Courbet/Cézanne, La vérité en peinture

Transcription

Courbet/Cézanne, La vérité en peinture
Courbet/Cézanne,
La vérité en peinture
Bibliographie :
Paul Cézanne, Correspondance,
Paris, Grasset, 1978.
John Rewald, Cézanne,
Paris, Flammarion, 2011, (1986).
29 juin - 14 octobre 2013
Petra Ten-Doesschate,
Correspondance de Courbet,
Flammarion, Paris, 1996 (1992).
Offre pédagogique à destination des publics scolaires
Catalogues d’exposition
Gustave Courbet, galeries
nationales du Grand Palais,
éditions de la Réunion
des Musées Nationaux,
Paris, 2007.
Cézanne dans les musées
nationaux
par Michel Hoog, Orangerie
des Tuileries, édition de
la Réunion des Musées
Nationaux, Paris 1974.
02
La genèse de l’œuvre : créer d’après des maîtres reconnus
05
Une vision artistique nouvelle : une mise en question des genres
- L’ autoportrait
- Le portrait : maîtres à penser, critiques d’art, marchands d’art et collectionneurs
- Le nu
- Le paysage : perspective, matérialité, série
- La nature morte
- Conclusion : la vérité en peinture
Cézanne, les dernières années
(1895-1906)
par Hélène Adhémar, galeries
nationales du Grand Palais,
édition de la Réunion des
Musées Nationaux, Paris 1978.
Cézanne et Paris,
sous la direction scientifique
de Denis Coutagne,
Musée du Luxembourg,
éditions de la Réunion des
Musées Nationaux, 2011.
12
Analyses d’œuvres
23
Propositions pédagogiques
Courbet/Cézanne :
la vérité en peinture
sous la direction scientifique
de Denis Coutagne,
Musée Gustave Courbet,
Fage Editions, Lyon, 2013.
- l’autoportrait
- le portrait
- le nu
- le paysage
- la nature morte
01
prendre la peinture des maîtres.
(cf. Analyses d’œuvres > Autoportrait, p. 12).
Gustave Courbet,
Prisonnier d’Alger d’après Géricault.
Musée Courbet, Ornans.
Comme Courbet, Paul Cézanne « monte » à Paris
en avril 1861 encouragé par son ami d’enfance
Emile Zola. Il s’inscrit à l’académie suisse. À cette
époque, un groupe de jeunes paysagistes vient
étudier la figure humaine : Camille Pissarro y est
présent depuis 1857, Claude Monet en 1860, Armand
Guillaumin, Antoine Guillemet. Cézanne passe
les après-midi à copier dans les musées au Louvre
comme au Luxembourg. « J’ai vu, c’est naïf à dire,
le Louvre et le Luxembourg et Versailles. Tu le sais
les tartines que renferment ces admirables monuments, c’est épatant, esbroufant, renversant 2. »
La génèse
de l’œuvre :
créer d’après
des maîtres
reconnus
Courbet arrive à Paris en décembre 1839. Il se rend
régulièrement au Salon, aux musées du Luxembourg (musée d’art contemporain depuis 1818) et
au Louvre pour y copier des tableaux1. Le peintre
est inscrit à l’académie suisse où il étudie d’après
modèle. Atelier de dessin qui ne dépend pas de
l’Académie des Beaux-Arts, l’académie suisse a des
droits d’inscription modestes ; il est ouvert à tous
les artistes qui souhaitent dessiner et peindre à
partir de modèles vivants. Gustave Courbet y est
inscrit dès son arrivée à Paris. Un dessin portant la
date de 1849 l’atteste.
L’artiste ne cesse d’interroger les créateurs de son
temps (le musée d’Ornans conserve la copie du
Prisonnier d’Alger d’après Géricault peint en 1844),
comme ceux du passé en parcourant les salles
du Museum (Musée du Louvre). Un vagabondage
esthétique à travers les coloristes comme Véronèse,
Titien, Le Guerchin, Le Caravage, la peinture espagnole avec Vélasquez, Ribera, Zurbaran ou encore la
peinture hollandaise avec Rembrandt.
Un héritage transformé, détourné que l’artiste ne
cesse d’interroger soit comme motif soit pour com-
Comme Gustave Courbet, Cézanne interroge, se
confronte à ses aînés : Rubens, Poussin, la sculpture
des XVIe et XVIIe siècles avec Germain Pilon et Pierre
Puget. Ses préférences éclatent dans de nombreuses
études contenues dans ses carnets de croquis sous
forme d’esquisses rapides, de dessins au trait. Les
études se succèdent ainsi de 1864 à 1900. Il vient
au musée comme on consulte l’oracle. Lorsqu’il travaille au portrait du marchand de tableau Ambroise
Vollard en 1999 (Petit Palais), il rencontre un problème formel qui l’oblige à interrompre son travail.
À son modèle qui lui demande quand il compte
reprendre la séance, Cézanne lui répond que tout
dépend de sa visite au musée.
À Charles Camoin, qui se trouve à Paris, Cézanne
lui suggère de faire « d’après les grands maîtres
1-P
etra Ten-Doesschate Chu, Correspondance de Courbet, Paris,
Flammarion, 1996, Lettre 41-1, p. 38.
2 - Paul Cézanne, Correspondances, Lettre à Joseph Huot, 4 juin 1861,
Paris, Grasset, 1978, p. 122.
Gustave Courbet, Le Réveil de Saint Jérôme d’après Le Guerchin.
02
décoratifs, Véronèse et
Ru b e n s, d e s é t u d e s,
mais comme vous ferez
d’après nature 3 ». Dessiner au musée c’est
s’acquitter d’un apprentissage, Paul Cézanne
y p r é l è ve d e s d é t a i l s
évoquant des tableaux,
accumule des fragments qui
sont des phrases retenues de sa
lecture des maîtres, pour analyser une
composition, un rapport de masse, des tracés
de contours.
La sculpture antique et classique lui propose un
riche vocabulaire de formes : Puget, Pigalle, MichelAnge où il ne retient que l’essentiel, analysant les
contours et l’articulation des masses. Cézanne est
un sculpteur de peinture, il se passionne pour le
modelé, le volume, les jeux d’ombres et de lumière. Il
conserve dans son atelier des Lauves un « Amour en
plâtre » attribué à Pierre Puget et qui est le motif de
nombreuses natures mortes et d’aquarelles comme
la copie en plâtre d’après l’Ecorché de Michel-Ange.
La figure d’Ecorché attribuée à Michel Ange
apparaît dans l’arrière–plan du tableau Joueurs
de dames de Gustave Courbet, ou encore dans
L’Homme à la ceinture de cuir (cf. analyse d’œuvres
p. 12).
Copie en plâtre d’après l’Ecorché de Michel-Ange,
Atelier des Lauves, Aix-en-Provence, 21,5 x 15.
L’Ecorché, dont on a retiré la peau, est une reproduction qui se trouve
dans nombre d’ateliers privés et d’académies.
Gustave Courbet et Paul Cézanne en font une relecture régulière
dans leurs peintures. La figure sculptée par sa position contre-nature
met en tension les muscles crispés, la torsion violente du corps.
Une pose tragique du corps, tourmentée, déformée qui devient l’emblème,
pour le XIXe siècle de la lutte de l’artiste pour son art.
3-C
orrespondances, op. cit., Lettre à Charles Camoin, le 3 février 1902,
p.353 ; Charles Camoin (1879-1965) est un peintre né à Marseille
qui, lorsqu’il accomplit son service militaire, est en garnison à Aix-enProvence et rencontre Cézanne à de nombreuses reprises.
Cézanne exécute de nombreuses études de l’Ecorché, dix-neuf d’entre elles nous sont connues.
Joachim Gasquet décrit ainsi une journée du peintre
d’Aix : « …sa vie était réglée comme celle d’un moine.
Il se levait avec le jour, le plus souvent allait à la
première messe, rentrait, une heure durant copiait
quelque plâtre, L’Ecorché de Michel-Ange surtout,
sous toutes ses faces, tournant autour de lui pour
s’assurer de tous les mouvements 4…» Le peintre puise dans la couleur, la lumière, la touche
des Vénitiens : Titien, Véronèse, dans les
formes ciselées, intellectuelles de
l’art florentin et romain. Avec
Cézanne il y a comme un vaet-vient entre le Louvre et
l’atelier, le Louvre et la
nature. « Le Louvre est
le livre où nous apprenons à lire. Nous ne
devons cependant
pas nous contenter
de retenir les belles
formules de nos
illustres devanciers.
Sortons pour étudier la
belle nature 5 ». Il rejoint
également Courbet dans
la fascination éprouvée pour
Rembrandt.
