COMMENTAIRE DES LETTRES PERSANES DE MONTESQUIEU I
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COMMENTAIRE DES LETTRES PERSANES DE MONTESQUIEU I
COMMENTAIRE DES LETTRES PERSANES DE MONTESQUIEU I) BIOGRAPHIE ET PRESENTATION DE L'OEUVRE a) Qui est Montesquieu ? Charles Louis de Secondat est né près de Bordeaux en 1689 dans une grande famille noble de propriétaires de vignobles. Président au parlement de Guyenne, son père accorde beaucoup d'importance à la transmission de la culture classique grâce à la vaste bibliothèque familiale (latin, histoire, droit). Après une éducation chez les catholiques et des études de droit, il retourne vivre à Paris et le contraste entre la vie provinciale et la vie parisienne lui inspirera ses descriptions de la capitale dans les LP. A la mort de son père il hérite d'une grande fortune et s'achète une charge de conseiller au parlement de Bordeaux. En 1715 il épouse une riche héritière calviniste, Jeanne de Lartigue, avec qui il aura 3 enfants. C'est l'héritage de son oncle qui lui donnera le titre de baron de Montesquieu. Admis à l'Académie française en 1728, il vend sa charge et voyage en Europe jusqu'en 1831. Les 26 livres de l'EL paraissent en 1748, même s'ils sont régulièrement modifiés sous la dictée car MO perd la vue. Beaucoup de succès mais face aux attaques religieuses il est obligé de rédiger une « Défense de l'EL » en 1750. Il meurt à Paris en 1755 des suites d'une fluxion de poitrine. b) La rédaction des LP * Contexte = Ecrite entre 1717 et 1720 l'oeuvre est publiée anonymement à Amasterdam en 1721. Elle pourrait avoir commencé dès 1709, les LP connaissent un succès immédiat au moment de leur publication anonyme en 1721, en particulier dans les salons parisiens comme celui de Mme Lambert. Un ami rapporte qu'il était excédé par son travail de la journée et que le soir « pour s'amuser, il se mettait à composer une lettre persane » : il envisage donc ce roman de manière légère, à la fois pour plaire et instruire. C'est un roman philosophique des Lumières qui en orchestre les valeurs essentielles : rationalisme, liberté, modération politique, lutte contre l'intolérance, nostalgie de la vertu, passion de l'utilité etc. On dit que les LP seraient une « préface spirituelle et hardie de l'EL », publié trente ans après, car nombre de thèmes y seront repris et approfondies (esclavage, despotisme, divorce etc). L'ouvrage de Montesquieu a été durement condamné notamment par l'abbé Gaultier qui lui reproche ses libertés et ses blasphèmes dans « Les LP convaincues d'impiété » en 1751 (soit 30 ans après, ce qui montre que c'est à la sortie de l'EL qu'il semble avoir compris rétrospectivement le sens politique des LP...). En 1754 paraît une nouvelle édition des LP avec un supplément et des réflexions en réponse aux accusations d'impiété et d'irrévérence : « Y a-t-il un livre où l'on ait traité le gouvernement et la religion avec moins de ménagement ? » s'exclamera Voltaire en 1733. L'ouvrage sera mis à l'index par l’Église en 1762 à cause des passages explicites sur la sexualité, le suicide et les remarques acerbes sur le Pape et la Trinité.Mais le genre sera repris et imité pourtant par de nombreux écrivains à sa suite « rien de plus élégant ne fut écrit … un livre parfait… incroyable de hardiesse » dont Valéry explique le succès par l'époque, qui est un entre-deux, où l'ordre règne encore mais où l'esprit de liberté apparaît sans hypocrisie : « La liberté d'esprit était si grande en ce temps là que ces lettres si frivoles et si célèbres ne génèrent pas le moins du monde la carrière du président et du philosophe … Il n'y a d'hypocrisie que dans les moments où l'état des choses exige fortement que tous les citoyens soient conformes à un type simple et facile à définir, donc à manier. Vers 1720, cette nécessité se reposait un peu, entre deux grands siècles » (éloge de l'époque p. 513 : « l'Europe était alors le meilleur des mondes possibles », « le fisc exigeait avec grâce », « Ni même les journées n'étaient point pleines et pressées mais lentes et libres ; les horaires ne hachaient point les pensées et ne faisaient point des individus des esclaves du temps moyen et les uns des autres »). D'où l'étrange mention « fin des LP « à la fin car l'interprétation de l'oeuvre ne peut être épuisée. * Un genre nouveau : MO réinvente le roman épistolaire qui existe déjà depuis le XVIIème et la philosophie romancée (« Mes LP apprirent à faire des romans en lettres »), reliant le tout « par une chaîne secrète » à la fois entre les personnages et entre les éléments romanesques et philosophiques, entre les thématiques ; il y a donc deux chaînes : la chaîne romanesque qui relie les personnages entre eux qui est la plus apparente et la plus distrayante, avec un commencement, un progrès, une fin. Et il y a une « chaîne secrète » symbolique qui donne au roman du sérail une signification politique : « la nature et le dessein des LP sont si à découvert qu'elles ne tromperaient jamais que ceux qui voudront se tromper eux-mêmes » (préambule de l' édition de 1754). Il associe une forme de dramatisation historique (lettres datée et signées 1 de différents protagonistes) à une réflexion sur la société, un questionnement philosophique sur la nature de l'homme : « Le recueil délicieux des LP jette moins dans les songes que dans les pensées… je vais divaguer sérieusement » Valéry. Au départ c'est surtout pour leur liberté et leur joie subversive que les LP ont du succès (une France « d'abord ivre » des LP) mais ce serait être léger de n'y voir que de la légèreté, car il s'agit d'instruire tout en plaisant (docere et placere) : Jules Michelet : « Il faut être bien étourdi et bien léger soi-même pour trouver son livre léger. A chaque instant il est terrible ». C'est aussi un laboratoire de découverte et de révélation des consciences masculines et féminines alternativement, comme dans une polyphonie, qui est conçue plus comme une juxtaposition de points de vues que comme un vrai dialogue : chaque caractère est associé à une voix singulière où les paroles s'affrontent dans une symphonie mimant la diversité du monde. Il y a une esthétique de la surprise qui produit non seulement le dépaysement nécessaire pour apprécier les portraits ou un cadre pour l'expression d'opinions diverses, mais aussi permettra de mettre en valeur la double personnalité de Usbek. Cf Ebahissement chez LB. Il y a des « effets de surprise » (lettre perdue de U par exemple), « ces traits [de la société française] se trouvent toujours liés avec le sentiment de surprise et d'étonnement », « On prie donc le lecteur de ne pas cesser un moment de regarder les traits dont je parle comme des effets de la surprise de gens qui devaient en avoir » (préambule édition de 1754). Style bref et coupé qui mime la douceur d'une conversation spontanée. L'introduction du texte indique néanmoins la gravité et la profondeur réelle du propos : d'abord il se présente comme la relation de vraies lettres de ses voisins persans ; peut-être le voisin dont parle Rica LP 130 ? ; et il enrichit sa correspondance d'autres lettres et organise l'ensemble de manière à produire des effets qui ne lui sont pas destinés ; « j'en ai un grand nombre d'autres dans mon portefeuille que je pourrai lui donner dans la suite », l'auteur a un rôle de composition et de réécriture à partir d'un matériau qui n'est pas le sien. Tout cela pour accréditer l'existence effective des personnages et de leurs aventures : il y a une dimension anthologique de l'oeuvre. Ce pacte de lecture établi dans l'introduction est une feinte qui paradoxalement donne son épaisseur philosophique à l'ouvrage et son ancrage sociologique, une sorte de « fiction du non fictif ». L'auteur ne serait que le dépositaire et le traducteur des propos des Persans, il efface les traces de son activité inventive pour mieux accréditer l'existence des personnages et donner une apparente autonomie à ceux qui prennent la plume : « Comme ils me regardaient comme un homme d'un autre monde, ils ne me cachaient rien ». Il s'oppose ainsi aux romans baroques ou sentimentaux par cette touche réaliste (il utilise le calendrier lunaire persan), même si les références sont voilées en étant intégrées à la fiction : « ils passent leur vie à chercher la nature et les manquent toujours ; leurs héros y sont aussi étrangers que les dragons ailés et les hippocentaures » fait-il dire au bibliothécaire (LP 137). L'ancrage historique est donc très présent dans les LP : évocation de la décadence de l'empire turc LP 19, de Paris, de Louis XIV et du pape LP 24, arrestation du duc du Maine (126), remontrances des Parlements (LP 140) , désastre du système de Law (146) etc. La finalité est moins de restituer les événements que de nourrir une réflexion sur la manière de gouverner à partir de cette logique de l'histoire. Il y a donc une « structure polémique » du texte où le rire devient plus grinçant et où l'auteur devient moraliste et satiriste. La logique du dévoilement consiste donc à critiquer franchement, sans souci des conventions, et à repousser les bornes de la connaissance : « des gens transplantés de si loin ne pouvaient plus avoir de secrets », grâce à ce déplacement du regard. NB Il y a un mystérieux destinataire qui reçoit 22 lettres de Usbek, probablement un sultan oriental, et l'entretien du mystère pourrait paradoxalement être un gage d'authenticité et un moyen de ne pas être compromis. c) Une écriture du mouvement : C'est le roman d'une pensée en mouvement, guidée par le désir de se dégager des habitudes intellectuelles car tout le le roman semble traversé par la crainte exprimée par Usbek au début : celle de rester prisonnier de sa propre culture, assigné à résidence, rivé à un point de vue unique. Il faut pour éviter cela refuser tout immobilité : il y a donc un double mouvement, celui du voyage qui fait passer de ville en ville, de pays en pays (cf carte), et celui de l'écriture qui le reflète par la variété de la matière et de la forme, tant et si bien que la pensée semble difficile à synthétiser. Style « rococo » de l'époque Régence et Louis XV qui se caractérise par la profusion des motifs décoratifs, l'ornementation, le désordre, la valorisation du petit, ici très présent par le mélange des genres et des voix, les jeux de miroir. Nulle œuvre plus fantaisiste et anarchique en apparence que les LP : roman épistolaire, mais aussi chronique, journal de voyage, essai moral, monologue tragique, dialogue de comédie, contes etc. Cela est seulement compensé par l'armature 2 chronologique et le dosage harmonieux des thèmes (Orient vs Occident). Une quinzaine de lettres fait le parallèle entre les deux mondes ( 23, 33, 34, 35, 38, 55, 60, 63, 75, 85, 88). * Le mouvement du voyage = alors que LB établit une histoire de la servitude à partir de ses références antiques, provenant du passé, Mon propose plutôt une géographie à travers un récit de voyage, attaché à l'observation de régimes contemporains (même si c'est sous la forme d'une fiction), géographie qui permet de mieux comprendre l'histoire : « une des choses qui a le plus exercé ma curiosité en arrivant en Europe, c'est l'histoire et l'origine des républiques » Rhédi 131 ; en Orient le despotisme se maintient, en occident le républicanisme se diffuse (monarchie puis despotisme ou monarchie) évolution politique qui déteint sur le voyage et les voyageurs. - D'abord par le mouvement de la liberté et la liberté de mouvement, qui en est le premier symptôme : placé sous le signe de la vitesse car on ne s'attarde en aucun lieu avant d'avoir atteint le terme et il figure une certaine image de la liberté, étant donné que la servitude est une fixation des êtres et des choses (« Nous n'avons séjourné qu'un jour à Com » ville sainte chiite au nord de l'Iran, où ils ne restent pas, ce qui montre que leur démarche est moins tournée vers la religion que vers la connaissance). De plus les motivations sont ambiguës, à la fois philosophiques et politiques : il y a le désir de connaissance et de compréhension du monde, comme pour un homme des Lumières (cf passage de l'état de tutelle, de la minorité à la majorité chez Kant, chemin suivi par Usbek), mais aussi une fuite et un exil pour échapper à une cour corrompue dont il a perdu les faveurs, aux menaces du despote : « Quelques avis secrets me firent penser à moi sérieusement. Je résolus de m'exiler de ma patrie » (LP 8). Le voyage s'ouvre donc sous le double signe de l'urgence (se soustraire à un pouvoir tyrannique) et du chagrin (mélancolie face à la corruption ). Le voyage est donc un apprentissage progressif de la liberté. - La vitesse se trouve aussi du côté du nouveau mode de vie adopté par les persans au contact de la civilisation occidentale, caractérisée par le mouvement : « Ils courent ; volent … les voitures lentes d'Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope » (première lettre de Paris LP 24). Il s'effectue donc une accélération temporelle au sein même du voyage qui décuple la sensation de mouvement : mêmes une fois fixés à Paris, tout va très vite, c'est le mouvement perpétuel. La lettre 24 commence par un tableau des « embarras de Paris » (cf gravure), de la circulation des gens dans les rues de la capitale. Les hautes maisons de Paris sont vues comme des tours d'observation pour « astrologues », chaque étage est vu comme une maison à part entière, les piétons pressés font penser à des « machines » volantes, ce qui donne une sensation de vertige. Il opposera ce mouvement de la vie parisienne à la « lenteur » et au « pas réglé » des déplacements en Asie. En résumé = si le monde oriental est caractérisé par l'immobilisme, son envers occidental entretient un « mouvement perpétuel » (LP 24), celui de l'agitation parisienne : « ils courent ; ils volent » LP 24. Rica fait l'épreuve de la désorientation (« un homme me fait faire demi tour …) LP 24. Du coup, cette agitation semble avoir pour seul effet de faire du sur place, de tourner en rond, on s'agite pour trancher des débats stériles (LP 36), l'affaire la plus importante étant de « demander à tous ceux qu'ils voient où ils vont et d'où ils viennent » LP 87 LP ; les fortunes « s'y font et s'y défont en une nuit » LP 98, « les ministres se succèdent et se détruisent comme les saisons » LP 138, au point qu'une femme qui part à la campagne « en revient aussi antique que si elle s'y était oubliée trente ans » LP99. Tandis que l'orient ignore l'histoire, l'occident est une révolution permanente où la mode tient lieu d'histoire. Mais cela le condamne à l'insignifiance car les hommes cherchent à tenir le rythme sans comprendre le sens dans lequel ils marchent. - Le mouvement de l'écriture = ne pas se laisser gagner par les forces de l'immobilité (celle du despotisme oriental qui incarne la pétrification, le sens figé) est aussi la perspective du roman lui-même, grâce à la variété dans l'ordre du discours, la diversité des points de vue, la surprise et l'imprévu, le mélange des genres. Certaines lettres forment des ensembles (comme l'apologue des Troglodytes 11-14 = fable à enseignement moral, récit à déchiffrer dans son rapport à la philo) ou la suite de lettres sur la dépopulation (112-122). Mais la majeure partie des lettres propose un éclairage ponctuel et MO saute d'un sujet à un autre, évoquant sans transition les rapports avec les femmes (43) ou la vanité (44), les alchimistes (45) ou la valeur des cérémonies (LP 46), ce qui permet à la pensée de ne jamais se figer ou se fermer. Le principe de plaisir est tout-puissant car tout est ménagé pour que jamais l'ennui ne gagne le lecteur. Ce qui suppose justement la variété (les voyageurs s'intéressent à tout), le goût (le plaisir naît de la vivacité du trait), la surprise (la lettre cancanière sur le mariage de Suphis 70 fait suite à celle d'Usbek sur les attributs de Dieu 69, ce qui provoque un sentiment de décalage), la symétrie. Une série de petits chocs provoquent l'étonnement du lecteur dans une esthétique du contraste. A cet égard il semble que les systèmes rationnels ne valent pas mieux que les croyances irrationnelles : « Croyez-vous que le concours fortuit des astres ne soit pas une règle aussi sûre que les beaux raisonnements de votre faiseur de Système ? » (LP 135). De plus, la 3 discontinuité épistolaire permet de substituer à la description du monde une série d'images isolées qui ne se laissent pas réunir en un tableau d'ensemble. D'où une esthétique abrupte sans fluidité et sans transitions, sans formules de politesse, sans préambules, sans commentaires. Tout est donc laissé à l'appréciation du lecteur car aucune moralité ne vient éclairer le sens à donner, l'observation est livrée telle quelle. Enfin, MO multiplie les usages des genres brefs (conte, fable, apologue, discours) en vogue à l'époque, ce qui souligne encore plus l'absence de toute figure du narrateur pour synthétiser le sens du discours ou constituer une figure d'autorité. Seuls demeurent des points de vue singuliers qui se répondent et se contredisent sans parvenir à une vérité univoque. L'ensemble des lettres est même construit sur un schéma dialectique thèse / antithèse, d'analogies, d'échos et d'oppositions : analogie entre le sérail et l'état despotique, notamment la Russie 51, entre les eunuques et les ministres, entre les femmes et les courtisans ; écho de la crise financière de Law 146, de la bulle du Pape Ungenitus 24, de la vie politique sous la Régence ; opposition entre l'attitude d'U en France et avec le sérail, entre son désir de sagesse et son despotisme, entre son caractère et celui de Rica, entre les femmes d'Orient et d'Occident etc. Le ressort du roman est un système de comparaisons établi sur tous les plans : comparaison des régimes politiques (80, 115, 131), des villes « Paris est aussi grand qu'Ispahan » 24, de la condition des femmes 26, de leur rôle politique 107, des causes de la grandeur 88 et de la disgrâce 102. L'orient renvoie à l'occident et la vie privée renvoie à la vie publique : mais les opposition sont autant internes au monde des salons et du sérail, que géographiques ou culturelles. Il s'agit donc d'une métaphore expérimentale de l'histoire qui essaie d'appréhender la dispersion du réel non pas dans la réalité même mais dans une construction analogique au réel. Valéry note que c'est une fois l'ordre bien établi dans une société que l'on peut y insuffler du désordre pour la secouer de l'intérieur : « L'ordre enfin bien assis -c’est-à-dire la réalité assez déguisée et la bête assez affaiblie- le liberté de l'esprit devient possible … les esprits qui se lèvent et qui s'ébrouent ne perçoivent que les gênes ou la bizarrerie des façons de la société [Usbek et Montesquieu] … De toutes parts naissent les questions, les railleries et les théories … Partout étincelle et agit la critique des idéaux qui ont fait à l'intelligence le loisir et les occasions de les critiquer ». Il ne s'agit pas en effet seulement d'un voyage vers l'ailleurs, vers des terres exotiques auxquels les explorateurs nous ont habitué, mais (pour les lecteurs français) d'un voyage en terrain connu, d'une redécouverte du familier. d) Le plan de l'ouvrage : Le plan général du roman que MON qualifie de « chaîne secrète » (chaîne de causalité qu'il révélera dans l'EL) révèle que : elles commencent et se terminent par la description de deux excès à savoir : le pouvoir hyperbolique du despotisme auquel s'oppose l'anarchie ou le collectivisme des Troglodytes ; puis l'hyperbole de l'individualisme, l'anarchie de la révolte qui est une autre moyen de s'opposer au despotisme. - Les 22 premières lettres décrivent l'itinéraire que suivent Usbek et Rica, d'Ispahan à Paris, (voyage commencé depuis déjà 26 jours) ; c'est le roman européen, ils sont au moment de la gloire, dont le sérail symbolise l'idéal de beauté et d'amour et l'épisode des Troglodytes ouvrira une réflexion morale. Les lettres 1 à 14 décrivent le contrat despotique et ses fondements, opposés aux vertus des Troglodytes. - Les 24 dernières lettres (dès la 137ème) dans une symétrie quasi-égale, témoignent d'une crise commune à l'Europe et à l'Orient avec l'effondrement du sérail. Les lettres 147 à 161 rapportent la crise du sérail donc du despotisme. La dérive du pouvoir aura été traitée dans les lettres précédentes, alternant nouvelles du sérail et découvertes européennes, dérive qui a conduit à une première crise 64 préfigurant le chaos final. Cela témoigne d'un double mouvement de progrès puis de déclin ; au moment même où les protagonistes s'instruisent et gagnent en ouverture d'esprit (ce dont témoigne le fait qu'ils laissent la parole aux Français dans plusieurs lettres et n'ont cessé de dialoguer avec eux), tout s'écroule, traduisant comme un passage entre deux mondes. Au milieu : A)- les lettres 23 à 61 décrivent la société parisienne et sont écrites sur le mode de la découverte et de la surprise avec la première rencontre que font Usbek et Rica avec le monde occidental (Paris et Venise). B)- le ton change dès la lettre 62 et bascule en satire sociale devant tant de « bizarreries » et des «Européens « ridicules » même si les lettres 59 à 61 découvraient déjà la relativité des points de vue et la difficulté de se comprendre. C) - les lettres 62 à 65 portent sur les femmes et ce qui les distingue en Orient et en Occident. D) Philosophie et politique : lettres 66 à 123 4 - dès la lettre 66 à 69 il est question des vraies valeurs universelles qui contrastent avec la suite. - les lettres 70 à 74 sont consacrées aux folies des hommes (égoïsme, dogmatisme, violence). - les lettres 91-92 annoncent de profonds bouleversements - les lettres 93 à 97 sont des méditations sur les lois naturelles - lettres 98 à 106 : critique acerbe de la politique et des croyances, réflexion sur la légitimité du pouvoir et de la désobéissance. - lettres 107-111 : célébration de l'esprit « moderne », espoir d'un esprit nouveau et libre. - dès la lettre 112 des tensions se font sentir puis escalade de la violence et débordements au sérail ; cela montre la faiblesse du pouvoir du de despote, pliant sous le poids des intermédiaires au point de perdre le contrôle. Le grand eunuque et Solim imposent leur propre violence : « tous tes malheurs vont disparaître ; je vais punir » (LP 160). Le maître devient esclave en devenant dépendant de ses serviteurs. Le despote leur est autant soumis qu'à ses propres passions comme la jalousie « dévoré de chagrins » (LP 6). Cf Platon portrait du tyran « enfermé dans sa maison comme une femme, enviant les citoyens qui voyagent au dehor et vont voir quelque chose » (Rep IX). Comme ses eunuques il est esclave dans son propre empire, « où un vieux prince, devenu tous les jours plus imbécile, est le premier prisonnier du palais » (EL V, 14). E) La dégradation de la société française : lettres 124 à 146 F) Le drame du sérail : lettres 147 à 161 II) SOUMISSION ET SERVITUDE DANS LES LP A) Ethnocentrisme et relativisme culturel ou la soumission aux préjugés Ce roman a une fonction intégratrice c’est-à-dire qu'il a pour intention d'apprendre aux Français à se voir avec les yeux d'autrui, à intégrer le regard d'autrui, afin de lutter contre l'ethnocentrisme et de promouvoir le relativisme culturel. Il y a donc tout un jeu de significations qui se déploient selon les points de vue exprimés. Bayle déjà au XVIIème déplorait la corruption occidentale et en appelait au témoignage d'étrangers : « Si ceux qui viennent à Paris avec les ambassadeurs osaient publier quand ils sont retournés chez eux des relations aussi libres que celles que les Français publient touchant les pays étrangers, je ne doute pas qu'ils n'eussent bien des choses à dire » / « ce serait une chose assez curieuse qu'une relation de l'Occident composée par un Japonais ou un Chinois qui aurait vécu plusieurs années dans les grandes villes de l'Europe. On nous rendrait bien le change ». Le roi et les parisiens se comportent comme ce chef de tribu guinéenne qui se demande « si on parle beaucoup de lui en France » LP 44) ou comme le khan de Tartarie qui une fois qu'il a dîné demande de crier : « que tous les princes de la terre peuvent aller dîner » (LP 44), ce qui est propre à l'illusion d'être au centre du monde. Il ne faut plus seulement penser par soi-même mais penser par l'autre. Cf le documentaire « L'exploration inversée ». 1) Le règne de l'Ethnocentrisme et sa critique * Définition du préjugé par MO dans la préface de l'EL : « ce qui fait qu'on s'ignore soi-même » ; le soi valant pour le sens collectif et pas seulement individuel, c'est la part inconsciente de l'idéologie d'une société qui consiste à juger par avance ou par précipitation l'autre sans le connaître vraiment ; mais le préjugé est aussi ignorance de soi (ce que souligne ici MO) car on croit savoir alors qu'on ne sait pas (cf doxa). Chacun est si convaincu de l'évidence et de la naturalité de sa propre culture que d'autres mœurs leur paraissent improbables voire incompréhensibles : « on n'imagine pas que le climat persan produise des hommes » (LP48). Le règne de l'ordre, selon Valéry, est surtout celui des symboles et des signes et ce sont eux qui font que des habitudes et des coutumes s'ancrent en nous, qui font que le monde social où nous vivons est comme une seconde nature : « le monde social nous semble aussi naturel que la nature, lui qui ne tient que par magie ». C'est l'épaisseur virtuelle du passé et du présent qui donne ce sentiment d'évidence (cela a toujours été ainsi et cela sera toujours) : « Sous les noms de prévision et de tradition, l'avenir et le passé, qui sont des perspectives imaginaires, dominent et restreignent le présent ». Cf Texte de Levi-Strauss dans « Race et histoire » /def de l'ethnocentrisme. * Réciprocité et universalité des préjugés : Il y a un enracinement du jugement dans les valeurs personnelles de chacun et une projection de soi sur le monde, ce qui fait que chacun se croit supérieur aux autres : « Il y a en France trois sortes d'état : l'Egise l'Epée et la robe. Chacun a un mépris souverain pour 5 les deux autres » LP 44. De même pour le philosophe : « un philosophe a un mépris souverain pour un homme qui a la tête chargée de faits : et il est à son tour regardé comme un visionnaire par celui qui a une bonne mémoire » LP 145. Les Espagnols croient tous les autres peuples méprisables (LP 78), les Français s'étonnent qu'il y ait des hommes hors de la France (LP 48), et « ils méprisent tout ce qui est étranger » ; de même chez les femmes du sérail : « il n'y a aucune de tes femmes qui ne se juge au-dessus des autres » ; et Usbek est assez aveugle pour vanter les mœurs matrimoniales de chez lui et condamner celles des Européens. Ainsi, on ne perçoit « jamais que le ridicule des autres » LP 52 car chacun érige en idéal et en absolu ses propres croyances ou habitudes, ce qui revient à dévaluer celles des autres. Rica observe que « nous ne jugeons jamais des choses que par un retour secret que nous faisons sur nous-même » et prend l'exemple des religions anthropomorphiques : « je ne suis pas surpris que les Nègres peignent le diable d'une blancheur éblouissante et leurs dieux noirs comme du charbon (…) On a dit fort bien que si les triangles faisaient un dieu, ils lui donneraient trois côtés » LP 59 (inspiré de Spinoza). Enfin les juifs, les chrétiens et les musulmans se considèrent tous supérieurs aux autres et prennent les autres pour des hérétiques et c'est pour cela qu'ils les persécutent : c'est une des raisons pour lesquelles le vertueux Aphéridon, de religion guèbre, est poursuivi par les musulmans. * Partir de soi pour connaître l'autre et partir de l'autre pour se connaître soi : L'oeil ne peut se voir luimême : « il y a une chose qui m'a souvent étonné : c'est de voir ces Persans quelque fois aussi instruits que moi-même des mœurs et des manières de la nation » (Introduction). Il s'agit donc d'une « révolution sociologique » (Callois) c’est-à-dire d'une démarche qui consiste à feindre le regard étranger pour regarder une société du dehors comme si on la voyait pour la première fois : « j'appelle ici révolution sociologique la démarche de l'esprit qui consiste à se feindre étranger à la société où l'on vit, à la regarder du dehors et comme si on la voyait pour la première fois … Il faut une puissance imagination pour tenter une telle conversion et beaucoup de ténacité pour s'y maintenir. Elle est rare, très tardive, et témoigne d'un degré de civilisation exceptionnel, peut-être périlleux. Il est possible que son apparition dans une société soit d'un mauvais présage pour celle-ci car c'est vraiment enseigner à se désolidariser d'elle que de provoquer l'intelligence à se surprendre de toutes choses discrètes qui en maintiennent la cohésion » (Préface aux LP). La métaphore du regard sera filée tout au long des LP : ce n'est pas la seule « lumière orientale » qui doit les guider ; il rencontre de vrais aveugles à l'hôpital des 95 : la lettre commence d'ailleurs par « j'allai l'autre jour voir », celui qui voit tout s'en va voir quelque chose qui ne mérite pas d'être vu « l'église et les bâtiments ne méritent pas d'être regardés », donc il demande son chemin, puis il est guidé sans le savoir par un aveugle dans la capitale, et c'est quand il le réalise qu'il commence à voir vraiment. On peut lire cette lettre comme une parabole : ceux qui voient ne voient point et ce sont ceux qui ne voient pas qui voient vraiment. Les aveugles sont partout y compris chez les Académiciens : « fait pour parler et non pour voir » LP 73. Elle dénonce l'aveuglement de Rica et donne accès à la connaissance où il faut se déshabituer de ses préjugés. Le parcours est métaphorisé par un cheminement vers les Lumières occidentales. Les deux persans pourraient aussi symboliser l'un l'isolement de Louis XIV se retirant à Versailles et l'autre le jeune Louis XV, encore trop jeune pour gouverner. Il s'agit donc de se libérer de l'ignorance pour conquérir le savoir, de s'opposer aux dogmes et à l'intolérance en favorisant le travail de la raison. CF LB qui se donne le pouvoir de voir et de dévoiler la vérité de la tyrannie qui se tient sous nos yeux : « qui le croirait, s'il ne faisait que l'ouïr dire et non le voir ? » p. 113. * Il s'agit en fait d'un Français qui réfléchit sur sa société à travers la construction d'un regard faussement (tout est inventé par MO) naïf (des étrangers découvrant l'Occident pour la première fois). Toutes les rencontres des persans sont des premières rencontres, aussitôt suivies d'une description brute (qui est le meilleur moyen de désigner sans nommer). Un regard sur l'inconnu (l'occident) s'établit donc à partir du connu, du monde de référence des personnages (l'orient), mais en réalité c'est l'orient qui est inconnu et l'occident qui est connu, donc la société qui est familière au lecteur est présentée comme étrange et celle qui lui est étrangère est présentée comme familière : « le lecteur est entraîné dans un jeu qui l'éloigne de son milieu actuel et qui le rend indiscrètement présent à un monde absent ». C'est la Perse qui devient proche et la France qui devient un pays lointain. C'est ce qui produit selon Starobinski la « règle de l'égalité des produits » : « en multipliant la distance géographique par la distance morale, l'on trouve un résultat sensiblement équivalent pour le roman persan (où les âmes se confient à la lettre donc loin en géo mais proche en morale) et pour la critique générale de la société française (qui ne livre que des apparences extérieures donc proche en géo et loin en morale). De plus, cela indique que la compréhension de l'inconnu ne peut se faire qu'à partir de ce qui est connu et familier : on part toujours de soi pour connaître et 6 comprendre l'autre, car on ne peut pas vraiment se mettre à sa place ni vivre ce qu'il a vécu, la question étant de savoir si l'on fait le voyage jusqu'au bout ou non, pour rencontrer l'autre à partir de son propre point de vue et non pas seulement à travers le prisme de notre propre culture : « le régime de l'ouvrage est celui de la pluralité des consciences » (Starobinski), proche en cela des personnages de théâtre qui obéissent chacun à leur propre subjectivité et peuvent donner libre cours à leurs passions ou leurs préjugés. Il s'agit selon Valéry d'« entrer chez les gens pour déconcerter leurs idées, leur faire la surprise d'être surpris de ce qu'ils font… c'est donner à ressentir toute la relativité d'une civilisation, d'une confiance habituelle dans l'Ordre établi . C'est aussi prophétiser le retour à quelque désordre ; et même faire un peu plus que de le prédire». Usbek est le seul à manifester cette curiosité expansive qui va même au-delà de l'Europe et touche toute l'humanité (avec le souci de la dépopulation mais aussi l'évocation de tous les livres : « tous les genres littéraires viennent doubler, par la totalisation livresque, le processus de totalisation spatiale » Starobinski). A la fin des LP le lecteur aura fait le tour du monde en esprit et aura parcouru tous les lieux historiques tout en découvrant la relativité des absolus. Il faut ici rappeler que prendre conscience de soi c'est intérioriser l'extériorité, se regarder comme un autre, à travers le regard d'un autre (c'est en cela que la conscience de soi ou le Moi-même est une synthèse dialectique entre la conscience immédiate, perceptive, le Moi, et la conscience d'autrui). Sartre : « Autrui est un médiateur indispensable entre moi et moi-même ». Usbek et Rica sont à la fois nos modèles et nos critiques, ceux dont on emprunte le regard, tourné vers l'Occident, vers nous-mêmes. Il faut passer par l'étranger pour savoir ce que « chez soi » veut dire. Il s'agit ici de se défaire de la soumission à l'ordre de la culture, aux préjugés et représentations qui déterminent notre vision du monde : « Nous n'avons pas cru que la lumière orientale dût seule nous éclairer » LP1, répondant à l'injonction d'un Français : « défaites vous des préjugés » LP 34. Ce voyage vers un ailleurs est donc un voyage vers soi-même, qui doit provoquer l'étonnement, de même que Usbek avec son costume à P : on le regarde comme si « il était envoyé du Ciel ». (LP 30) ou demandent « comment peut-on être Persan ? »(LP 30), ce qui peut se lire comme une interrogation générale sur la possibilité d'appartenir à un groupe, sur la contingence de l'appartenance culturelle. Valéry commente : « la réponse est une question nouvelle : Comment peut-on être ce qu'on est ? A peine celle-ci venue à l'esprit elle nous fait sortir de nous-même … l'étonnement d'être quelqu'un, le ridicule de toute figure et existence particulière, l'effet critique du dédoublement de nos actes, de nos croyances, de nos personnes se reproduisent aussitôt ; tout ce qui est social devient carnavalesque ; tout ce qui est humain devient trop humain, devient singularité, démence, mécanisme, niaiserie. » Ainsi, ce sont d'abord Usbek et Rica qui doivent ouvrir leur esprit à une culture autre, et subir le regard des autres sur eux, mais par un effet de miroir, c'est aussi au lecteur occidental de se regarder comme un autre à travers leur regard et de supporter leur propre description vue du dehors : Valéry décrit la recette de ce dépaysement provoqué : « Prendre dans un monde et plonger tout à coup dans un autre, quelque être bien choisi, qui ressente fortement tout l'absurde qui nous est imperceptible, l'étrangeté des coutumes, la bizarrerie des lois, la particularité des mœurs, des sentiments, des croyances dont s'accommodent tout ces hommes parmi lesquels le dieu tout-puissant qui tient la plume l'envoie brusquement vivre et ne cesser de s'étonner – voilà le moyen littéraire ». * Or, la littérature est un jeu d'optique qui permet d'adopter d'autres points de vue, d'autres éclairages sur la réalité et c'est en cela qu'elle dénonce le mieux les servitudes humaines ; les faits apparaissent non pas aplanis dans la réalité présente mais mis en perspective ; les écrivains, en nous dépaysant, nous aident à prendre conscience des violences que l'habitude nous cache. Le procédé du regard neuf c’est-à-dire extérieur, étranger constitue donc le moyen le plus radical pour défamiliariser le lecteur et provoquer une prise de conscience : les personnages sont « tout à coup transplantés en Europe c’est-à-dire dans un autre univers » (MP, QR). L'auteur prend pour objet notre société mais en nous prêtant les yeux d'un observateur imaginaire venu d'ailleurs, il nous oblige à prendre conscience de ce que nous sommes. Le nôtre devient autre, par cette opération. L'étranger rend toutes choses étranges. Cette esthétique du regard neuf va connaître un grand succès au XVIIIème. Les philosophes des Lumières accentue l'ingénuité du regard pour ajouter à la défamiliarisation un effet comique (il faut savoir que les Lumières ne deviennent un concept opératoire qu'à partir du moment où l'Encyclopédie en deviennent l'organe diffuseur donc après 1750) mais la métaphore est plus ancienne (cf allégorie de la caverne de Platon) ; d'ailleurs le livre sacré de Zoroastre suscite ces paroles : « recevez dans votre coeur les rayons de lumière qui vous éclaireront en le lisant » LP 67. Ils hésitent entre deux formules : la première celle de Montesquieu dansles LP consiste à inverser la curiosité ethnographique des Européens pour les autres civilisations en faisant de l'Europe l'objet d'une attention analogue de la part d'un voyageur exotique, 7 d'autant que le roman par lettres permet de démultiplier les points de vue (alternant les sensibilités et les tonalités, celle d'Usbek plus philosophique, celle de Rica plus malicieuse et c'est lui qui décrit le premier Paris) ; la structure épistolaire empêche de se reposer sur une seule vision de la réalité et invite le lecteur à devenir lui-même capable d'une pluralité d'approches, puisqu'il les synthétise ou du moins rassemble toutes par son seul regard. La seconde, celle de Voltaire, confie le soin de parcourir le monde occidental à un personnage naïf et joue plutôt sur la dramatisation et la sérialisation des atrocités qui s'enchaînent sans transition (persécution, esclavage …) ; la naïveté feinte permet alors une distanciation qui ouvre un espace à la critique. Dans les deux cas, l'étonnement permet un regard neuf sur ce que les Européens ne questionnent plus : « tout m'intéresse, tout m'étonne » LP 48 / « cette foule de gens … me présentaient toujours quelque chose de nouveau ». L'un des interlocuteurs de Rica le décrit ainsi : « vous qui êtes un étranger, qui voulez savoir les choses, et les savoir telles qu'elles sont » LP 134, car ils ont le privilège épistémologique d'être étranger. Cf Texte d'Aristote sur le thaumadzein appliqué à toute chose comme source de savoir. Il faut regarder le monde avec étonnement c’est-à-dire avec les yeux d'un enfant qui voit les choses pour la première fois : « je suis comme un enfant, dont les organes encore tendres sont vivement frappés par les moindres objets » (LP 59). Les choses apparaissent alors sans les étiquettes ou les interprétations que nous collons sur les choses : les chapelets redeviennent « de petits grains de bois » (LP 29), le scapulaire que les religieux portent sur les épaules « 2 morceaux de draps attachés à 2 rubans » (LP 29). C'est une opération de littéralisation c’est-à-dire d'une réduction des normes et des coutumes à des faits bruts avant même toute interprétation symbolique : tout est pris au premier degré, au sens littéral et non figuré, il y a une noncoïncidence entre les mots et les choses. Comme Roquentin dans La Nausée de Sartre, il faut regarder les choses sans les significations que nous avons placées à leur surface pour découvrir leur étrangeté. Même le langage est placé sous le signe de l'arbitraire : « il s'est formé dans l'esprit des particuliers un certain je-nesais-quoi qu'on appelle point d'honneur ». (LP 90). Les valeurs ne sont que des mots et si les mots avaient été autres dans une autre langue, notre représentation du monde en eût été différente. D'ailleurs, il s'attachent peu à peu plus aux discours qu'aux apparences physiques et aux comportements visibles (conversation sur le bel esprit LP 54, rôle de la confession et de la casuistique LP 57, lamentations sur le passé héroïque LP 59), passant de la description à la tentative d'explication. La ruse de Mon consiste à feindre les lacunes du vocabulaire des persans devant ce qui est leur inconnu : le prêtre devient un dervis, l'église devient une mosquée, Homère « un vieux poète grec », la bulle papale un « grand écrit », les promesses de Law tiennent sur un « écritoire », devinettes aussitôt résolues par le lecteur qui, lui, connaît le mots évités. En simulant l'ignorance du nom de la chose, dont l'automatisme rendait la chose imperceptible, et en remplaçant ce nom par un équivalent métaphorique, on parvient à mieux décrire l'objet. L'effet est double : on a pu désigner ce qu'il était dangereux de nommer ouvertement ; et on a désacralisé l'objet ou les êtres sacrés en les restituant dans une langue profane. Mais la littérature peut aussi se présenter comme un espace expérimental du fait de son caractère fictif : cela permet d'imaginer un autre monde possible et d'échapper aux contraintes du réel donc de s'affranchir des jeux de pouvoir et de peindre des hommes libres, tout en expliquant les origines de la domination (cf ROUSSEAU : « commençons donc par écarter les faits car ils nous touchent point à la question » à propos de la fiction de l'état de nature). La fiction rend les idées plus accessibles en les incarnant dans un récit. La dénonciation peut être plus ou moins directe : la fable ou l'apologue constitue une argumentation indirecte ou ambivalente. Par ex l'apologue des Troglodytes développé sur plusieurs lettres de Montesquieu constitue une critique du pouvoir d'un seul qui peut se lire comme une critique de la monarchie. Cela entretient des liens avec l'utopie aussi car il décrit une société idéale fondée sur la vertu et la concorde / avec la dystopie par le symétrique négatif des premiers Troglodytes. La vérité de le fiction est de permettre à l'homme de se penser libre. * En réalité ce n'est pas l'étranger Usbek mais bien le français MO qui a cette profondeur de vue sur sa propre société : dans sa table de matière alphabétique on trouve comme entrée : « Montesquieu / Se peint dans la personne de Usbek ». Il ne l'a atteinte qu'après avoir fait un détour par la Perse, en se détachant de soi. C'est la lecture de Chardin (Voyages du chevalier Chardin, 1711, qui après de longs séjours en Perse explique la mauvaise économie du pays par le despotisme de son gouvernement) et Tavernier qui l'a rendu lucide sur soi. Comme le dit d'Alembert dans son « Eloge de MO » : « D'abord il s'était fait en quelque façon étranger dans son propre pays, afin de le mieux connaître ». La fiction, l'alibi persan, lui permet aussi de se défausser, par ce décentrement, sur les étrangers qui profèrent en leurs noms des réflexions sur la société européenne. L'insolence bénéficie de l'immunité que l'on accorde à quiconque vient du dehors 8 car il est libre de toute obligation (comme le fou de la cour). « La fiction fait ainsi office de filtre » (Starobinski) car de ce fait MO ne peut pas ne pas écrire ce qui aurait surpris un étranger du fait de cet écart d'ignorance entre celui qui parle et les objets dont il parle. On se voit soi-même comme un autre grâce à la découverte de l'étranger et la confrontation à l'altérité. La condition du savoir réussi est donc la nonappartenance à la culture décrite : on ne peut pas à la fois vivre dans une société et la connaître.Pour Usbek, quitter la Perse implique donc qu'il préfère connaître le monde plutôt que de le vivre : il a en effet « renoncé aux douceurs d'une vie tranquille pour aller chercher laborieusement la sagesse » LP1. Un français qui n'est même pas allé en Perse en fait pourtant une analyse judicieuse LP 34. Les Persans ne sont les pas les seuls à porter un regard lucide sur les autres : un Français fait un portrait approfondi du caractère espagnol et Rica ajoute : LP 78 « je ne serais pas fâché de voir une lettre écrite à Madrid par un Espagnol qui voyagerait en France ; je crois qu'il vengerait bien sa nation » ; cet espagnol serait aussi lucide. Mais cette condition est nécessaire sans être suffisante : on peut être étranger à un pays sans parvenir à le connaître : Rica rencontre qqun qui sans jamais avoir été en Perse prétend lui apprendre tout sur son propre pays : « je lui parlais de la Perse mais à peine lui eus-je dit quatre mots qu'il me donna deux démentis, fondés sur l'autorité des Mrs Tavernier et Chardin » LP 772 (allusion ironique aux auteurs de récits de voyage dont s'est inspiré MO) ; Rhédi, autre persan, ne voit à Venise que la difficulté d'y faire ses ablutions (LP 31). Le privilège de l'étranger ne s'exerce donc que s'il se conjugue à un vrai désir de savoir. Il ne suffit pas de voir pour savoir : la connaissance est une opération mentale qui consiste à reconstituer une chaîne de causalité, d'où la démultiplication des expériences et des déterminismes. Il faut être capable de remonter du phénomène visible à ses causes cachées. Tout est moyen de remonter dans la série des causes (les lettres sur la bibliothèque sont une plongée dans le temps) et le système comparatiste suppose de pouvoir nommer un équivalent (moines/dervis, Bible/Alcoran), ce qui nécessite un savoir préalable. Sans quoi on a des signes mais pas de sens comme le constate Rica juste après son arrivée à Paris : « Ne crois pas que je puisse quant à présent te parler à fond des mœurs et des coutumes européennes : je n'en ai moi-même qu'une légère idée et je n'ai eu à peine que le temps de m'étonner » LP 24. L'étonnement ouvre à la connaissance mais pour ne pas rester enfantin le regard étonné doit se résorber pour qu'une connaissance réelle et rationnelle soit possible, d'où la transformation progressive du regard des Persans de moins en moins étonnés. Et après le voir et savoir viennent encore le dire / écrire qui implique une mise en ordre du savoir, une nouvelle forme de dévoilement. Ainsi l'esthétique de la variété s'oppose au dogmatisme. Il faut savoir vivifier les esprits, limiter l'usage du vin qui « fait perdre la raison », Usbek remarque son coût et le manque de modération des Français à son égard (LP 33) ; mais encourager celui du café qui stimule l'énergie (LP 135). Entretenir l'esprit de comique permet de ménager une certaine prise de distance. Le comique ouvre une voie intermédiaire entre la dérision permanente et l'esprit de sérieux. Ex : contre-exemple stylistique, la langue religieuse qu'emploie U pour s'adresser aux mollaks et aux immaums est une langue empesée et emphatique qui s'accorde avec la représentation que se fait l'Occident des canons orientaux ( « Ta science est un abyme plus profond que l'océan etc. » LP 16). Sa nature conventionnelle reconduit l'ordre pétrifié du dogme religieux. Le langage quadrille ainsi le réel et l'enferme mais le mimétisme, paradoxalement, ici se charge d'ouvrir une autre perspective. D'ailleurs MO prend plaisir à parodier le style oriental qui regorge de formules convenues, empoulées (surtout dans le lettre 93 à Méhémet Hali) ou d'ordre impersonnels aux autres. TR Ainsi, si tout le monde se croit supérieur à l'autre et que nous sommes tous l'autre d'un autre, le seul principe universel est celui de l'adaptation locale et l'on peut se demander à l'inverse : « comment peut-on être parisien ? » Ce sera une conséquence politique que le gouvernement le plus conforme à la raison est celui le plus conforme aux mœurs et « qui va au but à moindre frais » (LP 80). L'universel ici ne fait que cautionner le relatif car seules des vérités relatives existent. Cette méthode comparatiste et relativiste permet d'imposer un nouveau point de vue, donc à la fois de sortir de l'ethnocentrisme et d'accepter le relativisme culturel, dans les limites de la compréhension humaine. La multiplication des regards est donc le moyen choisi par Mo pour démontrer la relativité de nos représentations culturelles. 