Courbet/Cézanne, La vérité en peinture
Transcription
Courbet/Cézanne, La vérité en peinture
Courbet/Cézanne, La vérité en peinture Bibliographie : Paul Cézanne, Correspondance, Paris, Grasset, 1978. John Rewald, Cézanne, Paris, Flammarion, 2011, (1986). 29 juin - 14 octobre 2013 Petra Ten-Doesschate, Correspondance de Courbet, Flammarion, Paris, 1996 (1992). Offre pédagogique à destination des publics scolaires Catalogues d’exposition Gustave Courbet, galeries nationales du Grand Palais, éditions de la Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2007. Cézanne dans les musées nationaux par Michel Hoog, Orangerie des Tuileries, édition de la Réunion des Musées Nationaux, Paris 1974. 02 La genèse de l’œuvre : créer d’après des maîtres reconnus 05 Une vision artistique nouvelle : une mise en question des genres - L’ autoportrait - Le portrait : maîtres à penser, critiques d’art, marchands d’art et collectionneurs - Le nu - Le paysage : perspective, matérialité, série - La nature morte - Conclusion : la vérité en peinture Cézanne, les dernières années (1895-1906) par Hélène Adhémar, galeries nationales du Grand Palais, édition de la Réunion des Musées Nationaux, Paris 1978. Cézanne et Paris, sous la direction scientifique de Denis Coutagne, Musée du Luxembourg, éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 2011. 12 Analyses d’œuvres 23 Propositions pédagogiques Courbet/Cézanne : la vérité en peinture sous la direction scientifique de Denis Coutagne, Musée Gustave Courbet, Fage Editions, Lyon, 2013. - l’autoportrait - le portrait - le nu - le paysage - la nature morte 01 prendre la peinture des maîtres. (cf. Analyses d’œuvres > Autoportrait, p. 12). Gustave Courbet, Prisonnier d’Alger d’après Géricault. Musée Courbet, Ornans. Comme Courbet, Paul Cézanne « monte » à Paris en avril 1861 encouragé par son ami d’enfance Emile Zola. Il s’inscrit à l’académie suisse. À cette époque, un groupe de jeunes paysagistes vient étudier la figure humaine : Camille Pissarro y est présent depuis 1857, Claude Monet en 1860, Armand Guillaumin, Antoine Guillemet. Cézanne passe les après-midi à copier dans les musées au Louvre comme au Luxembourg. « J’ai vu, c’est naïf à dire, le Louvre et le Luxembourg et Versailles. Tu le sais les tartines que renferment ces admirables monuments, c’est épatant, esbroufant, renversant 2. » La génèse de l’œuvre : créer d’après des maîtres reconnus Courbet arrive à Paris en décembre 1839. Il se rend régulièrement au Salon, aux musées du Luxembourg (musée d’art contemporain depuis 1818) et au Louvre pour y copier des tableaux1. Le peintre est inscrit à l’académie suisse où il étudie d’après modèle. Atelier de dessin qui ne dépend pas de l’Académie des Beaux-Arts, l’académie suisse a des droits d’inscription modestes ; il est ouvert à tous les artistes qui souhaitent dessiner et peindre à partir de modèles vivants. Gustave Courbet y est inscrit dès son arrivée à Paris. Un dessin portant la date de 1849 l’atteste. L’artiste ne cesse d’interroger les créateurs de son temps (le musée d’Ornans conserve la copie du Prisonnier d’Alger d’après Géricault peint en 1844), comme ceux du passé en parcourant les salles du Museum (Musée du Louvre). Un vagabondage esthétique à travers les coloristes comme Véronèse, Titien, Le Guerchin, Le Caravage, la peinture espagnole avec Vélasquez, Ribera, Zurbaran ou encore la peinture hollandaise avec Rembrandt. Un héritage transformé, détourné que l’artiste ne cesse d’interroger soit comme motif soit pour com- Comme Gustave Courbet, Cézanne interroge, se confronte à ses aînés : Rubens, Poussin, la sculpture des XVIe et XVIIe siècles avec Germain Pilon et Pierre Puget. Ses préférences éclatent dans de nombreuses études contenues dans ses carnets de croquis sous forme d’esquisses rapides, de dessins au trait. Les études se succèdent ainsi de 1864 à 1900. Il vient au musée comme on consulte l’oracle. Lorsqu’il travaille au portrait du marchand de tableau Ambroise Vollard en 1999 (Petit Palais), il rencontre un problème formel qui l’oblige à interrompre son travail. À son modèle qui lui demande quand il compte reprendre la séance, Cézanne lui répond que tout dépend de sa visite au musée. À Charles Camoin, qui se trouve à Paris, Cézanne lui suggère de faire « d’après les grands maîtres 1-P etra Ten-Doesschate Chu, Correspondance de Courbet, Paris, Flammarion, 1996, Lettre 41-1, p. 38. 2 - Paul Cézanne, Correspondances, Lettre à Joseph Huot, 4 juin 1861, Paris, Grasset, 1978, p. 122. Gustave Courbet, Le Réveil de Saint Jérôme d’après Le Guerchin. 02 décoratifs, Véronèse et Ru b e n s, d e s é t u d e s, mais comme vous ferez d’après nature 3 ». Dessiner au musée c’est s’acquitter d’un apprentissage, Paul Cézanne y p r é l è ve d e s d é t a i l s évoquant des tableaux, accumule des fragments qui sont des phrases retenues de sa lecture des maîtres, pour analyser une composition, un rapport de masse, des tracés de contours. La sculpture antique et classique lui propose un riche vocabulaire de formes : Puget, Pigalle, MichelAnge où il ne retient que l’essentiel, analysant les contours et l’articulation des masses. Cézanne est un sculpteur de peinture, il se passionne pour le modelé, le volume, les jeux d’ombres et de lumière. Il conserve dans son atelier des Lauves un « Amour en plâtre » attribué à Pierre Puget et qui est le motif de nombreuses natures mortes et d’aquarelles comme la copie en plâtre d’après l’Ecorché de Michel-Ange. La figure d’Ecorché attribuée à Michel Ange apparaît dans l’arrière–plan du tableau Joueurs de dames de Gustave Courbet, ou encore dans L’Homme à la ceinture de cuir (cf. analyse d’œuvres p. 12). Copie en plâtre d’après l’Ecorché de Michel-Ange, Atelier des Lauves, Aix-en-Provence, 21,5 x 15. L’Ecorché, dont on a retiré la peau, est une reproduction qui se trouve dans nombre d’ateliers privés et d’académies. Gustave Courbet et Paul Cézanne en font une relecture régulière dans leurs peintures. La figure sculptée par sa position contre-nature met en tension les muscles crispés, la torsion violente du corps. Une pose tragique du corps, tourmentée, déformée qui devient l’emblème, pour le XIXe siècle de la lutte de l’artiste pour son art. 3-C orrespondances, op. cit., Lettre à Charles Camoin, le 3 février 1902, p.353 ; Charles Camoin (1879-1965) est un peintre né à Marseille qui, lorsqu’il accomplit son service militaire, est en garnison à Aix-enProvence et rencontre Cézanne à de nombreuses reprises. Cézanne exécute de nombreuses études de l’Ecorché, dix-neuf d’entre elles nous sont connues. Joachim Gasquet décrit ainsi une journée du peintre d’Aix : « …sa vie était réglée comme celle d’un moine. Il se levait avec le jour, le plus souvent allait à la première messe, rentrait, une heure durant copiait quelque plâtre, L’Ecorché de Michel-Ange surtout, sous toutes ses faces, tournant autour de lui pour s’assurer de tous les mouvements 4…» Le peintre puise dans la couleur, la lumière, la touche des Vénitiens : Titien, Véronèse, dans les formes ciselées, intellectuelles de l’art florentin et romain. Avec Cézanne il y a comme un vaet-vient entre le Louvre et l’atelier, le Louvre et la nature. « Le Louvre est le livre où nous apprenons à lire. Nous ne devons cependant pas nous contenter de retenir les belles formules de nos illustres devanciers. Sortons pour étudier la belle nature 5 ». Il rejoint également Courbet dans la fascination éprouvée pour Rembrandt. Paul Cézanne est un grand admirateur de Gustave Courbet. Les références au peintre d’Ornans relèvent de témoignages rapportés par Joachim Gasquet. Ce dernier est un poète et un critique d’art qui a connu Cézanne et qui lui a consacré un livre rédigé en 1921, quinze ans après la mort du peintre d’Aix. L’auteur y apporte les conversations qu’il a eues avec Paul Cézanne et notamment au sujet de Courbet. - « Et Courbet ? » demande Joachim Gasquet à Cézanne lors d’une visite au Louvre. Ce dernier lui répond : - « C’est un bâtisseur. Un rude gâcheur de plâtre, un broyeur de tons. Il maçonnait comme un romain. Et lui aussi, en vrai peintre. Il n’y en a pas d’autres en ce siècle qui lui dégotte. Il a beau se retrousser ses 4 - Cité dans Mary Tompkins Lewis, « Courbet, Cézanne et l’Ecorché », catalogue exposition Courbet, Cézanne la vérité en peinture, p.105). 