Raphael Confiant est confront un double paradoxe

Transcription

Raphael Confiant est confront un double paradoxe
« Tu n’as rien vu d’an tan Wobé »
Figures du manque dans Le Nègre et l’Amiral de Raphaël Confiant.
Dans son ouvrage le Négre et l’Amiral, Raphaël Confiant1 est confronté à des
paradoxes : « an tan Wobé » n’a pas existé au sens où l’occupation de la colonie par
l’ennemi n’a pas eu lieu, comme cela le fut en France métropolitaine et que de la guerre
avec armes et combats, il n’y en eut point sur le territoire des Antilles.
An tan Wobé est une rumeur2, de celle que la Martinique aime à se conter lorsque
l’ennui devient trop mortel. Nous avons en mémoire cette rumeur qui parcourut
l’émigration antillaise en France, celle de la mort d’un chanteur grivois, tué à la fin des
années 1970, par un mari jaloux et retrouvé les testicules dans sa bouche. L’artiste fait
aujourd’hui les beaux soirs des soirs des émissions de variétés des télévisions françaises.
Rumeur digne d’une des histoires que peut contenir un roman de Confiant. L’ennui suscite
le rappel du diable, de l’Amiral Robert et de la misère qui accompagnent l’époque.
Le premier paradoxe est dans ce « ou té ké wé an tan Wobé ». Mais tu n’as jamais rien
vu d’antan Wobé, cependant les récits te le racontent, on peut même comprendre que le
locuteur y était : « telle est notre guerre. Un paquet de craintes infondées, une attente
essoufflée de se figer sur elle-même, des processions interminables pour un peu de pain ou
une poignée de gros sel, les mesquineries tatillonnes des sbires de l’amiral Robert à peine
égayées par des défilés militaires quasi quotidiens, les appels à la révolte contre le pouvoir
vichyste distillés sans discontinuer par les radios de Sainte-Lucie et de Dominique et, en
final de compte, le plat étalement des jours. L’ennui que seule la parole, heureusement
enceinte d’elle-même dans la bouche des nègres, parvient à trouer3. »
Or, pour témoigner directement de cette période, il faut avoir en 2001 entre 80 et 90 ans.
Les femmes et les hommes composant les forces vives avaient alors entre 20 et 30 ans.
L’enquête par témoignages directs serait réduite, faute de témoins. Ceux qui sont les
personnes âgées d’aujourd’hui, en début de retraite, ont 70 ans et ne furent pas les acteurs
de cette époque mais seulement les enfants pour lesquels on s’inquiéta. Les martiniquais
qui constituent les forces vives d’aujourd’hui, qu’ils soient quadragénaires ou
quinquagénaires, n’ont pas connu cette époque. Il reste une litanie dont Confiant va se faire
l’échotier tout en prenant ses distances, car le mythe tourne à vide : « Car on avait aussitôt
commencé à forger toute une raconterie échevelée qui faisait de ces six années de fausse
guerre une ère de misère atroce pour la race des nègres. “Au temps de l’amiral Robert ”
devint le leitmotiv de chacun dès qu’il voulait évoquer l’enfer sur terre4. » Raconter sur
plus de trois cents pages une guerre qui n’a pas eu lieu avec des témoins « directs »
quasiment inexistants devient une gageure.
Le second paradoxe auquel Confiant est confronté est de narrer ce qui est déjà de l’ordre
du récit, formulé en créole sous une forme assez proche du roman.
1
Raphaël CONFIANT, Le Nègre et l’Amiral, Paris, Grasset, 1988.
Nous entendons par ce terme les événements colportés par des tiers qui n’en furent pas témoins et dont le récit
provient déjà de témoins secondaires. L’effet de la rumeur est de soulager sans demander de grandes explications de
par son « évidence ».
3
p. 125.
4
p. 287.
2
Figures du manque dans Le Nègre et l’Amiral de Raphaël Confiant.
À la relecture de la transcription des entretiens réalisés il y a une vingtaine d’années
pour un travail universitaire5, on est frappé par le schéma narratif, immuable : le rappel du
passé, la description des faits marquants de la vie quotidienne de l’époque, la morale que
l’on discerne de ces événements, comme dans les contes. Enfin vient son enregistrement
dans la période contemporaine, les comparaisons, les conséquences. La narration
reconstitue systématiquement une somme des quarante dernières années et, lorsque
surgissent des événements que l’on peut reconstituer en suivant la méthode de l’historien,
s’étonne-t-on de leur éloignement avec la réalité historique. Ils sont à considérer comme
l’arrière-plan de la narration d’une rumeur ou encore une mise en forme romanesque.
