des miracles, dans une
entreprise dont on sait tous les noeuds et tous les dénouemens, qui sont
simples et sans mysteres ; c’est tomber dans le ridicule, qu’on n’évite
point, quand on manque le merveilleux.
Vauvenargues, Des lois de l’esprit : florilège philosophique (1747) : Ils
regardent ces dons de la nature, si peu ordinaires, comme des inventions
forcées et des jeux d’imagination, tandis que d’autres admirent
l’emphase comme le caractère et le modèle d’un beau naturel.
Parmi ces variétés inexplicables de la nature ou de l’opinion, je crois
que la coutume dominante peut servir de guide à ceux qui se mêlent
d’écrire […].
À la fin du xviiie siècle, les dictionnaires entérinent, au demeurant,
l’acception négative du terme :
Jean-François Féraud, Dictionnaire critique de la langue française
(1787-1788), EMPHÂSE : maniere pompeuse de s’exprimer et de
prononcer. Il se prend ordinairement en mauvaise part.
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Dictionnaire de l’Académie (1798), EMPHASE : Pompe affectée dans
le discours ou dans la prononciation.
1.2 Déplacement modal : du verbal au non verbal
jugements mélioratifs sur l’emphase
non verbale
Jean Desmarets de Saint-Sorlin, Les
Visionnaires, III, 4 (1737)
AMIDOR.
Plainte à Cassandre,
PHALANTE.
Amy donne la moy :
J’aime à lire les Vers, je suis tout en extase.
AMIDOR.
Vous ne les liriez pas avec assez d’emphase.
Alain-René Lesage, Histoire de Gils Blas
(1732)
Aussitôt il chercha parmi ses papiers un sonnet,
qu’il me lut d’un air emphatique. Néanmoins
malgré le charme de la lecture, je trouvai
l’ouvrage si obscur, que je n’y compris rien du
tout.
jugements péjoratifs sur l’emphase
non verbale
Fénelon, Traité de l’éducation des filles (1687)
Les deux choses qui gâtent tout, c’est qu’on
leur fait apprendre à lire d’abord en latin,
ce qui leur ôte tout le plaisir de la lecture,
et qu’on veut les accoutumer à lire avec une
emphase forcée et ridicule.
La Bruyère, Les Caractères, I « Des ouvrages
de l’esprit » (1696)
Quel supplice que celui d’entendre déclamer
pompeusement un froid discours, ou
prononcer de médiocres vers avec toute
l’emphase d’un mauvais poète !
Il est donc un bon et un mauvais usage de l’emphase prosodique. La
qualité des effets de voix est question d’aptum : elle est subordonnée à
la plus ou moins grande convenance des inflexions insistantes avec la
matière verbale et la situation d’énonciation.
La première modernité exclut ainsi l’emphase du champ l’élocution
pour mieux renouer avec elle dans le champ de l’action. Cette
économie singulière, qui, jouant de la co-énonciation, délègue la
responsabilité de l’expression au scripteur, et celle de l’expressivité au
lecteur, implique des pratiques de lecture à voix haute, et disparaîtra
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55
claire badiou-monferran Emphase et purisme sous l’Ancien Régime
L’inversion axiologique que les tout derniers dictionnaires du
xviiie siècle continuent d’enregistrer va de pair avec un déplacement
modal : initialement perçue comme une modalité de l’élocution,
l’emphase devient une modalité de l’action. À partir du second tiers
du xviie siècle, on insiste davantage sur sa composante prosodique,
autrement dit sur les procédés de mise en valeur accentuelle, intonative
et rythmique. Si l’actio emphatique fait elle aussi l’objet d’appréciations
négatives, tel n’est pas toujours le cas :
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56
avec la généralisation de la lecture silencieuse. Il n’en reste pas moins
que, pour le stylisticien et le linguiste diachronicien, dont les analyses
concernent, par définition, les procédés verbaux, le fait majeur
consiste en la proscription, par les puristes, de l’emphase du domaine
de l’élocution. Jusqu’à quel point cette prescription a-t-elle été suivie ?
Quelles furent ses incidences sur la prose littéraire française ? Peut-on
légitimement parler, à propos de cette dernière, de programme de
désemphatisation ? Quelles procédures d’évitement le français puriste
a-t-il su mettre en place ?
Afin d’esquisser les contours de cette stylistique négative, je m’arrêterai
sur un exemple précis : celui de la fortune, en français classique, d’un
marqueur de consécution emphatique. Je songe à « si bien que », venu
se substituer à l’antique « si que ».
La fortune des marqueurs de consécution emphatique en français
classique
Les éléments du débat
La question des marqueurs de consécution a passionné les
contemporains. Vaugelas lui consacre une remarque :
De façon que, de maniere que, de mode que, si que
Ces deux premières façons de parler de façon que, de maniere que, sont
Françoises à la verité, mais si peu elegantes, qu’il n’y [a] pas un bon
Autheur qui s’en serve ; & pour ces deux autres, de mode que, & si
que, elles sont tout à fait barbares, particulierement si que, bien que
tres-familier à plusieurs personnes, qui sont en reputation d’une haute
eloquence. Il faut dire si bien que, de sorte que, ou tellement que. Il n y a
que ces trois, qui soient employez par les bons Escrivains 17
et y revient dans la préface de son ouvrage :
17 Vaugelas, Remarques sur la langue française, Paris, Veuve J. Camusat, 1647, p. 435.
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[Certains écrivains] ne se veulent point servir de si bien que, pour dire de
sorte que, tellement que, quoy que toute la Cour le die, & que tous nos
meilleurs Autheurs l’escrivent 18.
La Bruyère la reprend pour sa part à son compte dans les Caractères :
Il y avait à gagner de dire si que pour de sorte que, ou de manière que […]
L’usage a préféré par conséquent à par conséquence, et en conséquence à
en conséquent 19.
La nouveauté consiste en l’apparition de ce dernier marqueur
aux dépens de si que, dont les emplois vont chutant tout au long du
xviie siècle. Le mouvement de fond de la langue est donc favorable au
sous-ensemble expressif, et la question qui se pose à nous est de savoir
comment le courant puriste a pu s’en accommoder.
18 Ibid., « Préface », III, n.p. 19 La Bruyère, Les Caractères, « De quelques usages », 1696, 73.
20 Voir à ce sujet O. Soutet, « Quand si bien que perce sous si que. Quelques hypothèses
sur les raisons sémantiques profondes d’un aménagement morphologique amorcé
dans le français du 16e siècle », dans F. Giacone (dir.), La Langue de Rabelais et de
Montaigne, actes du colloque de Rome, 13-17 septembre 2003, Genève, Droz, 2009,
p. 257-274.
21 Ibid.
304c_emphase_c5b.indb 57
57
claire badiou-monferran Emphase et purisme sous l’Ancien Régime
Le matériau morphologique destiné à marquer la relation causeconséquence est de fait en plein renouvellement. Si l’on s’en tient aux
locutions conjonctives, on distingue deux sous-ensembles de marques :
– le sous-ensemble expressivement neutre, constitué de « de sorte que,
en sorte que, de manière que, de façon que », et si que, d’origine très
ancienne, qui associe à la conjonction pure que un si adverbial, non pas
d’intensité, mais de conformité, de continuité thématique 20.
– le sous-ensemble expressivement marqué des connecteurs emphatiques,
qui comprend « de telle sorte que, en telle sorte que, de telle manière
que, de telle façon que », ainsi que « tellement que », attesté dans les
tout premiers textes du français moderne, et « si bien que », locution
émergente associant à l’appui adverbial bien une conjonction pure que
et un morphème d’intensité 21.
24/09/10 19:18
Le programme puriste de désemphatisation
Dans le second tiers du xviie siècle, en pleine phase de variation, se
met en place un programme de désemphatisation qui passe par 1) la
grammatisation de l’emphase ; 2) la grammaticalisation des marqueurs
emphatiques de consécution ; 3) l’inscription de la relation causeconséquence dans le cadre d’un style paratactique s’opposant au cadre
périodique des décennies précédentes.
Grammatisation de l’emphase
58
La présence de deux sous-ensembles de marqueurs, l’un non expressif,
l’autre expressif est l’apanage de la norme haute. Dans le corpus oral
d’Anthony Lodge 22, seuls les marqueurs non expressifs (en l’occurrence,
« en sorte que », « si que ») sont attestés. On en déduit que l’alternance
des marqueurs neutres et des marqueurs expressifs n’est pas un fait de
langue. Réservée à la langue écrite normée, elle constitue une variation
stylistique que le courant puriste va s’évertuer à déclasser. On s’étonnera
en effet que la promotion du nouveau marqueur emphatique, en
l’occurrence, si bien que, soit pris en charge par un grammairien, et non
par un rhéteur. L’inscription de si bien que dans le corps de remarques
portant sur la langue, et non sur le style, tend en quelque sorte à
naturaliser la locution, à la fixer, à l’instituer. Bref, à transformer ce
vecteur d’expressivité pourtant jeune, et de ce fait non encore usé, en
vecteur d’expression, ou en ce que G. Guillaume 23 nomme « moyen de
langue ». Par le subterfuge de cette grammatisation, l’emphase est en
quelque sorte désemphatisée.
22 A. Lodge, Paris Speech in the Past. A Collection of Semi-Literary Representations of
Vernacular (French) Speech from 16th to 19th Centuries which is preceded by a Set of
Tax-Rolls from Late 17th Century Paris, Oxford, Oxford Text Archive [consultable sur
<http://ota.ahds.ac.uk>, 11 janvier 04]. Ce corpus comprend en fait 1) des écrits
en langue commune non normée (comme les Pamphlets de 1644, ou la Première
Harangue des habitants de la paroisse de sarcelles, de 1730, ou encore les Mémoires
de Jacques Louis Ménétra, de 1764) ; 2) des représentations littéraires du français
oral (comme certaines scènes du Pédant joué de Cyrano de Bergerac, 1654, ou
encore de Dom Juan de Molière, 1665).
23 G. Guillaume, Leçons de linguistique, 1947-1948, Lille/Québec, Presses universitaires
de Lille/Presses de l’université Laval, 1988, t. 8, p. 202.
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24/09/10 19:18
Grammaticalisation des marqueurs emphatiques de consécution
La coalescence des locutions va de pair avec leur évidement sémantique.
Une fois l’insertion d’éléments étrangers exclue, le sens de la locution
n’est plus égal à la somme des sens de ses éléments composants. Or, pour
les connecteurs consécutifs, la possibilité de l’insertion d’une virgule
au sein de la locution disparaît à date variable. Pour les connecteurs
expressifs, cette disparition est beaucoup plus précoce que pour les
connecteurs non expressifs :
1500-1800
tellement, que
+ virgule +
que
en/de/au
façon, manière, sorte,
mode, point
+ virgule +
que
De ce figement, il s’ensuit que la nuance intensive portée par si,
tellement, ou tel n’est plus perceptible comme telle. Elle s’estompe au
profit d’un sens locutionnel, purement consécutif. La grammaticalisation
du marqueur, dans le courant du second tiers du xviie siècle, participe
ainsi du programme de désemphatisation contemporain de l’essor du
purisme.
59
claire badiou-monferran Emphase et purisme sous l’Ancien Régime
si bien, que
en/de tel(le)
façon, manière, sorte,
mode, point
le marqueur de consécution = X + virgule + que
14 occ., dont 13 avant 1637.
Scudéry, G. de, Observations sur le Cid (1637) : Mais il estoit quasi de
la religion, et ne leur estoit pas permis de changer l’histoire, quand ils
la traittoient, ny d’aller contre la verité. Tellement, que ne trouvant pas
toutes les histoires vray-semblables (quoique vraies) et ne pouvant pas
les rendre telles, ny changer leur nature, ils s’attachoient fort peu à les
traicter, à cause de cette difficulté.
0 occ.
32 occ., dont 30 avant 1627.
Fauchet, Fleur de la maison de Charlemaigne (1601) : la terre trembla
en Italie, Gaulle, et Germanie : de telle sorte, que les montaignes
s’affaiserent en d’aucuns endroicts, sans differer de la campagne.
Lavardin, La Célestine (1578) : Voisine ma mie, tes paroles me font
esmouvoir à compassion, de telle sorte, que j’aurois mieux aimé m’estre
trouvee en temps opportun pour secourir ta pauvreté, que par moy tu
eusses faute de ta toille.
115 occ., dont 109 avant 1707. Les trois dernières occ. datent de 1736.
Vauban, Projet d’une dixme royale (1707) : ainsi des autres, tant du
côté de la dixme, que du champart. De sorte, que comme une des
principales maximes sur lesquelles ce systême est fondé, est qu’un
même revenu ne paye point deux fois, il s’ ensuit que […]
De l’intra-périodique au transphrastique : la textualisation de l’emphase
L’évitement de l’emphase vient aussi d’un changement de cadre, aux
alentours de la seconde moitié du xviie siècle. L’unité périodique, au
304c_emphase_c5b.indb 59
24/09/10 19:18
sein de laquelle s’exerçait la relation cause-conséquence, est délaissée
au profit d’une juxtaposition de phrases, qu’articule, après un signe
de ponctuation fort (le point, ou le point-virgule) le connecteur
consécutif :
60
Balzac, Dissertations chrestiennes et morales (1654) : et toute la
difference qu’il y a pour ce regard entre nous et eux, c’est que nostre
foy a pour objet le passé, et que la leur avoit l’advenir. Si bien qu’à ce
compte-là nos supputations ne sont pas fausses.
Scudéry, Mathilde (1667) : En effet, dom Pedro qui estoit le plus
dangereux rival de l’vn et de l’autre, s’approcha d’eux, et voulut sçavoir
la cause de leur combat. Si bien qu’Alphonse supposa qu’ils s’estoient
querellez sur quelque chose qui s’estoit passé entre eux durant la derniere
campagne.
Tristan L’Hermite, Le Page disgracié (1667 [1643]) : enfin il estoit en
equipage d’un vieillard qui se met au lit. Tellement que mon maistre ne
l’ayant jamais veu fait de la sorte, et luy trouvant le visage have, à cause
de la fausse clarté, courut fortune de mourir de peur
La relation cause-conséquence se textualise, elle engage, non plus
la micro-syntaxe mais la macro-syntaxe. La locution subordonnante,
requalifiée en connecteur, participe ainsi de la segmentation du discours.
Sa fonction de démarcateur de phrase occulte, le cas échéant, celle de
marqueur d’emphase. Les deux tableaux statistiques qui suivent attestent
la progression de la suite « ponctuation forte + connecteur consécutif »
durant la période de référence :
304c_emphase_c5b.indb 60
24/09/10 19:18
1601-1650
faible
(virgule)
278
si bien que
718
405
en/de tel(le)
façon, manière, sorte, mode, point
que
Total des marqueurs intensifs
52
43
1290 (soit 39,5 % du
total des marqueurs
de csq)
1779
726
564
(soit 44 % de 1290)
1021
758
199
1978 (60,5 % du total
des marqueurs de csq)
128
1149
71
829
(soit 42 % de 1978)
tellement que
après un signe
de ponctuation
85
faible
(virgule)
38
si bien que
259
63
en/de tel(le)
façon, manière, sorte, mode, point
que
Total des marqueurs intensifs
66
51
fort (le point et
ses équivalents)
47
:8
; 13
. 25
!1
196
: 34
; 99
. 63
15
410
(soit 18,5 % du total
des marqueurs de csq)
1818
152
258
(soit 63 % de 410)
662
1156
6
1824
(soit 81,5 % du total
des marqueurs de csq)
5
1
1157
(soit 63,4 % de 1824)
en/de/au
façon, manière, sorte, mode, point
que
si que
Total des marqueurs consécutifs
non intensifs
1651-1700
en/de/au
façon, manière, sorte, mode, point
que
si que
Total des marqueurs consécutifs
non intensifs
304c_emphase_c5b.indb 61
fort (le point et
ses équivalents)
242
: 89
; 54
. 95 (Avant 1624,
Traités ; Après 1624,
Romans)
!2
?2
313
: 84
; 116
. 108
!2
?3
9
61
claire badiou-monferran Emphase et purisme sous l’Ancien Régime
tellement que
après un signe de
ponctuation
520
24/09/10 19:18
L’exemple des connecteurs consécutifs est relativement intéressant.
Il montre que l’évitement de l’emphase passe moins par la suspension
du recours aux marques d’emphase – même si ce fait est avéré, comme
l’atteste la baisse de pourcentage (de 39,5% à 18,5%) entre le premier
et le second tableau reproduit ci-dessus – que par la requalification des
marques d’emphase. Ce recyclage en appelle à la grammatisation, à la
grammaticalisation et à la textualisation des connecteurs emphatiques
de consécution. Dans le cadre d’une stylistique négative, s’esquissent
ainsi les premiers éléments de ce que j’appellerai volontiers « l’appareil
formel de la désemphatisation » 24.
62
24 Cette colocation constitue une paraphrase du titre de G. Philippe, « L’appareil
formel de l’effacement énonciatif et la pragmatique des textes sans locuteur »,
dans R. Amossy (dir.), Pragmatique et analyse des textes, Tel-Aviv, Presses de
l’université de Tel-Aviv, 2002, p. 17-34. Il revient à Benveniste d’avoir théorisé la
notion d’« appareil formel ». Dans le prolongement du cadre ouvert par ce dernier,
et dans celui des travaux de G. Philippe, on définira « l’appareil formel » comme un
ensemble de faits langagiers sémantiquement co-orientés, formant faisceau, donc,
et fonctionnant de telle sorte que l’apparition de l’un rend probable l’apparition des
autres.
304c_emphase_c5b.indb 62
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L’EMPHASE ENTRE RHÉTORIQUE ET STYLISTIQUE
Georges Molinié
63
l’emphase : copia ou brevitas ? • pups • 2010
Il est raisonnable de considérer que la réflexion sur l’emphase relève
d’une réflexion sur un concept rhétorique ; c’est la voie que j’ai suivie
dans mon Dictionnaire. De ce point de vue, on reconnaîtra non
moins raisonnablement que l’on a affaire à un concept flou, comme
l’épichérème, car la visée elle-même en est floue, ou le style, en raison
de l’hétérogénéité de conceptions rhétoriques dont l’histoire s’est
diversement stratifiée. Avec l’emphase, c’est encore autre chose : il est
au moins clair qu’il s’agit d’une notion à géométrie variable, et dans sa
structuration par rapport au niveau sémio-langagier réellement en cause,
et dans son articulation à des parties de la rhétorique au sens plutôt
quintilienniste du terme, et dans sa fonctionnalité. C’est sans doute là
l’origine de la variabilité des acceptions de ce mot dans la critique, et
aussi d’ailleurs de sa plasticité presque triomphante 1.
Ce n’est pas une catastrophe, mais cela conduit à réfléchir.
Je propose de partir de la fonctionnalité.
À la hache, et en acceptant de ne pas étiqueter les rattachements
structuraux, on admettra que l’emphase, d’un point de vue
largement rhétorique, désigne la convocation d’un certain nombre de
déterminations du niveau de la substance et de la forme de l’expression,
voire de la forme du contenu, de manière à aboutir à la création à
réception d’un effet particulier. C’est plutôt la spécificité de cet effet qui
doit permettre de qualifier l’emphase.
1 Je vais rester dans le domaine du français, délaissant la constellation anglo-saxonne,
plus techniquement linguistique, de soulignement ; et je n’intégrerai pas le champ
des exercices.
304c_emphase_c5b.indb 63
24/09/10 19:18
64
À cet égard, si l’on centre la qualification sur l’effet produit (ce qui
veut dire sur la sensation de cet effet), on comprend que ne se pose pas
essentiellement la question de la constitution formelle de l’emphase,
au niveau de la description de la matérialité sémio-linguistique. Et
logiquement alors on n’a aucune raison de devoir davantage chercher
une unification formelle des dispositifs procéduraux effectivement
mis en œuvre pour la réalisation de l’emphase : l’histoire des formes a
d’ailleurs amplement illustré cette différenciation quasi systématique
des productions emphatiques, à travers des formes, plus ou moins
génériquement constituées, plus ou moins sectorisées dans les
canons de pratiques qui soient ou techniquement méta-rhétoriques
ou esthétiquement littérarisantes (ou littérarisables). C’est sous cet
angle que je présenterais, personnellement, la tension du couple
abondance / brièveté, qui définissent des catégories de style 2, et dont
l’articulation ne représente donc, à mon avis, nulle contradiction par
rapport à la pensée de l’emphase en tant que telle. L’emphase pourrait
fort bien n’entretenir aucun lien naturel, exclusif, structurel avec
l’amplification.
Reste cette question de l’effet, comme spécifique.
On indique traditionnellement la catégorisation de cette valeur
d’effet comme ornement (du discours). C’est la raison pour laquelle on
se situe nettement du côté de la pragmatique sinon judiciaire, à tout le
moins démonstrative, dans la mesure où l’on vise à optimiser la portée
argumentative du discours : l’emphase serait un augmentateur d’efficace
oratoire, indépendamment du contenu de la parole, du fond des choses,
et éventuellement de l’état de la cause.
On retrouve alors les difficultés, voire les apories, de la pensée
ornementale. C’est qu’on sait bien que, à prendre la question au sérieux,
l’ornement doit être pensé comme intransitif, inamovible, inhérent à
la structure sémio-rhétorique à l’œuvre. C’est aussi là un élément
congruent avec l’idée que l’emphase, comme détermination globale,
repose sur des configurations de type macrostructural, d’une certaine
2 Voir par exemple mon article « Abondance ? », Littératures classiques, n° 49, automne
2003, dossier « De la polygraphie au xviie siècle », p. 367-370.
304c_emphase_c5b.indb 64
24/09/10 19:18
65
georges molinié L’emphase entre rhétorique et stylistique
façon indépendantes de telle ou telle concaténation formelle à quoi elle
reste irréductible.
La façon la plus simple de commenter à ce point le problème (posé
par ce sujet) de l’emphase est d’en faire une notion arché-typique
de la pensée moderne de la littérarité, une sorte de ur-littérarité, ou,
plus modestement, de concept pro-littéraire. C’est le raisonnement
que j’avais proposé en réfléchissant, plus largement et plus
principiellement, sur les rapports structuraux du rhétorique et du
stylistique 3 : on utilise alors le concept d’autonomisation de la qualité
du discours à l’égard de sa pragmatique générique. Si l’emphase
consiste à présenter une sorte d’image, un faire-voir qui, comme
preuve éclatante ou comme geste verbal éblouissant, dépasse la portée
rigoureusement sémantico-sémiotique de l’expression, à la manière
de l’effet plus particularisé, plus génériquement cadré, et surtout
plus élémentairement décomposable, de l’hypotypose 4, on doit
pouvoir déconnecter cet effet sur les auditrices de la fonctionnalité
argumentative ou générique qui a pu en commander la production.
On arrive alors au parler-virtuose, ou à l’écrire-virtuose, qui me sont
chers, sans fin, sans justification, sans instrumentalisation, autres que
le plaisir et la jouissance, eux-mêmes triples : de l’orateur ou du poète
à les ressentir dans l’exercice de sa parole, des auditrices ou des lectrices
dans la sensation de cet effet, de la rencontre (éventuelle) des deux
dans le ravissement partagé de l’extase 5.
Cela s’appelle, dans ma théorie, l’effet de l’art.
On voit mieux dès lors comment cette approche permet d’interpréter
les gloses traditionnelles de l’emphase, avec ses paroles de feu, ses paroles
dont le dire excède manifestement le dit. Nous avons finalement de la
sorte l’impression que l’emphase, comme effet intransitif dont la valeur
s’épuise tout entière dans le geste de son ressentiment, s’apparente
beaucoup à une autre notion de la tradition rhétorique à forts enjeux
3 « Stylistique et tradition rhétorique », Hermès, n° 15, 1995, dossier « Argumentation
et Rhétorique », p. 119-128.
4 L’ἔμφασις consiste à ἐμφαίνειν, c’est-à-dire à rendre sensible.
5 Je sais que j’exagère ; mais le passage à la limite du raisonnement permet d’y voir
clair.
304c_emphase_c5b.indb 65
24/09/10 19:18
66
proprement stylistiques : celle de sublime 6. On peut se demander si
la notion d’emphase n’a pas une puissance de désignation à la fois
plus neutre et plus large que celle de sublime, dont elle indiquerait la
détermination sensible de base.
Il n’est pas impossible d’autre part, en réfléchissant d’un point de vue
davantage sémiostylistique, à considérer le devenir idéologique des
esthétiques, que la sécularisation de l’herméneutique générale de l’art
ait abouti à une autonomisation de l’esthétique à l’égard du religieux,
à la fois cantonnant la portée la plus profonde et la plus directe du
sublime dans le registre de l’art religieux, tout en en transférant
sémiotiquement le besoin ou la hantise dans l’emphase matérielle des
arts de la modernité.
C’est dans ce sens, enfin, que je prétends être encore plus autorisé,
que je ne m’en rendais compte jusqu’ici, à avoir forgé le concept de corps
emphatique, pour désigner l’empirie de l’effet de l’art (quel que soit le
matériau sémiotique en jeu) tel qu’il peut être (très rarement) vécu à la
rencontre production/réception où s’érige le corps esthétique totalement
créé dans l’effet extatique ressenti par la passante (lectrice, auditrice,
spectatrice). Telle est bien l’emphase, dans son dynamisme profond : il
s’agit, dans cet effet de corps, d’excéder non seulement le dit verbal du
texte occurrent, comme le montré de la statue ou du tableau ou de la
photographie ou du film, ou comme l’entendu de la musique – emphase
simple, si j’ose dire ; il s’agit d’excéder aussi jusqu’à la mesure commune
de réalité vécue dans ce partage sémiotique exceptionnel – ce que
Senghor désignait comme un effet de surréel, déréalisant pour surréaliser.
C’est de l’emphatique de second niveau, si l’on veut, dont la génération
illustre, à mon avis, le mécanisme sémiotique profond de l’emphase :
son caractère non élémentaire, de même que son intransitivité sur quoi
j’insistais au début.
Prendre au sérieux la litanie des anciens commentaires, la métaphore
des paroles de feu, la paraphrase de l’exprimer plus que ce que la
6 Sur quoi on a tant écrit récemment ; on lira par exemple la grande contribution de
Sophie Hache, concernant surtout le xviie siècle, La Langue du Ciel : le sublime en
France au xviie siècle, Paris, Honoré Champion, 2000.
304c_emphase_c5b.indb 66
24/09/10 19:18
phrase emporte, c’est proprement comprendre que l’emphase réalise la
construction d’un référent qui réside dans l’acte même de la profération.
C’est exactement l’une des composantes définitoires de ma théorie de
la sensation de littérarité 7, c’est-à-dire de littérarité comme sensation
sémiotique forcément métamorphique 8.
67
georges molinié L’emphase entre rhétorique et stylistique
7 La théorisation la plus explicite se trouve dans Sémiostylistique – L’effet de l’art,
Paris, PUF, 1998.
8 C’est pour cela que l’emphase n’est pas, de soi, hyperbolique.
304c_emphase_c5b.indb 67
24/09/10 19:18
304c_emphase_c5b.indb 68
24/09/10 19:18
deuxième PARTIE
Emphase et types de discours
304c_emphase_c5b.indb 69
24/09/10 19:18
304c_emphase_c5b.indb 70
24/09/10 19:18
Marqueurs de l’emphase
dans la sÉquence anecdotique,
ou comment mettre en relief l’insignifiant
Karine Abiven
71
l’emphase : copia ou brevitas ? • pups • 2010
L’anecdote, définie comme un récit minimal visant la réussite d’un
effet, incarne deux types de réalisation de l’emphase. D’un point de vue
rhétorique, elle est emphase au sens où celle-ci est un moyen de relever,
de souligner, autant que d’amplifier : la séquence anecdotique peut être
vue comme la figure qui met en relief un fait a priori dérisoire. Par
ailleurs, sur un plan stylistique, elle comporte les indices d’une écriture
concise – et l’on sait que l’emphase est une des formes que revêt la
brevitas. Ce sont ces marqueurs emphatiques qu’il s’agit ici de dégager,
à partir d’un corpus de textes du xviie siècle, issus de genres divers :
d’une part des recueils, où l’anecdote est prédécoupée et mise en série, et
d’autre part des textes continus comme les mémoires, où c’est la lecture
qui détache l’anecdote du tissu verbal.
Il est vrai qu’à l’époque où le mot apparaît dans la langue française,
au cœur de notre période, en 1685 1, on le définit moins par ces critères
formels que par la référence à une technique de publication : l’anecdote
est un récit historique non publié, resté caché, notamment parce qu’il
relate un aspect peu avouable de la vie privée des puissants. C’est un inédit,
comme le rappelle l’étymologie, puisque le latin ineditus (in + editus) a
pour équivalent le grec ἀνέκδοτα (άν + έκδοτα), « ce qui n’est pas donné au
1 Le substantif fait son entrée dans le dictionnaire dans les années 1690-1694 (chez
Furetière, puis dans le dictionnaire de l’Académie), à la suite de la publication des
Anecdotes de Florence ou l’histoire secrète de la maison de Médicis d’Antoine
Varillas, De Haag, A. Leers, 1685 (voir l’édition de Michel Bouvier, Rennes, PUR,
2004).
304c_emphase_c5b.indb 71
24/09/10 19:18
72
dehors ». De cette idée de révélation, on glisse facilement à celle de récit
à sensation, et l’anecdote acquiert le sens commun de récit sulfureux,
ou du moins « croustilleux » – comme le disait Stendhal au sujet de
Tallemant des Réaux 2. Cette dimension thématique semble, pour le
lecteur moderne, définitoire de l’anecdote, notamment à cause de la
péjoration ultérieure de son dérivé anecdotique, synonyme de dérisoire,
insignifiant. Pourtant il est permis de penser qu’un tel contenu n’est pas
séparable d’une certaine configuration formelle. En effet, quand on veut
révéler un fait, aussi futile soit-il, et a fortiori si la matière est ténue, il
s’agit de bien le mettre en valeur : d’abord pour ne pas qu’il repasse aux
oubliettes de l’histoire, si le lecteur venait à manquer la portion de récit
qui le relate, et surtout pour produire l’effet escompté sur le lecteur – le
surprendre, le choquer, etc.
Quelles sont alors les stratégies textuelles de mise en relief de la petite
histoire anecdotique ? En nous appuyant sur la tradition rhétorique,
nous relèverons les moyens langagiers disponibles chez les auteurs
du temps pour obtenir la concision du style, c’est-à-dire la brevitas
comprise au sens positif, comme une écriture efficace et qui évite
l’écueil de l’obscurité. Les recueils d’anecdotes sont un corpus propice
au repérage de ces marqueurs de brièveté. À partir de ces manifestations
de l’anecdote isolée, nous essaierons de découper la séquence quand elle
est intégrée dans des textes continus : les indices stylistiques qu’on aura
repérés dans un premier temps nous serviront à cerner les moments
que l’auteur de mémoire ou de biographie choisit de rendre saillants.
Il conviendra enfin d’interroger la visée pragmatique de cette saillance,
c’est-à-dire les raisons pour lesquelles on veut mettre en avant un fait
a priori insignifiant.
Pour étudier l’écriture brève et sa capacité à mettre en valeur des
éléments du discours, nous puiserons des exemples dans des recueils
2 Il écrit en 1835, dans une lettre à Alphonse Levavasseur : « J’ai acheté très cher de
vieux manuscrits en encre jaunie […]. J’appellerai cela Historiettes romaines. Il n’y
a rien de croustilleus comme dans Tallemant des Réaux ; cela est plus sombre et
plus intéressant […] » (Correspondance générale, éd. V. Del Litto, Paris, Honoré
Champion, 1999, t. V, p. 637).
