Michel Dieuzaide - Esprits Nomades

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Michel Dieuzaide - Esprits Nomades
Michel Dieuzaide
Á la recherche de la véritable image
Toute solitude nous fait séjourner auprès de quelque chose d’essentiel, qui se dissimule,
mais qui est là. Le photographe, dans sa solitude, s’approche de ce que les autres n’ont pas
su voir parce qu’ils sont ensemble et divertis. Jean-Claude Lemagny, La matière, l’ombre, la fiction
Fils de Jean Dieuzaide, qui fût photographe et fondateur de la galerie photo du Château
d’eau à Toulouse (1921-2003), Michel Dieuzaide est à la fois photographe et cinéaste. La
filiation artistique est claire. Elle le met aussi en contact avec ses ainés, notamment Brassaï
dont il sera l’assistant pendant trois ans. Puis il trace son propre chemin à la croisée de la
photographie et du cinéma, de la poésie, de la peinture et de la musique.
Dans le «petit tas » que laisse Michel Dieuzaide, comme si quelque chose était déjà fini, il y
a de nombreuses photos, des expositions, des livres -une vingtaine- et presque autant de
documentaires. Il y a aussi une proposition de ballade, au fil des livres, des images et des
citations, comme celles que nous reprenons ici, presque toutes extraites de son livre Quand
la lumière tient la plume, édité par Le temps qu’il fait en 2009 à l’occasion d’une exposition
au Château d’Eau. Ce livre fut l’occasion d’un retour en arrière et il reste un fil conducteur.
Quelques êtres ne sont ni dans la société ni dans une rêverie. Ils appartiennent à un destin
isolé, à une espérance inconnue. Ce sont les plus nobles et les plus inquiétants. René Char
Lumière et ombre
Sa photographie se décale souvent, en particulier vers le détail. Portraits de dos, Michel
Dieuzaide pointe une main, une ficelle, ou une sieste qui disent le quotidien, les fêtes, la
solitude. Une autre fois les paysages s’enfuient vers l’horizon et les ombres répondent à la
lumière, marquant l’architecture ou la matière, l’espace et l’absence, ou l’attente.
Du noir et du blanc. Il y a juste cela et tout cela. C’est d’abord le silence, un vide habité, qui
dit le désenchantement, pas le désespoir. Ce n’était rien de plus : une route à travers la
montagne, un toit au soleil, une rue écrasée de chaleur, le dénuement.
Mais il y a aussi un détail, quelque chose qui retient l’attention : le chevelu d’un palmier sur
l’ombre géométrique des remparts, la touffe d’un arbre derrière les tuiles, un nœud sur un
collier de perles. Puis il y a le plaisir de la lumière, des matières, du temps qui passe. Un
tricot qui n’est pas oublié et des cailloux qui n’ont pas roulé par terre. Un livre ou une paire
de chaussures qui racontent qu’on est passé par là. Des portes et des fenêtres et des
chaises, des femmes et des chevaux, des chemins. Des cigarettes et des ombres, en
attendant ensemble la Sainte Vierge !
Et il y a l’Espagne. Ce pays l'enchante depuis longtemps et plus encore depuis la rencontre
avec le peintre et ami Carlos Pradal. C’est un espace privilégié, une terre d'attache autant
que "sa Bigorre". Il photographie l’Espagne dans sa simplicité, l’Espagne fraternelle et
religieuse, et il cherche le Duende dans le Cante, le Flamenco ou la corrida.
Sombra, Sol. «Terre grave, l’Espagne est grave et j’aime cette gravité d’un pays qui depuis
toujours se joue de la réalité, tout en sachant qu’elle ne peut lui échapper… L’espagnol sait
qu’il vit dans un pays où les contrastes sont saisissants, où le sacré est sans cesse menacé
par le païen. Le vulgaire par le sublime. L’essentiel par l’insignifiant. Et de cette lente
digestion d’infinies disparités, sourd une crainte qui mêle à la fois joie de vivre et désespoir
de vivre» explique-t-il dans son livre Espaňas.