5 - Correspondances, op. cit., Lettre de Cézanne à Maurice Denis, Aix 1905, p. 392. 3 manches, se coller le feutre sur l’oreille, déboulonner la colonne, sa facture est d’un classique ! Sous ses grands airs fendants…Il est profond, serein, velouté. Il y a de lui des nus dorés, dorés comme une moisson, dont je raffole. Sa palette sent le blé... Oui, oui, Proudhon lui a tourné la tête, avec son réalisme, mais au fond, ce fameux réalisme, c’est comme le Romantisme de Delacroix, il ne le faisait, vaille que vaille, rentrer à grands coups de brosse que dans quelques toiles, ses plus tapageuses, les moins belles sûrement. Et encore, il est plus dans le sujet, son réalisme… Il voit toujours composé. Sa vision est restée celle des vieux. C’est comme le couteau, il ne s’en servait que dans le paysage. C’est un raffiné, un fignoleur. Vous savez le mot de Decamps. Courbet est un malin. Il fait de la peinture grossière, mais il met le fin par-dessus. Et moi, je dis que c’est sa force, le génie qu’il mettait par-dessous… Sa Vanneuse du Musée de Nantes, d’un blond si touffu, avec le grand drap roussâtre, la poussière du blé, le chignon tordu vers la nuque comme les plus beaux Véronèse… On peut la coller à côté de Velázquez, elle tiendra, je vous en donne ma parole.» - Joachim Gasquet ajoute : « Oui, je m’en souviens Courbet est le grand peintre du peuple… » – Et de la nature. Son grand apport, c’est l’entrée lyrique de la nature, de l’odeur des feuilles mouillées, des parois moussues de la forêt, dans la peinture du XIXe siècle, le murmure des pluies, l’ombre des bois, la marche du soleil sous les arbres. La mer. Et la neige, il a peint la neige comme personne !.... Les grandes vagues, celle de Berlin, prodigieuse, une des trouvailles du siècle bien plus palpitante, plus gonflée, d’un vert plus baveux, d’un orage plus sale que celle d’ici (la version aujourd’hui conservée au musée d’Orsay et que Paul Cézanne peut voir au Louvre), avec son échevellement écumeux, sa marée qui vient du fond des âges, tout son ciel loqueteux et son âpreté livide. On la reçoit en pleine poitrine. On recule. Toute la salle sent bon l’embrun… Ecoutez un peu, c’est une infamie que cette toile ne soit pas ici (Demoiselles de bords de Seine), et que L’Enterrement soit sacrifié, enterré dans cette espèce de couloir, là-bas… On ne peut pas le voir… Gasquet, Gasquet… Il n’y a que Courbet qui sache plaquer un noir, sans trouer la toile… Qui est-ce qui comprend Courbet ?... On le fout en prison dans cette cave… Je proteste. J’irai trouver les journaux, Vallès… Nous avons en France une machine pareille et nous la cachons… Qu’on foute le feu au Louvre, alors, tout de suite, si on a peur de ce qui est beau6… Quelques tableaux influencent Cézanne. Ainsi, le Baigneur au rocher peint vers 1867-1969, qui reprend l’une des Baigneuses de Courbet. Les deux maîtres, d’Aix comme d’Ornans, sont sur une même ligne, celle de la peinture qui devient l’outil de leur propre transposition du réel loin d’une reproduction de la réalité. 6 - Courbet vu par …Cézanne, Institut Gustave Courbet, bulletin n°112, février 2011, p. 23. Gustave Courbet, La Vague, 1870, huile sur toile, 59,7 x 91,4 cm, Phoenix Art Museum, The Louis Cates Memorial Fund 4 Une vision artistique nouvelle : une mise en question des genres L’autoportrait L’autoportrait est présent dans la peinture du Moyen Age comme une variante de la signature, mais c’est à partir du XVe siècle que le portrait du peintre par lui-même connaît un développement considérable. L’artiste scrute à la fois son visage, son corps comme tout être humain le fait lorsqu’il se regarde dans un miroir constatant le temps qui passe. Ces autoportraits personnels divergent des portraits d’artiste où le peintre agit en professionnel se montrant en train de se peindre ou entouré de tous les attributs de son métier. Il agit alors en personnage public. L’autoportrait est pour Gustave Courbet une initiation et une quête d’identité. Les œuvres de jeunesse sont constituées pour une bonne part d’autoportraits, une vingtaine d’œuvres témoignant des années de formation et de la mise en place de références. (cf. Analyse d’image p. 12 ). Les autoportraits sont aussi l’occasion d’affirmer sa figure publique. Il donne au genre une dimension inédite que s’approprie la caricature. Le portrait de l’artiste dans l’Atelier en 1855 proclame un nouveau statut de l’artiste au sein de la société. Pour Cézanne c’est plus d’une trentaine d’autoportraits, des représentations qui sont plus palette que miroir de l’âme où le peintre se dévoile plus que l’homme. Paul Cézanne répercute à travers l’autoportrait les innovations plastiques éprouvées avec les paysages et les natures mortes. Tous deux témoignent des interrogations propres aux artistes du XIXe siècle qui se prennent pour modèle (Van Gogh, Gauguin, Picasso). Quels genres d’hommes sont-ils pour être peintres ? Gustave Courbet, Portrait de Proudhon 1865, huile sur toile, 72,3 x 55,5 cm, Musée d’Orsay Le portrait Le XIXe siècle est le siècle du développement de la critique d’art et du marchand d’art, nouveaux intermédiaires entre le public et l’artiste. Les maîtres à penser L’essor de la presse : journaux, presse satirique, revues spécialisées comme L’Artiste créée en 1831, donnent la possibilité à chacun de suivre l’actualité artistique. Les artistes prennent part aux discussions artistiques et sont férus de théorie. Les critiques d’art sont souvent des écrivains et des poètes. Charles Baudelaire rédige entre 1845 et 1859 de nombreux comptes rendus de salon, et admire Delacroix. Emile Zola défend Courbet puis les Impressionnistes avant de prendre ses distances avec ceux-ci dans son roman L’Œuvre (1886). Des journalistes professionnels sont aussi critiques d’art. Ainsi Jules Antoine Castagnary qui défendit Gustave Courbet et Félix Fénéon qui, lui, prit le parti des impressionnistes et des post-impressionnistes. Journaliste, philosophe et économiste, Pierre-Joseph 5 Proudhon fait de Courbet le peintre de ses théories sociales. Il l’affuble de l’étiquette de réaliste loin du programme de l’artiste qui considère la création de la représentation d’un sujet lié à la contemporanéité plus importante que l’image elle-même. Critiques d’art Emile Zola, ami d’enfance de Paul Cézanne, incite ce dernier à le rejoindre à Paris. Il soutient Paul Cézanne et tous « ceux qui marchent dans la nouvelle voie 7 ». Il n’hésite pas à soutenir publiquement les refusés du Salon en fustigeant les membres du jury qui « amputent l’art et n’en présentent à la foule que le cadavre mutilé 8». Selon lui, une œuvre d’art est « un coin de création vu à travers un tempérament 9 » ; il affirme que « la place de M. Manet est marquée au Louvre comme celle de Courbet. » Zola n’hésite pas à marquer sa préférence pour Edouard Manet. L’écrivain est peu sensible aux recherches plastiques de Cézanne et accorde plus d’importance aux sujets. Ceux de Cézanne ne sont Gustave Courbet, Portrait de Champfleury, 1855, papier marouflé sur toile, 46,3 x 38,1 cm, Paris, musée d’Orsay que des paysages ou des natures mortes alors que Manet s’inspire de la vie de tous les jours et de l’actualité, une peinture plus « naturaliste » dont Zola devient le défenseur. Zola publie en 1885-1886, L’œuvre, roman consacré à l’histoire d’un artiste dont les héros sont le peintre Claude Lantier et l’écrivain Pierre Sandoz. Paul Cézanne comprend que c’est lui et non Claude Lantier que Zola/Sandoz décrit comme un peintre raté, un génie « avorté ». Le 4 avril 1886, Paul Cézanne fait parvenir un bref billet le remerciant de son envoi du livre, sans marque d’intérêt et de mot d’amitié, une lettre qui termine la correspondance entre Zola et Cézanne et interrompt leur amitié de plus de trente ans. Marchands d’art et collectionneurs Dès le XVIIIe siècle les négoces spécialisés dans la vente d’œuvres sont fréquents. Watteau représente l’un d’eux dans L’Enseigne de Gersaint. La révolution du marché de l’art moderne commence réellement au XIXe siècle et plus particulièrement sous la Troisième république ; le rôle des marchands devient considérable, A. Vollard défend Van Gogh, Bonnard, Gauguin, le jeune Picasso et Cézanne. Vollard sera à l’origine de la première grande rétrospective du peintre d’Aix en 1895. Gustave Courbet et Paul Cézanne ont surtout des collectionneurs mécènes qui leur apportent le soutien financier dont ils ont besoin. Alfred Bruyas, fils d’un riche banquier de Montpellier, achète et commande à Gustave Courbet de nombreuses toiles et lui apporte les fonds nécessaires pour l’exposition personnelle du peintre en 1855. Victor Choquet va posséder une trentaine d’œuvres du peintre Paul Cézanne. Premier collectionneur à repérer et admirer l’œuvre de Cézanne, il est issu d’une famille aisée de filateur lillois, modeste employé des finances, il épouse l’héritière d’une petite fortune. Devenu rédacteur principal à la Direction des Douanes, il commence à collectionner. Il achète ainsi une petite Étude de nu qu’il place « entre un Delacroix et un Courbet 10 ». (Analyse d’œuvres p. 17 ). 