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3 Voir la thèse consacrée à ce corpus : F. Wild, Naissance du genre des Ana (1574-1712),
Paris, Honoré Champion, coll. « Études et essais sur la Renaissance », 2001.
4 Les Apophtegmes des anciens, tirez de Plutarque, de Diogène Laërce, D’Élien, de
Stobée, de Macrobe et de quelques autres…, trad. Nicolas Perrot, sieur d’Ablancourt,
Paris, Thomas Jolly, 1664.
5 Publié à Paris, chez Jacques Langlois, 1680.
6 Voir C. Balavoine, « Bouquets de fleurs et colliers de perles : sur les recueils de
formes brèves au xvi e siècle », dans Les Formes brèves de la prose et le discours
discontinu (xvie-xviie siècles), dir. J. Lafond, Paris, Vrin, 1984, p. 51-71.
7 Les Apophtegmes des anciens […], op. cit., p. 102.
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karine abiven Marqueurs de l’emphase dans la séquence anecdotique
parus au xviie siècle. Si cette pratique de la collection de formes
brèves est ininterrompue depuis l’Antiquité, elle connaît une vogue
considérable au xviie siècle, comme en témoigne l’essor du genre des
Ana 3, ces recueils de propos – bons mots, anecdotes, notes savantes –
attribués à un homme illustre, dont le nom augmenté du suffixe latin
-ana constitue le titre de l’ouvrage : les dires de Gilles Ménage forment
par exemple le Menagiana. Ce genre de livres est très diffusé dans les
milieux lettrés mais aussi dans les cercles mondains. De même, la
traduction d’ouvrages comme les Apophtegmes des Anciens, par Perrot
d’Ablancourt 4, ou les propos de table que sont les Deipnosophistes
d’Athénée, par Michel de Marolles 5, rend accessibles à un public
plus large ces avatars rhétoriques de l’anecdote. Autrement dit, il
s’agit d’une version plus mondaine des recueils érudits des siècles
précédents 6. Prenons cet exemple chez d’Ablancourt, qu’on aurait
pu trouver déjà chez Érasme, excepté le fait qu’il soit à présent en
français : « Une courtisane voulant avoir dix mille dragmes pour luy
accorder une nuit, [Démosthène] dit, Qu’il n’achetoit pas si cher un
repentir » 7. Les références savantes, désormais disponibles en langues
vernaculaires, se diffusent sous cette forme détachable et réutilisable
en conversation.
Ce genre de séquence met en place deux constantes stylistiques qui
font le socle de la forme brève anecdotique : un participe présent
épithète – « voulant » –, qui permet d’exposer de façon concise les
circonstances du mot à faire, et le discours rapporté, qui fonctionne
comme une pointe vers laquelle tend tout le micro-récit. Ce squelette
syntaxique doit sans doute appartenir à une sorte de répertoire de
formes usuelles pour les auteurs de l’époque, car il rappelle la formule
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74
de la chrie 8, à la base des exercices d’écriture pratiqués dans les collèges
jusqu’à la fin du xviie siècle au moins 9. Dans la lignée de la pratique
cynique, il s’agit d’une phrase simple et mémorisable associée à
un incident de la vie d’un philosophe ; pour en citer un exemple
canonique : « Diogène, voyant un jeune qui se comportait mal, frappa
le pédagogue en disant “pourquoi lui as-tu appris de telles choses ?” » 10.
La longue postérité pédagogique de la chrie s’explique par sa visée
morale ou éducative, et sa malléabilité formelle : les exercices étaient
fondés sur la lecture et le recopiage de la séquence, puis sa déclinaison
– adaptation à un nouveau contexte – et finalement son élaboration 11.
Ce genre est bien à l’origine d’une certaine forme de pensée à noyau
épigrammatique : on apprenait à écrire en fonction d’une chute qu’il
s’agissait d’amener avec art. On sait que le conceptisme, dont Mercedes
Blanco a éclairé la rhétorique, connaît une vogue considérable en
Europe aux xvie et xviie siècles 12. Un extrait d’ana montre l’importation
dans la prose brève de ces formules pointues : « Un Poëte présentant
à M. le Prince l’Epitaphe de Moliere, M. le Prince lui dit : Je voudrois
que ce fût luy qui m’apportât la vôtre » 13. On retrouve le même motif
syntaxique – un participe présent associé à un segment de discours
direct – qui constitue une sorte de basse continue dans ces recueils
d’historiettes à la mode.
8 Voir à ce sujet R. F. Hock et E. O’Neil, The Chreia in Ancient Rhetoric, The
Progymnasmata, Atlanta, Scholars Press, vol. 1, 1986 ; The Chreia and Ancient
Rhetoric, Classroom Exercises, Atlanta, Society of Biblical Literature, 2002. Le
cheminement sémantique du mot est retracé par F. Trouillet dans son article « Les
sens du mot ΧΡΕΙΑ des origines à son emploi rhétorique » dans « Formes brèves.
De la gnômè à la pointe : métamorphoses de la sententia », La Licorne, n° 3, 1979,
p. 41-64.
9 Voir Fr. de Dainville, L’Éducation des jésuites, xvi e-xviii e siècles, Paris, Éditions de
Minuit, 1978.
10 Cité par R. F. Hock et E. O’Neil, The Chreia […], op. cit., vol. 1, 1986, p. 175. Nous
traduisons. Pour d’autres exemples, voir Machon, Fragments, éd. A. S. F Gow,
Cambridge, Cambridge University Press, coll. « Classical textes and commentaries »,
1965.
11 Voir P. Lelay, Œuvres d’Horace, II, Satires, Paris, Hachette, 1911, p. XIX.
12 Les Rhétoriques de la pointe. Baltasar Gracián et le conceptisme en Europe, Paris,
Honoré Champion, coll. « Bibliothèque littéraire de la Renaissance », 1992.
13 Menagiana, sive excerpta ex ore Aegidii Menagi, Paris, Florentin et Pierre Delaulne,
1693, p. 75-76.
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14 Voir M. W. Croll, Style, Rhetoric and Rhythm, Princeton, Princeton University Press/
Woodbridge, Connecticut, OxBow Press, 1966.
15 L’Idéal et la Différence. La perception de la personnalité littéraire à la Renaissance,
Genève, Droz, 1993.
16 Voir le traité médiéval de G. de Vinsauf, Documentum de modo et arte dictandi
et versificandi, Milwaukee, Wiscousin, Marquette University Press, trad. anglaise
R. Parr, 1968, p. 279-280.
17 Les fameux « yeux de l’éloquence » dont il est question dans l’Institutio oratoria
(éd. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1978, VIII, 5, § 27).
18 J. Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme, Paris, Les Belles Lettres, 1981,
[t. II, p. 803-815 : « La notion d’emphasis »], p. 812.
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75
karine abiven Marqueurs de l’emphase dans la séquence anecdotique
Ce patron phrastique rappelle les conditions rhétoriques de réalisation
d’une brevitas accomplie. On en trouve les préceptes dans les traités à
partir de la fin du Moyen Âge, mais surtout de la Renaissance, puisque
ce n’est qu’avec Erasme et Juste Lipse qu’une alternative à la norme du
style périodique est théorisée, et que l’abréviation du style en prose est
valorisée 14. Nous retiendrons trois éléments, à la suite de l’ouvrage de
Jean Lecointe 15. D’abord, la technique de l’imbrication : les énoncés sont
intégrés dans le cadre d’une phrase unique, grâce aux formes nominales
du verbe, notamment le participe, dans une sorte de transposition de
l’ablatif absolu latin 16 ; puis le recours à l’asyndète, ou absence de liaison,
appelé style dissolutum ou style coupé ; enfin l’usage de la formule
brillante, les lumina orationis 17 de Quintilien. Ce procédé se rapproche
de l’emphasis grecque, sur laquelle insiste Erasme ; cette notion proche
de la concision peut se traduire par insinuation, « force de suggestion »
ou « valeur expressive » 18. Les anecdotes apophtegmatiques envisagées
jusqu’ici incarnent cet art de la réticence : formuler de manière laconique
une parole ou un fait mémorable en ne disant pas tout pour faire
entendre plus.
Au xviie siècle, les auteurs ont donc à leur disposition un arsenal
d’outils pour penser et écrire de manière brève, dans une optique
de concentration des effets et de mise en relief visant à déclencher la
démarche interprétative du lecteur. Il s’agit à présent de voir si ces faits
de style emphatique sont opératoires pour l’anecdote intégrée dans des
textes continus.
Sans trop extrapoler à partir des remarques précédentes, le modèle
peut être d’abord éprouvé dans les Vies, puisque ce genre épidictique est
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marqué par les pratiques scolaires. Soit cet extrait de l’Abrégé de la vie des
peintres de Roger de Piles ; le principal actant est le peintre mythique de
la Grèce antique, nommé Apelle :
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Un autre Peintre luy faisant voir le Tableau d’une Hélène qu’il avoit
peinte avec soin, & qu’il avoit ornée de beaucoup de Piérreries, il luy
dit : O mon amy, n’ayant pû la faire belle, vous n’avez pas manqué de la
faire riche.
Mais s’il disoit son sentiment avec simplicité, il recevoit de la même
façon celuy des autres : & pour en éloigner toute complaisance, il se
tenoit caché derriére pour écouter ce qu’on en diroit, dans le dessein d’en
profiter. De sorte qu’un Cordonnier passant un jour devant la maison
d’Apelle, & y trouvant un Tableau ainsi éxposé, reprit avec liberté
quelque défaut qu’il apperçût à une Sandale, laquelle fut changée
incontinent aprés : mais le lendemain repassant par le même endroit,
tout glorieux de voir qu’on eut profité de sa critique, censura aussi-tôt
une Cuisse où il n’y avoit rien à redire : ce qui obligea Apelle de sortir de
derriére sa toile, & de dire au Cordonnier que son jugement ne passoit
pas la Sandale ; ce qui passa en Provérbe. Je ne say s’il y a beaucoup
d’Apelles aujourd’hui, mais il y a des Cordonniers plus que jamais 19.
La concision se manifeste différemment dans les deux séquences
successives. D’abord, l’anecdote est incarnée par un bon mot
contextualisé, à la manière des Ana et des apophtegmes – c’est le cas
du premier paragraphe. Cet exemple incarne une sorte de brevitas par
défaut – défaut de développement. Il s’agit de la simple expression
d’un matériau de base, ici la saillie spirituelle du peintre, à la manière
d’une chrie. La suite de l’extrait propose un régime de texte un peu
différent, avec un embryon de développement autour du bon mot mis
en contexte. On voit bien ici que le matériau de base – en l’espèce, la
répartie finale, « que son jugement ne passoit pas la Sandale » – fait l’objet
d’une amplification minimale. Ainsi les formes brèves ne relèvent pas
seulement de l’abrègement comme dans le paragraphe précédent, mais
19 R. de Piles, Abrégé de la vie des peintres, Paris, F. Muguet, 1699, p. 125. Nous
soulignons les marqueurs anecdotiques, qui font l’objet d’une analyse, voir infra.
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aussi d’une forme d’amplification concise, pour reprendre la dialectique
de la copia et de la brevitas.
Il s’agit de dégager, à partir de cet exemple, plusieurs marqueurs de
l’emphase. Les six faits textuels dénombrés ci-dessous produisent deux
effets majeurs : la clôture de la séquence et sa forte directionnalité vers
la chute.
L’adverbial cadratif, très stéréotypé, « un jour »
La saillance référentielle
Le syntagme nominal « Un cordonnier » permet de faire surgir
un nouveau référent, quand la description définie 23 – « la maison
20 Voir notamment, en collaboration avec M.-P. Péry-Woodley, « Introduction », Langue
française, n° 148, 2005, dossier « Les adverbiaux cadratifs », p. 3-8 et avec S. Prévost,
Travaux de linguistique, n°47, 2003, dossier « Adverbiaux et topiques ».
21 Voir M.-A.-K. Halliday, An Introduction to functional grammar, London, Edward
Arnold [1984], 2e édition, 1994.
22 M. Charolles et M.-P. Péry-Woodley, « Introduction », art. cit., p. 7.
23 Ce genre d’expressions participent de la singularisation de la scène ; on peut
les décrire après Russell comme des SN introduits par un article défini singulier,
et renvoyant à un objet unique du monde ; en outre, la présence d’un substantif
individuant et celle d’indices référentiels peuvent apparaître comme des critères
nécessaires. Voir G. Kleiber, Problèmes de référence : descriptions définies et noms
propres, Metz/Paris, Klincksieck, 1981, p. 72.
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77
karine abiven Marqueurs de l’emphase dans la séquence anecdotique
Selon les analyses de Michel Charolles 20, ces adverbiaux ont une forte
capacité de structuration du texte. Leur fonction textuelle domine en
effet sur leur valeur idéationnelle 21, ici très réduite : le syntagme nominal
« un jour » n’apporte aucune réelle information circonstancielle. Il
signale simplement que les contenus propositionnels qui le suivent
doivent être relativisés à une certaine période de temps ; cela lui
permet d’indexer des segments qui dépassent les limites de la phrase.
Cette portée transphrastique permet de créer un cadre discursif, qui
se confond avec celui de l’anecdote. Le cadratif produit donc de la
discontinuité et possède en outre une « directionnalité très forte » 22 : il
est fondamentalement orienté vers l’aval du discours, puisqu’il ouvre un
cadre dont on attend la fermeture. Il participe donc de la dynamique de
linéarisation du récit.
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d’Apelles » – sert à réactiver des contenus présents dans le cotexte
antérieur. Ainsi la séquence est inaugurée par l’introduction d’un
nouveau thème, sur lequel l’attention se focalise, tandis que l’anaphore
permet l’insertion de l’anecdote dans le cotexte.
Le participe présent
78
Il apparaît soit comme épithète, soit comme noyau de participiale,
et permet d’exprimer de manière ramassée les circonstances du récit,
en tête de proposition 24. Les deux participes présent épithètes – « un
Cordonnier passant un jour devant la maison d’Apelle, & y trouvant
un Tableau » – illustrent le caractère économique de cette forme.
Sa nature verbale lui permet d’être support d’actions ou d’états qui
servent de déclencheur à l’anecdote, tandis que son fonctionnement
syntaxique adjectival la rend afférente au nom qui constitue le thème
de la séquence – « un cordonnier ». D’un point de vue historique,
en outre, Jean Lecointe a bien montré qu’à partir du xvie siècle,
cette forme évolue vers un statut verbal et peut donc jouer un rôle
équivalent à une forme personnelle à l’imparfait 25. C’est un des
outils du style imbriqué, peu ou prou équivalent de l’ablatif absolu
latin : il permet d’insérer de manière cumulative des procès, dans
une structure plus intégrée que la coordination ou la juxtaposition.
C’est une sorte de style paratactique déguisé et particulièrement
concis 26.
La valeur des temps du passé
L’alternance topique des temps du récit, imparfait et passé simple,
participe de la directionnalité de la séquence. L’imparfait crée en son
seuil un effet d’attente grâce à son aspect sécant, propre à effacer la
limite finale du procès : « il se tenoit caché derriére ». Le verbe offre ainsi
24 Pour une vision historique de ce phénomène, voir J. Lecointe, « Le style en -ant au
xvie siècle en France : conscience syntaxique et options stylistiques », L’Information
grammaticale, n° 75, oct. 1997, p. 10-14.
25 Ibid., p. 11.
26 Ibid., p. 12.
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une représentation ouverte de l’action 27. Cet aspect le rend disponible
pour accueillir les procès saillants et en incidence rendus par les passés
simples 28 : « il reprit quelque défaut », « ce qui obligea Appelle ».
L’agencement aspecto-temporel des verbes joue donc un rôle dans le
suspens de la séquence vers sa chute. Mais à lui seul, le passé simple est
facteur d’emphase : il met en œuvre une « dimensionalisation » 29 du
procès, présentant le fait comme ayant des contours, des dimensions. Cet
aspect n’implique pas seulement la perfectivité, mais aussi la mise en relief.
Le discours rapporté
L’effet de réel
Le vocabulaire concret – « la Sandale », « la Cuisse » – ainsi que la
scénographie – le peintre caché derrière son tableau – dessinent une
27 Car l’imparfait est non-incident, dans une terminologie psychomécanique : le temps
interne du procès est inscrit sur la ligne du temps en un point au delà de sa borne
initiale et en deçà de sa borne terminale, en conversion de l’accomplissement en
accompli. Voir G. Guillaume, Leçons de linguistique 1948-1949, Séries A, B et C,
éd. Roch Vallin, Québec, Presses de l’université Laval, 2e éd., 1982. Pour une mise
en perspective de la notion, voir G. J. Barceló et J. Bres, Les Temps de l’indicatif en
français, Paris, Ophrys, 2006, p. 48 passim.
28 Voir A. Molendijk, Le Passé simple et l’imparfait : une approche reichenbachienne,
Amsterdam/Atlanta, Faux-titre, 1990.
29 Voir M. Monville-Burston et L. R. Waugh, « Le passé simple dans le discours
journalistique », Lingua, n° 67, 1985, p. 121-170, et A. Molendijk, Le Passé simple et
l’imparfait : une approche reichenbachienne, op. cit., p. 48.
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79
karine abiven Marqueurs de l’emphase dans la séquence anecdotique
Déjà évoqué plus haut, dans l’étude de ce qu’on pourrait appeler
l’habitus apophtegmatique, le discours rapporté constitue évidemment
une des marques de l’anecdote. Ici, l’imbrication de la complétive de
discours indirect assure la clôture de la séquence, par l’effet rythmique
de cadence mineure. Le caractère brillant de la formule – « que son
jugement ne passoit pas la Sandale » – souligne la fonction de pointe
attachée à cette énonciation dédoublée : ramassée, obscure sans
contexte, la proposition condense les éléments thématiques développés
par le micro-récit – aptitude à juger dans son domaine de compétence,
légitimité de la critique. Ce n’est pas un hasard si la pointe se scelle sur
l’objet concret qui avait animé la saynète.
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vignette visuelle propre à se fixer dans l’esprit du récepteur. À la manière
des imagines 30 des arts de mémoire, la figuration de la scène a un certain
pouvoir de suggestion. Cette empreinte mémorielle constitue une des
visées pragmatiques majeures associées à l’anecdote : les faits langagiers
convergent vers la cristallisation d’une forme détachable, frappante, et
donc mémorisable. La coda du narrateur (« ce qui passa en proverbe »)
souligne d’ailleurs que ce but est atteint puisque l’histoire circule et
devient proverbiale.
80
Pour évaluer le caractère opératoire des marqueurs dénombrés, nous
essaierons d’exporter le modèle dans un genre de texte différent, les
mémoires. Jusque là en effet, la forme brève, héritière de l’exemplum,
reste quasiment autonome, même dans le récit de vie. Nous choisissons
une anecdote historique, tirée des Mémoires de La Rochefoucauld, qui
relate l’idylle entre la reine Anne d’Autriche et le duc de Buckingham.
Ce type de séquence, quoique hétérogène par rapport aux précédentes,
est anecdotique au moins au sens étymologique : c’est une histoire
galante, une de ces « Histoires des affaires secrettes et cachées des Princes
[…] qui n’ont point paru au jour, et qui n’y devroient point paroistre »,
dont parle Furetière dans sa définition de l’anecdote 31. Il s’agit de voir
si les critères formels des recueils se retrouvent dans ce régime narratif
continu.
Le duc de Buckingham est l’ambassadeur du roi d’Angleterre, qu’il
représente en France pour son mariage avec la sœur de Louis XIII. Des
intrigants jouent les entremetteurs entre ce duc et Anne d’Autriche pour
la discréditer auprès du Roi et de Richelieu :
30 Les arts de la mémoire préconisent le regroupement d’images porteuses d’un
« contenu » (imagines rerum) dans des scènes dramatiques conçues à l’intérieur d’un
lieu (locus) mental, d’après les méthodes pour développer la mémoire artificielle
données notamment dans la Rhétorique à Herennius (III, 28-30, éd. G. Achard, Paris,
Les Belles Lettres, CUF, 1997, p. 113-116).
31 A. Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots français
tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, savoir… :
le tout extrait des plus excellents auteurs anciens et modernes, De Haag et
Rotterdam, A. et R. Leers, 1690, 3 vol.
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L’imminence d’une péripétie est sensible dès le début de l’extrait,
par l’annonce cataphorique d’un apport d’information – « D’autres
sujets » –, et à travers des indices circonstanciels traduisant l’urgence
– l’adverbe temporel « bientôt » et l’expression de l’exclusivité « On ne
songea plus qu’[…] à faire partir le duc ». Puis l’actant principal apparaît
– « Lui, de son côté » – et l’information est saillante grâce au pronom
tonique. Buckingham devient le thème de la séquence : « [Il] retardait
le plus qu’il lui était possible, et se servait de tous les avantages ». On
retrouve l’aspect cursif de l’imparfait, qui ouvre la borne temporelle et
laisse attendre l’intrusion d’un nouveau procès. Après cette préparation
survient l’anecdote proprement dite, avec l’adverbial cadratif, qui
encadre deux verbes à l’imparfait sécant : « et même, un soir que la
cour était à Amiens et que la Reine se promenait assez seule dans un
jardin ». Suivent les procès au passé simple, qui donnent un contour
net et saillant aux actions : « il y entra […] ; ils se trouvèrent seuls », et
81
karine abiven Marqueurs de l’emphase dans la séquence anecdotique
D’autres sujets animèrent encore le Roi et le Cardinal contre la Reine.
[…] le duc de Buckingham, […] parut à la Reine l’homme du monde le
plus digne de l’aimer […] ils ne furent occupés que des intérêts de leur
passion. Ces heureux commencements furent bientôt troublés […].
L’orgueil et la jalousie du cardinal de Richelieu furent également blessés
de cette conduite de la Reine […] : on ne songea plus qu’à conclure
promptement le mariage, et à faire partir le duc de Buckingham. Lui, de
son côté, retardait le plus qu’il lui était possible, et se servait de tous les
avantages de sa qualité d’ambassadeur pour voir la Reine, sans ménager
les chagrins du Roi ; // et même, un soir que la cour était à Amiens et
que la Reine se promenait assez seule dans un jardin, il y entra […] ; ils
se trouvèrent seuls ; le duc de Buckingham était hardi et entreprenant ;
l’occasion était favorable, et il essaya d’en profiter avec si peu de respect,
que la Reine fut contrainte d’appeler ses femmes, et de leur laisser voir
une partie du trouble et du désordre où elle était// 32.
32 F. de La Rochefoucauld, Mémoires [Köln, Pierre van Dyck, 1662], Œuvres complètes,
éd. L. Martin-Chauffier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964,
p. 40-41. Les doubles barres obliques isolent l’anecdote proprement dite.
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finalement la corrélation consécutive qui accélère le rythme et provoque
la chute : « et il essaya d’en profiter avec si peu de respect, que la Reine
fut contrainte d’appeler ses femmes ». Ces marqueurs – rythmiques,
syntaxiques, sémantiques – autonomisent la séquence.
Sans doute cette péripétie se détache-t-elle à lecture, puisque Tallemant
des Réaux en reprend le canevas, et récrit l’historiette, sur le ton satirique
qui est souvent le sien :
82
Il y eut bien des galanteries ; mais ce qui fit le plus de bruit, ce fut que
quand la Cour alla à Amiens [...], Bouquinquant tint la Reyne toute
seule dans un jardin ; […] Le galant culbutta la Reyne, et luy escorcha
les cuisses avec ses chausses en broderies ; mais ce fut en vain, car elle
appella tant de fois que la dame d’atour, qui faisoit la sourde-oreille, fut
contrainte de venir au secours 33.
L’emphase syntaxique – avec la tournure pseudo-clivée en « ce qui
[…] ce fut que » – souligne le caractère frappant de l’événement. La
mention du jardin, qui participe de la scénographie, a retenu l’attention
de Tallemant. Cet effet de réalisme joue le rôle d’accroche mémorielle.
Quelques lignes plus bas intervient la fameuse histoire des ferrets de la
Reine, où les conspirateurs volent à Buckingham des bijoux offerts par la
Reine, en guise de pièce à conviction pour la compromettre 34. La postérité
de cet épisode, repris notamment au début des Trois Mousquetaires 35, tient
33 G. Tallemant des Réaux, Historiettes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1960-1961, t. I, p. 239-240. Le texte des Historiettes, resté manuscrit
jusqu’au xixe siècle, est composé dans sa majeure partie entre 1657 et 1659, au
moment même où La Rochefoucauld élabore ses mémoires – commencés en 1653,
ils paraissent à Bruxelles en 1662. Tallemant a, de toute évidence, eu accès au
manuscrit du duc.
34 « Le duc de Buckingham était, comme j’ai dit, galant et magnifique ; il prenait
beaucoup de soin de se parer aux assemblées ; la comtesse de Carlisle, qui avait
tant d’intérêt de l’observer, s’aperçut bientôt qu’il affectait de porter des ferrets
de diamants qu’elle ne lui connaissait pas ; elle ne douta point que la Reine ne les
lui eût donnés ; mais pour en être encore plus assurée, elle prit le temps, à un bal,
d’entretenir en particulier le duc de Buckingham et de lui couper les ferrets, dans le
dessein de les envoyer au Cardinal […] », F. de La Rochefoucauld, Mémoires, éd. cit.,
p. 43. Je souligne les marqueurs.
35 A. Dumas, Les Trois Mousquetaires.1, Les ferrets de la reine [1844], éd. F. Fajeau,
Paris, Flammarion, 2001.
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peut-être à l’iconicité du petit objet réaliste – les bijoux. Ce surgissement
du concret donne un poids véridique à la scène. Le détail vrai offre au récit
une force présentielle remarquable 36, qui permet à la fois la mémorisation
et stimule l’imagination.
***
36 On pourrait rapprocher le détail mis en relief du punctum barthésien : c’est le détail
déchirant de vérité qui convoque l’instant passé avec fulgurance, dans la certitude
que ce qui est vu a véritablement été : « C’est le Temps, c’est l’emphase déchirante du
noème (ça-a-été), sa représentation pure », R. Barthes, La Chambre claire. Note sur
la photographie, Paris, Cahiers du Cinéma/Gallimard/Le Seuil, 1980, p. 148. Il n’est
pas anodin que R. Barthes recoure au mot emphase pour définir ce surgissement du
passé.
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83
karine abiven Marqueurs de l’emphase dans la séquence anecdotique
Malgré le caractère hétérogène des textes rassemblés, des similarités
apparaissent, qui assoient l’unité du genre textuel de l’anecdote.
Certes, le récit de La Rochefoucauld est anecdotique d’abord par
son caractère galant, et c’est son petit sujet qui fait de lui une petite
histoire, en marge de la grande. Mais à la petitesse de l’objet répond
une miniaturisation de la forme. Il nous semble que la circulation de
cette anecdote chez Tallemant, puis au xixe siècle, prouve sa capacité à
l’autonomisation. C’est sans doute parce que le texte original produit
une saillance de l’information qu’il se fixe dans les mémoires et qu’il
circule, tel le bon mot de l’apophtegme. Ainsi l’emphase permettrait
de contourner le risque de toute anecdote, qui est la dilution dans la
trame du texte : l’anecdote non repérable, qui manque son effet, est une
anecdote malheureuse. Il s’agit, avec l’anecdote, de susciter la réaction
du lecteur : comme d’autres variétés de formes brèves, elle rappelle la
figure de l’emphasis, ce laconisme qui laisse à penser. Son incomplétude
laisse ouvertes les potentialités expressives, c’est pourquoi elle sert de
support à la réflexion morale, ou de canevas au roman. Ce sont ainsi les
virtualités signifiantes et expressives qui font la richesse de l’anecdote,
sous ses dehors insignifiants.
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LA DÉCLARATION D’AMOUR CHEZ RACINE :
UN DISCOURS EMPHATIQUE
ENTRE ÉPANCHEMENT ET BRIÈVETÉ
Jennifer Tamas
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l’emphase : copia ou brevitas ? • pups • 2010
Au xviie siècle, deux mouvements esthétiques connaissent un égal
épanouissement en Europe : le classicisme et le baroque. On aime les
opposer en schématisant leurs caractéristiques 1 : le premier serait marqué
par un épurement des lignes (tant sculpturales que littéraires) et un
dépouillement soigné, tandis que le second se caractériserait par l’excès,
le débordement et les ornements destinés à submerger, voire tromper le
spectateur 2. L’emphase se rapporterait au style baroque et se définirait
alors comme « un ornement du style [qui] vise à renforcer l’expression
pour lui donner plus de vivacité, pour faire que les mots soient entourés
en quelque sorte d’un halo qui leur confère une valeur supérieure,
comme d’une irradiation inhabituelle » 3. Cependant, mon analyse ne
s’attachera pas aux procédés d’ostentation retenus par l’âge baroque.
Paradoxalement, je me concentrerai sur Racine qui est l’auteur classique
par excellence. Son écriture est marquée par une pureté de forme et
d’expression qui a conduit Léo Spitzer à parler d’effet de sourdine 4. Il y
montre les procédés d’atténuation, et le caractère poli du style racinien.
Or si le style est aussi bien ramassé et si les passions elles-mêmes sont
1 Pour une définition complète de ces deux mouvements littéraires, se reporter à
É. Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, 1990, p. 224-227 et p. 397-405.
2 Pour un développement sur les effets de trompe-l’œil de l’art baroque, se reporter au
livre de J. Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France, Paris, José Corti, 1996.
3 G. Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 129.
4 L. Spitzer, « L’effet de sourdine dans le style classique : Racine », dans Études de
style, Paris, Gallimard, 1970, p. 208-335.
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dépeintes de manière à gommer tout excès 5, où trouver l’emphase 6 ?
Quelle est la parole qui sort d’elle-même et se détache de cette douce
et régulière musique racinienne ? Y a-t-il dans le théâtre de Racine le
déploiement d’un certain nombre de procédés « dont l’association
est censée provoquer chez le récepteur le sentiment que le langage est
impuissant à exprimer certains contenus » 7 ?
En réalité, l’effet de sourdine décrit par Léo Spitzer, si efficace pour
l’analyse de certains procédés stylistiques raciniens, ne semble pas
vraiment s’appliquer à l’expression du sentiment amoureux. Chez
Racine, la déclaration d’amour correspond à un moment d’emphase
tout à fait particulier dans lequel le style n’est pas inspiré par « l’éteignoir
de la froide raison », « privé de sensualité et d’émoi sexuel » 8. En effet,
il est peut-être réducteur de voir dans le style racinien, et a fortiori
dans la parlure de ses personnages, un sentimentalisme glacé privé de
corporalité 9. Non seulement les personnages déclarent leur amour
avec une emphase passionnée, mais ils parlent du corps de l’aimé et se
5 « Les personnages se diluent dans l’abstraction » (L. Spitzer, « L’effet de sourdine… »,
art. cit., p. 229). Il en va de même pour ce qui concerne les sentiments, à cause des
« pluriels typiques de Racine comme amours, fureurs, flammes ; cf. par exemple :
Baj., I, 4 : N’allez point par vos PLEURS déclarer VOS AMOURS » (ibid., p. 231).
6 La notion d’emphase « intéresse l’analyse du discours à deux titres très différents :
d’une part dans une tradition rhétorique comme procédure d’ornementation du
discours ; d’autre part, comme famille d’opérations syntaxiques qui ont pour effet
de mettre en relief une partie d’un énoncé » (P. Charaudeau et D. Maingueneau,
Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Le Seuil, 2002, p. 220). On s’intéressera
surtout à l’aspect rhétorique de l’emphase. La syntaxe racinienne joue des effets de
dislocation ; en revanche, les structures clivées ou semi-clivées ne suffisent pas à
former un échantillon représentatif.
