i. conscience de soi et autrui

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i. conscience de soi et autrui
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AUTRUI
INTRODUCTION
: POSITION DU PROBLEME
Le problème philosophique des relations entre le sujet (Moi) et autrui n’est pas aussi
comme on a tendance à le penser. Pendant l’Antiquité, par exemple, les philosophes grecs se
sont intéressés à la dimension sociale et politique de l’homme. Chez Platon et chez Aristote, on
trouve des théories politiques qui prévoient justement l’organisation sociale et juridique de la
cité, celle-ci étant le lieu où l’homme est condamné à vivre avec les autres. Aristote écrira à ce
sujet que l’homme est un « animal politique », un zoon politikon. On a souvent considéré autrui
comme « l’autre » qui se tient devant moi dans sa singularité et qui est par nature différent de
moi. Le philosophe Descartes pour qui le sujet parvient à la certitude d’exister comme être (« je
pense donc je suis »), ne semble pas accorder assez d’importance à autrui dans la conscience que
le sujet a de lui-même. Dans le rapport entre autrui et moi, « je » suis donc au centre et « autrui »
existe tel que « je » le vois et le pense : autrui n’existe donc que par rapport à moi. Or,
l’expérience quotidienne montre avec acuité que l’autre, parce qu’il est différent, me bouscule
dans mon être, car sa présence ne me laisse jamais totalement indifférent. D’un autre côté, l’autre
est aussi comme moi, un sujet, et donc un autre moi-même, un alter-ego. Sur la base de ces
constats quelques interrogations s’imposent à notre réflexion : Quel est la part de l’autre dans
l’existence de la conscience individuelle ? Si autrui est objet, hors de moi et en même temps
sujet comme moi, y – a- t-il encore une différence essentielle entre lui et moi ? la différence entre
l’autre et moi ne porterait-elle pas finalement sur nos modalités d’être, c’est-à-dire sur la manière
dont nos deux personnes se manifestent à la vie ?
I. CONSCIENCE DE SOI ET AUTRUI
1. La conscience de soi
L’idée de conscience de soi prend son fondement dans le cogito cartésien. Elle considère
l’individu comme un sujet autonome distinct de ce qui l’entoure. L’autre fait partie des choses
dont je peux douter. Je ne me réalise donc pas a priori l’existence de l’autre. Dans cette
perspective, l’autre est considéré comme un objet, c’est-à-dire comme un être qui se manifeste à
moi à postériori quand j’ai réalisé ma propre existence. L’autre serait donc un cas particulier
parmi les autres choses que je vois ou ressens et qui sont extérieures à moi. C’est donc moi qui
prends conscience de son existence par rapport à ce que je suis et à ce que je pense.
2. Autrui comme élément constitutif de la conscience de soi
La conscience de soi affirmée par Descartes et considérée comme attitude réflexive est
selon Sartre une illusion. Pour lui, l’autre, à travers son regard ou sa simple présence, me renvoie
à moi-même. Je prends conscience que j’existe comme une conscience qui se manifeste au
monde à travers le regard de l’autre. Autrui participe donc à la prise de conscience par moi de ma
propre existence. Je réalise la nature de mon être, de ce que je suis et de ce que je fais quand
autrui me surprend dans mon acte.
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3. Le conflit entre autre et moi
Le rapport entre l’autre et moi est aussi considéré du point de vue philosophique comme
un conflit permanent. Ce conflit n’est par une « guerre de chacun contre chacun » ; il ne s’agit
pas d’une atmosphère d’agressivité ou de tension. Il s’agit d’une atmosphère où autrui et moi
cherchons chacun à s’affirmer comme une conscience. Au départ, chacun constitue une
conscience en soi, chacun existe de manière absolue. Mais dans le rapport que j’entretiens avec
l’autre (mon père, ma mère, mon frère ou mon professeur), chacun de nous cherche à se faire
reconnaître comme une conscience existante. Pour Hegel qui a développé cette idée, le conflit
réside dans le fait que chacun recherche à se faire reconnaître par l’autre. Le conflit c’est cette
lutte permanente pour la reconnaissance de soi par autrui : Je veux qu’autrui reconnaisse que je
suis conscience en soi et autrui veut que je le reconnaisse comme conscience en soi. Chacun lutte
de son côté pour se faire reconnaître par l’autre (Cf. l’exemple de la dialectique du maître et de
l’esclave).
