Hawa Djabali : Création et Passion
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Hawa Djabali : Création et Passion
L'ACTUALITE LITTERAIRE PORTRAIT • Hawa Djabali : Création et Passion toujours des scientifiques) sur l'éducation des jeunes, les enfants, sur l'interprétation des rêves dans la tradition; une émission confidence, "Côté coeur, côté jardin" (détournée plus tard d'assez scandaleuse façon); des séries sur les femmes combattantes en Algérie, sur les grandes figures de femmes; une émission très matinale d'anti-gymnastique, etc. A propos du travail théâtral qu'elle fait à Bruxelles depuis plusieurs années, au moment où elle joue une pièce et en prépare une autre, au moment où un roman nouveau vient à maturité, nous avons souhaité refaire, avec elle, le parcours qui fut le sien en Algérie et parler des réalisations et des projets qu'elle a en cours. Née à Créteil en 1949, elle est venue en Algérie en 1963 et sa vie s'est alors partagée entre Alger et Lakhdaria. Hawa Djabali est connue des lecteurs par le très beau roman qu'elle a publié chez Publisud, en 1983, Agave. Elle est aussi familière aux auditeurs de la Chaîne III à Alger puisqu'elle y a longtemps été productrice et animatrice d'émissions. Actuellement à Bruxelles, elle se livre à d'intenses activités théâtrales. L'écriture l'habite. La parole la hante. Ses émissions de radio marquèrent l'histoire de la Chaîne III : "L'autre moitié", entièrement consacrée à la condition des travailleuses en Algérie; "Evidences", pour discuter, remettre devant soi les sacro-saintes définitions que tabous et bonne éducation dérobaient constamment à la critique de la raison; des émissions sur les contes, sur la littérature, sur la relation au milieu naturel (mer, soleil, terre, astronomie, en invitant Algérie Littérature/Action — C'était un changement assez conséquent d'univers culturel, ce 1 ALGERIE LITTERATURE / ACTION paysan que je commence à suivre à Lakhdaria puis dans plusieurs villes du Nord et du Sud. Je commence à la radio, comme comédienne : je lis et interprète des textes. J'assure, ensuite, des animations pour les enfants, puis des émissions scientifiques, la programmation et l'animation des inter-émissions, je deviens enfin productrice de mes propres émissions. passage, à 14 ans, de la France à l'Algérie ? Hawa Djabali — J'ai vécu mon enfance l'oreille tendue vers le poste radio pour suivre les nouvelles en Algérie, j'habitais devant une gare, des trains entiers de jeunes Français, enfermés dans des wagons à bestiaux hurlaient leur colère d'aller se battre en Algérie, certains brayaient l'Inter-nationale, les vitres de ma chambre tremblaient ; à cette époque, vivre sans chaise ou ne pas manger à la française vous isolait irrémédiable-ment ; j'étais malade aussi, j'ai vécu la France "en contre", ce qui explique que la vie en Algérie fut un véritable soulagement, avec la joie de l'Indépendance. J'ai vécu dans plusieurs univers culturels. Celui du conservatoire d'Alger (pour le théâtre, la danse et le chant), celui de Lakhdaria où je me suis tout de suite sentie à l'aise dans une, puis plusieurs familles, où les femmes essayaient de "gommer" mon passé en France pour faire de moi "une vraie femme", sous-entendu, "des pieds qui tiennent les cailloux et des mains qui tiennent la braise"! Je crois qu'elles y sont parvenues! J'ai été accueillie et aimée. A L / A — Tu as vécu à Constantine aussi? H. D. — Oui. Je me suis officiellement mariée en 1968 et nous sommes allés vivre à Constantine entre 73 et 78. j'assurais des bénévolats de formation pour des troupes de théâtre amateur. J'avais eu ma première fille en 1969 puis mon fils en 1971; ma troisième fille est née en 1979. J'ai continué à étudier comme je l'avais presque toujours fait, par correspondance, avec envoi de mon travail à partir de programmes d'études, et de temps en temps, une rencontre avec l'un ou l'autre des professeurs à Paris. Je ne recherchais pas particulièrement les diplômes, même pour la radio, formée directement par des journalistes anciens, le programme de l'école du journalisme m'avait semblé un peu pâlot, non je préférais aller travailler à Alger, à la B.N. ou à la B.U. qui restent pour moi deux lieux de bonheur. A L / A — Et après le Conservatoire? H. D. — Quand je finis le conservatoire, j'ai 18 ans. Et j'ai une vie multiple : étudier, me perfectionner côté théâtre et apprendre l'écriture théâtrale, cette observation minutieuse du patrimoine culturel A L / A — Quand as-tu commencé à écrire? 