7 Article « emphase », dans le Dictionnaire d’analyse du discours, op. cit., p. 220.
8 « La langue s’élève inopinément au pur chant poétique et à l’épanchement direct
de l’âme, mais vite l’éteignoir de la froide raison vient tempérer l’élan lyrique qui se
dessinait timidement dans l’esprit du lecteur » (L. Spitzer, Études de style, op. cit.,
p. 208). « Le renoncement au bonheur des sens a marqué la langue de Racine autant
que son œuvre » (Vossler, Jean Racine, chap V : « Racines Sprache und Verskunst »,
cité par L. Spitzer, « L’effet de sourdine… », art. cit., p. 208).
9 « C’est un style sécularisé, formé à la conversation usuelle, qui parvient à sa
hauteur et sa solennité essentiellement en renonçant au sensuel, au vulgaire et au
pittoresque coloré » (Vossler, Jean Racine, cité par L. Spitzer, « L’effet de sourdine… »,
art. cit., p. 208).
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livrent à des rêveries engendrées par ce corps 10. La déclaration d’amour
chez Racine joue de l’articulation paradoxale entre emphase et effet
de sourdine en mêlant les procédés d’amplification (copia 11) et de
condensation (brevitas 12).
Je me propose donc d’étudier cette emphase paradoxale dans la
déclaration d’amour afin de montrer comment le personnage racinien
met au jour une identité amoureuse complexe et dense, qui se résume
pourtant en deux mots : « J’aime ». On ne peut trouver de formule à
la fois plus emphatique et plus économique. Attachons-nous donc au
fonctionnement emphatique de la déclaration d’amour.
L’emphase comme revanche sur l’aphasie : la structure emphatique de
La déclaration d’amour apparaît à deux moments énonciatifs
différents. D’une part, le discours où le personnage déclare son amour
non à l’aimé mais à quelqu’un d’autre constitue la première étape de la
déclaration d’amour. Cette adresse se fait soit indirectement au public
dans un monologue, pour préparer l’aveu (Antiochus dans Bérénice), soit
directement à un confident (Phèdre à Œnone, Néron à Narcisse, Oreste
à Pylade, par exemple). On appellera ce premier aveu la prédéclaration.
Elle constituera le premier temps de l’analyse. D’autre part, le discours
de la déclaration d’amour à proprement parler est le moment où le
personnage déclare son amour à l’être aimé. Elle sera le support du
deuxième temps de l’analyse.
jennifer tamas La déclaration d’amour chez Racine
la prédéclaration
87
10 On verra que Néron fantasme sur le corps de Junie. Par ailleurs, G. Molinié analyse
la bouche de Bérénice comme l’élément central de la pièce de Racine. On peut
consulter à ce titre son article « Poéticité et Négativité : Bérénice ou l’Orient saccagé
(à propos de Bérénice, I-4) », dans Jean Racine et l’Orient, actes du colloque de Haïfa
de 1999, Tübingen, Biblio 17, n° 148, 2003, p. 65-68.
11 Pour une mise en perspective de la copia et de son héritage au xviie siècle, se reporter
au livre de J. Lecointe, L’Idéal et la Différence. La perception de la personnalité
littéraire à la Renaissance, Genève, Droz, 1993.
12 En ce qui concerne le travail sur la copia et la brevitas on peut se reporter à
l’ouvrage de M. Fumaroli, et en particulier à la partie intitulée « rhétorique et
exercices spirituels », dans L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la
Renaissance au seuil de l’époque classique [1980], Genève, Droz, 1994.
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À chaque fois qu’un personnage avoue son amour à un confident,
il retrace le moment du coup de foudre comme étant précisément le
moment coïncidant avec la perte du langage 13. La prédéclaration
donne naissance à un pur moment emphatique qui constitue alors une
victoire tardive sur l’aphasie. Par exemple, Néron confesse, en retraçant
l’aphasie liée à son coup de foudre : « J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est
perdue » 14. De même Phèdre déclare : « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue
/ Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue / Mes yeux ne voyaient plus,
je ne pouvais parler / Je sentis tout mon corps et transir et brûler » 15.
Les exemples sont nombreux. Celui de Néron est particulièrement
intéressant car il représente bien le personnage racinien décrit par Spitzer
comme pris « dans [son] nimbe de noblesse et de froideur » 16. En effet,
contrairement à Phèdre, il semble un personnage froid et calculateur
qui s’épanche peu. Il détient une parole efficace 17 : il parle pour agir et
il commande à tous ses sujets. Pourtant, il se laisse aller à une forme de
débordement dans l’aveu de son amour. Sa prédéclaration se déroule
en trois temps : d’abord un moment d’extrême brièveté, condensé
en un alexandrin (« Narcisse, c’en est fait, Néron est amoureux » 18),
puis un moment intermédiaire et enfin une longue tirade retraçant
l’épanchement du sentiment pendant vingt-cinq vers.
Premier moment : la condensation de l’aveu (la brevitas).
Après le vocatif (« Narcisse ») qui a pour fonction d’ancrer la réception
de l’aveu, les accents emphatiques de l’alexandrin portent sur « fait » et
« amoureux ». Le démonstratif « c’ » suivi du pronom « en » a valeur de
condensation. Ils réduisent à l’extrême l’aveu grâce à leur formulation
13 Dans Sur Racine, Barthes s’intéresse au phénomène de l’aphasie qu’il considère
comme fondamentale pour expliquer les pièces de Racine. Il définit par exemple
Bérénice comme « la tragédie de l’aphasie » (R. Barthes, Sur Racine, Paris, Le Seuil,
1963).
14 Britannicus [1669], Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1982, II, 2, v. 396.
15 Phèdre [1677], Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1983, I, 3, v. 273-275.
16 L. Spitzer, Études de style, op. cit., p. 234.
17 Dans la mesure où Néron est le personnage qui agit en donnant des ordres, il utilise
des verbes à l’impératif, ce qui représente par essence le mode factitif : Néron meut
les autres autour de lui.
18 Britannicus, éd. cit., II, 2, v. 382.
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proleptique et anaphorique : en annonçant mais en retenant l’aveu, ils
en désamorcent le contenu dramatique, et donnent l’impression qu’il
n’est besoin de nulle autre explication. La portée informative de ce vers
est suffisante, et la scène pourrait s’arrêter sur cette séquence brève.
Le message principal a été formulé. D’ailleurs, Narcisse ne réclame
pas de complément d’information : il ne cherche pas à savoir qui est
l’objet aimé. En revanche, il demande uniquement la confirmation de
l’information susdite : « Narcisse : Vous ? Néron : Depuis un moment,
mais pour toute ma vie / J’aime, que dis-je aimer ? J’idolâtre Junie ! ».
Deuxième moment : la portée transformationnelle de l’épanorthose.
Troisième moment : l’amplification de l’aveu.
Le troisième temps de la prédéclaration est un pur moment
emphatique (la copia). Le discours met l’accent sur l’expressivité et
non l’informativité. Le propos ne fait pas avancer l’action. L’emphase
représente ainsi un différentiel énonciatif qui relève de la fonction
expressive. Elle fonctionne comme une réserve argumentative qui
s’épanche pour dépasser l’expérience de l’indicible. Le passage de
la brevitas à la copia correspond à une amplification du sentiment
amoureux évoqué précédemment sous forme condensée. Néron offrait
d’abord une sorte de médaillon de son être : il l’ouvre maintenant pour
nous donner accès à son intériorité cachée.
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jennifer tamas La déclaration d’amour chez Racine
Cette deuxième phrase marque le passage de la brièveté à l’abondance
par le biais de l’épanorthose. On trouve deux corrections qui ont toutes
deux pour fonction d’amplifier ce qui vient d’être dit (« un moment »
vs « la vie » ; « aimer » vs « idolâtrer »). Les deux épanorthoses des deux
alexandrins font sentir un changement dans l’expression de l’intensité.
Par la suite, cette intensité va donner naissance à une amplification, qui
devient le procédé inverse de la condensation.
Excité d’un désir curieux,
Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes,
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Belle, sans ornement, dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient arracher au sommeil.
Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs,
Relevaient de ses yeux les timides douceurs.
Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue,
J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdue :
Immobile, saisi d’un long étonnement,
Je l’ai laissé passer dans son appartement.
J’ai passé dans le mien. C’est là que solitaire,
De son image en vain j’ai voulu me distraire.
Trop présente à mes yeux, je croyais lui parler,
J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler.
Quelquefois mais trop tard, je lui demandais grâce ;
J’employais les soupirs, et même la menace.
Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,
Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.
Mais je m’en fais peut-être une trop belle image ;
Elle m’est apparue avec trop d’avantage :
Narcisse, qu’en dis-tu 19 ?
La prédéclaration fait rupture avec le vers précédent, consacré à la
parole de Narcisse. L’aveu déborde ainsi la structure de l’alexandrin,
puisque le vers n’est même pas interrompu à l’hémistiche 20 et se présente
ainsi comme une parole que ne peut contenir la métrique habituelle.
Ensuite, cette longue tirade joue de plusieurs effets stylistiques propres
à l’emphase dont on analysera les plus emblématiques :
19 Ibid., II, 2, v. 385-398.
20 Contrairement à ce qui se passe dans Phèdre quand Théramène pose une question
semblable à Hippolyte, ce dernier attend le second hémistiche pour formuler sa
réponse : « Théramène : Aimeriez-vous, Seigneur ? Hippolyte : Ami, qu’oses-tu
dire ? / Toi qui connais mon cœur depuis que je respire. / Des sentiments d’un cœur
si fier, si dédaigneux. / Peux-tu me demander le désaveu honteux ? », Phèdre, éd. cit.,
I, 1, v. 65-68.
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Les procédés d’accumulation : polysyndète et hyperbate
La dislocation et l’asyndète de gradation
L’emphase se lit également à travers le détachement des épithètes
placées à gauche et dès l’ouverture de l’alexandrin, c’est-à-dire à une
place stratégique. Le bouleversement attendu des constituants crée un
puissant effet d’attente en raison du retard dans la nomination du pivot
de rattachement de ces épithètes. Au vers 389, les épithètes ont une
valeur de gradation accentuée par l’asyndète : « belle, sans ornement,
dans le simple appareil d’une beauté qu’on vient arracher au sommeil » 23.
Peu à peu, l’image de Junie se précise et le spectateur comprend qu’elle
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jennifer tamas La déclaration d’amour chez Racine
La juxtaposition des segments nominaux a valeur d’essoufflement :
« Cette négligence / Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence /
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs » 21 : la juxtaposition alterne
avec la coordination, ce qui rend le débit plus impressionnant. La
répétition même de la conjonction de coordination « et » donne
l’impression d’une quête d’exhaustivité sans limite. Sur le plan formel,
la polysyndète n’est pas construite régulièrement. Elle a un effet
d’hyperbate, ce qui donne l’illusion d’un allongement syntaxique.
L’affolement apparaît dans l’antithèse : les cris et le silence, qui
représentent les deux extrêmes de la réalisation de la parole. Cette
antithèse est accentuée par celle des pluriels et du singulier. Alors que
l’accumulation des pluriels met l’accent sur la saturation produite par
l’effet de nombre 22, le singulier rejeté en clausule de segment crée
un fort contraste. Le silence est un terme de condensation abstraite
qui permet de renvoyer non seulement à l’aphasie de Néron, mais
également à tout ce que Junie ne lui dit pas encore. Les cris, comme le
silence, représentent tous deux une non-articulation de la parole, qui
cherchera à se formuler ultérieurement.
21 Britannicus, éd. cit., II, 2, v. 391-393.
22 Cette valeur des pluriels est ici loin de celle définie par L. Spitzer qui attache
à certains pluriels une valeur « d’estompement des contours » (Études de style,
op. cit., p. 217).
23 Britannicus, éd. cit., II, 2, v. 389-390.
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est nue 24. Ce dévoilement se fait par touches correctives, et il devient
difficile de douter de la nudité de Junie quand surgit la violence du verbe
« arracher ». De plus, si l’on examine les épithètes détachées de cette
tirade, on s’aperçoit qu’elles se rapportent toujours aux sentiments et
aux attributs des deux personnages, Junie et Néron (« excité », « triste »,
« belle », « immobile »). En utilisant d’abord l’adjectif, et en le détachant
syntaxiquement de son support, Néron donne à imaginer un condensé
de l’humain, ce qui met en valeur l’émotion avant tout autre chose. Le
spectateur voit les images intrinsèques aux personnages se succéder et
ces seuls quatre adjectifs représentent un condensé du schéma narratif :
Excitation-Tristesse-Beauté-Immobilité. C’est bien l’excitation sexuelle
de Néron qui le conduit à enlever la triste Junie dont la beauté le stupéfie
jusqu’à l’immobilité.
Le rythme emphatique On relève un enjambement, et ils sont assez rares dans la métrique
racinienne pour que celui-ci vaille la peine d’être noté, d’autant plus
qu’il s’inscrit ici dans la montée de l’excitation sexuelle : « Belle,
sans ornements, dans le simple appareil / D’une beauté qu’on vient
d’arracher au sommeil » 25. Ce segment compris dans une phrase
beaucoup plus longue dépend du seul verbe conjugué de la phrase :
le verbe de vision. Néron fait entendre uniquement par ce rythme
l’effet de son érection devant le corps nu de Junie, excitation qui
apparaissait déjà sensiblement dès le premier vers, à travers le participe
24 Ici, on dépasse les interprétations de L. Spitzer et J. Mesnard pour qui la tirade est
dépourvue d’érotisme et se limite à un « beau désordre ». En effet, L. Spitzer, à la
suite de J. Mesnard qu’il cite et complète, remarque l’emphase de la mise en relief,
mais il en tempère l’appréciation en parlant de : « relief doux. On note le “beau
désordre” (la description repose sur des antithèses : ombres-flambeaux, crissilence, farouches-timides), mais ces antithèses sont émoussées par la formulation
“en douceur” » ; Mesnard déjà l’a bien senti : « La peinture la plus achevée et la plus
frappante n’est peut-être pas celle de la scène elle-même si vivement mise sous
nos yeux, c’est plutôt… celle de l’âme de Néron » (P. Mesnard, Œuvres de J. Racine,
Paris, Hachette, coll. « Les Grands écrivains de la France », 1885-1888, p. III, cité par
L. Spitzer, dans Études de style, op. cit., p. 287). À mon sens, il ne s’agit pas de l’âme
de Néron, mais du corps de Junie dont la vue et la commémoration par la pensée
mettent le corps de Néron en érection.
25 Britannicus, éd. cit., II, 2, v. 389-390.
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Le cogito racinien : la structure emphatique de la déclaration d’amour,
de la condensation à l’amplification
Quand le personnage racinien avoue son amour à l’autre, il touche alors
pleinement la profondeur et l’essence de son être. C’est pour cette raison
que l’on décide de nommer ce phénomène : cogito racinien. J’aime, donc
je suis. On retrouve cette dynamique dans presque toutes les pièces.
Par exemple, dans Bérénice, Antiochus est l’être invisible. Aux yeux de
Titus et Bérénice, c’est une forme de personnage transparent et sans
contenu dans lequel ils projettent leurs confidences et leurs inquiétudes.
Antiochus représente pour eux une sorte de caisse de résonance qu’ils
acceptent tant qu’elle renvoie le reflet de leur propre amour. Or c’est
93
jennifer tamas La déclaration d’amour chez Racine
d’ouverture « excité » et la diérèse sur « curieux ». Le rythme ternaire
de l’alexandrin est celui de la palpitation : il nous montre un crescendo
rythmique qui culmine avec l’enjambement. On a le schéma suivant :
« Belle [2] », avec une coupe lyrique qui fait entendre le [ɛ] ; « sans
ornements [4] » soit un segment qui compte le double de syllabes ;
puis la syntaxe s’affole avec l’enjambement qui relie dans une cascade
rythmique le nom à son complément. Tout à coup Néron s’épuise
et s’interrompt brusquement, comme s’il n’allait pas au bout de sa
pensée et qu’il se censurait lui-même. On peut aller jusqu’à parler
d’ellipse voire d’aposiopèse, et la fausse question qui suit ne doit pas
faire illusion : « Que veux-tu ? » 26. Elle sert de diversion et permet à
Néron de retrouver ses esprits.
Cette seule prédéclaration illustre clairement la façon dont
condensation et amplification se mêlent au moment de l’expression
amoureuse. Il convient de voir à présent si cette alliance fonctionne aussi
bien dans la déclaration d’amour à proprement parler. Elle constitue un
moment encore plus important car elle représente le paroxysme de la
pièce. C’est seulement à cet instant que le personnage prend pleinement
conscience de lui-même et accepte, par cet acte de profération, la
complexité et les contradictions de son être.
26 Ibid., II, 2, v. 391.
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précisément quand Antiochus révèle son amour à Bérénice qu’il
s’accomplit comme être, et qu’il assume puis gagne son identité. Cette
transformation est si bien perçue par Bérénice, qu’elle lui est intolérable :
elle le rejette et le force à l’exil. L’emphase de la déclaration d’amour
correspond à une sortie du silence d’autant plus pénible que Bérénice
le lui avait imposé. En déchirant le voile, Antiochus ose dire qui il est :
« Que vous dirai-je enfin ? Je fuis des yeux distraits / Qui me voyant
toujours, ne me voyaient jamais » 27.
L’écart entre l’être véritable et l’être fantasmé apparaît à travers le
paradoxe et le polyptote sur le verbe voir. La déclaration d’amour
transforme le regard de l’aimé(e). Cependant, le moment privilégié de
cette prise de conscience apparaît dans un discours emphatique qui fait
alterner de manière éclatante brièveté et épanchement, condensation
et amplification. Le personnage profère une formule résomptive
(« J’aime ») avant de l’expliciter dans un discours amplifié. En ce sens, la
séquence brève : « J’aime » représente le passage obligé de la déclaration
d’amour racinienne. On l’appelle cogito car ce premier aveu est le
moment où le sujet se recentre d’abord sur lui-même en pensant son
amour (« J’aime »), avant de s’attacher à l’autre et de le prendre comme
support de son sentiment (« je T’aime »). On pourrait ainsi résumer
la formule de la façon suivante : Amo, ergo sum (J’aime, donc je suis).
Je me dis à moi-même, avant de te le dire, comment ce sentiment se
rattache à toi et la façon dont il se décline. Le meilleur exemple est celui
de Phèdre :
Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur.
J’aime. Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,
Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison,
Ma lâche complaisance ait nourri le poison 28.
On trouve presqu’à chaque fois cette phrase couperet « J’aime ».
Antiochus l’utilise aussi mais au passé simple et c’est précisément
27 Bérénice, éd. cit., I, 4, v. 275-276.
28 Phèdre, éd. cit., II, 6, v. 672-676.
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29 « J’aimai. J’obtins l’aveu d’Agrippa votre frère, / Il vous parla pour moi. Peut-être sans
colère / Alliez-vous de mon cœur recevoir le tribut / Titus, pour mon malheur, vint,
vous vit et vous plut », Bérénice, éd. cit., I, 4, v. 191-194.
30 Pour la construction absolue du verbe « aimer », se reporter à Phèdre : vers 673,
261-262, et 1122 ; Bérénice : vers 191, 455, et 1479. Pour les occurrences dans les
autres pièces, on pourra consulter l’analyse des différents relevés au sein de ma
thèse, en cours de rédaction : Le Cœur en maux. Stylistique de l’identité amoureuse
à travers les déclarations d’amour chez Racine. On y trouvera un travail plus
détaillé sur le classement des occurrences, en fonction de leur valeur énonciative
et pragmatique.
31 L’aveu amoureux qui fait directement suite à un verbe de connaissance conjugué
à l’impératif se retrouve dans de nombreuses pièces de Racine, ce qui prouve à
nouveau le lien entre la déclaration d’amour et la notion d’identité. Se reporter,
par exemple, au vers d’Antiochus qui, avant de révéler à Titus l’amour qu’il porte à
Bérénice, amorce son aveu par la phrase suivante : « Mais connaissez vous-même
un prince malheureux », Bérénice, éd. cit., V, 7, v. 1430.
32 Pour la notion de co-énonciation, on peut se rapporter au collectif dirigé par
R. Amossy et J.-M. Adam, Les Images de soi dans le discours : la construction de
l’ethos, Genève, Dalachaux et Niestlé, 1999.
33 On se sert ici de la notion de valence verbale définie par Lucien Tesnière, dans
Éléments de syntaxe structurale, Paris, Klincksieck, 1988.
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jennifer tamas La déclaration d’amour chez Racine
cette formule qui amorce l’aveu 29. Mais on retrouve exactement ce
même phénomène pour presque tous les personnages 30. Cette extrême
économie de moyen représente ainsi le stylème racinien de la déclaration
d’amour. Dans le cas de Phèdre, la formule apparaît après le verbe de
connaissance au mode jussif 31. Cet ordre montre la façon dont Phèdre
cherche à créer une relation de co-énonciation 32 qui fonderait un
amour réciproque. Si le locuteur répondait, la déclaration d’amour
serait au moins entendue. Mais dans la mesure où la déclaration n’est
pas suivie d’effet perlocutif, elle n’a de performativité que dans sa simple
dimension réflexive. Cependant, cette dimension est importante car
la profération de ces mots fait exister l’amour aux yeux d’Hippolyte
qui est présent et forcé de « connaître » Phèdre. Saisir l’être racinien,
c’est accéder à son identité amoureuse : « J’aime ». L’expression est
d’autant plus saillante qu’elle met à mal la valence verbale 33 du terme
clé. Le verbe est construit de manière absolue, donnant à voir une
image condensée de l’être amoureux. C’est comme si le verbe devenait
attributif et qu’il établissait une équivalence sémantico-référentielle
avec son sujet. « J’aime ». À nouveau, la coupe lyrique donne à entendre
l’emphase de l’intonation. L’absence de complément est saisissante.
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La pause de la voix que crée cette béance relève de la performance de
l’actrice qui pourra pleinement théâtraliser son discours amoureux. La
tirade cumule ensuite les moyens emphatiques destinés à faire accepter
le surgissement de l’identité amoureuse. La figure de l’épanorthose
permet une nouvelle fois d’opérer le passage de la condensation à
l’amplification 34. En effet, l’épanorthose grammaticale est essentielle
car elle change l’orientation du discours amoureux. À ce moment,
l’accent est mis sur le destinataire. Il est représenté par un pronom
personnel qui scelle l’union entre le moi et l’amour (« ne pense pas
qu’au moment que je t’aime / innocente à mes yeux je m’approuve
moi-même » 35), ce qui est merveilleusement accentué par la rime :
« je t’aime » et « moi-même ». Or cette association représente par
excellence le phonème racinien de la déclaration d’amour. Il fait partie
intégrante du Amo, ergo sum. On a remarqué que dans toutes les pièces
de Racine, à deux exceptions près, la formule « je t’aime » rime toujours
avec un pronom réfléchi 36. C’est bien la preuve qu’il existe un lien
profondément essentiel entre l’amour et l’identité. Cela ne signifie pas
pour autant qu’il s’agisse d’une identité unifiée et apaisée. Phèdre est
consciente que deux voix parlent en elle : celle de l’amour et celle du
jugement. L’amour la transforme sans emporter sa profonde adhésion,
ce que marquent ensuite les négations. Mais après la force de ce bref
aveu, elle s’adonne dans le reste de sa tirade à de longues explications
articulées par le mode de l’amplification.
Chez Racine, la déclaration d’amour est donc proférée selon une
emphase dont l’analyse ne peut se limiter à des segments longs ou à
des segments courts. L’emphase joue sur des procédés de condensation
34 On avait vu que pour Néron l’épanorthose produisait le passage de l’aveu bref à
l’aveu amplifié en permettant de changer l’intensité du discours amoureux.
35 Phèdre, éd. cit., II, 5, v. 673-674.
36 Pour l’œuvre de Phèdre, se reporter aux vers : 673-674, 697-698, 1129-1130, et
1345-1346. Pour Bérénice, se reporter aux vers : 19-20, 463-464, 811-812, 999-1000,
1111-1112, 1135-1136, 1291-1292, 1451-1452, et 1495-1496. Pour les occurrences des
autres pièces, on pourra également consulter les résultats avancés par ma thèse en
cours de rédaction (Le Cœur en maux. Stylistique de l’identité amoureuse à travers
les déclarations d’amour chez Racine).
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jennifer tamas La déclaration d’amour chez Racine
et d’amplification précisément parce qu’elle est au service d’une parole
tout à fait particulière qui cherche à se saisir, avant de s’expliquer à
l’autre. En effet, la déclaration d’amour est par nature un discours
qui tout en pouvant se réduire à l’énoncé le plus dépouillé : « je vous
aime » s’enracine dans un énoncé encadrant beaucoup plus épanché.
Or l’apothéose du « je t’aime » correspond au seul moment informatif
de la parole amoureuse, tandis que le reste du discours amoureux ne
met l’accent que sur l’expressivité de celui qui parle. C’est précisément
à l’instant où le « je t’aime » est proféré que le destinataire accède à la
lumière d’un nouveau savoir. Et pourtant, le locuteur continue de parler
abondamment.
Ainsi, les tragédies de Racine laissent apparaître que la déclaration
d’amour est moins un discours qui cherche à persuader l’autre,
qu’un moment privilégié pour lui faire entendre les inflexions d’une
subjectivité naissant à elle-même et s’assumant enfin. Dire son amour,
c’est accepter de se laisser transformer par lui, tout en ayant l’audace
d’avouer à l’aimé(e) l’avènement de cette identité amoureuse. En
ce sens, l’emphase apparaît comme une réserve argumentative qui
s’épanche pour venir justifier (comme Phèdre), ou dépasser (comme
Néron) l’indicible. S’arrêter à « je t’aime » reviendrait à demander à
l’autre de répondre immédiatement. Or le détour emphatique est
aussi un moyen de laisser à l’autre le temps nécessaire à se remettre de
la violence verbale qu’il vient de subir. Enfin, l’emphase est aussi un
détour esthétique, qui permet de chanter les effets de l’amour sur la
scène théâtrale.
Ainsi, les effets de condensation et d’amplification représentent
les deux modes d’articulation capables d’exprimer le hiatus de l’être
amoureux déchiré entre soi et l’autre. La figure de l’épanorthose
est essentielle car elle montre clairement les efforts de l’être qui
cherche à exprimer l’indicible sans jamais y parvenir. La déclaration
d’amour représente le discours impossible, car en voulant parler à
l’autre de lui-même, on ne lui parle que de soi, sans même s’en rendre
compte. La déclaration d’amour ne parvient pas à délimiter ce qui
relève de soi et ce qui relève de l’autre : « Faibles projets d’un cœur
trop plein de ce qu’il aime / Hélas ! Je ne t’ai pu parler que de toi-
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même ! » 37. Phèdre s’illusionne, puisque c’est bien d’elle-même qu’elle
a parlé pendant sa longue déclaration d’amour.
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37 Phèdre, éd. cit., II, 5, v. 667-668. On remarque à nouveau la rime entre le verbe aimer
et le pronom réfléchi.
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Troisième PARTIE
Le cas Rabelais
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l’Emphasis dans la description de l’ Île de Ruach
du Quart livre de Rabelais
Aya Kajiro
Combien que souvent ils puissent avoir besoin d’exprimer telles choses,
ils n’ont rien pour mettre en la place qui soit ne tant emphatique, ne de
si bonne grace 1.
Montaigne utilise le terme « emphase » également au sens de « valeur
expressive », dans ses Essais, en 1580, en relation, de même, avec le terme
de grâce :
Les poëtes disent tout ce qu’ils veulent, avec plus d’emphase et de grace :
tesmoing ces deux epigrammes 2.
Le seul autre emploi d’emphase dans les Essais, introduit en 1588, met,
lui, l’accent sur l’exagération :
101
l’emphase : copia ou brevitas ? • pups • 2010
C’est au xvie siècle qu’apparaissent en français les termes d’emphase
et d’emphatique. Le premier emploi connu d’emphatique se trouve en
1579 dans La Precellence du langage françois d’Henri Estienne avec le
sens d’« expressif » :
Je grossis et enfle mon subject par vois, mouvemens, vigueur et force
de parolles, et encore par extension et amplification, non sans interest
de la verité nayfve. Mais je le fais en condition pourtant, qu’au premier
qui me rameine et qui me demande la verité nue et crüe, je quitte
1 H. Estienne, De la Précellence du langage françois, Paris, M. Patisson, 1579, p. 103.
2 Montaigne, Les Essais, éd. D. Bjaï, B. Boudou, J. Céard et I. Pantin, Paris, Librairie
générale française, coll. « Le Livre de poche-Pochothèque », 2001, Livre II, 37.
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soudain mon effort et la luy donne, sans exaggeration, sans emphase
et remplissage 3.
102
Le mot est rare au xvie siècle. Rabelais n’utilise ni le terme d’« emphase »
ni le terme d’« emphasis » dans ses œuvres 4.
S’il ne nomme pas l’emphase, il n’est cependant pas impossible de
trouver chez lui une mise en pratique de l’emphase telle qu’elle pouvait
être définie alors par la réflexion rhétorique d’un Fabri ou d’un Érasme.
Nous allons dans cette perspective examiner plus particulièrement
un épisode du Quart livre de Rabelais paru en 1552, l’épisode de
l’île de Ruach, mot dont Rabelais nous donne la signification dans le
glossaire qu’il a ajouté à son édition du Quart livre, la Briefve declaration
d’aulcunes dictions plus obscures contenües on quatriesme livre des faicts et
dicts heroïcques de Pantagruel 5.
L’emphase comme figure de pensée au temps de Rabelais
Dans l’Antiquité, l’emphasis est une figure de pensée qui consiste à
donner à entendre plus qu’il n’est dit. Il en va de même pour l’auteur du
premier traité de rhétorique publié en français au xvie siècle. S’inspirant
de Quintilien et de la Rhétorique à Herennius, Pierre Fabri, dans Le
Grand et vrai art de pleine rhétorique, publié pour la première fois en
1521, définit l’emphasis comme suit :
Emphasis, c’est quant dessoubz aulcun dict, aultre sentence se peult
entendre. Et se faict come en parolles de sentence, comme double et
3 Ibid., Livre III, 11.
4 Le Trésor de la langue française attribue la première attestation de l’emploi du
terme « emphase » aux Recherches de la France d’Étienne Pasquier en 1543, en
l’empruntant au Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes
du ixe au xve siècle de F. Godefroy. La datation est fausse dans la mesure où la première
édition de l’ouvrage de Pasquier est publiée en 1560, ce qui empêche de connaître la
date de la première attestation du terme.
5 Toutes les références à Rabelais se rapportent aux Œuvres complètes, éd. M. Huchon
avec la collaboration de F. Moreau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1994. La Briefve déclaration ne se trouve que dans certaines éditions
du Quart livre. Sur ce problème de l’édition et sur l’authenticité de ce texte, voir
M. Huchon, Rabelais grammairien, Genève, Droz, 1981, p. 64 et p. 406-411.
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douteuse, ainsi que fut donne responce a Cresus, roy de plusieurs pays,
qui voulloit acquerir plusieurs royaulmes, il fut ainsi dict par les Dieux :
« Cresus transgressant perdra de grans royaulmes » ; l’en ne sçait se ce
sont les siens ou ceulx de ses amys. Aussi est : Reginam interficere nolite
timere, etc 6.
