Le compagnonnage et l`union compagnonique.wps

Transcription

Le compagnonnage et l`union compagnonique.wps
Le Compagnonnage et L’Union Compagnonnique
Les origines du compagnonnage se tissent sur un fond légendaire
dont l’extrême ténacité a permis de maintenir, vivace, une mémoire
collective des siècles durant. Une des fonctions majeure de la légende
n’est-elle pas, précisément, de véhiculer, hors de toute restriction
rationalisante, une part importante d’une vérité située elle-même en
dehors, ou plus exactement * au-delà *, de l’histoire événementielle? Les
esprits forts qui, par abus de positivisme considèrent ces légendes comme
un folklore désuet se privent du même coup d’un fil conducteur certes
singulier, mais en tout cas fondamental. C’est pourquoi le
compagnonnage de nos jours encore, ne dédaigne pas cette instruction
traditionnelle que représente la tradition de ce fond légendaire. Ceci
malgré les invraisemblances de temps, d’époque ou de lieux qui y sont
contenues.
Il n’est pas sans intérêt, à cet égard, de noter que les trois
fondateurs légendaires du compagnonnage, Salomon, Maître Jacques et
Soubise représentent respectivement les fonctions royales, artisanales et
sacerdotales, et que le compagnonnage s’origine dans ces trois milieux
qui l’organisèrent et lui transmirent l’essentiel. La légende se confond et
se perd ainsi dans l’histoire.
Ces diverses légendes des trois personnages mythiques qui fondent
l’origine des compagnonnages ont donné naissance aux trois rites qui
portèrent ainsi le nom de leur fondateur : le rite de Salomon, le rite de
Maître Jacques et le rite de Soubise. L’histoire nous montre que les
compagnons qui s’en prévalaient furent parfois farouchement et
mortellement rivaux. Les compagnons du Devoir ( rite de Maître Jacques
et rite de Soubise ) furent opposés au compagnons du Devoir de Liberté (
du rite de Salomon ).
Bien entendu, chacun des devoirs a prétendu détenir le privilège de
l’antériorité, ce qui en compagnonnage était la marque infaillible de la
légitimité…
Aucun historien du compagnonnage n’a pu cependant démontrer,
d’une manière indiscutable, quel devoir et par conséquent quel fondateur
peut-être présenté comme le maillon primitif de la chaîne
compagnonnique. Par ailleurs, à s’en tenir rigoureusement à la méthode
historique, aucune trace documentaire n’apparaît avant le XV siècle. Estce là une preuve suffisante pour démontrer l’absence du compagnonnage
avant cette époque ? Certainement pas.
Il faut en tenir compte du fait que les compagnons, pour de
nombreuses raisons, s’en tenaient à une transmission strictement orale de
leur tradition. A de rares exceptions près, ils n’ont pas légué de
documents écrits à leurs descendants, brûlant parfois leurs * affaires * ou
les document qui pouvaient assujettir ou compromettre leur liberté.
De ce point de vue, il parait prudent de ne pas sous-estimer
l’étonnante capacité de mémorisation d’une collectivité d’hommes
spécialement entraînée à retenir, entre autres, les gestes secrets de métier,
les rituels de reconnaissance et bien sûr la légende fondatrice,
jalousement et pieusement transmise de générations en générations.
Toute la vitalité du compagnonnage résidait dans cette aptitude. C’était
même parfois une question de vie ou de mort.
N’oublions pas non plus que parmi les anciens compagnons, peu
savaient lire et écrire. Ils savaient cependant s’exprimer en signes et en
mots selon une grammaire et des usages particuliers auxquels ils étaient
farouchement attachés. C’étaient là, en effet, toute le culture qu’ils
transmettaient, devoir oblige, avec rigueur et exactitude. C’est pourquoi,
enfin, les compagnons n’ont pas attendu les historiens pour voir
confirmer leur tradition historique.