Paul Cézanne est un grand admirateur
de Gustave Courbet. Les références au peintre
d’Ornans relèvent de témoignages rapportés par
Joachim Gasquet. Ce dernier est un poète et un critique d’art qui a connu Cézanne et qui lui a consacré
un livre rédigé en 1921, quinze ans après la mort du
peintre d’Aix. L’auteur y apporte les conversations
qu’il a eues avec Paul Cézanne et notamment au
sujet de Courbet.
- « Et Courbet ? » demande Joachim Gasquet à
Cézanne lors d’une visite au Louvre. Ce dernier lui
répond :
- « C’est un bâtisseur. Un rude gâcheur de plâtre, un
broyeur de tons. Il maçonnait comme un romain. Et
lui aussi, en vrai peintre. Il n’y en a pas d’autres en
ce siècle qui lui dégotte. Il a beau se retrousser ses
4 - Cité dans Mary Tompkins Lewis, « Courbet, Cézanne et l’Ecorché »,
catalogue exposition Courbet, Cézanne la vérité en peinture, p.105).
5 - Correspondances, op. cit., Lettre de Cézanne à Maurice Denis,
Aix 1905, p. 392.
3
manches, se coller le feutre sur l’oreille, déboulonner
la colonne, sa facture est d’un classique ! Sous ses
grands airs fendants…Il est profond, serein, velouté.
Il y a de lui des nus dorés, dorés comme une moisson, dont je raffole. Sa palette sent le blé... Oui, oui,
Proudhon lui a tourné la tête, avec son réalisme,
mais au fond, ce fameux réalisme, c’est comme le
Romantisme de Delacroix, il ne le faisait, vaille que
vaille, rentrer à grands coups de brosse que dans
quelques toiles, ses plus tapageuses, les moins belles
sûrement. Et encore, il est plus dans le sujet, son réalisme… Il voit toujours composé. Sa vision est restée
celle des vieux.
C’est comme le couteau, il ne s’en servait que dans
le paysage. C’est un raffiné, un fignoleur. Vous savez
le mot de Decamps. Courbet est un malin. Il fait de
la peinture grossière, mais il met le fin par-dessus.
Et moi, je dis que c’est sa force, le génie qu’il mettait
par-dessous… Sa Vanneuse du Musée de Nantes,
d’un blond si touffu, avec le grand drap roussâtre,
la poussière du blé, le chignon tordu vers la nuque
comme les plus beaux Véronèse… On peut la coller
à côté de Velázquez, elle tiendra, je vous en donne
ma parole.»
- Joachim Gasquet ajoute : « Oui, je m’en souviens
Courbet est le grand peintre du peuple… »
– Et de la nature. Son grand apport, c’est l’entrée
lyrique de la nature, de l’odeur des feuilles mouillées,
des parois moussues de la forêt, dans la peinture
du XIXe siècle, le murmure des pluies, l’ombre des
bois, la marche du soleil sous les arbres. La mer. Et
la neige, il a peint la neige comme personne !.... Les
grandes vagues, celle de Berlin, prodigieuse, une
des trouvailles du siècle bien plus palpitante, plus
gonflée, d’un vert plus baveux, d’un orage plus sale
que celle d’ici (la version aujourd’hui conservée au
musée d’Orsay et que Paul Cézanne peut voir au
Louvre), avec son échevellement écumeux, sa marée
qui vient du fond des âges, tout son ciel loqueteux et
son âpreté livide. On la reçoit en pleine poitrine. On
recule. Toute la salle sent bon l’embrun…
Ecoutez un peu, c’est une infamie que cette toile ne
soit pas ici (Demoiselles de bords de Seine), et que
L’Enterrement soit sacrifié, enterré dans cette espèce
de couloir, là-bas… On ne peut pas le voir… Gasquet,
Gasquet… Il n’y a que Courbet qui sache plaquer un
noir, sans trouer la toile… Qui est-ce qui comprend
Courbet ?... On le fout en prison dans cette cave… Je
proteste. J’irai trouver les journaux, Vallès… Nous
avons en France une machine pareille et nous la
cachons… Qu’on foute le feu au Louvre, alors, tout
de suite, si on a peur de ce qui est beau6…
Quelques tableaux influencent Cézanne. Ainsi,
le Baigneur au rocher peint vers 1867-1969, qui
reprend l’une des Baigneuses de Courbet. Les deux
maîtres, d’Aix comme d’Ornans, sont sur une même
ligne, celle de la peinture qui devient l’outil de leur
propre transposition du réel loin d’une reproduction
de la réalité.
6 - Courbet vu par …Cézanne,
Institut Gustave Courbet, bulletin n°112, février 2011, p. 23.
Gustave Courbet, La Vague, 1870,
huile sur toile, 59,7 x 91,4 cm, Phoenix Art Museum,
The Louis Cates Memorial Fund
4
Une vision artistique
nouvelle :
une mise en question
des genres
L’autoportrait
L’autoportrait est présent dans la peinture du Moyen
Age comme une variante de la signature, mais c’est
à partir du XVe siècle que le portrait du peintre par
lui-même connaît un développement considérable.
L’artiste scrute à la fois son visage, son corps comme
tout être humain le fait lorsqu’il se regarde dans un
miroir constatant le temps qui passe. Ces autoportraits personnels divergent des portraits d’artiste
où le peintre agit en professionnel se montrant en
train de se peindre ou entouré de tous les attributs
de son métier. Il agit alors en personnage public.
L’autoportrait est pour Gustave Courbet une initiation et une quête d’identité. Les œuvres de jeunesse
sont constituées pour une bonne part d’autoportraits, une vingtaine d’œuvres témoignant des
années de formation et de la mise en place de références. (cf. Analyse d’image p. 12 ).
Les autoportraits sont aussi l’occasion d’affirmer sa
figure publique. Il donne au genre une dimension
inédite que s’approprie la caricature. Le portrait de
l’artiste dans l’Atelier en 1855 proclame un nouveau
statut de l’artiste au sein de la société.
Pour Cézanne c’est plus d’une trentaine d’autoportraits, des représentations qui sont plus palette que
miroir de l’âme où le peintre se dévoile plus que
l’homme. Paul Cézanne répercute à travers l’autoportrait les innovations plastiques éprouvées avec
les paysages et les natures mortes.
Tous deux témoignent des interrogations propres
aux artistes du XIXe siècle qui se prennent pour
modèle (Van Gogh, Gauguin, Picasso). Quels genres
d’hommes sont-ils pour être peintres ?
Gustave Courbet, Portrait de Proudhon
1865, huile sur toile, 72,3 x 55,5 cm, Musée d’Orsay
Le portrait
Le XIXe siècle est le siècle du développement de la
critique d’art et du marchand d’art, nouveaux intermédiaires entre le public et l’artiste.
Les maîtres à penser
L’essor de la presse : journaux, presse satirique,
revues spécialisées comme L’Artiste créée en 1831,
donnent la possibilité à chacun de suivre l’actualité artistique. Les artistes prennent part aux
discussions artistiques et sont férus de théorie.
Les critiques d’art sont souvent des écrivains et
des poètes. Charles Baudelaire rédige entre 1845
et 1859 de nombreux comptes rendus de salon,
et admire Delacroix. Emile Zola défend Courbet
puis les Impressionnistes avant de prendre ses distances avec ceux-ci dans son roman L’Œuvre (1886).
Des journalistes professionnels sont aussi critiques
d’art. Ainsi Jules Antoine Castagnary qui défendit
Gustave Courbet et Félix Fénéon qui, lui, prit le parti
des impressionnistes et des post-impressionnistes.
Journaliste, philosophe et économiste, Pierre-Joseph
5
Proudhon fait de Courbet le peintre de ses théories
sociales. Il l’affuble de l’étiquette de réaliste loin du
programme de l’artiste qui considère la création de
la représentation d’un sujet lié à la contemporanéité plus importante que l’image elle-même.
Critiques d’art
Emile Zola, ami d’enfance de Paul Cézanne, incite
ce dernier à le rejoindre à Paris. Il soutient Paul
Cézanne et tous « ceux qui marchent dans la nouvelle voie 7 ». Il n’hésite pas à soutenir publiquement
les refusés du Salon en fustigeant les membres
du jury qui « amputent l’art et n’en présentent à
la foule que le cadavre mutilé 8». Selon lui, une
œuvre d’art est « un coin de création vu à travers
un tempérament 9 » ; il affirme que « la place de
M. Manet est marquée au Louvre comme celle de
Courbet. » Zola n’hésite pas à marquer sa préférence
pour Edouard Manet. L’écrivain est peu sensible aux
recherches plastiques de Cézanne et accorde plus
d’importance aux sujets. Ceux de Cézanne ne sont
Gustave Courbet, Portrait de Champfleury, 1855,
papier marouflé sur toile, 46,3 x 38,1 cm,
Paris, musée d’Orsay
que des paysages ou des natures mortes alors que
Manet s’inspire de la vie de tous les jours et de
l’actualité, une peinture plus « naturaliste » dont
Zola devient le défenseur.