ἐμφανίσω signifie plutôt « indiquer, sans parler et secrètement » (tacite et
clam indicare). De là vient le mot d’emphasis pour désigner ce qui a une
force inexprimée (quod tacitam habet uim). Cela convient à l’inspiration
par laquelle Dieu se glisse (se insinuat) dans l’âme des siens 8.
Au sujet de cette définition, Jacques Chomarat se demande si le terme
« vis » est équivoque, étant donné qu’il signifie à la fois « force, intensité »
et « sens, valeur (d’un mot ou d’une tournure) ». Cette équivoque est
6 P. Fabri, Le Grand et Vrai Art de pleine rhétorique, éd. A. Héron, Genève, Slatkine
reprints, 1969, p. 193.
7 Voir J. Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme, Paris, Les Belles Lettres,
coll. « Les classiques de l’humanisme », 1981, p. 803.
8 Cité dans ibid., p. 808.
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103
aya kajiro L’Emphasis dans la description de l’île de Ruach du Quart livre de Rabelais
Selon Fabri, le phénomène d’emphasis s’opère donc dans le cadre d’une
expression qui donne à entendre plus qu’elle ne signifie littéralement, et
l’idée cachée peut être « double » et « douteuse ».
C’est chez Érasme, qui a eu une si grande influence sur Rabelais,
que l’on trouve une riche réflexion sur l’emphase. Érasme insiste sur
l’importance de l’emphase aussi bien que sur la propriété, les tropes
et les jeux, comme figures qui « n’ajoutent pas peu de charme et de
grâce au langage », dans une lettre de 1529 à son ami théologien,
Ludwig Ber 7.
Concernant le principe de la duplicité de sens et les formes diverses, la
conception de l’emphasis chez Érasme est conforme à celle de Quintilien.
Nous allons passer brièvement en revue différentes nuances de l’emphasis
érasmienne, afin d’appliquer certaines de ses notions au texte de Rabelais.
Érasme distingue différentes sortes d’emphasis dans ses Annotations
au Nouveau Testament. Héritant de la notion de Quintilien, il redéfinit
l’emphasis comme suit :
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déployée en prenant les échantillons qui montrent les nuances d’un sens
à l’autre.
Tout d’abord, il faut noter qu’Érasme utilise l’emphasis comme
« l’énergie, la force expressive » du mot. L’emphasis signifie également
« mise en relief », « accent placé sur », « insistance sur » comme l’acception
anglaise d’aujourd’hui. Enfin, le terme prend l’acception d’un sens
suggéré sans être exprimé. Certaines de ses formes peuvent glisser vers
l’acception de « sens précis », c’est-à-dire qu’il y a une emphasis qui
semble moins un sens second que le sens exact et précis d’un mot, où l’on
ne peut comprendre la phrase sans prendre en compte un tel procédé
d’écriture.
La portée de l’emphasis selon Érasme est ainsi résumée par Jacques
Chomarat :
Quelle que soit la diversité des nuances et donc des traductions possibles
on retrouve toujours dans l’emphasis l’idée de ce qui est sous-entendu ou
suggéré ou inexprimé et qui porte une part importante du sens, celle qui
donne à la phrase son énergie, sa force, son intensité et sa plénitude 9.
Variations de l’emphasis dans l’épisode de Ruach
L’épisode de Ruach se situe dans les chapitres XLIII et XLIV du Quart
livre. Rabelais décrit, dans cet épisode, la manière de vivre des gens
qui habitent dans cette île de vent. Pour l’analyse de l’emphase, nous
nous aiderons ici des conceptions d’Érasme. Chez lui, proprietas (ἰδίωμα)
et emphasis (ἔμφασις) sont des figures proches. Il considère qu’elles
comportent quelque chose qui touche à l’explication du mystère, à sa
mise en lumière. Nous allons observer les formes pratiques prises par ces
deux notions dans le texte de Rabelais.
En premier lieu, le terme de proprietas désigne chez Érasme « une
manière particulière de dire, propre à une langue, et qui ne peut être
traduite telle quelle dans une autre, sans faire violence à celle-ci » 10. Cette
9 Ibid., p. 813.
10 Ibid., p. 805.
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figure s’applique à un mot ou bien à une phrase. En outre, Érasme
justifie, dans la lettre à Ammonius, l’utilisation du grec, dans ses textes
rédigés en latin, comme moyen essentiel de garder la force suggestive,
c’est-à-dire l’emphase, pour exprimer certaines choses :
Car si certaines choses ne sont pas exprimées en grec, elles perdent force
de suggestion (emphasis), agrément d’une plaisanterie (allusionis) ou
grâce d’une figure de style (schematis). De plus se présentent quelquefois
des points que je ne souhaite pas voir compris de but en blanc par le
premier venu 11.
Hypenemien. Venteux. Ainsi sont dictz les œufz des Poulles et aultres
animaulx, faictz sans copulation du masle. Des quelz jamais ne sont
esclous poulletz, etc. Arist. Pline. Columella 13.
Tandis que le mot Hypenemien a le sens de « venteux », l’autre sens
donné par Rabelais nous oriente vers une interprétation potentiellement
plus haute de l’épisode que j’examinerai à une autre occasion.
11 Ibid., p. 310.
12 « Ruach. Vent, ou esprit. Hebr. », Briefve declaration, éd. cit., p. 709.
13 Ibid., p. 710.
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aya kajiro L’Emphasis dans la description de l’île de Ruach du Quart livre de Rabelais
L’introduction d’un terme en langue étrangère relève donc de l’emphase.
Tel est le cas des mots hébreux ou grecs que nous trouvons dans l’épisode de
Ruach. C’est le cas en particulier des noms propres : le terme de « Ruach »
est le nom de l’île. Il est singulièrement opaque et n’est pas compréhensible
immédiatement pour le lecteur de l’épisode. La signification est fournie
dans la Briefve declaration placée en fin d’ouvrage et il désigne « le vent »
ou « l’esprit » en hébreu 12. Le mot « Ruach » ne correspond pas seulement
au vent, ni seulement à l’esprit, mais il offre en hébreu les deux sens en
même temps, selon la glose. Ce double sens du mot est confirmé sur le
plan diégétique, car la vie des habitants de Ruach est remplie du vent et
de l’esprit, tout l’épisode glosant donc le nom de l’île.
De même, le nom du podestat, le gouverneur de l’île, qui apparaît
dans le chapitre XLIV, Hypenemien, offre ce double sens, toujours selon
la Briefve declaration :
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Le point commun entre ces deux cas, c’est que le terme qui est investi
d’un double sens constitue le nom d’un personnage dans l’histoire, et
leur sens en langue étrangère est clarifié par la Briefve declaration. Il est
intéressant de remarquer que le terme ne fonctionne pas simplement
dans deux sens sur le plan textuel, mais il a aussi le rôle de nom propre
dans l’histoire, c’est-à-dire que ce double sens du terme oriente même le
caractère et le destin du possesseur du nom.
Le nom du noble médecin, Scurron, dont on évoque le passage dans
l’île, est un cas plus complexe. Le nom du médecin comporte au moins
trois acceptions : premièrement, un vent grec s’appelle le « schyron » ;
deuxièmement, c’est le nom, historiquement attesté, du patron de
Rabelais à la faculté de Montpellier, Jean Schyron 14 ; enfin, d’après
Amaury Bouchard, un ami de Rabelais, les Français « appellent scyron
ce que les Grecs appelaient hémorroïdes » 15. L’acception indiquant le
vent grec est la plus naturelle du point de vue de l’histoire, d’autant plus
qu’il s’agit de l’épisode de l’île du vent. Mais l’allusion à un personnage
réel est un procédé souvent utilisé par Rabelais, et cette fois-ci, on peut
y voir légitimement le médecin, suivant l’un des thèmes du Quart livre.
En ce qui concerne le sens d’« hémorroïdes », notons que c’est à partir
de ce sens possible que l’histoire glisse vers la maladie et aborde le thème
scatologique. De plus, Rabelais défigure avec malice le nom de Schyron,
et l’appelle « Scurron », ce qui évoque le « bouffon » par allusion au
« scurra » en latin. De la sorte, Rabelais a habilement caché tous ces sens
derrière cette dénomination.
D’autres usages d’emphasis dans cet épisode du Quart livre ne mettent
plus en jeu le terme étranger et le nom propre. Érasme relève un emploi
qui semble quelquefois « moins un sens second que le sens exact et précis
d’un mot » 16. Dans ce cas, le mot emphasis glisse vers l’acception du sens
précis. À partir de cette conception, il est possible de tenter d’envisager
son système de signification.
14 Voir le Quart livre, éd. cit., p. 638, note 9.
15 M. Screech, Rabelais [London, Gerald Duckworth & Co. Ltd., 1979], trad. M.-A. de
Kisch, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Idées », 1992, p. 515.
16 J. Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme, op. cit., p. 813.
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17 Quart livre, p. 638.
18 Ibid,. p. 639.
19 Sens attestés depuis le xii e siècle. Voir Le Trésor de la langue française, entrée
« enfler ».
20 Ibid. : « 1538 “gonfler d’air” ».
21 Sens attestés respectivement depuis la fin du xiie siècle et depuis 1393. Voir ibid.,
entrée « éventer ».
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107
aya kajiro L’Emphasis dans la description de l’île de Ruach du Quart livre de Rabelais
La rivalité entre le sens propre et le sens figuré est mise en question
dans le texte de Rabelais. Par exemple, deux habitants de Ruach sont
caractérisés de manière semblable : « un petit enflé » 17 et « troys gros
esventez » 18. Si par l’expression « un petit enflé » on peut évoquer un
personnage grossi « sous l’effet d’une cause morbide », voire « sous l’effet
d’un état d’âme » 19, c’est par sens figuré que le terme s’applique à un
homme. Pourtant, le sens littéral (un personnage gonflé d’air 20) qui
évoque le gonflement du vent reste encore valable dans ce cas, d’autant
plus que tous les habitants de Ruach sont plus ou moins sous l’influence
du vent. De même le syntagme « troys gros esventez » qui vont voir les
« pluviers » désigne à la fois un personnage rafraîchi et altéré au contact
de l’air 21.
Un phénomène emphatique s’observe de manière différente dans
l’expression « jambes Œdipodicques », qui désigne les jambes enflées.
Ces jambes appartiennent au « petit enflé », conformément à son
caractère. Présupposant que l’on connaît le mythe des chevilles d’Œdipe
ou l’étymologie de son nom, le texte reste soigneusement silencieux
sur le sens suggéré, sauf dans le glossaire accompagnant le Quart livre.
Rabelais a habilement fait en sorte que la Briefve declaration nous oriente
vers le sous-entendu : « Jambes Oedipodicque. Enflée, grosse, comme les
avoit Oedipus le divinateur, qui en Grec signifie Pied-emflé ».
Or, deux sortes de définitions, à la fin du chapitre XLIII, mettent le
lecteur sur une nouvelle voie. Elles montrent la pluralité possible du sens
dans une phrase définitionnelle, en profitant de la différence entre la
définition dialectique et la définition qui comprend le mot emphatique.
Selon la Dialectique de Pierre de la Ramée, la définition peut se diviser
en deux catégories : d’une part, la définition parfaite et d’autre part
la définition imparfaite, c’est-à-dire la description. Pierre de la Ramée
conçoit ainsi la définition parfaite :
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La définition parfaite est la définition composée des causes constituant
l’essence, lesquelles toutes sont comprises au genre et en la forme ; et
ainsi est défini l’homme, animal raisonnable. Car par le genre « animal »
nous entendons, (comme il est dit) essence corporelle pleine de vie et de
sens, qui est la matière de l’homme et une partie de la forme, à laquelle
si tu ajoutes « raisonnable », tu comprendras toute la forme en faculté
de vie, sens et raison ; […] Et par conséquent, la parfaite définition n’est
autre chose qu’un symbole universel des causes accomplissant l’essence
et la nature […] 22.
108
Selon l’auteur, c’est l’essence d’un objet qui constitue la définition
parfaite : celle-ci se représente dans le cadre du genre et de la forme.
Ramus conçoit la définition imparfaite, c’est-à-dire la description,
comme suit :
La description est la définition composée aussi des autres arguments,
comme Aristote décrit, au cinquième des Topiques, l’homme, animal
mortel, capable de discipline. Ici, avec quelque cause, est mêlée
une propre circonstance. Or cette succincte brièveté n’est pas cause
perpétuelle en cette espèce mais souvent et la chose et l’auditeur
requièrent explication plus illustrée et magnifique, comme le sont
presque les descriptions des poètes. […] Et comme la brièveté est
louée en la parfaite définition, ainsi la magnificence est célébrée en la
description moyennant toutefois qu’il n’y ait rien de superflu 23.
La description en tant que définition imparfaite peut renvoyer, selon
les circonstances, à différents aspects de l’objet à décrire.
22 P. de La Ramée, Dialectique 1555 [édition publiée par A. Wechel], texte modernisé par
N. Bruyère, Paris, J. Vrin, 1996, p. 44-45. Cette acception dialectique de la définition
et de la description est déjà utilisée au temps de la rédaction du Quart livre, dans
les ouvrages médicaux. Jean Canappe les mentionne dans son commentaire du
Prologue et chapitre singulier de guidon de Chauliac, paru chez Dolet en 1542. Voir
M. Huchon, « Définition et description : Ambroise Paré chirurgien méthodique et
huguenot », dans É. Berriot-Salvadore (dir.), Ambroise Paré (1510-1590), Pratique
et écriture de la science à la Renaissance, actes du colloque de Pau (6-7 mai 1999),
Paris, Honoré Champion, 2003, p. 201-227.
23 P. de La Ramée, Dialectique…, éd. cit., p. 45.
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24 Quart livre, p. 639.
25 Voir Cl. La Charité, « Rabelais était-il ramiste ? La querelle Galland-Ramus, le
solécisme rabelaisien et la dialectique ramiste », Dalhousie French Studies (Halifax),
Prégnance et polyvalence du modèle rhétorique sous l’Ancien Régime, n° 85,
p. 75-93.
26 Quart livre, éd. cit., p. 639.
27 Briefve declaration, éd. cit., p. 710.
28 Voir O. Pot, « Ronsard et Panurge à Ganabin », Études rabelaisiennes, XXII, 1988,
p. 7-26, et Quart livre, éd. cit., p. 698, note 6.
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aya kajiro L’Emphasis dans la description de l’île de Ruach du Quart livre de Rabelais
Dans l’épisode de Ruach, il s’agit donc, d’une part, de la définition du
vent : « comme vous sçavez que vent en essentiale definition n’est aultre
chose que air flottant et undoyant » 24. C’est une définition dialectique
du vent selon les principes de la définition ramiste et aristotélicienne 25 :
genre prochain et différence spécifique. Par cette définition, nous
avons donc l’« essence du vent » qui ne peut être remplacé par d’autres
sens. Selon cette définition, le vent égale proprement un air flottant et
ondoyant.
D’autre part, la définition qui clôt ce même chapitre est celle du « pet
virginal ». Cette fois-ci, Rabelais utilise, comme forme définitionnelle,
les équivalences par « c’est » : « un pet virginal : c’est ce que les
Sanctimoniales appellent sonnet » 26. On pourrait appeler cette phrase
définitionnelle la « description » au sens dialectique, car cette définition
ne recourt pas à l’essence et à la nature d’une chose. Nous avons ici
quelques difficultés à rendre intelligible ce qu’est un pet virginal.
D’abord, « les Sanctimoniales » que Rabelais utilise ne fonctionnent pas
comme termes de l’explication, d’autant plus que ce terme figure dans la
Briefve declaration. Il faut faire référence à ce glossaire pour savoir le sens
du terme. C’est donc « À præsent sont dictes Nonnains » 27. Le deuxième
problème consiste à savoir ce que signifie le mot « sonnet », parce que ce
terme est polysémique. D’un côté, le « sonnet » a l’acception de « petit
son », « chanson », depuis le Moyen Âge, d’un autre côté, il désigne une
forme poétique originaire de l’Italie. Par ailleurs, le « sonnet » est utilisé
pour expliquer le « pet virginal » ; il est naturel de penser qu’il désigne
un « pet » dans le courant de l’histoire. Mais la désignation parodique
de la forme poétique n’est pas à exclure, comme le montre l’épisode de
l’île de Ganabin où sont saluées les Muses 28. Ainsi, l’aspect emphatique
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des termes utilisés dans la définition empêche le lecteur de saisir ce
qu’est l’objet. En mettant en parallèle les deux définitions différentes,
Rabelais a volontairement perturbé notre compréhension, en jouant sur
l’emphase des mots.
Nous nous intéressons en particulier aux jeux entre sens propre et sens
caché en matière de mot. Cependant, ce glissement du sens figuré au
sens propre s’observe également dans quelques phrases, surtout dans des
expressions proverbiales dans le chapitre XLIV.
Pour comprendre ce que la phrase veut dire, on s’appuie en général sur
le sens figuré dans l’expression proverbiale. Il s’agit d’abord du mode de
vie des habitants de Ruach : l’expression qu’utilise Rabelais, « Ils ne vivent
que de vent » est inspirée de Vento uiuere d’Érasme 29. Si l’on suit le sens
propre de l’expression, les habitants de Ruach ne vivent vraiment que « de
vent », au lieu « de presque rien », que donne le sens figuré. L’expression
proverbiale exprime d’ailleurs les choses d’une façon hyperbolique avec
le sens figuré dissimulé derrière le sens propre. Dans cette perspective,
on pourrait constater que les expressions proverbiales comportent une
dimension emphatique, c’est-à-dire l’idée sous-entendue avec la valeur
expressive. Comme si Rabelais avait l’intention de perturber ce système
de signification, il bouleverse les places respectives du sens figuré et du
sens propre pour normaliser la situation hyperbolique qui est celle des
habitants de Ruach. Dans cette île, vivre de vent – ce qui est un état
hyperbolique aux yeux des pantagruelistes – est normal, tandis que la
phrase évoque toujours le sens figuré (vivre de presque rien) dans l’esprit
du lecteur. En réalité, les habitants de Ruach mangent « beaucoup » de
vent, le sens figuré signifiant au contraire « vivre de presque rien ».
La deuxième expression proverbiale constitue le titre du chapitre
XLIIII : « Comment petites pluyes abattent les grans vents ».
L’expression, « Petite pluie abat grand vent », signifie normalement en
sens figuré : « Peu de chose suffit quelquefois pour calmer une grande
querelle » 30. Dans le texte rabelaisien, nous trouvons deux applications
29 Érasme, Adages, IV, IX, 3, dans Opera omnia, recognouit Ioannes Clericus, Leiden,
1703-1706, 10 vol.
30 Le Trésor de la langue française, entrée « grand ».
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aya kajiro L’Emphasis dans la description de l’île de Ruach du Quart livre de Rabelais
de cette expression, l’une est le sens propre selon le podestat de l’île,
Hypenemien, l’autre est la variation du sens propre selon Panurge. Le
premier relève du même cas que Vento uiuere. La situation désignée par
le sens propre se déploie dans la scène où « quelque petite pluyz survient,
la quelle nous [les habitants de Ruach] le tollist et abat ». Le deuxième est
une variation qui reflète le caractère de l’énonciateur, Panurge ; l’urine
se substitue à la pluie, et le pet au vent. Contrairement au cas de Vento
uiuere, la finalité du sens figuré est cependant complétée dans le « dizain
jolliet » de Panurge. Le problème encombrant de la vesse de Quelot s’est
résolu au moyen de la pisse de Jenin.
La troisième expression proverbiale serait plus intéressante en ce qui
concerne le système de la signification. « Escorcher le renard », qui
désigne « vomir » au sens figuré, est un jeu de mot employé souvent
par Rabelais 31. Il s’agit de Bringuenarilles qui a avalé les moulins à vent
avec beaucoup de coqs et de poules, pour lesquels « tous les Renards du
pays » entrent par la gueule dans le ventre du géant. Suivant le conseil
d’un « Badin enchanteur », Bringuenarilles en paroxysme « escorchoit
un Renard ». Dans ce passage, nous pouvons trouver le mélange du sens
propre et du sens figuré. Pour le sens de « vomir les renards », Rabelais
a utilisé la phrase « escorcher le renard ». Dans la dernière expression,
le renard n’a pas d’existence diégétique, mais est justement l’ornement
du discours où le substantif « renard » n’est pas séparable du verbe
« escorcher » pour signifier « vomir ». Il serait intéressant de penser que
ce sont des renards avalés par Bringuenarilles qui ont amené Rabelais
à utiliser l’expression « escorcher le renard » en raison de l’identité du
substantif : c’est ainsi que Bringuenarilles aurait fini par vomir. De
la sorte, Rabelais a tenté de mélanger le sens littéral et le sens sousentendu d’une phrase, en profitant de la valeur expressive de l’expression
proverbiale.
En principe, la rhétorique vise la clarté pour faire émerger le sens
pour l’auditeur. Un discours qui doit être clair et reste obscur est donc
considéré comme stylistiquement défectueux. Les qualités ou les défauts
d’un style dépendent de la finalité du discours en situation. Parmi les
31 Par exemple Gargantua, chap. XI ; Pantagruel, chap. VI et XVI.
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figures rhétoriques, ainsi tendues vers la clarté du sens, l’emphasis, figure
particulière et procédé raffiné, est admise à recourir à l’obscurité 32. C’est
le rôle du lecteur de mettre en lumière le sens caché dans les phrases qui
relèvent de l’emphasis.
En ce sens, l’existence de la Briefve declaration est significative. Ce
n’est pas par hasard, me semble-t-il, que Rabelais explique les sens des
termes en langue étrangère et des termes obscurs dans ce glossaire.
Pour seulement deux chapitres de Ruach, des termes qui ont plusieurs
sens et qui figurent dans ce glossaire sont nombreux. Il s’avère donc,
premièrement, que la Briefve declaration sert à souligner les termes
emphatiques en demandant au lecteur de se référer au glossaire ;
deuxièmement, elle clarifie pour le lecteur les sens autres que le sens
propre, sur lesquels le lecteur risque de passer sans les apercevoir. Nous
sommes habilement conduits, grâce au glossaire, à prendre conscience
de ce mécanisme de l’emphasis, opéré par Rabelais, qui joue sans cesse à
privilégier tantôt l’histoire, tantôt la langue.
Il est possible de souligner l’aspect emphatique de cette histoire déjà
dans la première phrase de l’épisode. Rabelais fait dire au narrateur « et
vous jure par l’estoille Poussiniere, que je trouvay l’estat et la vie du
peuple estrange plus que je ne diz » 33. Cette affirmation montre que
l’histoire dépasse la réalité, ce qui est une des définitions de l’emphasis
chez Quintilien 34.
En même temps, la « force expressive » de l’emphase apparaît
abondamment dans cet épisode, où de si nombreuses répétitions du
terme « vent » et de ses dérivés ainsi que les dénominations des divers
vents abondent, jouant sur leurs autres sens cachés.
Nous ne trouvons pas d’usage tout simple de l’emphase en tant que
figure dans l’épisode de Ruach. Cela s’explique sans doute par la volonté
de Rabelais de tenter la normalisation de l’état hyperbolique, au moyen
32 Quintilien considère que « des mots qui laissent entendre plus qu’ils ne disent
doivent être rangés sous la rubrique de la clarté (perspicuitas) puisqu’ils aident à
l’intelligence d’un texte » (Institution oratoire, éd. et trad. J. Cousin, Paris, Les Belles
Lettres, t. V, 1978, VIII, 2, 11).
33 Quart livre, p. 638.
34 Quintilien, Institution oratoire, op. cit., VIII, 2, 11.
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d’une utilisation récurrente d’expressions proverbiales ou d’acceptions
figurées des mots. C’est une île de fiction, adroitement fondée sur une
interrogation sur les langues et leurs significations.
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aya kajiro L’Emphasis dans la description de l’île de Ruach du Quart livre de Rabelais
À partir de l’acception de l’emphase propre à la Renaissance, nous
avons examiné quelques échantillons des jeux sur l’emphasis des mots
dans l’épisode de Ruach. Grâce aux différents termes concernant le vent,
et la Briefve declaration, le lecteur est amené à découvrir l’entrecroisement
du sens propre et du sens sous-entendu. Cela nous invite à constater que,
dans ce petit épisode, Rabelais s’amuse à tirer parti de l’emphase dans
le sens moderne de « la force expressive », en répétant des mouvements
oscillant parmi les différents niveaux de sens. Abondantes en termes
emphatiques, la définition et la description de l’île et des habitants de
Ruach finissent par servir à gloser le mot « Ruach ». Ce mot détermine,
à son tour, le caractère de l’île avec son emphase, le sens du « vent » ou
de l’« esprit ».
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De la « ON-véritÉ » À l’appropriation
fictionnelle : narrativisation Et exÉGÈSE du
proverbe DANS DEUX PROLOGUES DE RABELAIS
Olivier Pédeflous
1 On se reportera aux études de F. Rigolot, Poétique et onomastique. L’exemple de la
Renaissance, Genève, Droz, 1977, p. 81 sq., qui donne la bibliographie antérieure.
Pour un panorama de la question du proverbe chez Rabelais, voir P. Eichel, Proverbes
et expressions proverbiales dans les cinq livres de Rabelais, DEA dactylographié,
sous la direction de D. Ménager, université Paris-X Nanterre, 1989. Voir également
O. Pédeflous, « Rabelais et la parémiologie compulsive : réflexions sur un champ
d’investigation », dans S. Verhulst (dir.), Tradizione e creatività nelle forme
gnomiche in Europa del Nord e in Italia (xiv-xvii s.)/ Tradition et créativité dans les
formes gnomiques en Italie et en Europe du Nord (xive-xvii e siècles), colloque de
Gand, 25-27 novembre 2008, Turnhout, Brepols (à paraître).
2 Pour ce type d’emploi, voir L. Petris, La Plume et la Tribune : Michel de L’Hospital et
ses discours (1559-1562), Genève, Droz, 2002.
3 P. Smith, « “Croquer pie”. Quart livre, Ancien Prologue », dans M. Bideaux (dir.),
Rabelais-Dionysos : Vin, carnaval, ivresse. Actes du colloque de Montpellier,
26-28 mai 1994, Marseille, Jeanne Laffitte, 1998, p. 97.
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l’emphase : copia ou brevitas ? • pups • 2010
La critique rabelaisienne a dès longtemps pointé du doigt l’usage
particulier du proverbe dans l’œuvre du Chinonais 1. Bien loin de
consister en un emploi illustratif ou argumentatif, repris parfois
ad nauseam d’un discours à l’autre 2, l’énoncé gnomique est plus
volontiers, chez lui, un embrayeur discursif reposant sur l’« actualisation
des sens figuré et littéral à la fois » 3 par le biais, au besoin, d’une
étymologie comique, machine à fabriquer du texte à partir du pré-texte
stéréotypé du proverbe.
Ce ressort narratif, rencontré ponctuellement dans l’ensemble
de l’œuvre, avec une particulière acuité dans le Quart livre, reçoit
une illustration plus importante encore dans l’espace à part du
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prologue, lieu de l’expression superlative de ce que Gérard Defaux 4
a étudié comme la manifestation par excellence de cette rhétorique
du sophiste. Le proverbe, au lieu de rester dans sa forme corsetée, y
fait l’objet d’une exégèse ou devient le support d’un développement
narratif. Nous étudierons deux exemples opposés de traitement
emphatique chez Rabelais à partir du déroulement d’un proverbe, en
montrant qu’on y lit le passage de ce qu’Alain Berrendonner a appelé
la « ON-vérité » 5, la doxa acceptée de tous, à la fictionnalisation du
tour par le truchement d’un narrateur-commentateur-conteur qui en
fait le tremplin de sa captatio benevolentiae. La tournure brachylogique
énigmatique « Croquer pie », dans le prologue du Quart livre de 1548 6
– dit parfois « Ancien prologue » dans la critique rabelaisienne –, laisse
le lecteur songeur, et devient, pour Rabelais, l’occasion de déplier la
complexe collocation de sens littéraux démultipliés à travers une
narration dont il faut décrypter les allusions à la politique nationale
et internationale, ainsi que les attaques ad hominem ; par contraste, la
simplicité du proverbe « le monde n’est plus fat », qui lance le prologue
du Cinquiesme livre 7 – ouvrage dont on a questionné l’authenticité 8 –
cache la polysémie suggestive du mot « fat » qui est l’occasion de
poser la question de la folie, avant que le texte ne bifurque finalement
vers une « “deffence” linguistique et esthétique » 9 – et herméneutique
ajoutera‑t‑on.
4 G. Defaux, « Rabelais et son masque comique. Sophista loquitur », Études
rabelaisiennes, XI, 1974, p. 89-136.
5 A. Berrendonner, Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Éditions de Minuit,
1981, p. 41, 45, 58.
6 Rabelais, « Prologue du Quart livre [1548] », Quart livre, dans Œuvres complètes,
éd. M. Huchon avec la collaboration de F. Moreau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1994, p. 715-720. Toutes les références à l’œuvre de Rabelais sont
faites dans cette édition.
7 Cinquiesme livre, p. 723-728.
8 Pour des éclairages sur cette question, voir Rabelais, Œuvres complètes, éd. cit.,
p. 1613-1616, où M. Huchon démontre que le prologue du Cinquiesme livre est en
grande partie une version antérieure du prologue du Tiers livre.
9 O. Pot, « L’âne et le poète : la poétique du Cinquiesme livre », dans F. Giacone (éd.),
Le Cinquiesme livre, Genève, Droz, 2001, p. 393-407.
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Art de l’accroche, brevitas et goût de l’énigme
10 M. Huchon, « Libertés bachiques chez Rabelais », dans Rabelais-Dionysos : Vin,
carnaval, ivresse, op. cit., p. 123-131.
11 A. Tripet, « Un Prologue parmi d’autres », dans F. Giacone (éd.), Le Cinquiesme livre, op. cit., p. 74. Il faut se reporter à E. Faral, Les Arts poétiques du xiie au xiiie siècles
[1924], Genève-Paris, Slatkine, 1982, p. 55-59 (surtout p. 58).
12 Voir la synthèse et la mise en perspective européenne d’A. Bayle, Romans à l’encan :
de l’art du boniment dans la littérature au xvie siècle, Genève, Droz, coll. « Travaux
d’Humanisme et Renaissance », 2009.
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olivier pédeflous Narrativisation et exégèse du proverbe chez Rabelais
L’art du prologue, d’origine théâtrale, et qui, par sa forme et son
ton, est très proche des prolalies de Lucien de Samosate 10 – préludes
haut en couleurs – consiste avant tout à séduire et à capter l’attention
davantage par la forme que par le fond. Le lancement des deux prologues
qui nous intéressent ici se fait par une formule proverbiale qui assure
l’accroche nécessaire. Il n’est pas impossible que Rabelais ait eu en tête
cette prescription que l’on rencontre fréquemment dans les poétiques
médiévales à propos de l’incipit, comme le suggère Arnaud Tripet au
sujet du prologue du Cinquiesme livre 11 ; cependant la valeur éthique qui
lui était reconnue dans les poétiques médiévales n’entre que peu en ligne
de compte ici. C’est plus encore le goût du bon mot hérité de Lucien et
de la Seconde Sophistique qui prévaut.