Certains auteurs respectables ont cru voir dans le compagnonnage
une survivance des collèges d’artisans du monde romain. Ils citent à cet
égard un passage de l’historien grec Plutarque :
« Numa établit les corporations de musiciens, des orfèvres, des
charpentiers, des teinturiers, des cordonniers, des tanneurs, des forgerons
et des potiers de terre. Il réunit en un seul corps tous les artisans du même
métier et il institua des assemblées, des fêtes et des cérémonies
convenables à chacun de ces corps ».
( Numa fût le 2ième roi de Rome, 700 ans av. J.C. )
D’autres historiens récusent cette hypothèses avançant que les
collèges étaient des associations publiques, composées d’artisans
travaillant pour leur compte et qui étaient règlementées par
l’administration impériale, alors que les compagnonnages furent des
confréries clandestines, voire secrètes et donc indépendantes, recrutant
presque exclusivement parmi les ouvriers en lutte permanente avec les
corporations patronales.
Ceci a fait dire à d’autres que le compagnonnage était né à la fin
du Moyen Age pour lutter contre les abus du système corporatif, la
maîtrise devenue héréditaire ne revenait qu’aux fils de maîtres.
Certains auteurs enfin ont tenté de démontrer avec pertinence que
le compagnonnage natif pouvait se déceler sur les chantiers de nos
cathédrales entre le XII et le XIII siècles. C’est en effet au XII siècle que
l’on assiste au mouvement d’affranchissement des communes et à la
création des premières corporations de métiers. Mais attention ! Comme
le stipule Martin St-Léon, il ne faut pas confondre la corporation de
métier et le compagnonnage… la corporation est une institution
municipale reconnue et protégée par le roi ou le seigneur. Elle comprend
des maîtres et des valets, des apprentis; le compagnonnage, s’il admet des
apprentis, n’accepte pas les maîtres et bientôt, il battra en brèche
l’autorité. Nous ajouterons que la corporation se limite
géographiquement à la commune ou à la ville alors que le
compagnonnage est itinérant.
Pour cet auteur respecté, l’apparition au XII siècle, du métier, au
sens corporatif, constitue une * présomption très forte * en faveur de
l’opinion qui tend à placer autour des cathédrales en construction le
berceau de la confrérie des compagnons.
Une partie du légendaire de Maître Jacques et de Soubise
semblerait accréditer cette dernière assertion et c’est là un argument qui a
force de tradition. Ne s’agirait-il pas cependant d’un compagnonnage
réorganisé par les ordres monastiques qui furent de grands bâtisseurs
comme celui des bénédictins et des cisterciens ? Compagnonnage
réorganisé et par voie de conséquence devenu chrétien et catholique…
Ceci pourrait-il confirmer par déduction une antériorité certaine du
compagnonnage des enfants de Salomon ? Agricol Perdiguier que l’on ne
peut soupçonner de mauvaise foi, reprenant une tradition persistante,
affirmait à son époque ( 1840 ): « Les compagnons tailleurs de pierre
étrangers surnommés les loups, passaient par ce qu’ils y avait de plus
ancien dans le compagnonnage »
Il est en tout cas remarquable que la christianisation radicale du
compagnonnage au XII et au XIII siècles, qui donna naissante au devoir
de Maître Jacques a tenu compte de l’antique légende salomonienne.
Nous avons vu que la légende de Maître Jacques se souche sur celle de
Salomon confirmant ainsi une chronologie transmise fidèlement par la
mémoire collective du compagnonnage. C’était reconnaître implicitement
la légende de Temple du roi Salomon comme la base primitive de tout le
compagnonnage.
Cette affirmation constitue-t-elle un argument suffisant pour
confirmer l’existence d’une filiation humaine partant de l’époque
salomonienne et arrivant jusqu’au haut du Moyen Age ? Il appartiendra
aux historiens de trancher. Les compagnons, quant à eux, s’en tiennent à
leurs traditions.
Nous allons à présent entrer dans l’histoire. Nous sommes en l’an
1000. La chrétienté qui vit sous la féodalité capétienne se réveille ébahit.
La plupart des habitants s’attendaient au cahot. Les faux prophètes
annonçaient la fin du monde. Le moyen âge obscur, commencé voilà
quelques centaines d’années va devenir à l’aube du 2ième millénaire, une
époque triomphante de lumière. Tout est en gestation. Une véritable
sagesse va naître d’un vaste élan mystique, soufflé par un vent venu
d’orient. Des cathédrales tel un printemps de pierre, vont surgir de terre.
