Collectionneurs en province

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Collectionneurs en province
Collectionneurs en province
Jean-Jacques Lucas
2012
Presses universitaires de Rennes
www.pur-editions.fr
L es trois départements de l’ancien Poitou, Vienne, Deux-Sèvres et Vendée,
ont été comme ailleurs le théâtre, par la pratique ou la seule motivation
du dépôt ultime, ici entre 1870 et 1953, du collectionnisme d’oeuvres
d’art, d’archéologie ou d’ethnographie. Le collectionneur y est saisi comme
l’auteur, au sens de celui qui fait croître, d’une oeuvre à partir des oeuvres
des autres, fussent-elles celles du goût, et celles du « dé-goût » par la collation des rebuts. La situation épiphanique de la collection par le catalogue de
l’exposition ancienne ou muséale, de la vente dispersive, ou l’inventaire aprèsdécès, appelle l’impossible reconstitution de l’histoire d’une collection et de
la fixation des contours donnant à voir sa forme. La collection précède l’objet
collectionné et n’est compréhensible que par le rapport entretenu par tous ses
constituants entre le parcours qui les a conduits jusqu’à la procédure donatrice
ou la dispersion et le récit façonné par le collectionneur à partir d’eux. Cette
posture récitative veut révéler la part imaginée de la collection façonnée par le
colloque singulier du collectionneur avec son dispositif.
Le collectionneur pratiquait par la saturation, l’évocation de lieux et de
temps autres. Par l’inachèvement consubstantiel à la collection, à perte de
vue de tout ce qui était donné à voir, son oeuvre était destinée à être perdue
de vue. Il théâtralisait des mondes imaginés, évoquait les « mondes réduits à
quelques fragments au bord du néant ou rescapés du néant » selon l’image
de Julien Gracq dans sa préface à la 1re partie des Mémoires d’Outre Tombe de
Châteaubriand.
Table des matières
« Collectionneurs en province », Jean-Jacques Lucas
ISBN 978-2-7535-1783-7 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr
Remerciements 6
Avertissement 7
Introduction 11
L’invention des collections et des collectionneurs 17
QuALiFieR pARmi LA pROFuSiOn 17 – Le COnTeXTe De peTiTeS viLLeS 
pATRiCienneS eT De LA RuRALiTÉ 22
L’âge d’or des expositions 27
LA DIFFICULTÉ À RÉVÉLER DES COLLECTIONNEURS À NIORT
EN 1865 ET 1882 27 – LA VISIBILITÉ DES COLLECTIONS À pOITIERS
EN 1869 ET 1887 34 – LeS eXpOSiTiOnS RÉGiOnALiSTeS, À LA CÉSuRe 
DES DEUX SIÈCLES 38 – LA Fin D’un GenRe De L’eXpOSiTiOn : LeS eXpOSiTiOnS 
DE pOiTieRS De L’enTRe-DeuX-GueRReS 40
La relation avec le collectif par le don global 49
LeS COLLeCTiOnneuRS pARTiCipenT De L’enRiCHiSSemenT DeS muSÉeS 
DE pOITIERS ET DE NIORT 49 – LA DiSTRiBuTiOn Du LeGS D’ALEXANDRE
BABINET EN 1881 DÉCOupe AveC inTenTiOnS LA COLLeCTiOn 51 – 
Le « DÉSiR D’ÉTeRniTÉ » Du LeGS pOupeLARD en 1910 54 – LE TRANSFERT
AnTHume De LA COLLeCTiOn  BRiSSOn SOumiS À L’eXiGenCe De 
COHÉRenCe CuLTuReLLe 59
La stratégie du legs dispersé 67
LE LEGS DE JULES CHARBOnneL Au muSÉe De pOITIERS EN 1870 67 – LE LEGS
DE C.-p.-M. pIET-LATAUDRIE 70 – LA DiSTRiBuTiOn mÉTiCuLeuSe Du CORpS 