2) L'appel au relativisme par l'étonnement et le rire - Il y a une restriction de champ de chaque regard culturel à son propre point de vue donc aucun regard n'est omniscient ou neutre ; il y a donc une part de subjectivité de la connaissance des mœurs. C'est précisément parce que chacun se croit objectif ou détenir un point de vue absolu que chacun est subjectif, 9 relatif à sa propre position d'observation. C'est en constatant la différence des mœurs que l'on arrive à se questionner sur ses propre mœurs et à les relativiser : c'est la différence qui fait la conscience. Eloignés de leur pays d'origine par refus du sentiment d'enfermement et curiosité pour le savoir, Usbek et Rica ressentent un sentiment d'étrangeté face aux autres hommes : « la bonne nouvelle qu'apportaient les LP aux lecteurs européens de 1721 était celle de l'universelle facticité. Les hommes sont tels que leurs habitudes, leur climat, leur éducation les ont faits … La fiction des persans vient démontrer que l'on vit dans des fictions » (Starobinski). A opposer aux Moscovites qui sont interdits de sortir du pays et conservent « leurs anciennes coutumes avec d'autant plus d'attachement qu'ils ne croyaient pas possible qu'il fût possible d'en avoir d'autres » LP 51. Mais ce sont eux qui dans un premier temps font l'objet des regards étonnés : LP 30 « Je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel ». Rica est regardé de tous et lui-même regarde tout le monde : « je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu » 30. Par contre, dès qu'il retire ses habits de Persan plus personne ne le remarque. Cela permet donc d'accéder au regard de l'ethnologue : avant d'observer les sociétés humaines il faut savoir d'où regarder or le problème de l'ethnologue (comme dans toute science humaine) est qu'il est un regard humain sur les hommes. Un esprit dégagé de toute représentation, non situé, non incarné, serait une utopie scientifique. L'observation du fait interdit le fait de l'observation (« je passe ma vie à examiner » 48. Il faut donc produire une hybridation, un mélange qui permettrait de n'appartenir à aucune culture. Le motif de l'étrangeté revient ainsi régulièrement dans l'oeuvre : « ville enchanteresse 58, bizarreries, établissements singuliers et bizarres 73, une « curiosité qui va jusqu'à l'extravagance » chez le parisien 30, « prodige » 24, « étonnants » 99. Non seulement il y a la nouveauté de ce que l'on découvre mais aussi l'incompréhensible qui provoque l'étonnement, voire l'inconcevable ou l'invraisemblable de certaines choses, ce qui permet une lecture à double sens car ironique comme par ex quand Rica qualifie les « caprices » de la mode d' « étonnants » il veut parler de leur absurdités ; de même quand il qualifie le roi et le pape de « magiciens », cela peut révéler un esprit naïf qui ne comprend pas comment fonctionne ce contrôle des esprits ; mais aussi une critique des superstitions. « L'apprentissage de l'insolence compte autant que l'application sérieuse de la raison. Il y a une politique de l'ironie » » Goldzink. - Il y a deux points de vue essentiels, celui de Rica et de Usbek, mais une grande distance les sépare : semblables dans leurs origines, dissemblables dans leur sensibilité, ce qui accroît la relativité des points de vue non plus entre peuples mais entre individus. Usbek est une figure protéiforme : philosophe, mélancolique (il est sensible à la vanité de la condition humaine, à la vacuité de la société parisienne, s'ennuie en galante compagnie) / tyran, époux jaloux. Il veut se désorienter et « chercher laborieusement la sagesse » LP1, élargir ses connaissances, s'exprimer plus librement « je vis que ma sincérité m 'avait fait des ennemis » LP 8. Alors que Rica a l'esprit vif et gai, porté à la satire et à l'impertinence, qui se plaît face à l'étrangeté du réel (se plaisant à la conversation joyeuse des Françaises et à leurs mœurs plus légères puisqu'il avoue « ne connaître les femmes que depuis qu'il est ici » (LP 63). - La première conséquence est un sentiment de vertige et d'angoisse : celle de voir s'effondrer notre système de représentation, ce qui est le propre de la « crise de la conscience européenne » (Paul Hazard) qui interroge les valeurs et les institutions, incarnée par Usbek : « je me livre à des réflexions qui deviennent tous les jours plus tristes » (LP 26). Usbek exprime son mal du pays dès son arrivée en Arménie turque (à Erzeron sa capitale où ils prévoient de séjourner plusieurs mois) et l'inquiétude qu'il ressent à laisser ses femmes (LP 6). On a constaté avec la crise de la conscience européenne fin XVIIème début XVIIIème « l'existence du particulier, de l'irréductible, de l'individuel » et « de toutes les leçons que donne l'espace, la plus neuve peutêtre fut celle de la relativité » (Paul Hazard). En revanche Rica regarde d'un œil amusé les institutions françaises, qu'il s'agisse de la magistrature (les magistrats ignorants LP 68, le palais de justice LP 86), de l'Académie française LP 73, des Invalides symboles de la gloire militaire LP 84. Il analyse la sociabilité occidentale qui repose sur les conversations et les futilités LP 82 et 87, et découvre à travers la lettre d'un voyageur français les conséquences ridicules de l'honneur chez les Espagnols LP 78. Après le vertige vient l'acclimatation auquel sont soumis les voyageurs, ce qui risque de leur faire perdre l'acuité de leur regard. La liberté évolue dans cet entre-deux où se trouve l'étranger qui s'habitue à de nouvelles coutumes. Il est impossible de revenir en arrière à l'ignorance première, le retour au sérail souvent évoqué est sans cesse reporté jusqu'à l'effondrement final. Rica prend même parti contre l'asservissement des femmes dès la LP 38, il a « pris le goût de ce pays-ci ». La rupture est nette LP 63 où il semble se fondre dans sa culture d'adoption : « mon esprit perd insensiblement tout ce qui lui restait d'asiatique ». Usbek est 10 plus lent : le gouvernement tyrannique lui apparaît sous un jour plus sombre LP 80, avant de contester l'empire de la religion sur la philosophie LP 97. de ce fait, l'esprit de satire s'épuise au fur et à mesure, la réflexion devient plus grave et tire le bilan du voyage (seconde moitié des LP). L'apprentissage semble achevé mais il reste incertain car la liberté n'est jamais définitivement acquise. Il s'agit moins d'un état de liberté que d'un processus de libération qui oblige à sortir de soi-même (Cf LP 30). Le voyage est donc un geste qui ouvre l'esprit à la fois à la reconnaissance de sa propre ignorance, qui est la condition du vrai savoir : « je sors de nuages qui couvraient mes yeux dans le pays de ma naissance » 31. Il y a donc aussi une critique de la vanité du savoir : le savoir est ce que l'on recherche mais aussi ce que l'on doit quitter (ou plutôt la prétention de sa possession) par le doute (Socrate : « Tout ce que je sais c'est que je ne sais rien ») : la litanie de ouvrages de la bibliothèque Saint-Victor souligne la vanité de la science (134-137) ; les grands esprits débattent de « la réputation d'un vieux poète grec » (Homère / querelle des anciens et des modernes pour remplacer la mythologie par le merveilleux chrétien LP 36 : la question est de savoir si il est ou non le meilleur des poètes en 1714, chacun y allant de se propre traduction ou commentaire du texte , on le critique au nom de la vraisemblance et de la bienséance) ; les législateurs se jettent dans « des détails inutiles » (cf critique de la science et des arts par Rousseau ou du jargon juridique dans IIDD), « ont donné dans les cas particuliers » LP 129. « Malheureuse même et même moribonde, une société ne peut se regarder sans rire. Comment supporter de se voir ? » Valéry. - L'ironie permet d'affirmer ce que l'on nie et de nier ce que l'on affirme, ici le ton ironique permet plus de savoir ce qui est nié que ce qui est affirmé, ajoutée à la forme fictionnelle qui interdit de prendre toute position donc de provoquer un décalage entre ce qui est dit et ce qui est suggéré, cela instaure une complicité avec le lecteur. L'étonnement même feint est donc « un agent séparateur » qui produit une « réduction sociologique » à l'essentiel (Starobinski). Cf comme Socrate, on feint de ne pas connaître pour mieux questionner. L'art du rire dans les LP vient du «contraste éternel entre les choses réelles et la manière singulière, bizarre, dont elles étaient perçues » selon Mon ; Rica en donne pour définition « une espèce de badinage dans l'esprit », la disposition à ne rien prendre au sérieux (63). L'humour (mot anglais signifiant plaisanterie originale, inattendue, à double fond, jouant sur le ludique et le sérieux) repose ici sur les pastiches (exercice littéraire d'imitation) de différents styles (bucolique, romanesque, théologique, tragique etc) et la parodie (dérision satirique). C'est un pari sur l'intelligence du lecteur capable de saisir la pensée véritable sous le déguisement du discours. En particulier l'ironie par antithèse qui dit le contraire de ce qui est pensé avec une tonalité permettant de le comprendre : simulacre d'éloge renversé en blâme (« cela est fort bon ») devant les finesses de la casuistique, exposé satisfait du religieux vantant la « si grande perfection » de son art 58 ; humour noir pour « le petit compliment » adressé par les Inquisiteurs à leurs victimes 29 ; la superposition des discours est aussi ironique comme le mélange de la réalité historique et de la mythologie (Law devenant « l'enfant qui avait pour père Eole, dieu des vents et pour mère une nymphe de Calédonie »). - Il y a une neutralisation du politique par la satire. La satire (satira = macédoine de légumes = pièce de genres mélangés) peut prendre une multitude de formes : les lettres commencent avec une anecdote liée à une rencontre hasardeuse et se poursuivent par un portrait : « j'ai ouï parler 73, il y a quelques jours un homme de ma connaissance me dit 74, je me trouvai un jour dans une compagnie 72 ». Une satire de l'orient réduite à presque rien comparée celle de l'Europe (44 Mogol, 125 veuve qui veut brûler). Car la satire impose la double contrainte de la familiarité (connaissance intime des moeurs) et de la distance (la ruse d'un regard étranger). La satire s'étendant de LP 24 à 146, on réduit chaque personne à un trait caractéristique, elle généralise et mécanise, dans un monde de pantins mus par leurs tics, leurs modes, leurs passions etc., l'individu est emprisonné, mécanisé, non par une machine politique comme en Orient, mais par une machinerie sociale autonome. C'est un monde uniformisé mais diversifié dans des catégories bigarrées (rue # sérail, agitation # immobilité, enfermement # ouverture, silence # bruit, isolement # frottement social). Qu'il s'agisse d'individus réels ou fictifs (personnalités historiques : Ls XIV 24, 37, 92 / pape 24, 29 / ambassadeur de Perse à Paris 91, l'abbé de St Victor 133 / Law 138 et 146) mais aussi personnages fictifs (actrice 28 / alchimiste 45, vieilles coquettes 52 etc.) mais tous ont une signification politique car la satire est entourée par la question de l’État : les désordres qu'elle dénonce sont subordonnés à un déosrdre de nature socio-politique. Ils sont moins des individus que les éléments d'un puzzle. A noter que seules deux institution échappent à la satire : les Invalides (humanité et courage 84) et les Parlements (vérité et justice 92, 141), sachant que cela se concentre surtout sur les femmes (que faire des femmes ? Elles ruinent leur mari au jeu, 11 les trompent, ont l'empire des mœurs), la religion (que faire des clercs ? Ils sont hypocrites, inutiles), les choses de l'esprit (que faire du savoir ? Un règne de l'apparence ou une authenticité intellectuelle). Certains procèdent à leur autoportrait (le personnage fait sa propre satire soit en pralent soit en écrivant) mais ce sont les dialogues qui permettent le mieux de révéler les individus car ils mettent en scène le goût de la parole, la vanité des Français. « Le voile de révérence se déchirait et derrière il n'y avait qu'illogisme et absurdité » (Paul Hazard) et ce avec tant de gaieté que « bien sot serait celui qui ne serait pas devenu leur complice … comme s'ils avaient si prestement, si joliment détruit la maison, que le propriétaire lui-même les eût félicités en leur disant merci » (« La pensée européenne au XVIIIème) Mon nous enseigne donc que l'impertinence est libératrice, et pour celui qui écrit et pour celui qui la comprend et le respect est une attitude paresseuse : « nous cherchons toujours la nature dans nos coutumes simples et nos manières naïves » (Rica LP 73). Mon abolit les conventions : l'homme a le droit de penser et d'être ce qu'il est. Avec le LP s'ouvre l'âge de la sincérité. Il règne ainsi un esprit de désacralisation et de profanation : LP 6 : « A mesure que j'entrais dans les pays de ces profanes, il me semblait que je devenais profane moi-même ». Il faudra seulement 10 lettres à U pour sentir le doute s'immiscer en lui pour questionner les dogmes de l'islam. Même si à la lettre 16 il réaffirme son attachement et demande au mollak de le soutenir, c'est un mécanisme de défense contre le doute. Il n'attend pas sa réponse et écrit : « J'ai des doutes. Il faut les fixer » (LP 17). Donc il semble que devenir profane soit la condition pour accéder à la vérité. Conséquences = 1. Cela permet de souligner la relativité des mœurs (le lecteur s'identifie aux Persans et saisit qu'il réagirait avec la même incompréhension face à la culture de l'autre) ; la multiplicité des rencontres au sein du même pays et de la même culture accentue l'impression de tourbillon culturel et de diversité : des aveugles dans un hospice qui ouvre une série de métaphore sur l'aveuglement et la lucidité : « nous sommes si aveugles » dira Usbek (LP 32 et 40), des gens dans des cafés (36), un fermier général, un poète, un directeur de conscience, « qui porte un habit si lugubre avec un air si gai et un teint si fleuri » dans la lettre 48, un capucin LP 49, des vaniteux et de vieilles coquettes LP 50 et 52. La vérité est plurielle et coïncide avec les valeurs propres à chaque culture. Il y a des codes qu'il faut déchiffrer comme des signes : « je m'ennuie de n'être au fait de rien et de vivre avec des gens que je ne saurais démêler » 48. Si on ne les maîtrise pas, on reste invisible. Relativisme épistémologique (vrai/faux) et culturel ou moral (bien/mal) semblent liés : avec l'apologie du suicide même si cela est fait sous forme interrogative, lettre très controversée LP 76 : U établit la liberté de l'individu à disposer de sa propre vie, mais la réponse d'Ibben LP 77 vient le contester ; l'échange s'arrête sans avoir tranché la question jusqu'au suicide de Roxane qui retourne contre U les idées qu'il avait lui-même professées. 2. la communauté universelle qui permet de dépasser ces différences culturelles (l'amitié). Si les lettres sont cosmopolites, elles témoignent aussi d'un « humanisme humanitaire » (C. Dédeyan) car ce qui vaut pour une ville ou un peuple peut valoir pour le monde, avec la réflexion sur les causes la France s'élargit à l'Europe et la Perse à l'Asie : « Cette gravité des Asiatiques vient du peu de commerce qu'il y a entre eux » LP 34, « les plus puissants états de l'Europe » LP 102 (raisonnement par induction, par généralisation) et il y a des valeurs absolues. En résumé : « En contrepoint des lettres moqueuses, une série de lettres sérieuses proclame des principes indiscutables » (Jean Starobinski). Ainsi, pour connaître le particulier, sa propre communauté, il faut d'abord connaître le monde entier ; c'est l'universel qui devient moyen de connaissance du particulier. Car à ignorer les autres on finit par s'ignorer soi-même, tels les Moscovites : « Séparés des autres nations par les lois du pays, ils ont conservé leurs anciennes coutumes avec d'autant plus d'attachement qu'ils ne croyaient pas qu'il fut possible d'en avoir d'autres » LP 51. Ou encore on risque comme Fatmé de dire : « mon imagination ne me fournit point d'idée plus ravissante que les charmes enchanteurs de ta personne » car « quand je t'épousai, mes yeux n'avaient point encore vu le visage d'un homme : tu es le seul encore dont la vue m'ait été permise » LP 7, « c'est bien la même terre qui nous porte tous deux » LP 24. # Problème de l'universalisme souligné par De Maistre : « La constitution de 1795 tout comme ses aînées est faite pour l'homme. Or il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie des Français, de Italiens, des Russes etc ; et je sais même grâce à MO, que l'on peut être Persan ; mais quand à l'homme je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie » (Cf Diogène : « je cherche l'homme »). 3. On notera que seuls les personnages orientaux portent un nom : il ne désigne aucun Français par son 12 nom mais seulement par sa fonction ou son appartenance à un groupe, même si on les devine facilement (le régent, le roi de France) ; et l'individu n'existe que dans des comportements typiques qui le caractérisent comme le représentant d'une catégorie, l'éclipse du nom mettant à nu le rôle social. Les caractères persan (soumis à l'amour sensuel), français (tout de vanité et d'enjouement) et espagnol (mû par l'orgueil chevaleresque) apparaissent sous la forme de profils nationaux. Les causes physiques et morales sont articulées pour expliquer l'idéologie nationale : la vanité française favorise l'hétéronomie (24 et 100), l'Espagne modelée par son code de l'honneur incarne le risque de la tendance despotique en France (78). La révolution sociologique dont parle R. Callois consiste à omettre la singularité des individus pour ne retenir que leur appartenance à des sociétés partielles ou des groupes qu'il s'agisse de corps constitués (Parlement, tribunaux), des lieux publics (théâtres, opéras, cafés), des collectivités hospitalières (95, Invalides) ou des congrégations religieuses (capucins, jésuites). « Quand survient un portrait, le singulier renvoie toujours à un pluriel » (Starobinski) : il appartient à un catégorie comme l'alchimiste, le géomètre, le juge, l'homme à bonnes fortunes. Mo se montre sensible à un niveau de la vie sociale qui n'est ni l'homme en général, ni les types psychologiques, mais aux groupes sociaux (juges, parlementaires, religieux, écrivains, hommes du monde, savants). Pour autant il réserve le registre passionnel à l'Orient en ce qui concerne la jalousie, la colère. Il y a selon Starobinski une « ligne de clivage très précise qui sépare le monde des sentiments cet Orient de l'âme, et les activités de surface qui foisonnent en France ». 4. Si exotisme il y a cet exotisme est tout relatif. Un exotisme sensuel : exoticus = (exo= dehors, étranger, extérieur) = Qui provient de / ou appartient à un pays lointain, évasion attachée à des contrées lointaines. L’épithète "exotique" qualifie au départ la flore, la faune, le paysage, les productions humaines ainsi que les peuples qui n’appartiennent pas à la civilisation occidentale. L’exotisme (le mot n’est attesté qu’à partir de 1866), peut définir à la fois le caractère de ce qui nous est étranger et le goût de tout ce qui possède un tel caractère. Le sentiment exotique est si riche que, depuis la Grèce antique, il crée des œuvres littéraires et prend parfois l’allure d’une mode. Les œuvres du XVIIIème siècle, se colorent volontiers d’exotisme. L’écrivain parle d’un pays qu’il n’a jamais vu et qui lui a été révélé par ses lectures et en particulier les récits de voyage. Non seulement l’écrivain satisfait ainsi son goût penchant pour ce genre de littérature, mais encore il répond aux désirs de lecteurs épris de pays étrangers et d’une forme de vie étrange. Ainsi cet exotisme simpliste est un exotisme gratuit. En ce qui concerne l'exotisme oriental, depuis François 1er le commerce entre la France et l'Orient, en particulier le souverain turc Soliman le magnifique, permet toutes sortes d'échanges : des universitaires y vont et en ramènent le Coran, Colbert favorisera les échanges en créant la Compagnie des Indes ; c'est à la suite de sa venue à la cour que Molière écrit le Bourgeois Gentilhomme et l'intrigue de Bajazet de Racine se situe dans un sérail, on traduit le « conte des 1001 nuits » au début du 18ème. A l’opposé, au XIXème siècle, il existera une forme d’exotisme exact, car il sera vécu. C’est l’exotisme des voyageurs quand ils sont écrivains. Le harem par exemple imprègne puissamment l'imaginaire du XVIIIème : chez MO on observe un mélange entre les deux harems, le harem historique et le harem fantasmé, car son récit relève à la fois de la description naturaliste et de l'imaginaire érotique, un lieu de violence et de tentations en même temps, ce qui donne une connotation inquiétante tout autant qu'envoûtante. En tout cas l'exotisme en dit plus sur nous que sur l'autre : évocation d'une « troupe de femmes laissées presque à elles-mêmes » LP 6, dramatisation érotique de la « virginité mourante » de Roxane (LP 76) ; mythologie de l'alcôve orientale avec effeuillage de l'esclave (LP 79), sont autant de fantasmes occidentaux. Cf L'enlèvement au sérail de Mozart CL = Orient et Occident semblent donc se répondre et se critiquer mutuellement, « entre un Orient de fantaisie et un Paris réduit à ses facettes » Valéry. La dynamique des LP repose sur la mise en regard de deux mondes opposés : les contrastes sont mis en relief par les réflexions et les témoignages rapportés par Usbek et Rica, mais aussi par Rhédi et par les autres personnages restés sur place. Cela permet de faire ainsi apparaître des formes de servitudes qui frappent par leurs différences selon la société considérée. La force du texte est cet effet de miroir entre orient et occident, il y a comme un « orientalisme spéculaire » (Spector). L'orient est davantage une fonction qu'un thème de prédilection : il sert la satire de l'occident par le système de comparaison qu'il permet. La contradiction est partout, finalement : dans l'univers persan mais aussi entre les religions et au sein de l'univers occidental lui-même, entre l'ordre observable et celui des valeurs affichées. En écho à Roxane outragée par U LP 26, une actrice l'est par un abbé LP 28. La danseuse violentée à Paris écrit à U pour lui demander une place de danseuse à Ispahan. La lettre 140 « c'est un pesant 13 fardeau ... » fait écho à la plainte de Usbek impuissant à imposer le vrai « je portai la vérité jusqu'au pied du trône » LP 8. * Cependant 2 réserves s'imposent: - Il faut remarquer que cette même civilisation européenne si propre à l'européocentrisme est la seule qui fasse l'effort de se demander si les autres cultures avaient une égale légitimité. - Derrière ces voix plurielles qui ont successivement raison chacun pour leurs raisons, il y a bien un auteur caché et omniprésent qui veut faire triompher la raison universelle au-delà des contradictions : « ce n'est que dans le relatif, à partir du relatif que nous pouvons partir en quête de ce qui dépasse le relatif » (Starobinski). Il y a une continuité dans la discontinuité et discontinuité ne veut pas dire désordre, car l'« ignorance des liaisons » que souligne Mo chez les Persans leur permet de découvrir l'absence de liens logiques et l'absurdité de certaines habitudes. L'oeuvre de MO est donc l'effort le plus abouti pour penser simultanément la diversité des peuples et l'unité du genre humain. Cf les limites du relativisme. TR = L'esprit de l'époque est un esprit de curiosité pour toutes les choses étrangères à nos habitudes (d'où les cabinets de curiosités) et l'on retrouve cet esprit chez les 2 Persans ; ce qui est plus nouveau pour l'époque c'est l'intention de MO d'étudier le mécanisme des lois politiques et sociales qui gouvernent l'état despotique. L'ouvrage n'est compréhensible que comme problématique de la rupture et du maintien de l'ordre (qui est celle de la Régence) ; il faut donc chercher un sens politique plus universel sous les particularismes culturels si l'on veut penser le despotisme au lieu seulement de le constater. Tendre un double miroir à l'orient et l'occident est une mise en condition psychologique qui rend possible une réflexion philosophique sur la légitimité politique du despotisme. B) La sociologie politique de MONTESQUIEU : le(s) despotismes() 1* La philosophie politique de MO Politique = (polis = « la cité » en grec) qui concerne la vie et l'organisation de la cité, art de gouverner la cité et de diriger l’État. La question est de savoir s'il s'agit d'un savoir théorique indiquant/ conforme à un idéal de justice et de raison (idéalisme politique), s'inscrivant dans un horizon moral / ou bien d'un art pragmatique, d'une technique de prise et de conservation du pouvoir (réalisme politique). cf coordonnées x/y. Un Etat est défini comme « une société où il y a des lois » (EL) : il doit être assez puissant pour assurer la stabilité des institutions et assez tolérant garantir les libertés individuelles. L'EL est publié 27 après les LP et est un des textes fondateurs de la sociologie politique. La philosophie politique de MO ne part pas comme Hobbes ou Rousseau d'une anthropologie pour en déduire une théorie politique mais elle est empiriste et inductive, puisqu'elle part de l'observation des régimes existants pour en tirer une théorie politique et une rationalité politique propre aux lois, malgré la diversité des mœurs. Raisonnement par induction : Ex en partant du prix du vin on aboutit à une réflexion sur les lois. Paris et Ispahan deviennent des symboles de l'occident et de l'orient. Il veut faire de l'histoire politique, économique et des mœurs un objet philosophique, donc ne plus exclure les affaires humaines du champ de la rationalité, jusqu'à envisager des lois après observation des régularités de l'activité humaine ; il ne se contente pas de classer les régimes politiques comme Aristote mais il étend la réflexion à la totalité du monde pour offrir une science nouvelle consistant entre une méthode de corrélation entre les phénomènes naturels et les phénomènes humains, il veut établir la connaissance des causes physiques et morales des institutions politiques. Une authentique science de l'histoire doit connaître les causes des faits empiriques observés et rendre raison de leur chaos apparent. « J'ai d'abord examiné les hommes; et j'ai cru que dans cette infinie diversité des lois et des mœurs, ils n'étaient pas conduits par leurs fantaisies ». Il se base en cela sur la physique de Newton, comme un « Newton du monde moral ». Mais l'histoire n'étant pas un laboratoire où l'on puisse faire des expérience concrètes, il met en place un système de comparaisons et de corrélations. Pour Mo l'histoire n'est pas qu'une suite d'événements mais l'évolution des structures de gouvernements, il décrit les pouvoirs mais aussi leurs fonctionnements et leur dégénérescence. Il considère le corps social comme une totalité et s'attache plus à l'histoire des structures qu'à l'histoire événementielle. Il incarne donc une philosophie juridique dont LB avait souhaité se détourner en refusant une typologie des gouvernements : il prend acte des régimes existants et se demande ce qui leur permet de se maintenir ou de se corrompre. Ts deux posent la triple question de l'existence, du maintien et de la légitimité du pouvoir mais 14 LB pense le problème à partir de paradigmes classiques éloignés du présent, alors que Mon décrit les formes de vies sociales qui découlent des régimes politiques. LB reste abstrait car il questionne et s'étonne de l'existence même du pouvoir alors que Mon est empiriste dans sa démarche ; le pouvoir est considéré comme une donnée empirique déjà existante. Mo s'intéresse aux conditions et conséquences du pouvoir dans son rapport avec le lieu et le moment où il s'exerce, la manière dont sont prises et appliquées les décisions : « l'injustice politique a ses effets calculables » (Starobinski). Mo observe donc l'infinité des lois et se demande quelle en est la raison. - 3 forces agissent dans la production des lois : le droit naturel ; la nature du gouvernement ; les causes physiques ou morales (comme le climat). Il tient donc compte de valeurs universelles et d'autres plus locales et relatives. Comment s'opère l'interaction entre ces données variables et des principes constants ? 1. En particulier il compare les climats et les régimes politiques : théorie des climats qui établit un système de correspondance entre les conditions géographiques et sa forme optimale de gouvernement. « L'empire du climat est le premier de tous les empires » (EL) car il influence le caractère et la morale donc les régimes politiques (chaleurparesselâchetéservitude chez les peuples du Sud). L'air « agit tellement sur nous que notre tempérament en est fixé » LP 121. Ce qui implique une certaine naturalisation de la servitude ou de l'enfermement des femmes et de la polygamie. Mais ce déterminisme n'est ni une fatalité (il y a de la place pour la contingence) ni une justification (il critique les dérives despotiques). Il revient donc au politique de contrer des penchants physiques qui rabaissent l'homme au rang d'animalité. : « c'est au législateur à faire des lois civiles qui forcent la nature du climat ». D'ailleurs cela implique aussi que l'on ne peut pas greffer une culture sur une autre, par esprit de conquête : « on peut comparer les empires à un arbre dont les branches trop étendues ôtent tout le suc du tronc et ne servent qu'à faire de l'ombrage » LP 121. Il faut comprendre que les caractéristiques d'un pays ne fournissent que des conditions favorables (« les peuples des îles sont plus portés à la liberté que les peuples du continent »), ce sont les hommes qui in fine font leurs vies et leurs lois : il est « possible de vaincre la paresse du climat » même si « l'empire du climat est l'empire de tous les empires » et le mauvais législateurs sont ceux qui favorisent les vices, les bons ceux qui s'y opposent. On peut agir contre le climat, comme on peut agir contre les lois. L'esprit d'une nation est le reflet de cette structure dans la mentalité des habitants car tout est lié et « retranchez une de ces pratiques et vous ébranlez l'Etat » donc il est cohérent et omniprésent. Il ne se modifie que lentement et toute tentative pour le modifier avec brutalité peut entraîner des désastres. 2. Typologie des gouvernements = Le principe d'un régime politique définit la passion dominante que partage gouvernants et gouvernés : la politique est donc inséparable d'une économie passionnelle. Modération vertu (dans la démocratie) ou honneur (dans la monarchie) Crainte (dans le despotisme) La vertu (égalitaire et individualiste) est au principe de la république, l'honneur (hiérarchique et social donc permet de conserver la monarchie car « chacun va au bien commun croyant aller à ses intérêts particuliers » c’est-à-dire que chacun ne songe qu'à soi et à se distinguer ce qui préserve du despotisme royal) au principe de la monarchie (il ne la critique pas quand elle est modérée car elle repose sur le modèle paternel et divin : « Les pères sont l'image du créateur de l'univers » LP 129 ; « ce ne fut que par hasard que les républiques se formèrent » LP 131) et ils sont tous deux dignes de respect donc ne sont pas un critère du bien et du mal en politique ; la crainte au principe du despotisme, qui est donc un genre politique à part, et non une forme dégénérée de la monarchie : « on ne peut parler sans frémir de ce gouvernement monstrueux ». Elle est à la fois naturelle (relevant d'une passion intrinsèque à l'homme, la crainte, la plus naturelle des passions, la plus brute et la plus passive) et contre-naturelle (insultant la nature humaine en imposant un rapport de soumission) ; le despotisme est l'anti-nature : « dans cette servitude du coeur et de l'esprit on n'entend parler que la crainte et non pas la nature » LP 63). Et comme nous possédons tous des passions, il peut s'installer partout : « comme il ne faut que des passions pour l'établir, tout le monde est bon pour cela » (EL). C'est donc une transposition dans le domaine politique de l'esclavage domestique : le despotisme est un mal car il exclut la légalité et il se définit par l'absence de lois. La tyrannie est chez Montesquieu un régime de terreur entretenu par la menace de la force et les représailles. Les sujets ont raison d'avoir peur et ne se soumettent pas par illusion ou attribution d'une puissance 15 inexistante (# LB). Toute velléité de désobéissance est synonyme de mort. - On pourrait donc définir le despotisme comme la monarchie sans la légalité : si le despotisme est comme la tyrannie un pouvoir qui repose sur l'arbitraire d'un seul, il s'en distingue en cela qu'il est institutionnalisé ; dans l'antiquité c'est le dérèglement du désir d'un seul homme qui engendre la tyrannie, alors que c'est le despotisme qui fait le despote dans les société modernes. Le despotisme est donc l'horizon et le risque encouru par tous les gouvernements même modérés. Le mot lui-même n'apparaît que dans les lettres 102 et 131 donc assez tardivement : car la notion ne procède pas d'un a priori mais d'une lente construction a posteriori et en ce sens le sérail est plus un modèle et un laboratoire du pouvoir despotique qui sera conceptualisé ensuite qu'une réduction d'un gouvernement despotique déjà existant. Ce qui prime ce sont les rapports de soumission et de servitude observés dans le laboratoire du sérail comme à la cour de Louis XIV (1643-1715) même si la différence est que l'un repose sur la crainte et l'autre plutôt sur la gloire. Il faut d’abord admettre que Montesquieu inventa le concept de « despotisme ». Le tyran grec était celui qui, transférant dans la Cité un mode de pouvoir naturellement « domestique », traitait ses concitoyens comme les esclaves que, par définition, ils n’étaient pas. Et Platon en déduisait logiquement qu’un tel régime, dont les Perses donnaient déjà fort bien l’exemple, ne pouvait pas être dit, à proprement parler, « politique » (Lois, 697c et 712e-713a) ; le despotisme était alors seulement la perversion qui tenait ordinairement lieu de politique chez les Barbares. Or Montesquieu retiendra sans doute certains traits du tyran, entièrement asservi à Éros qu’il ne pouvait satisfaire que dans la dissimulation et la peur (République, 574e, 579bc) : abruti de débauches, le despote sera lui aussi « le premier prisonnier du palais » (EL, V, 14). Mais l’essentiel est ailleurs : authentique mode de gouvernement, le despotisme renvoie à un ordre véritable où l’abus de pouvoir, institutionnalisé, ne peut plus de ce fait se penser comme un simple « abus » ; il renvoie à une économie spécifique de l’autorité qui se définit par des lois tout à fait contraignantes. C’est pourquoi si la psychologie du tyran faisait la tyrannie, ce sont les rapports nécessaires caractérisant le despotisme qui font le despote. Et si le tyran était un démagogue dont la menace était étroitement liée à la démocratie, le despote ne peut jamais être que le « nouveau » despote dans des États où le peuple, définitivement hébété, n’a jamais son mot à dire : « une nation libre peut avoir un libérateur ; une nation subjuguée ne peut avoir qu’un autre oppresseur » (XIX, 27). Mais à la différence des autres régimes, il se détruit lui-même, victime de ses propres vices car la puissance absolue du despote est illusoire et sa force n'est qu'apparente : alors que les autres périssent par accident « il périt par son vice intérieur » et c'est par accident qu'il perdure. Dès lors que le despote « cesse de lever le bras, tout est perdu » car « le ressort du gouvernement qui est la crainte n'y étant plus, le peuple n'a plus de protecteur » (EL III, 9). Ainsi, la révolution (renversement violent du régime en place) menace ceux qui osent abuser du pouvoir : « Le despotisme est un régime si terrible qu'il se tourne contre ceux qui l'exercent ». Dans son éloge de Montesquieu, Marat s'en inspirera : « Comme il est inconcevable qu'une nation entière ait pu consentir à ce qu'un de ses membres fût tout et qu'elle ne fût rien, on doit regarder le despotisme moins comme un gouvernement que comme l'abus de tous les gouvernements ». Le système politique fondé sur la valeur idolâtre (88) et l'instabilité des hiérarchies arbitraires fomente le « désordre dans l'Etat » qui prélude à l'ordre despotique (98, 132, 138, 146). - Dans les LP le monde oriental semble contenir les formes de domination les plus violentes que ce soit dans la sphère publique (le despotisme) ou privée (le sérail, qui est la métonymie du premier). Dans les deux cas : « un seul, sans lois et sans règle, entraîne tout par sa volonté et ses caprices » EL. MO insiste sur le pouvoir asservissant de la force : violence promise, annoncée dans les menaces (« si vous vous écartez de votre devoir, je regarderai votre vie comme celle des insectes que je trouve à mes pieds » LP 21, « vous périrez si vous ne les exécutez pas » LP 150). U a un droit de vie et de mort sur ses esclaves : « j'ai peut-être la moitié de mes esclaves qui méritent la mort » (LP 150). La servitude n'est cependant pas qu'extérieure : elle est aussi psychologique car il y a uniformisation : « chez nous les caractères sont tous uniformes , parce qu'ils sont forcés » (LP 63). Un tel manque de mesure et de discernement conduit les sujets à la révolte contre l'injustice (102-103), et dans ces « pays soumis au pouvoir arbitraire », où les richesses sont accaparées par « le Prince, les courtisans et quelques particuliers, la démographie est affectée car « la pauvreté extrême » les dissuade de se marier et d'avoir des enfants, et quand ils en ont, il y a beaucoup de mortalité infantile LP 122. Donc le despotisme est contre nature : si le but des sociétés est la conservation de l'espèce, un gouvernement qui l'empêche est nécessairement mauvais. Enfin la lettre 131 inscrit le despotisme dans une perspective historique : il est le devenir possible de tout régime qui se laisse 16 pervertir comme la république romaine que César « opprima » et « soumit à un pouvoir arbitraire » et le destin des peuples asiatiques qui n'ont jamais connu la liberté : « Lorsque les peuples d'Asie, comme les Turcs et les Tartares, firent des conquêtes, soumis à la volonté d'un seul, ils ne songèrent qu'à lui donner de nouveaux sujets et à établir par les armes son autorité violente ». En particulier dans l'empire ottoman, la volonté du sultan n'est limitée par aucune institution politique ou juridique, aucun contre-pouvoir (comme la noblesse en France). Les Etats d'Asie sont donc assimilés à des Etats despotiques : Le texte associe en effet le despotisme à certaines régions du monde (Asie, Russie, Afrique). Mon ne fait pas vraiment la différence entre les systèmes et utilise des termes collectifs : « les Princes d'Asie… Cette puissance invisible qui gouverne...le gouvernement des princes d'orient » 103. Mais il faut néanmoins distinguer la Perse où la vie d'un individu peut dépendre de la fantaisie d'un sultan 103, la Turquie qui maintient se sujets dans le dépendance et entrave tout progrès 19, la Russie état rendu puissant par des conquêtes mais asservissant ses sujets 51 et 81. que ce soit en Perse (de manière plus relative d'abord puis plus intense à partir de LP 80), en Russie (51) ou en Turquie (LP 19), en Tartarie avec Genghis Khan (« le fondateur et le destructeur des empires, … le fléau des nations » 81). Le despotisme oriental est l'incarnation du mal humain (« lorsque nous lisons dans les histoires les exemples atroces de la justice des sultans, nous sentons avec une espèce de douleur les maux de la nature humaine » EL VI, 9 et pourtant les persans sont les « plus tolérants des mahométans » p. 96) ; comme chez LB qui opposait les Perses aux Grecs (« la bataille des grecs contre les perses, comme la victoire de la liberté sur la domination, de la franchise sur la convoitise » p. 113) comme si le despotisme était consubstantiel à l'orient. On retrouve partout 3 traits du despotisme oriental : 1) le pouvoir absolu se situe aussi bien au sommet que dans chacun de ses relais car le despote le transmet à un vizir, qui devient despote lui-même tandis que chaque officier devient vizir, et l'on retrouve cet absolutisme dans la servitude des femmes, qui est la condition de la tranquillité, but du despotisme 2) la transmission des ordres doit avoir un effet immédiat autant que les chocs d'une boule de billard et l'obéissance aveugle et passionnée. A cela s'ajoute l'ambivalence de la religion mahométan qui serait l'origine de ce despotisme en même temps qu'il en est le garant politique. Elle canalise l'arbitraire du despotisme et sert de frein en lui apportant une certaine stabilité mais elle a pour but la production de sujets obéissants grâce à la répétition des rites. C'est pourquoi l'éducation dans l’État despotique se borne à quelques principe de religion, eux-mêmes renforcés par le dogme du fatalisme qui vient parachever l'entreprise de servitude généralisée. 3) le pouvoir est caché car la personne du despote enfermé dans le sérail se réduit à un corps ne cherchant que le plaisir contrairement à celle du monarque qui exhibe les marques du pouvoir. Ainsi le despotisme, de fait, est inefficace et ne rend personne heureux : ni la population qui diminue, ni le despote qui craint à tout instant pour sa vie. La situation despotique provoque même un rapprochement des extrêmes car personne n'est plus semblable à un esclave que le maître : « Rien ne rapproche plus nos princes à la condition de leurs sujets que cet immense pouvoir qu'ils exercent sur eux » LP 102. Mais il est aussi condamnable en droit car il bafoue la liberté inaliénable des hommes. Si la liberté individuelle est un droit alors le pouvoir d'un homme sur un autre ne peut jamais l'être. La seule source du pouvoir y est la force et la force ne fait pas droit. MO évoque une anecdote attribuée aux Anglais : 2 princes se battent pour la succession du trône et l'un d'eux ayant vaincu il veut condamner l'autre pour trahison : « il n'y a qu'un moment, dit le prince infortuné, qu'il vient d'être décidé lequel de nous deux le traître » LP 104. Cf Rousseau CS Il y a donc trois niveaux d'analyse qui se complètent dans les LP : celui du despotisme oriental/ de la monarchie absolue de Louis XIV (déjà mort depuis 1715, auteur de la formule « l’État c'est moi ») / celui du sérail. Dont découlent trois formes de despotismes dans les LP : politique, civile et domestique, sachant que le dernier permet ici d'expliquer les deux autres qui s'en déduisent comme autant de conséquence pratiques. La servitude se répand dans les foyers plus facilement dès lors que l'on nie la liberté, même si son extension reste problématique. Même si MO se montre parfois optimiste en considérant que « le principe du gouvernement despotique se corrompt sans cesse », il note que « c'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser » donc l'abus de pouvoir, la pulsion du pouvoir, est une sorte de pente naturelle qui touche tous les hommes et gagne tous les domaines. 