Zola publie en 1885-1886, L’œuvre, roman consacré à
l’histoire d’un artiste dont les héros sont le peintre
Claude Lantier et l’écrivain Pierre Sandoz. Paul
Cézanne comprend que c’est lui et non Claude Lantier que Zola/Sandoz décrit comme un peintre raté,
un génie « avorté ». Le 4 avril 1886, Paul Cézanne fait
parvenir un bref billet le remerciant de son envoi du
livre, sans marque d’intérêt et de mot d’amitié, une
lettre qui termine la correspondance entre Zola et
Cézanne et interrompt leur amitié de plus de trente
ans.
Marchands d’art et collectionneurs
Dès le XVIIIe siècle les négoces spécialisés dans la
vente d’œuvres sont fréquents. Watteau représente l’un d’eux dans L’Enseigne de Gersaint. La
révolution du marché de l’art moderne commence
réellement au XIXe siècle et plus particulièrement
sous la Troisième république ; le rôle des marchands
devient considérable, A. Vollard défend Van Gogh,
Bonnard, Gauguin, le jeune Picasso et Cézanne.
Vollard sera à l’origine de la première grande rétrospective du peintre d’Aix en 1895.
Gustave Courbet et Paul Cézanne ont surtout des
collectionneurs mécènes qui leur apportent le soutien financier dont ils ont besoin. Alfred Bruyas, fils
d’un riche banquier de Montpellier, achète et commande à Gustave Courbet de nombreuses toiles et
lui apporte les fonds nécessaires pour l’exposition
personnelle du peintre en 1855.
Victor Choquet va posséder une trentaine d’œuvres
du peintre Paul Cézanne. Premier collectionneur
à repérer et admirer l’œuvre de Cézanne, il est
issu d’une famille aisée de filateur lillois, modeste
employé des finances, il épouse l’héritière d’une
petite fortune. Devenu rédacteur principal à la
Direction des Douanes, il commence à collectionner.
Il achète ainsi une petite Étude de nu qu’il place
« entre un Delacroix et un Courbet 10 ». (Analyse
d’œuvres p. 17 ).
7 - J . Rewald, Cézanne, Flammarion, 2011, p. 70.
8 - ( op. cit , p. 58)
9 - ( ut.supra)
10 - Denis Coutagne (sous la direction), Courbet/Cézanne, la vérité en
peinture, Fages éditions, Lyon, 2013, p. 156.
6
Le nu
Un des genres les plus
importants dans la hiérarchie
traditionnelle de la peinture, motif
fondamental de la formation académique.
Gustave Courbet a mis à mal le nu au Salon de
1853 avec les Baigneuses et le thème se trouve au
centre de son tableau manifeste L’Atelier du peintre
en 1855. Le peintre cherche à renouveler ses nus en
méditant sur les grands modèles du passé. Gustave
Courbet propose une relecture du thème classique
du nu féminin couché en puisant dans les maîtres
de la Renaissance.
Cézanne est lui aussi fasciné par le nu féminin et
découvre, lorsqu’il arrive à Paris, les nudités académiques. Lorsqu’il écrit à Joseph Huot, son camarade
de jeunesse, Cézanne décrit ses premiers regards
« Là, par contre, je vois un sourire enfantin : /Sur
des coussins de pourpre une fille jolie/Etale de ses
seins l’éclat de la fraicheur. /De frais petits amours
voltigent dans l’espace ;/Coquette au frais minois
se mire dans la glace./Gérome avec Hamon, Glaise
avec Cabanel 11»...
Ses premiers tableaux convoquent des nus aux
chairs abondantes, tout en courbes et en rotondités,
peintes à petites touches de pinceaux en forme de
virgules. Le thème des baigneuses devient série ; les
corps sont asexués, stylisés et les visages à peine
esquissés. Paul Cézanne intègre les corps masculins
et surtout féminins à la nature comme les pommes
dans leur décor. Le problème du nu représenté au
11 - P
aul Cézanne, Correspondance, Lettre à Joseph Huot, Paris, le 4 juin
1861, p. 122.
sein de la nature est l’un des problèmes majeurs de
la peinture et pose la question de l’expression de
l’unité spatiale. La figuration du corps devient pour
Cézanne l’occasion de recherches d’ordre plastique
et pictural et non plus la tentation d’un thème à
allusion littéraire.
7
Paul Cézanne, Baigneuses, vers 1870,
33 x 40 cm, collection particulière.
Le peintre d’Aix compose une petite version des Baigneuses, des nus
voluptueux sur un fond sombre. La composition s’inspire de Tannhäuser,
opéra de Wagner dont la mise en scène en 1861 avait suscité de
nombreuses polémiques. Tannhäuser est un captif volontaire de Vénus qui
aspire à la liberté. La grotte souterraine, demeure de Vénus, est exprimée
par les fortes verticales noires qui strient la partie gauche du paysage
(stalactites) ; le vide bleuté figure le lac et les diagonales bleues qui strient
l’arrière plan esquissent la cascade. La déesse est étendue au premier
plan, les trois grâces à ses pieds dans des tons roses.
Paysages
La perspective
Traditionnellement les figures sont accordées au
caractère du paysage ou le paysage au caractère
des figures : bucolique où les figures sont en harmonie avec le paysage ; mélancolique où l’homme
s’engouffre dans le paysage ou encore héroïque où
les figures dominent le paysage.
Courbet propose des dispositifs insolites qui sont
conformes aux vraies dispositions visuelles d’un
promeneur dans un paysage. Parmi les procédés
utilisés par le peintre, il en est un qui caractérise de
nombreuses peintures de paysage : l’espace frontal (La Roche pourrie) ou encore l’espace fermé
(Source de la Loue) le proche et le lointain cohabitent, suggérés par la réduction d’échelle des troncs
d’arbre et le déplacement du point de fuite dans
l’espace du spectateur exprimant la déambulation
sur des sentiers forestiers (Ruisseau du Puits Noir).
Cézanne fait lui aussi table rase du système traditionnel de représentation fondé sur la perspective
dite albertienne, pour un espace construit en étroite
dépendance avec son contenu. C’est l’objet représenté, pommes, figures, éléments de paysages, qui
suggère la juste structure, profondément liée par
la fragmentation (Portrait de Victor Choquet),
la modulation tectonique de la couleur et l’affirmation de la surface (Rochers près des grottes
au-dessus du Château Noir) à l’espace environnant. Le moindre détail de la composition est traité
à la fois comme partie d’un tout et comme un tout
en soi. Une unification qui implique la simplification formelle de l’objet : «Traitez la nature par le
cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d’un objet, d’un plan, se
dirige vers un point central. Les lignes parallèles à
l’horizon donnent l’étendue, soit comme section
de la nature… Les lignes perpendiculaires à cet
horizon donnent la profondeur. Or, la nature, pour
nous hommes, est plus en profondeur qu’en surface,
d’où la nécessité d’introduire dans nos vibrations de
lumière, représentées par les rouges et les jaunes,
une somme suffisante de bleutés, pour faire sentir
l’air 12». Selon Cézanne le monde de la représen-
tation devient un agencement de volumes dont
l’ajustage se fait selon l’artiste par les couleurs et
la touche.
La matérialité
Toute la démarche du « maître peintre d’Ornans »
tend à s’approprier la réalité d’un site par un sentiment de proximité avec le motif. En remettant en
cause le traitement pictural d’un tableau, il impose
sa présence par la matérialité de la peinture. Celle-ci
est présence de l’artiste, de sa main, de la peinture.
La matière picturale est la présence du corps de l’artiste dans toute sa puissance. Le corps du peintre,
qui apparaît dès le XVIII e siècle (abbé Jean-Baptiste Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la
peinture, 1734). L’auteur prend plaisir à trouver la
main du peintre, le geste, la ligne, le changement de
valeur. Le spectateur peut éprouver ce même plaisir
dans la matière, le faire et la manière dont l’artiste
peint – plaisir de l’acte de peindre. Ce dernier invite
le spectateur à s’identifier au peintre, au corps de
l’artiste en acte dans un phénomène de projection
et d’identification. La peinture s’avance pour créer
un rapport à soi. Le tempérament de l’artiste est mis
en avant : il exprime une puissance, un tourment.
L’émancipation du sujet peintre, l’invention de l’artiste, le désir d’être peintre s’expriment dans ses
autoportraits, dans son faire, dans la présence de
la peinture (Source de La Loue, série des Vagues).
8
Paul Cézanne
Carrière de Bibémus
12 - C
ézanne, Correspondance, Lettre à Emile Bernard, 15 avril 1904,
Grasset, Paris, p. 375.
aquarelle, 60 x 50 cm
Musée Granet
Aix-en-Provence.
La palette de Cézanne est composée de dix-huit
couleurs (six rouges, cinq jaunes, trois bleus, trois
verts, un noir) posées par touches qui fragmentent
les formes. Une même touche glisse du rocher à
l’arbre, de l’arbre à l’air qui l’environne. Le peintre
relie ainsi tous les éléments de la composition rendant sensible le flux de la vie qui s’y propage.