7 - J . Rewald, Cézanne, Flammarion, 2011, p. 70. 8 - ( op. cit , p. 58) 9 - ( ut.supra) 10 - Denis Coutagne (sous la direction), Courbet/Cézanne, la vérité en peinture, Fages éditions, Lyon, 2013, p. 156. 6 Le nu Un des genres les plus importants dans la hiérarchie traditionnelle de la peinture, motif fondamental de la formation académique. Gustave Courbet a mis à mal le nu au Salon de 1853 avec les Baigneuses et le thème se trouve au centre de son tableau manifeste L’Atelier du peintre en 1855. Le peintre cherche à renouveler ses nus en méditant sur les grands modèles du passé. Gustave Courbet propose une relecture du thème classique du nu féminin couché en puisant dans les maîtres de la Renaissance. Cézanne est lui aussi fasciné par le nu féminin et découvre, lorsqu’il arrive à Paris, les nudités académiques. Lorsqu’il écrit à Joseph Huot, son camarade de jeunesse, Cézanne décrit ses premiers regards « Là, par contre, je vois un sourire enfantin : /Sur des coussins de pourpre une fille jolie/Etale de ses seins l’éclat de la fraicheur. /De frais petits amours voltigent dans l’espace ;/Coquette au frais minois se mire dans la glace./Gérome avec Hamon, Glaise avec Cabanel 11»... Ses premiers tableaux convoquent des nus aux chairs abondantes, tout en courbes et en rotondités, peintes à petites touches de pinceaux en forme de virgules. Le thème des baigneuses devient série ; les corps sont asexués, stylisés et les visages à peine esquissés. Paul Cézanne intègre les corps masculins et surtout féminins à la nature comme les pommes dans leur décor. Le problème du nu représenté au 11 - P aul Cézanne, Correspondance, Lettre à Joseph Huot, Paris, le 4 juin 1861, p. 122. sein de la nature est l’un des problèmes majeurs de la peinture et pose la question de l’expression de l’unité spatiale. La figuration du corps devient pour Cézanne l’occasion de recherches d’ordre plastique et pictural et non plus la tentation d’un thème à allusion littéraire. 7 Paul Cézanne, Baigneuses, vers 1870, 33 x 40 cm, collection particulière. Le peintre d’Aix compose une petite version des Baigneuses, des nus voluptueux sur un fond sombre. La composition s’inspire de Tannhäuser, opéra de Wagner dont la mise en scène en 1861 avait suscité de nombreuses polémiques. Tannhäuser est un captif volontaire de Vénus qui aspire à la liberté. La grotte souterraine, demeure de Vénus, est exprimée par les fortes verticales noires qui strient la partie gauche du paysage (stalactites) ; le vide bleuté figure le lac et les diagonales bleues qui strient l’arrière plan esquissent la cascade. La déesse est étendue au premier plan, les trois grâces à ses pieds dans des tons roses. Paysages La perspective Traditionnellement les figures sont accordées au caractère du paysage ou le paysage au caractère des figures : bucolique où les figures sont en harmonie avec le paysage ; mélancolique où l’homme s’engouffre dans le paysage ou encore héroïque où les figures dominent le paysage. Courbet propose des dispositifs insolites qui sont conformes aux vraies dispositions visuelles d’un promeneur dans un paysage. Parmi les procédés utilisés par le peintre, il en est un qui caractérise de nombreuses peintures de paysage : l’espace frontal (La Roche pourrie) ou encore l’espace fermé (Source de la Loue) le proche et le lointain cohabitent, suggérés par la réduction d’échelle des troncs d’arbre et le déplacement du point de fuite dans l’espace du spectateur exprimant la déambulation sur des sentiers forestiers (Ruisseau du Puits Noir). Cézanne fait lui aussi table rase du système traditionnel de représentation fondé sur la perspective dite albertienne, pour un espace construit en étroite dépendance avec son contenu. C’est l’objet représenté, pommes, figures, éléments de paysages, qui suggère la juste structure, profondément liée par la fragmentation (Portrait de Victor Choquet), la modulation tectonique de la couleur et l’affirmation de la surface (Rochers près des grottes au-dessus du Château Noir) à l’espace environnant. Le moindre détail de la composition est traité à la fois comme partie d’un tout et comme un tout en soi. Une unification qui implique la simplification formelle de l’objet : «Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d’un objet, d’un plan, se dirige vers un point central. Les lignes parallèles à l’horizon donnent l’étendue, soit comme section de la nature… Les lignes perpendiculaires à cet horizon donnent la profondeur. Or, la nature, pour nous hommes, est plus en profondeur qu’en surface, d’où la nécessité d’introduire dans nos vibrations de lumière, représentées par les rouges et les jaunes, une somme suffisante de bleutés, pour faire sentir l’air 12». Selon Cézanne le monde de la représen- tation devient un agencement de volumes dont l’ajustage se fait selon l’artiste par les couleurs et la touche. La matérialité Toute la démarche du « maître peintre d’Ornans » tend à s’approprier la réalité d’un site par un sentiment de proximité avec le motif. En remettant en cause le traitement pictural d’un tableau, il impose sa présence par la matérialité de la peinture. Celle-ci est présence de l’artiste, de sa main, de la peinture. La matière picturale est la présence du corps de l’artiste dans toute sa puissance. Le corps du peintre, qui apparaît dès le XVIII e siècle (abbé Jean-Baptiste Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, 1734). L’auteur prend plaisir à trouver la main du peintre, le geste, la ligne, le changement de valeur. Le spectateur peut éprouver ce même plaisir dans la matière, le faire et la manière dont l’artiste peint – plaisir de l’acte de peindre. Ce dernier invite le spectateur à s’identifier au peintre, au corps de l’artiste en acte dans un phénomène de projection et d’identification. La peinture s’avance pour créer un rapport à soi. Le tempérament de l’artiste est mis en avant : il exprime une puissance, un tourment. L’émancipation du sujet peintre, l’invention de l’artiste, le désir d’être peintre s’expriment dans ses autoportraits, dans son faire, dans la présence de la peinture (Source de La Loue, série des Vagues). 