ALCOOL ET PATHOLOGIE EN AFRIQUE NOIRE (PDF

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ALCOOL ET PATHOLOGIE EN AFRIQUE NOIRE (PDF
ALCOOL ET PATHOLOGIE EN AFRIQUE NOIRE
F. KLOTZ*, M. GUISSET**, R. LAROCHE***
RÉSUMÉ
L’alcool est consommé de manière séculaire en Afrique, mais les contacts avec la civilisation occidentale
ont entraîné une augmentation de la consommation
depuis la décolonisation.
La fabrication locale industrielle de boissons alcoolisées s’est développée de manière exponentielle ; ces
boissons étant consommées au détriment des aliments
traditionnels.
L’émergence de la pathologie pancréatique a été mise
en évidence par plusieurs études sur les pancréatiques
chroniques en Afrique noire qui pour la quasi-totalité
des cas sont d’origine alcoolique.
MOTS CLES : Alcoolisme, Pancréatiques, Afrique
Noire.
L’alcool importé dans les pays en voie de développement et
particulièrement en Afrique Noire, a suivi les routes et les
chemins jusque dans les villages les plus reculés, où sa
consommation est venue s’ajouter aux boissons alcoolisées
artisanales et traditionnelles.
La pathologie liée à l’alcool n’est pas différente de celle
que nous rencontrons en occident. La responsabilité
imputée à l’alcool permet de lever une partie du voile qui
entourait certaines pathologies étiquetées tropicales, en
particulier en ce qui concerne le pancréas.
monnaie d’échange au moment de la traite des esclaves
(11).
L’augmentation vertigineuse de la consommation d’alcool
a commencé à l’ère de la décolonisation avec l’installation
de brasseries et de distilleries dans les années 60. La
production de bière en Afrique a augmenté de plus de
400 % entre 1960 et 1980 (tableau 1), tandis que la consommation augmentait de 250 à 1000 % selon les pays
(16).
Tableau 1
Production de bière par habitant dans différentes
régions du monde (en litres)
Région
1960
1970
1980
%
(1960-1980)
Afrique
1,8
4,7
9,3
416,6
Amérique latine-Caraïbes
11,8
17,7
20,1
70,3
Asie, excepté le Japon
0,2
0,5
1,0
400
Europe, excepté U.R.S.S.
46,4
71,7
76,2
64,2
Australie et Nouvelle-Zélande
102,4
122,7
130,3
27,2
Monde
13,4
17,6
20,2
49,2
Source : Walsh B. et Grant M. Public Health Implications of Alcohol
Production and Trade. WHO, Genève, 1985.
Déjà dans l’ancienne Egypte, on retrouve la notion de
consommation de bière de fabrication locale. L’arrivée de
l’Islam a fait régresser la consommation d’alcool dans sa
zone d’influence ; cependant, la consommation de boissons
alcoolisées en Afrique Noire s’est pérennisée avec les
boissons de fabrication rurale. Les manifestations pathologiques liées à l’alcoolisme se retrouvent historiquement
avec l’introduction des boissons manufacturées ou conditionnées en Europe, en particulier le rhum qui servait de
En 1981, la consommation de bière par habitant au Gabon
était de 135 litres par an, l’une des plus élevées du monde
(8). Pourquoi la bière ? Car elle est peu chère et désaltérante, mais cela n’empêche pas la consommation d’autres
alcools : vins, spiritueux, alcools traditionnels (vin de palme,
vin de banane, bière de mil). Cet engouement pour l’alcool
n’est pas spécifique au continent africain, on le retrouve en
Amérique du Sud mais aussi en Asie (tableau 2).
* - Chef - Service de Gastro-Entérologie
** - Médecin des Hôpitaux des Armées
Service Gastro-Entérologie
*** - Professeur - Service de Pathologie Infectieuse et Tropicale
Hôpital d’Instruction des Armées Laveran
Boulevard A. Laveran - 13998 MARSEILLE ARMEES
Médecine d'Afrique Noire : 1992, 39 (3)
F. KLOTZ, M. GUISSET, R. LAROCHE
202
Tableau 2 : Production mondiale et continentale de vin,
de bière et de spiritueux en 1960 et 1972
Production en millions de litres
1960
1972
Vins
Monde
Afrique
Asie
Amérique du Sud et Centrale
24 251
2 268
72
2 421
28 897
1 604
173
3 042
Bière
Monde
Afrique
Asie
Amérique du Sud et Centrale
40 750
738
1 271
4 091
68 559
2 121
4 528
5 036
Spiritueux
Monde
Afrique
Asie
Amérique du Sud et Centrale
1 637
29
240
198
2 630
49
362
321
Il est important de savoir si la fabrication locale de
boissons alcoolisées s’ajoute à celle des boissons villageoises traditionnelles, ou si elle se fait à leurs dépens. En
effet, la transformation de céréales en alcool peut avoir un
retentissement sur le potentiel alimentaire du pays, du
village, de la famille, alors que la production locale agricole est déjà en diminution.