Le rapport entre autrui et moi qu’évoque Sartre peut aussi se penser sous le mode d’un
conflit. Mais ici ce conflit aboutit à une démystification du sujet par autrui, voire à une atteinte à
la liberté du sujet. C’est cette idée qui transparaît de la pensée de Sartre lorsqu’il montre que le
sujet est pour soi, ce qu’il est d’abord pour autrui : « je suis comme j’apparais à autrui »
(SARTRE, L’être et le Néant). Dans cette perspective, c’est autrui qui donne sens à ce que je
suis et à ce que je fais : je suis, pour ainsi dire, exposé au jugement d’autrui. Il fige ma liberté, au
sens où je reste dépendant de son regard, de sa présence ; il me contraint à me percevoir comme
il me perçoit. On retrouve ici une explication à l’affirmation selon laquelle : « Pas besoin de gril,
l’enfer c’est les autres ».
II. LA RELATION A AUTRUI SUR LE MODE DES VALEURS UNIVERSELLES
Le rapport entre autrui et moi se rapporte aussi au problème des valeurs universelles,
c’est-à-dire des valeurs qui concernent la dignité de la personne humaine. Autrui a une dignité
absolue, et je dois toujours le considérer comme une fin en soi et jamais comme un moyen
(Kant). C’est cette idée que nous allons à présent examiner.
1. Autrui comme personne
L’autre n’existe d’abord qu’en tant que personne humaine. Au-delà de ses caractères
physiques, de ses convictions morales, intellectuelles, religieuses ou idéologiques, au-delà de ses
origines sociales ou géographiques, l’autre doit être considéré par rapport à sa nature humaine.
Autre est avant tout une Être humain, un sujet pensant. C’est en se fondant sur cette idée que
la pensée philosophique s’érige contre toute forme d’exclusion, d’exploitation de l’homme, et
toute atteinte à la vie d’autrui. Aucun groupe humain ne peut être considéré comme supérieur à
un autre, et personne ne peut être considéré comme un sous-homme sur la base de son
appartenance ethnique ou géographique, ou encore de sa couleur de peau. Pendant la traite
négrière ou la Sécession, les Noirs étaient considérés comme des sous-hommes. Pendant la
période d’Apartheid en Afrique du Sud, on considérait que les Blancs étaient plus intelligents
que les Noirs et que ceux-ci devraient être privés des droits fondamentaux liés à la dignité
humaine. Lors de la Seconde Guerre, les Nazis ont développé une théorie qui considérait la race
arienne comme supérieure, et estimait que les Juifs étaient une race faible qu’il fallait faire
disparaître. Ces exemples, et beaucoup d’autres encore que vie notre société actuelle, illustrent
des circonstances de l’histoire de l’humanité où autrui a été nié comme personne humaine. La
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réflexion philosophe est là pour attirer l’attention de l’opinion sur ce fait fondamental : l’autre est
un homme comme moi, où qu’il se trouve et quel qu’il soit.
2. Visage et altérité
L’humanité d’autrui trouve son expression la plus noble et la plus évidente dans la
découverte de son visage. Cette thèse a été particulièrement soutenue par Emmanuel Levinas
(XXème siècle). Pour ce philosophe qui a été marqué par l’événement de la Shoa, le rapport à
autrui n’est pas de l’ordre du regard, de la perception, de la connaissance puisque « l’accès au
visage est d’emblée éthique » (Levinas, Visage et altérité). Autrui, de part la nudité de son
visage, est obligé de concéder une certaine vulnérabilité. Mais dans la nudité de son visage,
autrui exprime de manière absolue sa différence spécifique. Par cette différence autrui m’invite à
le reconnaître et il refuse d’être contenu, d’être posséder. Levinas écrit à ce sujet que « le visage
se refuse à la possession, à mes pouvoirs ». La nudité du visage, qui fait signe à la vulnérabilité
de l’autre me dicte une loi : « tu ne tueras point ». Ainsi, l’autre, à travers son visage découvert,
m’introduit dans une relation éthique ou morale avec lui. Dans cette perspective, Levinas montre
que l’individu affirme sa subjectivité (notre être comme sujet), par le dessaisissent de soi.
Autrement, Je suis moi-même non pas lorsque je m’affirme au dépens de l’autre, mais lorsque
j’accueille l’autre. Le moi n’est lui-même que dans l’ouverture à l’autre. C’est tout le sens de
cette citation de Dostoïevski que Levinas cite avec bonheur : « Nous sommes tous responsables
de tout et de tous devant tout, et moi plus que tous les autres ». Être homme, c’est être disponible
pour accueillir l’autre, pour l’accepter et accepter de cheminer avec lui dans la vie (l’idée du
« vivre-ensemble » chez Gabriel Marcel).