8 Paul Cézanne Carrière de Bibémus 12 - C ézanne, Correspondance, Lettre à Emile Bernard, 15 avril 1904, Grasset, Paris, p. 375. aquarelle, 60 x 50 cm Musée Granet Aix-en-Provence. La palette de Cézanne est composée de dix-huit couleurs (six rouges, cinq jaunes, trois bleus, trois verts, un noir) posées par touches qui fragmentent les formes. Une même touche glisse du rocher à l’arbre, de l’arbre à l’air qui l’environne. Le peintre relie ainsi tous les éléments de la composition rendant sensible le flux de la vie qui s’y propage. L’aquarelle va influencer sa peinture par ses valeurs esthétiques. Certaines toiles seront brossées comme de grands lavis transparents laissant apparaître la toile par endroit. Ces aquarelles dévoilent aussi le pouvoir de l’inachevé. La série Arbres, rochers, falaises, maisons, châteaux de leurs régions fascinent chacun des deux peintres. Leur peinture se construit dans ce fort enracinement territorial. Pourtant ce ne sont pas des refuges car tous deux sont mis de côté par les contemporains locaux, rejetés jusqu’à l’exil. Ce sont des possibilités esthétiques, des lieux essentiels de leur rapport à la nature parce qu’ils connaissent bien : « Ils n’ont pas de pays ces genslà… Pour peindre un pays il faut le connaître. Moi, je connais mon pays, je le peins. Ces sous-bois c’est chez moi ; cette rivière, c’est la Loue… celle-ci c’est le Lison ; ces rochers sont ceux d’Ornans et du Puits Noir. Allezy-voir : vous reconnaîtrez tous mes tableaux 13». Paul Cézanne aspire à la Provence lorsqu’il en est loin. « Je viens me recommander à vous et à votre bon souvenir pour que les chaînons qui me rattachent à ce vieux sol natal si vibrant, si âpre et réverbérant la lumière à faire clignoter les paupières et ensorceler le réceptacle des sensations, ne viennent point à se briser et me détacher pour ainsi dire de la terre où j’ai ressenti, même à mon insu ». Dans la même lettre il déclare devant le lac d’Annecy que « c’est toujours la nature, assurément, mais un peu comme on nous a appris à la voir dans les albums des jeunes voyageuses 14. » Cette connaissance de leur « pays » est essentielle pour la mise en question de la peinture qu’élaborent les deux artistes à travers la série. (Cf. Analyse d’œuvres p. 18) Paul Cézanne, La Montagne Sainte Victoire vue des Lauves, aquarelle 42 x 55 cm, Musée Granet, Aix-en-Provence. Les lignes du crayon indiquent l’attitude et l’emplacement des objets représentés. Cézanne néglige la gradation de l’obscur et des parties éclairées, les formes et les volumes qui se dégagent au-dessus de la limite marquée par le crayon composent avec la surface blanche du papier un complexe coloré. La nouveauté d’un sujet s’éloigne devant la répétition d’une même image. L’attention est alors attirée sur les flux de perception de l’artiste, son humeur modifiant ainsi ce qu’il voit et l’exprimant par une variété de manière sur la toile. Le choix n’est plus celui du spectateur mais ce sont les choix du peintre qui sont ainsi transposés. Le sujet de la peinture devient une mosaïque de décisions. 13 - G. Riat, « Gustave Courbet, peintre » in Pierre Courthion, Courbet raconté par lui-même et par ses amis, Genève, Pierre Cailler, 1948, p.227. 14 - Paul Cézanne, correspondance, Lettre à Joachim Gasquet, 21 juillet 1896, p. 316-317. 9 La série est pour les Impressionnistes une captation des variations de la nature, atmosphérique, lumineuse, elle témoigne pour de nombreux artistes de l’évolution plastique du sujet lui-même et devient l’une des pratiques des artistes du XXe siècle : G. Courbet, P. Cézanne, P. Mondrian, F. Léger, S. Delaunay, P. Picasso et la Suite Vollard, les Odalisques et les nus de dos de Matisse, A. Rodin, P. Rebeyrolle, J. Immendorf, A. Warhol, R. Lichtenstein, D. Hirsch… Les séries du Puits Noir et de la Source de la Loue sont au centre des recherches de composition et de technique picturale menées par Gustave Courbet. Différents cadrages, mises en question de l’illusion de la profondeur marquent ces expérimentations. Son propre regard s’approprie sans cesse les lieux qu’il connaît pour transposer ce que le peintre voit sans l’illusion de la représentation. Avec ces deux séries, il multiplie les points de vue, explorant les lieux qui le fascinent à travers une appropriation sans cesse renouvelée de son propre regard. Cet impératif sériel se retrouve chez Paul Cézanne qui, lui aussi, renouvelle les expériences visuelles au-delà de l’identification de motifs témoignant par un travail répété de sa démarche de peintre. La Montagne Sainte-Victoire, le site de Château Noir, la carrière de Bibémus sont des motifs qu’il ne va cesser de peindre. La peinture « réelle » est d’ordre émotionnel, obligeant à des innovations radicales tant au niveau de la perspective que dans la manière de construire le tableau par la couleur. Paul Cezanne, Neige fondante à Fontainebleau 1879-80. New York, Museum of Modern Art. Courbet, Paysage d’hiver, Wuppertal La nature morte Située au plus bas de la hiérarchie des genres, ne représentant ni l’homme ni de créature vivante, c’est la vie tranquille ou la vie «coyte» comme on nommait la nature morte au XVIIe siècle en France. Ce siècle est celui de l’apparition de la nature morte comme genre indépendant, oscillant entre exercice de style et leçon de philosophie. Les bodegones de la peinture espagnole, les vanités des peintres flamands et hollandais tirent de simples objets la leçon des plaisirs des sens et la fragilité de joies trop terrestres. À partir du milieu du XIXe siècle la nature morte participe au renouveau de l’écriture picturale avec Edouard Manet, Henri Fantin-Latour, Frédéric Bazille, Pierre-Auguste Renoir et Claude Monet. Gustave Courbet commence à peindre des natures mortes lorsqu’il est emprisonné à Sainte-Pélagie. Une dizaine d’années auparavant, lors d’un séjour en Saintonge, il avait peint des tableaux de fleurs dans la continuité de la tradition des natures mortes napolitaines baroques à la construction savante. Pendant et après son incarcération, il se lance dans une réinvention de la peinture à travers des motifs dépouillés de toute rhétorique ornementale. À travers la nature morte, Cézanne exprime des recherches de compositions complexes, aux formes simples et lisses avec, comme éléments majeurs, des pommes. Ces motifs permettent au peintre de se concentrer sur la technique et la forme, grâce à leurs couleurs notamment, et à leurs dispositions multiples. 10 Conclusion La vérité en peinture La transposition picturale donne une image fausse de la réalité, reconstruction intellectuelle fondée sur les proportions, les convenances et l’harmonie. Gustave Courbet comme Paul Cézanne mettent à mal le rapport de la figuration aux convenances. Une figuration qui relève jusqu’au XVIIIe siècle du régime esthétique de la mimèsis. Le peintre d’Ornans recherche une certaine forme de vérité à travers la présence de la peinture et le lien avec le spectateur : la matière picturale est présence du corps de l’artiste. Ce plaisir de l’acte de peindre est éprouvé par le spectateur à travers la matière qui s’affirme contre le tableau. La vérité est celle du regard et du rendu. Gustave Courbet travaille par la mémoire contre l’imagination. La chose de la nature ne se laisse pas maquiller, arranger selon le goût du spectateur, elle ne se laisse pas supposée telle que la théorie ou la science souhaite la constituer. Créateur puis regardeur se saisissent de l’objet créé, l’effet de vérité tient dans ce second temps, celui de la pression du visible qui sature la perception. Le peintre d’Aix conçoit l’acte de peindre comme un report de ses choix, de ses décisions. Il bouscule le système rationnel de la perspective albertienne pour concevoir une construction dépendante de son contenu. L’objet, qu’il soit nature morte, portrait, élément de paysage, suscite la juste structure. Cézanne poursuit ses recherches autour de la quête d’une véritable unité de l’espace du tableau et de l’espace de la représentation. L’accès à la forme se fait par le travail de la couleur sans la prévision du dessin ni d’une construction imposée. Le tableau ne se laisse plus construire du point de vue du spectateur (selon un axe de perspective) mais doit venir au visible de lui-même. Ce sont les choses qui dominent le visible. « Quand je verrai la chose sera faite sans que je le veuille 15 ». Pour Cézanne, « quand [les tons] sont harmonieusement juxtaposés et qu’ils y sont tous, le tableau se modèle tout seul 16 ». Les peintres se laissent donc impressionner par la chose vue. « Le beau est dans la nature et se rencontre dans la réalité sous les formes les plus diverses. Dès qu’on l’y trouve il appartient à l’art ou plutôt à l’artiste qui sait l’y voir. Dès que le beau est réel et visible, il a en lui-même son expression artistique. Mais l’artiste n’a pas le droit d’amplifier cette expression. Il ne peut y toucher qu’en risquant de la dénaturer, et par suite de l’affaiblir. Le beau donné par la nature est supérieur à toutes les constructions de l’artiste 17 ». « Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai 18 » surenchérit Paul Cézanne. 