Traduire ces entretiens en français signifie que l’on doit se méfier de la surtraduction, la
matière brute étant déjà de la littérature. L’écrivain résout cette dernière difficulté par le
passage à la créolité, où la langue créole est recréée tout autant que la langue française. Il
reste néanmoins que certains entretiens originaux laissent admiratifs tout autant l’écrivain
que l’anthropologue.
Comment raconter des rumeurs est donc l’une des interrogations du Nègre et l’Amiral,
car la rumeur est une manifestation d’un malaise, d’une recherche de sens. Comment
formuler qu’an tan Wobé ce peuple a malgré tout existé lors d’une guerre où mourir au
champ d’honneur est d’abord mourir en l’autre bord, que l’on ne connaît pas alors, la
puissance de diffusion des médias actuels étant inexistante ?
Dès le premier chapitre, le roman s’engage sur l’essentiel : le fait français dont aucune
conscience martiniquaise ne doute. Ceci est posé par le rappel de chansons écrites à
l’occasion de la 1ère guerre mondiale (p. 22 ; p. 25) et l’attribution d’un couplet dans la
bouche de Rigobert en fait même une sorte de cantilène dans les chapitres suivants : en
effet verser son sang pour la France est alors revendiqué par les antillais mobilisés comme
l’accès à un statut différent de celui de simples colonisés au sein de ce qui est alors
l’Empire Français.
Les premiers échos de la guerre suscitèrent l’ardeur enthousiaste des hommes.
Le poème qui suit est une illustration, parmi d’autres, de la volonté d’osmose entre la
France et la Martinique. Dans ce texte, loin d’être renié, le phénotype racial est l’objet
d’une sublimation par l’utilisation métaphorique du sang, de la mort.
Au Drapeau
Allez soldats des îles Caraïbes ! Si la mort
survient, vous la regarderez en face en mêlant
votre sang généreux au sang unicolore des
défenseurs de la liberté ”
Si le sort voulait que vous restiez sur le
terrain de la lutte, nous aimerions savoir que
5
ROLLE W : « Alimentation et dépendance idéologique », Archipelago, N° 2, 1982, Paris, Éd. Caribéenne, p. 76100.
ROLLE W : « Système et catégories alimentaires martiniquais », Revue Présence Africaine, 4° Trimestre 1987,
N°144. Éd. Présence Africaine. Paris. p.118-132
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vous êtes tombés en vrai antillais, en lâchant
contre les barbares votre dernier coup de feu
avant votre dernier soupir ” 6.
Reste alors à parcourir l’inventaire de ce qui pourrait faire obstacle à cette reconnaissance : le préjugé de couleur — c’est-à-dire les békés au pouvoir omnipotent, mais
aussi les mulâtres, classe ascendante —, la faim, l’amiral Robert représentant d’une
certaine France et mettre en balance, les voies positives pour parfaire l’accès ; le rôle des
femmes, des hommes, l’image de De Gaulle, la dissidence.
L’usage des sources historiques ne laisse pas de doute et quiconque a étudié cette
période retrouve aisément les références, identiques ou complémentaires. Ainsi de cette
notation de la page 148 : « La Levée déserte et noire à cause du délestage qui avait été
récemment instauré de huit heures du soir à six heures du matin » « pour que l’ennemi ne
repère pas l’île et n’ose une attaque traîtresse dans l’obscurité », comme tentait de le
justifier inlassablement Radio Guadeloupe, la seule radio française à pouvoir être captée
ici, celle de la Martinique ne fonctionnant que par à-coups » à laquelle répond cette autre
source : un communiqué du gouvernement en date du 10 septembre 1939 interdit l’usage
des phares en code « entre le coucher et le lever du soleil à l’intérieur des villes, bourgs et
toutes agglomérations de la colonie, ceci afin de prévenir les possibles bombardements ».