Pour le compagnonnage, cette époque de transition s’identifie entre
l’expression légendaire et le début de sa tradition qui est toujours vivante
de nos jours. Pour bien cerner le problème, faisons un rapide tour
d’horizon de la fin du X siècle.
Les villes sont à peu près inexistantes; seulement des châteaux
forts, ça et là, abritent ou protègent la population. Les échanges
économiques entre régions sont pratiquement nuls. L’homme vit
uniquement du fruit de la terre. Puis, petit à petit, une poignée de
pionniers, appelons-les des itinérants, vont poser des jalons commerciaux
dans quelques points stratégiques de l’Europe. Ils vont ébaucher des
débuts de Cités à la jonction des grandes voies de communication. Des
villes * franches * vont se créer à l’image de Cambrai, Sens, Senlis,
Laon, Rouen, Reims, Amiens ou Beauvais.
A l’intérieur de ces villes, s’intensifie la libre entreprise qui crée la
liberté du travail. La saine concurrence entre commerces donne naissance
aux banquiers et aux changeurs. L’église est hostile à l’idée de profit
mais va savoir exploiter à fond cette éclosion de richesse. Prêchant la
mauvaise conscience à faire de l’argent, elle va obliger les nouveaux
nantis, pour le rachat de leur âme, à participer par des oeuvres à
l’édification de monuments religieux. Pendant près de trois siècles va se
remuer dans le royaume, plus de pierres que dans toute l’histoire de
l’Egypte antique. Plus tard, les séquelles de la guerre de cent ans mettront
un terme à ce vaste élan de chantiers de cathédrales.
Qu’elle a été la place du compagnonnage à cette époque de
grandes constructions ?
Contrairement à toute attente, peu nombreux sont les oeuvriers
spécialisés. La tenue des livres de chantiers cite des effectifs précis
opérant à la construction de l’édifice. 70 tailleurs de pierre, 24 maçons, 4
charpentiers, 20 forgerons, 20 marbriers-ponceurs. 130 manœuvres
constituent le gros de la main-d’œuvre non spécialisée et quelques
femmes travaillent comme mortelleuses, travail des plus pénible.
Suivant les saisons * la fabrique * peut varier entre 100 et 400
artisans. A l’ombre des murs de l’édifice en construction s’adossent les
loges. Ces baraquements, pour certains construits de plus de 1000
planches, abritent les outils, servent de dortoirs pendant les heures de
repos. Seuls les ouvriers spécialisés y ont droit d’entrée. C’est là que le
Maître d’œuvre vient dicter ses directives, étudie et coordonne avec les
responsables des diverses corporations, la marche à suivre du chantier.
Les manœuvres habitent, quant-ils le peuvent, chez l’habitant ou bien
logent dans des remises exclusivement construites pour eux.
Le mot * compagnon * existe, c’est celui avec qui l’on partage son
pain. Déjà au VII siècle, Isodore de Séville, un penseur de l’époque nous
indiquait que ce symbole était un signe donnant accès à une connaissance
inaccessible par tout autre moyen. Pour comprendre la vie, pour accéder
à la compréhension, seule la communauté fraternelle qui partagera le
pain, construira l’édifice et découvrira le processus de la création.
Pour les compagnons, la cathédrale représente le microcosme de
l’univers. N’est-elle pas faites pour contenir dans certains cas plus de
10.000 fidèles, alors qu’au XII siècle, la plupart des villes citées plus
haut ne comptent que 2000 à 3000 âmes.
1268 marque une étape importante dans les statuts des
corporations. Etienne Boileau sous les directives de Louis IX va codifier
les métiers. Dès le départ, les ouvriers en ces temps difficiles prennent
conscience de leur situation. C’est de l’union que naît la résistance, le
plus grand péril étant l’isolement. C’est dans l’union ouvrière que se
gagne la plus grande liberté.