La part de la production de céréales locales employée dans
la fabrication de la bière industrielle est difficile à évaluer
de manière précise. Selon la F.A.O. en 1975, la bière
artisanale a employé 30 % de la production camerounaise
de maïs et 12 % de la production burkinaise de Sorgho (4).
Cette consommation de bière artisanale est loin d’être
négligeable. En effet, dans une étude réalisée en zone non
musulmane au Cameroun (4), la consommation de bière de
mil chez l’homme a été évaluée à 350 l/an, ce qui pour un
produit titrant 4 à 5° en volumes correspond à 13 à 15 l
d’alcool pur par an et à 20 % de la récolte de mil. Au Burkina Faso, une autre étude évalue la consommation annuelle de cette bière villageoise à 83 l/homme/an.
Selon un proverbe d’Afrique Centrale “1/3 de la récolte est
mangée, 1/3 est bu, 1/3 est perdu”.
Cette production locale était relativement bien tolérée par
la population bien qu’indirectement génératrice de
malnutrition. C’est l’avènement des brasseries et des distilleries industrielles qui a fait “déborder le vase”.
La morbidité et la mortalité dues à l’alcool sont bien
Médecine d'Afrique Noire : 1992, 39 (3)
difficiles à quantifier sur le continent africain.
Si nous prenons l’exemple du Gabon : la production,
l’importance et la consommation d’alcool sont conséquentes par rapport à la population (tableau n°3).
Tableau 3 : Production et conditionnement de l’alcool
importé par la société des brasseries du Gabon
Source de production
+ année
Nature des boissons
par litres
Bière (1)
Vin
- rouge
- champagne
- mousseux
Alcools - gin
forts
- whisky
- anis
- rhum
(litre d’alcool pur)
Importations
SOBRAGA
1985
1982
1983
1984
6.815.192
50.000.000
72.648.200
76.920.700
20.197.282
509.313
SOBRAGA : Société des brasseries du Gabon.
Une étude réalisée au C.H.U. de Libreville sur les malades
hospitalisés : soit pour syndrome douloureux abdominal
associé ou non à une diarrhée, soit pour un diabète, a permis d’avoir une idée de l’impact de la consommation d’alcool sur la pathologie pancréatique (7). 48 observations ont
été colligées de 1984 à 1986. Elles concernaient 35 hommes et 13 femmes d’âge moyen 46 ans et qui avaient une
consommation quotidienne moyenne d’alcool de 240 g/j.
Le diagnostic porté a été 7 fois une pancréatique aiguë et
41 fois une pancréatique chronique.
Les pancréatiques aiguës à l’évidence d’origine alcoolique
n’avaient pas de particularités cliniques ou biologiques. La
consommation moyenne d’alcool de ces malades était à
260 g/j. L’évolution a été favorable chez les 7 malades avec
cependant un diabète insulinodépendant définitif chez l’un
d’eux.
Le groupe des pancréatiques chroniques comprend deux
formes évolutives selon qu’il existe ou non des calcifications de l’aire pancréatique.
Les pancréatiques calcifiées sont simplement diagnostiquées par une radiographie de l’abdomen sans préparation
et ou une échographie abdominale.
Les pancréatiques non calcifiées représentent un groupe
plus hétérogène rassemblant chez des malades éthyliques
chroniques : la survenue d’un diabète sans contexte fami-
ALCOOL ET PATHOLOGIE EN AFRIQUE NOIRE
203
lial, des poussées douloureuses aiguës de pancréatique
chronique associées ou non à une diarrhée.
Le diagnostic de pancréatique chronique a été retenu chez
41 malades, chez 29 hommes et 12 femmes. Leur consommation moyenne d’alcool était de 240 g/j. 27 cas ont été
découverts à cause de leur diabète. 8 avaient une pancréatique chronique calcifiée et parmi ceux-ci, 5 avaient un
diabète insulino-dépendant.
Dans une étude multicentrique réalisée en Afrique francophone Aubry et collaborateurs (3) avaient recensé 60 observations de pancréatique chronique calcifiée en 1985-1986.
53 avaient une étiologie éthylique évidente, ce qui laisse une
faible place au syndrome de pancréatique tropicale juvénile.
Des formes mixtes sont cependant probables chez l’adulte
jeune ou la pancréatique induite par l’alcool pourrait être
favorisée par une malnutrition dans l’enfance (9).
L’alcoolisme est donc un phénomène social dans le tiers
monde et sur le continent africain en particulier. Il est
générateur de violences, d’accidents et de toute la palette
de complications qui lui sont propres, aggravés ou accélérés par une malnutrition souvent chronique.
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