« Tout est réfléchi » répète-t-il. Seraient-ce cette recherche incessante d’un réel qui se
dérobe ou la fragilité de la grâce qui se réfléchissent ici ? Et Michel Dieuzaide d’affuter sans
relâche son regard précis, rigoureux, exigeant.
Été 2010, un village dans le Gers
Á Lagraulet, la vie passe tranquillement. Ne dérangez pas les artistes : ils peignent le
château d’eau.
Un gars filme la sieste du chien, la voiture de la poste, les artistes surtout, leurs pots et leurs
couleurs. Les villageois passent et repassent, tout en vacant à leurs occupations, avec une
certaine distance, une tolérance bienveillante. Jusqu’au jour où le ruban dénoué laissera
tomber de longues voiles blanches, découvrant l’œuvre peinte. On s’apercevra alors que
quelques-uns se sont pris au jeu et puis on ira boire un verre sur la place.
De tout cela, il reste une trace sensible, un film ensoleillé qui raconte posément une histoire
de peintres, d’échafaudage et de pinceaux, hommage à la vie immédiate autant qu’à la
fresque elle-même.
Michel Dieuzaide tient la caméra et son regard est tout entier dans cette écoute, une
légèreté amusée, une complicité certaine.
Quant aux peintres, ce sont Jean-Paul Chambas et son assistant Pierre-Marie Zigler.
Vies d'Ateliers
Dans le domaine du documentaire, Michel Dieuzaide se consacre presque exclusivement à
des artistes, des musiciens,Vlado Perlemuter et Daniel Humair, Madeleine Milhaud, et
surtout à des peintres, peintres d'art contemporain car cet art est pour lui une passion. Pierre
Soulages, André Marfaing, Olivier Debré ou Tal-Coat, Odile Mir…
Chaque film est une rencontre avec leur univers, souvent dans l’atelier. « Les châssis bruts,
les pinceaux neufs, les grands rouleaux de papier-bulle, les murs d’images punaisées, et ces
livres ré-ouverts sans fin. Puis [la vie] des odeurs mélangées, des pots alignés, de la sciure
et des copeaux de bois, des tubes séchés, et des sols tachés… ».
Parce qu’il s’enracine dans le concret, Michel Dieuzaide observe l’artiste à l’ouvrage et
l’œuvre en train de se faire.
Il filme Olivier Debré qui s’affronte à plus grand que ses grandes toiles, le rideau de la
Comédie Française : il faut bien des balais à cette échelle. Et un échafaudage pour vérifier
l’alliance des rouges, et voir la lumière qui sourd. De la peinture abstraite cela ? C’est un
rideau d’avant-scène.
Dans L’Atelier ouvert, Tal-Coat arpente sa Normandie, pour transcrire ensuite un pan de
nature sur la toile, «un fragment d’espace paysage ». Évidemment il y a les mêmes jaunes
que sur le champ de colza, là, de l’autre côté les blés verts, la ligne épaisse du chemin de
terre, presque une fracture, le sombre du bois. Michel Dieuzaide raconte cette
correspondance, du cheminement à la toile. Il filme un homme dans son pays.
Et le temps qu’il faut pour contempler, pour que la toile soit délaissée, puis retournée,
retouchée et finalement habitée.
Dieuzaide filme l’ouvrage. Il suit le chemin du Faire : « Le Faire pour un artiste, c’est
continuer d’avancer dans cette marche sur le fil qu’est le processus créateur. Le Faire, c’est
repousser le vide » dit-il.
Tout cela exige du travail, de l’engagement, de la concentration. C’est ce que semble dire le
peintre André Marfaing : « Ne restons pas à la parade, continuons». Mais il faut aussi une
forme d’abandon comme l’explique Dieuzaide à propos de Jean-Paul Héraud : « refuser
toute volonté volontaire… labourer le papier, puis attendre la germination de l’œuvre, avec
acharnement et obstination ».
Narration poétique
Le temps est tout aussi nécessaire à la photographie. Parce qu’il faut parfois attendre, une
fois par an, un jour d’automne, un rayon de soleil du matin. Et parce que ce qui tombe juste
se compose avec le temps.