17 2* le despotisme politique (la soumission des sujets en général) : Il s'agit bien d'un roman sur les possibilités d'affranchissement de l'homme : - la notion de « soumission » est présente de la lettre 9 à 161 : le terme apparaît dans des domaines variés : elle peut concerner les eunuques, les femmes, les hommes par rapport aux dogmes religieux ou à Dieu, des des peuples entiers. La soumission peut caractériser aussi bien les sujets des rois de France que la soumission religieuse à Dieu, l'homme lui étant inférieur, mais aussi pour les femmes et les eunuques afin de désigner leur état d'infériorité : « il y a entre nous un flux et un reflux d'empire et de soumission » LP 9, ou Roxane parle de « ma soumission à tes fantaisies » LP 161. - et « servitude » de la lettre 15 à 141, et il n'utilise ce dernier que sous forme nominale : utilisé à propos de l'esclavage réel ou métaphorique et l'orient en est le principal lieu avec la servitude des eunuques 15, du coeur et de l'esprit des persans 63, la servitude religieuse et domestique d'Aphéridon et Astarté 67, la servitude politique des persans 89, et domestique de leurs femmes recluses dans les harems « j'ai pu vivre dans la servitude » dit rétrospectivement Roxane LP 161, c'est aussi le lot des peuples colonisés 105, et de la période antique, que ce soit à travers la servitude domestique et politique des Sauromates esclaves de leurs femmes (38) ou à travers celle des esclaves romains 115. Il l'utilise surtout pour les pays d'Asie (Turquie, Perse, Russie) où le souverain est autoritaire et arbitraire et dont le pouvoir n'est pas limité par la loi. Sont également évoqués la traite des Noirs ou l'exploitation des Indiens 118. Seule une occurrence concerne l'Occident quand est évoquée l'adoption du droit canonique par la nation française. propagation de l’espèce », 118. Dans les Lettres persanes, la servitude, avivée par le contraste avec l’Europe, s’incarne donc à la fois dans les États despotiques, et dans la fiction du sérail. Elle relève donc d’un statut textuel différent, et fortement inégal par l’éclat et le nombre des lettres. La première description politique du despotisme n’apparaît que dans la lettre 19 sur la Turquie. Mais elle souligne moins l’état de servitude des sujets, soumis au « caprice de ceux qui gouvernent » « par des remèdes violents », que la décadence économique et technique de ce « gouvernement sévère », où chrétiens et juifs, seuls actifs, sont « exposés à mille violences ». La question du despotisme s'ouvre avec la lettre 19 sur la décadence des Turcs attribuée à un « gouvernement sévère » même si la lettre 8 a déjà jeté des doutes sur la politique en Perse. L'empire ottoman décline à cause de la violence d'une « milice insolente qui n'est soumise qu'à ses caprices ». Il faut ensuite attendre la lettre sur le Czar pour voir la servitude soulignée dans ses effets immédiats (« Il est le maître absolu de la vie et des biens de ses sujets, qui sont tous esclaves », sans droit de boire du vin et de voyager, 49 cf def de l'esclavage dans l'EL « établissement d'un droit qui rend un homme tellement propre à un autre qu'il est le maître absolu de sa vie et de ses biens »). De même, la lettre 51 sur le tsar de Russie Pierre le Grand pose la question d'un rapport entre le degré de domination du despote et l'étendue de son empire ; comme si il y avait un rapport entre espace et despotisme, même si c'est un despotisme sans sérail (« son empire est plus grand que le nôtre »)il décrit un tyran au pouvoir illimité, « maître absolu ». Nargum est un ambassadeur envoyé de Perse en Moscovie, il écrit 2 lettres à U qui parlent de la Russie. Sur les Tartares : faits pour asservir tous les peuples (79). Mais c'est la lettre 80 qui marque le premier approfondissement politique sur le despotisme : l'uniformité des peines judiciaires montre le monolithisme de ce type de régime fondé sur la crainte. La lettre 80 revient sur la sévérité des peines et de ce fait la violence est le seul moyen d'affranchissement des sujets soumis. Avant la première et seule véritable analyse du mécanisme despotique, la grande lettre 99 sur «l’autorité illimitée » des princes persans, qui les soumet en retour, comme leurs sujets, « aux revers et aux caprices de la fortune », sans « un nombre innombrable de troupes […] leur empire ne subsisterait pas un mois ». La servitude orientale, loin de la garantir, met sans cesse en péril la vie du despote (79, 100), de même que, renforcée par le sérail (110), elle tarit la population. Les LP ne théorisent donc pas le despotisme comme le feront l'EL mais les lettres 11 à 14, 24, 37, 76, 80, 94-95, 100 sont ouvertement politiques et elles l'analysent au sein d'un discours dispersé et sous-jacent. Lettres de U sur la politique en général : 102, 103, 104, 122, 146. La seule unité de ce discours latent sur le despotisme vient du fait qu'Usbek en est l'énonciateur presque exclusif. Le despotisme est essentiellement défini par sa force brutale (contrairement à chez LB), régi par des passions négatives : « si .. ils n'apportaient pas autant de précautions pour mettre leur vie en sûreté, ils ne vivraient pas un jour » (LP 102). Il s'agit d'un régime où les sujets ne sont que des esclaves, de « vils 18 instruments » que le despote peut briser selon son bon vouloir (21), où « l'obéissance aveugle » et la « complaisance sans bornes » se répondent (9). La sévérité des lois n'y garantit pas leur application rigoureuse (80). La machine terroriste est inefficace et grossière car elle transforme ses sujets en bêtes brutes (89) et a des résultats bien faibles vue la dépense d'énergie. Voire même, l'excès de châtiment s'annule et s'inverse : « je trouve même le prince, qui est la loi même, moins maître qu'ailleurs » 80, 102, le despote se retrouve démuni comme la masse de ses sujets précisément parce qu'il est maître de tous les pouvoirs et en abuse, plus il terrorise, plus il se fragilise : « rien ne rapproche plus.. » 102. Ne connaissant qu'une sanction, la mort, il ne laisse pas d'autre choix aux mécontents et aux victimes que la passivité totale ou le tyrannicide (102). D'où un régime à la fois immobile, figé, et constamment convulsé par des révoltes. Ce qu'U constate en Turquie vaut pour tout état despotique (comme LB au & 18-18a) : ruine économique, décadence morale et militaire (LB & 6), stérilité technique, scientifique, culturelle : « ce corps malade ne se soutient pas par un régime doux et tempéré mais par des remèdes violents qui l'épuisent et le minent sans cesse » 19 (cf « plaie incurable » LB & 10). Le despotisme constitue donc bien une logique à part entière, un système politique où la politique, le psychologique, l'économique se répondent ; ce n'est pas seulement l'ailleurs, mais l'envers de tout pouvoir, ce qui travaille tout pouvoir de l'intérieur. L'absence de liberté engendre une anémie du corps social et une dénaturation des rapports humains comme chez LB (absence de fraternité et d'amitié) dont l'expression la plus frappante est l'empire turc : « l'on pourrait trouver des familles où, de père en fils, personne n'a ri depuis la fondation de la monarchie » 34 (auquel on pourrait opposer la Perse vue comme un « royaume florissant » au début LP1, étant donnée la traditionnelle hostilité turcopersane, mais plus tard les rois perses seront aussi décrits comme ivrognes 33, dégradés par le vin « ils en boivent avec un excès qui les dégradent de l'humanité » 33 et le sérail 34 « les hommes n'ont pas en perse la gaieté » des Français, pendant que le Mogol s'engraisse et « se fait peser comme un boeuf » pour se rendre « plus matériel » 40, tandis que le roi de Guinée et le khan de Tartarie se croient le centre du monde 44 l'un « demande si l'on parle bcp de lui en France » et l'autre regarde tous les rois du monde comme ses esclaves et les insulte 2 fois par jour » ce qui montre que partout la pathologie du pouvoir hypertrophie jusqu'à la mégalomanie l'amour de soi inscrit dans la nature humaine, se servant du pouvoir comme pouvoir de cette boursouflure du moi). Louis XIV lui donne dans la contradiction puisqu'il choisit une maîtresse de 80 ans et des ministres de 18 ans (92). Il est donc dénoncé d'un point de vue pragmatique puisqu'il manque ce qu'il vise mais aussi d'un point de vue normatif car le désordre est une infraction à l'ordre de la raison. Finalement, l'absolutisme est la règle générale qui règne partout chez les personnages de MO : « la plupart des gouvernements d'Europe sont monarchiques » (LP 102). Il en décrit la brutalité (LP 33), la bêtise et l'extravagance (« va sottement se mettre dans une balance » LP 41), le pouvoir absolu (« le tsar est le maître absolu de la vie et des biens de ses sujets, qui sont tous esclaves » LP 51). Conséquences = Les sujets abdiquent toute sorte de volonté politique pour n'avoir pas d'autre volonté que celle du despote et n'agir que pour son « bien », en dehors duquel rien ne compte (lettre 41). L'arbitraire transforme le désir en loi : « les emplois et les dignités ne sont que des attributs de sa fantaisie » (LP 89). C'est l'extinction du politique car rien n'atteint la hauteur de la loi et tout se réduit à l'expression du bon vouloir du tyran, tous les pouvoirs étant réunis entre les mains d'un seul homme. La recherche du bien public dégénère au profit de l'intérêt courtisan ou de la flatterie qui « remuent » (LP 127) les passions du souverain ; mêmes les armée deviennent apathiques car elles « ne surmontent la crainte de la mort que par celle du châtiment » (CF LB : la lâcheté engendrée par l'absence de désir de liberté). Les sujets renoncent au passé comme au futur en ne vivant que dans l'instant présent de l'instinct animal : « Le partage des hommes, comme des bêtes, y est l'instinct, l'obéissance, le châtiment » (EL III,10). Cf rôle du plaisir et des divertissement, absence de mémoire chez LB. *3 le despotisme civil (la soumission des esclaves) : * Pour Mo « l'esclavage est contre nature » (cf fiche), il est « contraire au principe fondamental de toutes les sociétés » et « le crime ne perd rien de sa noirceur par l'utilité qu'on en retire ». Le terme de nègre, alors non péjoratif, évoque une des pages les plus célèbres de L’Esprit des lois. On rencontre cependant d’abord la figure du nègre dans les Lettres persanes, dans la mesure où Montesquieu, informé par les récits de voyage, tient à distinguer, au sein du sérail d’Usbek, esclaves noirs et esclaves blancs. Selon Paul Vernière, savant éditeur (Lettres persanes, Classiques Garnier, 1960), Usbek laisse derrière lui « cinq femmes, semble-t-il, 19 […] quatre eunuques noirs, le grand eunuque, Ismaël, Narsit et Solim, et trois eunuques blancs, Cosrou, Nadir et leur chef » (LP, p. 13, note 1). Mais n’est-ce pas oublier Jaron, renvoyé de Smyrne « avec tous les Noirs » pour augmenter le nombre des gardiens autour des femmes, comme il l’annonce lui-même avec tristesse au premier eunuque (Lettre supplémentaire 22) ? Si le mot esclavage est très rare dans les Lettres persanes (on trouve en revanche plus fréquemment servitude, associé à des personnes et à des peuples), le terme d’esclave apparaît à 56 reprises soit, en moyenne, une fois toutes les trois lettres. Si les femmes esclaves sont d’abord un corps sans voix, dans les Lettres persanes, il n’en va pas tout à fait de même pour les esclaves mâles, dont la prise de parole est cependant réduite. Citons surtout la lettre de l’esclave Pharan à Usbek, à qui il se plaint du sort que lui réservait le chef des eunuques noirs, à savoir la castration, nécessaire pour qu’il remplace, dans le harem, un eunuque noir qui venait de mourir : « Ceux qui, en naissant, ont eu le malheur de recevoir de leurs parents un traitement pareil se consolent peut-être sur ce qu’ils n’ont jamais connu d’autre état que le leur ; mais qu’on me fasse descendre de l’humanité, et qu’on m’en prive, je mourrais de douleur, si je ne mourais pas de cette barbarie.» Notons ici que cette superbe déclaration « humaniste » sur l’intégrité du corps humain n’est connue d’Usbek que parce qu’il y a eu protestation de la part de l’esclave. L’histoire des vaincus, comme on sait, est souvent inaudible, et pour cause. Le choix épistolaire permet donc à un esclave noir de faire entendre sa voix au début du 18ème, ce qui est à souligner. La critique de l'esclavage amorcé ici (à travers le récit: enlevé dès l'âge de 15 ans au fond de l'Afrique ... » LP 64), deviendra un thème dans l'EL (5, XV). * Le fonctionnement du système / Le sérail, métaphore du despotisme : En effet le tyran se fait despote en traitant ses sujets comme des esclaves. Le « roman du sérail » comprenant la correspondance d'Usbek avec ses épouses et les eunuques chargés de les surveiller, a un caractère plus privé. C'est un état despotique à petite échelle avec son despote, son principe de soumission (craint car chaque écart peut mener à la mort), ses ministres eunuques tenant les épouses d'une main de fer, sa cour flatteuse et hypocrite (les femmes du sérail) et son peuple servile (les esclaves au service des femmes) : « je regarderai vos vies comme celle des insectes que je trouve à mes pieds » (LP 21). Le maître est au sommet de la pyramide et son emprise sur les autres est totale : il y a un culte de la personnalité qui veut se faire passer pour l'amour du tyran : « compte que je ne vis que pour t'adorer » 7, « une passion encore plus vive que l'ambition me fit souhaiter de te plaire » 3. Il ne s'agit en faut que d'un amour narcissique. La raison du despotisme n'est rien d'autre que la personne du tyran et le but du pouvoir n'est que le pouvoir lui-même. Le narcissisme ne peut engendrer que la peur d'être détruit est la réalité même de l'état d'esprit du despotisme. Fatmé LP 7 écrit n'être qu'un « ornement inutile d'un sérail, gardée pour l'honneur, et non pas pour le bonheur de son époux ». Le pacte despotique est un pacte sacré passé entre le tyran et ses sujets, et la sacralisation du lieu du sérail y contribue : la réception d'une nouvelle jeune fille donne lieu à un vrai rite religieux, « une éducation sainte dans le sacrés murs » 62. L'adhésion au pacte despotique serait comme une consécration. Ainsi il repose sur la menace qui entraîne la crainte et sur l'atomisation des individus qui les rend impuissants. Comme Nadir, celui qui désobéit « paiera de sa tête son infidélité et sa perfidie » LP 20. La menace permet à l'ordre de s'imposer par l'image d'une souffrance future engendrant une crainte présente : « Le tout ne subsiste que par la puissance des images et des mots. Il est indispensable à l'ordre qu'un homme se sente sur le point même d'être pendu quand il est sur le point de mériter de l'être. S'il n'accorde un grand crédit à cette image, bientôt tout s'écroule » Valéry. Ainsi le vrai pilier du despotisme est une dialectique entre l'amour et la crainte. Non seulement ils sont séparés de l'environnement extérieur mais ils sont séparés les uns des autres : « je n'avais de confident que moi-même » écrit le 1er eunuque à Ibbi 9. L'atomisation supprime les associations et les relations pour que ne reste que celle avec le guide. Les relations entres semblables ne peuvent être que de soupçon : Usbek reproche à Zachi son tête à tête avec Nadir et ses relations avec Zélide (LP 20), Zéphis se plaint des soupçons LP 4 : ma retraite ni ma vertu ne sauraient me mettre à l'abri de ces soupçons extravagants ». le soupçon étant une arme plus subtile que la crainte car elle isole le sujet et divise ce qui aurait pu, une fois uni, devenir une menace. Donc le lien affectif qui unit le sujet au despote isole le sujet des autres sujets, il devient un sujet atomisé. Conséquences : appauvrissement du lien social (« dans les Etats despotiques, chaque maison est un empire séparé »), comme chez LB, corruption morale généralisée, anéantissement de toute qualité intellectuelle etc. La servitude se décline dans le roman dans un lieu qui est le laboratoire des autres et qui est le sérail, à travers des cercles de personnages (eunuques, femmes, esclaves) ; il symbolise la soumission violente et contrainte qui conduit à la dépossession de soi, en instaurant un rapport de propriété : « tout s'y ressent de la domination eu du devoir » LP 34 (cf l'esclave circassienne 89). Donner la parole à des êtres 20 dominés a été l'une des inventions de MO et cette prise de parole par le biais de lettres hors du regard et du contrôle de Usbek permet de montrer les mécanismes subtils de la soumission. En effet, on y vit en permanence avec des êtres soumis et qui le savent, remarque un Français : « ce qui me choque le plus dans vos mœurs, c'est que vous êtes obligé de vivre avec des esclaves dont le coeur et l'esprit se sentent toujours de la bassesse de leur condition » LP34. Même les eunuques blancs, qui sont pourtant supérieurs aux noirs et gardent l'extérieur du harem quand les noirs servent les femmes à l'intérieur LP 20, ne peuvent « avoir d'autre partage que la soumission » LP 21. C'est un dispositif d'asservissement qui rend impossible la transparence et la sincérité et où tout pourtant peut arriver : « combien de fois m'est-il arrivé de me coucher dans la faveur et de me lever dans la disgrâce ? » p. 56. Cf LB : on ne peut jamais sonder les consciences, donc ni connaître les intentions du despote, ni celle des ambitieux… (p 132). Il n y' a pas de sincérité possible comme entre des amis : « chez nous les caractères sont tous uniformes parce qu'ils sont forcés : on ne voit point les gens tels qu'ils sont, mais tels qu'on les oblige d'être » 63. La structure du corps social soumis à un régime despotique est donc celle d'une pyramide avec à son sommet le tyran Usbek, et à sa base les eunuques (fonctionnaires) et les femmes (sujets) (CF Schéma), ce qui forme un univers clos dont la cohésion ne peut être assurée que par l'imperméabilité au monde extérieur (les jeunes gens qui approchent sont écartés ou supprimés 9 et 147), et la fidélité aux réseaux du pouvoir, avec des relations d'amour/crainte pour les sujets et de faveur/disgrâce pour les fonctionnaires, tout cela engendrant des relations de mépris ou de haine entre les bases. Le despotisme ne peut fonctionner que dans une relation unilatérale entre le tyran et ses sujets : « Tu tiens en tes mains les clés de ces portes fatales, qui ne s'ouvrent que pour moi » LP 2. C'est un univers unidimensionnel où il n'existe aucun corps intermédiaire d'où pourrait émaner un contre-pouvoir, les eunuques n'étant qu'une courroie de transmission du pouvoir du tyran. Il suffira par contre qu'une seule de ces forces fasse défaut ou se transforme pour qu'une crise éclate. L'unique légitimité qui fonde le pouvoir du tyran est le lien affectif avec ses sujets : légitimité affective et populaire que l'on trouvera exprimée dans les lettres de Zachi 3 et Fatmé 7. Chacun est esclave au sérail dans le sens où il est la propriété de Usbek même si certaines sont d'extraction libre comme Roxane et Zélis. Mais il y a des degrés dans la hiérarchie du servage, variables selon les circonstances. On retrouve l'idée selon laquelle l'esclavage est une notion économique car ce sont des corps qui s'achètent comme des marchandises (Roxane, la fille de Soliman) entre maris et pères notamment. Ces possessions visent à accroître la notoriété du propriétaire. L'esclave est une chair à graver ou à trancher : par exemple le 1er eunuque veut faire castrer Pharan par jalousie mais il doit sa grâce à Usbek, qui a tout pouvoir sur eux (41-42). Un eunuque noir est mort et il veut le remplacer par un esclave qui écrit à U pour échapper à la castration ce qu'il lui accorde (LP 41-43). L'esclave se trouve rabaissé à l'animalité : tigre, insecte, lynx comme la femme est réduite aux parties de son corps (bouche fermée de Roxane, appâts de la Circassienne). Voire à des objets : instrument, le fer, le fouet ou la porte qui ferme le désir sont autant de réifications. Tout le monde est interchangeable (même le grand Eunuque à sa mort sera remplacé par son double Solim LP 151). Zélide, esclave de Zélis, est surprise avec Zacho, donc passe d'une maîtresse à l'autre. Les esclaves ne vivent donc que pour la fonction qu'ils remplissent : gardien pour les eunuques, plaisir ou procréation pour les femmes. La seule chose qui leur confère humanité et profondeur est leurs confidences épistolaires, loin de Usbek : certains sont agités de passions (angoisses de Pharan, tendresse paternelle l'eunuque pour Jaron), d'autres purement fonctionnels (esclave jaune, Nadir, Zélide). On notera que les esclaves femmes n'ont pas directement la parole dans le roman : Zélide est nommée par Zéphis LP 4 (qui elle-même disparaîtra des LP après la LP47, elle ne prend la plume que pour une brève lettre de plaintes LP 4, et est évoquée par Zachi pour sa réconciliation avec elle en 47) mais elle n'écrit pas de lettre alors que 14 lettres sont écrites par des esclaves masculins. Ce petit traité du despotisme qu'est le roman du sérail permet ainsi de répondre à plusieurs questions : sur quoi repose le pouvoir du despote ? Comment peut-il exercer son pouvoir ? Et comment ses décisions sontelles exécutées ? * Fonction des esclaves : D’après la Lettre 19 (20) d’Usbek à Zachi, une de ses femmes, seuls les esclaves noirs ont droit de s’approcher des épouses pour les servir, les surveiller et les punir. Trouvé seul en compagnie de Zachi, Nadir « payera de sa tête son infidélité et sa perfidie ». Cette loi est également rappelée sévèrement dans la Lettre 21 d’Usbek au premier eunuque blanc : « Vous, qui […] ne pouvez sans crime lever les yeux sur les redoutables objets de mon amour ; vous, à qui il n’est jamais permis de mettre un pied 21 sacrilège sur la porte du lieu terrible qui les dérobe à tous les regards […] vous serez puni d’une manière à faire trembler tous ceux qui abusent de ma confiance ». Désespérée qu’on entende la priver de son esclave favorite, Zéphis dénonce à Usbek le « monstre noir », « le traître » le « vil esclave » qui « veut regarder comme criminels les motifs de [sa] confiance » (4). Toutes les passions qui rongent l’eunuque et l’engagent « dans une lutte impitoyable et sans fin avec l’autre sexe », telles qu’elles sont décrites dans la Lettre 9 et mises en scène dans l’épilogue tragique du roman (Lettres 157-161]), concernent donc les esclaves noirs. U a fait du dernier de ses esclaves le premier de ses eunuques noir et a droit de vie de de mort sur tous. Le despotisme domestique est donc une « figure érotisée du despotisme politique » (Starobinski). Or, les eunuques sont les individus les plus isolés à la fois anatomiquement et socialement. * Les « hommes coupés » (Goldzink) qui portent dans leur corps toutes les ambiguïtés du roman : Les eunuques sont les simples courroies de transmission du système despotique dans une mécanique où le paradigme du pouvoir est celui du choc (2, 158) et où servitude domestique et politique se renforcent réciproquement. Les eunuques, quant à eux, sont beaucoup plus présents comme sujets parlant et écrivant dans les Lettres persanes. Montesquieu leur donne la parole à plusieurs reprises, y compris aux Noirs, ceux dont la mission est de « garder le lit », selon l’étymologie grecque du mot eunuque. Valéry se demande : « Mais qui m'expliquera tous ces eunuques ? Je ne doute pas qu'il n'y ait une secrète et profonde raison de la présence presque obligée de ces personnages si cruellement separés de bien des choses, et en quelque sorte d'eux-mêmes » ; ils sont investis d'une d'une puissance paradoxale qui réduit tout à l'impuissance autour d'elle et qui est elle-même châtrée. - la mutilation physique : La lettre 42 de Pharan à Usbek rappelle la cruauté de l'émasculation des eunuques et le caractère contre-nature de la mutilation : « le malheur de recevoir un traitement pareil ». Les eunuques sont des « monstres sans sexe » ; comme l'islam interdit la castration il faut recourir à des ruses pour créer des eunuques, étrangers noirs ou blancs ici, captifs de guerre ou achetés sur des marchés, tout sauf turcs. Leurs corps est réduit à une pure fonction (à mettre en rapport avec les Chartreux de la Lettre 82 des prêtres de la Lettre 117, les eunuques occidentaux). C'est donc une carrière que l'on embrasse malgré soi même s'ils pensent y trouver des avantages matériels et moraux : « las de servir dans des emplois les plus pénibles, je comptai sacrifier mes passions à mon repos et à ma fortune » LP. La lettre autobiographique du premier eunuque à Ibbi permet de retracer la logique de ce parcours : il est mis à part dès l'enfance, recevant une éducation orientée vers sa future fonction (« ceux qui en naissant ont eu le malheur de recevoir de leurs cruels parents un traitement pareil » 42 d'où « je m'y connais en femmes » 96 ou un regard de spécialiste 79), d'abord esclave, puis arbitrairement choisi parmi les esclaves, victime d'une opération « pénible dans les commencements mais heureuse par la suite » témoigne LP 44. L’eunuque, en tout cas, vit et décrit ces humiliations comme une forme de torture, qu’il doit subir sans se plaindre, – si ce n’est dans une lettre adressée à un ancien domestique d’Usbek. Tout renvoie évidemment à un trauma initial, que la victime explique elle-même, dans une magnifique formule : « Mon premier maître [m’obligea] à me séparer pour jamais de moi-même », – c’est bien là le comble de l’aliénation, qui redouble en quelque sorte le statut d’esclave, lequel, littéralement, ne s’appartient pas. Du reste, le chef des eunuques noirs fait lui même cette comparaison à plusieurs reprises, comme à la lettre XV ou à la lettre LXIV. - Blancs et noirs : Les eunuques noirs sont à l’intérieur du harem, et, contrairement aux eunuques blancs qui en gardent l’entrée ou qui sont affectés au service du maître, ils semblent qu’ils aient été entièrement castrés (ablation des testicules et du pénis), du moins en Perse. Les eunuques blancs sont souvent extérieurs au harem, ayant reçu une bonne éducation et s'occupent de la personne du maître, veillant à l'administration de ses richesses et n'ont que des rapports très indirects aux femmes donc les surprendre au sérail n'est pas normal. Les eunuques noirs qui contrôlent le sérail sont sélectionnés sur des critères de difformité, de laideur et de dureté morale : ils choisissent les nouvelles femmes entrantes, veillent aux bonnes mœurs, prononcent des condamnations ; leur chef est le pacha et reçoit une pension, c'est donc un poste convoité. Solim, Jaron, le Grand eunuque sont les bourreaux des autres et d'eux-mêmes (« me séparer à jamais de moi-même » LP 9 évoque aussi la castration). L’eunuque noir ajoute à l’impuissance, source de ses tourments et de ses haines, la hideur des « objets affreux » (« Sa laideur, dites-vous, est si grande que vous ne pouvez le voir sans peine », LP, 21). Un commentateur suggère une distinction entre eunuque blanc et noir qui correspondrait à celle entre noblesse d'épée et de robe (issue de catégories sociales inférieures) car on apprend LP 20 que les eunuques blancs ne sont pas autorisés à entrer dans la chambre d'une femme du sérail, ce qui est une manière de reconnaître leur supériorité, seuls les eunuques noirs le peuvent pour assurer une surveillance constante mais c'est parce que leur présence et leur regard ne compte pas. 22 - la frustration mentale : Le premier eunuque se plaint de sa condition auprès de Ibbi, un serviteur accompagnant Usbek, entre l'impuissance à satisfaire ses désirs du fait de sa mutilation et la peur de l'influence des femmes sur le maître (LP 9). La castration ne supprime pas le désir sexuel, voire même elle l'attise surtout avec la triangulation du désir : il désire davantage les femmes si il voit qu'un autre les possède, le pouvoir (« l'art difficile de commander » 44) rend douloureuse la séparation qui le conditionne ; donc le danger n'est pas écarté. Et du désir naît l'envie : « pour comble de malheur, j'avais toujours devant les yeux un homme heureux ». Zélis remarque : « les eunuques goûtent avec les femmes une sorte de volupté qui nous est inconnue » 53 car ils sont encore sensibles à leurs charmes et « dans cet état on est comme dans un 3ème sens, où l'on ne fait pour ainsi dire que changer de plaisirs » : ils se mettent à métaphoriser une espèce d'hommes pour qui le rapport à la femme est un rapport de pouvoir et le mariage (ils y ont droit) un droit de punir. « Soumis au spectacle permanent des femmes (le bain LP 9), il ressent les tourments du désir. Le premier eunuque regrette de n'avoir pas de descendance (« si ces noms de pères et fils pouvaient convenir à notre destinée ») et exprime des sentiments paternels à Jaron (« je crus te voir prendre une seconde naissance » LP 15). Il définit son état paradoxal comme « une servitude qui devait commander ». - leur fonction :On peut dire que leur affectivité est au coeur du pacte despotique. Ce sont des fonctionnaires qui ont la charge d'executer les décisions du tyran et ils ont 3 fonctions : executive c’est-à-dire faire appliquer les décrets du tyran, policière : s'assurer que les habitants du sérail obéissent aux lois et militaire de la défense des frontières et des abords du sérail. Ils ne se chargent pas de la propagande qui est assurée directement par le maître : « Nous ne représentons faiblement que la moitié de toi-même » 96. Ensuite, croyant avoir gagné en tranquillité, il souffre d'un double isolement : la claustration le sépare de la société et la castration de la nature, voire de lui-même. Les lettres 42, 42 et 64 présentent la vie des eunuques (castration, formation professionnelle) : le portrait du 1er eunuque ressemble à celui d'un grand politique, d'un premier ministre-courtisan, il s'impose comme suprême arbitre de la faveur : « il avait persuadé son maître qu'il fut de bon ordre qu'il lui laissât ce choix » 64. D'ailleurs les Persans critiquent les ministres à plusieurs reprises par ex LP 127 : « l'ambition des princes n'est jamais si dangereuse que la bassesse d'âme de ses conseillers / presque jamais de prince si méchant que son ministre … un prinec a des passions, le ministre les remue» (pour MO les deux pires citoyens qu'ait eu la France sont Richelieu et Louvois). Les flèches les plus vives ne touchent pas les princes mais les conseillers ou courtisans, (comme chez LB &25b) même s'il les distingue « les courtisans le séduisent par leurs louanges et lui le flatte plus dangereusement par ses conseils » les uns sont plus soumis, les autres plus manipulateurs : de même l'eunuque-ministre tend à susciter la fureur du prince-maître contre ses sujets pour augmenter son propre pouvoir ; c'est le paradoxe du ministre que d'être un homme au statut précaire (« qui peut être ne le sera plus demain ») et en même temps de devenir l'ennemi de tous., de lui-même et des autres. L'impuissance sexuelle de l'eunuque vient confirmer celle du ministre car tout le pouvoir émane du roi « ce vain fantôme d'une autorité qui ne se communique jamais tout entière » LP 96. Mo méprise les courtisans en général : Usbek réfléchit, avec l'ironie amère d'un noble de province, sur le « motif de ces libéralités immenses que les princes versent sur leurs courtisans », ces « individus avides et insatiables » LP 88. De même, le parlementaire s'en prendra à cette « foule de courtisans » qui abusent le roi, par leur flatterie, sur la vraie condition du peuple, alors que les Parlements tentent de lui représenter fidèlement (LP 140). Donc en prêtant à l'eunuque des qualité de courtisan, il veut assimiler le courtisan aux eunuques : ils semblent se confondre dans la lettre 21 : « vils instruments que je puis briser à ma fantaisie » ou « insectes que je trouve sous mes pieds », l'accumulation de négations restrictives montre que la vie des eunuques est soumise au bon vouloir du maître. Comme l'eunuque, le courtisan est un personnage dont la valeur relève uniquement de la fonction, de son rôle dans un milieu déterminé, hors duquel il n'a plus de raisons d'être. Même quand un Français parle à Usbek de son indignation face aux conditions du sérail, face à l'eunuque « misérable par sa fidélité même », on pense que le roi a confié l'éducation de son arrière petit- fils Louis XV à un vieux courtisan le duc de Villeroy et en fait une petite poupée à cette même époque. En réalité, pour être exact, la situation des courtisans rappelle celle des femmes au sérail, comme celle des eunuques rappelle celle des ministres. La distinction est présente LP 127 entre ministre et courtisans, même s'il emploie le terme de bassesse pour tous : « Un prince a des passions ; le ministre les remue… les courtisans le séduisent par leurs louanges », de même pour la description de leur jalousie réciproque LP 64 si l'on remplace femmes/ beauté/amour par courtisan/élégance/faveur, on doit entendre parler d'eux. Dans ce cas on divise plutôt par classes sociales. Un monde rampant et efféminé que Mo méprise. Les courtisans incarnent pour MO la déchéance de la noblesse française, c’est-à-dire qu'avec la monarchie absolue qui concentre tous les pouvoirs, la noblesse ne sert plus à rien si ce n'est à servir et flatter le roi. Ils sont soumis à un système de 23 faveurs et de disgrâces 9 et 64 (scepticisme ironique sur les grandeurs d'établissements), avec un rôle important de la fonction 21, et de la bassesse 64 et 127. Cette aliénation profonde n'est pas sans rappeler la castration, car on y perd les signes de sa spécificité : « je ne doute pas que les nobles ne retranchent de leurs quartiers un indigne degré de noblesse qui les déshonore et ne laissent la génération présente dans l'affreux néant où elle s'est mise » 146. - Un pouvoir ambivalent : C'est l'eunuque qui incarne le mieux l'absurdité du despotisme car c'est un « être séparé de lui-même » LP 9 (même si cela est décrit comme une « seconde naissance » 15), accablé de souffrances (« me désoler… la rage au coeur... un affreux désespoir … chargé d'ennuis et de chagrins » LP 9) qui ne vit que dans les images et non dans les choses LP 63 et il ne lui reste que le rapport au pouvoir. Son idéal est que règne partout le silence, dernier arrêt avant la mort (LP 64). Les rapports de domination entre les différents protagonistes, mais aussi les renversements hiérarchiques,sont présents dès la deuxième lettre : « Tu leur commandes, et leur obéis», écrit Usbek au premier eunuque noir, à propos des femmes du sérail; « tu les sers comme l’esclave de leurs esclaves. Mais, par un retour d’empire, tu commandes en maître comme moi-même, quand tu crains le relâchement des lois de la pudeur et de la modestie.» Tout se tient, et tous se tiennent, donc, comme s’ils étaient liés par une «chaîne secrète». Il utilise, grâce à son éducation, les faiblesses des autres pour compenser les siennes : il exploite les points faibles de chaque adversaire possible pour créer l'inimitié entre les sujets ou entre les sujets et le tyran.Mo décrit LP 64 la dialectique de la confidence et de la délation et la stratégie de la ruse qui sont engendrés par l'impuissance et serviront de base au despotisme. Il se trouve au centre d'un réseau dont les forces sont la faveur et la disgrâce. Mais les eunuques sont dotés d'un pouvoir relatif : ils sont donc à la fois maîtres et esclaves : « je crus te voir prendre une seconde naissance et sortir d'une servitude où tu devais toujours obéir pour entrer dans une servitude où tu devais commander » (LP 15). Leur nouveau pouvoir s'accompagne donc encore d'un « profond abaissement » (LP 2). De plus, ils subissent l'enfermement, autant que les femmes, en plus de leur mutilation sexuelle. Tout se passe comme si leur désir inassouvi se muait en désir de pouvoir, y voyant un moyen de reconquérir une certaine virilité : « je redeviens homme dans les occasions où je leur commande », « le plaisir de me faire obéir me donne une joie secrète » (LP 9). Tous esclaves du même maître, les eunuques et les femmes entrent en conflit et les relations entre eux ne sont ni univoques ni définitives, mais dépendent des positions relatives et des situations : « comme un flux et un reflux d'empire et de soumission » (LP 9). Ce mouvement révèle que leur situation est semblable, ils sont tous dépendants du maître et les renversements hiérarchiques qui s'opèrent entre eux ne font que renforcer l'autorité d'Usbek. Le sérail est le champ d'un rapport de forces variable, souple, qui introduit du jeu dans la servitude et crée du rythme au quotidien. Un jeu dont le seul le maître est l'arbitre. Chacun cherche à asservir l'autre comme chez Hegel : chacun est tour à tour maître ou esclave et peut donc se venger sur les autres de la tyrannie qu'on exerce sur lui donc chacun court à sa propre perte en entretenant le système de la peur. La règle d'or de la transmission du pouvoir dans un régime despotique est que même si il passe à ceux à qui on le confie, cette toute-puissance n'est que l'autre face d'une impuissance car le maître conserve le droit de reprendre le pouvoir. Le sérail est donc le lieu d'un échange improductif où chacun joue de son pouvoir pour contrer celui des autres. La femme est maîtresse de la monnaie d'échange (le plaisir sexuel) ce qui lui confère une situation de force dans le lit du maître, et l'eunuque est le perdant : « je fus la victime d'une négociation amoureuse » 9. C'est le droit de punir qui forme la substance du pouvoir et en droit tous les possèdent mais en réalité seul le tyran le détient. Jamais les procédés intimes de domination n'avaient fait l'objet d'une investigation littéraire et Mo déporte pour ce faire de la sphère politique vers la sphère privée pour mieux montrer la part d'adhésion personnelle à la servitude. La servitude ne peut fonctionner qu'en faisant jouer à son profit une jouissance de nature à procurer à ses victimes une « satisfaction indirecte » doublée d'une « joie secrète » LP 9. Ni homme ni femme il est à la fois maître et esclave : le sadisme inhérent à la position de maîtrise est la seule joie qui lui soit accessible puisque toute justification extérieure du pouvoir est écartée. Le grand eunuque est mis en valeur (destinataire de 3 lettres et auteur de 7) car il est à la fois outil de la servitude (« je me présente toujours à elles comme une barrière infranchissable ») et en même temps esclaves asservis « enfermé dans une affreuse prison, toujours environné des mêmes objets et dévoré des mêmes chagrins » LP 9. Ainsi la souffrance subie se renverse en souffrance infligée : on voit s'instaurer une machinerie de domination où les ressources de la psychologie démasquante développée par les eunuques se conjugue avec la technique du mouchardage récompensé. Il dispose de qualités comme la passivité et l'ambition à la fois car doté d'un pouvoir ambivalent qui joue sur les caresses et les coups « des séductions soutenues de mille menaces » LP9, ils doivent à la fois protéger et surveiller les femmes, ils servent le tyran et ses sujets. Cette 24 dialectique du pouvoir et du service est celle de de la puissance (de la fonction) et de l'impuissance (de la personne). Il n'existe que par sa fonction, qui elle-même n'existe que par le tyran. Le pouvoir est dialectisé et c'est ainsi que le pouvoir est démultiplié en une série de relais (vizir, ministres, conseillers, eunuques) comme dans la pyramide des tyranneaux de LB: « chacun joue de son pouvoir pour contrer celui ds autres » (Spector) ; car chacun peut disposer d'une part de pouvoir minime mais réelle, que les femmes exercent par leur beauté, « à qui rien ne résiste » (LP 38) et les eunuques sur les femmes « Tu leur commandes et leur obéis » (LP 2). Ainsi il reçoit « un pouvoir sans bornes sur tout le sérail » (LP 148). Mais à son tour il peut être soumis à une grande violence comme décrite dans la lettre d'U au premier eunuque blanc : « de vils instruments que je puis briser à ma fantaisie ». Cf def esclave Aristote comme moyen et non fin en soi. De même il peut retourner ce pouvoir du maître contre lui en jouant sur la jalousie et la division entre les épouses LP 96, où le premier eunuque se réjouit par avance des effets de l'introduction d'une nouvelle épouse dans le harem du frère d'Usbek, imaginant déjà « la douleur impérieuse des unes » et « l'affliction muette mais plus douloureuse des autres ». L'eunuque est soumis au maître qui l'a obligé de se séparer de soi-même « par des séductions soutenues de mille menaces » LP9, mais il l'est aussi des femmes qui l'accablent « d'ordres, de commandements, d'emplois, de caprices ». Selon Starobinski : « les eunuques sont les instruments de la tyrannie … hommes, mais ayant cessé d'être véritablement hommes, ils sont le renversement incarné. Ils sont le lieu pivotal du renversement ». Le grand eunuque et son disciple semblent réécrire Le Prince de Machiavel à l'usage du sérail en se demandant comment comment s'y prendre pour gouverner « l'art difficile de commander », les femmes, proposant certaines maximes : 64 « maximes d'un gouvernement inflexible … profiter de leurs faiblesses … de la pénétration … récompenser la moindre confidence » et 96 : « je me connais en femmes …. faire changer tout un sérail de face ». Il n'y a pas de solidarité avec les opprimés pour autant : « privé d'une partie de lui-même, l'eunuque aspire de toutes ses forces à gêner, retrancher, amputer » (Goldzink) donc il est animé d'un esprit de revanche et de ressentiment (LP 9 : « je ne l'ai jamais déshabillée, que je ne sois rentré chez moi la rage dans le coeur et un affreux désespoir dans l'âme »). Il se venge par la pénétration de la peur dans l'âme d'autrui. Double haine de la femme : que l'on ne peut qu'on ne peut posséder, mais aussi haine que les femmes lui portent : « Nous avons mis entre les femmes et nous la haine, et entre les femmes et les hommes l'amour » (LP 22). Ils se servent ainsi des liens de rivalité qui se créent entre les femmes « plus nous avons de femmes sous les yeux, moins elles nous donnent de l'embarras. Une plus grande nécessité de plaire, moins de facilité de s'unir, plus d'exemples de soumission, tout cela leur forme des chaînes » (LP 96) ; ainsi « elles font une partie » de leur ouvrage ; la lettre 3 de Zachi montre la rivalité qui règne dans le sérail. Leur situation est donc symptomatique de l'ambivalence de la soumission, qui est toujours compatible avec l'acceptation contrairement à la servitude: le pouvoir est un coup exercé, un coup subi ; il est un jour « comme dans un petit empire », un autre soumis au chantage d'une femme qui possède son secret « je perdis entièrement mon autorité sur elle » LP 9 ; ils utilisent un vocabulaire hyperbolique même entre eux : « je tombe sous tes regards » dit Jaron au 1er eunuque LP 22, « je me prosterne à tes pieds » LP 41, « j'embrasse tes pieds, sublime Seigneur, dans une humilité profonde » LP 43, Solim s'associant à Usbek au point de fusionner avec lui « Voici tes malheurs et les miens » LP 159 ; il répète les mots du maître : « je n'ai jamais dans la bouche que les mots de devoir, de vertu, de pudeur, de modestie ». Il retrouve une illusion de virilité car goûter a pouvoir lui est interdit.Si il succombe à la tentation il devient l'objet d'un chantage : « je me souviens qu'un jour où je mettais une femme dans le bain, je me sentis si transporté que je perdis entièrement la raison … la beauté que j'avais fait confidente de ma faiblesse me vendit bien cher son silence » LP 9. Il est donc doublement prisonnier : du néant dont il est fait et de la domination dont il est à la fois sujet et objet. Tous les hommes sont contaminés et ne cessent de reproduire le despotisme qu'ils subissent : les russes reproduisent celui du tsar sur leurs femmes, Usbek celui de son pays sur son sérail, les eunuques celui de Usbek sur les femmes. Ils sont les seuls à exprimer une soumission aussi grande et leurs révoltes si il y en a sont toutes intérieures. Il n'est donc jamais certain du pouvoir acquis car dépendant des plaintes d'une favorite : « je fus victime d'une négociation amoureuse ». Ils se vengent de leur frustration sur les femmes : « je les désespère, en leur parlant sans cesse de la faiblesse de leur sexe ». Double du maître et insecte en même temps. Ils sont toujours en porte à faux, pris dans une injonction contradictoire qui consiste à garantir la soumission de femmes et les servir en esclaves ; et ils doivent composer un rôle pour ne pas laisser paraître leurs sentiments. - Un effet de miroir avec le maître : Le plus grand des eunuques est d'ailleurs peut-être Usbek lui-même du fait de sa frustration (le voyage correspondant à une castration métaphorique, le rendant esclave de sa propre 25 condition de maître) et de sa jalousie (qui lui permet de se retrouver 27, alors que son absence le sépare de lui-même) : « je me trouve à cet égard dans une insensibilité qui ne me laisse point de désirs … j'ai prévenu l'amour et l'ai détruit par lui-même » LP 6, la lettre 9 du premier eunuque lui faisant écho « las de servir dans les emplois les plus pénibles, je comptais sacrifier mes passions à mon repos ». Les eunuques et U se reflètent donc. Il y a une assimilation progressive entre Usbek et son premier eunuque comme entre un roi et son premier ministre. Il insiste LP 2 sur le rôle plénipotentiaire du premier eunuque noir : « Tu commandes en maître comme moi-même » ; même si il reconnaît sa simple fonction d'intermédiaire : « c'est lui qui vous châtie » LP 64 ; c'est à la fin, dans une série de 3 lettres écrites à la même date que l'assimilation est plus sensible : Roxane évoque la répression de Solim, nouveau chef des eunuques et délégué de la vengeance d'Usbek : « l'horreur, la nuit et l'épouvante … un tigre y exerce toute sa rage ». L'image du tigre est reprise ensuite par Zachi LP 157 qui établit le lien avec Usbek : « le tigre ose me dire que tu es l'auteur de toutes ces barbaries » ; Zélis complète en affirmant la responsabilité de U : « un eunuque barbare, ...il agit par votre ordre » LP 158. L'assimilation est totale à la fin où Solim révèle la perfidie de Roxane LP 159 : « voici tes malheurs et les miens », et annonce sa décision de passer au châtiment LP 160 : la fusion est complète le je se confond avec le nous : « tous vos malheurs vont disparaître, je vais punir, mon âme et la tienne vont s'apaiser, nous allons exterminer le crime ». On pourrait donc penser aussi à une analogie de l'eunuque avec le maître donc du ministre avec le roi qui tente de se donner une forme de virilité à travers le pouvoir absolu. D'ailleurs Usbek lui-même reste abstinent durant 8 années (« j'ai prévenu l'amour » U LP 6 / « je regarde les femmes avec indifférence » Eun LP 9). Il y a une impuissance et une stérilité de U lui-même : comme le regard du castrat sur les femmes, le regard de U sur la réalité est comme nul. Cf on peut s'approcher du tyran sans voir le danger comme le montrait la fable du renard et du lion, le satyre et la flamme, le papillon et la flamme chez LB. Les eunuques sont asservis à la « gloire » et à la « sûreté » de leur maître, dont ils partagent les joies et les malheurs (LP 64). « Mon âme et la tienne vont s'apaiser » déclare Solim à Usbek, à la veille de leur vengeance (LP 160). CL = On retrouve donc dans cette figure orientale de l'eunuque une typologie des degrés du despotisme dans sa grandeur, où le vrai maître est le premier eunuque qui gouverne « avec un empire absolu » LP 64 et sa corruption intrinsèque jusqu’au chaos final. Cela révèle les lois qui causent la grandeur ou la décadence de l'état despotique. C'est parce que l'eunuque-fonctionnaire ne peut ni posséder ni gouverner totalement qu'il devient un rouage essentiel : c'est un corps gouvernemental anonyme que fait fonctionner une classe d'aliénés. L'histoire du sérail montre aussi que la corruption d'un régime vient non pas seulement des sujets ou des fonctionnaires eux-mêmes mais de la dérive des institutions vers un arbitraire où ce ne sont plus les hommes mais les fonctions qui gouvernent. *4 le despotisme domestique (la soumission des femmes) ou Le despotisme au sérail, métaphore du despotisme dans la sphère privée ; le sérail est un lieu ambivalent, à la fois d'enfermement et de plaisir, enfermement du plaisir des femmes et plaisir de l'enfermement chez les hommes. Le roman du sérail est un roman dans le roman, comme le sérail est un petit état despotique dans l'état despotique. Le sérail est en effet constitué par une circonférence matérielle — les murs d’un palais — et les trois catégories d’êtres qu’ils renferment : le maître, ses femmes, les eunuques, qu’ils gardent le palais (les eunuques blancs) ou qu’ils surveillent les femmes (les eunuques noirs). Le maître est libre, et les eunuques blancs communiquent avec le monde extérieur ; pour les autres, comme le disait Jean Chardin (1711), le sérail est « une prison perpétuelle, dont l’on ne sort que par un coup de hasard » (t. VI, p. 227). Mais alors que le lieu se définit par la contrainte exercé par (ou au nom de) un seul, on lui prête une idéalité fantaisiste qui est celle du plaisir qu’inspire la passion : « ces lieux » dit Zachi, l’une des femmes d’Usbek, « qui, me rappelant sans cesse mes plaisirs passés, irritaient tous les jours mes désirs avec une nouvelle violence » (LP, 3 ; OC, t. I). Amour et volupté, la quintessence même d’une certaine image de l’Orient, voilà la face officielle du sérail. La douceur apparente de la vie au harem masque en réalité une contrainte qui, si elle n'est pas toujours explicitement violente, peut le devenir à tout moment, car elle ne repose que sur l'obéissance absolue des femmes, il s'agit donc d'une violence latente : « j'écris à mes femmes de t'obéir aveuglément » 153. Même si il n'y a pas d'usage permanent et systématique de la force, il s'agit d'une menace qui pèse tout le temps sur elles. CF Fiche sur l'histoire du sérail. - Un espace pétrifié = l'espace du sérail est traversé par des forces de pétrification : il y règne un silence de mort, que le chef des eunuques noirs engage U à restaurer à la LP 64. C'est un monde où rien ne bouge. 