Toutefois, le système corporatif organise et maintient la famille
ouvrière. Elle se compose de l’apprenti, du compagnon et du maître. Tous
travaillent et vivent le même état dans un respect commun. Si un
différent a lieu, l’appel de l’esprit d’atelier et de famille aboutit
rapidement à une conciliation. Hélas, bien vite, l’individualisme et la
puissance d’argent qui créent l’intérêt personnel rompent ces liens
professionnels. De regrettables antagonismes apparaissent. Pour se
défendrent, les ouvriers se regroupent.
Le compagnonnage subit de redoutables épreuves commandées par
les circonstances politiques sociales ou religieuses. Il s’en trouve à
chaque fois ébranlé et divisé. Il traverse cependant sans défaillir, les
obstacles les plus sévères grâce à l’ardeur juvénile de ses membres et à la
foi que l’institution, forte d’une tradition séculaire, leur insuffle.
Les choses se gâtent début XIV siècle, lorsque la puissance
temporelle de l’église prend le pas sur son autorité spirituelle. Les rites
initiatiques * salomoniens *, sans être contestés dans leur essence, font
l’objet d’une adaptation probablement voulu par les moines bénédictins.
Se produit un grand remous dans les rangs du compagnonnage car la
conséquence directe de cette radicalisation fait que seuls les fils de
l’église catholique, apostolique et romaine sont admis dans ce
compagnonnage nationalisé et catholicisé. Il se produit alors une
importante scission dont une branche va peu à peu être honnie et traquée.
En 1420 apparaît nettement défini dans une ordonnance de Charles
VI, le compagnonnage vivant. C’est un constat d’un déplacement de
plusieurs compagnons qui voyagent à travers les provinces en vue de
s’enrichir techniquement et pécuniairement dans leur métier.
Pour mémoire, cent ans plutôt, le 18 mars 1314, mourait brûlé,
Jacques de Molay, grand maître de l’ordre des templiers. Certains
clivages se sont-ils produit entre bâtisseurs? Les uns restant fidèles à la
tradition bénédictine, d’autres à l’ordre du temple? Les chantiers sont
désertés, les cathédrales inachevées. Toujours est-il que l’on assiste en
1480 à une réception rituelle de compagnons dirigée par Pierre
d’Aubusson, grand maître de l’ordre des hospitaliers de Saint-Jean de
Jérusalem. La gravure nous fait découvrir les outils symboliques des
compagnons, l’équerre, le compas, le ciseau à bois et le maillet placés en
évidence. Les compagnons ont ceint leurs couleurs autour de la tête.
Nous savons que l’ordre de Saint-Jean a repris d’anciennes concession
templières. Quel est le devenir de l’art royal? Va-t-il disparaître faute de
grands chantiers?
Depuis 1401, date de la scission d’Orléans devant les tours de la
cathédrale Sainte Croix, la naissance des rites de Maître Jacques et celui
de Soubise vont opposer les compagnons d’après notre tradition orale.
Commencent des batailles sanglantes entre devoirs ennemis.
En 1515, un document datant de la Renaissance nous rapporte
qu’un compagnon tailleur de pierre compose une complainte, en prison.
Une rixe avec le gué et quelques compagnons d’un autre devoir, l’a
conduit dans ce cachot. En cinq couplets de huit vers, il exprime d’une
façon poignante, le malheur d’être emprisonné, ainsi que ses avatars sur
le tour de France. Dans une autre chanson, il explique qu’il faut être
compagnon initié pour avoir la liberté de passer.
En 1540, dans les archives judiciaires communales de Dijon, il est
fait mention de la mère des compagnons. L’on peut affirmer qu’à cette
époque le tour de France fonctionne et se trouve bien en place dans
différentes villes telles qu’Angers, Saumur, Nantes, Fontenay, Bordeaux,
Poitiers, Nevers, Gien, Etampes, Courbay, Villeneuve-le-Roi, Avallon et
Dijon.