L’aquarelle va influencer sa peinture par ses valeurs
esthétiques. Certaines toiles seront brossées
comme de grands lavis transparents laissant apparaître la toile par endroit. Ces aquarelles dévoilent
aussi le pouvoir de l’inachevé.
La série
Arbres, rochers, falaises, maisons, châteaux de leurs
régions fascinent chacun des deux peintres. Leur
peinture se construit dans ce fort enracinement territorial. Pourtant ce ne sont pas des refuges car tous
deux sont mis de côté par les contemporains locaux,
rejetés jusqu’à l’exil.
Ce sont des possibilités esthétiques, des lieux
essentiels de leur rapport à la nature parce qu’ils
connaissent bien : « Ils n’ont pas de pays ces genslà… Pour peindre un pays il faut le connaître. Moi, je
connais mon pays, je le peins. Ces sous-bois c’est chez
moi ; cette rivière, c’est la Loue… celle-ci c’est le Lison ;
ces rochers sont ceux d’Ornans et du Puits Noir. Allezy-voir : vous reconnaîtrez tous mes tableaux 13».
Paul Cézanne aspire à la Provence lorsqu’il en est
loin. « Je viens me recommander à vous et à votre
bon souvenir pour que les chaînons qui me rattachent à ce vieux sol natal si vibrant, si âpre et
réverbérant la lumière à faire clignoter les paupières et ensorceler le réceptacle des sensations, ne
viennent point à se briser et me détacher pour ainsi
dire de la terre où j’ai ressenti, même à mon insu ».
Dans la même lettre il déclare devant le lac d’Annecy
que « c’est toujours la nature, assurément, mais
un peu comme on nous a appris à la voir dans les
albums des jeunes voyageuses 14. »
Cette connaissance de leur « pays » est essentielle
pour la mise en question de la peinture qu’élaborent les deux artistes à travers la série. (Cf. Analyse
d’œuvres p. 18)
Paul Cézanne,
La Montagne Sainte Victoire vue des Lauves,
aquarelle 42 x 55 cm, Musée Granet, Aix-en-Provence.
Les lignes du crayon indiquent l’attitude et
l’emplacement des objets représentés.
Cézanne néglige la gradation de l’obscur
et des parties éclairées, les formes et les
volumes qui se dégagent au-dessus de la limite
marquée par le crayon composent avec
la surface blanche du papier un complexe coloré.
La nouveauté d’un sujet s’éloigne devant la répétition d’une même image. L’attention est alors attirée
sur les flux de perception de l’artiste, son humeur
modifiant ainsi ce qu’il voit et l’exprimant par une
variété de manière sur la toile. Le choix n’est plus
celui du spectateur mais ce sont les choix du peintre
qui sont ainsi transposés. Le sujet de la peinture
devient une mosaïque de décisions.
13 - G. Riat, « Gustave Courbet, peintre » in Pierre Courthion, Courbet
raconté par lui-même et par ses amis, Genève,
Pierre Cailler, 1948, p.227.
14 - Paul Cézanne, correspondance, Lettre à Joachim Gasquet, 21 juillet
1896, p. 316-317.
9
La série est pour les Impressionnistes une captation
des variations de la nature, atmosphérique, lumineuse, elle témoigne pour de nombreux artistes de
l’évolution plastique du sujet lui-même et devient
l’une des pratiques des artistes du XXe siècle : G.
Courbet, P. Cézanne, P. Mondrian, F. Léger, S. Delaunay, P. Picasso et la Suite Vollard, les Odalisques et
les nus de dos de Matisse, A. Rodin, P. Rebeyrolle, J.
Immendorf, A. Warhol, R. Lichtenstein, D. Hirsch…
Les séries du Puits Noir et de la Source de la Loue
sont au centre des recherches de composition et de
technique picturale menées par Gustave Courbet.
Différents cadrages, mises en question de l’illusion
de la profondeur marquent ces expérimentations.
Son propre regard s’approprie sans cesse les lieux
qu’il connaît pour transposer ce que le peintre voit
sans l’illusion de la représentation. Avec ces deux
séries, il multiplie les points de vue, explorant les
lieux qui le fascinent à travers une appropriation
sans cesse renouvelée de son propre regard.
Cet impératif sériel se retrouve chez Paul Cézanne
qui, lui aussi, renouvelle les expériences visuelles
au-delà de l’identification de motifs témoignant
par un travail répété de sa démarche de peintre.
La Montagne Sainte-Victoire, le site de Château
Noir, la carrière de Bibémus sont des motifs qu’il
ne va cesser de peindre. La peinture « réelle » est
d’ordre émotionnel, obligeant à des innovations
radicales tant au niveau de la perspective que dans
la manière de construire le tableau par la couleur.
Paul Cezanne,
Neige fondante à Fontainebleau
1879-80.
New York,
Museum of Modern Art.
Courbet, Paysage d’hiver, Wuppertal
La nature morte
Située au plus bas de la hiérarchie des genres, ne
représentant ni l’homme ni de créature vivante,
c’est la vie tranquille ou la vie «coyte» comme on
nommait la nature morte au XVIIe siècle en France.
Ce siècle est celui de l’apparition de la nature morte
comme genre indépendant, oscillant entre exercice
de style et leçon de philosophie. Les bodegones
de la peinture espagnole, les vanités des peintres
flamands et hollandais tirent de simples objets la
leçon des plaisirs des sens et la fragilité de joies trop
terrestres. À partir du milieu du XIXe siècle la nature
morte participe au renouveau de l’écriture picturale
avec Edouard Manet, Henri Fantin-Latour, Frédéric
Bazille, Pierre-Auguste Renoir et Claude Monet.
Gustave Courbet commence à peindre des natures
mortes lorsqu’il est emprisonné à Sainte-Pélagie.
Une dizaine d’années auparavant, lors d’un séjour
en Saintonge, il avait peint des tableaux de fleurs
dans la continuité de la tradition des natures mortes
napolitaines baroques à la construction savante.
Pendant et après son incarcération, il se lance dans
une réinvention de la peinture à travers des motifs
dépouillés de toute rhétorique ornementale.
À travers la nature morte, Cézanne exprime des
recherches de compositions complexes, aux formes
simples et lisses avec, comme éléments majeurs,
des pommes. Ces motifs permettent au peintre de
se concentrer sur la technique et la forme, grâce à
leurs couleurs notamment, et à leurs dispositions
multiples.
10
Conclusion
La vérité en peinture
La transposition picturale donne une image fausse
de la réalité, reconstruction intellectuelle fondée
sur les proportions, les convenances et l’harmonie.
Gustave Courbet comme Paul Cézanne mettent à
mal le rapport de la figuration aux convenances.
Une figuration qui relève jusqu’au XVIIIe siècle du
régime esthétique de la mimèsis.
Le peintre d’Ornans recherche une certaine forme
de vérité à travers la présence de la peinture et le
lien avec le spectateur : la matière picturale est
présence du corps de l’artiste. Ce plaisir de l’acte
de peindre est éprouvé par le spectateur à travers
la matière qui s’affirme contre le tableau. La vérité
est celle du regard et du rendu. Gustave Courbet
travaille par la mémoire contre l’imagination. La
chose de la nature ne se laisse pas maquiller, arranger selon le goût du spectateur, elle ne se laisse pas
supposée telle que la théorie ou la science souhaite
la constituer. Créateur puis regardeur se saisissent
de l’objet créé, l’effet de vérité tient dans ce second
temps, celui de la pression du visible qui sature la
perception.
Le peintre d’Aix conçoit l’acte de peindre comme
un report de ses choix, de ses décisions. Il bouscule
le système rationnel de la perspective albertienne
pour concevoir une construction dépendante de
son contenu. L’objet, qu’il soit nature morte, portrait, élément de paysage, suscite la juste structure.
Cézanne poursuit ses recherches autour de la quête
d’une véritable unité de l’espace du tableau et de
l’espace de la représentation.
L’accès à la forme se fait par le travail de la couleur
sans la prévision du dessin ni d’une construction
imposée. Le tableau ne se laisse plus construire du
point de vue du spectateur (selon un axe de perspective) mais doit venir au visible de lui-même. Ce
sont les choses qui dominent le visible. « Quand je
verrai la chose sera faite sans que je le veuille 15 ».
Pour Cézanne, « quand [les tons] sont harmonieusement juxtaposés et qu’ils y sont tous, le tableau se
modèle tout seul 16 ». Les peintres se laissent donc
impressionner par la chose vue.
« Le beau est dans la nature et se rencontre dans la
réalité sous les formes les plus diverses. Dès qu’on
l’y trouve il appartient à l’art ou plutôt à l’artiste
qui sait l’y voir. Dès que le beau est réel et visible,
il a en lui-même son expression artistique. Mais
l’artiste n’a pas le droit d’amplifier cette expression.