11 Paul Cézanne, Le village de Gardanne, 1885-1886 huile et crayon Conté sur toile, 92.1 x 73.2 cm, Brooklyn Museum, Ella C. Woodward Memorial Fund and the Alfred T. White Memorial Fund, 23.105 16 - Conversations, p. 36 Emile Bernard in Paul Cézanne «l’Occident», février-mars 1904. 17 - Correspondance de Courbet, Lettre aux jeunes artistes, 25 décembre 1861, p.184. 15 - C ourbet Ecrits, propos et témoignages, Paris, Hermann, 2001, p. 280-281. 18 - Paul Cézanne, Correspondance, Lettre à Emile Bernard, 23 octobre, 1905, p.394. Analyses d’œuvres Autoportraits Petit portrait de l’artiste au chien noir Le tout jeune artiste pose devant un fond indéterminé, figuré à mi-corps et placé largement de trois quarts, séparé du spectateur par une table disposée parallèlement au tableau. Un petit chien noir, « un épagneul pur sang » donné par l’un de ses amis est installé sur les genoux du peintre. (Chu, Lettre à ses parents, Paris, mai 1842, 42-3 p.43. 3 « J’ai maintenant un superbe petit chien noir, un épagneul pur sang qui m’a été donné par un de mes amis »). Le bras que termine une main à la longueur inaccoutumée occupe le premier plan. Gustave Courbet a vingt-trois ans il se représente sans artifice, sans accessoire qui le situerait socialement et professionnellement. L’autoportrait s’inscrit dans une formule empruntée au XVIe siècle où la surface du tableau devient un miroir fictif. Dans l’Autoportrait au miroir convexe de Girolamo Le Parmesan (musée d’art historique de Vienne), daté de 1524, que Gustave Courbet a probablement découvert par une gravure, se retrouve cette même déformation évoquant l’instabilité des formes, le passage, la transformation en cours. Courbet alors jeune peintre exprime ainsi à travers le miroir du tableau l’incessant changement du moi. Gustave Courbet Petit portrait de l’artiste au chien noir 1842, huile sur toile 27,5 x 22 cm Pontarlier, musée municipal L’homme à la ceinture de cuir Comme le portrait de l’artiste au chien noir, le portrait de l’homme à la ceinture de cuir fait référence à un maître ancien, Le Titien dont le tableau l’Homme aux gants daté de 1520/1523 est conservé au musée du Louvre et que Gustave Courbet copie. En effet, la copie de l’Homme aux gants s’est révélée sous la composition actuelle. Ce palimpseste esthétique a été découvert lors de la radiographie de la toile, réutilisée par Courbet. Ce dernier a peint son portrait tête-bêche. Gustave Courbet L’Homme à la ceinture de cuir 1845-1846 huile sur toile 105 x 81,2 cm Paris, musée d’Orsay La copie apparaît comme plus contrastée, d’un modelé plus vigoureux, le visage comme la main droite du personnage sont travaillés avec des couleurs de forte densité. Courbet a juxtaposé visage et main droite qu’il a placés dans l’axe de la première étude, utilisant les blancs de la chemise du premier modèle pour servir de fond à sa propre main et à son visage. Il s’accoude à une table sur laquelle sont posés un portefeuille de dessins, un porte-crayon ; sa tête effleure sa longue main droite qui semble caresser sa joue. Sa main gauche s’accroche au ceinturon. Il se met en scène dans un contexte d’atelier, la figure de l’Ecorché est vue de dos. Il accompagne ce portrait à la fois professionnel par les accessoires 12 et psychologique par le choix du tableau du Titien où le jeune homme est marqué d’une grande force psychologique. Gustave Courbet a assimilé le vocabulaire du Titien. Un clair-obscur, opposant le fond et le vêtement sombre aux carnations claires, met en valeur les mains soulignées par le revers de la chemise blanche et le visage entouré de cheveux noirs fondus dans le fond. L’intérêt est ainsi porté sur ce qui caractérise la personnalité du modèle. Le contraste entre le visage et les mains laisse deviner une sensibilité énergique (la main sur la ceinture) et mélancolique (la longue main souple et fine hypertrophiée caressant la joue et les cheveux). L’étude du laboratoire de recherches des Musées de France a permis de distinguer par la différence des rendus, le Courbet copiste du Courbet créateur. (S. Delbourgo, L. Faillant, Autoportraits de Gustave Cour- bet, in Les Dossiers du département des peintures, n°6, Gustave Courbet Autoportrait vers 1850 huile sur toile marouflée 50 x 40 cm Besançon, Musée des Beaux-Arts et d’archéologie édition des Musées Nationaux, Ivry, 1973, p.17 à 22). La couche picturale est marquée par les hésitations et les recherches du peintre pour se rapprocher de la reproduction aussi fidèle que possible de la couleur de son modèle. Ainsi dans l’ombre du cou de l’homme à la ceinture de cuir est apparue sous l’épaisse couche grise, une superposition de couches, beige clair, jaune, blanche, puis jaune bleuté qui sont autant de tentatives de Courbet pour traduire la couleur de la chemise de l’homme aux gants telle qu’il la percevait au XIXe siècle. De même sous le rose de la main gauche du portrait apparaît une succession de couches brunes, jaune, rougeâtre et enfin brun foncé pour obtenir le fond brun doré du tableau du Titien. Courbet créateur par la gestuelle contradictoire des mains et la douceur du visage posé sur la main qu’accentue la tension entre gravité, silencieuse et mélancolique et énergie des veines reliant poignet et main, comme les doigts agrippés à la ceinture. Autoportrait 1850 L’autoportrait est placé en buste, de trois quarts, le regard fixe sollicite le spectateur. La composition est construite par le contraste dramatique de l’ombre d’où émerge le visage grave de l’artiste. Courbet rejoint ici Caravage et Rembrandt, notamment par le portrait de l’artiste tête nue de 1633 conservé au musée du Louvre. Le support de l’autoportrait est fait de plusieurs bandes de toile dont la bande centrale qui porte encore les traces d’une œuvre antérieure, une étude du corps féminin, celui d’Angélique dans Roger délivrant Angélique, (Ingres, 1819). Gustave Courbet revendique par la touche rapide et large une dimension picturale qui l’emporte sur la ligne. Pour Gustave Courbet, à travers des travestissements successifs, c’est l’artiste libre et créateur qui se dégage progressivement. Le spectateur est pris à témoin et est amené à participer à cette innovation du sens du portrait de l’artiste qui se présente en solitaire et en incompris : tout en mettant en place des références qui seront siennes dans tout son œuvre peint. « [...] J’ai fait dans ma vie bien des portraits de moi, au fur et à mesure que je changeais de situation d’esprit ; j’ai écrit ma vie, en un mot. Le troisième avant-dernier était le portrait d’un homme râlant et mourant, (l’Homme blessé, peint en 1844) l’avant dernier était le portrait d’un homme dans l’idéal de l’amour absolu à la manière de Gœthe, Georges Sand, (l’Homme à la ceinture de cuir). Enfin est arrivé celui-ci. Il m’en reste un à faire, c’est l’homme assuré dans son principe, c’est l’homme libre. [...]» (Lettre à Bruyas, 3 mai 1854) – l’Homme à la pipe conservé à Montpellier, musée Fabre –. 