Sous Henri IV, l’Edit de Nantes de 1598 permet aux Compagnons
huguenots d’exercer leur métier. Par dérision, les compagnons du SaintDevoir ou dévoirants les surnomment * gavots *. S’ensuivent des rixes.
Nous sommes maintenant en pleine crise, d’autant qu’un profond
mécontentement se fait jour, de part la classe ouvrière envers les maîtres.
Les interdits et les condamnations tombent sur le compagnonnage. La
plus terrible est celle de 1655, où en Sorbonne, les plus hautes autorités
cléricales accusent les compagnons de pratiques impies, de sacrilèges, de
superstitions et de parodier les sacrements. Il est fait état d’un rituel d’
initiation, cité comme une maudite cérémonie de réception particulière à
leur métier, selon leurs traditions diaboliques. On leur reproche de se
liguer contre les apprentis qui ne sont pas de leur cabale, les maltraitent,
et font jurer sur les évangiles à ceux qu’ils reçoivent, de ne révéler ni à
père ni à mère, ni à confesseur ce qu’ils verront ou verront faire…
Ce dur réquisitoire jette un trouble dans la conscience des
compagnons du devoir. Heureusement, la majorité du clergé régulier ne
tint pas compte de la sentence, ce qui permit aux compagnons d’être
accueillis comme par le passé par les communautés monastiques.
La révocation de l’édit de Nantes de 1685 va provoquer envers les
compagnons protestants les plus grandes vexations. Ils sont obligés de
fuir à l’étranger, le compagnonnage perdant ainsi une partie de son élite.
Ces travailleurs expatriés vont devenir les compagnons * étrangers *.
Nous pouvons, à coup sûr, parler dès à présent de trois rites
compagnonniques.
Dans le domaine, plus profane, du travail, la situation du
compagnonnage évolue parallèlement à celle du monde ouvrier dont elle
constitua il y a peu encore, un éperon turbulent à la tête de la quasitotalité des revendications et des grèves légitimes des gens de métier.
L’organisation du compagnonnage, son système particulier de
placement et d’entraide, son sens collectif de l’honneur et un farouche
esprit d’indépendance, en fait très tôt l’adversaire de la maîtrise
sédentarisée, protégée tour à tour par les jurandes, plus tard par la
législation révolutionnaire puis par l’administration patronale.
Les trois rites, Salomon, Jacques et Soubise vont se combattre et se
mesurer dans des luttes farouches, jusqu’à la révolution de 1789. Ils
apparaissent au yeux du public, comme une société unique aux multiples
ramifications. Lors des disettes ou des crises économiques, les luttes
fratricides obligent le pouvoir à intervenir sans cesse. Ce dernier
fréquemment sollicité par les maîtres.
Au moyen âge que l’on présente d’habitude, et bien à tort, comme
un * âge sombre *, la constitution des métiers était fortement égalitaire,
puisque l’on possédait les mêmes droits que les maîtres. Dès à présent, il
ne suffit plus, pour accéder à la maîtrise, de justifier de son apprentissage
et d’acquitter certains droits. Il faut encore avoir servi quatre ou cinq
années en qualité de compagnon; il faut exécuter un chef-d’œuvre
coûteux et difficile et le faire agréer par les jurés, magistrats corporatifs
qui sont en même temps des maîtres et qui, par suite, sont
personnellement intéressés à se montrer difficiles à l’égard des
concurrents. D’où l’hostilité des compagnons réagissant contre les abus
des maîtres.
Certes, les compagnons dominent encore le marché du travail,
surtout dans les professions artisanales, tantôt avec âpreté, tantôt avec
modération. La puissance des sociétés ouvrières va néanmoins buter sur
une grande contradiction… Comment peut-on répandre un esprit de
contestation, ébaucher des actions collectives, lancer l’idée générale
d’une lutte des classes, alors que beaucoup de compagnons, les purs, les
sages, les anciens sont retenus par leur tradition, la foi compagnonnique
et l’enracinement profond d’une symbiose plusieurs fois séculaire? Ces
liens solides dans un milieu fermé vont petit à petit, les condamner à
devenir une minorité.