Il ne peut y toucher qu’en risquant de la dénaturer, et par suite de l’affaiblir. Le beau donné par la
nature est supérieur à toutes les constructions de
l’artiste 17 ».
« Je vous dois la vérité en peinture et je vous la
dirai 18 » surenchérit Paul Cézanne.
11
Paul Cézanne, Le village de Gardanne, 1885-1886
huile et crayon Conté sur toile, 92.1 x 73.2 cm,
Brooklyn Museum, Ella C. Woodward Memorial Fund
and the Alfred T. White Memorial Fund, 23.105
16 - Conversations, p. 36 Emile Bernard in Paul Cézanne «l’Occident»,
février-mars 1904.
17 - Correspondance de Courbet, Lettre aux jeunes artistes,
25 décembre 1861, p.184.
15 - C
ourbet Ecrits, propos et témoignages, Paris, Hermann, 2001,
p. 280-281.
18 - Paul Cézanne, Correspondance, Lettre à Emile Bernard,
23 octobre, 1905, p.394.
Analyses
d’œuvres
Autoportraits
Petit portrait de l’artiste au chien noir
Le tout jeune artiste pose devant un fond indéterminé, figuré à mi-corps et placé largement de trois
quarts, séparé du spectateur par une table disposée
parallèlement au tableau. Un petit chien noir, « un
épagneul pur sang » donné par l’un de ses amis est
installé sur les genoux du peintre. (Chu, Lettre à ses
parents, Paris, mai 1842, 42-3 p.43. 3 « J’ai maintenant un superbe petit chien noir, un épagneul pur
sang qui m’a été donné par un de mes amis »). Le
bras que termine une main à la longueur inaccoutumée occupe le premier plan.
Gustave Courbet a vingt-trois ans il se représente
sans artifice, sans accessoire qui le situerait socialement et professionnellement. L’autoportrait
s’inscrit dans une formule empruntée au XVIe siècle
où la surface du tableau devient un miroir fictif.
Dans l’Autoportrait au miroir convexe de Girolamo
Le Parmesan (musée d’art historique de Vienne),
daté de 1524, que Gustave Courbet a probablement
découvert par une gravure, se retrouve cette même
déformation évoquant l’instabilité des formes, le
passage, la transformation en cours. Courbet alors jeune peintre exprime
ainsi à travers le miroir du
tableau l’incessant
changement du
moi.
Gustave Courbet
Petit portrait
de l’artiste
au chien noir
1842,
huile sur toile 27,5 x 22 cm
Pontarlier, musée municipal
L’homme à la ceinture de cuir
Comme le portrait de l’artiste au chien noir, le portrait de l’homme à la ceinture de cuir fait référence à
un maître ancien, Le Titien dont le tableau l’Homme
aux gants daté de 1520/1523 est conservé au musée
du Louvre et que Gustave Courbet copie.
En effet, la copie de l’Homme aux gants s’est révélée sous la composition actuelle. Ce palimpseste
esthétique a été découvert lors de la radiographie
de la toile, réutilisée par Courbet. Ce dernier a peint
son portrait tête-bêche.
Gustave Courbet L’Homme à la ceinture de cuir
1845-1846 huile sur toile 105 x 81,2 cm
Paris, musée d’Orsay
La copie apparaît comme plus contrastée, d’un
modelé plus vigoureux, le visage comme la main
droite du personnage sont travaillés avec des couleurs de forte densité. Courbet a juxtaposé visage et
main droite qu’il a placés dans l’axe de la première
étude, utilisant les blancs de la chemise du premier
modèle pour servir de fond à sa propre main et à
son visage.
Il s’accoude à une table sur laquelle sont posés un
portefeuille de dessins, un porte-crayon ; sa tête
effleure sa longue main droite qui semble caresser
sa joue. Sa main gauche s’accroche au ceinturon.
Il se met en scène dans un contexte d’atelier, la
figure de l’Ecorché est vue de dos. Il accompagne
ce portrait à la fois professionnel par les accessoires
12
et psychologique par le choix du tableau du Titien
où le jeune homme est marqué d’une grande force
psychologique.
Gustave Courbet a assimilé le vocabulaire du Titien.
Un clair-obscur, opposant le fond et le vêtement
sombre aux carnations claires, met en valeur les
mains soulignées par le revers de la chemise blanche
et le visage entouré de cheveux noirs fondus dans le
fond. L’intérêt est ainsi porté sur ce qui caractérise la
personnalité du modèle. Le contraste entre le visage
et les mains laisse deviner une sensibilité énergique
(la main sur la ceinture) et mélancolique (la longue
main souple et fine hypertrophiée caressant la joue
et les cheveux).
L’étude du laboratoire de recherches des Musées
de France a permis de distinguer par la différence
des rendus, le Courbet copiste du Courbet créateur.
(S. Delbourgo, L. Faillant, Autoportraits de Gustave Cour-
bet, in Les Dossiers du département des peintures, n°6,
Gustave Courbet
Autoportrait
vers 1850
huile sur toile marouflée
50 x 40 cm
Besançon, Musée des Beaux-Arts et d’archéologie
édition des Musées Nationaux, Ivry, 1973, p.17 à 22). La
couche picturale est marquée par les hésitations
et les recherches du peintre pour se rapprocher
de la reproduction aussi fidèle que possible de la
couleur de son modèle. Ainsi dans l’ombre du cou
de l’homme à la ceinture de cuir est apparue sous
l’épaisse couche grise, une superposition de couches,
beige clair, jaune, blanche, puis jaune bleuté qui
sont autant de tentatives de Courbet pour traduire
la couleur de la chemise de l’homme aux gants
telle qu’il la percevait au XIXe siècle. De même sous
le rose de la main gauche du portrait apparaît une
succession de couches brunes, jaune, rougeâtre et
enfin brun foncé pour obtenir le fond brun doré du
tableau du Titien.
Courbet créateur par la gestuelle contradictoire
des mains et la douceur du visage posé sur la main
qu’accentue la tension entre gravité, silencieuse et
mélancolique et énergie des veines reliant poignet
et main, comme les doigts agrippés à la ceinture.
Autoportrait 1850
L’autoportrait est placé en buste, de trois quarts, le
regard fixe sollicite le spectateur. La composition est
construite par le contraste dramatique de l’ombre
d’où émerge le visage grave de l’artiste. Courbet
rejoint ici Caravage et Rembrandt, notamment par
le portrait de l’artiste tête nue de 1633 conservé
au musée du Louvre. Le support de l’autoportrait
est fait de plusieurs bandes de toile dont la bande
centrale qui porte encore les traces d’une œuvre
antérieure, une étude du corps féminin, celui d’Angélique dans Roger délivrant Angélique, (Ingres,
1819). Gustave Courbet revendique par la touche
rapide et large une dimension picturale qui l’emporte sur la ligne.
Pour Gustave Courbet, à travers des travestissements successifs, c’est l’artiste libre et créateur qui
se dégage progressivement. Le spectateur est pris
à témoin et est amené à participer à cette innovation du sens du portrait de l’artiste qui se présente
en solitaire et en incompris : tout en mettant en
place des références qui seront siennes dans tout
son œuvre peint. « [...] J’ai fait dans ma vie bien des
portraits de moi, au fur et à mesure que je changeais de situation d’esprit ; j’ai écrit ma vie, en un
mot. Le troisième avant-dernier était le portrait
d’un homme râlant et mourant, (l’Homme blessé,
peint en 1844) l’avant dernier était le portrait d’un
homme dans l’idéal de l’amour absolu à la manière
de Gœthe, Georges Sand, (l’Homme à la ceinture
de cuir). Enfin est arrivé celui-ci. Il m’en reste un
à faire, c’est l’homme assuré dans son principe,
c’est l’homme libre. [...]» (Lettre à Bruyas, 3 mai 1854) –
l’Homme à la pipe conservé à Montpellier, musée
Fabre –.
13
Paul Cézanne
Portrait de l’artiste
1875, 64 x 54 cm
Paris, musée d’Orsay
Pour Cézanne c’est plus d’une trentaine d’autoportraits, des représentations avant tout de peinture et
des innovations qui jalonnent son œuvre.
Dans l’autoportrait de 1875, Cézanne se peint dans
l’atelier parisien du 13 quai d’Anjou. Il se place devant
un large fragment du tableau d’Armand Guillaumin
Temps pluvieux conservé actuellement au musée
de Houston. À mi-corps buste et de trois quarts, la
tête se tourne à gauche vers le spectateur, la barbe
et les cheveux embroussaillés. Cézanne nous scrute
comme un modèle. Il utilise une touche longue,
épaisse, irrégulière qui s’enchevêtre dans un format
proche du carré au niveau de son épaule droite. La
barbe est traitée par des touches circulaires.