« Le monde n’est plus fat » est présenté explicitement comme
un « proverbe commun » par le narrateur qui a encore la verve de
bonimenteur 12 d’Alcofrybas Nasier, double bouffon de Rabelais dans
les deux premiers volets de la geste. Dans le cas de « Croquer pie »,
on entre dans le prologue du Quart livre de 1548 par une première
remotivation comique de l’expression, qui renvoie au domaine du
blason ; ce n’est que dans un deuxième temps que le proverbe apparaît
en tant que tel et dans le dernier tiers du passage que le sens de la
locution se trouve explicité, après le passage obligé par l’anecdote
étiologique fondatrice qui vient d’être contée : « de ce fut dict en
proverbe commun, Boire d’autant et à grands traictz, estre pour vray
croquer la pie » (p. 717).
Dans nos deux prologues, le narrateur, qui se fait pédagogue, feint de
donner les clefs du problème en livrant une définition en pied :
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Crocquer pie signifie certaine joyeuseté par metaphore extraicte du
prodige qui advint en Bretaigne peu de temps avant la bataille donnée
près sainct Aubin du Cormier (p. 715).
Fat est un vocable de Languedoc : et signifie non sallé, sans sel, insipide,
fade, par metaphore, signifie fol, niais, despourveu de sens, esventé de
cerveau (p. 723).
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L’insistance sur le sens « par metaphore » rappelle ce qu’Érasme dit
de la formule gnomique, dont l’intérêt provient de l’obscurité produite
« soit par la métaphore, soit par l’allégorie, soit par l’énigme, soit par
la concision » 13. Rabelais ne fait pas intervenir le même ressort dans les
deux cas. La définition de « fat » énumère les sens à exploiter, dont celui
de « fol », développé immédiatement après, donnant ainsi une clef de
lecture ; la question des « paroles… Laconiques » et de la référence aux
« meilleurs interpretes » (p. 724) n’intervient que dans un deuxième
temps. Au contraire, l’explication de la locution « croquer pie » n’est en
rien éclairante car elle renvoie à un événement historique sans grande
précision et surtout occulte la signification de la locution explicitée
seulement à la fin de l’anecdote. Qui plus est, immédiatement avant
la définition, Rabelais dramatise le tour énigmatique de la formule en
la rapprochant du hiéroglyphe, reprenant un ressort déjà éprouvé au
chapitre IX du Gargantua où sont rappelés les principaux ouvrages
traitant du genre. La définition de « Croquer pie » est ainsi précédée de
l’évocation d’un ouvrage et d’une reliure
en laquelle je n’ay omis à considerer les Crocs et les Pies, peintes au dessus,
et semées en moult belle ordonnance. Par lesquelles (comme si fussent
lettres hieroglyphicques) vous dictes facilement, qu’il n’est ouvraige que
de maistres, et couraige que de crocqueurs de pies » (p. 715).
Le sens reste donc en suspens dans la séquence. Toute l’œuvre de
Rabelais met en scène la quête du sens et, comme corollaire, la nécessité de
l’interprétation du monde ; dès le Pantagruel il est question des langages
13 Érasme, Adagiorum Chilias prima pars prior, éd. M. L. Van Poll-van de Lisdonk,
M. Mann-Phillips, C. Robinson, Amsterdam, ASD, 1993, II, 1, p. 46.
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14 Voir M.-L. Demonet, Les Voix du signe. Nature et origine du langage à la Renaissance
(1480-1580), Paris, Honoré Champion, 1992, passim.
15 Voir G. P. Norton, « Rabelais and the epic of palpability : Enargeia and History »,
Symposium, XXXIII, 1979, p. 171-185.
16 E. Auerbach, Mimésis. La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale
[1946], trad. fr. C. Heim, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968, lecture à laquelle s’oppose
L. Spitzer, « Rabelais et les “Rabelaisants” », Études de style, Paris, Gallimard,
coll. « Tel », 1970, p. 160, n. 4.
17 E. Duval, The Design of Rabelais’s Pantagruel, New Haven, Yale University Press,
1991, p. 1-40 ; W. Stephens, Les Géants de Rabelais : folklore, histoire ancienne,
nationalisme [1989], trad. fr. F. Preisig, Paris, Honoré Champion, 2006, chap. V et VI.
18 Voir l’essai de D. Coleman, « The Prologues of Rabelais », Modern Language Review,
n° 62, 3, juillet 1967, p. 407-419 et plus récemment la contribution de M. Spanos,
« The function of the Prologue in the Works of Rabelais », Études rabelaisiennes,
IX, 1971, p. 29-48 qui exclut cependant de son étude les prologues du Pantagruel
(considéré comme résiduel) et du Cinquiesme livre (en raison des doutes sur
l’authenticité du texte).
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olivier pédeflous Narrativisation et exégèse du proverbe chez Rabelais
cachés et de leurs travers 14. La contemplation, qui pourrait sembler une
voie de salut en s’extrayant de la sphère du langage, se trouve définitivement
disqualifiée 15 dans de nombreux épisodes du Cinquiesme livre, dans
lesquels Rabelais semble se souvenir de l’enseignement de la Sibylle de
Cumes, au début du livre VI de l’Énéide (vv. 45-53), qui empêche Énée et
ses compagnons de se perdre dans la peinture narrant le mythe d’Icare et
les pousse à rester dans le domaine de l’action. Le prologue du Gargantua,
dont la lecture a suscité tant de débats, et que certains considèrent comme
un programme esthétique et herméneutique applicable à toute l’œuvre 16,
pose cette question de l’interprétation de manière paradigmatique, que
l’on y voie d’ailleurs un programme de lecture « univoque » ou une fausse
mise en scène d’une lecture allégorique, prétendant cacher une « doctrine
plus absconce », alors qu’il n’y a peut-être là derrière qu’un leurre et rien
d’autre à découvrir que de viles matières dignes d’Esope. Mais on n’a
sans doute pas assez dit que dès le prologue de Pantagruel, dans sa forme
originelle, avant la réécriture normalisante d’après-censure, la question
de l’interprétation est déjà posée, de même que dans les quatre premiers
chapitres où l’on rencontre des réflexions sur la lettre et l’allégorie, avant
que la question reçoive une théorisation dans le Gargantua : c’est ce qu’a
révélé l’école américaine 17.
Une étude comparative des prologues aux différents livres du cycle
de Pantagruel 18 révèle que tous traitent, à des degrés divers, de la
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façon d’interpréter, et qu’ils sont autant de programmes de lecture
– à l’exception notoire du prologue du Quart livre de 1552 qui, tout
en donnant une définition du pantagruélisme, semble inaugurer une
nouvelle manière 19 fondée sur l’imbrication d’histoires, Rabelais « les
insérant les unes dans les autres, les réfléchissant, les faisant miroiter » 20.
Si le prologue de Gargantua découlait déjà en partie d’un adage
d’Érasme, les « silènes d’Alcibiade », le texte ne se présentait pas comme
un « hypogramme » 21, c’est-à-dire comme une dérivation textuelle à
partir de l’adage.
Dans le cas de nos deux prologues, le déchiffrement va être l’occasion
d’une intervention de l’emphase. C’est ici qu’intervient Érasme, dont
la critique a pu évaluer l’énorme influence dans tous les domaines de
la pratique rabelaisienne 22. Jacques Chomarat a magistralement étudié
les emplois d’emphasis chez Érasme, en montrant que prévalait la
focalisation sur la force de suggestion, l’expressivité d’un tour. Brevitas
et copia apparaissent comme des phénomènes complémentaires, ainsi
que l’explique Jean Lecointe :
La formule « emphatique », qui peut être même volontairement
énigmatique et paradoxale, aura été expressément « fabriquée » en
vue d’ « appeler » son interpretatio. Le recours à ce genre de formules
entre dans la catégorie des techniques rhétoriques de production d’un
« facteur d’incomplétude », d’un « horizon d’attente » : l’auditoire
s’attend évidemment à une « résolution » de l’énigme, de la « parabole »
ou du paradoxe, par interpretatio. […] La copia peut se donner libre
cours, paradoxe de la brevitas emphatique : au regard de l’infini du sens,
19 P. Smith, The Design of Rabelais’s Quart livre de Pantagruel, Genève, Droz, 1998,
p. 49.
20 M. Charles, Introduction à l’étude des textes, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1995,
p. 119.
21 M. Riffaterre, « Semantic Overdetermination in Poetry », PTL : A Journal for Descriptive
Poetics and Theory of Literature, n°2, 1977, p. 8, cité par P. Smith, « “Croquer pie“.
Quart livre, Ancien Prologue », art. cit., p. 97.
22 M. Screech, Rabelais [1979], trad. fr. M.-A. de Kisch, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
des idées », 1992, et « Deux mondes qui s’attirent et se repoussent dans la Respublica
Literaria de la première moitié du xvie siècle : celui d’Erasme et celui de Rabelais », dans
M. Fumaroli (dir.), Les Premiers Siècles de la République européenne des Lettres, Paris,
Alain Baudry, 2005, p. 183-196.
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le discours le plus copieux ne « pèsera » pas nécessairement davantage
que le plus bref, et pourtant, l’emphasis oraculaire enclenche une
dynamique de reformulation et d’explicitation 23.
Ce développement « emphatique », où la copia rabelaisienne se donne
libre cours, prend des formes variées dans nos deux prologues.
À parcours opposés, structures antithétiques
Le travail de la copia
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olivier pédeflous Narrativisation et exégèse du proverbe chez Rabelais
Le déploiement de la forme brève reçoit des traitements bien différents.
Le prologue du Cinquiesme livre semble mimer une référence à la poétique
« à sauts et à gambades » des Adages d’Érasme et à cet ordo diffusus qui y
règne, héritage d’Aulu-Gelle parfaitement assumé. Dans un long passage
« copieux », Rabelais enchaîne les questions, plus ou moins rhétoriques,
autour du sens du proverbe, qu’il décortique avec force redondances,
privilégiant une organisation paratactique. Si l’explication et l’illustration
du terme « fat » se poursuit encore deux paragraphes, le couplet burlesque
de la Cornemuse des prelats, visiblement forgé pour l’occasion et qui
donne plusieurs attestations du terme « fat » dans un contexte oraculaire
lié à l’année jubilaire, ne semble là que pour introduire le thème suivant,
« le doux fruict de l’herbe esgoussera » (p. 724), autrement dit le retour
aux réflexions herméneutiques du Gargantua avec un renouvellement
de l’arsenal métaphorique qui reçoit, un peu plus loin dans le texte, son
expression consacrée dans les « febves en gousse » qui ne sont autre que
« joyeux et fructueux livres de pantagruelisme » (p. 725).
Tout semble ici fonctionner par associations, et Rabelais paraît
privilégier le « glissement d’un aspect à l’autre du thème de la
nouveauté » 24, pratiquer une écriture de la transition habile. Le modèle
de l’organisation est ici, grosso modo, celui d’Érasme dans les Adages : une
23 J. Lecointe, L’Idéal et la différence. La perception de la personnalité littéraire à la
Renaissance, Genève, Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 1993,
p. 698. Pour une étude générale de la copia chez Rabelais, voir T. Cave, Cornucopia :
figures de l’abondance au xvie siècle [1979], Paris, Macula, 1997.
24 A. Tripet, « Un Prologue… », art. cit., p. 76.
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exégèse, bien connue de Rabelais et de ses lecteurs depuis le prologue
de Gargantua, qui fonctionne par associations et n’hésite pas à exploiter
les sens figurés. Si l’on prend en compte la macrostructure du prologue,
après le proverbe initial, on n’y lit rien moins qu’un tissage d’adages, ou
quasi adages, au contenu esthético-idéologique programmatique : les
« febves en gousse », invitation à l’interprétation, puis des manifestes
successifs, d’abord le « tonneau Diogenic », appelé à une expansion
dans le Prologue du Tiers livre, signe d’une revendication poétique et
politique, où il sera alors justiciable d’un traitement « anecdotique »,
puis le « petit riparographe sectateur de Pyreicus », cité comme modèle
après Ésope, que Rabelais oppose aux « gestes heroïques… en rethorique
armoisine, cramoisine » (p. 726) ; ce sont autant de personae à travers
lesquelles Rabelais revendique ses choix créatifs. Cette accumulation
de figures siléniques, où derrière l’apparente laideur et bassesse, il faut
deviner l’art suprême, est peut-être un indice d’inachèvement ou la
marque d’un texte encore sur le métier. En effet, si l’on suit l’hypothèse
qui veut que le prologue de Gargantua fasse office de manifeste esthétique
et herméneutique 25 pour toute l’œuvre, et que les autres soient à lire à
partir de lui, un des fils d’Ariane macrostructural, à l’échelle de la geste
entière, serait assuré par les Prologues où les figures siléniques qui y
apparaissent – sortes de personnages protatiques – peuvent faire office de
porte-drapeaux de l’orientation exégétique 26 : Diogène dans le prologue
du Tiers Livre, Couillatris, le paysan à la cognée, fruste de corps mais
grand de cœur, dans celui du Quart livre de 1552 ; dans le Cinquiesme
livre, la place est occupée par trois figures qui se partagent la vedette 27.
Plus important, les références à ces personnages ne sont jamais mises en
anecdotes, statut auquel accédera le seul Diogène dans le prologue du
Tiers livre, évinçant ainsi ses concurrents riparographiques.
Au contraire, dans le prologue du Quart livre de 1548, dont la
structure générale est fondée sur la formule juridique tripartie do, dico,
addico, le premier mouvement autour de « croquer pie » est construit
25 Voir note 15.
26 Voir à ce sujet P. Smith, « Fable ésopique et dispositio épidictique : Pour une
approche rhétorique du Pantagruel », Études rabelaisiennes, n° 33, 1998, p. 91-104.
27 Voir M. Huchon, Rabelais grammairien, Genève, Droz, 1981, p. 413-432.
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La pie de Behuart ne retournoit point, elle avoit esté crocquée : de ce
fut dict en proverbe commun, Boire d’autant et à grands traictz, estre
pour vray crocquer la pie.
L’étiologie est donc à l’avantage de Rabelais qui résout l’anecdote en
recourant à sa propre mythologie de la boisson.
Derrière le prétexte : la question du sens
On a déjà dit, en introduction, que la quête du sens différait
profondément entre les deux prologues. Dans le Cinquiesme livre,
l’on part du sens littéral et métaphorique pour aller, par le biais du
sens allégorique, vers une question plus essentielle : le pantagruélisme
qui vient se substituer au pythagorisme et à ses interdits alimentaires.
123
olivier pédeflous Narrativisation et exégèse du proverbe chez Rabelais
sur une anecdote, mélange complexe d’une facétie du Pogge et d’un fait
historique trouvé dans une chronique contemporaine d’une bataille qui
a eu lieu en 1488 en Bretagne 28. Le cadre de l’anecdote est clairement
marqué par une pseudo-indication temporelle : « Ce fut l’an de la bonne
vinée : on donnoit là quarte du bon vin et friand pour une aiguillette
borgne » (p. 715-716). Contrairement à l’art de la junctura très elliptique
du Cinquiesme livre, dans ce prologue-là, on ne perd jamais de vue la
locution-clef lancée au début et tout fonctionne sur le principe du relais
entre les différentes remotivations étymologiques, où Rabelais mêle
des éléments gnomiques, des passages autobiographiques (son oncle
Frapin d’Angers) et politiques. Ouvrant l’exégèse de la locution par une
image de la bataille épique entre oiseaux, bientôt dépeinte en détails,
à lire comme un rébus, Rabelais croise ensuite savamment dans son
tableau les caractéristiques d’ordinaire respectivement attribuées par les
naturalistes au geai (« croc » tiré de graculus) et de la pie, pour finir sur
l’introduction d’un toponyme associé à la pie – « pie de Behuart » : ce
n’est rien d’autre que la mention cachée de l’ennemi du moment de
Rabelais, à abattre, qui fait aussi surgir le sens premier de la locution,
« Boire » – « pie » désignant aussi la boisson – réflexe iconoclaste bien
dans le ton de Rabelais :
28 P. Smith, « Croquer pie », art. cit., p. 98-102.
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C’est précisément le contraire qui se produit dans le prologue du
Quart livre de 1548 où tout le jeu complexe de sens allégoriques, voire
« hiéroglyphiques », nous emmène vers une (re)découverte du sens
premier de la locution : « boire », manière toute rabelaisienne de nous
ramener au corps, qui ne ment pas 29.
Derrière les prétextes proverbiaux, les prologues touchent des
domaines fondamentaux, particulièrement décisifs au moment où
Rabelais écrit : la revendication d’une esthétique du « riparographe »,
du peintre des choses viles, pour le Cinquiesme livre ; un règlement
de comptes dirigé contre la « pie de Behuart » 30 – Gabriel du PuyHerbaut et son mentor, François le Picart (< pica en latin) – et une
justification de son droit à l’écriture. Il semble que nos proverbes soient
des biais pour lancer de manière elliptique ou cryptée la question
centrale qui ne se trouve explicitée que dans la suite des prologues.
Ainsi dans le Cinquiesme livre la raison d’une revendication de la fin de
la folie dans le monde, indiquée dès le début du passage, ne trouve son
explication que plus loin avec la référence au pantagruélisme, science
toute pratique qui propose un protocole esthétique et herméneutique
différent, et se pose en pseudo-doctrine de substitution. De même,
dans le cas du Quart livre de 1548, « Croquer pie » n’occupe que la
partie correspondant au mouvement lancé par « Vous me donnez » (qui
renvoie à « do ») et ce n’est que le troisième moment, « Vous adjugez » (mouvement renvoyant à « addico ») que Rabelais se livre à une attaque
en règles 31. Seuls de suffisants lecteurs, au fait des récentes attaques
contre Rabelais, pouvaient de prime abord décrypter l’attaque. Il a fallu
toute la perspicacité et l’érudition de Hadley Wood et Paul Smith pour
révéler l’attaque ad hominem dans la chute de l’anecdote, alors qu’en
1979 encore, M. Screech, autorité rabelaisienne s’il en fut, n’y voyait
29 Voir H. Glidden, « L’île d’Odes, ou comment les chemins cheminent au Cinquieme
livre de Rabelais », dans F. Giacone (éd.), Le Cinquiesme livre, op. cit., p. 367-381
(notamment p. 369).
30 P. Smith, « Croquer pie », art. cit., p. 104-105, qui cite Hadley Wood, « An Interpretation
of Rabelais’s “Ancien Prologue” », French Studies, XXXII, 1978, p. 398-407, où est
proposée l’identification de la « pie de Behuart » à Gabriel du Puy-Herbaut.
31 M. Screech, Rabelais, op. cit., p. 390.
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qu’une « histoire pour le simple plaisir du récit » relevée « de comique
héroïque, d’adages et d’apophtegmes classiques » 32.
Les jeux de l’emphasis, mis en exergue ici, reposent sur un dispositif
interprétatif en plusieurs étapes, le narrateur ayant soin de profiter de
chaque moment textuel en livrant un élément obscur ou commun au
lecteur, et en en proposant une interprétation ou un déploiement qui
contrevient souvent aux attendus de celui-ci, devant un « proverbe
commun » qui se trouve revivifié. Enfin un phénomène dilatoire déplace
subtilement le cœur du passage, dont l’exégèse ou la narrativisation du
proverbe a esquissé, parfois imperceptiblement, la direction.
125
olivier pédeflous Narrativisation et exégèse du proverbe chez Rabelais
32 Ibid., p. 389.
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Quatrième PARTIE
Syntaxe et pragmatique
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Du fonctionnement pragmatique des
phÉnomÈnes d’emphase en situation Épistolaire :
l’exemple de Madame de SÉvignÉ
Cécile Lignereux
129
l’emphase : copia ou brevitas ? • pups • 2010
Dans les lettres qu’elle écrit à sa fille (de 1671 à 1696), Mme de Sévigné
recourt abondamment aux trois phénomènes syntaxiques de mise en
relief que sont les structures disloquées, clivées et pseudo-clivées. Pour
qui cherche à comprendre l’omniprésence des « variantes emphatiques
de la phrase linéaire » 1 tout au long de la correspondance, il peut paraître
commode de recourir à de vastes perspectives surplombantes – qu’elles
soient d’ordre générique, psychologique ou esthétique. Pourtant, les
trois principes explicatifs les plus couramment avancés pour caractériser
le style de Mme de Sévigné présentent deux inconvénients majeurs :
d’une part, ils reposent sur des présupposés trop peu questionnés ;
d’autre part, ils occultent les paramètres proprement pragmatiques qui
président à l’emploi, sur la scène d’énonciation épistolaire, des structures
emphatiques. C’est pourquoi il faut faire preuve de la plus grande
prudence à leur égard.
D’abord, la prédilection de Mme de Sévigné pour les phénomènes
syntaxiques de mise en relief paraît pouvoir être reliée au genre même
de la lettre, conçue par toute la tradition épistolographique sur le mode
d’une conversation entre personnes absentes. La grande fréquence des
structures emphatiques, souvent perçues comme typiques de la langue
parlée, s’expliquerait par une volonté d’oraliser le discours épistolaire.
1 On aura reconnu la terminologie qu’adoptent D. Denis et A. Sancier-Chateau,
Grammaire du français, Paris, Librairie générale française, 1994, p. 383.
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130
Or les limites de ce prétendu effet d’oralité ne sont plus à démontrer 2.
Compte tenu de la profusion de ces constructions au xviie siècle, y
compris dans des textes qui ne cherchent pas spécialement à rapprocher
leur style de la langue orale 3, ce serait faire fausse route que de les traiter
comme d’incontestables indices stylistiques d’oralisation. Depuis
le stimulant réexamen du « mythe de la parole spontanée » 4, on sait
que l’effet d’oralité censé être propre aux structures emphatiques est
largement sujet à caution.
Par ailleurs, face à l’abondance de structures emphatiques dans les
lettres à Mme de Grignan, on pourrait évoquer des paramètres d’ordre
psychologique, le bouleversement de l’ordre canonique de la phrase
semblant traduire l’intensité des sentiments maternels. L’omniprésence
des tournures emphatiques s’expliquerait ainsi par le caractère passionné
de l’épistolière, dont le style ne saurait être plat et sans relief – comme
si ces tournures mimaient les tumultes du cœur. De fait, si l’on
replace les structures emphatiques dans l’histoire des représentations
linguistiques, il apparaît qu’elles relèvent de la rhétorique des passions.
En procédant à des réaménagements syntaxiques propres à souligner
certains constituants, les structures de mise en relief contreviennent
à l’ordre des mots habituel : c’est en tant qu’hyperbate, conçue par la
rhétorique classique comme « renversement de l’ordre banal des groupes
fonctionnels » 5, qu’elles sont appréhendées. Pourtant, n’en déplaise à ceux
2 Sur la remise en question, dans les années 1990, de l’appartenance des tours
emphatiques à la seule langue orale, voir J. Härmä, « Dislocation et topicalisation :
degrés de grammaticalisation », Verbum, XXV, 2003, 3, p. 385.
3 Telle est l’hypothèse de D. Denis et St. Macé au sujet des tours disloqués :
« peut‑être n’est-il pas souhaitable d’interpréter systématiquement ce type de
structure comme un marquage d’oralité (même soumis à stylisation). Une œuvre de
vastes dimensions comme L’Astrée utilise fréquemment le détachement syntaxique
dans le cadre d’une prose d’art peu susceptible de telles intentions, de façon neutre
et non marquée. » (« Archaïsme et sélection des publics : l’exemple de Cyrano de
Bergerac et du Cardinal de Retz », dans L. Himy-Pieri et St. Macé (dir.), Stylistique de
l’archaïsme, actes du colloque de Cerisy 2008, à paraître).
4 Pour une critique de ce « mythe », voir C. Pagani-Naudet, Histoire d’un procédé de
style. La dislocation (xiie-xviie siècles), Paris, Honoré Champion, 2005, p. 127-144.
5 Cl. Badiou-Monferran, « “Syntaxe d’expressivité” et “ordre des mots” dans les
Maximes de La Rochefoucauld », dans Fr. Neveu (dir.), Faits de langue et sens des
textes, Paris, SEDES, 1998, p. 133-134.
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6 Telle est la conclusion de Cl. Badiou-Monferran, au terme d’une remise en question
de la pertinence de l’approche transformationnelle des types de phrases dits
« facultatifs », Faits de langue et sens des textes, ibid., p. 152.
7 C. Pagani-Naudet, Histoire d’un procédé de style. La dislocation (xiie-xviie siècles),
op. cit., p. 143. Pour une dénonciation de la « confusion entre l’oralité et la
spontanéité », qui conduit à penser que « l’ordre des mots à l’écrit témoignerait
du triomphe de l’esprit et de la logique », tandis que « la dislocation serait une
manifestation des libertés que la langue parlée prend avec la norme pour redonner
une place à l’affectif » (ibid., p. 143-144).
8 Sur les problèmes que pose la redondance syntaxique qu’entraîne la reprise, par
un clitique, de l’élément disloqué, ainsi que sur leur traitement, au xviie siècle, à
travers la problématique de l’ordre des mots, on se reportera à M. Blasco-Dulbecco,
« Propositions pour le classement typologique de quelques détachements »,
L’Information grammaticale, n° 109, mars 2006, p. 27-28. Quant aux prises de position
des grammairiens contre la reprise immédiate du sujet, voir C. Pagani‑Naudet,
Histoire d’un procédé de style. La dislocation (xiie-xviie siècles), op. cit., p. 178-179.
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131
cécile lignereux Fonctionnement des phénomènes d’emphase en situation épistolaire
qui, fascinés par la personnalité excessive de la marquise, inclineraient
à voir dans ces structures autant d’accidents de langage portant la trace
des affects qui les sous-tendent, de tels agencements syntaxiques n’ont
nullement besoin d’une quelconque hystérie maternelle pour exister.
Deux mises au point récentes permettent d’éviter l’erreur de perspective.
D’un côté, les « structures clivées et les constructions disloquées » sont
sans doute « moins transgressives qu’il n’y paraît » 6. D’autre part,
l’amalgame qui consiste à voir, en particulier dans la dislocation, un
« modèle de syntaxe affective » offrant « un fidèle truchement de la
pensée et des sentiments » 7, semble définitivement invalidé. Interpréter
les structures emphatiques comme des traces d’affectivité n’est donc
guère satisfaisant – même s’il est indéniable que les effets rythmiques
qu’entraînent de telles structures accroissent la teneur émotionnelle du
discours.
Enfin, si l’on adopte un point de vue esthétique sur la prose
sévignéenne, on peut être tenté d’affirmer que les fréquentes
structures emphatiques renforcent le séduisant naturel des lettres.
Parce que la dislocation consiste à détacher un constituant en
tête ou en fin de phrase et à le reprendre ou à l’annoncer par un
pronom, les constructions à détachement aboutissent en effet à des
dédoublements fonctionnels atypiques 8, qui contribuent sans doute
à l’impression de naïveté épistolaire. Même si elle ne fait pas l’objet
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132
de critiques systématiques, faute d’être cernée dans sa spécificité par
les grammairiens de l’époque 9, la construction disloquée ne peut être
ressentie que comme une source de pléonasme 10. En convoquant très
volontiers des tournures qui enfreignent manifestement le principe
d’unicité 11, Mme de Sévigné ferait donc preuve, une fois de plus, d’une
résistance désinvolte aux prescriptions. Refusant d’expurger ses lettres
de leurs nombreuses traces d’asianisme, la marquise parierait ainsi sur
la désinvolture d’un style qu’elle qualifie elle-même de « naturel » et
de « dérangé » (3 février 1672 : I, 428) 12. Certes, une telle explication
fait fond sur l’indéniable liberté que s’octroie la marquise à l’égard
des injonctions normatives. Néanmoins, ne sur-interprétons pas la
récurrence des structures emphatiques sous la plume de Mme de
Sévigné, notamment celles qui mettent en jeu la thématisation : « ces
constructions, surabondantes au début du siècle, vont certes s’alléger
mais resteront extrêmement vivantes […] d’un bout à l’autre du
siècle » 13. L’hypothèse selon laquelle ces structures seraient la preuve
d’une esthétique consciemment mise en œuvre ne résiste donc pas au
constat que fait N. Fournier quant à « la vitalité et la fréquence de ces
constructions en français classique et ce, contrairement à des préjugés
parfois tenaces, dans tous les genres […], dans tous les styles et chez
tous les auteurs » 14.
9 Nous renvoyons à l’enquête menée par C. Pagani-Naudet, Histoire d’un procédé de
style, op. cit., p. 177-184.
10 Une fois encore, le travail de correction d’H. d’Urfé recèle de précieuses informations :
le fait que l’auteur efface systématiquement les pléonasmes, même lorsqu’ils
assuraient une mise en relief, illustre bien l’évolution du sentiment linguistique à
l’égard des redondances (A. Sancier-Chateau, Une esthétique nouvelle : Honoré
d’Urfé correcteur de L’Astrée (1607-1625), Genève, Droz, 1995, p. 296-297).
11 À propos de « l’exigence d’unicité » qui anime les Remarqueurs, voir la synthèse de
G. Siouffi, Le « Génie de la langue française » à l’Âge classique. Recherches sur les
structures imaginaires de la description linguistique de Vaugelas à Bouhours, thèse
de doctorat, sous la direction de P. Cahné, Paris-Sorbonne, janvier 1995, non publiée,
p. 113-129.
12 Les citations des lettres de Mme de Sévigné, données entre parenthèses au fil du
texte, mentionnent la date de la lettre et sa pagination (tome et page) dans l’édition
de référence : Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1978.
13 N. Fournier, Grammaire du français classique, Paris, Belin, 1998, § 188, p. 132.
14 Ibid., § 194, p. 195.
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15 Pour une réflexion d’ensemble sur l’importance du dynamisme communicatif en ce
qui concerne la place des constructions détachées, nous renvoyons aux analyses de
B. Combettes, « Facteurs textuels et facteurs sémantiques dans la problématique
de l’ordre des mots : le cas des constructions détachées », Langue française, n° 111,
septembre 1996, p. 83-95.
16 Voir la mise au point terminologique de M. Galmiche, « Au carrefour des
malentendus : le thème », L’Information grammaticale, n° 54, juin 1992, p. 3-10.
17 Sur les critères formels de la segmentation, conçue comme l’un des modes de
structuration de la phrase, voir É. Pellet, « Les phrases segmentées dans Le Voyage
au bout de la nuit de L.-F. Céline », L’Information grammaticale, n° 61, mars 1994,
p. 41-42.
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133
cécile lignereux Fonctionnement des phénomènes d’emphase en situation épistolaire
Au terme de cette présentation des hypothèses qui pourraient
sembler suffire à expliquer l’abondance des structures emphatiques
dans les lettres à Mme de Grignan, on comprend qu’une telle
abondance ne saurait être seulement appréhendée à la lumière de
perspectives d’ensemble qui donnent davantage lieu à l’interprétation
qu’à la description d’occurrences. De fait, l’analyse de ces différentes
constructions ne peut être pertinente qu’à condition de prendre en
compte les paramètres discursifs qui président à leur emploi, c’est-àdire de mettre en relation les phénomènes énonciatifs avec la gestion
du contenu informationnel 15 – la modification de la répartition des
constituants en thème et propos 16 permettant de hiérarchiser le contenu
du message. Il s’agit donc de se demander à quel type de distribution
obéissent ces structures, pour comprendre quels effets elles cherchent
à produire chez la destinataire, ce qui implique d’être constamment
attentif aux situations discursives qui définissent les valeurs d’emploi
de ces structures. Dépasser les analyses syntaxiques et énonciatives en
essayant de voir quels besoins pragmatiques ces structures viennent
combler : tel est notre objectif.