3. L’autre et ma liberté
L’homme est essentiellement un être voué à la liberté. Certains philosophes (Sartre) affirment
que la liberté est un élément constitutif de la nature humaine. L’homme ne peut pas jouir
pleinement de son existence et de toute son humanité tant qu’il ne fait pas quotidiennement
l’expérience de la liberté. Mais comment la liberté, qui est a priori une idée abstraite, devientelle une réalité vécue ? Autrement dit, comment l’individu prend t-il conscience de sa liberté et
l’expérimente comme telle ? A la vérité, il nous faut reconnaître que l’homme ne peut se rendre
compte du caractère absolu de sa liberté sur le mode de la réflexion pure, c’est-à-dire dans le
retrait de la conscience de soi, comme le suggérait Descartes. La liberté ne devient effective que
dans la confrontation avec autrui. Les relations interpersonnelles, l’organisation de la société ou
de l’Etat (cf. Hegel) constituent des espaces où l’individu expérimente ce qu’il a de plus naturel
et de plus digne, c’est-à-dire la liberté. Nous pouvons donc nuancer la thèse de Sartre pour
reconnaître qu’autrui est la condition d’expression et d’expérimentation de ma liberté.
III. AUTRUI ET LA QUESTION DE L’INTERSUBJECTIVITE
Nous évoquons ici le terme intersubjectivité, au sens où l’emploie le philosophe Gadamer, pour
désigner la possibilité pour autrui et le sujet de s’inventer un espace de communication commun,
au-delà de ce qui nous différencie, voire de ce qui nous oppose.
1. Autrui et langage
Le langage constitue un terrain commun entre autrui et « moi ». Au-delà de la singularité de
chacun, le langage en tant qu’élément culturel rassemble les deux sujets. Maurice Merleau-Ponty
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écrivait dans ce sens qu’à travers le langage, « ma pensée et celle de l’autre forme un seul
tissu ». Le langage est un « être à deux », dans le langage nous coexistons « dans un même
monde ».
2. Autrui et moi dans le Dialogue
Le dialogue est une forme particulière du partage entre l’autre et « moi ». Au-delà des
divergences d’opinions, le dialogue consiste à retrouver l’entente entre autrui et moi. En ce sens,
Gadamer fait observer que le dialogue me révèle des vérités qui m’étaient jusque là inconnues.
En dialoguant avec autrui, je prends conscience des vérités que je n’aurais jamais pu réaliser
dans ma pensée pure. Le dialogue métamorphose les sujets dans le respect de la parole de l’autre.
« Ce qui a été pour nous un dialogue a laissé quelque chose en nous, là où le dialogue a réussi
quelque chose est resté et ce qui nous est resté nous a changé ». Le dialogue nous découvre
l’importance de l’autre en tant qu’il participe à notre propre humanisation : « C’est seulement
dans le dialogue que des amis peuvent se retrouver l’un, l’autre et construire ce genre de
communauté dans laquelle chacun reste lui-même pour l’autre car chacun se trouve en l’autre et
se change lui-même par cet autre ».
3. Autrui et moi entre intersubjectivité et objectivité
La rencontre avec autrui ne me permets pas seulement de me connaître moi-moi, de prendre
conscience de mes valeurs ; L’autre m’apprend sur le monde. On le voit déjà dans la famille où
les parents, les frères et sœurs nous éduquent et nous apprennent les premiers gestes de la vie
quotidienne. On le voit aussi dans la connaissance intellectuelle, socioculturelle, etc.
Mais il y a aussi un point qui intéresse la réflexion philosophique : c’est que la connaissance
objective naît dans la rencontre de l’autre. Nous avons besoin des autres pour que ce que nous
pensons ou disons acquiert un statut d’objectivité. L’Autre est ici la structure de crédibilité de ce
que je pense et dis. Ma pensée n’acquiert une certaine crédibilité que dans la mesure où elle est
acceptée comme telle par les autres. On le constate aisément dans le domaine artistique. L’œuvre
de l’artiste livrée à elle-même et au regard de son auteur n’a pas de valeur objective. Une œuvre
silencieuse, n’a pas de valeur. Elle acquiert sa valeur à travers l’appréciation des autres. La
renommée d’un artiste ne tient pas a priori dans son œuvre, mais plutôt dans la valeur que les
autres accordent à cette œuvre.
CONCLUSION
L’intérêt des analyses précédentes est de constater finalement que le concept d’autrui conduit à
une sorte de paradoxe. « Autrui » est différent de moi mais en même temps il est celui qui me
renvoie à moi-même. Il est à la fois lointain et proche de moi, je le transcende car c’est moi qui
pense son existence, mais il me transcende dans la mesure où sa présence m’interpelle et
raisonne en moi comme un rappel à l’ordre. Pour tout dire, entre « je » et « autrui » s’instaure
une sorte de relation dialectique (dépassement permanent) qui prend tout son sens dans le respect
de l’autre, et dans une attitude où autrui s’offre à moi comme une fenêtre qui m’ouvre sur
l’infini.