L’Autoportrait de 1877, d’un format plus petit, reprend
la même posture mais dans un cadrage plus serré, en
buste. Seule la tête est peinte de façon rigoureuse
avec une touche régulière, posée avec application.
Le reste du buste est à peine esquissé. Le regard est
toujours aussi scrutateur, isolé par la barbe et la chevelure plus soignée. Le traitement s’occupe surtout
de l’aspect formel donnant une image sobre et simplifiée presque monumentale.
Peu soucieux de son image publique avec ces petits
formats, Paul Cézanne propose plutôt différentes
déclinaisons de ses innovations picturales. Il peint
ses traits comme il peint des pommes. Sur de nombreuses feuilles d’études Cézanne dessine côte à côte
un portrait de lui et une pomme. Cézanne est le seul
modèle qui ne déçoive pas le peintre : « La lecture du
modèle, et sa réalisation, est quelquefois très lente à
venir pour l’artiste ». (Correspondance, lettre à Charles
Camoin, 9 décembre 1904, p. 384)
14
Paul Cézanne, Portrait de l’artiste , vers 1877
25,5 x 34,8 cm, Paris, musée d’Orsay
Portraits
Plus d’une vingtaine de peintures et de nombreux
dessins ont pour modèle Hortense Fiquet, sa
compagne puis son épouse. Cézanne rencontre Hortense, alors âgée de 18 ans, à Paris. Elle est originaire
de Saligney dans le canton de Gendrey, en FrancheComté. Vers 1860 ses parents décident de « monter »
à Paris. Son père travaille comme brocheur dans une
imprimerie. Le fils de Cézanne et Hortense naît en
1872. Hortense ne deviendra l’épouse légitime qu’en
1886 sous la pression des parents de Cézanne.
fuient vers un centre placé à notre horizon ». (Correspondance, lettre à Emile Bernard, juillet 1904, p.381). La
surface colorée est structure et la couleur en particulier le bleu – couleur dominante – suggère une
atmosphère sereine. Il s’agit assurément d’un portrait d’une grande retenue, élégant, icône moderne
à laquelle répondent en écho les nombreuses
variantes sur la tête du sculpteur Constantin Brancusi (Muse, Mademoiselle Pogany).
Portrait de Madame Cézanne
Portrait en buste, le visage d’Hortense s’inscrit dans
un ovale presque parfait présenté de manière frontale. Le décor est à peine suggéré ; il n’existe aucune
présence de la réalité ; la rencontre de deux plans de
différentes couleurs crée une ligne entre les brunvert au bleu ciel. « Je veux dire, que dans une orange,
une pomme, une boule, une tête, il y a un point
culminant ; et ce point est toujours – malgré le terrible effet : lumière et ombre, sensations colorantes
– le plus rapproché de notre œil ; les bords des objets
Gustave Courbet,
Portrait d’Alfred Bruyas
dit Bruyas malade,
1854, huile sur toile, 46 x 38 cm,
Montpellier, musée Fabre.
Paul Cézanne, Portrait de Madame Cézanne,
entre 1885 et 1890, huile sur toile, 47 x 39 cm,
Paris, musée d’Orsay
Bruyas malade
Alfred Bruyas est un riche amateur montpelliérain
doublé d’un collectionneur averti. Il invite Gustave
Courbet à passer l’été 1854 à Montpellier. Le peintre
découvre des paysages nouveaux aux étendues
planes et nues sous la lumière du midi. Il réalise
notamment deux chefs-d’œuvre : une vue marine
Mer à Palavas et La Rencontre.
Alfred Bruyas commande un dernier portrait à
Gustave Courbet alors que ce dernier est à Montpellier. Le visage est inscrit dans une mise en page
singulière avec le haut du fauteuil occupant tout
l’espace arrière. Le portrait est cadré en buste, la
15
tête appuyée sur le fauteuil est légèrement inclinée contre la main gauche de Bruyas. La chevelure
aux reflets gris-vert s’oppose à la couleur complémentaire rousse de la barbe qui repousse le visage,
accentue le creusement des traits et le teint très
pâle, presque transparent. C’est le portrait d’un
esprit tourmenté, maladif, dépressif, reclus dans
une atmosphère de convalescent que suggèrent la
chemise dégrafée d’un blanc éclatant, la dentelle et
les rouges très délicats. Gustave Courbet propose
un portrait physique et psychologique. Théophile
Silvestre, critique et historien de l’art, est le conseiller artistique d’Alfred Bruyas. Face à ce portrait, il
admire les qualités de pénétration et d’expression
(Gustave Courbet, catalogue de l’exposition, 13 octobre
2007 - 28 janvier 2008, Réunion des Musés nationaux,
Paris, 2007, p. 213).
Portrait de Victor Choquet
Réalisé dans un même format, le portrait de Victor
Choquet propose un sens différent au genre du
portrait. Le portrait est celui d’un collectionneur
calé dans un fauteuil de style Louis XVI et entouré
d’objets et de ses tableaux, formule type de portrait
d’un collectionneur. La toile est peinte dans la salle
à manger de la rue de Rivoli.
Tête et corps de face, jambes de profil, chaussées
de pantoufles sur un épais tapis à motifs géométriques, le collectionneur pose devant un bureau
à cylindre. Une longue silhouette qui, déployée,
ferait éclater les limites du tableau, un corps tout
en angulosité et en sécheresse faisant écho à la
géométrie du fond : cadres dorés et rectangulaires,
bureau, tapis composé de bandeaux géométriques
de couleur vert-bleu. La composition du tableau
organise un espace géométrique dans lequel s’inscrit le modèle comme un motif. Les taches rouges
du fauteuil parsèment le papier peint du bureau
comme les touches colorées géométriques du
peintre rappellent les plans de couleur du
bureau et du tapis.
Cézanne donne à voir un portrait qui
n’est ni ressemblant ni psychologique,
mais cherche à transposer sa vision,
sa perception. De la réalité physique
de son modèle, il retient la longue
silhouette un peu anguleuse.
L’identité est effacée au profit
d’un allongement des formes (le
visage, les mains, les jambes) et
d’un jeu sur les variations colorées
organisées comme des plans. La
couleur prédomine sur le dessin
dont traits et limites disparaissent
sous la brosse plate et le pinceau de
l’artiste.
Paul Cézanne, Portrait de Victor Choquet,
1877, 45 x 38,1 cm, huile sur toile, Colombus Museum of Art
16
Gustave Courbet,
Nu couché devant la mer, 1868,
huile sur toile, 46,5 x 55,6 cm,
Philadelphia Museum of Art.
Le nu
Une femme nue éveillée est allongée devant un
paysage maritime. Le corps semble
couché au fond d’une barque, le voile du bateau
propose comme une draperie liée au bastingage
par une corde qui reprend la ligne du corps féminin.
À l’arrière-plan deux bandes délimitent la mer et le
ciel. Le corps se tourne vers le spectateur, lui offrant
seins, ventre et sexe. Les deux bras sont passés
autour de la tête mettant en valeur la pilosité des
aisselles dans la gestuelle traditionnelle du dévoilement et de la mise en valeur de la beauté. Détail
provocant qui transgresse la tradition actualisant
un type de peinture né dans les premières années
au XVIe siècle à Venise. L’invention attribuée à Giorgione puis à Titien est désignée sous le nom de
Vénus, nudité qui renvoie à la mythologie et à la
perfection physique idéale. Gustave Courbet puise
dans nombre d’œuvres vues au Louvre comme
Eva Prima Pandora de Jean Cousin ou encore la
Vénus du Prado du Titien. L’artiste d’Ornans a pu
également voir Femme nue couchée de Delacroix
(Eugène Delacroix, étude de femme nue couchée
sur un divan dit Femme aux bas blancs, vers 1825,
musée du Louvre) et la
série des Femmes nues
ou odalisques d’Ingres. La
Femme à la vague (The Metropolitan Museum of Art), réalisée la même
année, reprend par son attitude légèrement inclinée les bras relevés au-dessus de la tête Nu couché
devant la mer. Gustave Courbet transpose la sensualité du désir à travers texture et pose.
Cézanne reprend de façon incessante des études
de Baigneuses à partir des années 1870, esquisses
lointaines des grandes compositions des années
1900-1905. (Grandes Baigneuses, 206 x 249
cm, 1898-1905, Philadelphie Museum of Art ; Les
Grandes Baigneuses, 1904-1905, Londres, National
Gallery).
Trois figures féminines au bord de l’eau sont inscrites dans une composition pyramidale. L’une
est assise et de dos, se tournant vers la gauche
tandis qu’une seconde baigneuse debout de
face la regarde. Cézanne situe à l’extrême
gauche du tableau un voyeur surprenant les baigneuses. Toutes deux reprennent la gestuelle des
17
inversés des deux figures. La troisième baigneuse
est isolée, un genou à terre elle forme un cercle. Le
nu devient chez Cézanne un élément participant à
la recherche d’un accord entre lui et l’espace. Elles
sont avant tout belles picturalement, loin de représentations de nymphes ou de scènes de baignade.