mÉTApHORiSÉ De RAOUL DE ROCHeBRune 78
Le musée, monument au mort du collectionneur 87
LA MAISON DU COLLECTIONNEUR DEVIENT LE MUSÉE LOCAL : LE LEGS BARRÉ À
THOuARS en 1893 87 – Le RACHAT De LA COLLeCTiOn TuRpin À pARTHenAY 
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CONSACRE LE COLLECTIONNEUR 90 – BLAnCHe GiLOT, L’inSTiTuTRiCe 
COLLeCTiOnneuSe peRpÉTue FRANCINE pOITEVIN, SON DOUBLE EN
LITTÉRATURE 96 – DOnneR pOuR mieuX Se GARDeR 103
La forme des collections 109
TROiS COLLeCTiOnS D’ART DÉCORATiF 109 – LES COLLECTIONNEURS DE
L’AuTOCHTOnie 115 – DEUX COLLECTIONS ÉTRANGÈRES AU CONTEXTE
pOiTevin : ALEXANDRE BABINET ET ANDRÉ BRISSON À pOITIERS 118 –
LA COLLECTION pIET-LATAUDRIE À NIORT 122 – AUGUSTE TOLBECQUE
muSiCien, COLLeCTiOnneuR, LuTHieR De SA COLLeCTiOn 126
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Reconstituer l’histoire d’une collection 133
LeS pROCÉDuReS COnSTRuCTRiCeS De LA COLLeCTiOn pIET-LATAUDRIE 133 –
LA COLLECTION BRiSSOn, une ŒuvRe De 30 ANS 135 – RAOUL DE
ROCHeBRune RACOnTe SA COLLeCTiOn pAR LA CORReSpOnDAnCe 
CONSERVÉE ET LE CATALOGUE RÉDIGÉ 139 – LA pRATiQue LiGnAGÈRe 
De LA COLLeCTiOn CHeZ BENJAMIN FILLON 150
Inventer le monde et le mettre en récit 155
Le COLLeCTiOnneuR Se DOnne une FiGuRe eT DiT Le vRAi pAR Ce Qu’iL 
MONTRE 155 – LA TRAHiSOn pAR L’iLLuSiOn De vÉRiTÉ 158 – LA FONCTION
DeS COLLeCTiOnneuRS D’OBJeTS D’eTHnOGRApHie : Le CONGRÈS
eTHnOGRApHiQue De NIORT EN 1896 163 – L’inSTALLATiOn De LA 
« CHAmBRe pOiTevine » : L’iLLuSiOn De vRAiSemBLAnCe 170
La maison du collectionneur, maison de l’artiste 177
LA DemeuRe, TeRRiTOiRe De LA RÉALiSATiOn Du pROJeT D’AUGUSTE
TOLBECQUE 177 – LA COuRT D’ARON (SAINT-CYR-EN-TALMONDAIS, VENDÉE),
ŒuvRe COnTinuÉe De BENJAMIN FiLLOn pAR RAOUL DE ROCHeBRune 180 – 
LA COLLECTION EST DE MÊME SUBSTANCE QUE LA MAISON DU
COLLeCTiOnneuR : LA mAiSOn-ŒuvRe 188 – TERRE-NEUVE (FONTENAYLE-COMTE), LA MAISON-SOURCE DE LA COuRT D’ARON (SAINT-CYR-ENTALMONDAIS) 191
Conclusion 201
Sources et bibliographie 209
Index 227
Les illustrations 233
238
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Introduction
La muséographie conserve l’habitude d’inscrire sur la fiche d’œuvre, voire sur 
le cartel d’exposition la dernière provenance privée, de citer le donateur de l’objet, 
celui-ci le disputant à l’éventuel auteur. Dans l’histoire des œuvres d’art, le propriétaire s’il s’est avéré collecteur et producteur d’un ensemble, entre de plain-pied 
dans le lignage de l’œuvre. il s’enchâsse en son histoire au point de provoquer la 
sienne en écho. Le collectionneur serait alors cet artiste qui, dépourvu de savoirfaire en propre, passe son temps aux œuvres à défaut d’en produire une de cet 
ordre. il use des médiums par lui rassemblés, au travers de leur propriété, pour 
faire œuvre. Or, cette œuvre qu’est la collection est vouée d’entrée à l’échec. Échec 
contre la marche du temps, du fait de sa nature juridiquement périssable puisqu’il 
s’agit de l’assemblage de biens transmissibles indépendamment les uns des autres. 