En ces années-là, les automobiles devaient se compter par dizaines ! En août 1940 le
régime de Robert, ne se satisfaisant pas des quatre heures hebdomadaires de son service
d’information sur Radio Martinique commence à vouloir contrôler la radio locale dirigée
par Antoine Séri, car sa puissance émettrice lui permet d’être capté par les auditeurs des
îles antillaises anglophones voisines de la Martinique, le Venezuela, la Colombie, le
Mexique, la partie orientale des États-Unis et le Canada (nous sommes à l’époque des
ondes longues). Finalement, la radio fut dirigée par un militaire. La censure existe
effectivement et les encarts vierges des journaux, même parmi les plus conciliants à l’égard
du régime, le rappellent. Mais Confiant ne se contente pas d’imaginer les blancs, il les
grossit jusqu’à en faire quelquefois l’élément essentiel du roman, de dire, de fabriquer le
propos direct de son roman des passages censurés : les rapports racistes, la veulerie du
pouvoir, le dérisoire du populaire prêt à toutes les croyances, un type particulier de manuel
de survie.
Classiquement, c’est le discours de la faim qui domine lorsque cette époque est
évoquée. À propos de cette faim, il n’y a « rien à voir an tan Wobé » car les modes de
subsistance de substitution élaborés par la population ne sont que d’éphémères compromis,
à la lisière du jardin nègre et du samedi nègre, qui ne résistent pas aux grande crises
économiques.
« An tan Wobè » est une occasion d’actualiser un manuel de survie ancestral, créations
originales que la guerre remet à l’honneur pour une courte période. Mais somme toute, peu
de choses.
Attardons-nous un moment dans le roman de Glissant, Malemort7, pour son évocation
magnifique de ce que fut pour les martiniquais cette guerre : une quête, incessante, pour
6
7
DONATIEN (Etienne), Le Sportif, 10 septembre 1939.
Glissant E., Malemort, Paris, Éd. Seuil. 1975, p. 35-37.
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l’amélioration du quotidien, l’utilisation ingénieuse des pauvres techniques disponibles :
« Tous ces métiers, dit-il à l’enfant grave et lointain. D’abord le premier, qui est que pour
marcher il faut à certains mignons des souliers dans leurs pieds. Et s’il faut donc des
alpaguâtes, où donc, où donc peux-tu les trouver si tu ne vas pas courir derrière ces vieux
pneus qui roulent plus vite que des billons qui roulent plus vite que ce cochon ? Et quand
par miracle et bonté de Dieu tu as trouvé un vieux pneu fatigué de rouler, il faut avec tes
deux mains et cette jambette que voilà (il tirait de sa poche et faisait claquer un couteau
pliant noir et brillant) tailler deux, quatre, six tracés de spartiates, soit trois de gauche,
trois de droite, et ensuite il n’y a plus qu’à attendre premièrement la vieille chambre où tu
découperas les élastiques. Deuxièmement les clous de semences plus rares que l’huile de
foie de morue, pour qu’à la fin tu te trouves devant trois billons qui enfin ne roulent plus
mais tranquillement marchent sur trois paires d’alpaguâtes. Et voilà c’est un métier de
cordonnier sans cordonnerie. C’est donc un métier, dit Médellus. »
La nomenclature des productions de l’époque tient pourtant en quelques pages, leur
appartenance à un ordre technique trop mineur, des pratiques trop individualistes les
empêchent de constituer une véritable alternative dans une économie de guerre.
Ainsi, l’invention de nourriture n’est quelquefois qu’une multiplicité d’itinéraires pour
contacter des gens, joindre les autorités compétentes, une accumulation de temps
« inutile » pour suivre une file d’attente devant des devantures dégarnies.
C’est d’ailleurs en quatre pages remarquables que Confiant donne toute la mesure de
cette contradiction de l’époque et de la société antillaise.
L’épisode, très rapide du Morne-des-Esses8, où se perpétue pour un temps l’abondance
(sel, huile, légumes, chair (l’ensemble des aliments carnés), feu) dans le jardin créole,
métaphore d’un paradis terrestre créole qui s’oppose à l’enfer de la ville où tout manque,
avant l’interdiction de la nudité et le passage érotique obligé est celui d’une impasse.
Ce paradis n’est pas exempt d’incertitudes.
On y trouve des aliments, mais aussi des plantes médicinales. Ce n’est d’ailleurs pas
sans amusement que l’on se posera la question du choix du vétiver pour magnifier le
clitoris (la languette, p. 211) de Celle-qui-n’a-pas-son-pareil : l’auteur vante-t-il les
qualités insectifuges, antispasmodique de Vétiveria zizanioides (L.) Nash ex Small. Ou
fait-il allusion à une des composantes du N°5 de Chanel ?