2 L'ACTUALITE LITTERAIRE anciens m'a très vite persuadée qu'il fallait se mettre au travail, et, travaillant sur la forme traditionnelle, introduire un contenu nouveau. Dès 1973, j'avais commencé un travail sur les religions comparées, en me trouvant des professeurs là où je pouvais (merci, entre autres, aux chrétiens des Glycines et à leur bibliothèque), et peu à peu le conte et le mythe ont commencé à jouer ensemble, mes synthèses appelant des idées de contes et mes contes me poussant aux recherches : c'était des... essais! J'ai passé une partie de ma vie à faire des gammes... H. D. — En fait depuis ma première année d'école primaire où j'ai décidé de lancer un "journal de classe" (le côté pompeux et rigolo de la chose m'échappait), j'étais sérieuse et je me suis attribué la rubrique "cinéma", ce qui forçait mes parents à m'emmener "travailler" le samedi soir! J'ai écrit constamment depuis que je sais écrire, en jetant systématiquement ce que j'écrivais : c'était pour apprendre. A partir de Constantine, j'ai mis mon écriture au service de quelques groupes, sous forme d'exercice militant, pièces perdues, distribuées, jamais jouées parce que trop osées, trop violentes, trop revendicatives, trop… tout! Je me souviens de quelques titres : Ricanements ou le prélude au mariage, La dernière des îles, Les petites filles de Hizia. Et durant à peu près vingt ans, j'ai écrit pour la presse, rubrique sociale ou culturelle, des billets, des articles ou des interviews que je signais Assia D. A L / A — Y a-t-il d'autres choses dont tu te souviennes dans ce que tu as écrit? H. D. — Oui, deux longs métrages, le premier réalisé, m'a échappé et me laisse un assez pénible souvenir, le second, Le silence de Dhaïa Barza, pour lequel je cherche des producteurs depuis des années. (Il m'a servi de base pour une licence européenne à l'Université Libre de Bruxelles en "Littérature, cinéma et télévision"). Un spectacle hommage à Rilke, Orphée, notes de voyage où je joue sur cinq continents, cinq religions, cinq sens, cinq organes, cette main ouverte qui fait partie de nos symboles... Je veux y exprimer ma gratitude pour Rilke que je ne peux pourtant lire qu'en français. Avec Artaud, il est un de mes maîtres fondateurs. A L / A — Tu t'es aussi intéressée au conte? H. D. — Oui, à partir de 70, j'ai commencé une recherche sur la tradition orale dans différents coins d'Algérie, j'ai essayé des comparaisons avec certains contes arabes écrits, les routes navales sillonnant la Méditerranée m'ont passionnée, j'avais un vieil ouvrage avec une vieille carte. Les femmes racontaient bien, une sorte de "préthéâtre" mais le contenu des contes 3 ALGERIE LITTERATURE / ACTION années ou rencontrées brièvement au hammam, à l'hôpital. Pour le physique, il s'agit d'une inconnue, une très belle femme à qui je n'ai jamais parlé et que je n'ai jamais revue. La même chose pour le "il", sans nom : des hommes mis en fiches, des confidences d'hommes de l'Est. Parfois aussi, des approches indirectes réalisées par mon mari. Un travail de documentation aussi : c'est parti d'une proposition philosophique développée par une application : l'idée des trois guerres, la guerre-sacrifice (mentalité archaïque qui veut que l'homme donne de lui-même, de sa chair pour acquérir le droit à la survie); la guerre-crime (notre époque actuelle : tout doit être pris à l'autre pour survivre); la guerre-combat (qui sous-entendait égalité et respect de l'adversaire et écarte la notion de violence). Tout le roman est construit sur cette réflexion. Pour l'étude psycholo-gique, je me croyais en ordre mais les personnages ont pris leur autonomie et ont foutu en l'air le projet de départ. J'ai alors basculé dans l'écriture et j'ai visionné les situations, les décors, les personnages en action. Ça a pris du temps... trois ans! Je pense que les structures sont bonnes mais pour l'écriture, je reste insatisfaite. J'ai arrêté