Échec d’une monstration et d’une vision totale, puisque nécessairement répartie, 
enfermée dans le studiolo, le cabinet de travail ou le domicile. Échec de l’œuvre 
totale puisque la série appelle la pièce manquante, la lignée parallèle, l’objet de 
qualité différente ou supérieure.
La collection, agrégat de biens privés, est de jure dispersable à la succession du 
propriétaire. Sa trace reparaît alors dans les discours produits à l’occasion d’expositions, d’échanges, de mentions chez un auteur. La collection peut donc ne pas 
dépasser l’espérance de vie de son concepteur. mais, les objets peuvent être suivis 
de celle-ci à une autre, entraînant dans leur sillage la mémoire du collectionneur 
précédent. Le temps de la vente, le plus souvent aux enchères, est à la fois un 
événement de consécration et de dispersion.
Contre la dislocation, le collectionneur dispose des procédures des dons et legs, 
manifestant un désir d’éternité. L’histoire récente de la muséographie contient aussi 
celle du collectionnisme. Les dons et legs de collectionneurs ont nourri et accompagné l’essor des musées au cours du XIXe siècle. L’institution culturelle dépositaire 
malgré elle, ou concupiscente, laisse à l’étude une masse d’objets, certes décontextualisée, mais en son état dernier à l’instar des produits de l’archéologie funéraire.
pour la fin du  XIXe siècle, l’appellation – collection – recèle une ambiguïté 
ne permettant pas de tracer la limite entre la seule propriété et la pratique. Les 
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expositions publiques pour autant qu’elles soient assorties d’un catalogue s’avèrent 
un terrain de la saisie d’exemples éventuels, soumis à ce doute, et permet de les 
retrouver au temps de leur activité avant leur don ou legs.
entrer dans la collection implique la détailler pièce à pièce. Dans le cas d’un 
legs à un musée, le procédé est viable si l’on peut mettre en miroir le testament, 
l’inventaire après décès et l’inventaire muséographique, ou le récolement des 
œuvres. Chaque pièce dotée d’un itinéraire particulier entre dans la collection 
munie d’un récit nourrissant sa valeur. Soit elle a une provenance inattendue, 
soit elle est de haut lignage puisque issue d’une collection respectée, récemment 
démembrée et regrettée.
Le relevé de tout discours enchâssant et désignant l’objet montre la construction de territoires vécus ou imaginés. La forme de la collection, tout autant que 
l’enveloppe littéraire qui la raconte ou la décrit, apporte sa part représentative 
et mythogène en son entier par chacune de ses pièces constitutives. partant du 
postulat que la collection est œuvre, construction, monument, elle obéit à des 
critères de composition. elle saurait aussi obéir à une notion de genre ou de mode 
conventionnel de représentation, datable et localisable.
Le territoire provincial poitevin est supposé comme fond d’un imaginaire 
possible construit à partir des objets qu’il a restitués ou reçus. Ce cadre premier 
sert de matrice à l’hypothèse de territoires imaginés, voire mythogènes. ils suppléent 
le territoire présent par production nostalgique rendant visible l’invisible, existant 
l’inexistant. mais des objets exogènes à l’environnement géographique de la collection, participent d’une autre pratique du goût et renvoient à des territoires à la 
fois d’une autre nature et d’autres latitudes. Chacune de ces pièces est prétexte à 
des récits et leur assemblage en produit de nouveaux.