Hors les plantes, l’usage de la pharmacopée populaire à l’aide de ce qui est
improprement nommé « rimèd raziyé » car toujours à proximité des espaces domestiques
est préconisé comme recours pour se « nettoyer » après une séquence de maladies ou de
mauvaise alimentation. Rien n’est certain dans ce système sociétal, sinon la succession du
malheur.
La razzia, que crée l’écrivain, des hommes de l’amiral Robert sur le quartier est d’une
logique implacable : le système colonialiste laisse prospérer sur les marges à la condition
de n’être pas en situation de crise : « Ils (les soldats de l’amiral) signaient du même coup
la fin du rêve tout-debout qu’il vivait à Trou-Mangouste » (p. 212). Le pouvoir colonial
sévit où et quand bon lui semble, il ne fait qu’accorder des illusions de liberté. On aura
compris que Tan Wobé ne peut être une expérience de référence pour l’indépendance,
8
p. 210.
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sinon pour constater ce qui ne fut pas accompli. Confiant à ce titre ne réécrit pas l’histoire,
sa fidélité aux faits est plutôt l’occasion d’une succession de petits constats désespérants.
Finalement, la faim de cette époque est une raréfaction de la chair qui mit en péril
l’ensemble des combinaisons, les accommodements habituels et exacerba le « discours de
la faim ». La notion de manque sélectif est pertinente pour décrire cette situation.
La disparition des aliments les plus valorisés socialement et symboliquement équivaut à
une sensation de pénurie. Tout est dérangé ; les moments de prise de nourriture, les
aliments disponibles, les modes économiques de leur appropriation. La fragile tranquillité
est remplacée par une insécurité alimentaire constante. En conséquence, les gens sont
amenés à solliciter exagérément les marges : aliments « faibles » puis pharmacopée alors
que les techniques de maintien de la santé n’ont leur pleine efficience qu’en complément
d’une alimentation possédant une qualité minimale. La véritable faim est une faim de la
France, de sa présence, qui explique les longs développements théoriques au sein des
cahiers « de mémoires de céans et d’ailleurs » dispersés dans l’ouvrage.
Nous avons évoqué l’érotisme dans le passage consacré à Morne-des-Esses. Faut-il
négliger l’érotisme de certains passages dans une étude qui se consacre à l’alimentation an
tan Wobé dans le roman de Confiant ?
« En titubant un peu, il sortit et fut immédiatement ébloui par le spectacle qui s’offrit à
lui : une maisonnée de jeunes filles, noires et belles comme les ténèbres en novembre,
enlevaient la parche de cocos secs à l’aide de pieux en bois de glycéria fichés dans le sol.
Elles attrapaient la noix, la fessaient en trois endroits différents sur la pointe effilée et la
déshabillaient avec une dextérité effarante9. »
En ces temps difficiles, la noix de coco est une denrée dont on essaye de tirer le
maximum en diversifiant ses usages. Le savon manque, comme la plupart des produits
importés. Il est remplacé par un savon local, fabriqué à partir de l’huile du coprah de la
noix de coco. L’usine de production est à Fort-de-France. Cette dernière a d’ailleurs
institué une version officielle du bokantage10. En échange de noix de coco sèches,
convoyées dans un panier haut perché au sommet de la tête, sur un madras, on octroie du
savon. Il est aussi officiellement interdit à la population de consommer l’eau contenue dans
les noix de coco encore vertes !
La description équivoque que donne l’auteur donne au manque alimentaire une autre
saveur, pour ne pas dire valeur, tout en étant très précis sur le savoir-faire d’une des
pratiques de substitution mise à l’honneur an tan Wobé.
L’alimentation et la sexualité ont parties liées, à de multiples niveaux. Dès l’enfance, le
premier contact avec le monde est la bouche et le sein maternel. La relation subtile qui
s’institue est décrite par certaines femmes comme érotisée. On sait que les bébés peuvent
concevoir la bouche de l’adulte qui s’avance pour les embrasser comme dévorante.
Le chapitre est vaste et les artifices de séduction qui transitent par les métaphores
culinaires innombrables.
9
p. 206.
À l’origine, c’est une forme d’échange dans une société rurale, pauvre. Échange de produits d’abord alimentaires
au sein d’un système où interviennent les notions d’équivalence des produits et de complémentarité des individus. La
base du « bokantage » est le fonctionnement d’un système de relations sociales très étendues permettant de ne plus
s’approvisionner directement sur les marchés.