Malgré toutes les luttes internes, les maîtres acceptent toujours le
compagnonnage; il faut dire que les devoirs s’acquittent
consciencieusement de leurs charges. Ils régularisent l’emploi,
soutiennent les chômeurs et surtout fournissent une excellente main
d’œuvre.
En 1791, les évènements se précipitent. Suite à la révolution, les
ouvriers croyaient aux augmentations de salaires et à la participation aux
bénéfices. La constituante vote la loi Le Chapelier qui interdit toute
association de plus de 20 personnes et toute coalition pour cesser le
travail, en particulier les * interdictions * et * damnations *d’ateliers. La
loi Le Chapelier va être strictement appliquée jusqu’en 1813.
Cette période fut éprouvante pour les compagnons luttant pour
continuer leur activité. E. Coornaert précise : « leur inébranlable fidélité
à leurs coutumes était d’autant plus digne d’admiration que le long
séisme révolutionnaire coupait brutalement le cours de leur histoire ».
Sous l’Empire, le compagnonnage ne fut pas mieux considéré par
les pouvoirs publics qui s’en méfiaient. Les choses allèrent à peine un
peu mieux sous la Restauration.
L’ère industrielle s’annonçait, poussée par une bourgeoisie qui
sentait monter sa puissance. Les conditions de travail épouvantables
provoquèrent de fréquents arrêts de travail et des grèves dont
l’organisation fut, la plupart du temps, et dans tous les métiers où ils
étaient présents, l’œuvre des compagnons.
La répression redouble, d’autant qu’à nouveau, gavots et dévorants
se livrent un combat sans merci. Défense à nouveau d’aller chez la mère,
de s’appeler compagnons. Nombreux sont condamnés aux prisons. Ils
leur arrivent souvent de taper sur les ouvriers indépendants.
La crise de 1830 a vu les esprits surexcités. Elle a vu également se
former des sociétés tant politiques, ouvrières que secrètes. Dans ce climat
perturbé apparaît une des figures des plus noble du compagnonnage :
Agricol Perdiguier dit « Avignonnais la vertu ». Un curieux destin
l’attend. Pressentant qu’une période extrêmement délicate de transition
se manifeste, il exhorte ses pairs du compagnonnage qui s’égarent en
luttes fratricides. Parti d’un petit village de Provence, cet apôtre de
l’union va révéler un certain peuple de travailleurs à George Sand.
Eugène Sue s’inspire de cet ouvrier modèle dans son livre « le juif
errant ». Frédéric Mistral le campera plus tard dans « calendal ».
Avignonnais la vertu, apôtre, écrivain, prenant par deux fois sa canne de
compagnon va tenter sur le tour de France de réunir toutes les sociétés
dans un seul devoir. En 1873, Il approuve la société des devoirs Réunis,
d’où va naître mon devoir actuel : l’Union compagnonnique. Il décède en
1875. Au cour de son existence, il refusa la Légion d’Honneur, et après
avoir vécu les trois glorieuses, il fut élu représentant du peuple à
l’assemblée constituante, au lendemain d’une grandiose cérémonie, où,
plus de 10.000 compagnons de toutes tendances s’étaient réunis, afin de
matérialiser son action.
Revenons légèrement en arrière. A partir de 1850, La décadence
compagnonnique commence à se faire sentir. Le machinisme entre à
grands pas dans une époque de grandes révolutions industrielle. Les
pièces élaborées en usine sont de plus en plus standardisées. Ce travail
monotone laisse de moins en moins de liberté aux compagnons. Fini le
long apprentissage et l’on gagne par une formation plus accélérée, sa vie
plus rapidement. De plus le chemin de fer supprime le tour de France à
pieds. Pour le monde ouvrier en général, et le compagnonnage en
particulier, ce fut assurément, l’époque la plus hideuse. En fait, tout un
système économique était remis en cause en même temps qu’une
philosophie, et une spiritualité du travail. Le « labeur » parcellaire était
né, porteur de potentialités matérialistes exactement à l’opposé des
finalités du compagnonnage pour qui le métier est moins une recherche
de puissance économique qu’une méthode de réalisation humaine et
spirituelle.