26 Divisé en deux lieux, l'un public (non évoqué ici) l'autre privé qui fonctionne comme une cité interdite. Ce qui caractérise le sérail vaut pour tout pouvoir despotique : les princes ne seront contents que quand ils les auront « toujours vus sur leur passage immobiles comme des bornes » (LP 124), comparaison reprise à propos de Louis XIV : « Il y a plus de statues dans les jardins de son palais que de citoyens dans les grands villes » (LP 27). Les femmes mêmes quand elles voyagent sont enfermées dans des boîtes pour ne pas être vues : « Que les voyages sont embarrassants pour les femmes ! » (LP 47). C'est un espace très hiérarchisé (premiers eunuques, eunuques blancs, noirs) ce qui confirme que les moyens de la tyrannie sont des moyens humains où le tyran délègue et démultiplie ainsi ses pouvoirs comme chez LB. Le chef des eunuques ne prend aucune initiative et attend les ordres de son maître, il demande à U de lui « laisser les mains libres » et « permets que je me fasse obéir » (LP 64). Il est vrai que dans cette société fermée les femmes sont protégées du monde extérieur (« inaccessible aux attentats de tous les humains » LP 26). Elles devraient l'en remercier : « vous devez me rendre grâce de la gêne où je vous fais vivre » LP 20, « vous vous trouvez avec joie dans une heureuse impuissance à faillir » (LP 26). Il semble donc que, par habitude, chaque personne ait plus ou moins consenti à sa soumission, telle Fatmé LP 7 « esclave par la violence de son amour ». Les asservis volontaires sont conscients de leur soumission et y trouvent un avantage ; les femmes d'U pensent que lui plaire est un moyen sûr d'atteindre le bonheur et de le conquérir. Depuis le départ d'Usbek, elles font état d'une passion sans limite et d'une servitude volontaire : « Continue cher Usbek : fais veiller sur moi nuit et jour » dit Zélis qui se réjouit d'être esclave (LP 62). L'enjeu de la soumission est donc que le sujet se voie tel qu'on le voit, qu'il soit convaincu de sa propre infériorité. C'est alors seulement que les esclaves pourront désirer leur propre esclavage. Fatmé choisirait de rester avec U (LP 7), Astarté refuse de suivre son frère, et les femmes « travaillent à se rendre plus dépendantes » (LP 96). Elles seront pourtant violemment punies comme l'évoque Zachi LP 158 (« ce châtiment qui met dans l'humiliation extrême) ou Roxane LP 165. La lettre 38 pose la question de la naturalité de leur servitude des femmes et compare les deux points de vue oriental (« l'empire que la nature leur a donné sur les femmes ») et occidental (« l'empire que nous avons sur elles est une véritable tyrannie »). U justifie en effet la « dure prison » qui leur imposée en le présentant le sérail comme un « asile favorable » ou « une douce retraite où vous trouverez l'innocence » 26 qui les protège contre « les atteinte du vice » dangereuses pour le sexe faible. Il range l'idée d'égalité parmi les « opinions extraordinaires » car les hommes selon Mahomet « ont l'avantage d'un degré sur elles ». Solim se plaignait à U du relâchement dans le sérail et de ne plus trouver « sur le visage de ses femmes cette vertu mâle et sévère qui y régnait autrefois » (LP 151) donc pour avoir une qualité la femme doit l'emprunter aux hommes, elle est renvoyée à son statut d'esclave qu'elle assumait avec fierté (LP 53). - Un temps figé = Il n'y a pas de place pour l'événement ou la révolution puisque le temps comme le réel doit rester inchangé, tant et si bien qu'on ne saurait dater l'époque, figée dans un ordre immuable : « chez nous les caractères sont tous uniformes » (LP 63). D'ailleurs les prénoms des femmes n'apparaissent que comme une variation sur un même thème : « Zachi, Zéphis, Zélis, Zélide » comme une litanie qui les rassemble dans une servitude commune, sans identité vraiment personnelle.Le moindre événement prend d'ailleurs une importance démesurée : si le temps se couvre, on pense au déluge : « nos matelots commencèrent à désespérer » (LP 47). Les femmes sont esclaves et de leurs maris, et de leurs esclaves. Cette « dure prison » (LP 20) passe par le contrôle de leur sexualité puisque le sultan jouit de la possession illimitée de toutes ses femmes. Au départ Usbek refuse la violence conjugale et préfère être un mari aimé qu'un mari craint (LP 65). Mais après l'intrusion d'un jeune homme au sérail ayant séduit Roxane (cf LP 151) il devient sans pitié : « que la crainte et le terreur marchent avec vous », « que tout vive dans la consternation », « que tout fonde en larmes devant vous », « purifiez ce lieu infâme » (LP 148). Il suffit de s'approcher des femmes d'Usbek pour être soumis à la peine capitale et les passants semblent tomber sur leur passage : « Un curieux qui s'approcha de trop près ...un autre qu'on trouva se baignant nu ... » (LP 47). Pour que l'ordre règne selon Valéry « le Temps lui-même s'orne : les sacrifices, les audiences, les spectacle fixent des heures et des dates collectives. Les rites, les formes, les coutumes accomplissent le dressage des animaux humains, répriment ou mesurent leurs mouvements immédiats ». Même le divertissement, qui pourrait rompre la monotonie, est au service du despotisme : la technique de la propagande approche celle du lavage de cerveau : des sujets qui ont des plaisirs à disposition ne songent pas à mal agir et même ne pensant pas du tout. MO révèle l'importance des parures, de la beauté, de la mode pour faire oublier aux femmes leur enfermement et leur infériorité, pour faire illusion. Les distractions tentent de tempérer la violence des lois qui règnent sans le sérail ; « Procure leur tous les plaisirs qui peuvent être innocents : trompe leurs 27 inquiétudes . Amuse les par la musique, les danses, les boissons délicieuses » LP 2. finira dans un bain de sang : « que ne puis je vous faire entrer à grands flots dans ce sérail malheureux pour vous voir étonnées de tout le sang que je vais y répandre » LP 160 : le contraste est d'autant plus saisissant. NB = Il y a néanmoins un décrochage chronologique des 14 dernières lettres car elles sont toutes regroupées à la fin du roman sans respecter la chronologie, mais en suivant la logique de l'écriture (des envois parallèles ayant eu lieu le même jour sur les mêmes événements 101-102), cela provoque un effet de dramatisation puisque l'action s'enchaîne de façon inéluctable, d'autant qu'elle a déjà eu lieu des mois auparavant. Les aléas du courrier (lettres perdues ou interceptées 151, 107) entravent l'efficacité des réponses et donc la réalisation du châtiment. Depuis le geste inaugural, il y a eu une faille que plus rien ne peut combler. CF De même le Prince au niveau politique ne veut rien changer (103) : il n'y a qu'une ressource, le renverser et le remplacer pour ensuite gouverner comme lui donc rien ne change jamais vraiment (cf LB 18f : « chasser le tyran tout en retenant la tyrannie »). Le gouvernement politique ne peut pas changer car il pousse la violence politique à son maximum (80, 103). Espace et temps sont donc clos sur eux-même pour empêcher toute velléité de liberté, pou que rien d'autre ne soit possible que la réalisation de la volonté du maître. - Une liberté inexistante = La liberté féminine dans les LP est liée au statut social car paradoxalement plus on occupe une place élevée, moins on est libre : les femmes du peuple peuvent se rendre seules au marché ou au hammam, les bourgeoises sont accompagnées de domestiques, et les dames de la haute société se déplacent toujours avec leurs esclaves ou leurs eunuques, enfin les favorites ne sortent que rarement, et encore avec l'aval du mari. La tradition veut alors que les femmes soient totalement couvertes de quatre voiles (un seul voile à Livourne précise MO p. 81 mais elles peuvent voir les hommes seulement à travers des « jalousies » et ne peuvent sortir seules, les femmes persanes étant plus gardées que les turques p. 49 c'est donc un intermédiaire entre l'orient et l'occident) donc aucun mari ne saurait reconnaître sa femme dans la rue…De prime abord, il semblerait que tout le roman de Montesquieu puisse se lire comme le renversement d’une très ancienne topique, celle de la prison d’amour. Remontant à Ovide, cette métaphore génère toute une tradition, exaltée surtout par les Provençaux, qui font de l’amant un être soumis, se plaignant de la violence d’un désir toujours insatisfait tout en recherchant paradoxalement la souffrance qu’impose l’amour distant. Or, c’est exactement la relation inverse qui semble prédominer dans les Lettres persanes, puisque chacune des épouses, enfermée dans le harem, ne cesse de supplier le mari absent de revenir à Ispahan. Emprisonnées physiquement et moralement, Fatmé, Roxane, Zachi, Zélis et Zéphis disent tout à la fois (du moins le croit-on au début) le désir et l’obéissance, la passion et son contrôle. Elles sont dans une totale dépendance à son égard. Ainsi Zachi, écrivant à Usbek, lui raconte-t-elle une excursion à la campagne sur un mode faussement humoristique, qui permet de dénoncer son statut de prisonnière réelle (« nous espérions être plus libres », confie-t-elle) : « Chacune de nous se mit, selon la coutume, dans une boîte et se fit porter dans le bateau » ; lorsqu’un orage éclata, une partie des eunuques voulut tirer les femmes de leur « prison», mais leur chef s’y opposa ; l’intervention d’une esclave pour sauver sa maîtresse fut de même brutalement stoppée ; enfin, Zachi s’évanouit, comme si l’on atteignait un point limite du supportable et du dicible, la terreur du péril extérieur étant redoublée par la situation d’enfermement. L’épouse n’a finalement pas plus de liberté que sa propre esclave, dont elle partage le sort, y compris à l’extérieur du harem. Le texte est saturé de références à l'enfermement réel ou symbolique : aux verrous, aux portes LP 20, « porte du terrible lieu » 21, aux barrières qui sont autant de frontières ; le premier eunuque se présente comme une « barrière inébranlable » qui empêche les femmes de faire des « projets et je les arrête soudain » LP 9 , « lieu sacré qui est pour vous une dure prison » LP 20, « appartements secrets » où est conduite l'esclave Circassienne LP 89. Bref, le sérail est un « couvent érotique » (Goldzink) où la règle cruelle sert au plaisir d'un seul. Les femmes forment ici un ensemble de prisonnières : elles sont la propriété d'un seul homme et de sa libido dominandi qui se démultiplie dans l'omniprésence d'un corps d'espions (« et parce qu'il s'ennuie derrière la porte » dit Zéphis d'un eunuque noir, LP 4). Chaque femme est maintenue dans la dépendance et dans une soif entretenue, qui culmine dans le mariage entre l'esclave de Zélis, Zélide, et l'eunuque Cosrou LP 53. Les plaintes formulées par Zélis renvoient en fait à sa propre situation : « Etre toujours dans les images ou les fantômes ? Ne vivre que pour imaginer ? ». Elles sont privées du prolongement naturel du sérail (le plaisir) alors qu'elles n'existent que pour lui, pour le faire exister : « Il y a bien une contradiction entre la passion des maîtres du sérail (la jalousie maquillée en honneur) et la passion féminine émanée des corps frustrés » (Goldzink). De même que les sujets du sultan ne peuvent être francs 28 (LP 8 et 80, double sens), les femmes du sérail doivent se plier à un langage simulé qui correspond aux attentes d'Usbek (LP 3, 4, 63, 64, 161). En fait le langage passionné est une arme dont dispose la femme qui manœuvre pour se tailler ou garder une place de favorite : langage contraint et quasi obligatoire, qui ne révèle donc rien de certain quant au fond de son cœur. Il y a donc partout un jeu de rôles qui vise à dominer autrui. Celui qui domine est celui qui peut percer l'autre à jour et la servitude est la condition de l'être transparent. C'est pourquoi U demande à Nessir que ses femmes ignorent son abattement (27). C'est une certaine forme de soumission qui conditionne l'existence sociale. Pour autant, la révélation des fauxsemblants ne doit pas conduite à fuir toute sociabilité car MO condamne l'absence « le peu de commerce » qu'il y a entre les Asiatiques et fait l'éloge de l'amitié. - Des femmes gardées = Le thème de la claustration, s'il est peu présent chez LB (sauf à propos de Scylla : « en sa présence ou par son consentement on emprisonnait les uns, on condamnait les autres » p. 128, ou des oiseaux qui « dans la cage se plaignent »p. 121, on tue plus qu'on enferme) est récurrent dans les LP : la claustration des femmes s'oppose à la mobilité des voyageurs. Sorte de boîte à fantasmes, décrit de manière utopique par Usbek (26), le sérail n'enferme pas seulement les femmes derrière des murs, mais aussi derrière des voiles qui sont comme des sérails portatifs, des boîtes où on les transporte quand elles sortent 48 : « il nous tient enfermées chacune dans notre appartement et quoique nous soyons seule il nous y fait vivre sous le voile » 156 (ce qui pose le problème de savoir si le voile est une marque de soumission à Dieu ou aux hommes : si c'est à Dieu alors il faudrait le porter tout le temps, si c'est aux hommes alors il s'agit d'une règle arbitraire). Ainsi la claustration se démultiplie à l'infini. C'est pourquoi, si voiler est un geste despotique, les dévoiler est un geste libérateur avec le faux Ibrahim à la fin (141). La justification de l'enfermement est contradictoire car les femmes sont considérées comme naturellement vertueuses et pures en soi et il s 'agit de les conserver enfermées pour éviter qu'elles se pervertissent : si la nature les porte à être vertueuses, elles ne devraient pas avoir besoin d 'être enfermées ; en fait, ce n'est pas pour conserver leur pureté mais pour la conserver intacte pour leur époux, cela découle donc d'une volonté arbitraire de l'homme et s'oppose à la nature. De plus, cet enfermement ne les protège pas vraiment du vice mais l'engendre plutôt dans la mesure où il encourage la dissimulation des sentiments. L'humiliation de la fille de Soliman par Sophis relatée par Zélis LP 70 constitue un épisode plus parlant de la soumission intériorisée et de la volonté de tourner en dérision les lois de l'honneur féminin, la sophistique de l'honneur dissimulant mal les intérêts de chacun. La jeune femme fait l'objet d'une transaction commerciale (« il jura qu'il ne la recevrait jamais si l'on n'augmentait la dot » puis il « lui coupa le visage en plusieurs endroits, soutenant qu'elle n'était pas vierge, et la renvoya à son père ». Zélis s'identifie pourtant au père humilié tout comme le fera Usbek (« je plains Soliman ») : « on ne peut être plus frappé qu'il l'est pas cette injure » et « il y a des personnes qui soutiennent que cette fille est innocente » donc la souffrance de la jeune fille est occultée au profit de l'intérêt du père : « les pères sont bien malheureux d'être exposés à de tels affronts ! ». La conclusion est ambiguë : « si ma fille recevait pareil traitement je crois que j'en mourrais de douleur . Mais quand elle sera elle-même victime d'injustice elle sera déçue (LP 158) car assimilée aux femmes infidèles elle fera 'amère expérience que sa soumission ne l'a pas élevée au-dessus des autres. Ce qu'elle croyait un ordre juste est un désordre chaotique et violent. Finalement « Les femmes subissent en définitive toutes les pathologies associées à l'absence du bien qu'elles désirent » (Spector). La nostalgie pour Zachi par exemple qui se réfugie dans un passé révolu : « c'est un malheur de n'être point aimée ; mais c'est un affront de ne l'être plus » LP 3. La thématique du regard est particulièrement marquée car elle témoigne d'une machine oppressive : le regard du tyran dont on subit l'effet où dont on cherche à se dérober. Les femmes « voient « peu : peu d'autres hommes que Usbek (Fatmé 7) ; de son côté lui se soustrait à la vue du roi persan et de ses ennemis mais dans le même temps il perd la vue et donc le pouvoir sur son sérail : « j'ai senti une douleur secrète quand j'ai perdu la Perse de vue » LP 5. Ce regard est désormais délégué à d'autres et a donc perdu sa capacité de fascination, il ne peut que contempler le spectacle de son impuissance : « je vois [j'imagine] une troupe de femmes laissées à elles-mêmes » LP 5. Mais voir le régime despotique en lui-même est impossible car il se cache dans des regards et des faux-semblants. Il faudra donc briser le cercle des apparences soit en agissant dans l'ombre, soit en dénonçant le scandale du despotisme. - Les femmes esclaves au sens propre, celles qui servent les épouses d’Usbek, dans leur «sérail» d’Ispahan, apparaissent tout au long du roman, mais elles n’ont jamais la parole : ce sont les grandes muettes, c’est-àdire, d’une certaine façon, le degré zéro de l’esclavage. Pour autant, elles ne sont pas absentes des Lettres persanes , et leur condition est évaluée de manière variable, selon qui en parle. Zéphis, l’une des épouses 29 d’Usbek, se plaint auprès de lui qu’on lui ait arraché son esclave Zélide, qui la « sert avec tant d’affection, et dont les adroites mains portent partout les ornements et les grâces », écrit-elle 4. Zélide est à la fois le prototype de la « bonne négresse », totalement dévouée à sa maîtresse, et beaucoup plus que cela. « J’ai trouvé Zachi couchée avec une de ses esclaves », dira crûment le grand eunuque à Usbek, lorsque celui-ci aura totalement perdu le contrôle de son harem. Le regard que U porte sur ses femmes est un regard qui réifie et qui détruit pour mieux dominer : « tu détruisis tout notre ouvrage : il fallut nous dépouille de ces ornements » LP 3. Si la liberté est naturelle et que la servitude est une dénaturation, elle consiste à réduire l'autre aux différents degrés de négation du sujet libre : l'enfant sans autonomie ni discernement, l'animal dépourvu de conscience de soi, la chose sans vie. C'est ainsi que Usbek s'adresse à Nassir son esclave en le traitant de « rebut indigne de la nature humaine » 155 ou comparés à des insectes ; que les femmes deviennent des objets de plaisir pour séduire le despote « je cherche à m'entretenir dans l'habitude de plaire » dit Fatmé 7. - La chosification / réification des femmes : L'époux, jugé supérieur, se rend donc maître d'un « trésor » (d'où la réification des femmes), cette « virginité mourante [défendue ] jusqu'à la dernière extrémité », ces « larmes impuissantes » 26. La femme n'est qu'un ornement dans les ornements du sérail, se confondant avec le décor : qu'elle n'ait sur sa tête que des lambris dorés et ne marche que sur des tapis superbes » 71. La servitude la plus lisible est celle exercée par les eunuques, Zéphis évoquant « le monstre noir » qui la prive de son esclave Zélide, torture d'ordre psychologique (LP 4 or à propos de la torture MO dit : « j'entends la voix de la nature qui crie contre moi » VI, 17). Les femmes sont ravalées au rang de bêtes avec « troupe de femmes » LP 6. Les eunuques sont « l'instrument » de la vengeance et de la punition (« je te mets le fer à la main LP 153), et le grand eunuque est comme le double d'U, investi d'un pouvoir de surveillance sans bornes (« œil de lynx »LP 154). En plus de subir le poids du voile et du bandeau (« votr beau père n'a jamais vu votre belle bouche » LP 26), de la vente comme un bien tribal, l'humiliation peut aller jusqu'à la violence physique : infantilisation (« ce châtiment qui ramène pour ainsi dire à l'enfance » Zachi), viol de Roxane (LP 26), la cruauté se mêlant au plaisir sadique (« le tigre ose me dire » LP 157 comme chez LB « le visage riant et le coeur transi » p. 170). Zachi et Zélis dénoncent les pires traitements aux lettres 157-158 : « barbaries », « cruautés », qui sont les effets d'une justice expéditive lointaine « A mille lieux de moi vous me jugez coupable : A mille lieux de moi vous me punissez »). Le sérail n'est donc pas qu'un univers physique mais un espace moral de l'enchaînement aux passions, favorisées par le huis-clos. D'un côté Zachi évoque la supériorité des femmes sur les eunuques : « nous avons ordonné au chef des eunuques de nous mener à la campagne » LP 3, mais aussi après elle se plaint des soupçons et des brimades de ce « monstre noir », ce « vil esclave » qui exerce son pouvoir sur elle. Même si elles ont la parole à travers les lettres puisque chacune en écrit au moins trois, et qu'elles occupent des places stratégiques en début et en fin d'ouvrage, c'est uniquement dans le cadre du mariage et seules Zachi, Zélis et Roxane reçoivent personnellement une réponse, Zéphis et Fatmé ne reçoivent que les lettres destinées à l'ensemble des femmes, ce qui est une preuve de mépris, comme si elles ne disposaient pas du discernement nécessaire. Les femmes sont réifiés car comparées à des instruments (« que nous fussions des instruments animés de leur félicité »). Leur existence n'est connue que de manière pointilliste et déceptive. De même chez les Guèbres un mariage consanguin est la condition du bonheur et l'amour pousse Aphéridon à vendre sa propre fille pour satisfaire sa passion, dans le conte d'Aphéridon et Astarté (mariée de force à un eunuque, retrouvée puis reperdue car enlevée par les Tartares, rachetée par Aphéridon au prix de sa propre fille). Le conte célèbre l'union finale et les retrouvailles entre frère et sœur présentées sous les traits utopiques d'un monde idéal restauré, une libération après la chosification. En résumé, les femmes sont infantilisées car ce sont des êtres mineurs, sans droits, considérées comme devant être surveillées et éduquées parfois avec violence. - La « nature » de la polygamie se fonde sur la nature physique des choses : vieillissement précoce des femmes, surnombre par rapport aux hommes etc. Pour U la différence hommes / femmes est naturelle alors que Mo (Auteur d'une « histoire de la jalousie » perdue) considère que la différence des sexes est constituée historiquement, donc arbitraire. C'est ce qui frappe en premier en allant à Livourne. Les individus asservis doivent faire régulièrement l'expérience de leur servitude pour finir par croire qu'elle est dans la nature des choses, on doit leur rappeler sans cesse : « C'est en vain que l'on nous parle de la subordination où la nature nous a mises. Ce n'est pas assez de nous la faire sentir : il faut nous la faire pratiquer » 62.Cet aspect normatif de la nature est cependant trouble car non seulement la sexualité n'a rien de naturel car elle exprime des désirs culturels, des fantasmes construits, acquis, à distinguer des besoins vitaux de l'espèce comme la 30 reproduction, et de plus « la nature se dédommage de ses pertes » en donnant de l'imaginaire érotique aux eunuques (cf LP 9 et 20). Donc la nature n'explique pas tout et la nature dont il parle n'est pas la nature absolue mais plutôt la nature humaine. La preuve ne est que la nature physique ou animale donne peu d'exemples de liberté ; la terre est soumise « aux lois du mouvement » et au conflit entre mer et continent. De même les orientaux affirment que la nature a soumis la femme à l'homme (LP 22 et 38) et le coran aurait permis aux hommes de se libérer de leur « empire naturel » par leur beauté. Mais la nature ne sert ici qu'à justifier ce qui n'est qu'une institution arbitraire. Elle trouve aussi un fondement politique dans son lien avec le despotisme : ici servitude politique et domestique sont étroitement reliées : « le despotisme du prince s'unit naturellement avec la servitude des femmes » (EL, XIX, 15). Ces traits brutaux et carcéraux n’en seraient pas moins des conséquences directes du climat asiatique, car d’entrée de jeu la « délicatesse d’organes » dans les pays chauds fait que « l’âme est souverainement émue par tout ce qui a du rapport à l’union des deux sexes », facteur qui s’ajoute au fait qu’« il y a dans les deux sexes une inégalité naturelle » (EL, XVI, 2, titre du chapitre). Dès que la polygamie répond comme nécessairement à ces circonstances naturelles, la contrainte sous forme d’enfermement des femmes en est aussi un résultat quasi naturel (EL, XVI, 8) : comme le dit Usbek à Zachi, le sérail est pour elle « un asile favorable contre les atteintes du vice, un temple sacré où [son] sexe perd sa faiblesse, et se trouve invincible, malgré tous les désavantages de la nature » (LP, 20 [21]). L’institution du sérail est liée à la paresse induite par la chaleur, qui « rend les sérails d’orient des lieux de délices pour ceux mêmes contre qui ils sont faits. » (EL, XIV, 12). L’une de ses fonctions serait d’apaiser continuellement un appétit sexuel démesuré (LP, 6 et 56 [58]). On a pu voir dans cette tentative d’explication une forte tendance chez Montesquieu à justifier la polygamie et la séquestration qui s’ensuit (Jeannette Geffriaud Rosso), thèse réfutée par Hoffman (p. 139) qui y voit les conséquences nécessaires d’une tension systématique entre les besoins du politique (l’ordre) et la liberté individuelle. Mais pour Mon expliquer n'est pas justifier : la polygamie est contraire aux lois sacrées et à l'institution chrétienne du mariage : « elle n'est point utile au genre humain » (EL XVI, 6), ce qui est incarné par le couple traditionnel que Roxane aurait aimé former avec le jeune homme. La lettre 38 pose des questions morales sur la condition des femmes : « est-il plus avantageux d'ôter aux femmes la liberté que de leur laisser ? ». Suite au dialogue entre les deux mondes, la réponse est sans appel : « La Nature n'a jamais dicté une telle loi ». La polygamie est ensuite critiquée comme cause de la baisse démographique : « la nature veut de la tempérance » or la polygamie épuise sexuellement le maître du harem qui n'est plus aussi fertile et « il est donc très ordinaire de voir un homme dans un sérail prodigieux avec un très petit nombre d'enfants » (LP 114). Il y a là un naturalisme dans ce fantasme de la dépopulation LP 112-113 : la réflexion sur la démographie est une preuve d'échec ou de réussite de la société car c'est la finalité naturelle de toute espèce vivante (depuis la Genèse : « Croissez et multipliez ») ; par exemple le sérail empêche la multiplication des enfants en épuisant les ressources du maître, alors que dans le conte de Zuléma le faux Ibrahim laisse de nombreux enfants derrière lui donc un système libéral est plus favorable au genre humain. Donc en empêchent le développement de l'homme on le dénature : « le revers de l'anarchisme égoïste c'est l'anéantissement collectif » (Starobinski). C'est en hommes que s'évalue le prix à payer (même si cela sera compensé par les progrès des sciences et des arts qui eux garantissent la prospérité économique). Ces impressions sont confirmées par l’analyse de la polygamie orientale dans L’Esprit des lois, où le sérail est caractérisé par la tension intérieure et la dispute (EL, V, 14). En résumé = Il y a une dérive tyrannique du gouvernement du sérail par Usbek comme en témoigne le ton des lettres 148, 150 et 153, avec beaucoup d'injonctions et d'ordres : « Que la crainte et la terreur marchent avec vous » 148, d'impératifs « Commandez avec autant d'autorité que moi-même » 148, « Lisez donc ces ordres et vous périrez si vous ne les exécutez » 150 et des formules performatives « je te mets le fer à la main » 153. Il faut transformer les paroles en actes. Le sérail est donc bien le laboratoire où l'on peut voir la naissance d'un pouvoir tyrannique à partir d'un système déjà violent. On pourrait voir dans la condition des femmes au sérail un symbole du peuple opprimé par le despote, ou une évocation des courtisans à Versailles, qui sont obligés de flatter pour survivre, mais de manière plus subtile c'est le problème de la fidélité et de la confiance en l'autre / du contrôle sur l'autre qui est le souci principal de Usbek. LP 6 : « je ne peux penser à elles que je ne sois dévoré de chagrins » ; au moment de la crise du sérail l'accent est mis sur ce problème de la fidélité, qui est une question de principes : « une colère vengeresse contre tant de perfidies … si tes femmes n'étaient pas vertueuses, au moins elles seraient 31 fidèles » / heureux Usbek ! Tu as des femmes fidèles et des esclaves vigilants ». Son inquiétude ira croissante tout au long de son séjour à Paris jusqu'à la grande crise finale, provoquée par les indices d'infidélité : « une tristesse sombre me saisit » LP 155. Pire que l'incertitude et l'inquiétude, il est angoissé à l'idée d'être confronté à cette vérité : « je crains d'en sortir par un coup plus cruel pour moi que 1000 morts ». La dernière suite de lettres reliées par une même date (156-158, 159-161) finissent de lui ouvrir les yeux. L'infidélité des femmes n'est que le reflet de sa propre infidélité à ses principes : humanité, justice, liberté qu'il est censé avoir épousés en Occident. La lettre 159 de Solim sur Roxane pourrait évoquer Usbek lui-même : « sa vertu farouche [la foi philosophique] était une cruelle imposture : c'était le voile de sa perfidie ». LP 159 C'est sa mauvaise foi philosophique qu'il constate à travers la culpabilité de Roxane. Donc la révolte de Roxane ne serait que l'image de la conscience révoltée de Usbek devant sa propre cruauté. Ainsi, la « vertu » ou la fidélité du sujet est bien différente de l'amour conjugal : elle n'est pas libre car U éprouve un amour possessif qui emprisonne l'autre comme un objet, il n'a pas le choix ni d'autre alternative possible : « tu es le seul homme dont la vue m'ait été permise » 3 / « vous m'avez toujours été fidèle. Et pouviez-vous ne l'être pas ? » 20. C'est plus une fidélité à l'idée qu'il se fait de l'amour que de l'amour et cela n'est vertueux que parce que c'est ordonné par le tyran, ce qui transforme l'amour des femmes en crainte, lequel est le seul et vrai principe du despotisme. Et le bonheur des sujets n'est que la disponibilité aux désirs du tyran. La servitude réduit tout risque de céder au vice, mais c'est parce qu'elle interdit la tentation de la liberté. Ainsi, les femmes apparaissent comme la limite où se manifeste le mieux l'ambiguïté et l'instabilité du monde social, elles sont le meilleur témoignage du règne de l'illusion et du mensonge car elles font vaciller le monde des valeurs surtout LP 56 qui fait coïncider les deux motifs du jeu et des femmes, ce qui perturbe l'ordre des conditions, même si le jeu n'est au départ qu'une activité de substitution où l'on mime le pouvoir, il représente le monde de la dépense gratuite qui leur permet de « ruiner leur mari » donc de renverser la hiérarchie : « Tu aurais été en doute si ceux qu'elles payaient étaient leurs créanciers [à qui on doit rembourser une dette] ou leurs légataires [à qui on doit faire bénéficier d'un testament] » car l'argent qu'elles dépensent ne revient jamais à ceux qui elles le doivent, ce qui revient à transgresser l'ordre établi. Mieux : Mo articule des arguments pro-féministes LP 38 en parlant de « l'empire naturel » des femmes qui est double : celui de l'humanité dont elles ont abandonné un part au pouvoir des hommes, et celui de la beauté, qu'elles ont conservé. LP 34 : Le thème de la femme croise celui de l'eunuque qui « consent à être tyrannisé par le plus fort pourvu qu'il puisse désoler le plus faible » et les petits maîtres mis en scènes LP 32 qui ressemblent à des demi-castrats « sont adorés des femmes » et cela dérange quelque peu l'ordre naturel. Elles sont un empire dans un empire. Dans tous les cas, « l'intérêt est le plus grand monarque de la terre » 106, car plus que la force, la lâcheté ou l'habitude, il suffit pour maintenir la servitude de laisser croire à l'individu ou au peuple qu'il retire un intérêt concret (matériel) ou symbolique (titres et faveurs). C'est ainsi que tous les monarques sont entourés de conseillers ou de fonctionnaires tout aussi asservis que le peuple, et qui espèrent obtenir le statut de favoris : « La faveur est la grande divinité des Français » 88. Que ce soit au sein du sérail entre les femmes, entre eunuques, entre les femmes et les eunuques, soit dans les monarchies, les chefs sont « toujours entourés d'hommes avides et insatiables » 124. C'est pourquoi il existe d'autres formes de despotismes plus subtils qui reposent sur les mêmes causes psycho-sociales. *5 Des despotismes subtils en Europe : contradictions et faiblesses de l'Occident * Le despotisme de la monarchie française : Par contraste avec les despotismes orientaux, le monde occidental paraît être le lieu d'une plus grande liberté : « on criait contre le gouvernement ; on croyait encore qu'il y a avait mieux à faire. Mais les soucis n'étaient point démesurés » Valéry à propos du début du XVIIIème. Et le pouvoir du roi n'y est pas aussi violent mais dès la première lettre décrivant la société française, c'est la figure autoritaire du roi qui s'impose. (LP 24). Si l'Orient peut apparaître comme un contre-modèle à l'Occident, c'est un contre-modèle ambigu car non seulement ils se ressemblent en certains points c’est-à-dire que ce que l'on voit en orient se retrouve presque partout ailleurs, tous les travers de la société européenne, voire de l'humanité, sont seulement amplifiés en Orient (monarchie absolue, puissance des passions) donc l'Europe n'est pas exempte de faiblesses et le lecteur doit sans cesse faire jouer l'opposition et la superposition des deux mondes. « Ceux 32 dont les vices sont plus raffinés « sont comme les poisons « dont les plus subtils sont les plus dangereux » 48. La servitude n'est pas l'apanage de l'Orient : des tyrannies plus subtiles règnent à Paris, à la cour ou chez les particuliers. Les deux persans dévoilent peu à peu une certaine faillite de la société française. La soumission des sujets du roi s'effectue surtout par la pensée : « il n'a point de mines d'or comme le roi d'Espagne son voisin ; mais il a plus de richesses que lui parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines » 124 / « le prince imprime le caractère de son esprit à la cour » 99. Les vertus appréciées par U chez Louis XIV correspondent en fait à des valeurs orientales où l'Occidental ne verra que de l'absolutisme et de l'arbitraire LP 37. L'analyse critique de l'absolutisme de Louis XIV porte sur son actualité comme sur son passé historique. L'occident n'est donc pas (que) le revers positif du despotisme oriental : il est qualifié de « noir occident » et Paris de « siège de l'empire d'Europe ». Cette critique du despotisme oriental cache donc une critique contre la soumission politique absolue, de la dérive absolutiste de la monarchie de Louis XIV ( 54 ans de règne effectif ; cf un charlatan, « grand magicien », qui multiplie les tours LP 24) : centralisation du pouvoir, administration douteuse des finances, intolérance religieuse, politique de conquête etc. MO accuse le sultan pour ne pas attaquer ouvertement le roi en place. La monarchie lorsqu'elle se retrouve sans médiation dans un face à face entre le souverain et le peuple devient un régime violent et instable « qui dégénère toujours en despotisme ou en république » (LP 102) ; il faut introduire un tiers qui fasse tampon entre les deux. Ainsi le glissement de l'un à l'autre n'est pas à mettre au compte de l'ambition d'un individu mais comme un cas particulier d'une règle générale de dégénérescence de la monarchie. Dès la lettre 37 MO insinue que Louis XIV admire le gouvernement « des Turcs ou celui de notre auguste sultan » car il transforme les aristocrates en domestiques, prive les assemblées de leur pouvoir, cherche à s'opposer au point d'honneur qui est au coeur de leur système de valeur. L'écroulement du système financier de Law apporte la dernière touche (l'usage du papier monnaie pour remplacer les pièces métalliques et la diffusion de la spéculation et du crédit, pour éponger les dettes du roi mais la Banque générale fait faillite en 1720) : LP 142 et 146 : Quel plus grand crime que celui que commet un ministre lorsqu'il corrompt les moeurs de toute une nation » 146 / « venez dans l'Empire de l'imagination et je vous promets des richesses qui vous étonneront vous-mêmes » 142 (mise en abyme : un conte imaginaire met en scène une supercherie imaginaire). La fable satirique liée à l'indignation LP 142 (Law fils d'Eole dans le « Fragment ») laissera place à une explication plus technique dans l'EL (XXII, 10) : « Mr Law, par une ignorance égale de la constitution républicaine et monarchique fut l'un des plus grands promoteurs de despotisme que l'on eût encore vu en Europe … il voulut ôter les rangs intermédiaires et anéantir le corps politique : il dissolvait la monarchie par ses chimériques remboursements et semblait vouloir racheter la constitution même ». Cf chrématistique et soumission de la politique à l'économie : MO condamne « la soif insatiable de richesses » 145. Ici la lettre débute par une satire des « antiquaires », collectionneurs et érudits prêts à tout pour l'interprétation d'un texte ancien et un des textes « découvert dans la poussière d'une bibliothèque » est le Fragment, qui n'est autre que l'histoire de Law, inspirée de Fenelon. Du point de vue des idées les LO s'ouvraient avec les Troglodytes et se ferment avec cette fable. D'abord un portrait politique : le roi est le maître sans contrôle des hommes, de leurs pensées et de leurs richesses 24, la société absolutiste prend plusieurs formes : rôle de l'église 29, 57 ; peinture de la noblesse avilie des courtisans 37, divisée entre épée et robe 44, vivant sur le mode du paraître comme le grand seigneur LP 74, dégradation des parlements et des magistrats par l'usage des ventes de charges 68, évocation d'une tendance à l'égalité dangereuse 88. MO ne cite personne : même si certaines références sont aisément identifiables, il choisit des cibles générales fonctionnant comme des types, ce qui lui permet d'éviter la censure (la satire personnelle sous l'ancien régime était punie de prison, un an à La Bastille pour Voltaire en 1717 qui avait critiqué le Régent) mais aussi de nourrir une réflexion plus large sur la société. Louis XIV est représenté comme un monarque exerçant un pouvoir absolu sur ses sujets et leur esprit (24) ; il maintient son autorité par un système de pensions qui ne récompense pas le mérite mais répond à sa satisfaction personnellement. Il prend des décisions arbitraires et contradictoires dont le caractère dangereux est dénoncé (LP 124). A titre de comparaison, à Paris, « un grand seigneur est un homme qui voit le roi » de même qu'en Perse « il n'y a de grand que ceux à qui le monarque donne quelque part au gouvernement » LP 88). Car « la domination despotique n'instaure pas de clivage entre pouvoir despotique et domestique, entre souveraineté et propriété, gouvernement des actions et possession des choses » (Spector). La seule différence réside dans l'écart entre servitude orientale contraignante et soumission occidentale consentie. D'ailleurs le pouvoir du roi passe aussi par des signes et l'imaginaire puisqu'il est décrit comme « un grand magicien : il exerce son empire sur l'esprit même des sujets ; il les fait penser comme il veut » LP 24 ou bien 33 cela passe par les statues du jardin de Versailles LP 37. MO fait allusion comme LB à son soi-disant pouvoir de guérison des écrouelles (lésion de peau d'origine tuberculeuse) qui lui donne le statut de thaumaturge, de faiseur de miracles. « Il n' a qu'à ... » formule restrictive qui montre son pouvoir démesuré dû à la crédulité des sujets. Il a toujours recours aux mêmes tours de prestidigitations. L'irrationnel est souligné par le paradoxe « un écu en vau deux » et la périphrase « morceau de papier » pour désigner un billet de banque. CF LB sur Vespasien p. 141 et les pouvoirs des rois. L'autre assise de son pouvoir est l'espoir d'obtenir une récompense, une gratification, distribuée sans discernement : « il aime à gratifier ceux qui le servent » LP 37. Les grands seigneurs attendent les faveurs du roi comme un don venu du ciel : « la faveur est la grande divinité des Français » LP 88. Les courtisans dépendent donc du roi à la fois socialement (le regard qui les distingue) et financièrement (les charges rémunératrices). Ils se soumettent donc d'eux-mêmes à la puissance du roi. Le mot « puissance » encadre le passage où Rica évoque Louis XIV LP 24 : « le roi de France est le plus puissant prince d'Europe / Tant est grande la force et la puissance qu'il a sur les esprits ». Les princes sont assaillis par les flatteries des courtisans qui en espèrent des récompenses financières (LP 124) ; ils peuvent essuyer des revers de fortune comme l'arrestation du duc du Maine LP 126 et subissent l'influence néfaste des ministres 127. Sa domination est homogène et s'étend de la sphère publique à la sphère privée : « On dit qu'il possède à un très haut degré le talent de se faire obéir : il gouverne avec le même génie sa famille, sa cour, son état » (LP 37). La lettre 99 qui décrit la mode se termine par l'évocation du roi qui semble l'unique source de la fantaisie des modes « Les Français changent de moeurs selon l'âge de leur roi...Le Prince imprime le caractère de son esprit à la Cour … l'âme du souverain est un moule qui donne la forme à tous le autres ». La politique se trouve donc ici réduite à une somme d'inconséquences figées en décisions irrévocables, dont la rigidité est proportionnelle à l'absurdité car il ne faut pas avoir à justifier ce qui est injustifiable. Trois lettres de 1715 font le bilan du règne : elles suggèrent au lecteur des questions pressantes sur la vanité de l'esprit de conquête (81), sur les méfaits économiques et sociaux de l'intolérance et les avantages du pluralisme religieux (85), sur le risque que court la France de devenir une seconde Espagne orgueilleuse et fanatique (78). D'ailleurs, à la Turquie, à la Perse, au Mogol , Usbek n'oppose pas la France comme modèle mais la Hollande, Venise et l'Angleterre. C'est selon Spector le « bilan lucide d'un monde en crise ». La dégradation de la société française revient au premier plan avec les lettres de Rica évoquant les effets négatifs du système de Law LP 138 (que l'El qualifiera d'être « un des plus grands promoteurs du despotisme que l'on eût encore vus en Europe ») et l'exil à Pontoise du parlement de Paris en 1720 après qu'il a osé user de son droit de remontrance contre le système de Law (LP 140). les arguments ne se fondent pas sur des analyse économiques mais plutôt morales (le scandale des fortunes vertigineuses). Chacun des deux persans exprime à sa manière le sentiment public, l'un par la colère Usbek, l'autre Rica par l'ironie face à la perversion des valeurs traditionnelles. Usbek pastiche les Aventures de Télémaque de Fénelon pour se moquer de Law (œuvre très à la mode à l'époque qui développe le thème selon lequel ce sont les lois qui influencent l'esprit et les mœurs d'une nation ; roman d'aventure composé à l'intention des eleves royaux et du dauphin, satire de l'absolutisme de Louis XIV et qui valut sa disgrâce de la cour). Ce système est une menace sociale pour les gens de qualité car il soit il les expose au voisinage prétentieux des parvenus (LP 132) soit il les séduit et les corrompt (146). Cela compromet aussi la rénovation de la monarchie au profit de la bourgeoisie triomphante. L'heureux équilibre « d'une généreuse industrie » entre la terre et l'argent n'est pus possible. La lettre 132 met en parallèle les risques des aventures financières et la sécurité d'une « petite terre ». Il y a même des vertus aux régimes de Perse et de Turquie (LP 138). C'est U qui écrit la dernière lettre évoquant la société occidentale où il dresse le sombre bilan de la banqueroute de Law LP 146. CF Chrématistique chez Aristote. Cela montre que tous les gouvernements despotiques ne sont pas uniformes : il y a des degrés dans le despotisme, que les voyageurs découvrent par eux-mêmes ou par d'autres : le turc est plus radical que le persan (« de père en fils personne n'a ri » LP 34), le moscovite plus proche du persan que tu turc mais tous reposent sur le même principe : « en Asie les règles de la politique se trouvent partout les mêmes » LP 80 ; c'est l'autorité illimité du prince « maître absolu » avec un système de châtiments et de récompenses (LP 89). C'est la logique du tout ou rien, pas de proportionnalité dans la punition des crimes et délits (la perte d'un bras là où l'on aurait ici 8 jours de prison LP 80). Pas d'intervalle entre « le murmure et la sédition » ; une logique de l'arbitraire « une voix sort de la foule par hasard » LP 80. 34 * Une satire des mœurs parisiennes et de la société française : Certaines des lettres sont des satires directes décrivant des objets dont le regard étranger fait ressortir le caractère absurde ou dérisoire : la comédie à Parie 28, la frivolité des Parisiens 30, la filouterie des aveugles mendiants 32 chute inattendue, l'aveugle « embarrassant plus les gens qu'ils ne l'embarrassent »), le grain de folie d'un alchimiste 45. Il s'agit alors de satire légère qui vise des maladies bénignes de la société. Mais on passe sans cesse du plaisant au sévère, par un jeu de bascule permanent : sont plus profondes les lettres 40 qui dénonce l'universelle « extravagance » des hommes et la vanité de toute chose, la lettre 44 qui satirise l'orgueil des individus. C'est ainsi qu'on présente tour à tour un fermier, un prédicateur, un poète que « la famine a fait entrer dans cette maison » 48, un homme à bonnes fortunes dans la lettre 48 ; début et fin sont de l'ordre de la doxa satirique commune : « il n'y a point de pays où la fortune soit si inconstante » puis énoncé moraliste : il faut distinguer richesses et vrai mérite ; entre se développe un contenu socio-politique original : protestation indignée des nobles contre les excès et les déceptions, les fermiers sortent de la boue et deviennent objet de l'estime générale, le corps des laquais « séminaire des grands seigneurs » ; mais les ex laquais permettent de relever les grandes maisons puisque « leur filles qui sont comme une espèce de fumier qui engraisse les terres montagneuses et arides » donc les nobles en retirent des avantages ; d'autre part les traitants sont aux prises avec la chambre de justice instaurée par le Régent donc il y a une justice. Cf reprise des mêmes thèmes de manière plus virulente encore LP 138. A chaque fois le portrait est brossé en quelques mots et le passage au suivant crée une surenchère qui confirme la justesse de son analyse sur la fonction sociale de l'individu. Enfin l'utilisation des métaphores ou des hyperboles permet de grossir le trait notamment avec l'Académie Française qui devient « une espèce de tribunal », où l'on « jase » sans cesse comme dans une basse-cour, « un monstre à 40 têtes » (3 définitions successives : tribunal, babil, corps). S'adressant à sa nouvelle épouse Roxane, Usbek constate la coquetterie des parisiennes LP 26, et Rica évoque l'univers mondain et le regard que les Français portent sur eux (LP 30), les disputes littéraires LP 36, les contradictions et inconséquences de Louis XIV vieillissant, le mépris que se portent les catégories sociales comme l’Église, la Robe et l'Epée (LP 44). Certains exemples particuliers symbolisent des catégories entières : l'alchimiste 45 et le casuiste 57 qui se discréditent à travers leurs propos ; l'un pense avoir trouvé le procédé de fabriquer de l'or, la malhonnêteté du second qui contourne les lois morales pour garantir le paradis à certains fidèles. Les journalistes ne traitent que des livres nouveaux dont ils n'osent pas dire de mal (108) et les novellistes ne traitent que de connaissances par ouïe-dire et font des généralités prédictives, leurs discours sont inutiles alors qu'ils se croient importants 130. Quand aux poètes, leur métier est de tromper le monde : mettre des entraves au bon sens » 137. Parallèlement U cherche des raisons à la passion du jeu chez les Français LP 56. Les femmes à tout âge développent cette passion jusqu'à ruiner leur mari « j'ai vu souvent 9 ou 10 femmes, ou plutôt 9 ou 10 siècles, rangés autour d'une table » 56. De manière générale ce sont des comportements superficiels qui sont critiqués : le souci des apparences (30, 52, 59,99) : la lettre de la comédienne à Rica révèle qu'au théâtre comme en société tout n'est que paraître ; la vanité « je vois de tous côtés des gens qui parlent sans cesse d'eux-mêmes » 144, « ils ont tout fait, tout vu, tout dit, tout pensé » 73 ; l'excès de relations sociales 87, l'inconstance et la frivolité (00, 138). La satire des institutions comme le théâtre 28, les cafés littéraires avec ses « beaux esprits » qui « ne se rendent pas utiles à leur patrie » et « amusent leur talent à des choses puériles » 36, le roi 37, la justice 86, l'Académie Française 73. A chaque fois il s'agit de ridiculiser ceux qui maîtrisent des codes et qui jouent un rôle dans le système qui les entoure ; la dimension mécanique des comportements sociaux fait oublier les individus. Dans les deux cas les règles tacites qu'il faut respecter répondent à trois logiques : 1- la logique de l'apparence qui a trait aux normes sociales auxquelles les individus doivent se soumettre, et notamment l'art de la (di)simulation. Les parisiennes usent du fard car « la plus grande peine à Paris n'est pas de se divertir mais de le paraître » LP 110 ; comme les femmes du sérail montrent un « visage feint » LP 64. Le thème de l'opposition entre être et paraître qui est à la mode à l'époque va trouver deux configurations distinctes en Perse et en France : la dissimulation (qui voile pensée et sentiments) et la simulation (qui produit la vraisemblance d'une chose absente) sont deux caractères essentiels de la logique relationnelle. D'un côté comme de l'autre, l'art de plaire n'est que la contrepartie de l'art de dominer. Si les femmes est les esclaves sont assujettis à quelques maîtres en Perse, les femmes et les hommes sont libres et égaux dans le droit d'accaparer l'attention en France pour devenir maîtres des égards : c'est une tyrannie de l'opinion. La simulation parisienne s'incarne dans un commerce aussi galant qu'hypocrite. 35 CF LP 28 où Rica découvre le théâtre et qui peut être rapportée à la tradition baroque du theatrum mundi, c'est dans les loges que se déroule le vrai spectacle, celui des jeux sociaux. La société française est décrite comme un monde du spectacle où tout se voit, tout est montré, dont le modèle est la comédie où la scène figure la scène du monde LP 28. Dans les loges « des scènes muettes » se jouent, scènes galantes qui s'apparentent à la pantomime persane, expression exagérée des passions amoureuses : « Ici c'est une amante affligée qui exprime sa langueur ; une autre plus animée dévore des yeux son amant, qui la regarde de même : toutes les passions sont peintes sur les visages et exprimées avec une éloquence qui, pour être muette, n'en est que plus vive » 28. Les signes miment les symptômes naturels de l'amour en l'exagérant. Il ne s'agit pas vraiment de mensonge avec l'intention de tromper mais d'exagération de la nature. De la galanterie à la raillerie le pas est franchi et le « doux commerce » ne peut dissimuler la réalité de la hiérarchie : entre le balcon et le parterre, la distinction du haut et du bas renvoie à celle entre le riche et le pauvre. D'où l'absence de tout lien authentique : « On dit que la connaissance la plus légère met un homme en droit d'en étouffer un autre » 28. Un cérémonial vide dissimule les sentiments plus ambigus : « on dit que les princesses qui y règnent ne sont point cruelles … si on en excepte 2 ou 3 heures par jour où elles sont assez sauvages » 28. Les figures de l'hypocrisie vont alors se succéder : le faux dévot qui déshonore une actrice en refusant le mariage promis (28), le casuiste qui offre ses talents de sophistes à ceux qui veulent gagner le paradis « à meilleur marché qu'il est possible », espérant trouver des « accomodements » avec le ciel en jouant sur le sens des mots (si c'est la connaissance du crime qui fait la faute, alors les péchés mortels ne sont que des péchés véniels). La critique s'adresse à tous les tartuffes et à la foi inconstante et mondaine : « il y a bien loin chez eux de la profession à la croyances, de la croyance à la conviction, de la conviction à la pratique » 75. Un homme du monde incarne cette foi instable : « je crois l'immortalité de l'âme par semestre .. selon que j'ai plus ou moins d'esprits animaux» p. 245. Ils trouvent dans la religion un soutien purement utilitaire. Au chapitre de la mauvaise foi, il y a aussi celle des princes qui réutilisent des principes universels pour les adapter aux intérêts présents : dire que « tous les hommes soient égaux » selon une « loi naturelle » peut être utile pour diminuer la puissance des seigneurs vivant du servage, mais ils l'oublient plus tard quand il s'agit de participer à la traite des esclaves (p. 245), « oubliant ce principe qui les touchait tant ». Il y a une subordination du vrai et du juste à l'utile : « vérité dans un temps, erreur dans l'autre ». A Paris « tout se voit » LP 63 alors que dans le monde persan avec l'interdit du regard et les soumissions aveugles tout est opacifié : « La dissimulation, cet art parmi nous si pratiqué et si nécessaire, est ici inconnue : tout parle, tout se voit, tout s'entend ». Mais ce qui se voit n'est pas sincère. Chacun y joue son rôle selon son rang et il y a un caractère conventionnel, convenu des relations humaines. La lettre 52 développe le thème de la vieille coquette qui dissimule son âge, en le démultipliant de manière comique : les relations des femmes entre elles suivent un paradigme politique car « elles forment une espèce de république … c'est comme un nouvel Etat dans l'Etat » 107. Donc faire la cour aux femmes devient une obligation pour exister et briller dans la société parisienne, sinon on est « comme un homme qui voit bien une machine qui joue, mais qui n'en connaît point les ressorts ». Une forme de soumission mondaine aux femmes est nécessaire pour intégrer la machine de la société. Au contraire les femmes en Orient n'ont pas d'autre échappatoire que de subjuguer leur despote. Même si dans les deux cas on aboutit au mensonge, la représentation n'est pas la même et il n'y a pas d'équivalence axiologique entre les deux : en orient il y a impossibilité structurelle de tout lien authentique, il y a une occultation totale, en occident on vise l'artifice pour obtenir de l'agrément, on montre beaucoup même si il en s'agit que de fausses apparences ou seulement de rendre la vérité plus agréable. Il y a en plus du courage militaire un courage civique qui fait défaut au courtisan qui fait préférer la mort au mensonge 127, oser peindre au monarque la misère du royaume, c'est faire preuve « de la vertu de l'homme libre parmi les esclaves » (Eloge de la sincérité). La sincérité devient une vertu cardinale publique face aux princes. NB Mo a écrit un éloge de la sincérité où il la définit comme vertu « sacrée et tutélaire » : « vivrons-nous toujours dans cet esclavage de déguiser nos sentiments ? ». Et cela ne signifie de rejeter toute forme de politesse, sous prétexte de franchise : l'affabilité (caractère de celui qui accueille et écoute de bonne grâce) est la vraie politesse, celle qui traduit une vraire bonne disposition intérieure : « est-ce qu'il est plus poli, plus affable que les autres » demande U quand on lui propose de le conduire chez un grand seigneur 74. Or il se révèle être « un petit homme si fier». Il y a donc « une politesse commune à toutes les nations » selon U 48, authentique et universelle, à opposer à celle qui est issue des préjugés et diffère selon les cultures, par ex la politesse espagnole peut être « mal placée » car associée à la cruauté : « un capitaine ne bat jamais un soldat sans lui en demander la permission et l'Inquisition ne fait jamais brûler un Juif sans lui faire ses excuses » 78. La fausse politesse est une stratégie 36 de domination qui vise à maîtriser l'estime d'autrui. 