10
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Au niveau de la sexualité, Raphaël Confiant se situe dans la pléthore alimentaire, avec
sans doute quelques anachronismes dans les pratiques sexuelles décrites. On peut
cependant remarquer qu’il se situe dans la tradition classique de l’écriture érotique, avec
les exagérations adéquates à cette littérature, mais aussi toujours avec cette distance qui fait
que l’on ne peut l’accuser particulièrement de machisme ou de phallocratie. Il y a même un
certain humour, un décalage et une distance du genre, notamment dans la scène de
l’érection infinie d’Alcide (p. 44-45) qui use plusieurs prostituées — en mettant en scène
une sororité absente des relations traditionnelles des femmes martiniquaises — et qui
rappelle les exagérations comiques d’un Henri Miller, insatiable : « Le monsieur bien du
Mississippi s’était complètement estompé, esquivé en douce pour le pays de limbes
marécageux qui constitue le socle marécageux de tous les continents. Ne restait plus qu’un
cygne, un octogone à bec de canard couleur de rubis fixé à une tête bleu-pâle. Bientôt,
nous serions comme des coqs en pâte, lâcher final, prunes et abricots pleuvant du ciel. Une
dernière poussée, une cascade de cendres suffocantes, rougies à blanc, qu’on retire à la
pelle, puis deux bûches allongées côte à côte, attendant la hache. Un beau finish. Flush
royal. Il la connut et elle le connut11. »
La disproportion va cependant avec un certain anachronisme qui diffère de ceux que
nous avons pu rencontrer dans nos enquêtes comme l’irruption d’un épisode — la madone
de Joseaud, qu’une informatrice situe dans les années de guerre, avec force démonstration
de l’incurie du clergé et de la naïveté des fidèles : « Détrousser les malheureux, leur
donner un pèlerinage, faire descendre tous les gens de commune. Toute la ville brille avec
des étoiles (des bougies). Sur la mer il y a des étoiles, de la lumière, plus les lampadaires.
La mer est éclairée, tout le monde dit adieu à la Madone. »
L’erreur d’époque concerne des pratiques sexuelles : l’écriture de Confiant est
caractérisé par ses évocations érotiques qui ne choquent que des puritains. Nous avons eu
l’occasion de faire lire Eau de Café à une dame septuagénaire du Lorrain qui a donc
reconnu certains des acteurs et des faits magnifiés dans l’ouvrage mais aussi nous fit la
remarque suivante « Fout i ni koukoun ! fout i ni koukoun ! mwin enmen sa ! ». Dans le
même temps, elle nous confiait son innocence à l’époque de son mariage, démontrant ainsi
sa propension à en parler en toute simplicité.
D'autre part, l’usage et la référence à la sexualité ou au sexe est toujours pour Raphaël
Confiant structurant de relations raciales et sociales avec une palette s’étendant des békés
aux négresses « bleues », avec des exemples d’amour entre femme béké et mulâtres
(Blandine/Amédée). Dans sa volonté de décrire une Martinique rebelle, déchirée, mais
aussi libre dans ses pratiques traditionnelles et détentrice d’un savoir-faire vernaculaire,
Confiant choisit le mélioratif et transpose des pratiques, des techniques sexuelles modernes
dans toutes les catégories sociales martiniquaises. Mais dans son élan, l’auteur succombe à
la contradiction : attribuer des critères de liberté dans des formes inadéquates. Pourtant,
l’exemple cité de cette dame âgée nous laissait envisager des limites à la pudeur beaucoup
moins étroites que celles communément admises ou attribuées à une génération par une
morale bien-pensante ou hypocrite.
Reprenons deux passages de l’ouvrage : « Étreintes matinales dans la douce tiédeur des
oreillers, suçotement des deux langues étroitement mêlées, vide fait dans la tête comme
pour se nettoyer des emmerdations journalières, succulences du café fort bu à la même
timbale » (p. 88). Si effectivement une des missions de l’écriture de Confiant est
11
6
MILLER, Henry, Sexus, Paris, Éd. Buchet-Chastel, 1968, p. 139.
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Figures du manque dans Le Nègre et l’Amiral de Raphaël Confiant.
d’inventorier les dimensions amoureuses, les passions martiniquaises — Le Nègre et
l’Amiral est truffé d’amours et de chagrins — le lecteur est souvent confronté dans ce
domaine à des propos anhistoriques dans une littérature qui use volontiers d’une taxonomie
de la société de plantation martiniquaise. La scène est curieuse, les repères amoureux étant
d’un autre monde, comme elle le serait également dans un roman japonais classique.