Les collections sont des formations d’ensembles d’où sont issus des systèmes 
narratifs et des récits cohérents. Les territoires imaginés portent une contrainte 
analogue à la celle de la collection, celle de leur bornage, de l’homme confronté 
à sa finitude, à son propre terme. Le collectionneur enrichit la représentation du 
monde où il agit et appelle à l’extase visuelle de ce qui n’est pas, lieux et temps 
qui n’existent pas ou plus, utopie et uchronie.
La construction d’un passé, d’une production mémorielle, s’exprime par des 
récits où puisent les contemporains. Le collectionneur construit et instruit le récit 
du spectacle global qu’est sa collection. Tout est organisé à partir de lui. il augmente 
la collection des petits récits qui ont participé à l’élaboration de son grand œuvre. 
À son tour, le spectateur construit un récit à partir de son rapport temporel avec 
la collection, de ses attentes et de ce qu’il transporte avec lui. L’histoire du collectionnisme est celle d’une architecture à partir du réemploi, de traces, d’indices et 
de témoignages. il s’agit aussi de l’histoire d’un système dès lors qu’il implique 
l’action de participants. Le collectionneur auteur attend la reconnaissance du regard 
de ses pairs et de spectateurs à l’occasion d’expositions, de la donation ou du legs 
à une institution collective.
Le collectionnisme associe savoir et propriété, réussite économique ou assise 
confirmée et œuvre de lettré. Les deux données conjuguées participent à la mise 
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en scène d’un monde, contenu de processus intermédiaires entre l’avant et l’après, 
l’ici et le lointain à la fois temporel et territorial. La collection peut obéir à des fins 
idéologiques en mettant en exergue ces jeux de valeurs. L’hypothèse de la rencontre 
de récits individuels et de récits collectifs participe de la cohérence des groupes 
concernés. La signification saura instruire sur le groupe. Faut-il aussi que le réel 
fasse obstacle ou résiste pour que le collectionneur et son groupe d’appartenance 
se réfugient dans des constructions hypermnésiques à partir de cette passion de 
la propriété d’objets.
La fonction identitaire de la collection produit des territoires temporels et 
géographiques mythogènes. Les distances de cet ordre, investies par les ensembles 
d’objets collectionnés, définissent des relations avec les lieux de réalisation et de 
réception. L’agglomération de ces micro-territoires que sont les collections procure 
un amarrage dans l’espace et le temps. Le territoire est défini par ce qu’il n’est pas, 
par la mise en évidence de temps et d’espaces étrangers.
Cette histoire recouvre celle de l’abondance, de la consommation d’objets et 
de la production de récits. Les collectionneurs ont enrichi les musées, contribué 
à la reconnaissance institutionnelle d’artistes en les faisant rejoindre le musée par 
leurs dons et legs. Au cours du XIXe siècle, ils jouent un rôle fondamental dans la 
dotation des musées en France. entre 1879 et 1940, le musée du Louvre bénéficie 
des donations de 380 collectionneurs, plus nombreux avant la première guerre 
mondiale. Chantal Georgel a recensé 98 institutions muséales créées avant 1914, 
issues de la libéralité de collectionneurs-donateurs et 102 musées fondés par une 
société savante réceptrice de dons de particuliers. Ainsi, des collections particulières 
sont à l’origine de fondations de musées comme le legs Turpin de Crissé à Angers 
en 1859, le legs Boucher de perthes à Abbeville en 1868. À nantes, les achats 
de la collection Cacault en 1810, et de la collection Fournier en 1814 dépassent 
largement les achats plus rares de tableaux. L’achat des collections, au cours du 
XIXe siècle, par les municipalités, engageait le corps de ville. Aussi fallait-il que la 
collectivité y trouvât son compte. Cet auteur a établi que 10 % des musées inspectés entre 1890 et 1900 ne disposaient d’aucune ressource, et 50 % d’un budget 
inférieur à 1 000 francs 1. Aussi, les collectionneurs sollicitaient-ils d’abondance 
les musées sachant qu’ils sauraient y trouver un asile favorable puisque limité par 
des ressources et des envois irréguliers, dans leur rythme, de l’État.