2- la logique de la distinction (acte de séparer par une marque) : la distinction est de nature sémiologique c’est-à-dire qu'il faut arborer des signes qui permettent la reconnaissance pour être puissant, il s'agit de s'approprier le regard d'autrui mais aussi sa puissance ; le passage de la logique de l'apparence à la logique de la distinction vient du fait que pour obtenir l'estime de l'autre il faut maîtriser les signes extérieurs constitutifs de la puissance. Toute grandeur étant relative au regard de l'autre il faut lutter pour obtenir le désir de l'autre donc sortir de la foule requiert des caractères distinctifs (le mérite « ne sauve pas un homme de la foule avec laquelle il est confondu » 88). C'était déjà le cas au sérail où une guerre de prestige régnait entre les femmes (« il n'y a aucune de tes femmes qui ne se juge supérieure par sa naissance » 64). Mais en occident la lutte pour la renommée prend la figure d'une rivalité entre professions ou classes sociales (« chacun s'élève au-dessus de celui qui est d'une profession différente », Eglise, Epee, Robe se méprisent 44, il y a ds cloisonnements corporatifs). Par exemple c'est le carrosse qui devient le symbole de la marchandise de luxe et donc l'importance de son propriétaire. C'est la possession d' « objets de concupiscence » qui donne sa « notabilité » aux individus : « on dit que le premier de Paris est celui qui a les meilleurs chevaux à son carrosse » (88) Vouloir s'élever au-dessus des autres par la valeur militaire n'a plus de sens puisque il suffit d'être bien vu par le prince. Contrairement aux privilèges hérités des ancêtres, l'argent ne dure pas, il circule de manière impersonnelle donc il concerne l'individu seul et sans scrupules. Il faut que l'argent se transforme en signes du genre de vie noble pour constituer un pouvoir. C'est là qu'interviennent les généalogistes qui permettent aux roturiers de se « faire une noblesse ». La richesse devient domination par l'acquisition de la naissance. Il y a là un dénigrement des critères d'attribution de la grandeur comme en Perse avec les aléas du système de décernement des distinctions 89 : « un homme qui a pour lui l'estime publique n'est jamais sûr de ne pas être déshonoré demain ». Et du coup les « gens qui sont grands par leur naissance » eux « sont sans crédit » 88. C'est le monde à l'envers ; la roture s'anoblit quand la noblesse se ruine. Décerner les titres honorifiques et les charges royales constitue donc un instrument essentiel à l'exercice de la domination. Donc la sémiologie (analyses des signes) demeure sur le plan de la satire comme l'atteste la liste des signes extérieurs du mérite : être proprio d'une grande épée, avoir appris de son père à jouer d'une guitare discordante, rester assis sur une chaise), certains signes étant naturels (être enrhumé d'avoir attendu au bas d'une fenêtre) ou d'autres de pure convention (avoir la peau blanche en Inde décide de son honneur et de sa dignité). La guerre (des titres de distinctions, de prestige) est manifeste LP 146 où règne le « chacun pour soi » et l'appât du gain. - La tyrannie de la mode est illustrée par la LP 99, lettre sur « les caprices de la mode », morceau d'anthologie de la littérature : un sujet apparemment léger et divertissant mais satirique car il y a une trivialité apparente de la mode (« ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été ») du fait de son caractère éphémère, ce qui décourage tout désir de description : « que me servirait de te faire une description exacte de leur habillement et de leur parure ? ». Mais il y un entassement des hyperboles qui permet de grossir artificiellement l'importance du sujet : « hauteur immense des perruques », « quantité prodigieuse de mouches ». On ne peut fixer une mode aussi changeante qu'en la caricaturant. L'importance attachée à la toilette est telle qu'elle devient une norme pour juger des autres : « ce qui est étranger leur paraît toujours ridicule » mais ce mépris ne s'adresse qu'à des « bagatelles » car pour le reste « ils avouent de bon coeur que les autres peuples sont plus sages »(100). L'empire du goût, dans sa frivolité, supplante celui de la vertu politique : peu importe « que le bon sens leur vienne d'ailleurs » : les Français ne se soucient pas d'être leur propre législateur si ce n'est en matière de mode. C'est en ce sens que la sociabilité française peut être dite pervertie car l'attention esthétique et le souci de se rendre aimable supplante la recherche du bien commun. La sociabilité française n'est qu'une parodie esthétique : « il semble être fait uniquement pour la société » LP 87. Les obligations mondaines tournent au rite et courir de l'une à l'autre est leur unique occupation : « on ne leur ôtera jamais de la tête qu'il est de la bienséance de visiter chaque jour le public en détail » (87). D'où cette épitaphe ironisante : « c'est ici que repose celui qui ne s'est jamais reposé. Il s'est promené à 530 enterrements. Il s'est réjoui de la naissance de 2680 enfants » 87. De plus l'impératif du paraître s'impose à tous : tout est masque, au point que « le fils ne reconnaît plus la mère » ou qu'une femme prend 30 ans en 6 mois si elle quitte Paris. Les filles « se trouvent autrement faites que leurs mères » du fait des changements de saisons de la mode, comme une mutation générique. Même l'architecture voit s'effacer « les règles de l'art ». Le vestimentaire est un reflet du monde urbain : « nous 37 avons toujours été dans un mouvement continuel » LP 24 ou de la versatilité de l'esprit français (LP 30). La mode est donc un marqueur culturel qui ne dit rien de l'intériorité de l'individu. Brouillage esthétique où règnent les apparences et qui devient le miroir du système politique : « il les fait penser comme il veut » (LP 24). On cesse ainsi d'être persan dès qu'on s'habille à l'européenne. Rica en fait l'expérience quand une fois habillé à la mode parisienne il ne suscite plus l'intérêt LP 30, « tailleur qui m'avait faire perdre en un instant l'attention et l'estime publique ». Tout est stratégique, y compris les choses frivoles comme les habits : « il n'y a rien de plus sérieux que ce qui se passe le matin à la toilette » (d'une femme) LP 110. Le vêtement devient un objet de pouvoir qui permet de suggérer la soumission à autrui. Zachi évoque ainsi une querelle entre femmes sur la question de savoir qui est la plus belle (concours de beauté qui renforce la toute-puissance érotique du maître) : « Nous nous présentâmes devant toi après avoir épuise tout ce que l'imagination peut fournir de parures et d'ornements » LP3. Toute qualité pour exister et constituer un pouvoir sur les autres doit être reconnue et visible : chez les espagnols cela se manifeste « par les lunettes et par la moustache » et « tout nez qui en est orné peut passer pour le nez d'un savant » 78. Et la moustache « est respectable pour elle-même ». Tout est donc bon pour faire acheter et créer des désirs superflus en les faisant passer pour des besoins chez les consommateurs : « Toutes les boutiques sont tendues de fils invisibles où se vont prendre tous les acheteurs » p. 151 et « une jeune marchande cajole un homme une heure entière pour lui fait acheter un paquet de cure-dents » p. 151-152, ce qui est du temps perdu, la préfiguration de la société moderne. - Mais la fortune ou la beauté physique ne suffisent pas : l'esprit est aussi un lieu de rivalité : « ils cherchent à être supérieurs et ils ne sont pas seulement égaux » 144. Les rivaux n'hésitent pas à utiliser la loi et l'accusation de sorcellerie pour dénigrer d'autres savants (procès d'intention) : « un certain savant a des avantages sur moi : il faut bien qu'il y ait là quelque diablerie » 145. Celui qui écrit la vérité risque « mille persécutions » idem. Il y a concurrence entre disciplines ou à l'intérieur d'une même discipline : (ex du philosophe). On peut en revanche obtenir une place à l'Académie sans avoir d'esprit : « tu seras homme d'esprit malgré que tu en aies » 54. Ils se gaussent de leurs trouvailles « ces insectes qui osent faire paraître un orgueil qui déshonorerait le plus grand des hommes » 50. Pour s'assurer de la postérité, on utilise le support écrit : « la fureur de ceux qui veulent avoir de l'esprit c'est de faire des livres » 66. Les plus grands hommes ont ainsi été tentés de voler leur renommée : Richelieu « achetait des Comédies pour passer pour un bon poète ». Rica raille la folie des géomètres 128, la frivolité des nouvellistes 130, l'instabilité des fortunes et la quête des titres de noblesse (132). La visite de la bibliothèque d'un couvent lui permet un regard critique sur les ouvrages de théologie mais aussi de casuistique, de grammaire, de rhétorique et de sciences (8), d'histoire, les poèmes et les romans (LP 133 à 137). - L'art de la conversation fait aussi partie des moyens de se valoriser aux yeux des autres : l'esprit a dégénéré en « badinage » normalement fait pour la toilette, il a tout contaminé : on badine au Conseil, à la tête de l'armée, avec un ambassadeur etc et inversement les professions les plus sérieuses deviennent ridicules : un médecin ne le serait plus si ses habits étaient moins lugubres et s'il tuait ses malades en badinant (63). Les compétences sont donc oubliées au profit du bel esprit Rica s'indigne de la vanité des gens dont les « conversations sont un miroir qui présente toujours leur impertinente figure » 50. Ce qui choque Usbek dans les cafés c'est la frivolité de ces « beau-esprits qui ne se rendent pas utiles à la patrie et qui amusent leurs talents à des choses puériles » 36. Dailleurs les « petits talents » pourraient faire passer un homme de bon sens pour un idiot : « un homme de bon sens ne brille guère devant eux » 82. Il faut savoir manier les armes du bien parler avec des « saillies, contes, bons mots » ou « recueils de bons mots composés à l'usage de ceux qui n'ont pas d'esprit » 54 pour attirer les regards sur celui qui les énonce. Le champ de bataille s'est déplacé vers des duels oratoires : « voyez comment ils s'attaquent ! » 54. Le but de la conquête est désormais l'estime de l'autre : « elles coupèrent comme des Parques fatales le fil de tous mes discours » 54. Les plus ingénieux sont ceux qui ont trouvé le moyen d'« introduire dans la conversation le choses inanimées et d'y faire parler leur habit brodé » pour obtenir l'attention générale 82. Mais si un trait d'esprit suffit pour s'élever, un ridicule suffit pour perdre ce prestige (cf le film « Ridicule »). On fait paraître le ridicule du sérieux et on craint plus le ridicule que le vice ou l'incompétence . Pouvoir et valoir semblent se subordonner à l'avoir et au paraître. 3 - la logique de la domination : il y a une tendance au nivellement social en Europe qui fait que les hommes sont distingués non plus par leur naissance et leur mérite mais par le regard du roi ; les princes européens ont saisi le prétexte de l'égalité chrétienne pour soustraire le bas peuple des serfs à l'autorité des seigneurs (75) ; il y a une vanité de corps qui anime en France jusqu'aux « plus vils artisans » 38 (44) ; U s'étonne du dédain où la noblesse d'épée tient celle de la robe (id), celle dont Louis XIV dévalue les titres en multipliant les offices royaux. Il y a une inspiration aristocratique dans ces propos : il insiste sur le mérite de la caste parlementaire, ce à quoi font écho les remarques de Rica sur le peu d'autorité laissé par les mœurs et le droit français aux pères de famille (86). Tout cela fait de la France un pays de tradition, hiérarchisé et patriarcal. La stratégie d'assujettissement de l'aristocratie par l'installation de la cour à Versailles dès 1682 ressemble à celle du sérail. Le respect qu'exigent le grands au lieu d'une « inutile tendresse » qui « approche trop de l'égalité » « ne demande point de retour » 126 alors que c'est l'inverse en Perse où ce sont les petits qui viennent d'eux-mêmes honorer les Grands et leur « témoigner leur bienveillance ». Mais la véritable cible à travers la dégénérescence des mœurs est la classe bourgeoise montante. Il a aussi des ennemis cachés, ce qui montre ses fantasmes subjectifs (les Jansénistes évoqués LP 24). Ses contradictions sont nombreuses LP 37. L'esprit de la nation se retrouve en lui et réciproquement LP 99. Même si il se félicite d'abord de la Régence de Philippe d'Orléans en attendant le sacre de Louis XV, alors enfant, (LP 92) c'est aussi un cri d'alarme envers lui contre la tentation de l'absolutisme (car il définira la Régence comme « un succession de projets manqués »). Aristocratie et parlements sont tombés en décadence LP 109 ou relégués à l'arrière-plan 140. En manque d'argent pour soutenir ses guerres, le roi a recours à des méthodes discutables : vente de titres d'honneur, dévaluation, utilisation du papier-monnaie (LP 24) … Le parasitisme des courtisans demeure toujours 124. Dans la lettre 131 il fait aussi allusion à la violence employée par César qui « opprima la république romaine et la soumit à un pouvoir arbitraire ». C'est à partir de la lettre 88 surtout que la réflexion politique devient plus pointue : il remarque que la quête des faveurs royales par « les grands masques » est en fait un véritable asservissement (LP 88) car le désir de gloire (LP 89) et l'honneur sont le fondement de la monarchie française. Distinction entre honneur et point d'honneur qui est inutile car aboutissant à des duels (LP 90). La réflexion politique rejoint les événements historiques après la mort de Louis XIV et le début de la Régence (LP 92). Il élargit sa réflexion philosophique sur le plan international en multipliant les comparaisons ; condamnation des guerres injustes LP 94-95 et réduction à l'esclavage 105, 118, 121. Il constate l'instabilité économique notamment à travers l'enrichissement honteux des fermiers généraux « au-dessus des autres par ses richesses » et « au-dessous de tout le monde par sa naissance » (LP 48 ou 98). Il se concentre à nouveau sur le pouvoir monarchique (102-104). CL = C'est une société monstrueuse qui repose sur de valeurs erronées comme la fausse gloire, l'orgueil, l'hypocrisie, la duperie. Aux lettres 80, 85 et 88 on trouve un bilan plus distancié qui peut aussi bien traduire un espoir qu'une crainte : l'Espagne d'aujourd'hui ne serait-elle pas la France de demain ? Dans tous les cas, rien n'est comme cela devrait être selon la raison. Jugée par son passé, la monarchie absolue de Ls XIV l'est aussi par son devenir possible : elle est menacée de dissolution et de révoltes, ce qui est aussi inquiétant pour le Mo plus réactionnaire. La métaphore de Fenelon qui voit le fleuve se transformer en torrent sera utilisée par MO pour décrire le passage de la monarchie au despotisme : « prenant insensiblement des forces accrues de toutes parts, monter à son dernier période » LP 136. Ainsi, au-delà des différences culturelles, il y a bien une continuité politique entre orient et occident : Louis XIV porte d'ailleurs de l'intérêt à la politique orientale LP 37, et « tous les gouvernements européens sont monarchiques » LP 102 qui risque de dégénérer en despotisme, une tentation permanente de la monarchie dont il sera la perversion. L'Europe est moins marqué par lui mais seulement grâce à un « hasard heureux » LP 131, la naissance de la République en Grèce. Dans son économie, la monarchie de LSXIV ressemble au sérail car elle repose sur le même régime de gratifications, obligeant à dissimuler ses pensées derrière les apparences, et dans son devenir puisque cela ne peut que se maintenir après un régicide, le meurtrier prenant la place de l'ancien (LP 103) : le régent fera renaître le spectre du despotisme par l'exil du parlement de Paris LP 140, et l'entropie sociale qui suit la débâcle financière de Law DP 146. Cf LB ; Le despote oriental et le monarque français n'exercent pas la domination de la même manière même si il y a des similitudes. La misogynie ne disparaît pas non plus avec l'interdiction de la polygamie et la mutilation peut prendre bien de formes (on peut se couper la langue comme les Chartreux). Mais la force peut être insuffisante et le pouvoir doit alors remplir le monde de sa présence symbolique pour perdurer et maintenir la terreur. D'ailleurs, non seulement le roi utilise l'imaginaire symbolique, mais le pouvoir monarchique est aussi mis en perspective avec le pouvoir religieux puisque le pape est lui aussi décrit comme un « autre magicien, plus fort que lui, qui n'est pas moins maître de son esprit qu'il ne l'est lui-même de celui des autres ». LP24 Politique est religion sont enlacées dans la partie occidentale du livre surtout (Usbek relie la religion 114 et 117 à la politique 122) comme deux facteurs de la déperdition démographique. 39 C) Croyances et religions au service du despotisme 1) Mensonges et dissimulations au service de la doxa : - Le mensonge est un art de la dissimulation qui permet d'échapper au pouvoir d'autrui (cf la nouvelle « le mur » de Sartre) mais aussi de prendre le pouvoir sur lui. Or au sérail il est devenu « cet art parmi nous si pratiqué et si nécessaire » car c'est le royaume de la dissimulation (LP 63). Usbek s'en sert pour occuper le temps de ses épouses, mais aussi auprès des autorités religieuses LP 16-17). Le mensonge est aussi omniprésent dans le monde des courtisans qui n'espèrent que les faveurs du roi et dans celui des dervis subordonnés au pape « quand ils sont en particulier, ils n'ont d'autre fonction que de dispenser d'accomplir la loi » LP 29. Le plaisir de l'auteur et du lecteur est de jouer le rôle de moraliste en révélant tous les mensonges du monde. Et les personnages eux-mêmes tentent de débusquer les mensonges qu'on leur cache, ne serait-ce que par leurs questions. Mais la vérité du mensonge est amère : cf le discours de l'ecclésiastique sur la prétendue « tranquillité de sa profession ». On peut aussi accuser autrui de mensonge pour le culpabiliser : Usbek prête des mensonges à ses femmes notamment la vertu de Zachi : « vous vous vantez d'une vertu qui n'est pas libre » LP 20 mais cela révèle sa mauvaise foi, celle de celui qui réclame de la vertu d'une prisonnière. Celui qui ment est autant victime que celui à qui il ment. - Simulation et dissimulation au sérail : l'artifice en Perse a une autre signification qu'en Occident car la volonté de pureté et d'absolu s'allie avec son contraire, le mensonge délibéré. Le thème de la parure est omniprésent : « Nous nous présentâmes devant toi après avoir épuisé tout ce que l'imagination peut fournir de parures et d'ornements » LP 3. Femmes françaises et persanes sont comparées LP 26 : « au lieu de cette noble simplicité et de cette aimable pudeur qui règne parmi vous, on voit une impudence brutale, à laquelle il est impossible de s'accoutume » : les uns sont pures car à l'abri de toute souillure et les autres choquent par leurs libres relations aux hommes. Aussi LP 34. Elles ont un rapport différent à la parure : les vieilles coquettes cherchent à paraître jeunes pour continuer à plaire en mentant sur leur âge (LP 52) alors que là il s'agit de conquérir le coeur de celui qui les tyrannise sans libre-arbitre : ce n'est pas une galanterie ludique entre égaux mais une guerre où l'un domine et l'autre refuse d'être dominé. Dans un cas c'est la comédie mondaine, dans l'autre c'est une tragédie domestique. La dissimulation est une lutte pour la maîtrise d'autrui. Le sérail idéal serait en effet celui où tout est maîtrisé, ne laissant plus de place à la vie intime, intérieure : « il lisait les pensées et leurs dissimulations … il savait toutes leurs réactions cachées et leurs paroles les plus secrètes » 64. La nécessité de la délation n'existe que parce que le sérail est le règne de la duplicité : « la douceur, toujours contrainte de paraître, sortira du fond même du désespoir » 96. Il y a une telle antithèse entre le dedans et le dehors que l'auto-contrainte est permanente pour ne pas exprimer ses sentiments. La transparence au sérail s'avère structurellement impossible malgré les efforts pour tout surveiller car il y a trop de distance entre l'être et l'apparaître. Le grand eunuque noir donne d'ailleurs ces conseils à un nouveau venu : « Songe donc de bonne heure à te former et à t'attirer les regards de ton maître. Compose toi un front sévère ; laisse tomber les regards sombres ; parle peu … la finesse, la fraude, l'artifice sont les vertus des malheureux comme nous ». C'est un système subtil de jeux narcissiques où l'art de plaire ne fait que dissimuler l'art de dominer dans les deux cas. Mon fait du contre-modèle persan un reflet et une caricature possible d'une société trop superficiellement policée. - Les croyances profanes = Avant toute religion officielle, c'est toute la société qui se fonde sur un rapport de croyance et fait appel aux forces de la transfiguration, en allant de la vie quotidienne aux abstractions politique et philosophiques. Il s'agit d'interroger le fondement des valeurs auxquelles nous nous soumettons. Fait = donnée empirique observable dont on peut objectivement établir l'existence Valeur (La valeur de référence) = réalité idéale ou transcendantes qui permet de juger comparativement de la réalité ou de l'action présent ; c'est l'étalon de mesure qui permet de donner sa valeur aux autres objets, par sa qualité la rend digne d'estime ; mais un système de valeurs, même s'il érige un absolu relativement auquel les objets seront jugés, est lui-même arbitrairement déterminé par les hommes. Ce qui transforme un fait en valeur est une opération de totémisation par laquelle nous attribuons aux objets des pouvoirs magiques. Les costumes, cannes, carrosses, chapeaux sont des valeurs en soi. L'opération magique qui transforme les faits en valeurs est une opération cachée, donc toute la société s'édifie sur un mensonge qui consiste à donner l'illusion d'une valeur sacrée. Engendrer de fausse croyances consiste à donner une valeur supérieure ou transcendante à ce qui n'en pas. Ainsi les femmes moscovites désirent être battues car c'est pur 40 elle une manière d'être reconnues par leur mari, une preuve qu'on pense à elles : elles « ne peuvent comprendre qu'elles possèdent le coeur de leur mari s'il ne les bat comme il faut » (LP 51). La soumission est ici tournée en dérision comme obéissance à une règle absurde, par coutume ; le mari contrairement aux Perses qui la dissimule, présente sa femme aux étrangers (dans les deux cas par orgueil) pour qu'on l'embrasse alors que « elle ne peut regarder un homme sans que son mari ne l'assomme ». Alors que le contrat de mariage stipule qu'il ne doit pas la fouetter, la coutume l'emporte et la femme désir être battue… Ne pas battre sa femme est donc un signe d'indifférence. On est dans le paradoxe perpétuel dans cette invention d'une coutume idiote. De même l'anecdote de la veuve indienne qui désire s'immoler par le feu est traitée sur un mode ludique pour remettre en question cette coutume : « il ne sera pas seulement permis à une pauvre femme de se brûler quand elle en a envie ? »/ « ma tante, ma mère etc se sont bien brûlées ? » Un jeune bonze la défend mais il lui apprend qu'elle rejoindra son mari dans l'autre vie pour un second mariage, ce qui décourage la femme car un paradis où l'on retrouve un mari insupportable est plutôt un enfer… Le combat des femmes commence avec elle LP 125. - La première arme du despote est de se rendre intouchable, inaccessible ; il est partout et nulle part à la fois ; contrairement au monde parisien où tout est livré à la vue, l'espace du sérail est un monde retranché, clos sur lui-même ; il se ferme sur « des portes fatales qui ne s'ouvrent que pour U » (LP 2). Les princes d'Asie déploient une « puissance invisible » (LP 103) qui fait du pouvoir un monstre sans visage. Mais si il ne se voit pas, par contre il voit tout : son regard est omniscient. Les eunuques sont les yeux de U, restent tapis derrière les portes pour espionner ses femmes : « il lisait leurs pensée, leurs dissimulations ; leurs geste étudiés, leur visage feint ne lui dérobaient rien ; il savait toutes leurs actions les plus cachées et leurs paroles les plus secrètes » LP 64. La présentation des nouvelles esclaves passe d'ailleurs par le déshabillage : « elle rougissait de se voir nue, même devant moi » dit le grand eunuque (LP 79) ; le corps mis est à nu est possédé par le seul regard de l'autre, d'autant qu'il est réduit à l'état de chair sans identité. TR : Contre le dogme il n'y a que le travail de la raison : les questions et les dialogues sont déjà un cheminement vers la vérité ; ce qu'Usbek attribue au début à l'égarement de sa raison n'est en fait que l'égarement de la croyance : « LP 16 : « Je sens que ma raison s'égare ; ramène la dans le droit chemin ». D'ailleurs U fera l'éloge des savants et des philosophes qui « ont débrouillé le chaos et ont expliqué par une mécanique simple l'ordre de la nature divine » LP 97. La raison doit donc relayer la croyance dans l'explication de la nature pour éviter l'aveuglement de la doxa. La métaphore du droit chemin peut alors être appliquée à la raison : « « ils suivent dans le silence les traces de la raison humaine » LP 48. Mais le propre de la religion n'est-il pas de s'ériger en nsavoir afin de justifier son pouvoir ? TR = La religion peut être présentée comme un pure rhétorique qui induit la croyance « si quelques hommes divins avaient orné les ouvrages de ces philosophe de paroles hautes et sublimes » LP 97. P. 228. 2) La religion comme moyen de soumission : Mon commence les LP par une allusion religieuse : « nous n'avons séjourné qu'un jour à Com. Lorsque nous eûmes faits nos dévotions sur le tombeau de la vierge qui mit au monde douze prophètes » donc les deux persans font un double pèlerinage : en Europe pour « aller chercher laborieusement la sagesse » (celle de la raison) / à Com où la foi les retient (seulement) un jour, démontrant l'antériorité du religieux sur le politique, la première plus facile à régler que le problème politique (Voltaire « Ecrasez l'infâme » / Montes « Apaisez le politique »). * Il faut distinguer le phénomène religieux des multiples religions qui en sont la manifestation : c’est le seul moyen d’établir une définition universelle du religieux sans entrer dans le débat de savoir si telle religion vaut mieux que telle autre (Il y a des similitudes religieuses soulignées LP 35. La religion juive est la mère du christianisme et du mahométisme : « un vieux tronc qui a produit deux branches » LP 60). On se contentera, philosophiquement parlant, de constater leurs paramètres communs, leurs causes et leurs effets, et surtout, leur rapport à la raison. - Or, la nature ou la fonction du religieux est de relier (relegere) les hommes, non seulement à un être transcendant qui les dépasse (Dieu), mais aussi entre eux, au sein d’une communauté culturelle ; la religion procède donc d’un double mouvement, l’un vertical/ d’élévation vers le sacré, l’autre horizontal / de fédération d’un lien social. L'un des correspondants de Usbek souligne le caractère inhabituel de l'alliance entre deux princes de religions différentes : « le tzar est le seul des princes chrétiens dont les intérêts soient mêlés avec ceux de la Perses parce qu'il est ennemi des Turcs comme nous », c'est donc seulement parce 41 qu'ils ont le même ennemi politique que les deux religions peuvent s'associer. (LP 51). En ce qui concerne la relation au domaine du sacré, càd à toutes les réalités qui sont séparées du monde profane ordinaire, la religion relève à la fois de la croyance et de la foi. Dieu est par définition un être transcendant et triplement infini (entendement, pouvoir, bonté), qui est à lui-même sa propre cause, et qui permet d'expliquer tout ce qui est sans avoir besoin lui-même d'explication. Se réclamer du pouvoir divin revient donc à posséder un pouvoir sur les hommes. On fait des individus des êtres ex nihilo, qui sont nés esclaves : « souviens toi du néant d'où je t'ai fait sortir » (LP 2), ce qui peut être aussi une allusion au pouvoir de Dieu de tirer toute chose du néant ou de l'y renvoyer, ce qui fait du despote une sorte de Dieu et de Dieu une sorte de despote. RQ : Une fois rhabillée la femme est cachée comme si elle redevenait un trésor sacré mais c'est un sacré de possession, auquel il ne faut pas toucher car un seul homme a droit d'y toucher et parce que c'est un objet immanent, pas transcendant, cela réaffirme non l'infériorité de l'homme à Dieu mais de la femme à l'homme : « dès que je l'eus jugée digne de toi, je baissai les yeux, je lui jetai un manteau écarlate » (LP 79). Toute la pratique religieuse est désacralisée dans les LP : Tout doit être ramené à hauteur d'homme, il n'y a pas d'autre vérité que celle qui peut être conçue par l'esprit humain (vérité révélée # rationnelle, Pascal # Descartes). C'est 5 ans plus tard LP 97 que la désacralisation sera menée à son terme : les philosophes sont devenus au moins les égaux des prophètes, le Coran n'est qu'une vérité banale où l'on « trouve souvent le langage de Dieu et les idées des hommes ». Le profane est le lieu du réel alors que la sacré est monde parallèle imaginaire. « Tu renonces par avance de comprendre, tu ne te proposes que d'admirer » LP 97. - Croire # savoir. La lettre 10 appelle le premier débat moral et la première attaque contre les clercs « qui me désespèrent avec leurs passage de l'Alcoran : car je ne leur parle pas comme vrai croyant, mais comme homme », déjà l'opposition croyance/ raison, le Livre / les livres, le ciel / la société. Il y a croyance à partir du moment où l’esprit adhère à une opinion sans avoir de preuves objectives et rationnelles ; c’est pourquoi on l’oppose traditionnellement à la notion de savoir, càd à une connaissance qui s’accompagne de démonstrations et d’expériences, l’homme cherchant à expliquer logiquement les phénomènes qui l’entourent. Toute religion présuppose un saut qualitatif , au-delà de la raison. La croyance consiste à tenir pour vrai ce qui n’a pas (encore) été prouvé. Or, la plupart du temps, quand je crois, je ne sais pas que je crois et « savoir que l’on croit c’est déjà ne plus croire » (Alain) puisque cela reviendrait à postuler que ma croyance est relative, n’étant qu’une croyance contingente parmi d’autres, alors que le fait de croire implique au contraire l’élévation de cette croyance à une certitude; la caractéristique de la croyance est donc de ne pas être consciente d’elle-même en tant que telle et de ne pas laisser de place au doute ; je ne sais pas que je crois mais je crois savoir ce que je crois. De plus, je crois parce que je désire croire, il s’agit là d’une posture intellectuelle qui n’a pas besoin d’autres justifications qu’elle-même : si la croyance repose sur une autojustification permanente, aucune réfutation extérieure ne saurait y mettre fin ; elle n’obéit pas à la logique de la raison mais à celle du désir, qui se donne toujours de bonnes raisons de persévérer, sans pour autant avoir raison. En effet, le langage religieux ferme la pensée au lieu de l'ouvrir (cf mythos et non logos), il cherche à frapper les esprits pour décourager le doute. La lettre 16 est l'occasion d'un pastiche du style persan pour montrer que la religion n'est pas qu'un pbl d'idélogie mais aussi de forme du discours : les textes sacrés sont des textes non de Dieu (# le Coran est considéré comme une dictée surnaturelle émanent directement de Dieu, ce qui rend difficile son interprétation) mais des textes d'hommes avec qui jouent les hommes, la religion n'émane plus de Dieu c'est une création de l'homme comme la politique ; il faut donc repenser la religion et Dieu au bénéfice de l'homme, conçu comme un être social destiné au bonheur ici-bas. La prière d'Usbek au « divin Mollak » souligne la distance entre les clercs et les laïcs dans toutes les religions : il reçoit une réponse irritée, les foudres d'une parole surplombante, méprisante et dogmatique : la différence de ton est évidente. La colère cléricale parle par paraboles, fables par opposition à « votre vaine philosophie », l'image appelle l'hommage et accouche de preuves absurdre. On peut difficilement remettre en cause ce que l'on ne peut comprendre ou ce qui est exprimé dans une langue supérieure. « Vous ne savez point l'histoire de l'éternité » LP 18. la 1ère lettre sur la religion adressée à un laïc (35) changera d'ailleurs de ton : plus de pastiche du style oriental ni de référence à l'orthodoxie religieuse (équivalent religieux de la grande lettre 80 sur la politique). Dieu veut le bonheur des hommes (46) mais aussi leur liberté (69) comme le précise la grande lettre métaphysique sur la nature de Dieu, il refuse la prédestination et ne joue pas avec les hommes. D'abord il désacralise en décrivant la religion chrétienne selon les schémas musulmans : le pape est « un moufti qui ne raisonne pas si mal », les moines sont « dans un couvent de dervis » 57, la Bible est « l'Alcoran des chrétiens », le carême est une forme de « rhamazan » 29, et la religion chrétienne une « superstition 42 européenne » ce qui prouve que chaque religion n'est qu'une croyance parmi d'autres du point de vue du lecteur, mais que du point de vue des personnages, seule la leur est véritable, puisqu'ils lisent celle des autres par rapport à la leur ; ce qui peut être à double tranchant : soit ramener l'autre au même permet de trouver des points communs, des valeurs partageables, soit cela risque de provoquer une assimilation forcée qui ramène tout à sa propre valeur référentielle. Ensuite il désacralise en démystifiant certaines croyances au regard de la raison universelle. Ex : l'impureté du cochon (LP 18). La question est de savoir ce qui fait la pureté ou l'impureté des choses (viandes, corps vivants ou morts), distinction qui engendre la notion de souillure laquelle conduit au rejet de l'autre car il ne pratique pas les mêmes rites de purification (15). La lettre 16 s'adresse pour la première fois à un religieux mais elle est préparée par la 15 = rigide profession de foi musulmane du premier eunuque selon qui l'Europe n'est que souillure. Ici la religion sépare au lieu d'unir car il y a les purs et les impurs : hors du sérail point de salut, ce qui décline encore le modèle de l'isolement despotique par opposition à la sociabilité des Troglodytes ou une humanité tournée vers autrui. La raison d'U lui dicte une explication empiriste, c'est la vue ou l'odorat qui désigne une chose comme impure donc on touche au relatif et non à l'absolu. Il s'agit en fait d'inventions humaines érigées en révélation. La Bible devient un lieu de rivalité où « les hommes de toutes les sectes font des descentes et vont comme au pillage » 134. Entre les confessions religieuses, la rivalité peut dégénérer en guerre 85. - En témoigne le concept de vérité révélée : c’est l’action par laquelle Dieu communique aux hommes l’idée de son existence et de certaines vérités inaccessibles par les voies classiques de la raison, comme un discours de Dieu sur lui-même, mais en nous. Puisque Dieu s’est révélé à l’homme, c’est qu’il existe, cette découverte se fait à l’initiative de celui qui se révèle ; mais cette révélation semble se présupposer elle-même : pour croire ce qu’elle dit, il faut croire ce qu’elle est (une révélation), or ce qu’elle est nous est donné à partir de ce qu’elle dit… Cela ressemble à un raisonnement circulaire, une pétition de principe où, pour accepter le contenu du message divin, il faut déjà se trouver en position de croire. Mon remet en question la prétention du christianisme (en particulier du catholicisme qui veut dire « totalité ») à détenir la seule vérité et observe des ressemblances avec l'islam : « je vois partout le mahométisme, quoique je n'y trouve point Mahomet » LP 35. La diversité des pratiques montre aussi que certains dogmes ne sont que des produits de l'imagination comme la croyance sur la fécondité des peuples LP 119. Usbek souligne la relativité des pratiques du fait de leur grande variété : « il faut choisir les cérémonies d'une religion entre celle de 2000 » 46. L’incarnation de cette croyance aveugle et circulaire est le dogme, que l’on retrouve dans toutes les religions monothéistes : il s’agit d’un point de doctrine jugé indiscutable (ex : l’immaculée conception) car tenter de l’expliquer rationnellement, ce serait encore une fois introduire une exigence rationnelle qui détruirait la croyance de l’intérieur ; on préfère donc s’y soumettre plutôt que d’y renoncer : « c’est pensée agenouillée et bientôt couchée » (Alain). La religion s'impose alors comme pour combler le vide institutionnel et comme une norme supérieure au pouvoir : Usbek l'invoque régulièrement comme autorité (LP 16-17, 35, 39, 93) et elle demeure au service de la politique. La lettre 24 trouve dans les dogmes chrétiens les mêmes supercheries que dans la politique financière de Louis XIV. C'est à de semblables manipulations sur le nombre et la nature des choses qu'on assiste. Roca associe la religion à la crédulité : : « tu es juif et je suis mahométan ; c’est-à-dire que nous sommes tous deux bien crédules ».Il compare même religion et superstition « des craintes ridicules et au lieu de s'appuyer sur la raison, ils font des monstres qui les intimident ou des fantômes qui les séduisent » (lettre au médecin juif 143). Les mystères de la Trinité (Dieu étant à la fois le Père, le Fils et le St Esprit) et de la transsubstantiation (le pain et le vin devenant le corps et le sang du christ) sont des mensonges allant à l'encontre de toute logique. La lettre 29 désigne le pape comme « une vieille idole qu'on encense par habitude » mais qu'on « ne craint plus », et son pouvoir laisse pourtant des traces par exemple dans le droit français « créant un nouveau genre de servitude » LP 100. La domination religieuse est donc plus diffuse que la domination politique mais il n'existe aucune secte « qui ne prescrive l'obéissance et ne prêche la soumission » LP 85. 4 correspondants ont des fonctions religieuses ce qui garantit une forme de dialogue : Mehemet-Ali (le seul à écrire une lettre, polémique qui le renvoie au texte sacré et cite un passage obscur, ce qui le discrédite), mollak gardien des 3 tombeau à Com, Gemschid, dervis au monastère de Tauris (capitale de l'Azerbaïdjan) et cousin d'Usbek, Hassein, dervis de la montagne de Jaron, frère d'U, santon au monastère de Casbin. Ils contribuent au pittoresque du roman mais sont surtout destinataires de questions sur les dogmes : le pur et l'impur en ce qui concerne les prescriptions alimentaires LP 16, le jeûne 123, la confrontation entre lumières de la raison et lumière divine 97, la similitude des rites dans les différentes religions 35. Haggi Abi est un correspondant qui a fait le pèlerinage à 43 la Mecque et qui a écrit une lettre au prosélyte Ben Josué où il raconte le naissance de Mahomet et les signes associés (LP 39). Nathanaël Levi est un médecin juif rencontré par Rica à Livourne, lequel lui répond à la question des amulettes et des talismans (LP 143) : il avoue ne pas pouvoir se détacher de ces croyances même si il reconnaît que le pouvoir de ces objets n'est pas prouvé rationnellement.Dans la lettre 39 à un juif converti, le musulman Ibbi veut le persuader à la vérité de la « sainte loi » et de la « mission divine » dont le prophète a été investi. On souligne l'aspect merveilleux de l'enfance du prophète par la poétisation du récit et les prosopopées des éléments naturels. Cela prouve que le prosélytisme est la finalité première du discours religieux : la lettre 49 blâme les missionnaires car on se dirige alors vers le fanatisme dès qu'on cherche à imposer sa religion à d'autres : « voilà ce qu'on appelle de belles colonies ! ». Les clercs (seuls intermédiaires reconnus entre Dieu et les hommes, entre le Ciel et la terre) cherchent à convertir, c'est leur fonction (LP 61) : « cela est aussi ridicule que si on voyait les Européens travailler, en faveur de la nature humaine, à blanchir le visage des Africains ». L'esprit du prosélytisme peut devenir esprit d'intolérance LP 85. La quête de la pureté mène droit au fanatisme : il est plus dangereux de croire en une religion « qui se fait préférer à tous les intérêts humains et qui est pure comme le Ciel, dont elle est descendue » 75. On constate alors la répression violente de toute insoumission sous l'Inquisition LP 29, l'expansion par les armes dans les guerres de religion LP 85. Les moines, sous la figure des chartreux 82, ermites 93, ou dervis sont taxés d'inutilité car retirés du monde (le mollak vit dans des tombeaux 16), tenus responsables de la dépopulation pour s'être « voué à une continence éternelle » 117, « société de gens avares qui prennent toujours et ne rendent jamais », entravant la (re)production (cf LB). Il y a donc un anticléricalisme motivé par l'actualité. La bulle du pape contre les protestants est un exemple de confusion entre le religieux et le politique, entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, ce qui divise « toute la cour, tout le royaume, et toutes les familles » 24. Le pape et les évêques ont pour seul rôle hypocrite d'accorder des dispenses (24, 29) ; les moines ne respectent pas leur vœux et ne pensent qu'à s'enrichir (57) ; les épistolaires son révoltés par les injustices provoquées par l'Inquisition (29), les Arméniens chassés de Turquie ce qui évoque la situation des protestants français (85) ou la bulle Ingenitus du pape contre eux (24), qui aura des effets à long terme « On parle toujours ici de la constitution » p. 235. la suite de la lettre est une satire de Fleury, devenu précepteur du dauphin, qui avait écrit un mandement contre la bulle (51). Rica évoque les richesses et disputes de l’Église catholique ou encore le fossé entre les discours et les actes des chrétiens peu zélés (LP 46). Il ne faut pas non plus instituer un clergé qui n'a d'autre passion que l'ambition tel le confesseur qui aimerait guider le futur Louis XV LP 107. Le premier eunuque qui est musulman met en garde un eunuque ayant accompagné Usbek de la souillure qui le menace à côtoyer ds chrétiens. C'est pourquoi U demande à un mollak (= mollah= théologien) une aide spirituelle au moment où il est confronté aux profanes turcs et où il réfléchit à l'idée de pureté, il reçoit une réponse sévère et absurde (LP 15 à 18). Il ne comprend pas non plus l'ampleur des disputes consécutives à la condamnation des jansénistes par le pape (LP 101). - Dans la superstition, qui prépare bien souvent à la croyance religieuse, on cherche à donner une signification surnaturelle à un phénomène naturel, jusqu’à faire un mauvais usage de la causalité (tel passage de comète explique tel meurtre), plutôt que de renoncer à ce qu’il y ait un sens et affronter le sentiment d’absurdité : les superstitieux représentent à l’origine ceux qui prient pour que leurs enfants survivent (superstes= survivant), jusqu’à voir des signes là où il n’y a que des faits. Ainsi, la superstition fait régresser le religieux vers l’illusion et le mythe : « La religion honore les Dieux, la superstition les outrage » (Sénèque). La superstition est le désir d'interpréter un fait naturel comme un signe surnaturel par un mauvaise usage de la causalité donc elle prépare le terrain à la croyance religieuse qui interprétera tous les faits naturels comme des signes de l'existence de Dieu. La magie enveloppe la religion et la poltiique car le roi et le pape excellent tous deux à faire croire ce qu'ils veulent, et le roi croit lui-même le pape ce qui engendre certains désordres (la bulle Ungenitus), le pape « chef de chrétiens » est même défini en 29 par la soif de pouvoir et d'argent comme le roi en 24. Mais s'il suffit de les soumettre à l'épreuve de la raison logique pour s'en libérer : « pour s'assurer qu'un effet, qui peut être produit par cent mille causes naturelles, est surnaturel, il faut avoir auparavant examiné si aucune de ces causes n'a agi ; ce qui est impossible » LP 143. Ces discours ne remettent pas en cause l'existence de Dieu mais dénoncent les abus. L'idéal religieux ressemblerait au déisme, pratique religieuse personnelle qui ne différencie pas les croyances et sans rites. Dans la lettre 46 où il est question de rites religieux, U conclut son raisonnement par une prière énoncée par un homme qui ne sait plus comment prier (« je voudrais vous servir selon votre propre volonté » et « le meilleur moyen est de vivre en bon citoyen ») et les images choisies révèlent l'absurdité des lois humaines cherchant à traduire les lois divines : ainsi il est offensant de manger du lapin « l'un parce que cet animal était immonde, l'autre parce qu'il était étouffé, l'autre enfin parce qu'il n'était pas poisson ». Les rites religieux 44 n'ont aucun caractère divin : « ils instituèrent des fêtes en l'honneur des dieux » 12. Ils ne sont que des accessoires institutionnels indifférents à Dieu (17). D'ailleurs le rite n'est qu'une enveloppe extérieure qui n'empêche pas l'affranchissement intérieur : Usbek est à la fois musulman, il le restera dans la forme, tout en questionnant certains dogmes sur le fond (LP 97 associe respect ostentatoire de l'orthodoxie et affirmations irrévérencieuses). - Certainement, le dogmatisme est aussi le point de départ du fanatisme : il s’agit alors, mû par la croyance aveugle à un dogme, d’un comportement intolérant à toute opinion contraire (fanaticus= le serviteur du temple). L’Église pratique une sujétion spirituelle qui est plus ou moins aliénante selon le lieu où elle s'exerce (29). Lors d'une visite à Notre Dame Usbek rencontre un ecclésiastique qui lui confie qu'une « certaine envie d'attirer les autres dans nos opinions nous tourmente sans cesse et est pour ainsi dire attachée à notre profession » (61). Cf l’Inquisition et les condamnations pour hérésie de tous les non-catholiques. Dans la lettre 29 Rica expose la pratique de l'Inquisition en Espagne et au Portugal. Rica, ne maîtrisant pas les codes, utilise un vocabulaire neutre qui peut surprendre : les inquisiteurs sont des « dervis qui n'entendent point raillerie » (euphémisme), les chapelets sont des « petits grains de bois », St Jacques de Compostelle « une province qu'on appelle la Galice » ce qui leur ôte leur caractère sacré et montre que les condamnations sont prononcés à partir d'éléments dérisoires et reposent sur des pétitions de principes puisque « ceux-ci le présument toujours coupable » (cf l'autodafé de Candide de Voltaire) et la facilité avec laquelle on peut détruire un homme : « font brûler un homme comme de la paille » « brûler comme un hérétique ». Il n'y a pas de présomption d'innocence dans le droit religieux, contrairement au droit civil donc les valeurs chrétiennes d'amour et de charité sont ignorées car on ne se base que sur des intérêts personnels. On entend des témoins douteux alors que les accusés ne sont pas entendus. On perçoit son indignation à travers « pauvre diable ». L'ironie déconstruit l'intolérance religieuse dans sa justification de l'intolérance. En même temps qu'il condamne l'intolérance de l'Inquisition, MO rappelle que le christianisme a pu faire reculer l'intolérance sur certains continents comme le souligne la LP 60. Les chrétiens font valoir qu’ils furent persécutés par les païens, mais aujourd’hui ils se comportent en païens en poursuivant ceux qui ne pensent pas comme eux ; le maître des chrétiens, le Christ, a toujours donné l’exemple d’un comportement contraire à celui des persécuteurs, qui pourtant se réclament de son nom. L’Inquisition occupe peu de place dans les réflexions de Montesquieu, mais ce qu’il en a dit retient beaucoup l’attention aujourd’hui, puisqu’il en parle surtout dans un texte érigé en classique de l’enseignement académique : la « Très humble remontrance aux inquisiteurs d’Espagne et de Portugal » (EL, XXV, 13). De même, la lettre 35 ouvre un autre grand débat religieux : les peuples privés de révélation sont-ils damnés ? (cf controverse de Valladolid) : les théologiens lisent en Orient leur propre certitude de posséder la vraie foi exclusivement, ici christianisme et mahométisme sont des religions à vocation hégémonique qui tombent d'accord pour lire chez l'autre « les semences » aveugles de la leur propre vérité. - Dans ce texte, la critique de l’Inquisition est inséparable d’un plaidoyer en faveur de la tolérance. Rica exalte la tolérance orientale qui défend la religion par les seules armes de la vérité sans recours aux moyens violents : il récuse l'image d'un dieu « comme un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance » 83 (à opposer aux « remèdes violents » de l'empire turc 19). La France du XVIIIe siècle, on le sait, n’aime guère l’Espagne, et Montesquieu partage l’antipathie de ses contemporains. Elle se manifeste déjà dans les Lettre persanes (75 [78]), où l’Espagne est l’objet d’un tableau au vitriol, à peine tempéré par la relativisation de la péroraison. Or l’Inquisition apparaît, au cœur de cette impitoyable fresque espagnole, comme une sorte d’atavisme ibérique : « Les Espagnols qu’on ne brûle pas paraissent si attachés à l’Inquisition, qu’il y aurait de la mauvaise humeur de la leur ôter ». L’hypocrisie de cette institution, qui « ne fait jamais brûler un Juif sans lui faire ses excuses » (ibid.), s’accorde parfaitement avec le tempérament ibérique, dont la haine des Juifs est manifestement, pour Montesquieu, un trait saillant. Il dénonce aussi l'hypocrisie de la religion en général comme masque de l'intérêt (LP 75). avant de faire la satire de la dévotion espagnole. Nous savons en réalité que l’Inquisition fut voulue par les papes qui désiraient organiser efficacement l’éradication des hérétiques. Le traité de Paris et le concile de Toulouse (1229) en sont véritablement l’origine. Mais au XVIIIe siècle, l’ultime forme vivante de l’Inquisition catholique est celle d’Espagne et de Portugal, fondée en 1478 sous le nom de tribunal du Saint-Office et liée au souvenir sinistre de Torquemada. Tous les auteurs du siècle des Lumières, quand ils traitent de l’Inquisition, pensent donc à la péninsule ibérique. Enfin, l’Inquisition est animée d’un esprit profondément corrompu, qui viole la nature même. Dans un article de ses Pensées (no 898), Montesquieu note, à partir d’un ouvrage de l’abbé de Bellegarde, que de grands inquisiteurs n’ont pas hésité à promettre une amnistie générale aux hérétiques, pour mieux les attirer dans un 45 piège les conduisant au bûcher. On ne peut lire ces récits, conclut-il, « sans sentir dans son cœur de la tristesse ». Il y a bien une forme d'incompréhension voire d'intolérance entre les religions. - Enfin on désacralise en soumettant le discours théologique lui-même à l'épreuve de la logique.Au demeurant, la théologie (science de Dieu) a bien tenté de réconcilier la raison et la foi en recherchant des causes logiques de l’existence de Dieu et de ses actes mais elle répond sans écouter et trouve sans chercher, les clercs « n'approchent pas de plus près « la vérité (18) : elle ne fait rien comprendre, elle veut juste faire croire en prenant les apparences d'un raisonnement logique. D'ailleurs la discussion sur Dieu et la Justice 69 et 83 réfutera l'inconnaissabilité de Dieu et niera l'incompatibilité entre raison et religion. Par exemple, la preuve ontologique (preuve a priori) chez St Anselme ou Descartes qui veut déduire l’existence de Dieu de son essence (puisque Dieu est infini, il possède tous les attributs, dont celui d’exister) ; ou la preuve physicothéléologique (a posteriori, par les effets) qui déduit l’existence de Dieu de l’ordre régnant dans la nature (un monde aussi parfait ne peut avoir été créé que par une être parfait). Les disputes théologiques sont comparées à une forme d'asservissement politique : : « nous troublons l’État, nous nous tourmentons nous-mêmes pour faire recevoir des points de religion qui ne sont point fondamentaux » p. 157 d'où la comparaison avec d'un conquérant de la Chine qui provoqua la révolte à vouloir « obliger à se rogner les cheveux et les ongles » p157. Ainsi le prosélytisme religieux déstabilise l’État puisqu'il tente d'imposer une religion au détriment des autres, mais il plonge ses victimes dans un état de servitude car il force l'adhésion : « en Espagne et au Portugal il y a de certains dervis qui n'entendent point raillerie et qui font brûler un homme comme de la paille ». 