Cette contribution se propose ainsi de montrer que le choix des
constructions emphatiques est orienté en fonction des séquences
discursives dans lesquelles elles apparaissent. L’examen des conditions et
contextes d’emploi des différentes phrases segmentées 17 montre en effet
qu’au souci d’expressivité se joint une nette orientation argumentative
– le choix de telle ou telle tournure s’avérant argumentativement
contraint. Sans s’attarder sur les sentiments des deux correspondantes,
rappelons simplement que la relation entre une mère passionnée et une
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134
fille moins démonstrative est d’une nature éminemment conflictuelle.
Il serait donc réducteur de considérer les structures emphatiques
comme un simple tic de style dépourvu d’enjeux. Parce que Mme de
Sévigné tente sans cesse d’orienter et d’infléchir la réception, par sa
fille, des sentiments qu’elle transcrit, ces structures sont indissociables
d’une dynamique communicationnelle qui trouve sa raison d’être dans
la peur que sa destinataire rejette sa manière d’aimer. Quels besoins
argumentatifs les structures emphatiques satisfont-elles ? Quelle est la
fonctionnalité discursive propre à chacune de ces structures au sein de
l’interaction épistolaire ? Telles sont les questions auxquelles il s’agit
de répondre, en étudiant successivement la pertinence pragmatique
des structures disloquées avec détachement à gauche (les plus saillantes
dans notre corpus), puis des structures clivées, et enfin, des structures
pseudo-clivées.
Les structures disloquées avec détachement à gauche : une fonction
cohésive en contexte élégiaque
Parce qu’elles permettent de renforcer la cohésion syntaxique, les
structures disloquées avec détachement à gauche sont exploitées pour
leur capacité à ménager des transitions à la fois discrètes et efficaces vers
des sujets que ne goûte guère la pudique Mme de Grignan. Lorsque l’on
examine les situations discursives qui définissent les valeurs d’emploi de
ces « compléments de rapport » 18, généralement introduits par « pour »,
on s’aperçoit que les envisager comme de simples formules de transition
ne suffit pas à rendre compte de leur rendement au sein de la lettre. Certes,
les constructions disloquées se présentent souvent comme d’anodines
« formules de détachement » propres à marquer « une rupture thématique
dans le déroulement d’un texte », dans la mesure où elles « introduisent un
groupe nominal qui s’oppose à un autre, figurant souvent dans le contexte
18 Telle est la dénomination que propose G. Gougenheim, qui précise que « le
complément de rapport en tête de phrase est généralement marqué par quant à,
pour, pour ce qui est de, etc. » (Grammaire de la langue française du seizième siècle,
Paris, Picard, 1973, p. 232).
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19 M. Riegel, J.-Chr. Pellat et R. Rioul, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF,
1999, p. 430.
20 « Les constituants recouvrant la fonction pragmatique de topique, qui assurent
une relation de pertinence (aboutness/au sujet de) par rapport au commentaire
et au contexte discursif, présentent des propriétés d’éléments périphériques très
faiblement intégrés à la hiérarchisation de l’énoncé » – la « topicalisation avec
marqueur » réalisant une « articulation » qui fonctionne comme une « structuration
intermédiaire entre la parataxe et les relations de dépendance » (B. Combettes,
« Discontinuité et diachronie : deux types d’évolution », L’Information grammaticale,
n° 109, mars 2006, p. 16 et 17-18).
21 C. Pagani-Naudet, Histoire d’un procédé de style. La dislocation (xiie-xviie siècles),
op. cit., p. 238.
22 Ibid., p. 258.
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135
cécile lignereux Fonctionnement des phénomènes d’emphase en situation épistolaire
antérieur » 19. Que les lettres de Mme de Sévigné, qui procèdent, en vertu
de la familiarité, par accumulation de sujets les plus variés, soient jalonnées
de formules permettant d’introduire, avec souplesse et désinvolture 20,
les sujets les plus variés, ne surprend guère. Pourtant, à y regarder de
près, on s’aperçoit que de très nombreuses constructions disloquées
avec détachement à gauche apparaissent au seuil d’aveux sentimentaux
nettement empreints de sensibilité élégiaque. Loin de ne fonctionner que
comme de banales chevilles, ces structures s’avèrent propres à ménager de
discrètes transitions vers des sujets qui sont régulièrement à l’origine de
malentendus entre la mère et la fille. De fait, « par sa position liminaire et
par ses caractéristiques informationnelles, le syntagme disloqué à gauche
marque la continuité thématique » : « la dislocation exhibe un élément du
contexte antérieur à partir duquel la prédication se construit et progresse
sur la base du connu et du familier », même si le « syntagme disloqué »
a une nette « valeur contrastive » 21. La dislocation avec détachement à
gauche fonctionnant à la manière d’un connecteur logique, elle réalise un
coup de force pragmatique : non seulement elle signale « un changement
arbitraire du propos » 22, mais encore elle rend légitime ce changement, qui
apparaît conscient et volontaire. Les constructions disloquées – qu’elles
soient appréhendées comme marqueurs de « mouvement thématique »
et d’« organisation préférentielle dans la conversation », comme
« pertinenseurs », comme « marqueurs de topicalisation », ou comme
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« introducteur de cadre thématique » 23 – permettent en effet d’opérer un
changement de thème tout en le justifiant par ce qui précède 24.
Sous la plume d’une épistolière soucieuse de résorber le côté incongru,
voire déplacé, de ses aveux élégiaques, la dislocation à gauche constitue un
excellent moyen d’amener avec naturel des aveux qui ne correspondent
guère à la sensibilité de la destinataire. Ainsi la dislocation effectue‑t‑elle avec
subtilité les transitions les plus périlleuses, comme celles entre le compterendu des activités quotidiennes et l’expression du chagrin maternel,
136
Nous lisons fort, et le temps se passe si vite que ce n’est pas la peine de se
tant tourmenter, au moins jusqu’à celui que je pourrai vous embrasser,
car pour celui-là, j’avoue que je le souhaite ardemment. (9 novembre
1689 : III, 752)
entre les considérations sur les rythmes postaux et l’aveu de tourments
obsessionnels,
Quand vous ne recevrez point de mes lettres, croyez bien fermement qu’il
m’aura été impossible de vous écrire. Mais pour penser à vous, ah ! je ne
fais nulle autre chose ; je cuis toujours, et comme vous savez, je m’amuse
à éplucher la racine de ma chicorée, de sorte que mon bouillon est amer,
comme ceux que nous prenions à Grignan. (13 octobre 1673 : I, 599)
ou encore entre le plaisir de recevoir des lettres et les souffrances de la
séparation :
En voilà deux encore, ma bonne ; elles sont en vérité les bien venues. […]
Mais pour être surchargée de cette lecture, ce n’est pas une chose possible ;
c’est de celle-là qu’on ne se lasse jamais. (5 janvier 1676 : II, 211)
23 Nous renvoyons successivement aux analyses de M. de Fornel, « Constructions
disloquées, mouvement thématique et organisation préférentielle dans la
conversation », Langue française, n° 78, mai 1988, p. 101-123 ; A. Jaubert, La Lecture
pragmatique, Paris, Hachette, 1990, p. 82-89 ; B. Combettes et S. Prévost, « Évolution
des marqueurs de topicalisation », Cahiers de praxématique, n° 37, 2001, p. 103-124 ;
S. Porhiel, « Les introducteurs de cadre thématique », Cahiers de Lexicologie, n° 85,
2, 2004, p. 9-45. 24 Sur la « cohérence contextuelle » qu’instaure la dislocation, voir M. Laparra,
« Sélection thématique et cohérence du discours à l’oral », Le Français moderne,
tome L, n° 3, juillet 1982, p. 210.
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Les structures clivées : une fonction conative en contexte didactique
La deuxième forme de mise en relief syntaxique, appelée structure
clivée ou phrase à rhématisation 28, repose sur le mécanisme d’extraction,
qui associe c’est 29 et une relative. Alors que « la phrase disloquée est dite
phrase à thématisation, dans la mesure où elle détache […] le thème
de l’énoncé, la phrase clivée peut être dite phrase à rhématisation, dans
25 A. Jaubert, La Lecture pragmatique, op. cit., p. 84.
26 Ibid., p. 85.
27 Ibid., p. 84.
28 « Si la phrase disloquée est dite phrase à thématisation, dans la mesure où elle
détache (en tête ou en fin de phrase) le thème de l’énoncé, la phrase clivée peut être
dite phrase à rhématisation, dans la mesure où elle isole et met en relief le thème »
(N. Fournier, Grammaire du français classique, op. cit., § 194, p. 134).
29 Sur les raisons de considérer, dans les structures clivées, c’est comme un
« marqueur d’identification » utilisé avec un verbe pleinement attributif, voir P. Le
Goffic, Grammaire de la phrase française, Paris, Hachette, 1994, p. 209-211. Pour
une analyse différente, qui consiste à dire que « dans la structure focalisante c’est
X qui/que, le verbe n’est pas attributif », mais qu’il « forme avec ce une locution
présentative introduisant un complément », voir V. Raby et F. Lefeuvre, « Ô Prince !
C’est à vous qu’on parle. Les structures focalisantes dans les Sermons de Bossuet »,
L’Information grammaticale, n° 97, 2003, p. 4.
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137
cécile lignereux Fonctionnement des phénomènes d’emphase en situation épistolaire
Ces quelques exemples suffisent à illustrer la définition que propose
A. Jaubert de la thématisation, conçue comme « la projection en exergue
du thème », qui « exhibe son lien avec le rhème » 25. En effet, « si la
cohérence d’un texte est dans la pertinence de ses éléments par rapport à
un contexte donné », le détachement « fonctionne comme l’explicitation
de cette pertinence : l’à-propos sémantique, en arborant tel ou tel profil,
pointe l’à-propos pragmatique de l’énoncé ». De fait, « la thématisation,
comme la mise en propos, amenant tel ou tel constituant sous les feux
de l’énonciation, désigne en lui la réalité de discours articulée à son
complémentaire, c’est-à-dire sous-tendue par une légitimité » – une
« légitimité de discours » d’ailleurs « propice aux truquages de la parole »,
puisqu’« en matière de communication, le recentrage couvre parfois un
décentrage » 26. C’est effectivement bien une véritable « démonstration
d’à propos » 27 qu’assure, dans les lettres de Mme de Sévigné, la mise en
relief assurée par les structures disloquées.
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138
la mesure où elle isole et met en relief le rhème » 30. Dans les lettres
à Mme de Grignan, la structure focalisante 31 c’est…qui/que apparaît
essentiellement dans des passages à forte teneur didactique. Parce
qu’elles ont pour effet d’imposer une certaine vision des choses, les
structures clivées s’avèrent particulièrement utiles lorsque Mme de
Sévigné, qui entend bien mettre en pratique ses prérogatives de mère
et de belle-mère, se montre soucieuse de prodiguer ses conseils quant
aux deux « chapitres » que Mme de Grignan s’obstine à négliger : sa
santé (fragile) et ses affaires (désastreuses). En fait, au moment où la
marquise tente d’expliquer à sa fille les dangers qui la menacent, afin
de l’inciter à agir en conséquence, elle recourt surtout à l’extraction
de l’attribut du sujet, de nature nominale. Sans entrer dans le détail
des options terminologiques qui président aux différentes analyses
du phénomène 32, contentons-nous de souligner la forte valeur
argumentative des « constructions en c’est », qui, dans la mesure où
elles « fonctionnent de telle manière que l’exposition et la mise en
valeur du propos mènent immédiatement à sa validation universelle »,
exercent « une pression sur le destinataire » 33. Dans les lettres de Mme
de Sévigné, les constructions clivées servent souvent à formuler des
énoncés à portée générale – par exemple, au sujet des dépenses engagées
par le train de vie des Grignan :
30 N. Fournier, Grammaire du français classique, op. cit., § 194, p. 134.
31 Si nous utilisons, conformément à une tradition vivace, les termes d’extraction et de
clivage, il semble tout à fait légitime de préférer parler de structure focalisante, ainsi
que le font V. Raby et F. Lefeuvre : « Nous avons choisi d’appeler le tour c’est X qui/
que “structure focalisante” plutôt que d’employer les termes habituels d’extraction
et de clivage, parce qu’il nous semble important de considérer cette structure non
pas comme le résultat d’une transformation syntaxique mais comme la marque
d’une opération énonciative de focalisation » (« Ô Prince ! C’est à vous qu’on parle.
Les structures focalisantes dans les Sermons de Bossuet », art. cit., p. 5).
32 Pour une présentation synthétique des divergences théoriques qui opposent
linguistes et grammairiens, nous renvoyons à St. Macé, « Sur quelques lignes de
Huysmans, et de l’usage des constructions clivées dans le Carême du Louvre », dans
G. Ferreyrolles (dir.), Bossuet. Le Verbe et l’Histoire (1704-2004), Paris, Champion,
2006, p. 307-308.
33 C. Pagani-Naudet, Histoire d’un procédé de style. La dislocation (xii-xviie siècles),
op. cit., p. 212.
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Il n’y a point de provisions dont on ne trouve très promptement la fin
avec tant de monde. C’est une affaire d’en racheter ; c’est un gouffre
que la consommation de mille choses qu’il faut acheter. (3 juillet 1680 :
II, 995)
Je souhaite fort que vous trouviez à vous tirer de ce paiement abominable.
Voilà comme on est doux en prêtant, et puis on montre des griffes ;
vraiment ce sont bien des griffes que celles-là. (11 mai 1689 : III, 596)
ou qu’elle identifie au « carnaval » la vie fastueuse que mène le couple
alors qu’il n’en a pas les moyens,
Un hiver est impraticable à Grignan et très ruineux à Aix de la manière
dont les jeux et les plaisirs sont à votre suite ; c’est proprement le carnaval
que la vie que vous faites. (21 février 1680 : II, 842) 34 St. Macé, « Sur quelques lignes de Huysmans, et de l’usage des constructions clivées
dans le Carême du Louvre », art. cit., p. 314.
35 Sur les problèmes d’analyse soulevés par ce phénomène d’ellipse, ibid., p. 308.
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139
cécile lignereux Fonctionnement des phénomènes d’emphase en situation épistolaire
Dans ce type de formulation, qui ne manque pas de rappeler
l’« art de la maxime », « le verbe être du tour clivé relève de la valeur
gnomique » 34. Détentrice d’un savoir et d’une expérience en matière
d’économie domestique dont elle a bien l’intention de faire bénéficier
sa fille, Mme de Sévigné ne manque pas d’exploiter les ressources
argumentatives du clivage par extraction de l’attribut, qui consistent à
présenter ses réflexions comme une vérité générale.
La marquise renforce encore le poids argumentatif du clivage en optant
systématiquement pour une formulation métaphorique. Cherchant à
donner sa version (volontiers alarmiste, quoique pleine de bon sens) des
choses, Mme de Sévigné joue en effet volontiers sur la force cognitive des
métaphores. Même si les images qu’elle utilise sont largement topiques,
elles contribuent grandement à la dramatisation du propos. La forte
densité expressive des constructions clivées est d’ailleurs accrue par le
fait que « l’extraction de l’attribut nominal précède une subordonnée »
généralement « elliptique » 35. Que Mme de Sévigné présente les dettes
qui étranglent les Grignan comme des « griffes »,
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140
elle joue sur la surprise que créent des métaphores particulièrement
fortes, aptes à condenser tout un raisonnement. Allons plus loin : si
les structures clivées à teneur métaphorique sont particulièrement
efficaces, c’est parce qu’elles s’avèrent propres à imposer un jugement
subjectif tout en effaçant les « traces de l’existence d’un énonciateur
individuel » 36. En effet, ces structures parviennent à présenter comme
une vérité générale ce qui n’est pourtant qu’une expérience subjective.
Exprimée dans le cadre économique de la structure clivée, la formulation
métaphorique acquiert une allure objective. De fait, le clivage par
extraction de l’attribut permet à Mme de Sévigné d’« objectiver [son]
jugement » et d’ériger son « appréciation personnelle en un jugement
de validité générale » 37. C’est parce que Mme de Sévigné présente ses
jugements comme « de l’énonciation subjective objectivisée » 38 que le
clivage par extraction de l’attribut apparaît doté d’une fonction conative
particulièrement adaptée aux avis didactiques.
Les structures pseudo-clivées : une fonction adoucissante en contexte
polémique
Lorsque l’on cherche à déterminer les situations discursives qui sont
les plus favorables à l’emploi de structures pseudo-clivées dans les lettres
à Mme de Grignan, on s’aperçoit que ces structures interviennent
essentiellement dans des passages polémiques, où résonnent tensions
et désaccords. Parce qu’elles mettent ostensiblement l’accent sur
l’engagement émotionnel de l’épistolière au moment où celle-ci formule
ses critiques à l’égard de sa destinataire, les structures pseudo-clivées
permettent d’affectiviser le discours maternel. Afin de ne pas paraître
36 Tel est le propre du « discours objectif », comme le montre C. Kerbrat-Orecchioni dans
L’Énonciation. De la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, 1980, p. 71.
37 Ibid.
38 Ibid. Mme de Sévigné exploite ainsi « le privilège somme toute exorbitant du sujet
d’énonciation », à savoir son « droit […], en effaçant le lien qui relie à sa propre
subjectivité la proposition assertée, de “faire comme si” c’était la vérité vraie qui
parlait par sa bouche. » De fait, la métaphore « a beau se donner par usurpation
des allures objectives, et sembler émaner d’un sujet universel, elle est bel et bien
marquée subjectivement » (ibid.).
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agressive, Mme de Sévigné insiste souvent sur le caractère tout personnel
de son jugement. Elle utilise alors toutes sortes de termes qui énoncent
à la fois « un jugement de valeur et un engagement émotionnel du
locuteur » 39. Les structures pseudo-clivées, qui permettent d’exprimer
une réaction émotionnelle dès le début de la phrase, apparaissent comme
une tournure particulièrement adaptée à des remontrances qui n’osent
pas s’afficher comme telles. On le sait, mentionner sa subjectivité
constitue une manière efficace de relativiser l’allure catégorique du
propos. C’est en cela que l’on peut parler de la fonction adoucissante 40
des structures pseudo-clivées chez Mme de Sévigné – qui précèdent
souvent l’expression de la désapprobation maternelle :
Indéniablement, l’expression de la subjectivité rend les blâmes
maternels moins péremptoires. Parce que les reproches sont présentés
comme de simples réactions émotionnelles, leur côté autoritaire
se voit partiellement résorbé. On comprend l’intérêt qu’a Mme de
Sévigné à utiliser ce type de structure en contexte polémique : « en
affectivisant » son discours, l’émetteur espère toujours « que la répulsion,
39 Ibid., p. 83-100.
40 Comme le souligne C. Kerbrat-Orecchioni, les « procédés adoucisseurs » consistent
« à remplacer l’expression “menaçante” par une formulation édulcorée, ou à
l’accompagner d’une sorte de “bémol” » (article « Adoucisseur », dans P. Charaudeau
et D. Maingueneau (dir.), Dictionnaire d’Analyse du discours, Paris, Le Seuil, 2002,
p. 28).
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141
cécile lignereux Fonctionnement des phénomènes d’emphase en situation épistolaire
[…] ce qui est fâcheux, c’est que, quand on gâte ses affaires, on passe
le reste de sa vie à les rhapsoder, et l’on n’a jamais ni de repos, ni
d’abondance. (21 juin 1671 : I, 275)
Tout ce que je crains, c’est qu’on ne trouve que la sagesse de la Provence
fait plus de bruit que la sédition des autres provinces. (5 janvier 1676 :
II, 211)
Mais ce que je ne puis comprendre, c’est que vous vous teniez tous deux
pour des gens de l’autre monde et qui n’êtes plus en état de penser à la
fortune et aux grâces de Sa Majesté. (13 mars 1680 : II, 869)
Ce qui tue, c’est que le temps a beau courir bien vite, et trop vite, vous
ne sauriez attraper vos revenus. (1er février 1690 : III, 824)
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l’enthousiasme ou l’apitoiement qu’il manifeste atteindront par ricochet
le récepteur, et favoriseront son adhésion à l’interprétation qu’il propose
des faits » 41. Consciente des risques de déplaire à sa fille, la marquise se
montre prudente : souligner l’ancrage subjectif du propos est bien une
manière d’en tempérer la portée intrusive.
Les structures pseudo-clivées sont d’autant plus commodes que si elles
insistent sur le caractère subjectif de l’appréciation qu’elles précèdent,
c’est sur le mode, dépourvu de toute lourdeur explicative, du présupposé.
Sans entrer dans les détails du mécanisme présuppositionnel constitutif
des structures pseudo-clivées 42, on soulignera seulement qu’il possède
une double portée argumentative : d’une part, il présente la réaction
émotionnelle comme une évidence ; d’autre part, il la rend incontestable.
Loin de prétendre à l’objectivité ou à l’universalité, les reproches de
Mme de Sévigné sont présentés comme de simples convictions intimes,
rattachées à la seule sensibilité maternelle, de type « L-vraies » 43. En
désamorçant l’agressivité des blâmes adressés à Mme de Grignan, les
structures pseudo-clivées déploient ainsi un effet euphémisant propre à
voiler le caractère directif des conseils.
Ainsi donc, les régularités contextuelles dans l’exploitation des
différentes propriétés pragmatiques des structures emphatiques
s’avèrent frappantes. Si les différentes structures n’interviennent
pas dans les mêmes types de contextes discursifs, c’est que Mme de
Sévigné assigne aux différentes structures emphatiques des conditions
41 C. Kerbrat-Orecchioni, L’Énonciation. De la subjectivité dans le langage, op. cit.,
p. 125.
42 Nous renvoyons aux analyses de M. Riegel, J.-Chr. Pellat et R. Rioul, qui
commentent ainsi la répartition « entre un posé et un présupposé » propre aux
phrases pseudo-clivées : « Généralement, le premier élément de la phrase est une
relative périphrastique et le second, introduit par c’est, est une séquence (groupe
nominal, infinitif ou complétive) qui entretient une relation de complément avec
le verbe de la relative. […]. Le contenu du premier élément est présupposé et
l’élément introduit par c’est est posé comme identifiant ce contenu et s’opposant
à un autre référent spécifique possible » (Grammaire méthodique du français,
op. cit., p. 433).
43 On aura reconnu la terminologie d’A. Berrendonner, qui distingue la L-vérité ; la
ON-vérité ; la Ø-vérité (Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Les Éditions de
Minuit, 1981, p. 50-58).
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d’occurrence relativement précises. En cela, l’épistolière témoigne,
une fois de plus, d’une sensibilité aiguë aux faits de langue, dont elle
sait exploiter les ressources en fonction de sa constante aspiration à
persuader sa fille de la légitimité des différents registres sur lesquels
s’expriment ses sentiments.
143
cécile lignereux Fonctionnement des phénomènes d’emphase en situation épistolaire
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UNE « SYNTAXE D’EXPRESSIVITÉ » 1 ?
CYRANO ET LA PHRASE OSTENTATOIRE
Mathilde Levesque
145
l’emphase : copia ou brevitas ? • pups • 2010
L’examen des choix stylistiques de Cyrano de Bergerac, dont les œuvres
ont été publiées au milieu du xviie siècle, révèle la distance de l’auteur à
l’égard des énoncés neutres, portés par le seul souci informatif. La phrase
cyranienne est fondée sur le relief : les éléments-clé de l’énoncé sont
signalés par divers procédés de saillance, lexicale ou syntaxique.
C’est dire que l’emphase est inhérente au style de l’auteur ; elle est à
chercher tant du côté de l’abondance que du côté du resserrement 2. Ainsi,
la dilatatio syntagmatique – qui gonfle la syntaxe par la multiplication
des composants – et l’amplificatio paradigmatique – portée, entre autres,
par l’hyperbole – côtoient la brièveté du bon mot et l’écriture de la
pointe, héritières des pratiques épigrammatiques.
La syntaxe cyranienne est affective, subjective, et souvent polémique,
tant dans l’information qui la sous-tend que dans son agencement même,
peu soucieux des prescriptions des remarqueurs et grammairiens de
l’époque. Sa flexibilité lui permet d’alterner déploiement et condensation.
1 Nous empruntons cette expression à G. Guillaume, Leçons de linguistique 19471948C, Québec/Lille, Presses de l’université Laval/Presses de l’université de Lille,
1988, p. 202.
2 Voir à ce propos les analyses de J. Lecointe, L’Idéal et la Différence. La perception de
la personnalité littéraire à la Renaissance, Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et
Renaissance », 1993, p. 579 : « La copia, c’est le résultat de l’opération d’amplificatio,
la brevitas, c’est l’état, soit, brut, de l’argument qui demande à être développé, et
en ce sens un signe de manque d’élaboration du donné littéraire, soit, contracté,
du texte proposé à l’abréviation ». Les trois principaux dictionnaires du xviie siècle
favorisent tantôt une définition de l’emphase par la copia, tantôt une définition par
la brevitas : « expression élevée qui souvent laisse plus à penser qu’elle n’exprime »
(Richelet, 1680), « expression forte, qui dit beaucoup en peu de mots » (Furetière,
1690), « Pompe dans l’expression, dans la prononciation » (Académie, 1694).
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La dilatatio, à l’échelle microstructurale, apparaît fréquemment dans
les phénomènes de reprise énonciative – épanorthose ou reformulation
explicative en c’est-à-dire : ces phénomènes d’amplification sont
l’occasion d’un jeu sur les attentes traditionnelles. La glose introduite
par c’est-à-dire vise traditionnellement à éclaircir le propos ; chez Cyrano,
au contraire, elle le complexifie en en faisant le support d’une pointe :
146
Depuis l’ortie jusqu’au sapin, c’est-à-dire depuis Le Tasse jusqu’à Corneille,
tous les poètes ont accouché de votre enfant 3.
Aussitôt qu’on regarde les pièces de rapport qui composent l’assemblage
et la symétrie de vos membres, on en demeure assez instruit : vos cheveux
plus droits que votre conscience, votre front coupé de sillons (c’est-à-dire
taillé sur le modèle des campagnes de Beauce) 4.
La reformulation porte ici non pas sur le signifié, mais sur l’acte
d’énonciation métaphorique. Dans le premier cas, la glose impose une
lecture non littérale de « ortie » et « sapin » ; dans le second, à l’inverse,
elle donne un tour pointu à l’écriture satirique en réorientant sillons
vers son signifié littéral. De tels exemples incarnent la complémentarité
de la copia et de la brevitas au service d’une même volonté d’emphase.
Tandis que, visuellement, la reformulation relève de l’amplification, elle
s’inscrit, pragmatiquement, dans une pratique de resserrement : c’est
le principe même de la pointe 5. Les différents modes d’accroissement
syntaxique et d’amplification textuelle coexistent avec une écriture de la
fulgurance fondée sur la condensation.
À l’échelle macrostructurale, l’œuvre cyranienne est émaillée de
paraphrases 6 et d’expolitions 7, utilisées tantôt à des fins argumentatives
(l’amplification sert alors la preuve), tantôt comme illustration
3 Cyrano de Bergerac, Lettres, dans Œuvres complètes II. Lettres, Entretiens pointus,
Mazarinades, éd. L. Erba et H. Carrier, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 164. Je souligne.
4 Ibid., p. 177. Je souligne.
5 Au sujet de la pratique cyranienne de la pointe, voir J. Goldin, Cyrano de Bergerac et
l’art de la pointe, Montréal, Presses de l’université de Montréal, 1973.
6 Voir C. Fromilhague, Les Figures de style, Paris, Nathan, coll. « 128 », 1995, p. 100 : la
paraphrase est la « mutliplication d’informations fragmentaires et accessoires qui
sont les composantes illustratives d’une unique information centrale ».
7 Ibid. : l’expolition consiste en « la reformulation plus vive, plus nette, d’une pensée
qui procède par touches et retouches successives ».
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– contestée – du langage pédantesque, qui se laisse volontiers emporter
par « le torrent de l’exemple » 8 ornemental. Un même procédé
emphatique peut ainsi être arme persuasive autant qu’arme offensive.
La brevitas, qui informe le style, bouleverse aussi la construction de la
phrase cyranienne en renversant les postes syntaxiques attendus. Dans
ce que nous appellerons phrase circonstancielle, les éléments qui occupent
traditionnellement un rôle syntaxique accessoire (compléments
circonstanciels) assument une fonction essentielle (sujet). Cette
inversion s’effectue dans une configuration syntaxique constante, et
produit un effet de raccourci narratif :
L’emphase se signale elle-même comme élément perturbateur. Dans le
cadre de cette étude, nous retiendrons essentiellement trois structures,
communément reconnues comme emphatiques 12 : la dislocation (droite
et gauche), l’extraction (ou focalisation), et les tournures pseudo-clivées.
À partir de ce corpus, nous essaierons d’évaluer dans quelle mesure
l’emphase est inhérente à l’énoncé, en interrogeant une éventuelle
concurrence avec l’énoncé neutre de base. Une telle approche exige de
considérer les liens entre informativité et expressivité : l’emphase doitelle être considérée comme une donnée fondamentale ou accessoire ?
8 Lettres, éd. cit., p. 61.
9 Les États et Empires de la Lune, dans Les États et Empires de la Lune et du Soleil
(avec le Fragment de physique), éd. M. Alcover, Paris, Honoré Champion, coll.
« Classiques », 2004, p. 12. Je souligne.
10 Ibid., p. 101. Je souligne.
11 Ibid., p. 46. Je souligne.
12 C’est notamment la position de C. Badiou-Monferran (« “Syntaxe d’expressivité”
et “ordre des mots” dans les Maximes de La Rochefoucauld », dans F. Neveu (dir.),
Faits de langue et sens des textes, Paris, SEDES, 1998, p. 131-152) et C. PaganiNaudet (Histoire d’un procédé de style. La dislocation (xiie-xviie siècles), Paris, Honoré
Champion, 2005). Voir aussi, dans cet ouvrage, les contributions de C. Lignereux et
C. Pagani-Naudet.
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147
mathilde levesque Une syntaxe d’expressivité ? Cyrano et la phase ostentatoire
Je les voulus aborder ; mais comme si la frayeur les eût changés en
oiseaux, un moment les vit perdre dans la forêt 9.
La fin de mes remerciements nous vit entrer chez lui 10.
Une heure de chemin termina mon voyage, car au bout de ce temps
j’arrivai en une contrée 11.
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Problèmes théoriques
148
L’analyse des tournures emphatiques divise les grammairiens.
Comme le souligne C. Pagani-Naudet à propos de la dislocation,
il s’agit bien « de déterminer si les constructions […] sont
présentes dès la base, ou bien si elles résultent d’une opération de
transformation » 13. Pour M. Riegel, J.-C. Pellat et R. Rioul, ce
sont des tours « facultatifs » 14, issus de plusieurs transformations
syntaxiques opérées sur l’énoncé neutre de base. C. Badiou-Monferran
souligne quant à elle les incohérences et inconvénients de l’approche
transformationnelle. D’une part, toutes les étapes de la transformation
ne sont pas attestées ; d’autre part, certains énoncés emphatiques n’ont
pas d’équivalent lié : aucune commutation n’est envisageable, et la
structure emphatique s’impose comme seule possible. C’est le cas
notamment pour certaines constructions pseudo-clivées, où le thème
est emphatisé :
Ce qui fait soupçonner que tout le tintamarre que vous faites ne vient pas
de votre langue, c’est qu’une langue seule ne saurait dire le quart de ce
que vous dites 15.