poitiers dans la vienne, niort, Thouars et parthenay dans les Deux-Sèvres, 
La Court-d’Aron à Saint-Cyr-en-Talmondais en vendée, ont procuré les sujets 
de collections les plus pertinents. La procédure la plus viable d’identification des 
collections et de leur auteur emprunte la voie des dons et legs aux musées.
nombre furent des collectionneurs célibataires, ou sans descendance qui s’étaient 
« créé une famille » comme les collectionneurs de Champfleury 2.
par la procédure, le collectionneur traverse le temps. Le faisceau intentionnel 
opère la jonction avec le territoire local et le territoire imaginé ou généalogique du 
collectionneur. Le statut oxymorique des biens mobiliers de la collection dédiée 
fixe le collectionneur par ses objets. Sa prescription esthétique le dispute à son 
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intention mémorielle. il agit selon plusieurs mobiles, allant de la reconnaissance 
de son goût, à l’appel de notoriété posthume.
Le catalogue reste une matrice de premier ordre, malgré sa sécheresse, pour 
traiter une collection. Le catalogue de vente limite les informations, au mieux à 
celles du cartel. Le rare catalogue du collectionneur, comme celui de Raoul de 
Rochebrune, ouvre la porte de la collection par les relations qu’il recèle. Cette 
collection de récits repousse les objets, à l’avantage du contexte de leur quête et de 
la procédure de leur disposition. La collection résulte de procédures constructives 
dont le temps le dispute à celui de la propriété et à celui de la succession 3. Le
discours sur la collection additionne les événements, des achats, des cessions, des 
découvertes, des échanges.
Le collectionneur d’objets archéologiques ou ethnographiques imagine des 
temps lointains ou proches à partir de sa collection ou la motivant. Le double 
déplacement du collectionneur dans les dimensions de l’espace et du temps en 
fait un auteur et interprète de son monde. Le collectionneur-archéologue reste 
un inventeur aux sens technique et métaphorique. Les pièces qu’il révèle ou « se 
manifestent » à sa disponibilité, siègent à la confluence de ces deux dimensions, 
la charnière thématique de la collection, et l’opportunité faite par l’objet arrivé 
aux mains du collectionneur. Les deux dimensions sont liées dans l’œuvre. Les 
collections opèrent ce double déplacement sur plusieurs registres additionnés. elles 
véhiculent le producteur et le visiteur dans des lieux et des temps imaginés dont 
ses constituants font justement image. Le temps de la quête, exotisme du lointain 
ou de la proximité s’attache à l’objet par une addition de récits de valorisation. 
L’hypothèse de la conjonction de récits individuels et de récits collectifs trouve 
une traduction aux temps d’expositions, mais aussi à l’occasion de la translation 
à l’institution réceptrice. La réception par le truchement de l’exposition première 
de la collection ouvrant l’inéluctabilité de la rupture enjoint l’adhésion depuis les 
motivations du legs jusqu’à la reconnaissance du groupe. La fusion interpatrimoniale par le dépôt de biens privés dans le bien public déforme et reforme l’œuvre 
collective par la procédure donatrice.
Le temps de la mort désespère le collectionneur par le sentiment de l’œuvre 
inachevé. Résolu à l’irréductible, il ne se résout pas à l’effacement de soi par la 
transformation ectoplasmique de son œuvre, devenue inconsistante. Ce qui vient 
des morts, circule vers les vivants à venir par la ténacité du dernier à en avoir fait 
œuvre. Le don agonistique, lutte par l’œuvre pour la survie de soi, réalise la concordance des temps du collectionneur et du récepteur. Ce temps du récit individuel 
mis en dépôt dans le récit de l’un, attend en retour la lisibilité individuelle dans 
le tout collectif.