13 Paul Cézanne Portrait de l’artiste 1875, 64 x 54 cm Paris, musée d’Orsay Pour Cézanne c’est plus d’une trentaine d’autoportraits, des représentations avant tout de peinture et des innovations qui jalonnent son œuvre. Dans l’autoportrait de 1875, Cézanne se peint dans l’atelier parisien du 13 quai d’Anjou. Il se place devant un large fragment du tableau d’Armand Guillaumin Temps pluvieux conservé actuellement au musée de Houston. À mi-corps buste et de trois quarts, la tête se tourne à gauche vers le spectateur, la barbe et les cheveux embroussaillés. Cézanne nous scrute comme un modèle. Il utilise une touche longue, épaisse, irrégulière qui s’enchevêtre dans un format proche du carré au niveau de son épaule droite. La barbe est traitée par des touches circulaires. L’Autoportrait de 1877, d’un format plus petit, reprend la même posture mais dans un cadrage plus serré, en buste. Seule la tête est peinte de façon rigoureuse avec une touche régulière, posée avec application. Le reste du buste est à peine esquissé. Le regard est toujours aussi scrutateur, isolé par la barbe et la chevelure plus soignée. Le traitement s’occupe surtout de l’aspect formel donnant une image sobre et simplifiée presque monumentale. Peu soucieux de son image publique avec ces petits formats, Paul Cézanne propose plutôt différentes déclinaisons de ses innovations picturales. Il peint ses traits comme il peint des pommes. Sur de nombreuses feuilles d’études Cézanne dessine côte à côte un portrait de lui et une pomme. Cézanne est le seul modèle qui ne déçoive pas le peintre : « La lecture du modèle, et sa réalisation, est quelquefois très lente à venir pour l’artiste ». (Correspondance, lettre à Charles Camoin, 9 décembre 1904, p. 384) 14 Paul Cézanne, Portrait de l’artiste , vers 1877 25,5 x 34,8 cm, Paris, musée d’Orsay Portraits Plus d’une vingtaine de peintures et de nombreux dessins ont pour modèle Hortense Fiquet, sa compagne puis son épouse. Cézanne rencontre Hortense, alors âgée de 18 ans, à Paris. Elle est originaire de Saligney dans le canton de Gendrey, en FrancheComté. Vers 1860 ses parents décident de « monter » à Paris. Son père travaille comme brocheur dans une imprimerie. Le fils de Cézanne et Hortense naît en 1872. Hortense ne deviendra l’épouse légitime qu’en 1886 sous la pression des parents de Cézanne. fuient vers un centre placé à notre horizon ». (Correspondance, lettre à Emile Bernard, juillet 1904, p.381). La surface colorée est structure et la couleur en particulier le bleu – couleur dominante – suggère une atmosphère sereine. Il s’agit assurément d’un portrait d’une grande retenue, élégant, icône moderne à laquelle répondent en écho les nombreuses variantes sur la tête du sculpteur Constantin Brancusi (Muse, Mademoiselle Pogany). Portrait de Madame Cézanne Portrait en buste, le visage d’Hortense s’inscrit dans un ovale presque parfait présenté de manière frontale. Le décor est à peine suggéré ; il n’existe aucune présence de la réalité ; la rencontre de deux plans de différentes couleurs crée une ligne entre les brunvert au bleu ciel. « Je veux dire, que dans une orange, une pomme, une boule, une tête, il y a un point culminant ; et ce point est toujours – malgré le terrible effet : lumière et ombre, sensations colorantes – le plus rapproché de notre œil ; les bords des objets Gustave Courbet, Portrait d’Alfred Bruyas dit Bruyas malade, 1854, huile sur toile, 46 x 38 cm, Montpellier, musée Fabre. Paul Cézanne, Portrait de Madame Cézanne, entre 1885 et 1890, huile sur toile, 47 x 39 cm, Paris, musée d’Orsay Bruyas malade Alfred Bruyas est un riche amateur montpelliérain doublé d’un collectionneur averti. Il invite Gustave Courbet à passer l’été 1854 à Montpellier. Le peintre découvre des paysages nouveaux aux étendues planes et nues sous la lumière du midi. Il réalise notamment deux chefs-d’œuvre : une vue marine Mer à Palavas et La Rencontre. Alfred Bruyas commande un dernier portrait à Gustave Courbet alors que ce dernier est à Montpellier. Le visage est inscrit dans une mise en page singulière avec le haut du fauteuil occupant tout l’espace arrière. Le portrait est cadré en buste, la 15 tête appuyée sur le fauteuil est légèrement inclinée contre la main gauche de Bruyas. La chevelure aux reflets gris-vert s’oppose à la couleur complémentaire rousse de la barbe qui repousse le visage, accentue le creusement des traits et le teint très pâle, presque transparent. C’est le portrait d’un esprit tourmenté, maladif, dépressif, reclus dans une atmosphère de convalescent que suggèrent la chemise dégrafée d’un blanc éclatant, la dentelle et les rouges très délicats. Gustave Courbet propose un portrait physique et psychologique. Théophile Silvestre, critique et historien de l’art, est le conseiller artistique d’Alfred Bruyas. Face à ce portrait, il admire les qualités de pénétration et d’expression (Gustave Courbet, catalogue de l’exposition, 13 octobre 2007 - 28 janvier 2008, Réunion des Musés nationaux, Paris, 2007, p. 213). Portrait de Victor Choquet Réalisé dans un même format, le portrait de Victor Choquet propose un sens différent au genre du portrait. Le portrait est celui d’un collectionneur calé dans un fauteuil de style Louis XVI et entouré d’objets et de ses tableaux, formule type de portrait d’un collectionneur. La toile est peinte dans la salle à manger de la rue de Rivoli. Tête et corps de face, jambes de profil, chaussées de pantoufles sur un épais tapis à motifs géométriques, le collectionneur pose devant un bureau à cylindre. Une longue silhouette qui, déployée, ferait éclater les limites du tableau, un corps tout en angulosité et en sécheresse faisant écho à la géométrie du fond : cadres dorés et rectangulaires, bureau, tapis composé de bandeaux géométriques de couleur vert-bleu. La composition du tableau organise un espace géométrique dans lequel s’inscrit le modèle comme un motif. Les taches rouges du fauteuil parsèment le papier peint du bureau comme les touches colorées géométriques du peintre rappellent les plans de couleur du bureau et du tapis. Cézanne donne à voir un portrait qui n’est ni ressemblant ni psychologique, mais cherche à transposer sa vision, sa perception. De la réalité physique de son modèle, il retient la longue silhouette un peu anguleuse. L’identité est effacée au profit d’un allongement des formes (le visage, les mains, les jambes) et d’un jeu sur les variations colorées organisées comme des plans. La couleur prédomine sur le dessin dont traits et limites disparaissent sous la brosse plate et le pinceau de l’artiste. Paul Cézanne, Portrait de Victor Choquet, 1877, 45 x 38,1 cm, huile sur toile, Colombus Museum of Art 16 Gustave Courbet, Nu couché devant la mer, 1868, huile sur toile, 46,5 x 55,6 cm, Philadelphia Museum of Art. Le nu Une femme nue éveillée est allongée devant un paysage maritime. Le corps semble couché au fond d’une barque, le voile du bateau propose comme une draperie liée au bastingage par une corde qui reprend la ligne du corps féminin. À l’arrière-plan deux bandes délimitent la mer et le ciel. Le corps se tourne vers le spectateur, lui offrant seins, ventre et sexe. Les deux bras sont passés autour de la tête mettant en valeur la pilosité des aisselles dans la gestuelle traditionnelle du dévoilement et de la mise en valeur de la beauté. Détail provocant qui transgresse la tradition actualisant un type de peinture né dans les premières années au XVIe siècle à Venise. L’invention attribuée à Giorgione puis à Titien est désignée sous le nom de Vénus, nudité qui renvoie à la mythologie et à la perfection physique idéale. Gustave Courbet puise dans nombre d’œuvres vues au Louvre comme Eva Prima Pandora de Jean Cousin ou encore la Vénus du Prado du Titien. L’artiste d’Ornans a pu également voir Femme nue couchée de Delacroix (Eugène Delacroix, étude de femme nue couchée sur un divan dit Femme aux bas blancs, vers 1825, musée du Louvre) et la série des Femmes nues ou odalisques d’Ingres. La Femme à la vague (The Metropolitan Museum of Art), réalisée la même année, reprend par son attitude légèrement inclinée les bras relevés au-dessus de la tête Nu couché devant la mer. Gustave Courbet transpose la sensualité du désir à travers texture et pose. Cézanne reprend de façon incessante des études de Baigneuses à partir des années 1870, esquisses lointaines des grandes compositions des années 1900-1905. (Grandes Baigneuses, 206 x 249 cm, 1898-1905, Philadelphie Museum of Art ; Les Grandes Baigneuses, 1904-1905, Londres, National Gallery). Trois figures féminines au bord de l’eau sont inscrites dans une composition pyramidale. L’une est assise et de dos, se tournant vers la gauche tandis qu’une seconde baigneuse debout de face la regarde. Cézanne situe à l’extrême gauche du tableau un voyeur surprenant les baigneuses. Toutes deux reprennent la gestuelle des 17 inversés des deux figures. La troisième baigneuse est isolée, un genou à terre elle forme un cercle. Le nu devient chez Cézanne un élément participant à la recherche d’un accord entre lui et l’espace. Elles sont avant tout belles