Dans ces structures, « la grammaticalité de l’énoncé est constitutive de
la présence du “pronom de rappel”, proprement ineffaçable » 16. C’est
pourquoi, au terme de l’étude, la position de P. Le Goffic l’emporte sur
l’analyse transformationnelle : les différents tours constituent autant
13 Histoire d’un procédé de style. La dislocation, op. cit., p. 12.
14 M. Riegel, J.-C. Pellat et R. Rioul, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF,
1994, p. 389 : « Ces types de phrase […] sont facultatifs […]. Ils se caractérisent
essentiellement par la réorganisation de la phrase à l’aide d’un matériau
morphologique propre […]. Les types facultatifs ne correspondent pas à un acte de
langage, mais, par les aménagements syntaxiques qu’ils introduisent, ils affectent
l’organisation sémantique de la phrase, notamment en ce qui concerne la répartition
de l’information en thème / propos ».
15 Lettres, éd. cit., p. 145. Je souligne.
16 C. Badiou-Monferran, « “Syntaxe d’expressivité” et “ordre des mots” dans les
Maximes de La Rochefoucauld », art. cit., p. 144. Dans certains cas toutefois la
concurrence est possible. On trouve ainsi chez Cyrano : « Ce que je trouve encore de
bien divertissant sont les méprises où elles s’embarrassent quand il faut obéir ou
n’obéir pas » (Lettres, éd. cit., p. 117).
304c_emphase_c5b.indb 148
24/09/10 19:18
d’avatars de la phrase surliée 17. Une approche unifiée de ces tournures
est-elle possible ?
Éléments de définition
17 Voir la conclusion de C. Badiou-Monferran, ibid., p. 149 : « Les descriptions
proposées […] affranchissent l’analyse communicationnelle des tours en cause des
contraintes que leur imposait l’hypothèse transformationnelle ; […] à considérer ces
tours comme des types de phrase sui generis, respectueux de l’ordre des mots dans
le cadre d’une syntaxe surliée, elles commettent les constructions considérées à
l’excellence de la période ».
18 Comparer, dans cette perspective, « c’est Pierre qui mange » (ordre respecté) et
« c’est une pomme que Pierre mange » (ordre modifié). Vaugelas, qui s’intéresse
de près à la question de l’ordre des mots, évoque la « grace » des tournures
clivées en tête de période (Remarques sur la langue française, utiles à ceux qui
veulent bien parler et bien écrire, Paris, A. Courbé et Vve Camusat, 1647, p. 306).
À l’inverse, la dislocation droite (« Ils s’en vont ces Rois de ma vie », « Elle s’en-va
cette merveille », empruntés à Malherbe), est perçue comme une « construction
irrégulière », « violée », mais aussi comme une « façon de parler élégante en prose
et en vers » (Nouvelles remarques de sur la langue françoise, ouvrage posthume
avec les observations de M*** [Louis Auguste Allemand] Avocat au Parlement, Paris,
G. Desprez, 1690, p. 132).
304c_emphase_c5b.indb 149
149
mathilde levesque Une syntaxe d’expressivité ? Cyrano et la phase ostentatoire
Pour les remarqueurs et théoriciens contemporains de Cyrano,
l’ordre des mots doit être respecté et fidèle à l’ordre de la pensée. De ce
point de vue, les tournures extractives engendrent un bouleversement,
sauf lorsque l’élément emphatisé est sujet 18. La dislocation gauche
(« Pierre, il mange une pomme ») et les pseudo-clivées qui en sont une
variation (« Ce que Pierre mange, c’est une pomme ») respectent l’ordre
« naturel » des mots, sur lequel se greffe un appareillage syntaxique plus
important. Enfin, la dislocation droite (« C’est une chose nécessaire
que de manger ») impose elle aussi un réagencement de l’ordre des
mots ainsi que des modifications syntaxiques (notamment l’apparition
de que et de).
L’analyse des fréquences d’emploi des trois structures montre que Cyrano
ne privilégie pas le bouleversement de la syntaxe : les tours les plus mobilisés
sont en effet les dislocations gauche et les pseudo-clivées, garantes d’un
certain naturel dans l’agencement. Ce choix peut paraître surprenant dans
la mesure où, par ailleurs, l’auteur emploie massivement des tournures qui
24/09/10 19:18
associent tmèse 19 et focalisation sur le participe, sur le modèle « équipé
comme j’étais », « tout froissé que j’étais », « arrivés qu’ils furent » 20.
La dislocation et les pseudo-clivées participent de la dilatatio en ce sens
qu’elles apparaissent comme une amplification syntaxique de l’énoncé
neutre de base. Les phrases clivées, en revanche, illustrent exemplairement
le lien ténu entre amplification et réduction – entre ajout syntagmatique
et focalisation paradigmatique. Soit l’extrait suivant :
Quand votre bouche me charmait, c’était mon oreille qui m’en apportait
le poison. Quand j’étais excité par l’aimable douceur de votre peau bien
unie, c’était sur la déposition de mes mains que je me condamnais au feu 21.
150
Doit-on considérer les expressions soulignées comme des variantes
amplifiées d’une construction neutre, ou au contraire comme le résultat
d’un resserrement, par le procédé d’extraction 22 ? Nous reviendrons
sur cette interrogation, mais il semble déjà plus judicieux de penser le
problème en termes de « hiérarchie de l’information » 23. Cette grille
d’analyse permet de dépasser une opposition trop rigide entre deux
pratiques – ajout et resserrement – au service d’un même procédé –
l’emphase. Cette optique est tout à fait conciliable avec une approche
plus traditionnelle, telle que la développe par exemple N. Fournier, et
qui différencie le thème (élément posé) et le rhème (élément nouveau) :
Si la phrase disloquée est dite phrase à thématisation, dans la mesure où
elle détache (en tête ou en fin de phrase) le thème de l’énoncé, la phrase
clivée peut être dite phrase à rhématisation, dans la mesure où elle isole
et met en relief le rhème 24.
19 Dans cette configuration, la tmèse consiste en la séparation de l’auxiliaire et du
participe.
20 Les États et Empires de la Lune, éd. cit., p. 11, 28 et 36. Notons toutefois que le
tour concessif « tout + adjectif + relative » est apprécié par Vaugelas, qui juge ces
tournures « tres-bonnes et tres-elegantes » (Remarques sur la langue française,
utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire, op. cit., p. 139).
21 Lettres, éd. cit., p. 272. Je souligne.
22 En effet, la sélection paradigmatique à l’œuvre dans les tournures extractives est le
moyen de montrer, par la virtualité du parcours scalaire, la pertinence de la cible.
23 C. Badiou-Monferran, « Syntaxe d’expressivité et ordre des mot… », art. cit., p. 135.
24 N. Fournier, Grammaire du français classique, Paris, Belin, 2002, p. 134.
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24/09/10 19:18
L’apport de la psychomécanique
ensemble des moyens non verbaux et verbaux dont dispose le sujet
parlant pour mettre en relief telle ou telle partie de l’énoncé, manifestant
ainsi sa subjectivité (son sens d’intention) condensée dans la visée
d’effet, ou visée de discours 27.
Ainsi, dès le stade de la conception mentale de l’énoncé, l’expressivité
lui est inhérente 28 et le pragmatisme est « immédiat » 29 : il devient alors
25 G. Guillaume, Leçons de linguistique 1947-1948C, op. cit., p. 198.
26 Ibid., p. 240.
27 A. Boone et A. Joly, Dictionnaire terminologique de la systématique du langage,
[1996], Paris, L’Harmattan, 2004, p. 174.
28 Voir ce que Guillaume dit à ce sujet dans les Leçons de linguistique 1946-1947C,
Québec/Lille, Presses de l’université Laval/ Presses de l’université de Lille, 1989,
p. 80 : « La visée de discours est […] d’agir sur autrui. […] On pourrait dire assez
exactement que la visée de discours étant par essence pragmatique, celle de la
langue, pragmatique de très loin et en dehors de toute intention d’efficience
immédiate, est hypo-pragmatique. Entre le discours, dont la visée est pragmatique
essentiellement [c’est-à-dire par essence], et la langue, dont la visée constructive
est hypo-pragmatique, il existe un intervalle qui est celui interpolé dans la pensée
entre la construction réussie d’une unité de puissance, un mot par exemple, et
la construction accomplie d’une unité d’effet, d’une phrase, par exemple ». C’est
précisément ce qui définit l’acte de langage.
29 Ibid., p. 82.
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151
mathilde levesque Une syntaxe d’expressivité ? Cyrano et la phase ostentatoire
Évaluer la dimension emphatique d’un énoncé exige a priori de
dissocier contenu informatif et forme expressive – ne serait-ce que
pour les rassembler ensuite dans l’unité d’effet que constitue la phrase.
L’énoncé emphatique fait signe et se désigne lui-même comme tel : il
montre, c’est-à-dire qu’à la fois il signale (l’emphase est visuelle) et prouve
(l’emphase est un outil discursif ). Le corpus cyranien révèle que chaque
structure emphatique a ses propres propriétés argumentatives.
La psychomécanique guillaumienne, telle qu’elle conçoit la « syntaxe
d’expressivité », permet une approche dynamique des tournures
emphatiques. Pour Guillaume, en effet, l’unité de tout acte de langage
se résume dans l’équation « expression + expressivité = 1 » 25, qui traduit
la nécessité de prendre en compte l’ « agencement expressif » 26 comme
partie intégrante de la transmission de l’information. L’expressivité est
alors définissable comme
24/09/10 19:18
difficile de penser une première saisie – celle d’un énoncé de base, ou
neutre – à laquelle succèderait une deuxième, expressive. L’intérêt de
l’approche guillaumienne est de penser une construction fluide et entière
de l’énoncé. Certes, des analyses relativement tardives de Guillaume
pourraient évoquer les hypothèses transformationnelles :
152
Voici un exemple emprunté à V. Hugo :
« Hélas ! Que j’en ai vu mourir de jeunes filles ! »
[…] Examinons – ce qui est peu poétique – les chemins grammaticaux
arides suivis pour la construction de ce vers. Au départ on a la phrase
J’ai vu mourir des jeunes filles, puis par nominalisation, sans plus, le nom
de discours Que j’ai vu mourir des jeunes filles, puis expressivement en
involuant sous que une idée de quantité, Que j’en ai vu mourir de jeunes
filles, l’idée de quantité involuée sous que produisant la réduction du
partitif des en de 30.
Toutefois, il importe de comprendre que pour Guillaume ces « chemins
grammaticaux » sont antérieurs à la production verbale de l’énoncé, qui
doit être appréhendé comme intrinsèquement expressif. En fonction
du contexte de production, et de l’ « intention constructive » 31 du sujet
parlant, ce dernier, en une seule saisie « token-reflexive » 32, se déplacera
plus ou moins loin sur l’axe unique expression → expressivité :
Expression=1
« je veux le silence » Expressivité=1
« Silence ! »
Cette approche semble pouvoir déplacer le débat : la dimension
expressive est d’autant moins perçue comme valeur ajoutée que, pour
30 Leçons de linguistique 1948-1949C, Québec/Lille, Presses de l’université Laval/
Presses de l’université de Lille, 1982, p. 207. Je souligne en gras.
31 Leçons de linguistique 1945-1946C, Québec/Lille, Presses de l’université Laval/
Presses de l’université de Lille, 1985, p. 59.
32 Un énoncé « token-reflexive » exige, pour son interprétation, de recourir au contexte
de sa production.
304c_emphase_c5b.indb 152
24/09/10 19:18
Guillaume, une construction qui relève initialement de l’expressivité
finit, lorsqu’elle est instituée, par relever de l’expression 33.
Finalement, la pensée de l’intention est capitale dans l’approche de
l’expressivité ; la syntaxe expressive fait impression et traduit une saisie
variable sur l’axe expression-expressivité. Il y a donc arrangement plus
que réarrangement communicatif.
De la linguistique à la stylistique : vers une systématique d’emploi des
tournures emphatiques
Dislocation gauche et subjectivité
La dislocation gauche repose sur un procédé de thématisation : ce n’est
donc pas sur l’information nouvelle de l’énoncé que porte l’emphase. Ce
choix implique une double conséquence : d’une part, l’élément disloqué
joue le rôle de cadre et irrigue ainsi l’ensemble de la phrase, voire de la
séquence textuelle. D’autre part, le jeu sur les cadences, ainsi que l’effet
d’attente créé par la dilution du thème, permet à Cyrano de travailler
33 « Dans la mesure où un moyen d’expressivité s’institue, il devient moyen de langue,
moyen d’expression » (Leçons de linguistique 1947-1948 C, op. cit., p. 202).
34 Voir, par exemple la suppression de « C’est l’ordinaire de La Chapelle de ne tirer
l’esprit que des simples » (Lettres, éd. cit., p. 161) au profit de « il ne se chargera que
de vétilles ». La disparition de la structure disloquée s’accompagne du renoncement
au nom propre.
304c_emphase_c5b.indb 153
153
mathilde levesque Une syntaxe d’expressivité ? Cyrano et la phase ostentatoire
Comme nous l’avons vu, Cyrano privilégie dans son œuvre la
dislocation gauche sur la dislocation droite. Cette tendance est par
ailleurs confirmée par l’approche génétique : les dislocations droite
présentes dans le manuscrit ont souvent été supprimées pour la version
imprimée, tandis que d’autres structures emphatiques ont été ajoutées.
C’est dire que, à information stable, le degré d’expressivité fait varier
l’efficacité pragmatique de l’énoncé 34.
Les différents procédés permettent tantôt la focalisation sur un élément
choisi, tantôt le retardement de l’information saillante. Nous nous
proposons ici de chercher des constantes dans l’emploi des différentes
structures.
24/09/10 19:18
le « suspens » 35 de son énoncé, et plus généralement l’élaboration
syntaxique de la pointe.
La totalité des pseudo-clivées relevées à partir de la base de données
FRANTEXT permet d’aboutir à une conclusion certaine : toutes les
propositions disloquées à gauche comportent un sème subjectif, qu’il
soit évaluatif ou axiologique, et ce indépendamment des différences
génériques 36. Un tel agencement crée une double prédication :
154
1. Ce qui fait soupçonner que tout le tintamarre que vous faites ne vient
pas de votre langue, c’est qu’une langue seule ne saurait dire le quart
de ce que vous dites ; et que la plupart de vos discours sont tellement
éloignés de la raison, qu’on voit bien que vous parlez par un endroit qui
n’est pas fort près du cerveau 37.
2. Ce qui fait que je ne suis pas bien fort de votre opinion, c’est qu’encore
qu’hier vous fussiez parti de Paris, vous pouvez être arrivé aujourd’hui
en cette contrée, sans que la terre ait tourné ; car le soleil vous ayant
enlevé par le moyen de vos bouteilles, ne doit-il pas vous avoir amené
ici puisque, selon Ptolémée, Tycho-Brahé, et les philosophes modernes,
il chemine du biais que vous faites marcher la terre 38 ?
3. Ce qui me déplaît en lui, c’est qu’il est impie 39.
4. Ce qui serait encore bien ridicule, c’est que ce corps aurait mérité
l’Enfer et le Paradis tout ensemble : car en tant que mahométan il doit
être damné ; en tant que chrétien, il doit être sauvé 40.
Le premier exemple est représentatif de l’écriture de la pointe et de la
rhétorique de la surenchère qui lui est inhérente. La dilution du thème
35 C. Badiou-Monferran, « Syntaxe d’expressivité et ordre des mots… », art. cit., p. 150.
36 A.-M. Morel parle d’un cadrage qui explicite « le point de vue à partir duquel il faut
envisager la validation de la relation exprimée dans le rhème » (« Intonation et
thématisation », L’Information grammaticale, n° 54, 1992, p. 33). C. Pagani-Naudet
explique quant à elle : « le déplacement à droite définit une attitude face au monde,
le déplacement à gauche régit son interprétation » (Histoire d’un procédé de style.
La dislocation [ xii e-xvii e siècles], op. cit., p. 228). Nous renvoyons également aux
conclusions de C. Lignereux sur ce type de structure dans le présent ouvrage.
37 Lettres, éd. cit., p. 145-146. Je souligne.
38 Les États et Empires de la Lune, éd. cit., p. 16-17. Je souligne.
39 Ibid., p. 136. Je souligne.
40 Ibid., p. 154. Je souligne.
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24/09/10 19:18
De croire maintenant que cette savante nature qui a fait et la lune et
ce monde-ci ne sache elle-même ce que c’est, et que vous autres, qui
n’avez de connaissance que ce que vous connaissez d’elle, le sachiez plus
certainement, cela serait bien ridicule 41.
Si, comme le montre C. Pagani-Naudet, la dislocation gauche assurait
au Moyen-âge « la continuité thématique » 42, elle perd globalement cette
fonction dans le texte cyranien où elle occupe une fonction ouvrante et
cadrative, orientée vers l’aval de l’énoncé. Elle n’est jamais le support
d’une définition neutre à visée édifiante, mais toujours l’occasion d’une
mise en relief du subjectif : on retrouve alors l’approche de l’expressivité
comme manifestation de la subjectivité. Nous conviendrons avec
C. Pagani-Naudet que la dislocation gauche engendre souvent une
inversion du rapport de prédication, car elle pose comme acquis ce qui
devrait être soumis au débat 43. Le renversement est sensible dans cet
extrait où Cyrano parle de Dieu :
L’un des plus forts arguments, après ceux de la foi, qui m’ont convaincu
de sa véritable existence, c’est d’avoir considéré que sans une première
41 Ibid., p. 99. Je souligne.
42 Histoire d’un procédé de style. La dislocation, op. cit., p. 264.
43 Ibid., p. 229.
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155
mathilde levesque Une syntaxe d’expressivité ? Cyrano et la phase ostentatoire
n’implique pas nécessairement le resserrement du propos ; le plus
souvent, la tournure pseudo-clivée permet d’aboutir au bon mot, dont
le burlesque doit ici beaucoup à l’euphémisme. Une telle construction
n’est pas anodine dans l’économie du projet cyranien : l’opinion est
omniprésente dans l’œuvre, parce qu’elle est le fondement même, pour
tous les personnages, d’une perception du monde définitive et arrêtée.
L’exemple 2, prononcé par le vice-roi du Canada – hostile au renouveau
copernicien – montre à quel point l’emphase est au service du conflit
d’opinions. La distance de Cyrano est aisément détectable : M. de
Montmagny valide son « opinion » par un argument d’autorité dont
il pense qu’il fait preuve per se. La dislocation gauche peut feindre de
laisser une chance à l’opinion, mais l’effet de chute, dramatisé, n’en est
que plus plus déceptif :
24/09/10 19:18
et souveraine bonté qui règne dans l’Univers, faible et méchant comme
vous êtes, vous n’auriez pas vécu si longtemps impuni 44.
L’existence de Dieu, précisément polémique faute de preuve tangible,
est utilisée comme élément posé de l’énoncé. La polémicité de l’élément
disloqué est accentuée par le choix de la position dogmatique. En effet,
à l’échelle de l’ensemble de l’œuvre, il est impossible de statuer sur le
rapport de Cyrano à la religion : c’et aussi pour cela que la « conviction »
fidéiste pose problème lorsque sa valeur de vérité est posée et non plus
soumise à interrogation.
156
Enjeux de la sélection scalaire
À partir de la base de données FRANTEXT, nous avons pu établir que
les conditions de production de l’énoncé clivé différaient de celles des
tournures disloquées. Le recours à la tournure extractive s’inscrit dans un
contexte le plus souvent polémique, et porté, en soubassement, par une
structure dialogale. Il est désormais bien établi que c’est l’élément situé
entre le présentatif et le relatif qui constitue le rhème – l’information
nouvelle de l’énoncé. Or, chez Cyrano, il s’agit moins de présenter un
élément nouveau que de réorienter la pensée de l’interlocuteur. Une
telle visée pragmatique implique la présence récurrente, dans le cotexte
immédiat, d’un indice de redressement du type « c’est X qui, et non pas
Y qui » :
1. Il a dit que la lune était un monde ; or les brutes n’agissent que par
un instinct de nature ; donc c’est la nature qui le dit et non pas lui 45.
2. Ce n’est pas à moi, s’écria-t-il fortement, c’est à Dieu que tu dois ces
humilités 46 !
3. Je suis Mazarin […]. Ce n’est ni la crainte ni l’espérance qui me le
font dire avec tant d’ingénuité, c’est le plaisir que me donne la vérité
quand je la prononce 47. `
44 Lettres, éd. cit., p. 181.
45 Les États et Empires de la Lune, éd. cit., p. 99. Je souligne.
46 Ibid., p. 34. Je souligne.
47 Lettres, éd. cit., p. 218. Je souligne.
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24/09/10 19:18
Les tournures analysées dans cette étude constituent à proprement
parler un stylème de l’écriture cyranienne. Elles sont parfois même
dominantes à l’intérieur d’une même séquence textuelle : c’est ce
qu’illustre de manière exemplaire l’écriture de l’énigme comme genre,
puisque l’ensemble du texte est focalisé sur le thème. La multiplication
des tours emphatiques est au service de l’identification du je dans
l’énigme sur le sommeil 50 :
[1] Moi qui charme tout ce que j’approche, je ne passe aucun jour sans
voir tomber à mes pieds ce qui respire dans l’air, sur la mer et sur la terre.
48 Histoire d’un procédé de style. La dislocation, op. cit., 247.
49 F. Lefeuvre et V. Raby, « Ô Prince ! C’est à vous qu’on parle. Les structures focalisantes
dans les Sermons de Bossuet », L’Information grammaticale, n° 97, 2003, p. 5.
50 Lettres, éd. cit., p. 237-240.
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157
mathilde levesque Une syntaxe d’expressivité ? Cyrano et la phase ostentatoire
En [1], la progression du redressement va jusqu’à emprunter la forme
du syllogisme. En [3], Cyrano récuse ce qui serait attendu comme
fondement même de son énoncé. En période de Fronde, toute adhésion
au camp de Mazarin est susceptible d’être intéressée : par la sélection
paradigmatique, l’auteur déjoue les attentes et affirme une liberté de
parole affranchie des contraintes du contexte de persécution. Dans
tous ces exemples, le redressement, porté par le parcours scalaire,
permet de souligner la pertinence exclusive de la cible choisie et mise
en relief. L’énoncé est construit selon une double opération : à la
sélection de l’élément le plus pertinent correspond l’exclusion de ce que
l’interlocuteur a pu croire, lui, le plus pertinent. Le tour emphatique
signale un « contraste discursif » 48 : le locuteur montre – à la fois signale
et prouve – son décalage par rapport aux idées communément admises.
Finalement, nous préfèrerons parler, avec F. Lefeuvre et V. Raby, de
focalisation plutôt que d’extraction ou de clivage : « il est important
de considérer cette structure non pas comme le résultat d’une
transformation syntaxique mais comme la marque d’une opération
énonciative de focalisation » 49. L’agencement syntaxique des tours
emphatiques traduit, par l’expressivité, l’impression que veut susciter
le locuteur.
24/09/10 19:18
[2] Les gais, je les mène aux festins, aux promenades, aux bals, à la
comédie et à tous les autres spectacles de divertissement. Les colériques,
je les mène à la guerre […]. Pour les mélancoliques, je les enfonce aux
plus noires horreurs d’une solitude épouvantable.
[3] C’est moi qui, de peur que les amants ne s’aillent vanter de leurs
bonnes fortunes, ai soin de leur clore les yeux […].
158
Ces trois extraits présentent un redoublement pronominal en [1],
une triple dislocation gauche en [2] et une tournure focalisante en [3].
L’ensemble des tours emphatiques guident la lecture vers l’élucidation
référentielle du je, dans une séquence surthématisée.
Il semble donc que l’on puisse repérer chez Cyrano des motivations
propres à chaque tournure emphatique. La parole fait signe vers des
éléments « mis en vedette » 51, tant par la dilution du cadre de l’énoncé
que par le resserrement sur son élément-clé. Le prisme guillaumien
paraît pertinent pour montrer à quel point l’expressivité « n’est pas un
épiphonème liée aux variations infinies du discours, mais une donnée
fondamentale inscrite dans les potentialités systématiques » 52. Dans
l’œuvre cyranienne, l’emphase est toujours polémique, soit parce qu’elle
fait de la seule opinion le cadre du discours, soit parce qu’elle permet de
récuser les discours préétablis. La phrase ostentatoire est alors la scène
sur laquelle le je impose sa propre vision du monde.
51 J. Damourette et É. Pichon, Des Mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue
française, Paris, Bibliothèque de français moderne, 1911-1934, t. IV, § 1553, p. 556.
Ils parlent aussi de « faire saillie ».
52 A. Boone et A. Joly, Dictionnaire terminologique de la systématique du langage,
op. cit., p. 177.
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24/09/10 19:18
Concevoir la concision dans l’Écriture
aphoristique À la lumiÈre des rÉÉcritures
des Maximes de La RochefoucaulD
Mathias Degoute
159
l’emphase : copia ou brevitas ? • pups • 2010
La littérature dite du discontinu, c’est-à-dire des proverbes, maximes,
fragments et autres aphorismes, a connu une vogue particulière au
xviie siècle avant d’être condamnée pour son caractère superficiel
au siècle suivant. Ancrée dans la tradition humaniste des recueils de
sentences, comme les Adages d’Erasme et autres florilèges ou polyanthae,
la littérature parémiologique prend un tour nouveau au xviie avec les
Maximes de La Rochefoucauld 1. Alors qu’au xvie siècle on vantait l’art du
bref pour ses vertus pédagogiques, soutenues par un souhait de diffuser le
plus largement possible des lieux communs, au xviie, La Rochefoucauld
et ses Maximes font prendre à la culture du bref un tour nouveau. En
témoigne l’impressionnante fortune de l’œuvre, qui a suscité d’emblée,
de la part du public et de la critique, un intérêt qui ne faiblit pas. La
source de cette fascination littéraire et linguistique (les Maximes de La
Rochefoucauld se sont prêtées au jeu de la linguistique de corpus dans
plusieurs études 2) tient à l’effet que l’œuvre produit invariablement
sur ses lecteurs. Car contrairement au propos habituel des proverbes
et adages qu’affectionnait la Renaissance, discours le plus souvent
1 La Rochefoucauld, Réflexions ou Sentences et Maximes morales et Réflexions
diverses, éd. L. Plazenet, Paris, Honoré Champion, coll. « Champion classiques »,
2005.
2 Voir S. Meleuc, « Structure de la maxime », Langages, n° 13, 1969, p. 12-17, et
J. M. Martin et J. Molino, « Introduction à l’analyse sémiologique des Maximes
de La Rochefoucauld », dans J.-C. Gardin (dir.), La Logique du Plausible. Essai
d’épistémologie pratique, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme,
1981, p. 147-238.
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prescriptif ou didactique, les Maximes de La Rochefoucauld cultivent
une ambivalence confusément perçue dans les années qui suivirent leur
publication. Les Maximes, d’une manière générale, font le procès des
usages à la cour et des codes de la bonne société du xviie siècle (comme
l’annonce l’épigraphe Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices
déguisés), tout en laissant poindre, en creux, ce qui s’énonce comme
une morale (en confère le titre de l’œuvre, Réflexions ou sentences et
maximes morales 3) que l’on rattache souvent au jansénisme 4. Ce qui
a fait la fortune des Maximes, c’est en effet, pour partie, leur résistance
à l’interprétation, leur caractère subversif et leur brillante expression.
Laurence Plazenet 5 a d’ailleurs souligné dans son édition des Maximes le
caractère contradictoire des interprétations de l’œuvre rupifucaldienne,
tantôt franchement vilipendée, tantôt assimilée au Nouveau Testament.
On est ainsi confronté à des énoncés dont on ne parvient jamais vraiment
à déterminer l’intention, tout en saisissant de manière simultanée un
discours moral et subversif.
Le problème qui nous intéresse ici n’est cependant pas la réception
du texte des Maximes ni les caractéristiques de leur style à proprement
parler, mais les moyens mis en œuvre pour leur conférer brièveté et
concision. Les questions que soulève l’expression brève s’illustrent
particulièrement clairement dans l’œuvre de La Rochefoucauld à
l’observation des Maximes au travers des différents états qu’on leur
connaît, grâce aux manuscrits, lettres et éditions produits entre 1657 et
1678. Pendant vingt ans, La Rochefoucauld a façonné ses sentences, et
les traces de ce travail de maturation stylistique nous livrent aujourd’hui
les mécanismes d’une logique de la brièveté tout à fait surprenante.
Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, il apparaît en effet que
la logique qui sous-tend les réécritures des Maximes n’est pas toujours
celle de la réduction.
3 Je souligne.
4 Voir P. Bénichou, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1948, et
J. Lafond, La Rochefoucauld, Augustinisme et littérature, Paris, Klincksieck, 1986.
5 L. Plazenet, « Les Réflexions ou Sentences et Maximes morales : livre de sable
ou théologie masquée ? », introduction aux Réflexions ou Sentences et Maximes
morales et Réflexions diverses, éd. cit., p. 7-116.
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Nb d’états observés des Maximes
9
8
7
6
5
4
3
2
1
Total
Nb d’occurrences
2
3
12
22
37
45
64
155
164
504
Proportion (%)
0,4
0,6
2,4
4,4
7,3
8,9
12,8
30,7
32,5
100
Des récritures qui tendent vers le bref
Manifestations du style bref, ou brevitas, les sentences que produisaient
La Rochefoucauld, Mme de Sablé et leur société, visent à en dire le
6 Le manuscrit de Liancourt est notamment reproduit dans l’édition de L. Plazenet,
éd. cit. On peut également le consulter dans les Œuvres complètes de La
Rochefoucauld, éd. L. Martin-Chauffier, J. Marchand, et R. Kanters, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964. Le manuscrit de Barthélémy a été publié
par Éd. de Barthélémy dans ses Œuvres inédites de La Rochefoucauld (Paris,
Hachette, 1863). Quant au manuscrit Gilbert, disparu, il n’est reproduit qu’en partie
dans l’édition de D. L. Gilbert, publiée en 1868. Nous citons dans le présent travail
les états recensés par l’édition de Laurence Plazenet dans son « Historique des
Maximes », éd. cit., p. 689-904.
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161
mathias degoute Concevoir la concision dans l’écriture aphoristique
On connaît les différents états des Maximes par les cinq éditions
produites par La Rochefoucauld lui-même entre 1664 et 1678 et par les
manuscrits qui nous parvenus : le « Manuscrit de Liancourt » pour le plus
ancien, ou encore le « Manuscrit de Gilbert » et celui de « Barthélémy » 6.
On trouve aussi dans la correspondance de La Rochefoucauld quelques
Maximes en différents états. Il s’agira donc de tenter de déduire, à travers
une observation méthodique des écarts entre les différentes formulations
des Maximes, la logique qui régit les variations apportées par l’auteur :
s’agit-il véritablement d’une réduction à la seule visée volumétrique ? Et
comment identifier puis articuler une stratégie rhétorique à des réécritures
dont les procédés semblent réguliers ?
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plus avec la plus grande économie de moyens possible, comme a pu le
montrer Philippe Moret :
La brevitas cerne un idéal de rotonditas, de complétude sémantique, celui
de la maxima sententia, du maximum sémantique dans un minimum
lexico-syntaxique, incitant à la copia, au déploiement discursif de la
réflexion 7. 162
À la manière des premiers aphorismes d’Hippocrate dont les
formulations concises servaient d’aide-mémoire à tous les médecins,
les membres des salons littéraires cherchaient à peindre les mœurs de
leur époque à travers des énoncés à la fois mémorisables et mémorables.
Ces phrases particulières, vers lesquelles semblent converger morale,
esprit et style, étaient longuement retravaillées et de nombreuses fois
réécrites, comme en témoigne leurs différentes versions livrées ça et là
par les archives. En examinant l’évolution des Maximes, on constate sans
grande surprise que la plupart des efforts de reformulation visent à un
raccourcissement des phrases :
Il faut de plus grandes vertus, et en plus grand nombre, pour soutenir
la bonne fortune que la mauvaise (I, XXVIII) 8.