de le travailler pour cesser de porter les personnages, il fallait que je me débarrasse d'eux. Mais ça m'avait donné des clefs sur ma propre société. A L / A — Y a-t-il d'autres "modèles", d'autres penseurs ou écrivains qui t'ont marquée? H. D. — Bien sûr! Colette, découverte à sept ans, dont je ne me détacherai que vers l'âge de 25 ans, je connais son oeuvre comme si elle était ma mère! C'est vers quinze ans que Rilke et Artaud vont agiter mon adolescence et Mouloud Feraoun et Fatma Aït Mansour me calmer et me rassurer. A L / A — Qu'est-ce qui te plaisait chez ces deux derniers écrivains? H. D. — Retrouver un monde connu, écrire le vrai, comme ça, avec une application d'écolier, de l'écriture "utilisable", des vies que je compre-nais, une façon classique que j'aimais... Et puis j'ai eu d'autres amours littéraires. J'ai follement admiré le style de Nathalie Sarraute et l'audace littéraire de Marguerite Duras, mais le contenu me faisait mal. Mon grand amour affectif depuis l'adolescence, c'est Aragon . Aragon en tant que communiste, c'est vrai, mais surtout Le Fou . J'ai un tel bonheur à circuler dans ce texte... Quand je lis Le Fou, dans le contenu et dans l'équilibre, j'arrive à ce prodige qu'on appelle l'amour! Le départ d'une méditation. A L / A — Et en 1983, tu publies Agave? H. D. — Ce roman est né à Constantine. Treize femmes différentes ont constitué le personnage de Farida : fréquentées depuis des 4 L'ACTUALITE LITTERAIRE A L / A — Et la publication, comment cela s'est-il passé? H. D. — Mal, je ne pouvais pas me déplacer facilement, j'ai mal choisi mon éditeur, j'ai aussi limité mon choix stupidement. H. D. — J'ai enchaîné sur une étude en bibliothèque qui a donné, Les dits de la 27ème nuit . Un roman qui se passe en une seule nuit dans un lieu souterrain, mi-romain, mi-vandale sous l'ancienne maison de la maîtrese de Raïs Hamidou dans la Casbah d'Alger. Une histoire qui contenait les éléments du paysage algérien humain d'avant les massacres, dans lequel on sent l'orage monter, qui s'appuie sur cette légende d'Hammam Meskoutine où une famille seigneuriale descendante d'Antar, préfère marier ses enfants entre eux plutôt que de les mésallier : le souffre, la neige du diable, pétrifiera la noce, le cadi, et le frère et la soeur. C'était poser un des problèmes majeurs de notre société : d'une part cette pureté, ce refus de l'autre, de l'inconnu, du présent, illusoire certes mais convaincue, qui mène au racisme pur, à l'homosexualité, à l'inceste, au dogme, au passé absolu, au suicide, cette mortelle "rassurance"; d'autre part l'ouverture, la rencontre, l'impur qui te salit, te trouble, te bouscule constamment. Il était aussi plein de contes, il y avait un conte iranien qui était la naissance des cerises, un conte africain la naissance de l'hibiscus, et beaucoup d'autres... Il a été détruit, à Alger, contre mon gré, en 1986. J'ai aussi écrit entre Constantine et Alger, une dizaine de livres pour enfants, dont un seul publié en arabe, que j'avais travaillé avec des groupes d'enfants. A L / A — De ton point de vue, comment peux-tu apprécier la réception du livre? H. D. — Je n'en sais rien. On n'a vu, la plupart du temps, que l'aspect sociologique du roman et la question du couple : j'étais un peu déçue, il y avait autre chose. J'ai la sensation de ne pas avoir su dire... J'ai aussi introduit le conte lorsque mes personnages acceptent de montrer leurs sentiments intérieurs, j'ai travaillé avec des matières différentes et des styles différents sur la toile cohérente des différentes couches de recherches et d'expression. Il y avait aussi la nomination de l'autre : pouvoir nommer l'autre, c'est important en Algérie et dans ma propre recherche. Il y a toujours celui ou celle qu'on ne peut pas nommer. C'est comme ma signature. Je ne le fais pas exprès mais je reconnais que cela revient souvent. Les rapports homme/femme, les rapports communautaires, les secousses qui ébranlent l'Algérie, je les entends aussi comme l'impos-sibilité à se reconnaître mutuel-lement, à se nommer. Tout cela était dans Agave. A L / A — Et après Agave? 