Autre remaniement osé et réussi de l’histoire à partir d’une source historique, l’épisode
de cet allemand. Certains informateurs évoquaient un prisonnier allemand à la Martinique.
Celui-ci aurait été déposé en février 1942 par l’U.156, selon Auphan et J. Mordal, et était
le fils d’un personnage important de l’état-major de la Kriegsmarine, le contre amiral Kurt
Von Dem Borne de la Seekriegsleitung12. D’autres sources situent le fait en février 1943 :
« Le 16 février 1943 débarquait le seul officier allemand qu’on devait voir à la
Martinique. Son sous-marin, le “U.156 ” avait pour mission de bombarder les
installations de pétrole d’Aruba. Il avait été blessé et amputé. On le soigna à l’hôpital
colonial.
Il s’appelait Von Dem Borne13 ». R. Confiant recrée ce personnage dans Le Nègre et
l’Amiral sous le nom d’Helmut von Teuerschmitt, le faisant aryen observateur critique des
békés, amant de la femme de son hôte, jusqu’à cet épisode fatal ou après avoir résisté à
l’image de la servante noire « véritable tentation satanique qu’il s’efforçait de repousser
avec un héroïsme admirable14 », il s’entend dire par sa maîtresse béké : « Je ne vous
rejoindrai pas ce soir, monsieur. Je dormirai avec ma fille. Vous puez la négresse !
Bonsoir15. » Dans cette scène de séduction, Confiant se remémore légitimement les
caractéristiques de l’époque. Ce baiser cinématographique se conclut par un arrêt brutal et
drôle sur l’image : « un attrait irrésistible le poussait vers la servante et il en eût la gorge
sèche. Il sentit son souffle chaud sur son cou et succomba à la douceur de ses lèvres. À sa
grande surprise, Noëllise ne savait pas embrasser sur la bouche : pour les nègres,
il s’agissait d’une pratique loufoque et dénuée de sensualité, dont ils se gaussaient quand
ils la voyait au cinéma16. »
Nous pensons, à la suite de Mauss, qu’effectivement l’importance du cinéma dans la
transmission fut essentielle17 mais dans le cas qui nous intéresse, le cinéma, et
certainement plus la télévision et la vidéo n’eurent leur véritable impact dans la société
martiniquaise que dans les années 1970-80. Ces exemples sont extraits du même ouvrage,
mais il reste certainement une étude plus approfondie à entreprendre dans l’ensemble de
l’œuvre pour situer l’usage de l’érotisme dans le projet littéraire de l’auteur.
12
AUPHAN (A.), MORDAL (J.), La Marine française dans la seconde guerre mondiale, Paris, France-Empire,
1976, p. 284.
13
ANTEBI (E.), RYSTO (K.), Histoire des Antilles et de la Guyane, Fort-de-France, Éd. Sernor Tchou, 1972,
p. 291.
14
Raphaël CONFIANT, op. cit., p. 181.
15
ibid. p. 186.
16
ibid. p. 185.
17
W.ROLLE « Si le savoir technique n ‘est pas transposable sans contact entre les individus, vraisemblablement les
techniques du corps le sont à travers média interposé : le corps peut donc être influençable de loin, et le passage à la
pratique peut se faire dans l’univers de réception », « De la mutation de la famille martiniquaise à la perte de
modèles : corps, toxicomanies, individu » p. 67-84 in Crack et cannabis dans la Caraïbe, dir. Aimé Charles Nicolas,
Éd. L’Harmattan, 1997.
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Citer le rapport entre sexualité, alimentation et passages érotiques dans le roman de
Confiant nous permet de préciser un regard anthropologique et de confirmer qu’antan
Wobé dans la mythologie martiniquaise est à l’image de cette méprise : une période
difficile pour la Martinique que l’on voudrait provocatrice d’inventions, de substituts
alimentaires qui auraient pu générer de potentialités d’indépendance alimentaire, sinon
politique et certainement individuelle, même dans les relations entre femmes et hommes.
En forçant l’imaginaire Confiant reste cependant dans son projet littéraire, qui, nous
l’avons suggéré, est de remplir les blancs de la censure de l’époque et peut-être de celle
qu’il suppose exister aujourd’hui.