Le juste est l’objet d’une recherche ininterrompue. Michel Dieuzaide en parle à propos
des Lignesdu photographe Jacques Mataly : «Le photographe a le temps. Celui de voir. Puis
de savoir ce qui, dans sa boîte à contenir le regard, va peu à peu devenir juste. C’est dans
cet adjectif, simple autant qu’essentiel, que règne la force des images de Jacques Mataly.
Dans le juste qu’elles opposent à l’agitation désordonnée et arbitraire des masses, au creux
du temps qui en ce monde nous est alloué».
Á propos de lui-même aussi : « Sans recourir à un quelconque stratagème, je n’ai usé de
ces différents moyens d’expression que dans leur grammaire la plus simple. Je n’ai pas
l’audace innovante, seulement un goût prononcé pour ce qui tombe juste».
Ainsi il invente ses Vraissemblages. Il associe et recompose ses photos deux à deux dans
l’espace du cadre ou du blanc de la page. Avec ce qu’il faut de légèreté, il rapproche la
ficelle du cordon du tablier, l’arche de l’escalier, le solitaire de l’errant. On sort du cadre, le
réel s’élargit. Ouverture, cheminement de l’œil, poésie : à chacun de savoir en jouer.
Il explique cette démarche par la fréquentation croisée de la photographie et du cinéma :
«Jouant le même rôle qu’un plan de coupe dans une séquence de film, le fait d’adjoindre une
photographie à une autre, renforce, affaiblit ou fait basculer ailleurs sa signification
première… Je me sers de cette rupture pour entamer le sens de l’image, irrémédiablement
fixé à la réalité qu’elle exprime».
Puis il crée ses LambeauXgraphieS. Il choisit ses photos, les déchire à la règle, avec un
bord frangé de blanc comme un morceau de tissu. Sur la table il les mélange et les
assemble. Recompose le tout en les collant sur un papier fort. Le bord de la déchirure
accroche la lumière.
Et voici une répétition chamboulée, un soleil double ou l’alignement détourné des chaises
alors que tous sont déjà partis. L’œil cherche, s’étonne, recompose et doit s’abandonner à
quelque chose qui n’est plus de la photographie mais qui est encore sa photographie.
« La limite formelle de la photographie m’a toujours semblé être le « Monde Réel », dont elle
est le plus généralement extraite… Avec les LambeauXgraphieS, la possibilité de narration a
disparu pour laisser place à une vision brouillée du Réel… pour tenter d’inventer une image
qui ne doit plus rien, ou presque, à ce qui en fut extrait. Le refus d’utiliser la photographie
comme une vérité.
Une manière de signifier encore une fois, que l’Image appartient davantage à l’imaginaire du
spectateur plutôt qu’à une prétendue ressemblance avec un Réel qui n’est le même pour
personne ».
Caminando
Et Dieuzaide aborde le réel avec sa propre méthode : « Dans ma vie, je n’ai pas travaillé. Ou
du moins assez peu, et pas dans le sens où on l’entend… Je me suis toujours voué
uniquement à ce que j’avais envie d’entreprendre… J’ai chaque jour défini ce que j’avais à
faire en conservant intact le degré d’exigence nécessaire, persuadé qu’ainsi l’essentiel
s’approche peu à peu. Et si j’ai essayé de garder toujours en éveil une curiosité flanquée
d’un peu d’innocence, j’ai tout de même suivi un chemin rigoureux. Il n’en reste pas moins
que j’ai fait un grand nombre de choses diverses… Ces moments passés à nourrir l’esprit et
à aiguiser la sensibilité, je les ai considérés comme mon travail».