5 ALGERIE LITTERATURE / ACTION traductions arabes de tablettes akadiennes et mésopotamiennes. Puis Cinq mille ans de la vie d'une femme, jouée à Bruxelles au Nouveau Théâtre de Belgique et au festival de Spa en 96 et publiée en 97. L'écriture de la pièce a bénéficié de beaucoup d'échanges avec Ali Khedher, le directeur du Centre Culturel arabe, il m'a poussée à l'écrire. Je n'arrivais pas à crier assez fort l'iniquité de ce qui se passe en Algérie : il fallait une pièce, une parole libre! J'ai repris des expressions de femmes, des pleurs, des moments d'humour. Je me suis inspirée de ce que disaient des femmes originaires des différents pays arabes et qui venaient au centre. Tout cela a fini par exploser en texte. Le personnage de Hajera — Agar, l'esclave de Sarah, épouse d'Abraham — , qui parle au présent de la longue expérience féminine de celles qui sont noires, arabes, berbères, soumises aux religions et aux pouvoirs (5000 ans d'ambiguïté, d'écrasement, d'amour foulé), est un rôle dur, difficile, je ne pensais pas que j'aurais à le jouer moi-même! Mais cela m'a passionnée! C'est la vitalité du personnage qui m'enthou-siasme, cette permanence de la vie, cette force devant laquelle les méchancetés humaines deviennent des anecdotes; cette femme qui retient sa joie tout au long de l'histoire, la laisse éclater, libérée par sa propre fille! Maintenant, de nouveau en collaboration avec Ali Khedher, je A L / A — Et maintenant, tu es à Bruxelles… Depuis quand? H. D. — Je suis à Bruxelles depuis février 1989. Je travaille au Centre culturel Arabe où j'ai rencontré de grands écrivains arabes. J'ai continué, je continue dans la création. J'ai finalisé et écrit un roman, Glaise Rouge, auquel j'ai mis un sous-titre : Boléro pour un pays meurtri. J'ai voulu qu'il ait le rythme, l'enroulement du boléro et j'ai travaillé, en même temps, pour les proportions des parties du texte, sur des formes de métrique de poésie arabe. Il est... en attente d'éditeur! Il parle d'une jeune fille qui, durant une année entière, quitte ses études et vit avec sa grand-mère à la campagne, qui rencontre les personnages et les mythes d'un monde féminin ; c'est un roman terriblement cruel, qui pourtant raconte l'Algérie heureuse, l'Algérie pauvre quand elle était encore digne. A L / A — Et le théâtre? C'est la grande aventure, cette fois? H. D. — Oui. J'ai écrit, d'abord, en collaboration avec Ali Khedher qui est Irakien, Sa Naqba ImourouGeligeamech, ou celui qui a vu et touché le fond des choses, publié en 1995 (Editions arabes de Belgique, Théâtre), et monté, sous forme de tableaux, au Théâtre Royal Flamand dans le cadre du Festival des Arts. La première histoire du monde en quelque sorte, à partir de 6 L'ACTUALITE LITTERAIRE aussi, cet ancêtre du courage littéraire, qui, en plein intégrisme, affirme son athéisme : Omar Khayyam, ce Perse amoureux de la langue arabe. viens de finir une pièce Le Zajel maure du désir où je jouerai aussi, je pense, en 98. C'est un hommage à Aragon, il a tiré cette forme poétique typiquement andalouse de l'Espagne arabe et s'est efforcé d'en reprendre la mélopée populaire en français, en un temps où sa propre société pouvait succomber au fascisme. Aujourd'hui, de ce monde berbéro-arabe qui s'écroule car nous sommes bien... "La veille où Grenade fut prise"... et livrés à l'impitoyable barbarie du capital, de ce monde, il est juste, en langue française, de lui renvoyer sa tendresse, en reprenant la forme par lui inventée. Cette pièce est un cri contre la mise à mort des hommes et des cultures, une nuit, cinq heures d'angoisse, cinq heures pour triompher de la folie et du désespoir, puis l'aube et la réalité exacte des possibles. J'y cite longuement aussi Buland al Haïdari, poète arabe d'origine kurde, qui vient de mourir, en exil, sans avoir revu l'Irak, puis A L / A — As-tu d'autres projets encore? H. D. — Une autre pièce de théâtre, la vision d'une colonne nabatéenne en plein désert ne me laisse pas tranquille. L'envie de me remettre au roman. La poésie aussi, avec Ali Khedher sur des traductions de poétesses arabes, des montages de textes à interpréter, et ce travail, au centre, où chaque oeuvre rencontrée, peinture, musique, sculpture, danse, tout a une répercussion sur l'envie de créer, d'écrire. Propos recueillis par Christiane Chaulet-Achour • 7