Dans les rangs du compagnonnage, des corporations entières
deviennent exsangues, puis disparaissent, telles celles des cloutiers et des
tondeurs de draps, tandis que beaucoup d’autres en sursis, s’acheminent
inexorablement vers leur fin : toiliers, teinturiers, cordiers, tisseursferrandiniers, couteliers, ferblantiers, poêliers-fondeurs se réduisent à de
l’artisanat de quartier.
En 1842, une base de départ est donnée. Les compagnons retirés,
enfants de maître Jacques s’unissent aux Soubise et fondent une société.
En 1864, à Lyon, Gavots, Dévorants et Bons Drilles se regroupent
et se baptisent du nom de « société des anciens de tous les devoirs
réunis ».
En 1868, Lucien Blanc dit « Provençal le résolu » en est nommé le
Président. La 1ière ville mère allume ses feux en 1874 à Lyon.
En priorité, les nouveaux statuts font obligation au sociétés
d’amener la réconciliation de tous les Devoirs et de tous les corps d’état.
1879, nouveau congrès qui réuni 34 sociétés actives sur les 35
existantes et 26 sociétés d’anciens compagnons retirés. Une nouvelle
constitution est votée et adoptée. Ce vaste élan unificateur se heurte
encore à de problème sérieux, le cas d’admission d’hommes mariés et
l’affiliation de tous les rites.
Le congrès définitif se tient à Paris en 1889. 49 délégués
représentant 24 corporations et 36 les chambres fédérales d’anciens
votent la constitution finale. Sous la Présidence de Lucien Blanc, l’Union
compagnonnique de part son esprit qui s’appuie sur la pensée d’Agricol
Perdiguier, impose un élan de chaude et efficace fraternité, de soutien et
de partage entre frères, héritage le plus authentique des anciennes
traditions compagnonniques.
Les rites importants et anciens sont maintenus. Dans les cayennes
les colonnes Jakhin et Booz sont à nouveau dressées. Les membres
comme autrefois s’appellent « Pays » pour les métiers d’atelier
et « coterie » pour les métiers de plein air.
Le 23 mars 1892, les anciens Devoirs reconnaissent de nouveaux
métiers dont les métiers de bouche, pâtissiers et cuisiniers ainsi que des
métiers d’art. Il suffit de prouver que dans le chef-d’œuvre, l’aspirant
transforme la matière pour être reçu compagnon. L’aspirant devra remplir
strictement les conditions règlementaire des statuts, donner de sérieuses
garanties d’honnêteté, de probité et de savoir-faire professionnel qui sont
les bases du compagnonnage.
Grâce à son esprit d’avant-garde et d’initiative, et d’accepter de
nouveaux métiers spécialisés, l’Union Compagnonnique va sauver et
relancer le compagnonnage dans toutes ses traditions. Il faut avouer que
le syndicalisme naissant avait ébranlé les vieux Devoirs.
En ce 3ième tiers du XIX siècle, la part active des compagnons et
leur savoir faire, vont apporter une qualité de main d’œuvre hautement
qualifiée. Viollet-le-Duc va faire appel à eux pour relever des monuments
historiques : Notre Dame de Paris, la cité de Carcassonne, divers
châteaux…, Eiffel, pour construire sa Tour.
L’Union Compagnonnique dite « les compagnons du tour de
France des Devoirs Unis » est la 1ière a créer en compagnonnage, une
caisse de retraite, une mutualité en 1889, un orphelinat à Nantes en 1894,
une caisse de réassurance à Brive en 1904, des cours d’apprentis à Tours,
Nantes et Montauban en 1909, une assurance décès à Paris en 1924.