Cézanne se concentre sur des recherches formelles
et sur l’inscription des figures dans le paysage. Les
deux artistes changent le regard sur la femme à
l’encontre des codes établis. Au-delà de la provocation, ils font de la peinture un corps à corps avec le
réel, la peinture devenant chair.
Paul Cézanne, Trois baigneuses, 1874-1875,
huile sur toile, 19,5 x 22 cm, Musée d’Orsay.
Baigneuses de 1853. Paul Cézanne conservait dans
son atelier une reproduction du chef-d’œuvre de
Courbet (Gustave Courbet, Baigneuses, huile sur
toile, 1852, 227 x 193 cm, Montpellier, musée Fabre).
Les gestes expressifs rappelant ceux du Christ et de
Marie-Madeleine dans la scène Noli me Tangere ou
celui de Matthieu dans Martyre de saint Matthieu
par Caravage, inscrit le tableau de Courbet dans la
tradition de la gestuelle dans l’art. Le geste dans
l’histoire de l’art est l’un des moyens picturaux qui
suscitent des réactions comparables à celles du
vécu. Courbet comme Cézanne poursuivent leur
remise en question de la peinture du passé à travers
de nouvelles séquences reformulant le statut du
peintre et du spectateur jouant le rôle de voyeur
devant le nu féminin…
Geste de recul et geste de surprise, Cézanne en
fait des éléments de construction, les deux figures
se font face mais leur corps comme leurs gestes
s’opposent ; le regard de la figure debout est dirigé
vers celle qui est assise de dos qui, elle, est tournée
vers la gauche suivant des yeux le bras qui semble
repousser une figure située à l’extrême gauche. Les
deux baigneuses sont liées au paysage qui est de
même nature. L’arbre posé en oblique sur la gauche
des deux figures possède un tronc presque parallèle au dos de la baigneuse debout et la ligne de
son feuillage répond en écho aux bras tendus mais
Gustave Courbet, Ruisseau du Puits noir, 1855,
huile sur toile, 104 x 137 cm,
Washington, National Gallery of Art.
Le paysage
Le Puits Noir est le nom donné à un site proche d’Ornans où le ruisseau de la Brème coule lentement
au milieu des rochers dans une gorge étroite et
assombrie par une végétation luxuriante. C’est son
premier vrai succès en peinture, Gustave Courbet
réalise entre 1860 et 1865 un très grand nombre de
variations de ce ravin encaissé. Le thème est traité
par Gustave Courbet comme un espace sombre et
fermé, propice à un repli du peintre sur lui-même.
18
Le tableau de 1855 est composé par un équilibre des
masses se dressant de chaque côté du ruisseau. L’horizon est bouché par un écran végétal et une paroi
de falaise traversée de ponctuations de lumière. Les
feuillages s’ouvrent sur une minuscule parcelle de
ciel bleu. La profondeur est accentuée par des troncs
d’arbres placés au centre de la composition. Ceux-ci
semblent être le pivot d’une composition fondée
sur l’extérieur avec le ruisseau qui se déverse vers le
spectateur hors du cadre. Le regard s’enfonce vers
les profondeurs, guidé par la lumière qui frappe
la paroi rocheuse. La suggestion de la profondeur
est mise à mal par la technique du peintre. Partant
d’un fond noir il applique et traite les couches successives au couteau dans une facture allusive, une
matière dense et rugueuse qui traduit la roche,
les aspérités, les anfractuosités, les crevasses et
les éboulements, contrastant avec le feuillage plus
léger laissant passer la lumière.
Gustave Courbet, La Source de la Loue, 1864,
huile sur toile, 98,4 x 130,4 cm,
Washington, National Gallery of Art.
La source de la Loue est le thème de la seconde
série que traite l’artiste franc-comtois. Le peintre
réalise différentes versions qui mettent en valeur
les recherches de Gustave Courbet en matière de
composition et de technique comme sa fascination
pour la géologie de sa région natale.
La source, d’où s’échappe la résurgence de la Loue,
est cadrée au plus près, un ouvrier du moulin donne
une échelle et une note solitaire face à la puissante
masse obscure de l’ouverture de la caverne. Aucune
perspective, aucune suggestion de profondeurs. La
paroi rocheuse impose au spectateur un mur de
matière tactile, charnelle, l’attirant vers le noir du
gouffre. La rupture avec le genre du paysage est
totale. L’obscurité dominante est celle de la cavité.
Le noir est aussi la première couche posée sur la
toile, cette présence du fond de la toile renvoie à
une perception du monde vue de l’intérieur, de
l’autre côté de la peinture. Gustave Courbet aborde
le thème de la source d’Ingres loin de l’alibi mythologique. Couleurs et formes sont distribuées avec
des gestes puissants, déposées en pleine pâte par
le couteau à palette ; les couleurs sont surtout textures minérales et aquatiques à même la surface de
la toile. Courbet propose une allégorie réelle directement puisée dans la subjectivité du peintre.
La Roche pourrie est une formation rocheuse près de
Salins-les-Bains qui a été étudiée par Jules Marcou,
géopaléontologiste et ami de Gustave Courbet. La
physionomie chaotique et la particularité géologique des roches ferreuses et calcaires uniques du
lieu amènent Jules Marcou à passer la commande du
tableau à Gustave Courbet. Jules Marcou, le premier
19
à publier une carte géologique des États-Unis
comme du monde, devient professeur de géologie
et de paléontologie à l’École polytechnique fédérale
de Zurich.
Courbet fait le choix d’un cadrage resserré. Les
roches occupent ainsi la quasi totalité de l’espace,
à l’exception d’un mince bandeau de ciel éclairant
et aérant la composition saturée de pierre, de terre
et de végétation. Dans l’angle supérieur gauche,
un pont, dressé entre deux escarpements où l’on
devine une mince silhouette, marque l’échelle
de la représentation. Cette commande inspirée
par l’étude scientifique reste néanmoins dans la
conception de la peinture de paysage menée par le
peintre. La perspective classique disparaît au profit
de l’expérience sensorielle d’un fragment de nature.
La présence humaine est discrète face à ce fracas
tellurique, témoin d’un temps d’avant l’homme.
Gustave Courbet, La Roche pourrie, 1864,
59,7 x 73 cm, musée de Salins-les-Bains.
Sur la route du Tholonet, à 5 km d’Aix, le Château
Noir devient un des motifs de Cézanne. Entre 1887
et 1905, il peint dix-neuf huiles sur toile et une vingtaine d’aquarelles dans les sous-bois qui entourent
la propriété.
Paul Cézanne utilise un cadrage serré en contreplongée laissant le groupe des arbres dominer
Paul Cézanne
Rochers près des grottes au-dessus du Château Noir
vers 1904, huile sur toile, 65 x 54 cm
musée d’Orsay.
sa composition. Le premier plan se confond avec
l’ensemble des masses rugueuses et massives. À
gauche du tableau, des arbres aux troncs et aux
ramures enchevêtrées laissent passer quelques
pans de ciel bleu. La toile est structurée par les
touches devenues taches de couleur qui forment
une trame irrégulière de coups de pinceau. La forme
est décomposée en de multiples facettes, des traits
de pinceau sombres et allusifs constituent la seule
indication de profondeur.
Cézanne transpose l’aspect permanent de la nature
plutôt que des effets éphémères de la lumière. Les
bleus du ciel sont ceux qui parsèment les rochers
ramenant rochers et ciel sur un même plan.
« Cézanne mettait du bleu pour faire parler son
jaune, mais il s’en servait avec le discernement qui
le caractérise en toute occasion, lui, et lui seul ».
(H. Matisse, Ecrits et propos sur l’art , Hermann,
Paris, 1992, p. 74.). « Il faut avoir le sentiment de la
surface poursuit Matisse, savoir la respecter. Regardez Cézanne : pas un point dans ses tableaux qui
s’enfonce ou qui faiblisse. Tout doit être ramené
au même plan dans l’esprit du peintre ». (Cézanne,
les dernières années (1855-1906), Paris, éditions des
Musées Nationaux, Paris 1978, p. 152). Henri Matisse
possédait plusieurs tableaux de Paul Cézanne dont
les Trois baigneuses maintenant au Grand Palais et
le paysage aux Rochers près des grottes au-dessus du Château Noir, conservé au musée d’Orsay.
Comme Gustave Courbet, Paul Cézanne a pour ami
un géologue, Fortuné Marion, directeur du Museum
national de Marseille et qui initia Cézanne à l’histoire géologique de la montagne Sainte-Victoire et
du plateau de Bibémus.