Ce cheminement aussi sensible et épicurien que théorique se retrouve finalement dans les
images et plus encore dans ses livres et ceux auxquels il contribue comme photographe. Et
sa patiente lecture nous est donnée en contrepoint des images, au fil de citations qui
retiennent le regard ou des textes quand il prend la plume. Il partage ainsi son attention
objective, un zeste d’humour, la recette du détachement…
Mais que d’heures s’écoulent où, lisant, écrivant, rêvant, aucune illusion n’adoucit mon
amère sérénité. Ensuite, regardant les étoiles, je me pénètre de l’insignifiance des
choses. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre.
michel dieuzaide écrit finalement son nom avec des minuscules. Et il nous invite à regarder
encore plus attentivement, citant le philosophe Georges Didi-Huberman : On demande trop
peu à l’image quand on la réduit à une seule apparence. On lui demande trop quand on y
cherche le réel lui-même. Ce qu’il faut, c’est découvrir en elle une capacité à nous faire
repenser tout ça.
Qu’est-ce donc que la véritable image ? Peut-être la vie qui circule du photographe à celui
qui regarde?
Caminante, son tus hellas
el camino, y nada más ;
caminante, no hay camino,
se hace camino al andar.
Caminante, no hay camino,
sino estelas en la mar.
Toi qui chemines, ce sont tes pas
le chemin, et rien de plus ;
toi qui chemines, il n’y a pas de chemin,
le chemin se fait en marchant.
Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin.
juste quelques sillages sur la mer.
Antonio Machado, Proverbios y cantares
Principales expositions et films au XXIe siècle
Expositions au XXIème siècle
2000 : Toulouse, Capitole cour Henri IV : Portes du Monde ; Condom, Vraissemblages ; Montauban, Théâtre
:Nos Andalousies
2001 : Lectoure, Arcos : Portes du Monde ; Condom, Être Flamenco
2003 : Guatemala City, Musée d’Art Moderne, « Rétrospective »
2003 : Vichy, médiathèque : Être Flamenco
2004 : Colomiers, International School : Être Flamenco
2005 : Paris, Galerie Davidov : LambeauXgraphieS
2006 : Espagne, Saragosse, Galeria Spectrum : LambeauXgraphieS
2008 : Huesca, Aragon : Être Flamenco
2009 : Toulouse, Galerie du Château d’eau, Quand la lumière tient la plume
2010 : Anglet, Vies d’Ateliers
Filmographie récente
2002 : Musicatreize, 52’, production ARTE/Aktis pour Maestro, Portrait du chœur contemporain à douze voix
2003 : De l’exil à l’intégration, 52’ production Aktis, Derniers témoins exilés de la Guerre civile Espagnole
2004 : La Corrida des vertus, Vierge et Toros, dans un petit village de la Mancha, 26’, production FR3/ Les
Films à Lou
2007 : Merci Monsieur Cordier, 52’, production Aktis/Les Abattoirs, Présentation de la collection donnée à l’Etat
par le collectionneur et actuellement conservée au musée des Abattoirs de Toulouse, (plus de
500 œuvres) et interview de Daniel Cordier
2010 : Sur un chemin d’étoiles, un film sur la fresque peinte par Jean-Paul Chambas sur le château d’eau de
Lagraulet dans le Gers, 52’, production CUMAV 65
Un "petit tas" de livres, bibliographie choisie
Être flamenco, Julliard
Á côté des taureaux, texte de Jacques Maigne, Éditions Hardcover, Climats
Messe du contraste, texte de Michel Del Castillo, Éditions La Pibole
Nos Andalousies, texte de Michel Del Castillo, Berger-Levrault
Joselito et son ombre, texte de Jacques Durand, avec un collage numéroté et signé, Éditions Soriano/Jannink,
2004
Vraissemblages, texte de Bernard Noël avec cinq vraissemblages numérotés et signés, Éditions Fata Morgana,
2005
Afición, Trente années d’images taurines. Éditions Cairn, 2005
Compàs Flamenco, Sur le monde du Flamenco, Éditions Cairn, 2006
Espaňas, réuni avec Afición et Compàs dans un coffret, Éditions Cairn, 2009
André Marfaing Monographie sur le peintre, Éditions Le temps qu’il fait, 2009
Quand la lumière tient la plume, texte et photographies de l’auteur, Éditions Le temps qu’il fait, 2009

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