Il faut de plus grandes vertus pour soutenir la bonne fortune que la
mauvaise (II-V, 25). Le raccourcissement s’effectué ici par un effacement de l’incise ‘et en
plus grand nombre’. Les exemples d’effacement de segments fourmillent.
Ils affichent parfois des transformations un peu plus complexes :
Toutes les vertus des hommes se perdent dans l’intérêt, comme les
fleuves se perdent dans la mer (L, 204) et (B, 174), (SL, 205) et (H, 3) 9.
7 P. Moret, « La Rochefoucauld et la maxime », Tradition et modernité de l’aphorisme.
Cioran, Reverdy, Scutenaire, Jourdan, Chazal, Genève, Droz, 1997.
8 Désormais, I = 1ère édition (1665), II = 2e édition (1666), III = 3e édition (1671), IV =
4e édition (1675) et V = 5e édition (1678). La mention (II-V) vaut ainsi pour l’état de la
maxime de la 2e à la 5e édition. Les chiffres renvoient aux numéros des maximes.
9 La lettre G signale que la variante de la maxime vient du manuscrit « Gilbert », SL de
celui dit de « Smith-Lesouëf » et L du « Liancourt ». Le H renvoie à l’édition pirate de
« Hollande » parue en 1664. Pour davantage de détails sur la genèse des Maximes,
voir les notices de l’édition de L. Plazenet, éd. cit.
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Toutes les vertus Ø se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se
perdent dans la Mer (I, CLXXX).
Ø Les vertus Ø se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se perdent
dans la mer (II-V, 171).
Ici sont effacés le complément du nom (des hommes) et le
prédéterminant toutes. C’est dire qu’en sus de raccourcir la phrase, le
sujet vertu est énoncé de manière plus « générique », pourrait-on dire,
qu’au premier état.
Le procédé de la transposition, qui consiste à changer la catégorie
grammaticale d’un mot, et qui est bien connu des traducteurs, est aussi
d’un certain secours pour La Rochefoucauld :
Beauté et jeunesse deviennent belle et jeune, ce qui permet l’économie
d’outils grammaticaux tels que les prépositions et les articles requis
pour les prédicats nominaux. Les premiers mots de la maxime sont
aussi l’objet d’une récriture, puisque « il est presque également inutile »
devient « il ne sert de rien ». Là encore, les précautions oratoires prises
par l’adjonction de l’adverbe modalisateur presque sont abandonnées
au profit d’une tournure plus radicale, plus cinglante qui ne suppose
aucune exception à la règle qui s’énonce.
La maxime 119 illustre un autre cas de transposition :
La coutume que nous avons de nous déguiser aux autres, pour acquérir
leur estime, fait qu’enfin nous nous déguisons à nous-mêmes (L, 135),
(B, 146), (SL, 103) et (I, CXXIII).
Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres, qu’enfin nous
nous déguisons à nous-mêmes (II, 120) et (III-V, 119).
mathias degoute Concevoir la concision dans l’écriture aphoristique
Il est presque également inutile d’avoir de la jeunesse sans beauté, ou de
la beauté sans jeunesse (G).
Il ne sert de rien d’être jeune sans être belle, ni d’être belle sans être
jeune (V, 497).
163
Le nom coutume est transposé en participe passé accoutumé, mais
c’est l’effacement du syntagme prépositionnel « pour acquérir leur
estime » qui permet la plus grande économie de moyens. Cependant, la
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transposition permet l’introduction du sujet personnel nous, et inscrit
d’emblée le ton de la maxime dans l’accusation, qui n’était que seconde
dans le premier état.
On voit comment le raccourcissement des phrases passe ainsi aussi
par le choix d’énoncés que l’on ressent comme plus définitifs, ce qui
se traduit linguistiquement par un recours accru à une expression plus
haute sur l’échelle de la généricité :
110. Il n’y a point de plaisir qu’on fasse plus volontiers à un ami que
celui de lui donner conseil (I, CXVII).
On ne donne rien si libéralement que ses conseils (II, 111), (III-V, 110).
164
La Rochefoucauld, en abandonnant certaines structures spécifiantes,
adverbiales (plus volontiers), subordonnées (qu’on fasse…), et en passant
d’une tournure impersonnelle (il y a) à un sujet personnel générique
(on), ne fait pas que réduire l’espace de sa sentence, il lui donne un tour
plus parémique, plus proverbial et autoritaire qu’au premier état.
Ce procédé ne s’accompagne d’ailleurs pas nécessairement d’une
réduction, comme le montre M73 :
Il y a beaucoup de femmes qui n’ont jamais fait de galanteries mais je ne
sais s’il y en a qui n’en aient jamais fait qu’une (L, 222 et G).
On peut trouver des femmes qui n’ont jamais eu de galanterie ; mais il
est rare d’en trouver qui n’en aient jamais eu qu’une (II-V, 73).
Il y a donc lieu de se demander jusqu’où le travail de réécriture relève
d’une pure réduction.
Assez fréquemment en effet, on a affaire à des variations qui ne
touchent qu’à l’ordre des mots, comme pour M121 :
On fait souvent du bien, pour pouvoir faire du mal impunément
(Liancourt 231, Barthélémy 147 et I, CXXV).
On fait souvent du bien pour pouvoir impunément faire du mal (II,
122), (III-V, 121).
Pour justifier ce déplacement, on pense au motif de la prosodie, la
mention d’impunément faisant perdre à la sentence son alexandrin,
introduisant de surcroit un rythme ternaire qui rompt la binarité du
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propos. On peut voir aussi dans l’avancement de l’adverbe une volonté
de mettre en relief le syntagme faire du mal en le plaçant en toute fin de
phrase. La liberté syntaxique des adverbes est ainsi souvent mise à profit
par La Rochefoucauld pour des raisons d’emphase.
S’illustre donc fréquemment une stratégie touchant à la structure
informative et que l’on retrouve par exemple à la M311 :
S’il y a des gens dont | on ne trouve point (1) | le ridicule, (2) | c’est qu’on
ne cherche (3) | pas bien (4) (G).
S’il y a des hommes dont | le ridicule (2) | n’ait jamais paru, (1) | c’est
qu’on ne l’a | pas bien (4) | cherché (3) (III-V, 311).
165
mathias degoute Concevoir la concision dans l’écriture aphoristique
Outre le changement de point de vue opéré au segment 1 on sent
ici un jeu subtil de focalisation. Cette économie de moyens dont on
parle souvent a, on l’observe bien ici, fortement à voir avec ce que la
pragmatique appelle topicalisation, focalisation et présupposition 10.
Cette branche de la linguistique explique qu’une partie du sens se
dégage de la position des mots dans la phrase ; position signifiante car
selon que l’on énonce tel ou tel mot en début ou en fin de phrase, on
prend en compte la réaction de la personne à laquelle on s’adresse et l’on
s’attache à optimiser l’efficacité de son propos. Ainsi la pragmatique
considère que s’exprimer ne se limite pas à simplement communiquer
de l’information, mais aussi, en parlant, d’agir. La première position
dans la phrase est ainsi associée au thème, qui est dans la M311 une
proposition hypothétique, une protase (S’il y a des hommes dont le
ridicule n’ait jamais paru). Le premier syntagme de la phrase est donc le
thème : sa propriété pragmatique est d’être assimilé par l’auditeur à de
l’information ancienne, du déjà-connu. Quant à la dernière position,
c’est celle du focus, de l’élément qui reste en mémoire puisque énoncé
en dernier. Le focus est ainsi le lieu privilégié de l’apport d’information
nouvelle. Notons que la structure thème-focus concerne aussi bien la
phrase que toute proposition à l’intérieur d’une phrase associant sujet à
10 Voir B. De Cornulier, « Remarques sur la perspective sémantique (thème, propos,
etc.) », Langue française, n° 42, juin 1979, p. 60-68 et O. Ducrot, « La description
sémantique des énoncés français », L’Homme, n° 1, 1968, p. 37-53.
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166
prédicat, auquel cas le sujet vaut pour thème et le prédicat pour focus,
ce qu’on trouve en M311 dans la relative formée par les segments 1 et 2 :
« S’il y a des hommes dont | le ridicule (2) | n’ait jamais paru, (1) | c’est
qu’on ne l’a | pas bien (4) | cherché. (3) ». Pour réduire le volume de ses
phrases, et surtout pour ménager surprise et brillance, La Rochefoucauld
joue sur l’horizon d’attente, en matière de structure informative, de ses
lecteurs. Le premier état de M311 focalise le groupe « pas bien », tandis
que le second focalise « cherché ». Plus finement, la position du segment
2 « le ridicule » modifie profondément la représentation de l’homme que
nous livre La Rochefoucauld. Dans le premier état, « le ridicule », placé
en focus, est associé à du nouveau et réfère ici à une qualité potentielle
des « gens ». On peut donc ne pas être ridicule, en quelque sorte. Mais
dans le second état, « ridicule » est placé en thème, et se trouve donc
présupposé 11. La maxime prend ainsi une tournure plus acide par le
simple déplacement de sèmes.
La récriture des Maximes est donc le produit d’un savant alliage de
procédés linguistiques qui ne vise pas seulement la réduction, ou une
brevitas comprise dans son sens le plus spatial du terme. Il apparaît par
ailleurs que dans certains cas, les Maximes se voient rallongées par La
Rochefoucauld.
L’étoffement des maximes ou la relativité du bref Alors que dans de nombreux cas, La Rochefoucauld s’efforce d’effacer
tout propos qui ne soit pas immédiatement pertinent, il procède aussi
à de nombreux ajouts d’un état à l’autre des Maximes, ce qui provoque
de significatives rallonges :
La fortune nous corrige plus souvent que la raison (G).
La fortune nous corrige /de plusieurs défauts/ que la raison /ne saurait
corriger/ (III-V, 154).
11 Sur la question de la présupposition dans la phrase, nous renvoyons à O. Ducrot,
Le Dire et le Dit, Paris, Éditions de Minuit, 1985.
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Ici la reformulation de la maxime rend plus perceptible une volonté
de précision, et permet de ne pas assimiler expression concise à propos
laconique.
De la même manière, l’évolution de la M46 est le théâtre d’hésitations
qui en disent long sur le travail d’aphoriste :
Cette citation exhaustive des états de la M46 montre très clairement
le processus de rallongement qui guide les réécritures successives. Les
deux premiers états, presque identiques, diffèrent en termes de point de
vue avec l’état de la première édition. Une modulation dans la première
proposition permet l’ellipse du mot mort. Dans le troisième état, et
de manière surprenante, alors que La Rochefoucauld partout ailleurs
cherche à éliminer les marques personnelles et les références spécifiques,
est ajouté le sujet les philosophes.
L’introduction dans les maximes d’éléments spécifiants est assez
fréquente :
167
mathias degoute Concevoir la concision dans l’écriture aphoristique
Le désir de vivre ou de mourir sont des goûts de l’amour-propre dont
il ne faut non plus disputer que des goûts de la langue ou du choix des
couleurs (L, 243 et G).
Le désir de vivre ou de mourir sont des goûts de l’amour-propre dont
il ne faut pas plus disputer que des goûts de la langue ou du choix des
couleurs (B, 84).
L’attachement ou l’indifférence pour la vie, sont des goûts de l’amourpropre, dont on ne doit non plus disputer que ceux de la langue, ou du
choix des couleurs (I, LII).
L’attachement ou l’indifférence pour /la vie/1 /qu’avaient les Philosophes/2
n’était qu’un goût de leur Amour-propre, dont on ne doit non plus
disputer que de ceux de la langue ou du choix des couleurs (II, 46).
L’attachement ou l’indifférence que /les Philosophes/2 /avaient pour la
vie/1 n’était qu’un goût de leur Amour-propre, dont on ne doit non plus
disputer que du goût de la langue ou du choix des couleurs (III-V, 46).
La haine met au-dessous de ceux que l’/on/ hait (G).
Lorsque notre haine est trop vive, elle /nous/ met au-dessous de ceux
que /nous/ haïssons (III-V, 338).
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168
Ici l’allongement de la maxime s’accompagne d’une atténuation du propos.
L’amplification du volume de la phrase est le fait d’une spécification : ce
qui était la haine en tant que prototype, voire en tant qu’allégorie, devient
attribut occasionnel du sujet générique personnel nous.
Il a été parfois reproché à La Rochefoucauld de contrevenir au
principe fondamental de clarté, si cher à l’esthétique classique. Mme
de Sévigné a écrit dans une lettre à sa fille jointe à un manuscrit de la 3e
édition : « Voilà les Maximes de La Rochefoucauld revues, corrigées et
augmentées : c’est de sa part que je vous les envoie. Il y en a de divines ;
et à ma honte, il y en a que je n’entends point » 12 . Christine de Suède,
Bussy ou Vauvenargues tinrent des propos similaires, et, quand bien
même il serait difficile de le démontrer, il n’est pas exclu que certains
des ajouts que nous remarquons aient pu être motivés par une exigence
de clarté, comme à la M341 :
La jeunesse est souvent plus près de son salut que les vielles gens (G).
Les passions de la jeunesse ne sont guères plus opposées au salut, que la
tiédeur des vieilles gens (III-V, 341).
Ces exemples nous ramènent au problème de l’intelligibilité du bref,
qui est une critique fréquente contre la brevitas : « Je tâche d’être court,
je deviens obscur » 13 critique reprise au xvie siècle par Jacques Peletier
du Mans : « Pour éviter superfluité et être bref, on devient obscur » 14.
L’allongement des sentences s’expliquent donc en partie par un impératif
de clarification.
Cependant, les rallonges qu’opère La Rochefoucauld sont parfois
motivées par d’autres visées :
On /va/ de l’amour à l’ambition, mais on /ne va pas/ de l’ambition à
l’amour (G).
On /passe souvent/ de l’amour à l’ambition, mais on ne /revient guère/
de l’ambition à l’amour (I-V, 490).
12 Cité par J. Lafond, La Rochefoucauld, Augustinisme et littérature, op. cit., p. 119.
13 « Brevis esse laboro, / obscurus fio » : Horace, Art poétique, v. 25-26.
14 Art poétique, I, 10 dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance,
éd. F. Goyet, Paris, Le livre de poche, 1990.
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Du caractère aphoristique : un autre point de vue sur la motivation
des réécritures ?
D’un point de vue littéraire, les Maximes de La Rochefoucauld ne
relèvent pas vraiment de la poésie, ni vraiment de la prose, encore
moins de la fiction. Elles ont davantage trait à la parémie, c’est-àdire au discours proverbial, argumentatif et dévolu à la citation.
Mais contrairement aux proverbes, les Maximes ont un auteur bien
identifié, pour ne pas dire illustre, qui formule ce qui se présente
comme des vérités générales et universelles. Il existe à ce propos dans
la critique tout un débat qui interroge la classification des formes
brèves telles que les maximes, fragments, aphorismes, apophtegmes
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169
mathias degoute Concevoir la concision dans l’écriture aphoristique
Ici c’est un étoffement du verbe aller qui est à l’origine de l’allongement.
Si l’on note que le deuxième état peut se lire comme deux alexandrins
successifs, on note que le remaniement porte essentiellement sur le
rythme et la prosodie de la phrase.
À un niveau plus linguistique, on peut aussi analyser cet étoffement
comme un moyen de spécifier le procès mentionné et d’introduire une
nuance aspectuelle qui illustre peut-être plus précisément la pensée de
l’énonciateur doxique. Tandis qu’aller employé tel quel ne permet pas de
construire une chronologie d’événements, le choix de passer au couple
passer / revenir donne un éclairage plus dynamique sur les relations à voir
entre amour et ambition. On en dit plus en davantage de mots, tout en
restant bref.
La brièveté des maximes n’est donc pas strictement fonction de leur
volume textuel. Elle se façonne selon des principes qui ont trait autant au
degré de généricité, au rythme et au jugement de clarté de l’énoncé. La
brevitas dans les maximes tient ainsi au rapport complexe entre énoncé,
énonciateur et thématique abordée.
La réduction du texte des Maximes lors de leur évolution, est à donc
à voir comme recentrage vers l’essentiel d’un propos, une diminution
qualitative des éléments signifiants (lexicaux, grammaticaux, prosodiques
ou encore pragmatiques), qui peut passer par un allongement quantitatif
de la maxime.
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170
et autres discours relevant de la brevitas et qui tend à construire
une grammaire de ces formes particulières 15. Mon propos ici sera
de voir dans quelle mesure les réécritures des maximes sont régies
par des principes linguistiques typiques du discours singulier que
sont les proverbes, parémies ou encore gnomè. Cette singularité
est celle de l’autonomie discursive de ces énoncés : les Maximes
comme les proverbes sont des phrases courtes qui valent pour des
discours, et qui semblent détachées de tout contexte particulier, de
renvoi à des réalités (individus, temporalités, lieux) particulières et
concrètement identifiables. Philippe Moret parle de « la gnomicité,
attitude pragmatique d’une énonciation de vérité, dont le sujet et la
destination relèvent de l’universalité » 16. Linguistiquement parlant,
certains s’aventurent à dire que l’autonomie des maximes est triple :
à la fois grammaticale, référentielle et personnelle. Grammaticale car
détachée de tout lien à un cotexte, référentielle car libérée de toute
référence à l’extralinguistique et au contexte d’énonciation, et enfin
personnelle car ne renvoyant pas à des individus particuliers.
On peut dire de ce fait que les formes sentencieuses telles que la
maxime relèvent de l’aphorisme et donc d’une écriture aphoristique.
L’étymologie grecque du terme de ce dernier terme renvoie à la notion
de limite, de frontière et de délimitation, ce qui s’applique bien à
décrire ces phrases autonomes, génériques et typifiantes. La maxime
et autres formes apparentées peuvent ainsi être envisagées comme des
discours minimaux, des textes en soi, ce qui suppose un faisceau de
contraintes grammaticales et stylistiques bien particulières. Nous nous
contenterons donc dans le cadre de cette étude de montrer comment
La Rochefoucauld a pu récrire ses Maximes pour optimiser le caractère
aphoristique de ses pointes.
En effet, de nombreuses maximes semblent être réécrites pour se
rapprocher d’un « canon gnomique » :
15 Voir en particulier à ce sujet J.-Cl. Anscombre, « La traduction des formes
sentencieuses : problèmes et méthodes », dans Traductologie, proverbes et
figements, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 11-35.
16 Ph. Moret, « La Rochefoucauld et la maxime », art. cit., p. 10.
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Rien n’est impossible de soi, il y a des voies qui conduisent à toutes
choses, et si nous avions assez de volonté, nous aurions toujours assez
de moyens (G, B62 et L14).
Rien n’est impossible de soi, il y a des voies qui conduisent à toutes
choses, Ø Si nous avions assez de volonté, nous aurions toujours assez
de moyens (SL, 19).
Rien n’est impossible Ø : il y a des voies qui conduisent à toutes choses ;
et si nous avions assez de volonté, nous aurions toujours assez de moyens
(H, 21).
Nous avons plus de force que de volonté : et c’est souvent pour nous
excuser à nous-mêmes, que nous nous imaginons que les choses sont
impossibles (II-V, 30).
mathias degoute Concevoir la concision dans l’écriture aphoristique
D’importantes transformations sont opérées dans l’évolution de M30.
La thématique de la maxime reste constante et, du point de vue du
sens, rien ne change. La formulation, elle, change grandement et notre
commentaire passera cette fois outre les effacements de segments.
Trois sujets grammaticaux se font concurrence dans les trois premiers
états : le nom rien, le pronom impersonnel il et le pronom personnel
générique nous. Le dernier état de la maxime ne conserve que nous. Le
façonnage de la maxime se fait selon une propriété centrale des parémies
qu’a formulée Serge Meleuc 17, et consiste à renvoyer systématiquement
à l’Homme, à une humanité générique qui s’exprime idéalement par le
pronom nous, inclusif dans le cas des Maximes de La Rochefoucauld.
La M30 montre aussi une évolution des formes verbales avec l’abandon
du conditionnel pour un emploi exclusif du présent simple, appelé
parfois présent gnomique, et pour cause, puisqu’il s’agit d’un temps
« susceptible de fournir le noyau verbal d’énoncés référant à l’actuel,
mais aussi au futur, au passé, ou ayant une portée panchronique, voire
achronique » 18. Le présent exprime ainsi une saisie aspectuelle ouverte,
une inscription dans le temps d’instant en instant. Certains linguistes
171
17 S. Meleuc, « Structure de la maxime », art. cit.
18 S. Mellet, « Présent et présentification : un problème d’aspect », dans Temps et
discours, Louvain-La-Neuve, Peeters, coll. « Bibliothèque des cahiers de l’institut
de linguistique de Louvain », 1998.
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voient d’ailleurs le présent comme étant davantage un aspect qu’un
temps, en tant qu’il permet au sujet « de se situer sur le point toujours
renouvelé, homogène et indivisible, qui définit l’inscription dans le
temps du processus en cours, qui en marque l’accomplissement » 19.
Enfin, on constate de manière assez frappante pour la M30 un
réaménagement informatif conséquent, puisque les arguments de la
maxime sont renversés : ce qui était introduction et conclusion dans les
premiers états devient conclusion et introduction au final.
Ajoutons par ailleurs qu’il existe une contrainte partielle sur les
déictiques dans les Maximes, du fait de leur recherche d’autonomie
référentielle et contextuelle ; seuls sont admis on et nous, dans leur sens
générique, avec exclusion de tout autre déictique. Il semble d’ailleurs
que La Rochefoucauld ait tâché d’éviter parfois le recours à un sujet
personnel, comme en témoigne M132 :
On est sage pour les autres, personne ne l’est assez pour soi-même
(L, 247).
On est sage pour les autres personnes : personne ne l’est assez pour soimême (B,150 et G).
Il est plus aisé d’être sage pour les autres que de l’être assez pour soimême (I, CXXXIII).
Il est plus aisé d’être sage pour les autres, que de l’être pour soi-même
(II, 33 et III-V, 132).
Ainsi le on générique des manuscrits devient tournure impersonnelle
dans les versions officielles. Les propriétés pragmatiques de ces
constructions, aussi étiquetées gallicismes, sont bien connues des
linguistes d’aujourd’hui 20. Dans l’exemple de la maxime 132
reproduite ci-dessus, le tour impersonnel permet, selon Claire BadiouMonferran 21 :
19 Ibid.
20 Voir en particulier J.-M. Léard, Les Gallicismes. Étude syntaxique et sémantique,
Paris/Louvain la Neuve, Duculot, 1992.
21 Nous reprenons ici les remarques de C. Badiou-Monferran dans « Syntaxe
d’expressivité et ordre des mots dans les Maximes de La Rochefoucauld », dans
F. Neveu (dir.), Faits de langue et sens des textes, Paris, SEDES, 1998, p. 134-135.
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– L’expression d’une « suite entièrement rhématique », qui s’oppose à la
plus ordinaire séquence thème-propos, comme dans les états premiers
de M132 ;
– Le retardement du thème de la maxime, qui s’entend donc comme
information nouvelle, contrairement aux premiers états ;
– Et un effet prosodique de cadence majeure, par le déplacement du
sujet propositionnel à la droite du verbe.
Celui qui vit sans folie n’est pas si raisonnable qu’il le veut faire croire (G).
Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit (I-V, 209).
Le tour quelque peu archaïque que constitue la relative sans antécédent
en qui est très fréquent dans les proverbes (qui vole un œuf vole un bœuf),
et relativement rare dans les Maximes de La Rochefoucauld. Cependant,
c’est une structure qui permet l’ellipse totale du sujet et donc une
maximisation de la portée du propos. Il s’agit aussi de raccourcir
significativement la phrase sans pour autant sacrifier des marqueurs
linguistiques autrement nécessaires à la formulation d’un sens clair.
Ces quelques exemples que nous venons d’exposer nous semblent assez
représentatifs des transformations successives des Maximes opérées par
La Rochefoucauld dans le but de façonner un espace aphoristique à
travers ses maximes, conçues comme phrases autonomes et typifiantes.
173
mathias degoute Concevoir la concision dans l’écriture aphoristique
L’introduction d’un tour impersonnel, en lieu et place d’une
construction initialement personnelle, manifeste une attention
particulière portée à la structure informative de l’énoncé, progressivement
orienté en direction de l’allocutaire et donc dirigé vers l’appel à une
réponse. La phrase reste quant à elle dans chacune de ses variantes
générique, typifiante et gnomique.
Dans un cas beaucoup plus rare chez La Rochefoucauld mais non
moins parlant, on observe l’ellipse totale du sujet par le recours à une
relative sans antécédent :
Nous avons tenté, dans cette étude, de montrer comment l’étude des
écarts entre les différents états des Maximes de La Rochefoucauld permet
de distinguer diverses stratégies de réécriture permettant d’aboutir à
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une expression brève. Ces procédés, qui, pour certains, ne sont pas
très éloignés de ceux de la traduction, mettent en valeur le caractère
formellement et rhétoriquement complexe de la maxime. On peut ainsi
voir l’étude des réécritures comme un révélateur du double sens du mot
emphase : insistance par déploiement discursif (copia) d’une part, et mise
en relief par des moyens syntaxiques (structure informative) d’autre
part. Par souci de concision, nous n’avons pas abordé ici les problèmes
de classification des formes sentencieuses, qui par ailleurs manifestent
un rapport différent aux contextes discursifs dans lesquelles elles sont
enchâssées. En effet, les Maximes, à la différence des proverbes, dictons
ou adages qui ont une valeur davantage argumentative, peuvent être vues
comme les signes d’une articulation entre copia et brevitas en tant que
déclencheur de discours et de polémique. Étudier la genèse des Maximes,
c’est en effet, peut-être, étudier la zone médiane entre deux styles, par
ailleurs bien difficiles à circonscrire.
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ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES
Dans la mesure où il n’existe pas d’ouvrage de synthèse sur la question
de l’emphase, nous présentons ici les principales références pour chaque
angle d’approche.
Pour une bibliographie plus détaillée, on consultera les notes de
chaque article.
175
Blanco, M., Les Rhétoriques de la pointe. Baltasar Gracián et le conceptisme en
Europe, Paris, Champion, coll. « Bibliothèque littéraire de la Renaissance »,
1992.
Cave, T., Cornucopia : figures de l’abondance au xvie siècle [The Cornucopian
Text : problems of writing in the French Renaissance, Oxford, Clarendon Press,
1979], Paris, Macula, 1997.
Chomarat, J., Grammaire et rhétorique chez Érasme, Paris, Les Belles Lettres,
1981.
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La Licorne, n° 3, 1979.
Hache, S., La Langue du Ciel : le sublime en France au xviie siècle, Paris, Honoré
Champion, 2000.
Hallyn, F., « L’écriture de l’emphase dans le Monde de Descartes »,
dans C. Thomasset (dir.), L’Écriture du texte scientifique, Paris, PUPS,
coll. « Culture et civilisation médiévales », 2006, p. 223-245.
l’emphase : copia ou brevitas ? • pups • 2010
RHÉTORIQUE ET STYLISTIQUE
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la Renaissance, Genève, Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance »,
1993.
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Lorian, A., Tendances stylistiques de la prose narrative du
Klincksieck, 1973.
xvie
siècle, Paris,
Macé, S., « L’obscurité et les théories rhétoriques de l’amplification » dans
D. Denis (dir.), L’Obscurité. Langage et herméneutique sous l’Ancien Régime,
Louvain-La Neuve, Academia Bruylant, coll. « Au cœur des textes », 2007.
Macé, S., L’Amplification, entre rhétorique et stylistique, thèse HDR, nov. 2008,
université Stendhal-Grenoble III (à paraître).
Molinié, G., « Abondance ? », Littératures classiques, n° 49, automne 2003, p.
367-370.
176
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les Maximes de La Rochefoucauld », dans F. Neveu (dir.), Faits de langue et
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Combettes, B., « Facteurs textuels et facteurs sémantiques dans la
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Langue française, n° 111, 1996, p. 83-95.
Combettes, B., et Prévost, S., « Évolution des marqueurs de topicalisation »,
Cahiers de praxématique, n° 37, 2001, p. 103-124.
Dubois, J. et Dubois-Charlier, F., Éléments de linguistique française : syntaxe,
Paris, Larousse, 1970.
Guillaume, G., Leçons de linguistique 1947-1948C, Lille/Québec, Presses
universitaires de Lille/Presses de l’université Laval, 1988.
Guillaume, G., Leçons de linguistique 1948-1949C, Lille/Québec, Presses
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Härmä, J., « Dislocation et topicalisation : degrés de grammaticalisation »,
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Léard, J.-M., Les Gallicismes. Étude syntaxique et sémantique, Paris/Louvain la
Neuve, Duculot, 1992.
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Mangold, M., Études sur la mise en relief dans le français de l’époque classique,
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Pagani-Naudet, C., Histoire d’un procédé de style. La dislocation (xiie-xviie siècles),
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Fournier, N., Grammaire du français classique, Paris, Belin, 2002.
Haase, A, Syntaxe française du xviie siècle [1888], éd. traduite et remaniée par
M. Obert, Paris, Delagrave, 1969 (7e éd.).
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Molinié, G., Dictionnaire de rhétorique, Paris, Hachette, coll. « Les usuels de
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Riegel, M., Pellat, J.-C. et Rioul, R., Grammaire méthodique du français,
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l’emphase : copia ou brevitas ? Orientations bibliographiques
Charaudeau, P., et Maingueneau, D., Dictionnaire d’analyse du discours,
Paris, Le Seuil, 2002.
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Table des matières
Tacita vis ?
Mathilde Levesque & Olivier Pédeflous............................................................................ 7
L’emphase : un point de rencontre entre rhétorique, syntaxe et stylistique
Stéphane Macé.................................................................................................................. 21
Emphase et dislocation
Cendrine Pagani-Naudet.................................................................................................. 37
Emphase et purisme sous l’Ancien Régime : le cas des marqueurs
intensifs de conséquence
Claire Badiou-Monferran................................................................................................. 49
L’emphase entre rhétorique et stylistique
Georges Molinié............................................................................................................... 63
deuxième partie
Emphase et types de discours
179
l’emphase : copia ou brevitas ? • pups • 2010
première partie
Une notion problématique :
approches de l’emphase
Marqueurs de l’emphase dans la séquence anecdotique, ou comment
mettre en relief l’insignifiant
Karine Abiven..................................................................................................................... 71
La déclaration d’amour chez Racine : un discours emphatique entre
épanchement et brièveté
Jennifer Tamas. ................................................................................................................. 85
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troisième partie
Le cas Rabelais
L’emphasis dans la description de l’île de Ruach du Quart Livre de Rabelais
Aya Kajiro. ........................................................................................................................ 101
De la « on-vérité » à l’appropriation fictionnelle : narrativisation et
exégèse du proverbe dans deux prologues de Rabelais
Olivier Pédeflous............................................................................................................. 115
180
quatriéme partie
Syntaxe et pragmatique
Du fonctionnement pragmatique des phénomènes d’emphase en
situation épistolaire : l’exemple de Madame de Sévigné
Cécile Lignereux.............................................................................................................. 129
Une « syntaxe d’expressivité » ? Cyrano et la phrase ostentatoire
Mathilde Levesque.......................................................................................................... 145
Concevoir la concision dans l’écriture aphoristique à la lumière des
réécritures des Maximes de La Rochefoucauld
Mathias Degoute............................................................................................................. 159
orientations bibliographiques............................................................................. 175
table des matières........................................................................................................ 179
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