picturalement, loin de représentations de nymphes ou de scènes de baignade. Cézanne se concentre sur des recherches formelles et sur l’inscription des figures dans le paysage. Les deux artistes changent le regard sur la femme à l’encontre des codes établis. Au-delà de la provocation, ils font de la peinture un corps à corps avec le réel, la peinture devenant chair. Paul Cézanne, Trois baigneuses, 1874-1875, huile sur toile, 19,5 x 22 cm, Musée d’Orsay. Baigneuses de 1853. Paul Cézanne conservait dans son atelier une reproduction du chef-d’œuvre de Courbet (Gustave Courbet, Baigneuses, huile sur toile, 1852, 227 x 193 cm, Montpellier, musée Fabre). Les gestes expressifs rappelant ceux du Christ et de Marie-Madeleine dans la scène Noli me Tangere ou celui de Matthieu dans Martyre de saint Matthieu par Caravage, inscrit le tableau de Courbet dans la tradition de la gestuelle dans l’art. Le geste dans l’histoire de l’art est l’un des moyens picturaux qui suscitent des réactions comparables à celles du vécu. Courbet comme Cézanne poursuivent leur remise en question de la peinture du passé à travers de nouvelles séquences reformulant le statut du peintre et du spectateur jouant le rôle de voyeur devant le nu féminin… Geste de recul et geste de surprise, Cézanne en fait des éléments de construction, les deux figures se font face mais leur corps comme leurs gestes s’opposent ; le regard de la figure debout est dirigé vers celle qui est assise de dos qui, elle, est tournée vers la gauche suivant des yeux le bras qui semble repousser une figure située à l’extrême gauche. Les deux baigneuses sont liées au paysage qui est de même nature. L’arbre posé en oblique sur la gauche des deux figures possède un tronc presque parallèle au dos de la baigneuse debout et la ligne de son feuillage répond en écho aux bras tendus mais Gustave Courbet, Ruisseau du Puits noir, 1855, huile sur toile, 104 x 137 cm, Washington, National Gallery of Art. Le paysage Le Puits Noir est le nom donné à un site proche d’Ornans où le ruisseau de la Brème coule lentement au milieu des rochers dans une gorge étroite et assombrie par une végétation luxuriante. C’est son premier vrai succès en peinture, Gustave Courbet réalise entre 1860 et 1865 un très grand nombre de variations de ce ravin encaissé. Le thème est traité par Gustave Courbet comme un espace sombre et fermé, propice à un repli du peintre sur lui-même. 18 Le tableau de 1855 est composé par un équilibre des masses se dressant de chaque côté du ruisseau. L’horizon est bouché par un écran végétal et une paroi de falaise traversée de ponctuations de lumière. Les feuillages s’ouvrent sur une minuscule parcelle de ciel bleu. La profondeur est accentuée par des troncs d’arbres placés au centre de la composition. Ceux-ci semblent être le pivot d’une composition fondée sur l’extérieur avec le ruisseau qui se déverse vers le spectateur hors du cadre. Le regard s’enfonce vers les profondeurs, guidé par la lumière qui frappe la paroi rocheuse. La suggestion de la profondeur est mise à mal par la technique du peintre. Partant d’un fond noir il applique et traite les couches successives au couteau dans une facture allusive, une matière dense et rugueuse qui traduit la roche, les aspérités, les anfractuosités, les crevasses et les éboulements, contrastant avec le feuillage plus léger laissant passer la lumière. Gustave Courbet, La Source de la Loue, 1864, huile sur toile, 98,4 x 130,4 cm, Washington, National Gallery of Art. La source de la Loue est le thème de la seconde série que traite l’artiste franc-comtois. Le peintre réalise différentes versions qui mettent en valeur les recherches de Gustave Courbet en matière de composition et de technique comme sa fascination pour la géologie de sa région natale. La source, d’où s’échappe la résurgence de la Loue, est cadrée au plus près, un ouvrier du moulin donne une échelle et une note solitaire face à la puissante masse obscure de l’ouverture de la caverne. Aucune perspective, aucune suggestion de profondeurs. La paroi rocheuse impose au spectateur un mur de matière tactile, charnelle, l’attirant vers le noir du gouffre. La rupture avec le genre du paysage est totale. L’obscurité dominante est celle de la cavité. Le noir est aussi la première couche posée sur la toile, cette présence du fond de la toile renvoie à une perception du monde vue de l’intérieur, de l’autre côté de la peinture. Gustave Courbet aborde le thème de la source d’Ingres loin de l’alibi mythologique. Couleurs et formes sont distribuées avec des gestes puissants, déposées en pleine pâte par le couteau à palette ; les couleurs sont surtout textures minérales et aquatiques à même la surface de la toile. Courbet propose une allégorie réelle directement puisée dans la subjectivité du peintre. La Roche pourrie est une formation rocheuse près de Salins-les-Bains qui a été étudiée par Jules Marcou, géopaléontologiste et ami de Gustave Courbet. La physionomie chaotique et la particularité géologique des roches ferreuses et calcaires uniques du lieu amènent Jules Marcou à passer la commande du tableau à Gustave Courbet. Jules Marcou, le premier 19 à publier une carte géologique des États-Unis comme du monde, devient professeur de géologie et de paléontologie à l’École polytechnique fédérale de Zurich. Courbet fait le choix d’un cadrage resserré. Les roches occupent ainsi la quasi totalité de l’espace, à l’exception d’un mince bandeau de ciel éclairant et aérant la composition saturée de pierre, de terre et de végétation. Dans l’angle supérieur gauche, un pont, dressé entre deux escarpements où l’on devine une mince silhouette, marque l’échelle de la représentation. Cette commande inspirée par l’étude scientifique reste néanmoins dans la conception de la peinture de paysage menée par le peintre. La perspective classique disparaît au profit de l’expérience sensorielle d’un fragment de nature. La présence humaine est discrète face à ce fracas tellurique, témoin d’un temps d’avant l’homme. Gustave Courbet, La Roche pourrie, 1864, 59,7 x 73 cm, musée de Salins-les-Bains. Sur la route du Tholonet, à 5 km d’Aix, le Château Noir devient un des motifs de Cézanne. Entre 1887 et 1905, il peint dix-neuf huiles sur toile et une vingtaine d’aquarelles dans les sous-bois qui entourent la propriété. Paul Cézanne utilise un cadrage serré en contreplongée laissant le groupe des arbres dominer Paul Cézanne Rochers près des grottes au-dessus du Château Noir vers 1904, huile sur toile, 65 x 54 cm musée d’Orsay. sa composition. Le premier plan se confond avec l’ensemble des masses rugueuses et massives. À gauche du tableau, des arbres aux troncs et aux ramures enchevêtrées laissent passer quelques pans de ciel bleu. La toile est structurée par les touches devenues taches de couleur qui forment une trame irrégulière de coups de pinceau. La forme est décomposée en de multiples facettes, des traits de pinceau sombres et allusifs constituent la seule indication de profondeur. Cézanne transpose l’aspect permanent de la nature plutôt que des effets éphémères de la lumière. Les bleus du ciel sont ceux qui parsèment les rochers ramenant rochers et ciel sur un même plan. « Cézanne mettait du bleu pour faire parler son jaune, mais il s’en servait avec le discernement qui le caractérise en toute occasion, lui, et lui seul ». (H. Matisse, Ecrits et propos sur l’art , Hermann, Paris, 1992, p. 74.). « Il faut avoir le sentiment de la surface poursuit Matisse, savoir la respecter. Regardez Cézanne : pas un point dans ses tableaux qui s’enfonce ou qui faiblisse. Tout doit être ramené au même plan dans l’esprit du peintre ». (Cézanne, les dernières années (1855-1906), Paris, éditions des Musées Nationaux, Paris 1978, p. 152). Henri Matisse possédait plusieurs tableaux de Paul Cézanne dont les Trois baigneuses maintenant au Grand Palais et le paysage aux Rochers près des grottes au-dessus du Château Noir, conservé au musée d’Orsay. Comme Gustave Courbet, Paul Cézanne a pour ami un géologue, Fortuné Marion, directeur du Museum national de Marseille et qui initia Cézanne à l’histoire géologique de la montagne Sainte-Victoire et du plateau de Bibémus. 