29. Théologie = « science du paradis ». Le discours religieux tire de luimême sa propre légitimité : dans la lettre 18 du mollah, pour justifier le dogme de l'impureté, il demande à croire à un récit insensé, donc une croyance est justifiée par une autre croyance. Feignant de faire l'éloge du Coran, U ose imaginer que « par un admirable caprice Dieu y avait dicté les paroles et que l'homme eût fourni la pensée ». p 229. La lettre 101 reprend le même principe de déconstruction du discours religieux du côté chrétien : U rapporte les paroles d'un théologien qui raisonne par argument d'autorité : « nous sommes des juges infaillibles » car « le Saint Esprit nous éclaire » : d'où une circularité logique, une pétition de principe. Les théologiens sont donc accusés de bêtise et de fausseté : comme le « gros homme avec un teint vermeil » qui dit « théologiquement force sottises » 101. Le texte est incontestable parce que l'auteur l'est, et l'auteur l'est parce que Dieu l'est. Montesquieu répète dans L’Esprit des lois qu’il n’est pas théologien, mais « écrivain politique », et nous savons d’ailleurs le peu d’estime qu’il a pour les théologiens et pour les mystiques, comme le prouve par exemple dans les Lettres persanes le passage où Rica visite la bibliothèque Saint-Victor (LP, 128 [134]). N’attendons pas de lui, par conséquent, qu’il nous révèle « l’histoire de l’éternité » ni la teneur des « livres qui sont écrits au Ciel » (LP, 17 [18]). Usbek reçoit de son ami Ibben un conte, l'histoire d'Aphéridon et d'Astarté, qui pose la question de l'amour et de la fidélité à la religion paternelle. Il entame par ailleurs une réflexion sur la diversité des religions et aboutit à l'idée que les croyances peuvent toutes avoir leur légitimité (LP 43s?). Il s'interroge aussi sur la nature de Dieu, la prescience divine et le libre arbitre, la liberté humaine en matière de morale (LP 69) et sur l'inconstance des principes moraux chez les chrétiens (LP 75) ou sur le suicide qui pose la question de la liberté humaine face à la volonté de Dieu LP 76. Désarroi total de Ibben avec Usbek LP 77. Il y a en effet des contradictions logiques inhérentes à la religion comme le problème de la responsabilité de l'homme face au péché : s'il et responsable alors il a échappé à son créateur donc Dieu est omniscient mais pas omnipotent, s'il est responsable du mal commis, Dieu est omnipotent mais pas d'une bonté infinie, puisqu'il a voulu le mal dans l'histoire humaine. L'inconstance des principes professés par le clergé permet aussi de cautionner au besoin l'esclavage LP 75. CF Spinoza, dans le « Traité des 3 imposteurs » (à savoir les 3 prophètes des 3 grandes religions monothéistes) considérera la théologie comme une technique d’imposture : on fait comme si Dieu avait créé le monde de la manière la plus facile à concevoir ou à imaginer pour un esprit humain, comme si tous les êtres de la nature n’étaient que des moyens préparés à l’usage des théologiens par un autre être ; or, selon lui, Dieu se confond avec la nature, ce n’est pas un être séparé de sa création (panthéisme) ; tout ce qui existe dans la nature est une façon d’être de Dieu. Dieu est donc une cause immanente et non pas transitive (passant par des médiations) et il n’y a pas non plus d’effets qui soient extérieurs à lui ; bref, « tout ce qui est, est en Dieu ». Cet immanentisme est un excellent moyen de penser un Dieu qui ne soit pas anthropomorphe, ni bon, ni jaloux. Dans les diverses manières de ne pas croire (athéisme, agnostique) on a pu ranger le panthéisme de Spinoza, qui confond Dieu et la nature en lui donnant une nature immanente (deus sive natura). 46 Critique de l'anthropomorphisme de Dieu empruntée à Spinoza : « on a dit fort bien que si les triangles faisaient un Dieu, ils lui donneraient trois côtés » LP 59. Si l’on veut préciser les traits du Dieu de Montesquieu, il faut y faire la part de cette croyance à la fois minimale et centrale et des particularités qui s’y mêlent et la compliquent ; peut-être faut-il aussi essayer de pénétrer jusqu’à un imaginaire du divin : on y glisse de Dieu aux dieux, qui deviennent indifféremment les noms et les figures où se projettent les valeurs et les mouvements de la sensibilité. Selon un mémoire de son fils Jean-Baptiste, Montesquieu aurait écrit en 1711 un traité où il voulait prouver que l’idolâtrie païenne ne méritait pas la damnation éternelle. Ce qui paraît en subsister dans les Pensées atteste la volonté d’articuler un discours sur Dieu, qui s’inscrit dans la tradition de la « philosophie nouvelle » de Descartes et doit beaucoup à Bayle : l’idée d’un Dieu un, substance simple, inséparable de celle de la spiritualité de l’âme, opère une purification qui laisse toutefois totalement obscure la question de ses attributs (Pensées, no 1946). cette critique de l’anthropomorphisme va de pair avec la représentation d’une humanité perdue sur une terre « atome subtil et délié, que Dieu n’aperçoit qu’à cause de l’immensité de ses connaissances » (LP, 74 [76]). Ce Dieu est la cause première du monde physique, dont les philosophes ont su trouver les « lois générales, immuables, éternelles » (ibid.), il obéit lui-même à l’ordre du monde moral, à ces « lois de convenance » en quoi consiste la « justice » : « quand il n’y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice » (LP, 81 [83]). Cette supposition, qui rappelle celle de Grotius, est de pure fiction, elle n’en suggère pas moins une possible infériorité ontologique de Dieu. * Est-ce à dire que la foi est totalement incompatible avec l’usage de la raison ? Non et c’est précisément la différence entre la croyance et la foi : la foi est plus et autre chose qu’une simple croyance, car même si elle traduit aussi un renoncement au pouvoir de la raison, ce saut est justifié par la raison ellemême : « Je dus abolir le savoir pour faire place à la croyance » (Kant). Il s’agit alors d’un engagement ou d’une confiance (fides) qui nous invite à croire à des valeurs ou à des idées dont nous ne pouvons pas donner une démonstration rationnelle. Chez Kant, la croyance en l’immortalité de l’âme et en un être parfait constituent 2 des 3 postulats de la raison pratique (avec la liberté) : c’est dire que la foi peut servir de motivation morale, dans des domaines où la raison ne peut pas donner de réponses satisfaisantes. Selon lui, on ne peut pas prouver ni que Dieu existe, ni qu’il n’existe pas ; cependant l’idée qu’un idéal régulateur puisse nous inciter à devenir meilleurs, ou que nous ayons la consolante espérance de pouvoir parachever notre mission dans une vie après la mort, peuvent être des motivations supplémentaires . Ainsi, la religion peut être l’auxiliaire de la morale, au sens où la morale peut se continuer en foi religieuse ; a croyance religieuse ne devrait être que le prolongement d’une espérance qui elle est morale : il faut qu’autre chose existe, une valeur plus haute ; la religion est donc une conséquence possible de la réflexion morale. Par contre la réciproque est fausse : ce n’est pas à la religion (surtout dans son contenu dogmatique) de dicter aux hommes leur conduite morale et la religiosité n’est pas une garantie de moralité ; on peut donc être un religieux fanatique et inhumain, ou un athée vertueux …Seule l’intention morale (et non la conformité à un dogme) permet de distinguer le Bien du Mal. La meilleure religion est ainsi celle qui invite à réfléchir, qui enseigne la conscience morale et non les dogmes.. L’espérance morale part d’un désespoir théorique et la religion aide ici à provoquer ce sentiment de déficience qui nous pousse à progresser et à créer des valeurs que le réel ne fournit pas : « la religion est la connaissance de tous nos devoirs comme accomplissements divins » (Kant, « La religion dans les limites de la simple raison »). Pour transformer la croyance en foi il faut donc la soumettre au pouvoir de la raison morale, à défaut de pouvoir la soumettre à la raison logique. Seule compte la vertu morale et plus on tirera la religion vers la vertu moins on aura besoin de clercs : Dieu lui-même se doit de répondre aux critères de justice que comprend la raison humaine (83). Seule la raison est capable de parler un langage universel... MO relativise la légitimité du dogme en plaçant l'utilité morale de la religion au-dessus de la croyance : « dans quelque religion qu'on vive, l'observation des lois, l'amour pour les hommes, la piété envers les parents, sont toujours les premiers actes de religion » LP 46. Les Troglodytes faisaient d'ailleurs un usage vertueux et simple de la religion LP 12. Mais la religion, en plus de donner une vraie foi morale, peut aussi libérer : dans le cas d'Astarté, la libération viendra grâce au livre saint de la religion guèbre, qui est passablement archaïque car la croyance intime est la seule chose sur laquelle le tyran n'a pas d'emprise. Il y a une part d'intimité irréductible. « Les religions contiennent des principes utiles à la Société » LP 85. L'idéal pour MO serait une religion naturelle qui se fonde sur la raison et qui se fonde sur des règles de justice, ignorant tout pouvoir transcendant : une religion spontanée présente dans les coeurs vertueux comme chez les Troglodytes : « la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avait laissé de trop rude ». Le 47 déisme, croyance en un Dieu garant du bien dont chaque homme a conscience, ne commande aucun dogme ni cérémonie : « tous les hommes seront étonnés d'être sous le même étendard », désir de syncrétisme c’està-dire de concilier les diverses religions qui rendrait inutiles les « divins exemplaires » (Bible et Coran). La croyance en la justice peut donc se substituer à la croyance en Dieu : « La justice est éternelle et ne dépend point des conventions humaines » LP 83. Il y a, pour empêcher la guerre de tous contre tous, « dans le coeur de tous ces hommes un principe intérieur qui combat en notre faveur et nous à couvert de leurs entreprises » (LP 83). Mais ce principe doit être soutenu par les institutions pour se maintenir. Venise est à la fois la ville de nombreuses « mosquées » mais elle est qualifiée de « profane » : c'est une ville intermédiaire entre les deux mondes car on y trouve des mosquées mais pas d'eau vive pour se laver. Et faire les ablutions * De ce fait, il y a une utilité sociale et politique de la croyance religieuse : non seulement elle révèle une curiosité métaphysique, une prise de conscience de l’illimité, de la démesure de l’immensité cosmique, que les hommes ont en partage, mais il s’agit aussi d’un instrument fédérateur pour relier les hommes entre eux et établir des normes de conduite, que l’opinion ne parvient pas forcément à déterminer toute seule. Par ex les premiers Troglodytes sont sans religion : et les malheurs qui les accablent ne vient pas d'un châtiment surnaturel mais de la logique des relations humaines. C'est seulement quand deux hommes se distinguent par leur vertu que la religion apparaît : « vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avait laissé de trop rude »12, la religion vient seulement s'ajouter aux autres facteurs de sociabilité. C’est pourquoi on peut s’autoriser une étude sociologique de la religion, où celle-ci sera définie par d’autres critères que la croyance en des dieux ou en des êtres surnaturels (qui ne figurent pas dans les religions aborigènes par ex). La référence au sacré, qui est l’Autre par excellence, (plutôt qu’au divin) s’impose alors : « une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, càd séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent dans une même communauté morale appelée Eglise ceux qui y adhèrent » (Durkheim, « Les formes élémentaires de la vie religieuse »). Les choses sacrées sont la projection des forces qu’elles incarnent et médiatisent, par opposition au profane ordinaire (leurs limites respectives varient et peuvent même s’interchanger selon les époques et les cultures) . Un groupe humain peut faire l’expérience du « sacré de communion », dans l’effervescence d’une émotion collective forte, transport qui est vécu comme un premier contact avec le divin. Dans une 2 ème phase, cette expérience initiale se socialise, se rationalise, à travers certaines pratiques qui la structurent et la commémorent, afin de renouveler le lien social qui s’était alors forgé : de là naissent le « sacré d’ordre » et la religion instituée. La cérémonie, par exemple, (qu’elle soit religieuse ou non) possède la vertu de rassembler des hommes différents au cœur d’un même projet, autour d’une même valeur structurante : « il ne peut pas y avoir de société qui ne sente le besoin d’entretenir et de raffermir, à intervalle réguliers, les sentiments collectifs et les idées collectives qui font son unité et sa personnalité ». Ainsi la religion permet de créer du lien social et contribue à la solidification du tissu social, en créant des relations de dépendance réciproque. N’oublions pas que la société est une réalité invisible, une totalité qui ne se réduit pas à la somme des individus : le religieux, en développant un discours sur l’au-delà par exemple, donne du sens au monde et peut nous rassembler audelà de tout clivage. De plus, l'intérêt pour la religion se mesure non pas tant par la vérité de ses dogmes que par leurs effets dans la vie active. Les facteurs moraux pour expliquer la dépopulation sont prédominants : à la thèse d'une opposition entre anciens et modernes émise par Rhédi (112), Usbek répond par une localisation de la différence des mœurs (114), lesquelles se trouvent influencées par la religion. Dans toutes les religions, l'enjeu principal est la conception du mariage : la polygamie, la continence forcée des eunuques ou des femmes, l'interdit du divorce sont autant de pratiques qui influent négativement sur le taux de natalité. Ainsi les Catholiques symbolisent l'exemple repoussoir d'une culture latine improductive qui croit s'épanouir dans le repos d'un cloître en jouissant d'une fortune thésaurisée par l'église. Elle est considérée comme une institution sociale et culturelle parmi d'autres, faisant partie des moeurs, donc tributaire de variables physiques et climatique aussi. Il ne fait qu'une phrase à Rica pour résumer les dogmes de la trinité et de la transsubstantiation du pape : « Tantôt il fait croire que 3 ne font qu'un, que le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce » (LP 24). Coupés de leur contexte, du système symbolique dans lequel ils s'intègrent, ils redeviennent des données factuelles qui n'ont plus de sens. Cela permet démontrer l'absurdité de la croyance. Il faut révéler l'entreprise de mystification qui est à l'origine des institutions. C'est d'abord une mystification sociale : le monde décrit par les Persans est un monde d'apparence et d'illusion, de paraître, où l'on ne se confronte qu'à des signes ou des symboles. Le monde parisien est n vaste théâtre et c'est dans la salle que se joue le vrai spectacle. La lettre 24 48 fait du roi et du pape de grands « magiciens », maîtres dans l'art de l'illusionisme, et font croire dans leurs textes de lois que « un écu en vaut deux » ou « qu'un morceau de papier est de l'argent ». Le célibat ds religieux pourrait par ailleurs être une cause de la dépopulation en Occident (LP 116, 117). Prenant acte de la forme cloîtrée de la vie religieuse (LP 93) il en déduisait pourtant l'origine naturelle de la société et la nécessité de fonder le droit sur la loi naturelle. Mais ne devient-il pas trop souvent une continuation de la politique par d’autres moyens, une croyance instrumentalisée par le politique ? Faut-il considérer la religion comme un élément nécessaire à la vie politique ? Ne faut-il pas lui poser certaines limites ? * Religion et Politique * Il faut distinguer les lois politiques des lois religieuses, comme nous avons déjà distingué les lois religieuses des lois morales. En effet, il y a une différence fondamentale entre un pouvoir politique s’appuyant sur la décision rationnelle des hommes à faire leurs propres lois, et le pouvoir religieux , censé traduire le commandement de Dieu, lequel s’appuie sur la volonté supposée d’une être transcendant, connue par révélation ou par interprétation des textes. Confondre loi civile et loi religieuse, ce serait prendre le risque de soumettre la vie sociale et politique d’un peuple à une religion exclusive et arbitraire, soumise à des interprétations subjectives et à des croyances irrationnelles. La possibilité d’un état religieux risque donc de priver les individus de la liberté de ne pas croire ou de la liberté d’interprétation des textes sacrés. On pourrait voir dans la religion, à l’instar de Freud, « la névrose obsessionnelle de l’humanité », (« L’avenir d’une illusion ») càd la réactivation d’un mécanisme de défense qui pousse l’enfant à chercher protection auprès d’une puissance paternelle, provoquant des sentiments ambivalents de crainte et d’admiration. La frustration du désir oedipien serait la cause de cette croyance religieuse, comme un besoin de consolation engendré par la privation. En ce sens, le comportement religieux ne saurait fournir un modèle de rationalité politique, pour aider les hommes à vivre ensemble, puisqu’il repose sur la soumission à un être jugé supérieur (comme la monarchie de droit divin). Car il faut bien distinguer la société de l’état politique. Même si Aristote définissait l’homme comme un « animal politique », faisant allusion à une sociabilité innée dont on trouve les prémisses à l’intérieur de la cellule familiale, un état politique est plus et autre chose qu’une société. Les sociétés représentent déjà un « vivre ensemble », reposant sur un consentement mutuel et la réunion d’intérêts communs ; mais cela ne suffit pas pour édifier un contrat social visant le bien commun. Autrement dit, tout Etat suppose une société, mais toute société n’est pas organisée ou rassemblée dans l’unité supérieure d’un Etat, avec des institutions, des lois, càd un cadre où chaque individu peut réaliser sa liberté avec (et non aux dépens de) l’autre. Par conséquent, la religion peut constituer un ciment social, sans pour autant devenir une partie composante de la vie politique. * D’ailleurs l’autorité civile n’est appelée à modeler que le comportement externe de chacun d’entre nous et n’a ni le besoin ni le droit de s’ingérer dans les convictions spéculatives des citoyens. Une adhésion religieuse n’est pas de l’ordre du dressage : elle suppose une conviction intime, laquelle est variable selon les individus. Autrement dit, le pouvoir politique ne doit pas intervenir dans le sentiment religieux : chacun est libre de croire ou de ne pas croire, dans l’intimité de sa conscience. Inversement –car il faut une contrepartie- la religion ne doit pas non plus s’immiscer dans les affaires publiques : car dire qu’une société ne peut pas vivre sans religion, cela reviendrait aussitôt à dire qu’elle ne peut vivre qu’avec une seule religion, celleci plutôt que telle autre. CF C’est à ce dogme de l’unicité religieuse que Bayle s’attaquera en forgeant le concept de tolérance civile : il s’agit en effet de tolérer au sein de l’état politique une pluralité confessionnelle. Les athées et les hérétiques ne mettent pas en péril l’ordre public et notre conscience a le droit d’errer et de se poser des questions sur la légitimité ou non de telle croyance (droit de la conscience errante). L’essentiel est de pouvoir trouver un accord foncier sur les valeurs de l’action : une orthopraxie (droite/action), faute de vérité orthodoxe. Bayle se réfère notamment au texte biblique et à son interprétation par St Augustin. Un maître de maison, raconte l’Evangile selon St Luc (Nouveau Testament), envois son serviteur chercher des invités pour participer à son festin, mais aucun ne veut venir : « Et le maître dit au serviteur : va par les chemins et par les haies, et contrains-les d’entrer afin que ma maison soit remplie ». or, St Augustin utilisera ce passage pour justifier les guerres de religion et les croisades de l’Eglise catholique. Bayle condamnera cette interprétation littérale du texte, mise au service des pires actions : « Tout sens littéral qui contient l’obligation de faire des crimes est faux ». La qualité morale de l’acte est le seul critère à retenir, autrement dit prêcher contre la raison revient à prêcher contre Dieu. Nul croyant ne peut concevoir de bonne foi qu’il 49 plaît à son Dieu en exerçant une contrainte sur Autrui : « Il ne faut pas regarder à quoi l’on force en cas de religion ; mais si l’on force, et dès lors que l’on force, on fait une très vilaine action et très opposée au génie de toute religion ». Par conséquent, c’est l’absence de tolérance qui suscite le plus de désordres, et non l’absence de religiosité. Si l’on accordait le recours à la force aux uns, il faudrait l’accorder à tous et ce serait renoncer à la paix publique. La lettre 85 est l'occasion d'un plaidoyer en faveur de la diversité des religions au sein de l'état car c'est utile et positif, c'est un réquisitoire contre l'intolérance (Ls XIV a révoqué l'édit de Nantes en 1685, signé par Henri IV en 1598 et qui tolérait le culte protestant ; les persécutions et les dragonnades, avec la caisse Pélisson, provoquent des conversions forcées ou des fuites vers la Suisse, la Hollande ou l'Angleterre ; il condamne aussi les jansénistes de Port Royal à travers le pape en 1713). Ouverture du mahométan Usbek aux chrétiens. Cf Bayle. La lettre 60 montre les conséquences funestes de l'intolérance à propos de la question des Juifs : « pour aimer et observer [une religion] il n'est pas nécessaire de haïr et de persécuter ceux qui ne l'observent pas » dit U Au contraire, un Etat qui accepte la pluralité religieuse aurait tout à y gagner : « comme toutes les religions contiennent des préceptes utiles à la société… Qu'y a-t-il de plus capable d'animer ce zèle que la multiplicité ? » LP 85. U établit une différence entre ceux qui adhèrent à la religion et ceux qui cherchent à la répandre (dogmatisme / fanatisme) : « le zèle pour le progrès de la religion est différent de l'attachement qu'on doit avoir pour elle » LP 60. Dans le LP 85 l'esprit de prosélytisme est regardé comme « une éclipse entière de la raison humaine ». D'ailleurs, à la différence de la couleur de peau, on peut changer de religion (argument de la contingence des lois culturelles # naturelles) ; autre argument : celui de la réciprocité : il ne faut pas faire autrui ce que l'on ne voudrait pas subir. Le mal répond au mal comme le bien répond au bien et c'est la lumière naturelle qui veut « que nous fassions à autrui ce que nous voudrions qu'on nous fît » (EL X, 3). La société est donc autant faite de rapports de réciprocité que de rapports de subordination : certaines lois doivent consacrer l'égalité, d'autres la hiérarchie et toutes seront légitimes. « Voulez vous savoir si les désirs de chacun sont légitimes, examinez les désirs de tous » (XV, 9) ce qui est une interprétation quantitative de l'impératif kantien. La lettre 85 nous éclaire sur la position de Mo en matière de religion : la religion devrait garantir, comme l'indique son étymologie, la cohésion de la société sans entraver la liberté de chacun. L'histoire a montré que la coexistence de plusieurs religions n'était pas source de problèmes précisément parce que la religion « prêche la soumission » p. 207. C'est plutôt l'intolérance qui est source d'instabilité allant de la crise économique (due au départ de « tous les négociants et presque tous les artisans du royaume » p. 206 à la guerre de Religion et « ces n'est point la multiplicité des religions qui a produit ces guerres, c'est l'esprit d'intolérance » p. 208. Il y a donc bien des principes abstraits qui sont au-delà des particularismes communautaires : LP 35 et 93. U croit en une « certaine politesse commune à toutes les nations » LP 48, comme en l'égalité universelle des hommes P 75. On doit obéir à des principes absolus même si ils ne sont pas révêtus du prestige de la religion donc c'est la morale qui précède et conditionne la foi religieuse : « S'il y a un Dieu, il faut nécessairement qu'il soit juste (…) Ainsi quand il n'y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice … Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l'être de celui de l'équité » donc la soumission à la morale est première par rapport à la soumission à la religion. Le pouvoir religieux fait passer le croyant du statut d'homme soumis (qui obéit à Dieu et s'humilie face à la création) à celui d'opprimé par un pouvoir dogmatique et arbitraire, dès qu'il passe de la foi à la croyance aveugle ; on pourrait ainsi considéré que la foi engendre la soumission à des lois morales tandis que la croyance doxique engendre la servitude. Contrairement à Rica, U lui restera prisonnier de ses préjugés mahometans. TR : Ainsi, l'obéissance à des principes de justice n'est pas une soumission aliénante, une articulation entre pouvoir et devoir, elle consiste à « pouvoir faire ce que l'on doit vouloir et à n'être point contraint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir » (EL, XI, 3). Etre libre n'est donc pas faire ce qu'on veut, mais faire ce que la loi permet et qui ne nuit pas à autrui. Dans ce cas, peut-on trouver un ordre social et une obéissance à la loi qui ne conduise pas à la servitude. 50 III) L'UTOPIE DE LA LIBERTE A) Une liberté absolue ou relative ? 1- De la servitude à la libération * On définit communément la liberté comme libération des contraintes extérieures : je suis libre lorsque j’affirme ma capacité de faire ce que je veux et de me soustraire à des influences extérieures. En ce sens, la liberté est l’absence d’obstacle à l’expression de ma volonté ; je suis libre quand je peux faire ce que je veux. Il faut remarquer d’ailleurs qu’il est beaucoup plus facile de définir la liberté quand on ne la possède pas que quand on la possède : tout comme le bonheur et la bonne santé, la liberté fait partie de ces valeurs que l’on ne connaît vraiment que lorsqu’on en est privé, lorsqu’ils n’existent plus ; ainsi on a vraiment conscience de ce qu’est la santé quand on est malade et qu’on espère la retrouver ; on a vraiment conscience du bonheur quand un malheur nous frappe ; de la même manière, un prisonnier sait ce que signifie la liberté : la cessation de la situation où il se trouve ; alors qu’un homme libre aura beaucoup de difficulté à définir son état ; il sait seulement que s’il en était privé, la vie prendrait un mauvais goût. La liberté semble donc supposer au départ l’aliénation et la servitude : si nous éprouvons le besoin ou l’envie de nous libérer c’est parce que nous étions d’abord contraints, enfermés par quelque chose, par une situation, et la liberté apparaît quand cette situation de contrainte disparaît, lorsque “ je ne suis pas empêché de… ”. En ce sens, les obstacles à la liberté viennent en premier et c’est seulement après, à partir de ces obstacles que cette liberté peut s’affirmer. Les situations les plus douloureuses et les plus aliénantes n’enlèvent pas à l’homme sa condition d’existant libre, voire même la font ressortir. Plus une situation est oppressante, plus urgent est le choix, plus mes décisions d’existant donneront un certain sens à la situation. La liberté est donc libération d’un sujet par rapport à des objets qui le contraignent (le principal objet, mur auquel on se heurte étant Autrui) ; après cela “ la route est libre ”, on est “ à l’air libre ”, on a “ les mains libres ”, comme “ en chute libre ” : il y a indépendance par rapport aux forces extérieures (sauf la pesanteur). Lettres de U sur la liberté 69, 76, 85. En ce sens toute liberté est relative à une situation de nécessité dans laquelle elle vient s'inscrire car l'aliénation est première et c'est toujours relativement à une contrainte possible ou réelle que l'on se libère. Relativité de le liberté : en allant à la campagne les femmes espèrent y être plus libres. 47 Zachi semble être la plus ardente de toutes et qui a le plus besoin de l'air du dehors : sur 3 lettres, 3 relatent sa sortir « à la campagne » (3 et 47). Elle n'arrive pas à accepter les interdits du sérail, plus que l'absence de son mari. On l'a trouvée seule avec Nadir, un eunuque blanc, elle s'est rendue coupable de « familiarités » avec son esclave Zélide LP 20. Donc elle s'offre clandestinement des plaisirs compensatoires. Elle exploite les failles du système totalitaire. Elle incarne la liberté clandestine dans les marges. Zélis, elle, ne dissimule pas, c'est la seule épouse à être mère, à bénéficier d'un échange épistolaire avec Usbek (qui ne répond pas aux autres et n'est pas répondu par elles). Avec elle il discute de l'éducation de leur fille ou des malheurs de Soliman qui vient de voir la sienne répudiée car pas vierge le jour de ses noces. Elle ne cesse de le provoquer, lui montrant qu'elle est plus libre que lui, que la jalousie est la marque de sa dépendance : « votre âme se dégrade et vous devenez cruel. Soyez sûr que vous n'êtes point heureux » LP 158. Elle avait l'intention de demander le divorce en 1717, ce qui a été refusé par Usbek, au moment où il inaugure une politique répressive au sérail LP 148. Elle incarne l'indépendance d'esprit. Il y a un caractère second (artificiel) de la soumission : Rica rapporte les propos d'un philosophe occidental opposé à la soumission des femmes (LP 38 : « La Nature n'a jamais dicté une telle loi »). CF MO EL : les femmes « ont plus de douceur et de modération ; ce qui peut faire un bon gouvernement, plutôt que les vertus dures et féroces » (VII, 17). Mais le problème est que plus on a de raison et d'humanité moins on tyrannise les autres et donc plus il est facile de nous tyranniser : la supériorité est alors la cause de l'infériorité. Ce n'est pourtant pas en Orient mais à Moscou qu'on voit les signes de libération ou d'une évolution tout du moins : le tsar Philippe le Grand introduit du changement, il « a voulu tout changer » même la barbe traditionnelle du clergé russe orthodoxe : « Inquiet et sans cesse agité, il erre dans ses vastes Etats (…) et va chercher dans l'Europe d'autres provinces et de nouveaux royaumes ». (LP 51). C'est la liberté des femmes qui surprend d'abord Usbek en arrivant à Livourne (Italie). Soumission des hommes aux femme en Europe selon Rica : les femmes en général gouvernent et non seulement prennent en gros mais même se partagent en détail toute l'autorité » LP 107. le philosophe galant (probablement Fontenelle) qu'il rencontre dit aussi : « ces avantages », à savoir plus de douceur, d'humanité et de raison, qu'ont les femmes et « qui devaient sans doute leur donner leur supériorité ». Car le pouvoir de la beauté est « universel » LP 38. 51 Elles constituent « une espèce de république » solidaire et organisée, elles sont le ressort de la machine étatique 107. * Le libertinage est un autre moyen de se libérer : le latin « libertinus » désigne l'esclave devenu libre et le libertin l'homme qui cherche la liberté par tous les moyens, pour son propre bonheur, souvent épicurien et athée, il se considère libre de penser et d'agir comme il lui plaît, il suit son penchant naturel. Les femmes de Paris « ont perdu toute retenue » selon U (LP 26), le mari se trouve bafoué dans son autorité (LP86), elles usent de leur charme pour obtenir des faveurs : « A Paris règnent la liberté et l'égalité » (LP 88). Ce sont la galanterie et le badinage qui gouvernent tout jusqu'au plus haut sommet de l’État : « le feu roi absolument gouverné par les femmes », « les femmes en général gouvernent » LP57. Le pouvoir des femmes : il y a un rôle primordial des requêtes féminines en faveur des promotions des jeunes abbés, de magistrats, de colonels « elles ont fait l'ornement de la cour des rois nos prédécesseurs … elles n'ont point rendu la cour moins célèbre par leurs intrigues » 124. La promotion de la cour supplante la gloire militaire donc les femmes sont au centre de ce système de coterie. Tout homme qui a un emploi à la cour l'a obtenu par une femme (« présenter 5 ou 6 placets tous les matins » 107). * C'est l'espace de la lettre qui exprime le mieux la liberté intérieure : « Le commerce épistolaire, parce qu'il institue une logique de l'échange et qu'il lui donne la forme comique, est la négation même de la logique despotique » Goldzink. QR : le roman épistolaire permet de rendre compte « soi-même de sa propre situation » ; « je te parle librement parce que tu aimes ma naïveté et que tu préfères mon air libre » écrit Zélis à Usbek. La lettre est le genre où s'expriment le mieux l'intimité et les sentiments car chaque énonciateur s'exprime depuis un contexte qui lui est propre selon le rapport qu'il a au destinataire, mais aussi dans une certaine confidentialité qui permet d'exprimer ses humeurs, de produire certains effets chez l'autre. D'ailleurs, certaines lettres racontent le même événement de manière différente (41-42). Il y a autant de narrateurs que d'épistolaires. Le lecteur semble donc surprendre des confidences ou des pensées intimes, ce qui fait de lui un voyeur (par ex la scène du coucher ou les rêves érotiques LP 7 ou le conte LP 141) et c'est à lui de reconstituer le fil de l'intrigue. Donc la liberté des épistolaires rejaillit sur celle du lecteur, de même que le narrateur, même si il disparaît derrière eux, a choisi de reproduire ou d'omettre certaines lettres). La lettre a pour but de suppléer l'absence de l'autre et de dire par écrit ce que l'on ne peut pas dire à haute voix et ce que l'on ne peut pas taire non plus ; elle témoigne donc d'un désir d'expression d'une pensée intérieure, voire intime, qui s'adresse directement à la pensée de l'autre. L'intime est plus présent dans les lettres adressées au sérail et pas dans celles sur l'occident. À travers les voix de quelques eunuques et des cinq femmes d’Usbek, le sérail fictif s’exprime comme un sérail réel ne le pourrait jamais. Néanmoins, en 9 ans les femmes n'écrivent que 11 fois, ce qui est peu pour des gens qui s'aiment. Donc le roman par lettres peut aussi manifester l'éloignement et l'indifférence. La lettre suppose une absence : la nécessité de dire ce que l'on ne peut taire ; mais ici l'attente est longue du fait du choix de U de ne pas revenir (d'autant que les lettres mettent 5 ou 6 mois pour arriver, selon un itinéraire détaillé LP 27, l'intrigue durant 9 ans en tout, de mars 1711 à novembre 1720). Ce temps rend sensible le déclin et la déliaison avec l'Orient. Il n'est plus chez lui et son esprit est vraiment ailleurs, il est plus occupé par l'occident. De même que toutes les lettre de menaces de U est restée sans effet car Narsit n'a pas osé l'ouvrir : LP 149. Et le récit d'Anaïs qui prend la place de l'homme au paradis (LP 141), se voit entourée d'un sérail rempli d'esclaves, passe les nuits dans les bras de deux hommes, prouve le caractère arbitraire de la domination des hommes. Csqces = La liberté publique est un écrin qui n'est pas le fond de la liberté : la vraie liberté est la liberté privée, intérieure, celle de la personne pour MO, elle est « indépendance » LP161. La liberté publique peut ne pas exister et la liberté privée être préservée, comme une possession de soi, l'espace intérieur d'un moi irréductible, le je veux et le je ne veux pas. D'où le cri d'angoisse de Zachi (157) et Zélis (158) soumises aux fantaisies barbares de l'eunuque. * La lettre du suicide, un hymne à la liberté en contraste avec le roman de l'aliénation totale que sont les LP / une mise en scène de la rhétorique propre au discours tragique de la passion (161) = Seule Roxane possède le nom d'une héroïne tragique de Racine, qui est la favorite et la maîtresse du sérail.. Roxane figure l'ultime réponse que la victime peut donner à l'oppresseur, et doit être envisagée en prolongement des lettres sur le droit au suicide (LP 76). Elle reprend e pouvoir par le pouvoir des mots : « ce langage sans doute te paraît nouveau » et proclame « ma vie est à moi » comme le fera Mon dans l'EL. Coup 52 de théâtre : Roxane, épouse favorite, a trahi le maître en prenant un amant 159 et anticipe l'exécution de Solim 160 en se donnant la mort et dévoile dans sa dernière lettre sa haine pour Usbek, revendiquant son droit à la liberté. Elle tue symboliquement U au moment où elle se tue puisqu'elle échappe à son emprise. Déjà au départ elle oppose à U une farouche résistance physique et feint pour se défendre d'être attachée à la vertu au point de faire appel à sa mère (LP 26) ; ayant dû céder après deux mois, elle change alors d'armes : à la violence elle substitue les « charmes », elle s'insinue dans le coeur de son époux par « des paroles douces et flatteuses » qui l'illusionnent sur ses sentiments (26). ce qui lui permet de retrouver son amant en cachette (révélé par Solim LP 159). Comme Fatmé, elle a essayé au début de trouver dans les mœurs de quoi garantir sa dignité, mais celle-ci se définit contre les institutions. Comme Zachi elle a utilisé la dissimulation pour trouver des compensations clandestines et même l'amour. Comme Zélis elle proclame la supériorité de l'esprit : « Tu me croyais trompée et je te trompais ». Elle incarne la solution toujours offerte du suicide à ceux que le pouvoir écrase. Mais elle complète aussi les réponses apportées par chacune des femmes à l'autorité aliénante de U. Elle résume en une page toutes les ripostes envisagées dans la partie romanesque des LP. C'est le suicide terminal du héros privé de l'objet de son désir. Il y a comme un sacre de la passion : la passio n a été sacrifiée à des « gardiens sacrilèges » ce qui revient à inverser le thème de la souillure appliqué au sérail par le vocabulaire masculin. Elle sert de clausule (conclusion à rapprocher de la LP 146, dernière lettre du cycle occidental), elle contient les concepts centraux du texte « j'ai toujours été libre ». La rébellion était déjà dans l'infidélité du corps et du coeur : elle a un amant et échappe à la vigilance de ses surveillants : « j'ai su de ton affreux sérail faire un lieu de plaisirs et de délices » ; la libération vient de son choix érotique et amoureux personnel. Roxane dépouille Usbek de sa puissance domestique (il méconnaît les secrets de son propre harem en son absence) et de son statut de philosophe désormais réduit au statut d' « ignorant, despote faussement émancipé et faussement éclairé des lumières d'Occident » (C. Spector). C'est elle qui se révèle la vraie philosophe du roman par « son cri de la nature contre la loi religieuse et politique, cri de la liberté contre l'oppression » car elle est celle par qui le scandale arrive, celle qui identifie nature, liberté et satisfaction de ses désirs. Elle fait appel à des valeurs universelles dont U n'a su que révéler une partie des exigences car elle inclut dans l'ordre des droits inaliénables la pulsion désirante ; or l'amour véritable était jusque là le grand absent du roman, peut-être parce qu'il permettait la mise à distance ironique. Le jeune homme mort sous les coups des eunuques représente cette part clandestine d'amour vrai et dont le sacrifice entraîne la fin de la fiction. Elle révèle que la servitude n'est pas incompatible avec la liberté d'esprit et qu'elle a su l'utiliser malgré son enfermement : « j'ai pu vivre dans la servitude mais j'ai toujours été libre ». Les malheurs infinis du despotisme oriental finissent par mener à un suicide. « Je te mets le fer à la main » pour « exterminer les coupables » dit-il à Solim, qui mènera Roxane à la mort (elle s'empoisonne comme une héroïne tragique suite à l'exécution de son amant). Suit alors l'engrenage de la violence : plaintes déchirantes de Roxane, Zachi et Zélis (LP 156, 157, 158). Mais aussi supplice et suicide d'Anaïs LP 141. Il peut y avoir une interprétation féministe de son suicide : Camus disait que tout suicide a une dimension philosophique car il pose la vraie question de savoir si la vie vaut la peine d'être vécue ; mais il distingue le suicide proprement philosophique, au nom d'une idée, et précise que ce qui était une raison de vivre devient alors une raison de mourir. Ensuite le dernier mot est donné à une femme alors que le texte offre une domination masculine côté épistoliers. Elle incarne une triple révolution : sexuelle (elle passe du statut d'objet du désir à celui de sujet désirant, sortant de la sphère de la propriété, du « trésor » LP 26, elle pervertit le sérail en lieu de plaisir des femmes) ; religieuse car elle réfute l'image de la vertu imposée par l'islam « vous vivez dans mon sérail comme dans le séjour de l'innocence » ; c'est le viol subi qui est indigne plutôt que son infidélité (24), elle a fait échec au dieu caché que représente Usbek. Et générique car en s'empoisonnant elle prend place dans la lignée des héros tragiques morts pour défendre leur idéal (cf Antigone), jusque dans la référence à Phèdre « ma force m'abandonne » ; il y a en elle une virilité présente LP 26. C'est aussi une déclaration au « seul homme qui la retenait à la vie » nommé par périphrase « le plus beau sang du monde ». Mais elle reste dépourvue de références à une communauté de femmes à défendre car elle a un côté anarchique selon Starobinski : c'est un « geste désespéré d'une volonté de liberté qui s'est heurtée à l'échec et qui n'a pas voulu abdiquer ». Roxane s'est affranchie de la servitude du sérail, refusant cette relation pyramidale, « tu me croyais trompée et je te trompais » (ce qui révèle l'erreur de U qui la considérait comme un modèle de vertu LP20) mais elle achève sa lettre par un « je meurs » donc cette libération se fait au prix de son sacrifice. Ayant perdu son amant, elle est devenue elle-même une forme de tyran en tuant les eunuques donc elle est moins libre que Nora. A l'époque les rôles avancent vers un certaine égalité dans l'aristocratie et la bourgeoisie libérale car les femmes peuvent accéder au savoir. Il y a donc 53 comme un alibi persan qui reflète certaines revendications du siècle. Le boudoir philosophique remplace le sérail. Rica semble admirer la reine Christine de Suède pour avoir abdiqué pour se consacrer à la l'esprit, domaine du masculin, comparée à la reine Ulrique-Eleonore qui voulait associer son époux au pouvoir et abdiqua « pour mettre tout son bonheur entre les mains de son auguste époux » : « je ne sais lequel de ces deux exemples nous devons admirer davantage » LP 139. Il y a donc une révolte dans les LP mais elle se déroule dans l'univers de la fiction et la révolution de 1789 est inimaginable en 1721 ; donc « le théâtre du sang en 1721 a été déplacé dans le sérail d'Ispahan » qui « offre là-bas un espace frivole et tragique pour qu'y soit entendu un écho imaginaire des sentiments éprouvés ici ». Starobinski. Par la prise de parole, l'exaltation du Moi (43 mentions de la première personne dans la lettre) c'est comme si elle prenait une place forte et agissait comme une traînée de poudre donc certains commentateurs considèrent que son suicide a un caractère pré-révolutionnaire. & 1 dresse face à face le Je et le Tu, &2 laisse monter la plainte lyrique du je désespéré, &3 agresse U par de questions, soulignant les contradictions entre les méditations philosophiques de U et son écrasement du sérail. Elle devient la représentante du droit naturel alors que U niait son altérité radicale, et à la fin se mélangent pour la dernière fois des énoncés d'ordre sentimental et réflexif à la fois. Au début Roxane est couverte voiles et ne voit pas, n'est pas vue non plus (26, « jamais homme ne vous a souillé de ses regards lascifs ») ; elle va elle aussi suivre le trajet du dévoilement et accède finalement à la parole, après avoir été muette (la bouche couverte d'un bandeau sacré). Elle tisse le lien entre voire, parler, écrire : « il nous fait vivre sous le voile. Il ne nous est plus permis de nous parler ; ce serait un crime de nous écrire » 156. Les révolutions aussi sont intérieures, comme le monde dans lequel on est enfermé : « les grandes révolutions seront cachées dans le fond du coeur » LP 46). # Cependant il y a beaucoup d'artifices rhétoriques dans cette lettre et elle semble l'écrire par orgueil, pour forcer Usbek à « admirer son courage ». Elle reprend à son compte tout le lexique utilisé par Usbek (nature, liberté etc.) pour le renverser du côté des passions. Il s'agit d'un véritable pastiche du style de la tragédie classique mais comme la lettre est reçue des mois plus tard, l'urgence de la mort ne vaut plus et s'est muée en scène pathétique. Servitude et soumission sont deux états temporaires, qui se succèdent sans cesse, d'où le « sentiment héraclitéen de l'universelle mutabilité ». « C'est un conte, c'est une comédie, c'est presque un drame, et le sang coule ; mais il coule fort loin et même les fureurs et les exécutions secrètes sont ici autant littéraires qu'il est souhaitable » Valéry. L’ironie de l’histoire veut que le geste fatal de celle-ci, qui est aussi, malgré la note d’apaisement final (« je sens affaiblir jusqu’à ma haine »), une manière de « punir » son époux despotique, ait été justifié d’avance par Usbek lui-même, dans la lettre LXXVI sur la légitimité du suicide. Du coup, on peut dire que Roxane incarne peut-être moins le triomphe (ou la vengeance) de la femme sur l’homme, que, d’une manière plus générale, la victoire de la liberté sur l’esclavage. Mais cette victoire est ambiguë, non seulement parce qu’elle est obtenue au prix de la mort de celle-là même qui revendique à la fois une autre vie et un autre type de relation entre les sexes, mais aussi parce que Roxane est seule à se suicider.Cf Le suicide comme forme hyperbolique de fuite chez LB / Caton l'Uticain qui tout enfant se proposait de tuer un tyran et annonçait sa fin héroïque p. 128. La révolte de Roxane est une illustration du risque encouru par tout régime despotique. Contrarier la nature (en castrant ou en enfermant) ne peut mener qu'à des « choses horribles ». Mais on peut se demander si elle a vraiment le droit de se révolter en réalisant tous ses désirs au lieu de se contenter de rester l'esprit indépendant : il y a là un absolutisme de la passion qui foule au pied tous les interdits et se soumet toutes les valeurs, un discours féminin qui réinterprète les concepts de la philosophie selon ses désirs. La passion qui domine la lettre n'est pas l'amour de l'amant perdu mais la haine pour Usbek : donc sa liberté d'esprit est encore sous la dépendance de sa haine. C'est un discours qui vise à faire mal, en prenant la forme blessante et meurtrière de l'ironie, langage qui est aussi nouveau pour le lecteur, langage féminin jusqu'ici confiné dans la plainte ou la requête (sauf Anaïs 141). Donc il est n'est pas possible de la condamner (elle s'est déjà condamnée elle-même) mais il n'est pas non plus possible de l'approuver entièrement, comme Nora. Souvenons nous que la LP 104 sur le droit de révolte montrait aussi les désordres provoqués par une liberté excessive. Ce qui échoue c'est aussi peut-être ce que le roman exige du lecteur lui-même : la conversion de soi. Le chemin d'U vers la liberté est insuffisant et inachevé, il reste prisonnier de ses passions de même que Roxane ne se libère qu'à travers le suicide. De plus le seul survivant à ce carnage est le despote … Cela marque les limites des remèdes mis en œuvre par les femmes du sérail. Chacune peut avoir le sentiment d'avoir obtenu une victoire à un moment donné mais aucune n'a proscrit le despotisme. Voire même, leur attitude l'a 54 endurci. Il souligne donc le caractère peu satisfaisant d'une révolution qui se contenterait d'inverser les positions (fable d'Ibrahim), la nécessité d'une éducation et d'un sens moral pour faire une société juste (les Troglodytes), mais aussi, avec le roman du sérail, le fait que l'on peut considérer la relation érotique toujours déjà comme une relation de pouvoir politique où l'on peut remporter des victoires morales (Roxane et Zélis) qui ne sont pas encore des victoires politiques. 