La guerre de 14-18 va presque anéantir par le nombre de ses morts
et de son grand cortège d’invalides, la fleur du compagnonnage. Pour
reconstituer une élite nationale d’ouvriers spécialisés, les compagnons
avec l’aide des pouvoirs public participent en 1923 à la création du
concours « un des meilleurs ouvriers de France », concours le plus envié
et le plus prestigieux, encore de nos jours, dans le domaine du travail
manuel. La remontée s’avère difficile. Dans le midi méditerranéen, les
tonneliers, les maréchaux-ferrant ainsi que les charrons sont des plus
dynamiques pour se regrouper et refaire fonctionner des sièges. Dans
d’autres villes, se sont les menuisiers et les serruriers qui se trouvant
assez nombreux, organisent lors de la sainte Anne ou de la Saint Eloi, les
admissions et les réceptions de jeunes sur le tour de France. Chaque
région s’identifie autour de sa spécificité, les charpentiers en Corrèze, les
couvreurs dans le Tarn et l’Aveyron, les couteliers dans le Puy-de-Dôme
les tailleurs de pierre en Provence… Le Tour de France moderne se remet
en marche quant survint la 2ième guerre mondiale.
A nouveau c’est la chute brutale du compagnonnage. Apparenté
par l’occupant à la Franc-maçonnerie spéculative, des compagnons vont
être déportés et augmenter la grande masse de ceux fait prisonniers.
D’autres vont se fondrent dans la clandestinité et rejoindre les maquis.
Quelques uns en héros, y laisseront la vie.
En 1941, les autorités de l’époque favorise l’institution d’une
nouvelle société compagnonnique, plus conforme avec les idéologies qui
avaient déjà affaiblies le compagnonnage, en le dépouillant de l’esprit
essentiel de fraternité. L’association ouvrière ainsi créée va vivre une
scission, lors du retour des prisonniers d’Allemagne.
L’Union Compagnonnique dépositaire des anciens rituels des
Enfants de Salomon les cède à des compagnons voulant relancer cet
Ordre. Le devoir de liberté fusionne avec les compagnons charpentiers
du Devoir et refuse d’adhérer à l’association ouvrière. Après maints
rebondissements et de longues démarches, ils se réuniront plus tard en
1953 sous le nom de la fédération compagnonnique des métiers du
Bâtiment.
Un congrès général dit * de la Libération* se décide le 6 janvier
1946 avant les assises nationales prévues au mois de novembre, à Tours.
L’Union Compagnonnique a fait savoir qu’elle désirait rester elle-même
et garder ses racines.
En 2010, trois mouvement compagnonniques viennent d’être
inscrits par l’UNESCO au patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
Ainsi, si le dossier a été instruit avec la seule représentation des trois
principales sociétés compagnonnique françaises, dont l’Union
compagnonnique que je représente en ce lieu, nous le devons par le
réseau de transmission des savoirs et des identités par le métier que les
compagnons de tous les Devoirs, mettent en œuvre selon des usages
tissés au cours des siècles. Les deux autres mouvements nous doivent
cette reconnaissance, car sans notre action de sauvegarde du
compagnonnage au XIX siècle, nous ne serions pas aujourd’hui à jouer
un rôle actif dans la vie des générations actuelles.
Pour terminer, je voudrais vous lire une partie des phrases
prononcées par le 1er compagnon, et qui terminent nos réunions en
chambre.
« Oh! Travail, devoir sacré de l’homme libre, force et consolation des
cœurs généreux, toi qui préserves des passions lâches et mauvaises, toi
qui rends plus doux au cœur les caresses du foyer et de la famille, soit
glorifié.
Tu nous donnes l’estime de nous-mêmes, nous rend meilleurs pour
les autres, et nous protèges de la corruption.
Tu nous enseignes l’égalité, tu nous assures la liberté et mûris nos
âmes par la sublime fraternité.
Soit glorifiée, ô France notre patrie bien aimée, compte sur notre
amour du travail et de notre dévouement au compagnonnage pour élever
nos cœurs et te rendre par notre exemple la plus noble des nations. Nous
serons toujours fidèles à notre Devoir et à notre patrie. »
PEZENAS le 16 mars 1984 augmenté
du paragraphe sur l’UNESCO
le 18 février 2011
Languedoc la clef des cœurs
C:. Bijoutier-Orfèvre D:. D:. U:.