Revenons à cette guerre dans laquelle des martiniquais moururent pour défendre un
idéal de liberté car, pour être prosaïque et direct, Hitler était une preuve parlante des
dérives racistes pour les Nègres d’ici.
L’ennemi, en dehors de l’épisode allemand, est l’ennemi intérieur représenté par les
volontaires de la Révolution Nationale18. Dans ce roman de la créolité, les opposants sont
la catégorie des mulâtres, assez importants dans certains passages. Rigobert est l’archétype
d’une condition sociale — noir, pauvre, illettré — qu’ils abhorrent, car peut-être encore
trop proche. Les stratégies de la distinction ne sont pas encore complètement élaborées
pour les mulâtres (p. 204).
Lors de l’enquête que nous avions menée sur les modes de subsistance durant la guerre
les rares fois où nos interlocuteurs nous parlèrent de la résistance ce fut pour la dénigrer,
évoquer ces pêcheurs qui se transformèrent en naufrageurs dans le Canal de la Dominique
ou le Canal de Sainte-Lucie. Méconnaissance et dramatisation démontrant tout de même
une ignorance des enjeux pour le citoyen lambda martiniquais.
C’est dans le quatrième cercle que R. Confiant évoque la dissidence. L’écrivain a
recours intensément à des faits réels, à des protagonistes ayant existé, utilise toutes les
sources à sa disposition : presse, mémoires de Robert19, littérature du régime vichyste à la
Martinique pour donner corps à cette notion de la résistance antillaise. Robert discourt avec
le béké local Du Berry, L’amiral est affublé de cette maîtresse martiniquaise que la rumeur
lui attribuait. Le personnage de Gervasi est tout droit sorti du Bulletin Hebdomadaire. En
1941, le Bulletin Hebdomadaire publiait la traduction d’un article écrit par un journaliste
américain de passage en Martinique. Compte tenu des termes de cet article, nous avons des
difficultés à comprendre l’intérêt du régime à sa publication complète dans son organe de
propagande. « Dans les vitrines des épiceries des boîtes de macaronis et des savons vides
et un assortiment de marchandises inutiles empaquetées dans des boîtes tachées par les
mouches et fanées par le soleil, dont seuls des étrangers ou des touristes pourraient avoir
besoin. Pas de sacs de riz renflés, pas de sac de pois chiches ou de haricots à l’intérieur.
Des bouteilles de vin vieux sur les étagères, mais qui voudrait du vin sous les tropiques ?
Et surtout pas de morue. Le poisson salé est la base de l’alimentation indigène20. »
Pourtant, la lucidité ne lui est permise que par le regard d’Amédée, au chapitre 14 du
quatrième cercle. Le journal donne la mesure de l’image de Robert et de De Gaulle pour la
18
Le journal Justice, de la fédération communiste, publie dans ses livraisons d‘août à Octobre 1944 la liste des
volontaires martiniquais, avec leur numéro d‘inscription.
19
Georges ROBERT, La France aux Antilles, Paris, l‘Annuaire, 1978.
20
Bulletin Hebdomadaire, n° 20, 15 janvier 1941.
8
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Figures du manque dans Le Nègre et l’Amiral de Raphaël Confiant.
population martiniquaise : « tout deux relèvent de la même France éternelle » (p. 267).
L’amiral Robert et le général de Gaulle prennent place dans un ensemble de présupposés
que résume ce texte, parlant du XVIIIe siècle aux Antilles : « cette ambivalence des
sentiments de l’esclavage est portée à son maximum sur les plantations absentéistes. Il s’y
développe en effet un mythe de maître bienfaisant, innocent des crimes de son représentant
— un père dont on attend du retour qu’il amène le bonheur à l’atelier, en châtiant le
gérant coupable21. » Sans forcer la métaphore, on entrevoit que l’absent est De Gaulle, et
le « géreur », visible, Robert.
Par le recours à ce « Je » d’Amédée qui ressemble étrangement dans ses interrogations
et ses revirements par moments à ce que l’on sait des intentions de F. Fanon22, intellectuel
lui aussi parti en dissidence23, Confiant donne une épaisseur politique à la dissidence après
avoir campé les personnages de la répression dans leur quotidien et leur lâcheté.