2- La liberté, une utopie ? * C'est à un échec de la libération que semble conduire les LP : l'optimisme intellectuel et politique du début semble s'assombrir dans la seconde moitié et la désillusion gagne l'Orient comme l'Occident. Par exemple, la mort de Louis XIV a fait croire, avec la Régence, à un modèle politique idéal LP 92 (on supprime les décrets du roi, on rétablit le pouvoir des parlements (dont le rôle est défini LP 134), on crée la polysynodie pour associer la noblesse aux décisions, réintègre les jansénistes) mais cela ne dure pas car le Régent finit par rétablir un ordre tout aussi tyrannique, exile le parlement, rétablit la bulle contre les protestants etc. LP 140. En Europe on voit des rois ennemis de leur propre nation gouvernés par des ministres criminels comme Charles XII en Suède (LP 127). Seules figures positives : les deux reines de Suède conduites à l'abdication, soit par amour soit par philosophie (LP 139). La banqueroute du système de Law en 1720 suite aux spéculations bancaires (LP 138, 146) achève de plonger la France dans le chaos. Les longues lettres sur la dépopulation décrivent à la fin un monde en décadence : interdiction des divorces, esclavage, repli des religions, et la litanie des « j'ai vu » font de U le prophète de cet effondrement (LP 148). La dépopulation d'un Etat signe un écart avec les finalités naturelles (prolonger la vie) donc un rapport de disconvenance, une injustice. Une suite de 13 lettres lui succèdent, décrivant l'explosion du sérail et qui s'étendent sur plus de 3 ans, les femmes prennent des libertés en recevant des hommes et en se dévoilant en public. Usbek envoie l'ordre au grand eunuque de les réprimer mais il meurt et l'esclave Narsit qui le remplace est dépassé par les événements et dupé par les femmes.U confie alors à Solim la charge du sérail mùaid demeure très inquiet. LO 147 à 155. Le châtiment que Solim fait subir aux femmes, pour avoir été différé, n'en est que plus terrible, elles s'en plaignent (LP 156 à 158). Le dénouement est donc dramatique et l'intrigue du sérail, après avoir été oubliée, revient au premier plan. Echec de U qui n'aura pu accorder sa propre pratique du pouvoir à ce qu'il a vu en Europe. Zélis mère du seul enfant de U fait entendre sa voix LP 158 : « c'est le tyran qui m'outrage ». Zélis lui adressait déjà une lettre où elle lui signifiait l'indomptable autonomie d'une conscience qui ne se laisse pas traiter en objet : « dans la prison même où tu me retiens je serai plus libre que toi » 62. * Au demeurant, être libre et consentant ne suffit pas pour ne pas être aliéné. Certaines femmes semblent heureuses de leur condition : Zélis décrit l'éducation de la fille qu'elle a eue avec U, la fillette n'a que 7 ans et devrait être remise aux eunuques à 10 ans, âge qu'elle juge trop tardif : « on ne saurait de trop bonne heure priver une jeune personne des libertés de l'enfance » LP 57, ce qui confirme l'intériorisation de sa servitude. Elle a « la prison heureuse » dit une commentatrice, Annie Becq, car c'est elle qui ressent l'absence d'U avec le plus de sincérité, quand Roxane le hait et Zachi le trompe. Amante et épouse qui affirme sa liberté de ton qui est pour elle la garantie de son amour vrai et dans un retournement saisissant s'affirme d'autant plus libre qu'elle est surveillée : « tu ne saurais redoubler tes attentions pour me faire garder, que je ne jouisse de tes inquiétudes » ; chez elle la soumission devient une adhésion car elle a besoin d'exister sous son regard, c'est le masochisme ultime, non pas amour pour U seulement mais amour pour la loi elle-même : « quand les lois nous donnent à un homme, elles nous dérobent de tous les autres ». Zachi déplore l'absence de Usbek son mari et raconte la joie de la soumission sexuelle (« tu nous fis passer en un instant dans mille situations différentes » LP 3), Fatmé lui envoie une lettre enflammée où elle proteste de sa passion pour son mari absent (LP 7, d'ailleurs les LP 3 et 47 portent la mention « du sérail de Fatmé » ce qui semble lui donner une certaine prévalence sur les autres), elle lui rappelle qu'elle était « libre par l'avantage de sa naissance » et que c'est l'amour qui l'a rendue esclave ; lucide, elle ne vit que pour « l'adorer », dévorée par « le feu » qui « coule dans ses veines » et décrit la manière dont la femme persane condamnée à souffrir des passions qu'elle ne peut satisfaire, comme si elle avait intériorisé l'inégalité des sexes. Le seul moyen de rendre supportable le pouvoir du maître est de le considérer comme une norme et de renoncer. Elle incarne l'acceptation et le renoncement. Ainsi, la vertu du maître ou la relation d'amitié qui étaient évoquées par LB comme explication possible à la servitude volontaire se retrouvent ici sous la forme de la fascination amoureuse et de l'admiration pour le maître surtout chez Zachi. La relation de domination est déguisée en 55 relation amoureuse et les épouses sont amenées à « diminuer souvent de leur aise ». Les femmes d'U pour la plupart ne cessent de lui demander son retour, de revenir les subjuguer tout comme la femme qui se plaint de ne pas être battue 51. De plus, certaines soumission sont volontaires comme celles de la passion amoureuse : ainsi Fatmé est « libre par l'avantage de sa naissance, esclave par la violence de son amour … je ne choisirais que toi », « vous êtes charmés que nous ayons des passions que nous ne puissions satisfaire ». Zachi LP 3 : ses souffrances ne viennent pas d'être dans le sérail mais d'y être seule sans U. Elles s'emparent du pouvoir en exploitant les failles de la surveillance et en retournant cette domination par la ruse : Zachi a été trouvée avec Nadir et Zélis LP 20 et Roxane se tait durant tout le roman, contrairement aux autres qui se tournent vers Usbek comme vers le centre de tout. Ce qui peut être une forme de résistance passive. Elle réalise l'égalité dont les autres femmes rêvent. Et le combat féministe vaut pour d'autres combats. * Il faut pouvoir imaginer un idéal de liberté à l'intérieur pour s'émanciper à l'extérieur : le rôle de l'Utopie. - La concrétisation de la liberté ne semble pouvoir s'inscrire que dans le cadre virtuel de la fable : celle des Troglodytes, celle d'Aphéridon et Astarté ou d'Ibrahim et Anaïs : on reste dans « l'expérimentation de possibles modèles utopiques » Starobinski. La fiction est un refuge dont les solutions sont ambiguës : la chute du conte d'Anaïs se solde par le retour du vrai Ibrahim donc à la situation initiale. Comme si il était impossible d'importer le modèle mythique dans la réalité. Il y a un scepticisme sur la nature morale de l'homme. « Je ne changerais pas ma condition pour celle de tous les rois du monde » dit Aphéridon, donnant un modèle de liberté douce et idéale. D'ailleurs les LP font le récit d'amours heureuses et envisagent même une forme de sérail inversé avec Aphéridon et Astarté (LP 67) : « vous avez perdu votre liberté, votre bonheur et cette précieuse égalité qui fait l'honneur de votre sexe ». L'histoire d'Anaïs et Ibrahim décrit les joies d'un sérail où la femme serait la maîtresse polygame (LP 141). - C'est au XVIème siècle qu'on relève cet effort de décentrement intellectuel du regard, non seulement par l'effet des grandes découvertes, qui ouvrent de nouveaux horizons et posent la question du relativisme culturel mais aussi grâce à l'utopie prospective. Il s'agit d'une littérature cosmographique à l'intérieur d'un cadre imaginaire, décrivant des sociétés rêvées qui valent comme critiques des sociétés présentes. Thomas More grand ami d'Erasme qui avait écrit chez lui et lui avait préfacé son éloge de la folie avait fixé le modèle du genre en 1516. Narration inventée du voyage de Hythlodée sur une île où les indigènes sont « vertueux sans être chrétiens ». D 'abord dialogue entre le navigateur et un utopien pour critiquer les travers de la société anglaise d'alors (justice expéditive, conspiration des riches au détriment des paysans, s'adressant à Henri III) alors que sur l'île d'Utopie le souverain est assujetti à des magistrats qui l'élisent à vie mais peuvent le destituer s'il dérive vers dans la tyrannie. Il sera emprisonné et exécuté comme « traître » en 1535. Pour se défaire de l'asservissement encore faut-il avoir l'idée d'un autre réel, savoir qu'un autre monde est possible. C'est cette ouverture à un autre possible qui guide les Persans. Par exemple l'éducation qui enferme dès l'enfance semble rendre impossible d'imaginer autre chose : LP 62 Zélis établit un programme : « priver une jeune personne des libertés de l'enfance et lui donner une éducation sainte dans les sacrés murs que la pudeur habite ». La soumission est l'effet d'un conditionnement qui puise dans « la douceur et l'habitude » LP62 et donne l'apparence du naturel (cf seconde nature de la coutume chez LB). Astratée, mariée de force à un Mahométan, assimile peu à peu la religion de son mari et oublie les anciennes coutume de son peuple : « Que cette religion se montre à moi de loin ! Cette langue ne m'est plus familière » (LP 67). L'esclave Pharan par contre est prêt à risquer sa vie pour échapper à la mutilation : « Je mourais de douleur si je ne mourrais pas de cette barbarie » LP 42. - Il y a des modes de communication directs et d'autres indirects dans les LP : les fables permettent eu lecteur de tirer lui-même les leçons. « Mythe profane » des commencements de l’humanité qui constituerait une sorte de Genèse sans transcendance, sans création, sans péché originel, sans déluge et sans révélation. L'histoire des Troglodytes (lettres 11 à 14) : elle suit donc les 10 premières lettres sur le sérail donc sert à mettre en relief le harem, qui devient de ce fait la métaphore des anti-Troglodytes, qui incarnent la liberté naturelle et raisonnable de l'homme : ce qui est un vice chez les uns est une vertu chez les autres d'où un complet renversement des valeurs. Ce conte, dont certaines commentateurs ont dit qu'il constituait le vrai prologue des LP, répond à une demande de Mirza : « je t'ai souvent ouï dire que les hommes étaient nés pour être vertueux ». L'histoire des Troglodytes est la plus longue et occupe 4 lettres qui se suivent. Elle met en scène deux communautés, l'une est composée d'individus hobbesiens qui essaient d'organiser leur vie 56 collective, se dotent d'un roi mais conspirent contre lui puis l'assassinent. Après ils nomment un gouvernement et créent des magistrats mais ils les massacrent à leur tour. Ils décident alors de s'installer dans l'anarchie chacun veillant « uniquement à ses intérêts, sans consulter ceux des autres » 11. La violence et la misère s'installent. L'anarchie des premiers Troglodytes les a mené à leur perte (système repoussoir de l'égoïsme) et a donné à leurs descendants une telle leçon qu'ils veulent fonder une société juste. Cela illustre l'impossibilité de fonder une société sur les principes de Hobbes, le postulat selon lequel l'état naturel des hommes est la guerre de tous contre tous. Cela soulève le problème de la guerre et sa condamnation comme guerre offensive et la justification de la seule guerre défensive, la première nourrie par la « méchanceté » et l'autre par la « vertu ». Le despotisme apparaît ainsi comme une politique de sauvages (EL V, 13), l’institution d’un monde essentiellement imprévisible où l’on retrouve à l’envers le principe des gouvernements dits modérés, soit la liberté politique, « cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté » (EL XI, 6). Ce premier volet entretient un dialogue implicite avec Hobbes, les « mauvais Troglodytes » illustrant à certains égards un état de guerre forcément théorique et, sur le plan narratif, provisoire : le « cercle vicieux d’une insatisfaction permanente » marque cette étape, ainsi qu’un intérêt immédiat ne vivant que dans le présent, sans mémoire et sans véritable historicité. La maladie qui dévaste ce peuple fonctionne donc comme une forme de Déluge sans transcendance, qui ouvre l’ère historique, marquée par la mémoire de la période antérieure, et confortant le choix de la vertu par les souvenir des errances passées. Il n'y aurait jamais eu de société policée dans ce cas et c'est ce que va montrer Usbek dans le second volet de l'histoire. Deux familles en réchappent et vivent « dans l'endroit du pays le plus écarté », ce sont « deux hommes bien singulier » qui sont vertueux, fidèles, et qui apprennent à leurs enfants que « l'intérêt des particuliers se trouve toujours dans l'intérêt commun » ; ils font « d'heureux mariages » qui engendrent un « jeune peuple » (LP 12). La coupure n’est cependant pas parfaite, car le potentiel de vertu des Troglodytes était présent dès la première phase dans les deux familles, certes alors marginales, qui ont survécu L'auteur souligne des situations où ressort leur altruisme et la force de leur communauté, même pour se défendre des agresseurs jaloux (LP 13). Les bons Troglodytes symbolisent une communauté heureuse. La seule autorité qui y règne est celle du père de famille, pas besoin d'organisation politique, ils perpétuent à ce titre la tradition de leurs prédécesseurs (pas d’État) mais leur naturel (ou leur « anarchie ») est vertueux car ils se plient à leur conscience morale et cela suffit à se soumettre sans contrainte à l'ordre social. Comme il le précisera LP 83, si « la voix de la justice à peine à se faire entendre dans le tumulte des passions » elle n'en est pas moins universelle et éternelle tant et si bien que même si il n'y avait pas de Dieu, « nous devrions toujours aimer la justice ». Au départ l'élargissement de la communauté ne pose donc pas de problème, l'unanimisme vertueux s'y répand et « la vertu, bien loin de s'affaiblir dans la multitude, fut fortifiée au contraire par un plus grand nombre d'exemples » LP 12. Et pourtant c'est cet accroissement de la population qui provoquera le déséquilibre, qui rompra ce bel équilibre en rompant les relations de proximité : « comme le peuple grossissait tous les jours, Les T crurent qu'il était à propos de se choisir un roi ». Donc au-delà d'un certain développement démographique il y a un point de bascule qui nécessité d'établir une autorité centrale et la mise en place de relais. Même eux veulent se donner un roi (comme les Hébreux chez LB) ce qui montre la tendance des hommes à la paresse et la lâcheté, préférant la liberté contrôlée par des lois plutôt que la vigilance de leur vertu, cupidité. Le vieillard choisi leur montre avec éloquence que ce désir est le signe d'une vertu naturelle et spontanée qui disparaît et que cela annonce les malheurs à venir : ambition, injustice, cupidité. Cela marque moins la primauté de la vertu que la fin d'une utopie fondée sur la seule conscience morale des individus. Le grossissement de la population semble exiger l'établissement d'une monarchie et fait passer de l'état de nature (une société= une famille) à l'état politique où la force des lois aurait pour mission de compenser l'épuisement des mœurs mais risque de produire l'effet inverse. Cela confirme aussi l'ambivalence de la nature car elle est d'abord désordre et égoïsme et doit être tempérée par la raison pour donner le meilleur d'elle-même (double nature des Troglodytes comme de Usbek, à la fois injuste et vertueux). Donc 3 leçons à retenir = 1) L'ordre naturel n'est qu'un désordre surmonté ; 2) bonheur individuel et collectif sont liés grâce au partage et au don, c’est-à-dire que le bonheur individuel des particuliers tient à la subordination de leurs intérêts au bien commun ; 3) la royauté, même aux mains du plus sage, risque toujours d'être un joug et de devenir un despotisme. Il s'agit du devenir pseudo-historique de toute nation avec une origine, une chute, une guerre, une renaissance, une expansion, puis une rechute. Cela ressemble à 5 phases de gouvernement successifs : une anarchie fondée sur la liberté égoïste, 57 la république avec des magistrats, une anarchie vertueuse et communautariste, une démocratie un peu flous composée de quelques familles ou assemblées, et la royauté. Usbek confirme donc pour son des tinataire Mirza que l’essence du bonheur, c’est la vertu, comme le montre par ailleurs, sur le plan démographique, la destruction des « mauvais Troglodytes » et la prolifération de leurs successeurs vertueux, qui par ailleurs laissent s’épanouir le désir sexuel chez les deux sexes au lieu de le réprimer. La fécondité, la puissance d’expansion, qui jouent un si grand rôle dans la pensée [de Montesquieu], sont là pour signifier de manière indubitable la supériorité du modèle bucolique et vertueux sur le modèle égoïste voué à la mort. Revenant enfin sur l’espèce de « liberté sexuelle » qui caractérise le peuple imaginaire et vertueux encensé par Montesquieu/Usbek, l’article se termine sur cette souriante variante sur une des plus célèbres interrogations des Lettres persanes : « Comment peut-on ne pas être Troglodyte»?» Sorte de reprise de la fable de « l'état de nature », elle montre que pour MO il existe une sociabilité naturelle (« ils naissent tous liés les uns aux autres » (EL), ce sont les institutions politiques qui sont artificielles et doivent être questionnées. Il propose une réflexion sur la nature humaine, sur la question de savoir si elle originellement bonne ou mauvaise, sans vraiment lui apporter de réponse. Les Troglodytes passent à peu près par tous les états : d'abord peuple soumis à une puissance étrangère, ils la renversent et retrouvent leur liberté, mais une liberté non réglée par des lois politiques, un âge d'or qui correspond à une société fraternelle basée sur la morale individuelle : « ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l'intérêt commun » / « ils n'avaient de différends que ceux qu'une douce et tendre amitié faisait naître » (LP 12) / « il n'y a qu'un lien … celui de la gratitude » (LP 104). Mais elle ne peut tenir seulement à l'échelle d'une famille élargie. Lorsque leur nombre augmente, ils décident de se choisir un roi, ce qui correspond à une dénaturation comme chez LB ; le choix du chef semble l'entrée inévitable des peuples dans l'histoire car « l'homme est un animal qui a besoin d'un maître » Kant. Cela prouve aussi que ce sont les peuples eux-mêmes qui décident de se soumettre, par faiblesse ou par paresse. La liberté est un fardeau exigeant que tous ne sont pas prêts à assumer : « il faut que vous soyez vertueux malgré vous ; … mais ce joug vous paraît trop dur .. » (LP 14). La soumission a ainsi le double avantage de faire régner l'ordre et de ne pas faire reposer les décisions futures sur le dos du peuple. Et c'est sur le discours de déploration du vieillard qu'ils ont élu que s'achève la fable : le roi s'indigne de voir son peuple vouloir se soumettre à autre chose que la vertu. Ils quittent l'utopie de l'âge d'or pour entrer dans les malheurs de l'histoire. Ainsi comme chez LB ce n'est pas la qualité du tyran qui pose problème mais son statut. Il semble opposer gouvernement des lois et gouvernement moral et son discours laisse entendre que l'autorité politique permet de faire l'économie d'un travail sur les intentions, nous n'avons plus d'effort à faire si les lois nous dictent notre conduite : « pourvu que vous évitiez de tomber dans de grands crimes vous n'aurez pas besoin de la vertu » LP 14 cf tutelle selon Kant QL. CF Valéry commente ainsi les LP dans ses Etudes littéraires, Variétés : « Une société s'élève de la brutalité jusqu'à l'ordre. Comme la barbarie est l'ère du fait il est donc nécessaire que l'ère de l'ordre soit l'empire des fictions, car il n'y a point de puissance capable de fonder l'ordre sur la seule contrainte des corps par le corps. Il y a faut des forces fictives ». Cela peut signifier plusieurs choses : d'abord que le monde ne nous délivre que des faits, des données brutes, horizontales, et non ce qui devrait être, des valeurs verticales, il faut donc imaginer un monde de valeurs par-dessus le marché du monde si l'on souhaite progresser moralement : ce serait la leçon des premiers Troglodytes, dont la sauvagerie, l'anarchie négative entraîne la destruction mutuelle. Ensuite, cela indique que l'on a besoin d'imaginer d'autres mondes possibles, fictifs, pour changer le monde présent, l'élever vers autre chose, or la légende des Troglodytes est une fiction et si l'on observe la situation des seconds Troglodytes, leur anarchie vertueuse semble indiquer la présence inhérente chez l'homme d'un principe raisonnable, ce qui renvoie à la théorie du droit naturel. Enfin, cela signifie que l'homme a besoin de symboles du pouvoir pour se projeter en eux : « l'ordre exige l'action de présence de choses absentes » Valéry ; ainsi le peuple Troglodytes, une fois élargi au point de ne plus se reconnaître dans les autres, éprouve le besoin de se donner un chef pour se donner une image concrète et unifiée du pouvoir. Cela contribue au « dressage des animaux humains » Valéry. Il faut savoir aussi que MO avait imaginé une suite au récit (qu'il n'a pas publiée) : sous le règne d'un autre roi aussi sage que le 1er, ils décident d'établir le commerce et les arts malgré l'opposition du souverain qui y voit un risque d'élitisme et d'inégalités : « Si vous ne cherchez à vous distinguer que par les richesses, il faudra bien que je me distingue par les mêmes moyens, il faudra donc que je vous accable d'impôts » (à rapprocher de Louis XIV qui accable son peuple d 'impôts pour payer le faste de son règne). Cela en ferait une fresque historique complète jusqu'à l’État moderne, montrant la chute des vertueux Tr dans les problèmes réels de la monarchie, alors que le fait de finir sur les larmes du premier roi permet d'en faire un 58 mythe anhistorique. L'avertissement en est que il n'y a pas de société durable possible sans la conscience de la prévalence de l'intérêt collectif mais aussi qu'elle ne suffit pas : donc nécessaire mais pas suffisante. CF A rapprocher du mythe des hommes naturels ou fiction des hommes neufs chez LB qui incarnent l'innocence naturelle (« je suis comme un enfant, dont les organes encore tendres sont vivement frappés par les moindres objets » 48) et éprouvent pourtant la même tentation de se donner un chef vertueux. * Zuléma propose une contre utopie, le paradis d'Anaïs, (récit de Rica exclusivement féminin qui se place à la fin du roman LP 141 alors que celui des T se place au début). Rappelons le contexte : U avait demandé au 1er eunuque de faire régner la « consternation » au sérail LP 140, puis avait « mis le fer à la main » de Solim LP 153, jusqu'à la fin sanglante du sérail LP. Donc Roxane est déjà morte depuis 2 mois quand Rica raconte cette fable à Usbek. Les circonstances de la narration sont aussi particulières : Rica sert de relais pour transmettre ce récit à une dame de la cour, récit qui a été lui-même transmis par Zuléma, qui dit avoir lu cette histoire dans un livre arabe, l'histoire d'Anaïs, femme « dont l'esprit était vraiment philosophe ». Une telle chaîne de femmes éclairées n'est pas anodine. Le récit se déroule en 3 scènes principales qui aboutissent à un point d'interrogation. 1) le sérail d'Ibrahim, homme d'une « brutalité naturelle » qui maintient ses 12 femmes « en esclavage », un jour où Anaïs le lui reproche, il entre dans une « furieuse colère » et la poignarde, elle meurt en promettant à ses compagnes de les venger. 2) Anaïs au paradis : tout concourt au « ravissement de ses sens », un « palais superbe … rempli d'hommes célestes, destinés à ses plaisirs » donc l'univers inverse de ce qu'elle vient de quitter, les hommes sont au service des femmes et sont gardés par des vieillards, on ne sait si ils sont heureux de leur sort car la seule chose qui compte est le bonheur de la femme qu'ils servent ; cela règle une partie du problème en inversant la relation maître esclave mais ne règle pas le fait qu'une partie de la population est opprimée par une autre. 3) Anaïs ne veut pas se contenter de cette ivresse et cherche à secourir ses anciennes compagnes, elle envoie un serviteur pour prendre la place du maître, qui se fait passer pour Ibrahim. Quand le vrai I revient, il est chassé comme un imposteur. Tout le 3ème tableau est construit sur ce quiproquo. Le faux I séduit les femmes par son « air doux et affable ». Quand le vrai I revient, le faux I l'entraîne à 2000 lieues de là. Pendant leur absence les eunuques reprennent le pouvoir et les mauvaises habitudes, donc à son retour le faux I les congédie, ouvre la maison et dévoile les femmes, dépense toute la fortune. Quand après 3 ans le vrai I revient, il « ne trouva que les femmes et 36 enfants » : dernière phrase du récit qui est un point d'interrogation car le sosie a regagné le ciel et on ne sait ce qui va se passer. Mo nous laisse dans l'ignorance de ce que U va devenir après la chute du sérail. Or ici les femmes ne cherchent pas à comprendre, elles restent passives, dans le malheur comme dans le plaisir, elles risquent donc de retomber sous sa coupe, elles auront vécu un songe mais n'auront pas achevé leur libération. Et un « homme céleste » ne viendra pas au secours des femmes de Usbek. Bref, il ne sert à rien de briser le chaînes des opprimés si on ne leur inculque pas la responsabilité de la justice car même si il est gravé dans leur coeur il faut tout le travail d'une éducation pour faire d'un individu un citoyen. Mais dans le sérail la force remplace l'éducation : « Nous employons toutes sortes de moyens pour leur abattre le courage. Les forces seraient égales, si l'éducation l'était aussi » LP 38. Le paradis au lieu d'être constitué de jeunes filles (les houris, donc le paradis serait un double du sérail dans l'au-delà) serait peuplé d'hommes, un harem inversé : « aussi les femmes vertueuses iront dans un lieu de délices … avec des hommes divins qui leur seront soumis », ce qui est le cas d'Anaïs, poignardée par son mari et qui erre 7 jours au paradis lors d'une promenade sensuelle, elle retrouve le sérail, ouvre sa maison, dévoile les femmes : « c'était une chose singulière de les voir, dans les festins, aussi libres qu'eux » (LP 141). Certains diront que ce nouveau sérail ressemble aux maisons des Français. Il montre surtout que la fidélité d'un être libre n'a pas besoin de ces contraintes externes. Mais les logiques de soumission inconsciente se remettent en place car c'est un espace de jouissances sérielles et vides, des plaisirs « toujours différents, toujours les mêmes », et cet hédonisme semble vain à son tour, cet « attachement aux objets présents » la laisse « hors d'elle-même ». Le rêve de polyandrie tourne court et Anaïs retourne en son ancien lieu de torture avec un double aimable de son mari, sorte de despotisme éclairé. Les femmes jurent fidélité à Ibrahim : « Pour lors je prendrai sur moi le soin de votre bonheur ». Et quand le faux Ibrahim s'absente la règle ancienne se rétablit. Lorsque le vrai Ibrahim revient : « il ne trouva plus que les femmes et les 36 enfants », ce qui réduit à nouveau la femme au rôle de génitrice : « la féminisation du pouvoir n'est qu'une nouvelle étape vers un nouvel ordre masculin régénéré : un nouvel Ibrahim devient le maître d'un sérail reconfiguré » (A. Gaillard). Le seul espoir est donc un sérail avec un bon maître « je saurai m'assurer de vous sans vous gêner ». 59 TR : Si l'individu asservi peut trouver dans le réel ou la fiction des moyens ou des modèles pour se libérer, n'est-ce pas le signe que le maître n'est pas si puissant qu'on le croit ? B) Le pouvoir impuissant ? Le pouvoir de la tyrannie qui conduit à la servitude est un pouvoir paradoxal car ils se caractérise aussi et surtout par son impuissance, qui est partout, surtout dans le monde oriental. L'impuissance est le revers de la toute-puissance (103). Cela rend manifeste l'échec de la concentration et de l'illimitation des pouvoirs. LB comme Mon soulignent la facilité avec laquelle on renverse un tyran : « un mécontent, en Asie, va droit au prince, étonne, frappe, renverse : il en efface jusqu'à l'idée » LP 103. 1. Ambiguïté du personnage d'Usbek : Lui et Rica sont animés par une soif de connaissance propre aux Lumières ; « nous sommes nés dans un royaume florissant ; mais n'avons pas cru que ses bornes fussent celles de nos connaissances et que la lumière orientale dut seule nous éclairer » MLP La dialectique entre ombre et lumière, entre vision et aveuglement, sera récurrente dans les LP : « enfin je sors des nuages qui couvraient mes yeux dans le pays de ma naissance » Rhédi LP 31, « on a beau faire, la vérité s'échappe et perce toujours les ténèbres qui l'environnent ». Il y a un programme philosophique de désaveuglement dans les LP Mais le couple est construit de façon antithétique : par leurs noms = ils n'ont aucune voyelle en commun d'où le contraste phonétique ; Rica est jeune et célibataire : il ne laisse « qu'une mère inconsolable » derrière lui, jeune homme plaisant, sociable, frivole, qui s'intéresse aux femmes françaises, il avoue s'habituer à la présence de femmes entourées d'hommes LP 64 et cite la lettre d'une comédienne LP 28, procédé qui consiste à insérer une lettre dans une lettre donc petit roman dans le roman épistolaire, comme dans une mise en abyme), s'adaptant vite à la société occidentale ; il fréquente les théâtres, cafés, bibliothèques, esquisse des portraits satiriques (Rica comme « ricaner ? »). Ils forment à eux deux un personnage bicéphale derrière lequel MO se déguise. Chez Usbek, l’étonnement serait en quelque sorte défensif et « régénérateur », permettant au personnage à la fois de fuir son monde et de se fuir lui-même, dans un émerveillement quasi enfantin ; chez Rica, au contraire, « funambule de l’étonnement », la surprise serait plus jouée que sentie, participant d’une mise en scène ironique de la distance intellectuelle avec laquelle le personnage appréhende un nouveau monde ; chez Usbek, la surprise est souvent indignation, accusation d’un monde impur « où l’on ne connaît ni la pudeur ni la vertu » et comparé défavorablement à une Perse dont la vertu s’avérera pourtant bien illusoire ; chez Rica, cette posture de « justicier » est moins fréquente et plus fragile, peu adaptée à « un homme en train de se parisianiser ». Usbek possède 5 femmes et des esclaves qu'il tient enfermés dans deux sérails. Plus sombre et plus méditatif, son nom évoque l'adjectif Usbeck qui désigne le peuple d'Ouzbékistan, peuple tartare, ce qui en fait un symbole de l'Orient au sens large. Il ne s'acclimate guère à la vie en France, souvent inquiet et troublé par ce qu'il voit ou ce qu'il ne voit plus : « cet affreux exil » LP 6, est nostalgique « J'ai pressé mille fois Rica de quitter cette terre étrangère ; mais il s'oppose à toutes mes résolutions » LP 155 « il soupire, il verse des larmes ; sa douleur s'aigrit » selon Jaron LP 22. Le trajet du savoir a fini par assimiler Rica qui est tout à fait intégré et s'est dissous dans l'autre mais Usbek s'est trouvé face à la double impossibilité de trouver la vérité et d'exister en sujet autonome : soit il se perd comme Rica, soit il reste lui-même et ne peut plus rien savoir. Il possède les qualités d'un philosophe (celui qui désire la sagesse sans prétende jamais la posséder) : il ose dire la vérité LP 8, est désireux d'apprendre LP 48, formule des conclusions à partir de ce qu'il observe (LP 85), condamne le dogmatisme et l'intolérance religieuse (LP 16). Il quitte son pays pour « aller chercher laborieusement la sagesse » (LP 1). Selon les destinataires, il change de rôle et de statut, ce qui démontre bien la relativité du pouvoir selon les gens à qui l'on s'adresse et les perceptions qu'ils ont de nous : à ses eunuques ou à ses femmes il s'impose en maître (LP 2), il se confie à Nessir (son rôle est d'être le confident en 6, 27 et 155, c'est un ami d'Ispahan, capitale de la Perse où se trouve l'un de ses sérails) et lui demande de taire ses faiblesses (LP 7 et 27). Seuls Jaron et Zélis seront conscients de ses troubles, l'un parce qu'il en est témoin, l'autre parce qu'elle les devine. Il a tenté de faire le contraire de la noblesse française c’est-à-dire dévoiler la vérité à son monarque au lieu de le flatter (LP 8) : « J'y parlai un langage jusqu'alors inconnu ; je déconcertai la flatterie, et j'étonnai en même temps les adorateurs et l'idole ». Il explique son départ à son ami Rustan (ami d'Ispahan qui l'informe des réactions après son départ, destinataire de la 1ère lettre du 60 roman) en lui dévoilant que ce n'est pas seulement par curiosité pour le monde mais parce que sa franchise et sa vertu à la cour lui ont aliéné les autres courtisans qui lui en veulent de dénoncer une telle hypocrisie. Et se sentant menacé il a préféré s'exiler sous le prétexte de s'instruire en Occident (LP 8). Ainsi, tandis que MO joue à faire tenir la plume par un Persan, celui-ci s'invente un rôle de savant pour sauver sa tête : Mo a recours au travesti persan pour se protéger du pouvoir religieux et politique français, de même de Usbek en miroir doit fuir pour sauver sa tête : « tout se passe comme si le voyage d'U était le reflet symbolique de l'incognito de Mo, l'un appelant l'autre » (Starobinski). Car le despotisme oriental est l'image hyperbolique de la monarchie française ; ainsi se produit un effet de surimpression où apparaissent les risques d'une orientalisation de la monarchie française. La fonction de parlementaire qu'a tenue en quelque sorte Usbek « je portai la vérité jusques aux pieds du trône » 8 / « « elles n'approchent des rois que pour leur dire de tristes vérités » 140) en disant la vérité fait de lui l'alter ego du parlementaire qu'est MO. Cependant il refuse les « raisonnements fort abstraits » ou « une philosophie subtile » (LP 11). RQ : On retrouve dans la justification philosophique qu'il donne du suicide (LP 76) l'excuse anticipée du geste de Roxane, et cette ultime révélation éclaire le roman de telle sorte qu'il faudrait le relire à la lumière de ce qui nous était caché jusque là. Finalement, Usbek s'éloigne du centre du pouvoir car il n'aime pas trop ses femmes et beaucoup la philosophie / tandis que la reine Christine (139) s'en va parce qu'elle n'aime pas trop les hommes mais beaucoup la philosophie : tout se passe donc comme si la philosophie ne pouvait s'exercer que loin des femmes et du pouvoir donc loin des passions, de tout ce qui pourrait nous troubler ou nous corrompre. # Mais il se conduit en despote dans son sérail, c'est donc un personnage contradictoire et clivé : comment se fait-il qu 'il réussisse si bien dans une connaissance, celle d'autrui, et qu'il échoue dans celle de lui-même ? Il semble qu'on est aveugle sur soi, on ne peut connaître que les autres. Les deux premières lettres construisent la complexité du personnage, il donne des ordres stricts à son esclave pour qu'il fasse régner l'ordre dans son sérail en son absence (LP 2). Il est animé de contradictions : impitoyable avec ses eunuques, il sauve Pharan de la castration. Esprit brillant en porte à faux avec son statut de despote oriental (ce qui rappelle le Hiéron de Xenophon), même si il porte des jugements sévères sur l'enfermement des femmes ou ses commandements. Starobinski : « MO voulait nous faire entendre que l'homme apparemment le plus éclairé n'est jamais assez éclairé, que l'ennemi des illusions n'est jamais assez désabusé sur les erreurs qui l'asservissent. Et c'est toute une part de lui-même, mal délivrée des fantasmes, que MO dénonce dans son double persan ». Victime lui-même de la terreur dans son pays il l'exerce pourtant à son tour : il veut rester le maître des consciences en rappelant les autres aux obligations de leurs devoirs malgré son absence de 9 ans. Mais toute cette souffrance est inutile : elle ne rend pas U plus heureux car il n'éprouve plus de désir mais seulement de la jalousie. De même qu'il a eu besoin de la permission de son maître pour sortir, ses femmes subissent la même restriction. Il ne suffit donc pas à MO d'avoir dédoublé Usbek et Rica, il dédouble Usbek lui-même, c'est un janus bifrons, entre le visage du philosophe et celui du despote, mais aussi partagé entre un despotisme doux et serein quand il règne encore sur ses femmes, puis un despotisme brutal à la fin (« plus absolu quand tu caresses que tu ne l'es quand tu menaces » 96. L'élan de la curiosité réfléchie (« je passe ma vie à examiner » 48) qui découvre et décrit le nouveau monde est contrebalancé par une réflexion morose dirigée vers les possessions perdues, auxquelles il ne tient pas vraiment : « de ma froideur même il sort une jalousie secrète qui me dévore » LP 6. La dernière lettre est d'ailleurs la symétrique inversée de la première qui était un mouvement centrifuge vers le savoir : il s'agit désormais d'un mouvement centripète du désir de retour au pays natal : « heureux celui qui ne connaît d'autre terre que celle qui lui a donné le jour ». De plus, à la lecture de la lettre de Roxane, celui qui était l'ennemi des masques devient luimême victime d'une illusion. Il disait lui-même : « nous sommes si aveugles que nous ne savons quand nous devons nous affliger ou nous réjouir » LP 40. On peut voir dans cette ambivalence l'opposition entre les affects qui engendrent le désir de domination et la raison qui incite à respecter les différences ; cela pourrait symboliser l'homme de la Régence, à cheval entre despotisme et sagesse, mais aussi la France entière, oscillant entre obscurantisme et Lumières à cette époque. Il est en quelque sorte le porte parole intermittent de Mo. CL = En somme, Usbek est lucide quand il observe les Français et pourtant aveugle quand il s'agit de gérer son sérail à distance, il est philosophe en Europe mais despote en Asie, telle est la chaîne secrète du roman. Dans son exil politique il semble se détacher des femmes comme le suggère l'ordre des lettres puisque il n'est plus question du sérail entre LP 65 et 147 et l'abstinence sexuelle semble rendre sa pensée 61 plus profonde. Il s'écoule apparemment 3 ans avant qu'il ne donne ou ne reçoive des nouvelles. Mais le sérail demeure une obsession pendant ce temps car il est hanté par une jalousie maladive : « A mesure qu'Usbek s'éloigne du sérail, il tourne la tête vers ses femmes sacrées ; il soupire, il verse des larmes ; sa douleur s'aigrit, ses soupçons se fortifient » selon Jaron LP 22. On parlera de contradictions et même de divorce entre la théorie et la pratique car la compréhension des rouages de la tyrannie dont il est capable ne suffit pas à l'en délivrer. Il n'a tiré aucune conclusion pratique de ses théories, incapable de prévoir ce qui lui arrive. Et malgré son ouverture à la tolérance, l'application de ses idées générales à sa vie personnelle demanderait probablement une remise en question trop difficile. Starobinski : « La cruauté d'U est la tache aveugle et presque l'ombre portée de sa rationalité. C'est le résidu d'obscurité dont cet adpete de la religion naturelle n'a pas réussi à se délester ». Il reste soumis à ses passions car il est incapable du même détachement quand il va de ses intérêts propres. En fait le relatif qu'il est incapable de relativiser réside dans le gouvernement domestique c’est-à-dire les usages qui règlent les rapports entre les sexes, comme si ce domaine ne pouvait se laisser éclairer par la raison, domaine archaïque où la coutume est plus forte que la volonté politique, cela reste un inconscient irrationnel et violent (Starobinski). Usbek , en libre-penseur éclairé, reconnaît qu'un « gouvernement doux » est plus conforme à la raison (LP 80), mais il reste un despote et a tout pouvoir sur les autres. Et face à la menace permanent de renversement, il doit renforcer sa vigilance pour anéantir le courage et l'ambition d'éventuels dissidents. Mais rien ne peut prémunir Usbek contre la révolte des opprimés (LP 64) et les usurpateurs (LP LP 141). Or la sécurité ne peut s'obtenir que par l'absence de crainte : « la liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté ; et pour qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu'un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen » (EL XI, 6). Il faudrait peut-être renoncer à être un despote éclairé c’est-à-dire à exercer la tyrannie tout en la dénonçant. Il veut la liberté mais devient plus tyrannique, ce qui témoigne de la complexité de le soumission et de la difficulté de se défaire de son désir de pouvoir. C'est au moment où il le perd qu'il verra le mieux les rouages du pouvoir. Les faits donnent raison à son analyse mais à ses dépens... Usbek incarne donc une expérience limite, celle d'un tyran qui recherche la liberté, se prend de passion pour la philosophie et qui n'aura jamais été plus sociable que pendant son voyage. Dans cette perspective, le voyage accompli par Usbek se fait dans un éloignement progressif du sacré, des premières lettres qui manifestent son obéissance absolue à la Vérité incarnée par les autorités musulmanes à une forme d’émancipation «profane » de sa pensée qui en fait progressivement un apôtre de la tolérance et un « homme des Lumières ». Cette métamorphose est cependant incomplète et, dans deux domaines, Usbek semble rester fidèle à son origine : celui de la guerre, lorsque son aversion pour les sunnites éclate dans l’évocation des défaites des Turcs contre les Autrichiens ; celui de l’amour, Usbek restant, dans le cadre de sa vie privée et face à la révolte sexuelle de son harem, un «fanatique ». Le sérail a pourtant dévirilisé Usbek car Usbek est séparé de ses femmes comme les eunuques sont séparés d'eux-mêmes, c'est un eunuque volontaire et le sérail n'enflamme que sa jalousie, pas son désir et cette extinction du désir libère comme chez le clercs l'énergie intellectuelle nécessaire à l'échange philosophique. Il ne peut accéder à la pensée et l'écriture qu'en quittant le sérail pour mener une vie d'eunuque volontaire et il se retrouve donc lui aussi coupé en deux : philosophe et tyran, philosophe soumis à la tentation du despotisme, terrorisant des femmes qu'il méprise par l'intermédiaire d'esclaves qu'il déteste, prenant conscience du malheur de sa condition (155). Il a péché par manque de raison, il n'a pas été philosophe jusqu'au bout même son eunuque l'a compris : 64 « la cause de tous ces désordres ? Elle est toute dans ton coeur ». Il lui aurait fallu ou ne pas partir ou ne pas punir. Son obsession a fini par provoquer ce qu'elle voulait empêcher. Cf « Histoire de la jalousie » de Mon : « l'effet deviendra lui-même la cause et la vigilance le plus grand motif de la vigilance ». Le sérail a diminué l'amour et augmenté la jalousie d'Usbek, comme son absence a augmenté la fureur des femmes et diminué leur amour. D'ailleurs il est le seul personnage à participer aux 3 dimensions / d'énoncés du roman : sentimental (tourmenté par ses affects), satirique (regard sur l'Autre sollicité ici et maintenant) et réflexif (mobilisé par des valeurs universelles). Le sérail est une machine infernale qui piège toutes les passions, chacun dépendant de la nature des choses et de la place assignée par les rapports de force. RQ = Rhédi est le 3ème voyageur oriental souhaitant s'enrichir en Occident, neveu d'Ibben, un ami de Usbek (il les a hébergé à Smyrne, écrit 2 lettres mais en reçoit 25 donc fait partie des destinataires privilégiés). Son voyage est plus réduit : Smyrne (orient) et Venise (occident), il écrit 4 lettres et en reçoit 32. C'est lui qui l'interroge sur l'intérêt des sciences dans le progrès humain (LP 105) et sur le dépeuplement de la 62 terre (LP 112), puis analyse la formation des états européens (LP 131), autant de développements importants. Il montre ainsi encore un autre point de vue possible, tout à la fois critique et ouvert. Ainsi le style du renversement est l'image privilégiée, notamment à propos du despotisme qui est un pouvoir si hyperbolique qu'il appelle une bascule brutale vers l'excès contraire. U parle du despotisme sans savoir qu'il parle en même temps de son gouvernement domestique quand il dit qu'il trouve le prince « moins maître qu'ailleurs » 80. U est un personnage à deux faces, despote domestique et apprenti-libéral, ce qui permet à MO de développer une philosophie de l'anti-prince. 2. Il y a 4 limites ou sources de fragilité au pouvoir du despote : - l'isolement personnel = par la concentration symbolique de tous les pouvoirs entre ses mains se trouve isolé et l'exercice illimité du pouvoir le « soumet » paradoxalement aux « revers et caprices de la fortune » 102 ; c'est la substance des lettres 102-103 d'insister sur les dangers de la vie de despote. Il est la cible privilégié de tout usurpateur qui voudrait prendre sa place ; en se cachant de son peuple, il lui devient indifférent. - la délégation du pouvoir = aucun souverain ne peut l'éviter car il ne peut être partout tout le temps ; donc U dépend de la manière dont les eunuques exécutent ses ordres et l'éloignement géographique et la lente temporalité épistolaire diffèrent leur exécution, permettent des incidents et de retards, ce qui semble distendre son pouvoir. Le tyran qui veut être partout n'est en fait nulle part. - le retournement des faveurs contre lui = le mécanisme de libéralité et la course à l'enrichissement risquent de se dérégler et d'entraîner ruines et revers de fortunes autant que nouvelles fortunes (LP 98) ; c'est un risque entropique où les revers de fortune pourraient inverser la hiérarchie des valets et des maîtres : « que de valets servis par leurs camarades et peut-être demain par leurs maîtres ! » LP138. Le généalogiste qui croit que les nouveaux riches feront appel à lui pour faire oublier leurs origines modestes témoigne du désordre que l'argent provoque en société (LP 122) et de l'incertitude des positions respectives de chacun. - le risque de révolte = Or il critique l'aspect séditieux d'une liberté anarchique 32. En effet l'interdiction peut entraîner le désir de transgression car « l'esprit humain est la contradiction même » LP 33. Un joug excessif entraîne le régicide ou la révolution dont l'Angleterre est un exemple (LP 103). Souvent les révoltes ne sont que des crises qui ne remettent pas en cause le pouvoir établi. Ici la révolte du sérail a déjà commencé lors du séjour parisien, même si elle n'est relatée que vers la fin (14 lettres). Le voile que Zélis fait tomber à la mosquée est symbolique car d'autres voiles vont ou sont tombés. En s'achevant sur le défi de Roxane, LP ne dit pas si Usbek parviendra à rétablir l'ordre. Face à la tyrannie, la seule réaction est l'usurpation pour celui qui a perdu la faveur du souverain : « Dans la moindre disgrâce, voyant la mort certaine, et ne voyant rien de pis, il se porte naturellement à troubler l’État et à conspirer contre le souverain : seule ressource qui lui reste » p. 238. Ainsi l'usurpation met fin au tyran mais pas à la tyrannie. 