20 Gustave Courbet, Pommes, vers 1871, huile sur carton, 24,5 x 33,5 cm, Tokyo, National Museum of Western Art vertical. L’ensemble est vu en plongée achevant de brouiller l’espace. Le rejet de tout repère perspectif implique que les fruits sont avant tout des motifs picturaux et restent à l’intérieur de la surface picturale du tableau. Les fruits ne sont que des masses plastiques dont les contours sont affirmés par la touche. Mais cette présence du contour est effacée par la modulation aérienne et devient discontinue et imprécise. Ainsi le galbe de la pomme située à droite dans la partie supérieure est modelé par des touches orangées et ombrées par du bleu-vert. Ces touches vertes sont empruntées à l’ombre portée. La forme du fruit est perméable aux influences extérieures. La pomme et l’espace qui l’entoure s’équilibrent. Le passage entre le volume pur et son contenant spatial habille la pomme d’une incertitude formelle, entre solide et aérien. La nature morte Privé de paysages et de nus, Gustave Courbet peint de nombreuses natures mortes lors de son emprisonnement à Sainte-Pélagie. « Ici, j’ai imaginé de faire des tableaux de fruits curieux qui ont beaucoup de succès. Ma sœur m’a acheté des pommes, des poires, des raisins, qui m’ont bien servi à SaintePélagie 1 ». Quatre volumes rouges sur un fond neutre sont vus frontalement. Gustave Courbet cadre ces simples pommes dans un gros plan qui les magnifie. Elles surgissent du tableau, plus grandes que nature. Ces quatre pommes, motifs pauvres, sont riches par leur traitement pictural. Le pinceau a délimité un contour qui devient vite imprécis par la superposition des couches. Les reflets posés sur les galbes des pommes font écho au plan jaune-blanc sur lequel les fruits sont posés. Cet échange entre le fruit peint et l’extérieur transposé par le reflet va influencer Paul Cézanne. 21 Deux groupes de pommes sont disposés sur deux plans. Quatre pommes sont placées dans la partie supérieure du tableau dominant six autres pommes situées en contrebas et calées contre un plan 1-T en-Doesschate Chu, Correspondance de Courbet, Paris, Flammarion, 1996, Lettre à Juliette Courbet, 3 mars 1872, p. 404. Paul Cézanne, Pommes, 1878-1879, huile sur toile, 22,9 x 33 cm, New York, Metropolitan Museum of Art Bouteille, carafe, broc et citrons offre une composition particulière. Une carafe en verre, un pot à lait en céramique, des citrons vus frontalement sont posés sur un plateau vu en plongée. Là aussi, la perspective traditionnelle a disparu, tenant les objets et le fruit à l’intérieur de la surface du tableau. Le rectangle du tableau est un cadrage intérieur agissant comme un relai avec le décor mural horizontal et l’ensemble de lignes verticales des objets. La bouteille isolée et sa transparence, traitée en blanc, jouent un rôle de pivot renvoyant le regard au blanc du pichet. Le fond d’un gris bleuté à peine orangé est composé d’un décor géométrique mural entre horizontalité et verticalité. Les matières variées donnent lieu à des recherches subtiles entre opacité et transparence, entre reflets et absorption de la lumière par la céramique par exemple. La nature morte, devenue un genre indépendant, est pour Paul Cézanne un exercice pictural qui révèle sa pratique de peintre. Son organisation par Cézanne dans l’installation des différents éléments est à la fois intervention physique et pensée abstraite. La peinture qui en est faite est une matérialisation de sa pensée et de sa réflexion sur la peinture. 22 Paul Cézanne, Bouteille, carafe, broc et citrons. 1902-1906, huile sur toile, 44,5 x 60 cm, Madrid, musée Thyssen-Bornemisza Propositions pédagogiques Collège : arts plastiques Classe de sixième L’objet et les réalisations plastiques Nature morte/représentation en deux ou trois dimensions : matière et texture. Gustave Courbet : Pommes rouges / Branche de pommiers en fleurs. Paul Cézanne : Pommes / Bouteille, carafe, broc et citrons. Classe de cinquième Les images et leurs relations au temps et à l’espace. Courbet comme Cézanne proposent une représentation du temps. Les signes de cette simulation de temporalité sont présents à travers les différents points de vue et la matérialité de la peinture. Paul Cézanne : Maisons en Provence : la vallée de Riaux près de l’Estaque /Rochers près des grottes au-dessus du Château Noir. Gustave Courbet : La Roche Pourrie / Le Gour de Gonche / Source de la Loue / Ruisseau du Puits Noir La citation dans l’art Classe de troisième Gustave Courbet : L’homme à la ceinture de cuir / Autoportrait / Nu couché devant la mer L’expérience sensible de l’espace L’emprunt, la reproduction, le détournement. Paul Cézanne : Bethsabée d’après Rembrandt Espace perçu, espace représenté / Les différents rapports entre le corps de l’auteur et l’œuvre, entre le corps du spectateur et l’œuvre. Classes de quatrième Gustave Courbet : Source de la Loue / Ruisseau du Puits Noir / La vague. Les images et leurs relations au réel Paul Cézanne : Rochers près des grottes au-dessus du Château. Matérialité et virtualité. Paul Cézanne : Portrait de Victor Choquet / Portrait de Madame Cézanne / Trois baigneuses / Pommes / Aquarelles : Sainte-Victoire / Arbres et Rochers (Bibémus) Gustave Courbet : Nu couché devant la mer / La Vague / Pommes. 23 Collège : Histoire des arts Classe de quatrième Arts, ruptures, continuité Pistes d’étude : L’œuvre d’art et le dialogue des arts : citation et référence d’une œuvre à l’autre ; échanges et comparaisons entre les arts (croisements, correspondances, analogies, transpositions …). Arts plastiques Paul Cézanne : Bethsabée d’après Rembrandt / portrait de femme d’après Rubens / Baigneuses. Gustave Courbet : copie d’un autoportrait d’après Rembrandt, Nu couché devant la mer, L’homme à la ceinture de cuir d’après Titien. Littérature Émile Zola : Le ventre de Paris (1873) ; L’œuvre (1886) roman décrivant Paul Cézanne et puisant dans sa vie artistique. Honoré de Balzac : Le chef-d’œuvre inconnu, Cézanne y fait siennes des idées du peintre Frenhofer, héros du roman. Champfleury : Les demoiselles Tourangeau, roman à clés autour de la personnalité des trois sœurs de Courbet. Musique Tannhäuser, opéra de Richard Wagner. Lycée : arts plastiques (suite) Classe de première Figuration et abstraction Gustave Courbet : Source de la Loue / Ruisseau du Puits Noir / La vague / Le Gour de Conche / Environs d’Ornans / La Roche pourrie / Paysage de neige / Pommes rouges. Paul Cézanne : Rochers près des grottes au-dessus du Château / Portrait de l’artiste / Portrait de Victor Choquet / Bouteille, carafe, broc et citrons. Figuration et temps conjugués : Gustave Courbet : La Roche pourrie / La Vague Paul Cézanne : Rochers près des grottes au-dessus du Château / Pommes Classe de terminale L’œuvre, filiation et ruptures La citation, le détournement, la reproduction, l’emprunt. Gustave Courbet : l’homme à la ceinture de cuir / Autoportrait / Nu couché devant la mer. Paul Cézanne : Bethsabée d’après Rembrandt. Question limitative : Gustave Courbet : les enjeux liés à la question de la modernité La série, la répétition, le rejet de la perspective Lycée : arts plastiques 24 Classe de seconde De la matérialité première à la matérialité de l’œuvre Lycée : Histoire des arts Les propriétés physiques de la matière et la technique, l’expérience de la matérialité. Classe de première Gustave Courbet : Source de la Loue / Ruisseau du Puits Noir / La vague / Le Gour de Conche, Environs d’Ornans / La Roche pourrie / Paysage de neige / Pommes rouges. Enjeux théoriques et esthétiques (l’académie, les salons et la critique) Paul Cézanne : Rochers près des grottes au-dessus du Château / Maisons en Provence / Portrait de l’artiste / Portrait de Victor Choquet / Portrait de Madame Cézanne / Bouteille, carafe, broc et citrons / Pommes / Trois baigneuses. (enseignement de spécialité) Les arts et leur public Baudelaire/Courbet – Zola /Cézanne. Le rôle du public dans la création artistique : Salons, galeries, marchands, critiques et collectionneurs : Bruyas/Courbet – Choquet/Cézanne – A. Vollard/Cézanne.