Est-ce pour cette raison que Gerry L’Étang24 évoque la notion de roman ethnologique à
propos de Confiant ?: « c’est là, face à cette perte de repères qu’interviennent les écrivains
de la créolité et leur collecte ethnographique : ils fixent le souvenir des jours perdus. Des
jours tellement perdus que d’aucuns ne soupçonnent même pas qu’ils ont existé. » On aura
vu que Confiant est plus un écrivain qui donne à voir le politique qu’un ethnographe qui
donnerait catalogue du réel. Le « sens » qu’il donnerait à voir n’est pas celui des pratiques
mais celui des relations sociales qui auraient pu exister si les pratiques avaient été autres.
Ceci nous éloigne du projet de l’ethnologue qui ne peut que relater l’existant, même si
celui-ci est riche de symboliques qui, finalement, renvoient à une société donnée.
Le Nègre et l’Amiral ne peut à ce titre être dissocié de l’ensemble des écrits de Confiant
où le passage en force (il suffirait d’établir le catalogue du défilé de personnages
emblématiques des composantes raciales et culturelles martiniquaises) politique ou
poétique, est le plus souvent en vigueur, l’écrivain étant très conscient de l’infime écart
entre le rien et le presque rien de cette société martiniquaise : « les choses avaient regagné
leur place, comme si rien ne s’était produit. » (p. 333). Et si tout cela n’avait été qu’une
rumeur, comme, pour rester dans le registre politique du début des années 2000 en
Martinique, celle de l’indépendance octroyée comme une marge à la faveur d’un Congrès
réunissant les deux assemblées du département, le Conseil Général et le Conseil Régional ?
21
DEBBASCH (Yvon), « Le marronage. Essai sur la désertion de l’esclavage antillais » in L’année sociologique,
1961, p. 1-112.
22
Frantz Fanon, dans une lettre rendue publique dans les années 1980, dira l‘écart entre la motivation du résistant
martiniquais et le rôle des noirs dans l‘armée française : martiniquais, guadeloupéens, tirailleurs sénégalais, tous
confondus dans des tâches subalternes, de sous-hommes, lit-on entre les lignes : « Aujourd‘hui 12 Avril, 1 an que j‘ai
laissé Fort-de-France. Pourquoi ? Pour défendre un idéal obsolète (...) si je ne retournais pas, si vous appreniez un
jour ma mort, face à l‘ennemi (....) mais ne dites jamais il est mort pour la belle cause. Dites : Dieu l’a rappelé à lui.
Car cette fausse idéologie, bouclier des institutions laïques et des politiciens imbéciles ne doit plus nous illusionner.
Je me suis trompé ! Rien, ici, rien qui justifie cette subite décision de me faire le défenseur des intérêts du fermier
quand lui-même s‘en fout. »
23
Journal sans frontière, n° spécial Fanon, février 1982, Paris, 103 bd St Martin, Éd. Sans frontières, p. 37, lettre (et
photocopie de la lettre manuscrite).
24
L’Étang Gerry : « Le roman ethnographique ou la quête de sens », France-Antille, Martinique, mars 2001.
9
William ROLLE
Figures du manque dans Le Nègre et l’Amiral de Raphaël Confiant.
Les trois cent trente-cinq pages que l’écrivain accorde à cette période de l’histoire
martiniquaise aboutissent à une conclusion amère. Les ruptures ne souffrent pas de
répétitions et « an tan Wobé », la rupture n’a pas été consommée. Alcide reprend sa classe,
le crieur Lapin Échaudé reprend ses boniments, Philomène redevient prostituée et le héros
social Beauregard n’est qu’un bandit. Une manière de suggérer que les métamorphoses des
hommes n’eurent pas de prolongement dans la réalité coloniale de l’époque.
« Rigobert n’avait nulle envie d’entreprendre de grandes discussions de ce genre.
Il voulait rejoindre sa Carmélise et se mettre sous son aile protectrice car il avait, en final
de compte, compris que son m’en fous-ben était en réalité de la superbe sérénité » (p.
334).
La notion de calme qui apparaît cinq fois dans le champ lexical des deux dernières
pages du roman représente l’échappée belle du personnage dans un désordre adéquat,
le seul accessible pour cette communauté, symbolisée par Carmélise et ses sept enfants
« tous de pères différents » autour de Rigobert transmettant par le conte une morale
traditionnelle et se faisant l’écho de la transmission du vieux nègre Congo de la page 238239, voix de l’origine contant la famille antillaise et la reconnaissance des enfants
illégitimes par les pères ou apparentés.
« Désordres équilibrés » et manques de la société martiniquaise ont des reflets
remarquables dans le propos du Nègre et l’Amiral.
William ROLLE
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William ROLLE

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