Faire collection équivaut à faire œuvre, avec le déchirement entre la mobilité des 
pièces qui la constitue et l’attente de fixation dont la propriété entretient l’illusion.
Chaque temps de la collection se raconte et l’historien le dépouille. Aussi, les 
phases de la construction approchent-elles l’hypothèse d’une histoire de la collection, ou du marché dans lequel les objets circulent le goût de l’hic et nunc prend 
forme. La « biographie » de la collection, par l’élucidation des supports techniques 
de narration de la collection, en met au jour le système. La collection sait résulter 
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« Collectionneurs en province », Jean-Jacques Lucas
ISBN 978-2-7535-1783-7 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr
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dans le système résiliaire où elle se déploie de l’émulation, de la reproduction, 
jusqu’à extinction ou déplacement du marché. La procédure donatrice, qui monumentalise le collectionneur et extrait par là même les objets du circuit commercial 
des collectionneurs, marque un achèvement ou une suspension. Dans le cas de 
« biographie » d’une collection, l’entrée passe par l’histoire d’un type d’objets mis 
en collection, autrement dit le marché de l’art ou de l’objet d’archéologie, voire 
d’ethnographie. Le collectionneur est un propriétaire, et même le plus démuni, 
qui dispose d’un capital savant, matière première de son œuvre.
La procédure de don crée une notoriété que l’exposition n’aurait su maintenir. 
Le don oblige le récepteur et opère une contradiction qui consiste à se séparer de 
son objet pour ne pas se perdre. La collection-œuvre est mise en exercice par des 
dispositifs et systèmes constructifs, permettant d’atteindre à la figure du collectionneur et sa fonction institutionnelle. Dès lors, le collectionneur interprète son 
projet esthétique par le discours implicite ou formalisé sur son œuvre, en pérégrin 
de l’espace et du temps. Le collectionneur qui fait de sa vie une œuvre, la pense 
jusque dans sa dimension « poétique de l’espace » qu’est la maison du collectionneur non plus comme abri de l’œuvre, mais partie prenant de l’œuvre même 4.
Notes
1. GEORGEL Ch., « De l’art et la manière d’enrichir les collections », La Jeunesse des Musées. Les
Musées de France au XIXe siècle, Rmn, 1994, p. 232 à 246.
2.  « Le célibataire sans enfants s’était ainsi créé une famille ; pas un objet qui ne lui rappelât 
une longue recherche, des combinaisons profondes, des ruses, un drame », Champfleury, Le
violon de faïence, Droz, 1985, p. 55.
3.  « La  première  phase  du  travail  visant  à  la  spécification  du  collectionnable,  fait  appel  aux 
fonctions de connaisseur, de prospecteur et d’inventeur : c’est la phase de recherche […]. La 
seconde phase du travail, visant l’acquisition de la “trouvaille”, correspond à la phase technique de l’opération, il s’agit d’acheter l’objet […]. La dernière phase de l’opération, une fois 
l’objet acquis, consiste à lui restituer, pratiquement et symboliquement, son statut de chefd’œuvre en l’insérant dans le tout organique de la collection, et en lui attribuant le bénéfice 
d’une valeur d’usage : le travail devient possession et jouissance », BIASI p. m. de, « Systèmes 
et déviances de la collection à l’époque romantique », Romantisme, numéro 27, 1980, p. 84 
et 85. Le découpage des fonctions de l’action collectionniste concerne ici l’analyse du Cousin
Pons de Balzac. p. m. de Biasi décline les six attributs du collectionneur défini en tant que 
« connaisseur, prospecteur, inventeur, acquéreur, possesseur, amateur », ibid., p. 83.
4.  La référence implicite emprunte à l’ouvrage de BACHeLARD Gaston, La poétique de l’espace,
paru en 1957.
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