20
Gustave Courbet, Pommes, vers 1871,
huile sur carton, 24,5 x 33,5 cm,
Tokyo, National Museum of Western Art
vertical. L’ensemble est vu en plongée achevant de
brouiller l’espace. Le rejet de tout repère perspectif
implique que les fruits sont avant tout des motifs
picturaux et restent à l’intérieur de la surface picturale du tableau. Les fruits ne sont que des masses
plastiques dont les contours sont affirmés par la
touche. Mais cette présence du contour est effacée
par la modulation aérienne et devient discontinue
et imprécise. Ainsi le galbe de la pomme située à
droite dans la partie supérieure est modelé par des
touches orangées et ombrées par du bleu-vert. Ces
touches vertes sont empruntées à l’ombre portée.
La forme du fruit est perméable aux influences
extérieures. La pomme et l’espace qui l’entoure
s’équilibrent. Le passage entre le volume pur et son
contenant spatial habille la pomme d’une incertitude formelle, entre solide et aérien.
La nature morte
Privé de paysages et de nus, Gustave Courbet peint
de nombreuses natures mortes lors de son emprisonnement à Sainte-Pélagie. « Ici, j’ai imaginé de
faire des tableaux de fruits curieux qui ont beaucoup de succès. Ma sœur m’a acheté des pommes,
des poires, des raisins, qui m’ont bien servi à SaintePélagie 1 ». Quatre volumes rouges sur un fond
neutre sont vus frontalement. Gustave Courbet
cadre ces simples pommes dans un gros plan qui les
magnifie. Elles surgissent du tableau, plus grandes
que nature. Ces quatre pommes, motifs pauvres,
sont riches par leur traitement pictural. Le pinceau a
délimité un contour qui devient vite imprécis par la
superposition des couches. Les reflets posés sur les
galbes des pommes font écho au plan jaune-blanc
sur lequel les fruits sont posés. Cet échange entre
le fruit peint et l’extérieur transposé par le reflet va
influencer Paul Cézanne.
21
Deux groupes de pommes sont disposés sur deux
plans. Quatre pommes sont placées dans la partie
supérieure du tableau dominant six autres pommes
situées en contrebas et calées contre un plan
1-T
en-Doesschate Chu, Correspondance de Courbet,
Paris, Flammarion, 1996, Lettre à Juliette Courbet, 3 mars 1872,
p. 404.
Paul Cézanne, Pommes, 1878-1879,
huile sur toile, 22,9 x 33 cm,
New York, Metropolitan Museum of Art
Bouteille, carafe, broc et citrons offre une composition particulière. Une carafe en verre, un pot à lait
en céramique, des citrons vus frontalement sont
posés sur un plateau vu en plongée. Là aussi, la perspective traditionnelle a disparu, tenant les objets
et le fruit à l’intérieur de la surface du tableau. Le
rectangle du tableau est un cadrage intérieur agissant comme un relai avec le décor mural horizontal
et l’ensemble de lignes verticales des objets. La
bouteille isolée et sa transparence, traitée en blanc,
jouent un rôle de pivot renvoyant le regard au blanc
du pichet. Le fond d’un gris bleuté à peine orangé
est composé d’un décor géométrique mural entre
horizontalité et verticalité. Les matières variées
donnent lieu à des recherches subtiles entre opacité
et transparence, entre reflets et absorption de la
lumière par la céramique par exemple.
La nature morte, devenue un genre indépendant, est
pour Paul Cézanne un exercice pictural qui révèle sa
pratique de peintre. Son organisation par Cézanne
dans l’installation des différents éléments est à la
fois intervention physique et pensée abstraite. La
peinture qui en est faite est une matérialisation de
sa pensée et de sa réflexion sur la peinture.
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Paul Cézanne, Bouteille, carafe, broc et citrons.
1902-1906, huile sur toile, 44,5 x 60 cm,
Madrid, musée Thyssen-Bornemisza
Propositions
pédagogiques
Collège : arts plastiques
Classe de sixième
L’objet et les réalisations plastiques
Nature morte/représentation en deux ou trois
dimensions : matière et texture.
Gustave Courbet : Pommes rouges /
Branche de pommiers en fleurs.
Paul Cézanne : Pommes / Bouteille, carafe, broc et
citrons.
Classe de cinquième
Les images et leurs relations
au temps et à l’espace.
Courbet comme Cézanne proposent
une représentation du temps.
Les signes de cette simulation de temporalité sont
présents à travers les différents points de vue
et la matérialité de la peinture.
Paul Cézanne : Maisons en Provence :
la vallée de Riaux près de l’Estaque /Rochers près des
grottes au-dessus du Château Noir.
Gustave Courbet : La Roche Pourrie /
Le Gour de Gonche / Source de la Loue /
Ruisseau du Puits Noir
La citation dans l’art
Classe de troisième
Gustave Courbet : L’homme à la ceinture de cuir /
Autoportrait / Nu couché devant la mer
L’expérience sensible de l’espace
L’emprunt, la reproduction, le détournement.
Paul Cézanne : Bethsabée d’après Rembrandt
Espace perçu, espace représenté /
Les différents rapports entre le corps de l’auteur
et l’œuvre, entre le corps du spectateur et l’œuvre.
Classes de quatrième
Gustave Courbet : Source de la Loue /
Ruisseau du Puits Noir / La vague.
Les images et leurs relations au réel
Paul Cézanne : Rochers près des grottes au-dessus
du Château.
Matérialité et virtualité.
Paul Cézanne : Portrait de Victor Choquet /
Portrait de Madame Cézanne / Trois baigneuses /
Pommes / Aquarelles : Sainte-Victoire /
Arbres et Rochers (Bibémus)
Gustave Courbet : Nu couché devant la mer /
La Vague / Pommes.
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Collège : Histoire des arts
Classe de quatrième
Arts, ruptures, continuité
Pistes d’étude : L’œuvre d’art et le dialogue des
arts : citation et référence d’une œuvre à l’autre ;
échanges et comparaisons entre les arts
(croisements, correspondances, analogies,
transpositions …).
Arts plastiques
Paul Cézanne : Bethsabée d’après Rembrandt /
portrait de femme d’après Rubens / Baigneuses.
Gustave Courbet : copie d’un autoportrait
d’après Rembrandt, Nu couché devant la mer,
L’homme à la ceinture de cuir d’après Titien.
Littérature
Émile Zola : Le ventre de Paris (1873) ;
L’œuvre (1886) roman décrivant Paul Cézanne
et puisant dans sa vie artistique.
Honoré de Balzac : Le chef-d’œuvre inconnu,
Cézanne y fait siennes des idées du peintre Frenhofer,
héros du roman.
Champfleury : Les demoiselles Tourangeau,
roman à clés autour de la personnalité des trois sœurs
de Courbet.
Musique
Tannhäuser, opéra de Richard Wagner.
Lycée : arts plastiques
(suite)
Classe de première
Figuration et abstraction
Gustave Courbet : Source de la Loue /
Ruisseau du Puits Noir / La vague / Le Gour de Conche /
Environs d’Ornans / La Roche pourrie /
Paysage de neige / Pommes rouges.
Paul Cézanne : Rochers près des grottes au-dessus
du Château / Portrait de l’artiste / Portrait de Victor
Choquet / Bouteille, carafe, broc et citrons.
Figuration et temps conjugués :
Gustave Courbet : La Roche pourrie / La Vague
Paul Cézanne : Rochers près des grottes au-dessus
du Château / Pommes
Classe de terminale
L’œuvre, filiation et ruptures
La citation, le détournement, la reproduction,
l’emprunt.
Gustave Courbet : l’homme à la ceinture de cuir /
Autoportrait / Nu couché devant la mer.
Paul Cézanne : Bethsabée d’après Rembrandt.
Question limitative :
Gustave Courbet : les enjeux liés
à la question de la modernité
La série, la répétition, le rejet de la perspective
Lycée : arts plastiques
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Classe de seconde
De la matérialité première
à la matérialité de l’œuvre
Lycée : Histoire des arts
Les propriétés physiques de la matière
et la technique,
l’expérience de la matérialité.
Classe de première
Gustave Courbet : Source de la Loue /
Ruisseau du Puits Noir / La vague /
Le Gour de Conche, Environs d’Ornans /
La Roche pourrie / Paysage de neige / Pommes rouges.
Enjeux théoriques et esthétiques
(l’académie, les salons et la critique)
Paul Cézanne : Rochers près des grottes au-dessus
du Château / Maisons en Provence / Portrait de l’artiste /
Portrait de Victor Choquet / Portrait de Madame
Cézanne / Bouteille, carafe, broc et citrons / Pommes /
Trois baigneuses.
(enseignement de spécialité)
Les arts et leur public
Baudelaire/Courbet – Zola /Cézanne.
Le rôle du public dans la création artistique :
Salons, galeries, marchands, critiques
et collectionneurs :
Bruyas/Courbet – Choquet/Cézanne –
A. Vollard/Cézanne.