3. Histoire de la chute du sérail Sérail comme société française « ont suivi le destin des choses humaines : ils ont cédé au temps qui détruit tout, à la corruption des mœurs, qui a tout affaibli, à l'autorité suprême, qui a tout abattu » (LP 92) La chute du sérail est mise en place dès la lettre 20, les signes avant coureurs de la crise apparaissent jusqu'à LP 64, puis la première crise 64 et la chute 148 à la fin. D'abord la première cause semble en être l'éloignement géographique et affectif du tyran car il ne peut plus utiliser le contact direct avec ses sujets pour le maintenir sous son emprise : « vain fantôme d'un autorité qui ne se communique jamais tout entière » 96. U est comme présent à travers les lettres et absent en même temps (« je cours tout le sérail comme si tu y étais »7 / « Acquittez vous de votre devoir comme si vous m'aviez toujours devant les yeux » 43). Usbek ne s’en occupe pas ; depuis la Lettre 63 [65] jusqu’à la Lettre 139 [147] — c’est-à-dire chronologiquement entre 1714 et 1720 — il n’y a pas une seule lettre d’Usbek se rapportant au sérail. La double absence d'Usbek à son sérail (physique et mentale) se double de celle des eunuques à eux-mêmes. Le pacte despotique dont la nature est affective ne peut perdurer sans la présence du tyran, sans la proximité constante de la source de la domination. Le despote devient un mythe dont le peuple oublie les bontés pour ne retenir que la sévérité incarnée par la présence des eunuques. Ensuite c'est l'attitude du tyran : U a cessé de faire confiance en ses eunuques et la méfiance qui était l'un des piliers du despotisme va donc devenir la source de sa destruction. Il y a un mépris grandissant de U face à ces « âmes lâches » LP 6, et il se prive ainsi de son armée de 63 fonctionnaires zélés. Cela engendre la perte d'autorité des eunuques eux-mêmes, puisqu'ils n'existent qu'à travers la confiance du tyran : remise en question de cet empire détesté LP 9, accusation de diffamation par Zéphis LP 4, qui pose la question de confiance « je ne veux d'autre garant de ma conduite que toi-même » ; Pharan en appelle aussi directement au maître donc passe au-dessus de l'autorité des eunuques 41-43. Donc après le mépris des sujets envers leurs gardiens vient la haine qui prépare la ruine du sérail. Cela rapproche les sujets entre eux, du même coup : « nous sommes entrés dans le plan d'une nouvelle harmonie » 22. Dès lors les incidents se multiplient: bruits autour des murs, amitié entre Zéphis et Zélide, bravoure de Nadir, qui témoignent d'un déséquilibre. La propagande affective a disparu pour laisser place à la violence physique et le sujet peut alors prendre conscience de sa liberté : « dans la prison même où tu me retiens, je suis plus libre que toi » 62. La lettre 62 représente un tournant dans l'histoire du gouvernement despotique et indique un point de non-retour. La première crise LP 64 est relatée par Zélis : « le sérail est dans un désordre et une confusion épouvantable » … on n'entend que plaintes, murmures, reproches ». Le processus révolutionnaire ne pourrait être enrayé que par la violence physique : « il faut donc que la crainte abatte tous les courages ». La crainte d'U est double car il ignore ce qui s'est vraiment passé d'un point de vue factuel (l'eunuque noir les a surpris, trop tard?) mais en plus il ne veut pas se contenter d'une fidélité en acte, apparente, il veut posséder leur coeur : « vous vous vantez d'une vertu qui n'est pas libre »20. On recommande à U d'utiliser la force et on lui révèle donc sa faiblesse « veux tu que je te découvre la cause de tous ces désordres ? Elle est toute dans ton coeur ». Usbek refuse d'y croire : ses sujets ne peuvent qu'être innocents 20, et ont besoin d'être mieux gardés 21-22 ; « faites en sorte que je puisse une autre fois rejeter les propositions que l'on me fait contre vos libertés et votre repos » 66. Il aimerait leur prouver que leur situation est meilleure que celle des sujets d'autres états « vous fuirez ces abominables lieux » 26. La lettre 148 redonne les pleins pouvoirs aux eunuques mais trop tard. Dès lors les événements se précipitent et après 3 ans d'émeutes l'état despotique s'effondre. Les dernières lettres sont un traité de l'insurrection où sont décrites les principales formes de désobéissance civile : contre les décrets (Zélis laissa tomber son voile 148), puis infiltration d'éléments subversifs dans le pays « un jeune garçon fut trouvé dans le jardin » 147, puis la division du clan des eunuques entre celui de Solim et de Narsit, suivie de peu de la tentative de coup d'état de Roxane assistée de Narsit. L'anarchie porteuse de mort fait suite à la terreur. Ainsi U pâtit des contradictions inhérentes au despotisme : plus on contrôle, moins il maîtrise, plus l'étau de la tyrannie se resserre, plus les passions brimées risquent de ressurgir violemment. La nature se rebelle quand on lui ôte les moyens de se satisfaire 9, donc ni l'enfermement ni la castration ne protègent U de la trahison. Il avouera son regret de ces relations de soupçon et d défiance : « Adieu Nessir, j'ai du plaisir à te donner des marques de ma confiance » 27. Le sens même de la vie orientale, symbolisé par l'ordre voluptueux du harem, s'effondre. Par un choc en retour, après nous avoir pesés et jugés, les certitudes orientales s'effondrent, islam et perse perdent leur prestige. Quand U annonce son départ à l'annonce de la mort de Roxane, ce n'est pas un amant allant chercher vengeance, mais un philosophe déconcerté réclamé par deux mondes possibles dont il ne sait plus discerner le meilleur. Pourtant il semble demeurer à Paris et l'on ne sait s'il rentrera un jour à Ispahan. C'est tout le système fiduciaire qui s'est écroulé et qui a perdu de la valeur (banqueroute de Law et d'Usbek, chute du harem et de la spéculation en même temps). U a été pris au piège de la précaution inutile et annule tout son discours justifiant l'existence du harem. La chute du sérail révèle donc l'échec programmé du système despotique, condamné à se corrompre de lui-même. « Le désordre croît dans le sérail à mesure que la fureur augmente et que l'amour diminue » MON Quelques réflexion sur les LP à relier aux propos de l'eunuque : « quel plaisir pour toi de trouver à ton retour tout ce que la Perse a de plus ravissant et de voir dans ton sérail renaître les grâces, à mesure que le temps et la possession travaillent à les détruire ! » LP 80, qui résonne ironiquement rétrospectivement. CL = Le défi est l'aboutissement logique de la soumission et de la liberté frustrée, surtout quand le maître est absent. Cette perversion trouve son apothéose dans l'implosion finale du sérail : la prise de pouvoir de Solim « un tigre qui y exerce à chaque instant toute sa rage » (LP 156) y livre les femmes aux assauts de ces hommes impuissants qui les possèdent en les violentant : « un traitement indigne » pour Zachi et Zékis qui est un acte sexuel dérivé, des nouveaux eunuques « nous assiègent jour et nuit ». Cela montre que le véritable enjeu n'est pas social mais psychologique et que ceux qui imposent leur désir aux autres sont eusmêmes esclaves de leur propre désir. 64 4. La soumission au désir est aliénante pour tous : a- L'esclavage du désir : En effet, le désir désire désirer, il se désire lui-même comme tel car on éprouve du désir à désirer. L'homme est donc esclave du caractère insatiable de son propre désir. Les femmes aussi du fait que le désir est exacerbé par le climat asiatique ; dans les pays chauds, « l'âme est souverainement émue par tout ce qui a du rapport à l'union des deux sexes » (EL). La dépossession de soi du maître pendant ses ébats amoureux permet un transfert momentané de pouvoir sur les femmes, ce que craint l'eunuque : « j'ai tout à craindre de leurs larmes, de leur soupirs, de leurs embrasements » LP 9. Le rapport des vieilles coquettes au jeu témoigne du passage du désir en passion obsessionnelle : « Les femmes sont très adonnées à ce jeu. Il est vrai qu'elles ne s'y livrent guère dans leur jeunesse que pour favoriser une passion plus chère ; mais à mesure qu'elles vieillissent leur passion pour le jeu semble rajeunir et cette passion remplit tout le vide des autres » LP 56. C'est le cas également des eunuques qui voient leurs désirs attisés et non apaisés par la frustration : « on éteignit en moi l'effet des passions sans en éteindre la cause et bien loin d'en être soulagé je me trouvai environné d'objets qui les irritaient sans cesse » LP 9. D'ailleurs, le départ de Usbek fait naître un nouveau désir, celui pour un autre que le maître absent (chez Roxane et Zachi) et suscite une nouvelle passion, la haine pour les eunuques.Ainsi, cela vérifie l'échec du régime despotique sur la maîtrise des passions c’est-à-dire que les passions sont un despotisme intérieur plus fort que le despotisme externe, comme un contre pouvoir mais provoqué par une autre forme de soumission. Incohérences du pouvoir despotique : pardon de Zachi malgré sa double trahison, punition de Zélis innocente. Il les traite comme des objets mais les veut désirantes : « vous nous traitez comme si nous étions insensibles mais vous seriez bien fâchés que nous le fussions » LP 7, Fatmé. b- La tyrannie des passions : Selon les QR de MO le roman épistolaire permet de « faire plus sentir les passions que tous les récits qu'on en pourrait faire ». Les passions sont aliénantes car elles affectent l'âme en rendant le désir obsessionnel : « l'âme, unie avec le corps, en est sans cesse tyrannisée » LP 33. Certes les passions et l'économie des passions ne se déploient pas de la même manière dans les deux mondes car dans le monde oriental elles sont concentrées et exacerbées par la frustration ce qui favorise la dimension tragique : le sérail est le lieu des passions malheureuses, négatives et douloureuses, sources de souffrances ; et dans le monde occidental elles sont plus extraverties et se donnent en spectacle jusqu'au ridicule, la France est plutôt le pays des folies douces : obsession alchimique 45, futilité de la mode 99, fureur de faire des livres 66, vanité du bel esprit 54, passion du jeu 56. Les passions sont d'ailleurs les principaux facteurs de soumission : c'est pour assouvir une passion que l'on accepte de se soumettre à autrui, il y a donc une double soumission avec l'illusion que la seconde nous libère de la première. Le chef des eunuques noirs écrit à Usbek : « Il n'y a aucune de tes femmes qui ne se juge au-dessus des autres par sa naissance, par sa beauté, par ses richesses, par son esprit par ton amour, et qui ne fasse valoir quelques uns de ces titres pour avoir toutes les préférences » (LP 64). Il y a un désir de se distinguer pour obtenir les faveurs du maître, repliant chacune sur sa propre ambition, qui ne fait que renforcer la rivalité donc le jeu de la soumission. Il y a dans le sérail une politique de la faveur qui incité chacun à renoncer à sa liberté plutôt que de voir autrui prendre l'avantage. Cette participation passionnelle à la servitude est bien plus efficace que la force : « Nous ne représentons que faiblement la moitié de toi-même : nous ne pouvons que leur montrer une odieuse sévérité. Toi tu tempères la crainte par les espérances ; plus absolu quand tu caresses, que tu ne l'es quand tu menaces. » La même rivalité existe entre la maîtresse et le confesseur qui vont selon Rica « l'un et l'autre travailler à se saisir de l'esprit » du jeune héritier, le futur Louis XV (LP 107). Même chose avec le système des faveurs à la cour (LP 88) où la passion de l'ambition dépend des « libéralités immenses » que le roi ou autres princes acceptent ou non de verser. La course à l'enrichissement est la cause récurrente des observations satiriques des deux Persans. Chez U seule demeure « la jalousie secrète qui dévore » car la soumission totale des êtres est invérifiable du fait de la transcendance de la conscience d'autrui (cf Proust : « il ne pouvait posséder que l'enveloppe close d'un être qui de l'intérieur accédait à l'infini ».) Usbek, arrivé à Smyrne, blâme durement le premier eunuque et sa femme Zachi qui a reçu un eunuque dans sa chambre, dévoilant par là la montée de sa jalousie. Usbek se découvre trop tard dans la lettre 155, trop tard, esclave de sa jalousie.Or, le tyran ne souhaite pas que la soumission, il souhaite engendrer l'amour ce qui est impossible puisqu'il ni le désir ni l'amour ne se décrètent. Le seul fait d'agir par force et non par conviction est une forme de révolte : « vous vous vantez d'une vertu qui n'est pas libre » LP 20 c’est-à-dire qu'il imagine ce que les femmes feraient si elles étaient libres, comme si il était certain qu'elles l'utiliseraient pour transgresser les interdits du sérail ; la vertu dépend 65 donc de la soumission pour U ce qui est incompatible avec l'idée même de vertu, qui doit être libre et dont la valeur ne doit pas être décidée par un maître. Cf Sartre : l'amour consisterait à se donner à librement à l'autre : « je voudrais vous faire oublier que je suis votre maître pour me souvenir seulement que je suis votre époux » (LP 65). Usbek est tour à tour sujet et objet dans la relation à Zachi : « tu me pris tu me quittas ; tu revins à moi et je sus te retenir » LP 3. Il s'emporte contre elle et lui affirme sa tendresse tout en conservant son amour pour Roxane : « Je partage mon amour entre vous deux ». En fait, le jaloux en étant absent ne fait que provoquer ce qu'il redoute, à savoir la trahison. CL Les passions constituent sans cesse une menace de sédition pour le pouvoir tyrannique puisqu'elles cherchent à s'exprimer par tous les moyens possibles. Nombreux sont ceux qui excitent les passions du maître pour le soumettre à leur empire à leur tour : les lettres des eunuques et des épouses au début et à la fin témoignent de la volonté d'inciter Usbek à leur donner plus de pouvoir ou plus de liberté. Après avoir joué sur sa jalousie, sa crainte ou sa fierté les eunuques attisent sa colère lors de la révolte au sérail. Les lettres 9, 64 et 96 trahissent le plaisir de l'eunuque à tenir le sérail sous son empire. Rica transpose l'analyse au niveau politique : « Un ministre a des passions ; le ministre les remue » LP 127. Il révèle ici la fragilité du pouvoir dominateur soumis lui-même aux passions et donc susceptibles d'être aliéné par les sujets les plus habiles. Par exemple, ses « conseils » deviennent des « desseins » puis des « maximes », cette gradation ternaire attestant de son influence psychologique grandissante. c- Le tyran est lui-même condamné à une impuissance symbolique car à force de n'être entouré que d'esclaves le désir décroît , à force d'être comblé il est menacé par l'ennui, qui est une impuissance à désirer : « je me trouve à cet égard dans une insensibilité qui ne me laisse point de désirs » (LP 6) (« obéissez disait Frédéric le grand à se sujets ». Mais en mourant : « je suis las de régner sur des esclaves » Camus) / « la possession tranquille ne laisse rien à désirer et à craindre ». Satiété aussi, le maître-amant étant comblé au-delà même du désir : « Et il ne faut pas se mettre dans la tête d’avoir toujours des plaisirs […]. Ainsi, quand le Grand Seigneur est fatigué de ses femmes, il faut qu’il sorte de son sérail. Quand on n’a pas d’appétit, il faut quitter la table et aller à la chasse. » (Pensées, no 658). Tout en parlant à ses femmes tant en amant qu’en maître, Usbek avoue dès le début sa lassitude : « Ce n’est pas, Nessir, que je les aime : je me trouve à cet égard dans une insensibilité qui ne me laisse point de désirs. Dans le nombreux sérail où j’ai vécu, j’ai prévenu l’amour, et l’ai détruit par lui-même » (LP, 6). Même en son absence le désir continue de nous aliéner car il brille par son absence et provoque un rapport pathologique au présent qui empêche de se projeter. Une vie réglée sans liberté rend triste comme le reconnaît Usbek auprès de son ami Ibben à propos de son propre harem : « les plaisirs mêmes y sont graves et les joies sévères ; et on ne les goûte presque jamais que comme des marques d'autorité ou de dépendance » comme si la servitude des autres se répercutait sur lui. (LP 34). Et c'est pire en Turquie où « l'on pourrait trouver des familles où, de père en fils, personne n'a ri depuis la fondation de la monarchie » LP 34. D'un autre côté, les femmes brûlent d'un désir que le maître ne peut toujours satisfaire. Le pouvoir amollit aussi les despotes qui se perdent dans la consommation excessive d'alcool (LP 33). Conséquences : Les plus libres ne sont pas ceux que l'on croit et un renversement est possible entre maître et esclave selon Zélis : « Dans la prison même où tu me retiens, je suis plus libre que toi (…) tes soupçons, ta jalousie, tes chagrins sont autant de marques de ta dépendance » (LP 62). Il y a donc une faiblesse de la force car le régime mis en place est inefficace et instable : inefficace car il supprime toute possibilité de vertu et d'intelligence, interdit la recherche de l'honneur en ne préservant que des passions frustrées ou perverties. Il crée un véritable désert economique où la précrité fait naîter l'improductivité (19). Instable car il suffit qu'on oppose une autre force pour que ce régime s'effondre ; le système de l'esclavage « n'est rien sans la présence du maître » (LP 96) et le sérail se délite au fur et à mesure de l'absence de Usbek. Si le renversement du régime est impensable, il est facile de tuer un homme (« dans un instant l'esclave est le maître » LP 103) et de le remplacer par un autre : « cette puissance invisible qui gouverne est toujours la même pour le Peuple » (LP 103). Le sérail ne peut tenir que par la force : une fois l'autorité sapée, il bascule dans le chaos : « quand une fois l'autorité violente est méprisée il n'en reste plus assez à personne pour la faire revenir » LP 80, « le moindre accident produit une grande révolution » LP idem. Ce qu'il avait pressenti en critiquant les princes qui se cachent de leur peuple : le plus mauvais parti que les princes d'Asie aient pu prendre, c'est de se cacher comme ils font » 103. Il était illusoire de croire en cette « puissance invisible » 66 dont parle LP à propos des « qui ne se présentaient en public que le plus tard qu'ils pouvaient » p. 140 car le pouvoir est alors désincarné. U rêve d'une parole performative qui se transformerait aussitôt en action : « puisse cette lettre être comme la foudre » 154. TR : Le moment de la liberté négatrice incarné par la révolte et la chute du sérail est aussitôt dépassé par Mon : « le livre recèle, sous l'enveloppe romanesque et satirique, un centre et un noyau positifs, un enseignement sur la justice » Starobinski. U donne une des clés de la libération en affirmant : « je suis obligé de suivre les lois quand je vis sous les lois : mais quand je n'y vis plus, peuvent-elles me lier encore ? » (LP 86). Il faut sortir de l'emprise et apprendre à bien vivre. C) Le pouvoir de la loi ou les garde-fou contre le despotisme 1- Nécessité des lois Même si les LP annoncent nombre de thèmes de l'EL, nulle part n'apparaît la notion centrale de loi comme rapport nécessaire qui dérive de la nature des choses ou comme règle obligatoire régissant les relations entre les hommes alors que dans l'EL l'univers entier entier sera soumis au déterminisme des lois. La liberté n'est pas que le contraire de la servitude mais aussi de l'absence de toute loi, car il s'agit de « cette douce liberté si conforme à la raison, à l'humanité et à la nature » (LP 136). Il y a une loi métalégale qui reste vraie : il faut obéir aux lois. La lettre 129 examine les conditions d'émergence de la loi. Les législateurs sont critiqués pour s'être perdu dans les détails à cause de leur esprit étroit et borné au lieu d'examiner les principes généraux d'où une législation inefficace : « Dans la suite les lois ont été trouvées trop dures et par un esprit d'équité, on a cru devoir s'en écarter ; mais ce remède était un nouveau mal ». Donc il faut toujours suivre les lois : MO n'appelle pas à la révolution et fait preuve d'un certain loyalisme. Les réformateurs ont donc fait la même erreur que les législateurs : « ils ont souvent aboli sans nécessité celles qu'ils ont trouvées établi ». Il faut donc des réformes modérées et non des révolutions violentes. La dernière lettre de Roxane n'a rien d'un programme politique. Les LP montrent l'incompatibilité entre les passions et la loi car la tyrannie intérieure des passions risque d'aliéner le comportement et la liberté des autres. Il faudrait donc distinguer les bonnes passions sociales c’est-à-dire les passions partagées qui participent des règles et usages propres à une nation, autour desquelles les hommes se réunissent et se reconnaissent. Et les mauvaises passions tournées vers l'intérêt personnel comme cette « passion générale pour la gloire » qu'on trouve chez les Français et qui les pousse à défendre leur honneur en toute circonstance : « les Français sont dans un état bien violent » car il n'y a que deux possibilités « ou de mourir ou d'être indigne de vivre » du fait de la tradition des duels. Il y a une double sujétion à l'empire de la loi tyrannique et à l'empire des passions que seul un état de droit peut dépasser, permettant de résoudre et la violence du rapport à autrui et la violence à nos propres passions. L'expression « remèdes violents » est employée à au moins 2 reprises dans le cadre d'une métaphore médicale : au sujet de l'empire des Osmalins : « ce corps malade ne se soutient pas par un régime doux et modéré mais par des remèdes violents qui l'épuisent et le minent sans cesse » 19 / en référence à Law : « la France à la mort du feu roi était un corps accablé de mille maux… Après bien des remèdes violents, il a cru lui avoir rendu son embonpoint, il l'avait seulement rendue bouffie » 138. Idem à propos de la révolution qui n'est pas un traitement économique mais un remède violent 104 chez les Anglais, 161 pour Roxane. TR : En même temps, la légalité ne garantit pas la justice, c'est un universel vide de contenu (Todorov). Il faut donc qu'elle s'appuie sur des valeurs morales. 2- Les valeurs fondamentales aux noms desquelles on peut condamner les fanatismes particuliers et les intolérances régionales: - Le libre-arbitre : l'un des problèmes posés par le sérail est de savoir si l'on peut imposer la vertu de force. C'est au coeur des échanges entre Usbek et Roxane. Cela justifie l'enfermement des femmes au sérail, dont l'eunuque est la « colonne de la fidélité » : « nous savons que la pureté ne saurait être trop grande et que la moindre tache peut la corrompre » LP 26. Mais Roxane révèle qu'il ne s'agit pas de vraie vertu car contrainte et forcée, comme Kant qui considère que pour être moral il faut avoir le libre choix entre le bien et le mal (c'est pour cela que la liberté sera une des conditions de la moralité) : « j'ai profané la vertu, en souffrant qu'on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies » 161. Donc cela permet de définit en creux la vertu 67 comme la libre disposition à faire le bien, dépendante du libre-arbitre. La vertu est nécessaire pour la cohérence sociale, or la liberté est nécessaire à la vertu, donc la liberté est nécessaire à un état juste. - La nature = cf Tableau droit naturel. C'est « l'étalon essentiel à l'aulne duquel un régime sociopolitique semble pouvoir être jugé » (Spector). C'est en considérant la nature que l'homme doit réclamer l'abolition de la servitude, qui est une dénaturation comme chez LB. Dans le despotisme « on n'entend parler que la crainte qui n'a qu'un langage, et non pas la nature, qui s'exprime si différemment et qui paraît sous tant de formes » 63. L'affranchissement de Roxane à la fin permet d'ailleurs une refondation politique et morale sur l'ordre naturel : « j'ai réformé tes lois sur celles de la nature ». L'état naturel est un état à la fois libre et vertueux comme en témoignent aussi les Troglodytes : « la terre semblait produire d'elle-même, cultivée par ces vertueuses mains » LP 12. De même la nature reprendra ses droits sur la religion avec la religion naturelle et lors du conte d'Astarté quand se marie avec son frère au lieu d'être soumise à un eunuque »la nature nous avait unis » ; notre sainte loi va nous unir encore ! »LP 67. La nature est donc un critère d'évaluation de la légitimité de la loi et du droit . La lettre 95 qui fait diptyque avec la lettre 94 conclut sur l'affirmation d'un droit naturel : « les traités de paix sont si sacrés chez les hommes qu'il semble qu'ils soient la voix de la nature ». C'est la nature qui détourne les parisiennes de l'adultère : « quand il s'agit de faire les derniers pas, la nature se révolte » - Il n'y a pas de modèle de liberté, laquelle doit être jugée selon les situations, mais au sein de cette volonté de modération qui caractérise MO, la famille apparaît comme le modèle « naturel » de la société. Il est « sage et conforme à l'ordre naturel » dit Usbek de reconnaître l'autorité des pères sur leurs enfants car elle régule les mœurs et participe à la paix sociale (LP 129). Il fait l'apologie de la puissance paternelle « la plus sacrée de toutes les magistratures ». Ainsi les désordres présents du système réveillent la nostalgie d'un ordre terrien et patriarcal l'autorité paternelle a précédé toutes les conventions et n'en dépend donc pas (129). Le modèle de cette autorité familiale en est donnée dans la fiction (LP 12) et la réalité (en Chine les pères sont « honorés comme des dieux » et cela encourage la fécondité familiale LP 119 cf portraits du père-Mao). Allusions au monde romain comme idéal de l'honneur 89 et d'un autre rapport aux esclaves 115. - Il y a un autre modèle naturel : l'amitié, « doux engagement du coeur » LP 34 qui est la source du bonheur des Français selon Usbek alors qu'elle est presque inconnue des orientaux ; mais pas impossible puisque les lettres entre les 3 amis le prouvent : Ibben commence son texte par un éloge de l'amitié, malgré le départ de celui-ci de la cour. C'est donc une vertu aristocratique qui permet d'ériger des contre-pouvoirs. Elle peut s'allier avec le désir de gloire pour préserver la liberté (cf gloire militaire des Invalides qui évoquent un superbe théâtre où survivent les héros, lieu « le plus respectable de la terre », Rica plaçant le sacrifice à la source de toute noblesse authentique ; le vrai noble est celui qui a conscience de ses devoirs envers le peuple et la nation. LP 84 présentée comme « noble passion » qui sert de rempart à l'obéissance aveugle LP 89) ; « la gloire n'est jamais compagne de la servitude », c'est donc une vertu politique. L'honneur implique une loyauté supérieure à celle envers le prince comme par ex la transgression de l'interdiction des duels sous Richelieu. L'honneur permet à l'individu d'arbitrer seul. Mais il ne doit pas être confondu avec « le point d'honneur » qui est au service de la passion d'orgueil, dans les duels judiciaires, fondés sur « une manière de décider assez mal imaginée » dont U dénonce l'illogisme : « car, de ce que cet homme était plus adroit ou plus fort qu'un autre, il ne s'ensuivrait pas qu'il eût de meilleures raisons » (LP 90). - A l'unicité du mal (le despotisme) répond la pluralité des biens politiques, dont la république et la monarchie sont des formes possibles. La LP 89 livre cette tripartition constitutionnelle et son fondement dans une passion dominante, un principe qui donne vie aux institutions, l'honneur ce « trésor sacré » qui fonctionne comme antidote à l'arbitraire. D'un côté il s'agit d'une réminiscence irrationnelle et archaïque qui traduit l'intérêt plus que la vertu (70, 71, 90), dégénère en cérémonie et politesse par envie de se distinguer (82, 87), de l'autre c'est un rempart à l'arbitraire du monarque, c'est une garantie d'indépendance : il reste toujours au noble la possibilité de de se retirer sur ses terres (89). Elle est plus marquée chez les gens de guerre (90) et favorisée par l'amour de la patrie (89) mais cette vertu est universelle. L'idéal d'une vertu désintéressée semble néanmoins réservée aux « pays où l'on peut prononcer le mot Patrie » 139 et MO semble n'instaurer aucune solution de continuité entre république et monarchie car le continuum suit le cours de l'évolution historique (131, 136). Il faut comprendre la corrélation entre honneur et liberté (« dans chaque Etat, le désir de gloire croît avec la liberté des sujets et diminue avec elle ») en opposition au despotisme car « la gloire n'est jamais compagne de la servitude ». Il s'agit d'une sorte d'amour-propre qui préfère le sacrifice par « instinct » que ce soit en république ou en monarchie LP 89. 68 - Il y a LP 102 une fécondité de l'idée de justice qui établit un rapport réel entre les choses et qui étend ses ramifications sur la religion, la morale (suicide), le droit civil et international, la politique, et même le rapport entre les sexes (38 : pourquoi subordonner les femmes aux hommes?). Les hommes violent la justice par intérêt mal compris aveuglement et même les maux dont s'accable le despotisme sont une preuve expérimentale de l'existence de lois naturelles que la raison seule découvre. 3- Les modèles politiques = - MO ne considère pas les barbares du nord de l'Europe comme dangereux mais comme « des peuples libres » car ils imposent des limites au pouvoir (p. 301), contrairement à l'historiographie traditionnelle, et ils empêchent ainsi la monarchie de se transformer en despotisme. Ce qui pourrait constituer un premier modèle de gouvernement conforme à la raison (« l'autorité du prince était bornée de 1000 manières différentes… les lois étaient faites dans les assemblées de la nation » p. 302). L'EL défendra à nouveau ce « germanisme ». - Contre-modèles : en Asie et en Afrique (sauf Carthage) le gouvernement républicain est inconnu et inconcevable (131) . Fatalité insurmontable qui identifie à jamais un espace et une structure politique. Mais quand les barbares du Nord envahissent l'empire romain ils n'asservissent pas les vaincus alors que quand les Turcs et les Tartares font des conquêtes c'est pour renforcer leur despotisme. - un autre modèle est l'Angleterre où le souverain est dépendant de la volonté du peuple LP 104. Il ne donne qu'un aperçu de la théorie du droit de résistances, reprise mot pour mot à Locke : une liberté extrême peut aboutir à des séditions et des usurpations violentes autant que la servitude extrême (comparer 103 et 104). « Nous ne pouvons, disent-ils, donner à un autre plus de pouvoir sur nous que nous n'en avons sur nousmêmes » p. 241. L'incarnation même de la liberté est l'Angleterre : la soumission et l'obéissance sont les vertus dont ils se piquent le moins » 104. Il soutient donc ici une forme de pouvoir intermédiaire, une forme de monarchie parlementaire où le parlement (« les assemblées de la nation » 131) comme corps intermédiaire entre le peuple et le roi, est le garant de la liberté. Ils affirment le droit de résistance et la légitimité de la révolte quand le Prince viole les droits du sujets qui peuvent alors « rentrer dans leur droit naturel » : version libérale du droit naturel. Le droit naturel permet de dessiner un horizon de valeurs qui empêchent d'assimiler le droit et le fait. Il va même jusqu'à nier le crime de lèse-majesté puisqu'il réduit la relation prince / peuple à un rapport de forces en cas de révolte où c'est le plus fort qui décide que le plus faible a commis un crime 104 p. 242 pour relativiser ce crime, l'identité du traître se décide en un « moment » T ; mais du coup il relativise tellement qu'il en arrive à faire une apologie de la force ; cf idem en 94-95 ) propos des princes qui s'accordent tous les droits « croyant qu'il n'y a pas de lois là où il n'y a pas de juges ». Donc l'Angleterre est la figure inverse et symétrique du despotisme : dans l'un le prince se donne tous les droits, dans l'autre c'est le peuple qui se donne tous les droits, deux formes de libertés excessives. - De la Grèce par une sorte de contagion en chaîne (colonies), la liberté s'étend en Italie, en Espagne, au Portugal et dans les Gaules (131) mais ce fil fragile, César le trancha, l'empire romain aurait pu étendre l'espace de liberté « si il n'y avait pas eu cette différence injuste entre les citoyens romains et les peuples vaincus » si… si… (131), il s'est transformé en vaste prison des peuples et l'Europe et l'Asie se rejoignent à nouveau sauf que la seconde n'a jamais vraiment connu la liberté. De même dans les forêts du nord il y avait des nations inconnues qui aurait pu se répandre avec leur esprit de liberté : les invasions barbares paradoxalement rétablissent la liberté en détruisant l'empire romain. - Les parlements sont pour MO des institutions essentielles car ils garantissent la soumission du peuple nécessaire à la stabilité du régime tout en bornant le pouvoir du souverain. La progression de la sympathie pour le Ru sera manifeste après les LP 104 et 80, « une nation impatiente, sage dans sa fureur même » (136). Comme dans le cas de la Hollande, c'est la puissance économique qui compte désormais plus que la puissance de conquête ou de richesses comme les métaux précieux (Espagne). Ainsi Mon prend 3 exemples : la Perse, l'Europe, l'Angleterre, deux extrêmes qui encadrent un régime intermédiaire car en France le roi possède tous les pouvoirs mais en fait un usage plus modéré à cause des mœurs et de la religion, par raison calculatrice (102). - Résumé de l'histoire des républiques : à l'origine il y a le régime monarchique le plus proche du modèle familial et que l'histoire semble mettre en place spontanément ; l'excès de tyrannie finit par faire craquer le système (en Grèce) et fait apparaître la république qui inscrit la liberté das l'histoire mais c'est un produit fragile et circonstanciel. Pas de hasard (les républiques se seraient formées « par hasard et par la succession 69 des siècles » 131) mais plutôt une nécessité politique qui fait dégénérer la monarchie en despotisme ou république car s'inscrit dans le conflit structurel du Prince et du peuple (102). Deux lignes historiques se dessinent donc : l'une en orient se fige dans le despotisme, l'autre voit la Grèce « seule polie au milieu des barbares » (131) républicaniser et libérer l'Europe. L'orient c'est l'histoire sans histoire, la pétrification du temps. Mais il n'est plus une monstrueuse anomalie car on peut se demander ce que serait devenue l'Europe sans la Grèce ou les invasions barbares... 4 - Les solutions politiques : La conformité d'un gouvernement à la raison permet de mesurer son degré de perfection. Les Français ont eu tendance à adopter majoritairement le droit romain et cette hétéronomie est une servitude. 100 C'est pourquoi le droit public est devenu en Europe une science « qui apprend aux princes jusqu'à quel point ils peuvent violer la justice sans choquer leurs intérêts » et qui met « l'iniquité en système » 94. Cela réduit le pouvoir à la puissance (ressources matérielles et humaines qui fondent l'exercice de la domination) 102. Les princes italiens ou allemands « martyrs de la souveraineté, n'ont d'autre choix que de s'inféoder aux grandes puissance d'Europe Cf Anti-machiavelisme LP 94 c’est-à-dire la raison d'Etat libérée des valeurs et des normes car la raison d’État n'est que la passion déguisée en raisonnement (même dans le cas des reines de Suède qui choisissent le plaisir plus que la politique) : on apprend au prince « jusqu'à quel point ils peuvent violer la justice » et on met « l'iniquité en système ». Aux docteurs qui falsifiaient l'idée de dieu (83) font écho les docteurs qui falsifient l'idée de droit. La question du contrat apparaît dans 3 lettres 76-77 (le droit de se tuer), 94-95 (le droit des nations) et 102104 (droits des sujets et des princes) qui traitent du rapport entre les droits et le Droit, entre le pouvoir de faire et le droit de faire. Ils posent la question cruciale du rapport entre justice et liberté, entre droit positif et principes transcendants de la justice éternelle qui sont rappelés LP 83. Les gouvernements modérés au contraire font fleurir les arts et stimulent la croissance économique (LP 106), favorisant ainsi la « propagation de l'espèce » (LP 122 « la douceur du gouvernement contribue merveilleusement à la propagation de l'espèce » comme en Suisse ou en Hollande). Rendant hommage à la « circulation des richesses » MO parle d'une grandeur qu'on pourrait dire « industrielle » qui supplante avantageusement l'ancienne grandeur de conquêtes. La domination réelle se mesure en termes de richesses industrielles et agricoles (contrairement aux chrysohédonistes qui estiment la prospérité nationale à la quantité d'or et d'argent contenue dans les caisses de l’État 118). D'où la crique des Espagnols qui n'ont pas su renoncer à leurs rêves chimériques comme Don Quichotte, car le soleil n'y rencontre « que des campagnes ruinées et des contrées désertes » 78. Détruire pour vaincre n'est pas accroître son pouvoir : « ils doivent chercher des sujets et non pas des terres » 106. La puissance se mesure plutôt au nombre d'hommes actifs comme en France : « on n'y voit que travail et industrie » id. Le mécanisme d'enrichissement d'un état est décrit LP 117 quand U démontre la supériorité des Etats protestants sur les Etats catholiques moins peuplés, car avec la population augmente le commerce, « il y a plus de fortune à faire » p. 306. L’État privé des industries de luxe serait « un des plus misérables qu'il y eût au monde » 106. Mo ne succombe pas à la tentation d'idéaliser le sauvage : « les bourgades de Sauvages … n'ont pas la ressource des grands Etats » 120. Le gouvernement le plus conforme à la raison est celui qui s'adapte à l'esprit d'une nation : « celui qui conduit les hommes de la manière qui convient le plus à leur penchant et à leur inclination est le plus parfait » (LP 130). Cf MO développe sa conception de la justice LP 83 : « la Justice est un rapport de convenance qui se trouve réellement entre deux choses », comme un rapport de proportion, que la tyrannie ignore car elle supprime la hiérarchie des crimes (LP 102). Certaines passions peuvent être bien réutilisées, comme la crainte ou l'honneur qui invite à la grandeur (LP 88-90), l'espérance. De l'utilité sociale de la science et du luxe LP 105-106. CF # pas de solution politique chez LB : on ne sait pas vraiment à quelles conditions le pouvoir peut donner lieu à une obéissance qui ne soit pas asservissante. L'exemple réside dans le mouvement centrifuge de l'état modéré qui s'oppose au mouvement centripète de l'absolutisme. Le principal est de ne pas opter pour des solutions extrêmes ou les principes uniques, en admettant l'existence d'exceptions. Il faut échapper aussi bien au fatalisme qu'à l'intervention forcée (croire que tout dépend du législateur ou de la force). MO donne aux lois leur sens maximal : tous les 70 rapports entre les êtres, même si ensuite il distingue lois naturelles et lois artificielles des hommes. La modération équivaut à la légalité (ou mixité) chez MO car la légalité s'oppose à d'autres forces : elle est un pouvoir en elle-même qui peut constituer une limite à tout autre pouvoir : seule la force arrête la force ; or la légalité est la force offerte à tous et introduit une brèche dans l'unité du pouvoir en proposant un partage des pouvoirs. Les lois tyranniques elles ne participent pas de la modération car elles ne font que renforcer un seul et même pouvoir, il s'agit d'un abus de pouvoir ; seules sont modérées les lois qui limitent les autres pouvoirs ; la modération implique la coprésence de plusieurs (contre)pouvoirs ; l'unique valeur absolue chez MO est que le pouvoir ne soit jamais un absolu, monolithique, mais soit partagé. D'où la distinction des 3 pouvoirs : judiciaire, executif, législatif : c'est la distribution des pouvoirs entre des différentes corps qui garantira la liberté ; de deux forces en présence toujours « l'une enchaînera l'autre par sa faculté mutuelle d'empêcher » et les puissance seront ainsi contrebalancées. Il propose donc un gouvernement qui reposerait sur le respect de la nature de l'homme « de sorte que celui qui conduit les hommes de la manière qui convient le plus à leur penchant et à leur inclination est le plus parfait » 80. Mo souligne l'importance des moyens pour obtenir sa subsistance : il remarque que les « sauvages » (pêcheurs et cueilleurs) sont privés des effets salutaires de la circulation des richesses (120). La fin des LP n'est pas une réponse mais nous ramène au centre de l'oeuvre : le meilleur gouvernement ne fait pas disparaître l'obéissance mais c'est en vertu de cette obéissance que la liberté est préservée LP 80 : « le gouvernement doux … est préférable ; la sévérité est un motif étranger ». Voilà ce que le révolté produit : « Le meurtrier monte sur le trône, pendant que le monarque en descend, tombe et va expirer à ses pieds » LP 103 cf S'oppose au tyrannicide comme LB. Il y a donc donc deux formes de soumissions selon le type de gouvernement doux ou sévère : « Si ds un gvt doux le peuple est aussi soumis que ds un gvt sévère, le premier est préférable puisqu'il est plus conforme à la raison et que la sévérité est un motif étranger » p. 198. La soumission est donc nécessaire à l’État pourvu qu'il soit lui-même soumis à la raison. Seuls les esclave romains sont présentés dans un état de douce servitude car ils reçoivent de l'argent et peuvent s'élever dans la société : ils ont « l'aisance dans la servitude présente et l'espérance d'une liberté future » LP 115. Ils ne sont pas seulement soumis mais utilisés au mieux de leur capacité par une politique qui sait les intéresser au profit. (115). Il n'y a pas de théorie de la liberté de la constitution dans les LP mais la liberté des citoyens y est d'ores et déjà thématisée : il y a en ce sens un libéralisme présent dans les LP, c’est-à-dire condamnation de l'absolutisme et du despotisme, éloge des parlements. Conséquences = Les LP regorgent d'indications qui vont dans le sens d'une théorie modérée de la justice pénale : mesurer l'expiation au crime 141, établir une proportion entre les fautes et les peines qui est comme « l'âme de Etats et l'harmonie des empires » 102, modérer la sévérité des châtiments en faisant jouer la crainte de l'infamie et les peines imaginaires ou symboliques 80, c'est le plus sût moyen d'obtenir l'obéissance, là où la cruauté échoue 103. Rica observe les institutions judiciaires tandis que Usbek interroge d'un point de vue plus théorique la question du juste le définissant comme « un rapport de convenance » d'une chose à une autre (LP 80 et 83), ce qui enlève toute légitimité au despotisme qui est toujours dans l'excès et applique toujours les mêmes peines, quel que soit le délit ou le crime. Il critique le principe de justice distributive qui attribue les droits au mérite (comme les grades militaires sous la monarchie LP 48). La vraie justice consisterait en « cette équité que j'ai devant les yeux » 46, à être bon citoyen et bon père de famille83, reposerait sur « tous les devoirs de la charité et de l'humanité ». Il ne s'agit pas pour autant d'une simple vertu contemplative « dont il ne résulte rien » mais une vertu active qui contribue à améliorer le sort du genre humain : « le coeur est citoyen de tous les pays » note Ibben 67. Résumé du raisonnement LP 83 : Ainsi Dieu n'est nécessairement juste / la justice existe en soi / Si les hommes ne suivent pas toujours la justice c'est par intérêt : nul n'est méchant volontairement / donc Dieu ne peut être injuste / donc la justice s'impose tous même à ceux qui ne croient pas en dieu ou en elle / il faut refuser l'idée que la justice soit liée aux conventions humaines (contre Hobbes). -Défendant la légitimité du suicide, il défendra l'idée de contrat par intérêt : « la société est fondée sur un avantage mutuel … le prince veut-il que je sois son sujet quand je ne retire point les avantages de la sujétion ? » LP 76. Même si il raille les spéculations sur l'origine des sociétés cela est dirigé contre Hobbes (LP 94) mais non contre les théories du pacte social ou contre Grotius (dont il réutilise l'expression de « droit des gens ») et pour qui la sociabilité naturelle est la condition du pacte social et non son contraire : « une 71 société ne peut être fondée que sur la volonté des associés. Si elle est détruite par la conquête le peuple redevient libre » LP 95. Un autre cas de dissolution du pacte social serait, avec l'ex de la révolution anglaise de 1648, les mouvements populaires, pour lesquels il ne cache pas son aversion, marque un recul devant l'affirmation brutale du droit de résistance. Il est admiratif face aux affirmations « extraordinaires » des anglais et leur réfutation de l'absolutisme : « rien ne les lie, rien ne les attache à lui ». Le rôle de la LP 131 est de définit les parties contractantes (Rhédi sur les origines de la monarchie française) : les rois francs n'étaient que des chefs ou ds généraux à l'autorité limitée ; le prince partageait son autorité avec « un grand nombre de seigneurs » dons il regrette la « douce liberté des temps barbares » 136. La seule chose qui puisse paradoxalement légitimer le pouvoir est son abandon partiel : la légitimité peut être acquise a posteriori par le fait que son détenteur a accepté de partager le pouvoir avec d'autres et de s'imposer des limites : « tout pouvoir sans bornes ne saurait être légitime » LP 104. L'ex anglais a valeur d'avertissement pour les monarques tentés d'abuser de leur puissance. A la faiblesse devant les menaces extérieures (indiquée dès LP 19 et démontrée par les victoires du prince Eugène sur les Turcs LP 123) s'ajoute le risque d'une révolution de palais, l'immobilisme allant de pair avec l'instabilité (LP 103), thème de la fragilité du pouvoir déjà introduit par LP 80. Interrogation sur les principes qui doivent réguler les relations entre les nations mais aussi entre le prince et le peuple LP 95. Au niveau du droit international, les relations entre états pourraient être régies par les mêmes principes de droit que ceux qui s'appliquent à l'intérieur entre particuliers, selon MO : « les magistrats doivent rendre la justice de citoyen à citoyen : chaque peuple le doit rendre lui-même à un autre peuple » (LP 95). Mais il faudrait une instance supérieure aux deux pays pour les arbitrer : « il est nécessaire qu'un tiers débrouille ce que la cupidité des parties cherche à obscurcir » (cf rôle de l'ONU et des casques bleus). On ne peut pas comparer guerre civile où l'enjeu est la survie de l'individu et guerre interétatique qui peut être compatible voire favorable à la survie de l'Etat. A opposer à Rousseau : « D'homme à homme nous vivons dans l'état civil et soumis aux lois ; de peuple à peuple chacun jouit de la liberté naturelle », donc c'est toujours le chaos de l'état de nature et la guerre. U imagine aussi que si une arme suprême était inventée « le consentement unanime des nations ensevelirait cette découverte » LP 106. Sartre sur le nucléaire. Le problème est qu'aucune nation ne veut se délester de ses armes surtout si elles « peuvent détruire les peuples et le nations entières » LP 105. Donc nous devrions agir comme si on croyait en l'existence d'une justice naturelle indépendante des conventions et désirs humains car « quand elle en dépendrait ce serait une vérité terrible qu'il faudrait se dérober à soi-même' » LP 83. Cf Kant. Il y a une homologie des hommes et du système qui les étreint donc on peut ajouter une perspective métaphysique pour dégager des normes universelles : le fait n'est pas un droit, il y a des droits naturels et universels au-delà des faits particuliers. Non seulement par ce qu'une certains justice universelle doit s'imposer de haut en bas pour déterminer les actions humaines, mais aussi parce qu'il y a un rapport empiriquement constatable entre mouvement de la population et système politique, de bas en haut (pbl de la dépopulation). Lettres de U sur la justice et le droit naturel 80, 83, 90, 94, 95, 129. Un droit absolu a au moins existé dans le passé puisque des causes actuelles « en ont corrompu tous les principes » LP 94 ; la LP 83 est la plus explicite : « la justice est éternelle et ne dépend point des conventions humaines » ; et il se réfère à « l'équité naturelle » LP 129. MO aime citer cette phrase de Cicéron : « la loi est la raison du grand Jupiter » donc le droit naturel est le fondement du droit des sociétés humaines, un ensemble de principes rationnels et moraux qui permettent de juger les lois, ils se confondent avec la lumière naturelle de la raison. Il existe donc des rapports d'équité antérieurs à l’État. Un interlocuteur de Rica peut donc comprendre désormais la barbarie en un sens moral (nier l'humanité de l'autre homme) et non au sens étymologique et historique (qui a un sens relatif) : « ces peuples n'étaient point proprement barbares » LP 136. Cf Levi Strauss : « le barbare c'est d'abord celui qui croit à la barbarie ». MO est attaché aux contre pouvoirs représentés par les parlements : la lettre 92 salue le rétablissement du pouvoir politique des parlements au début de la Régence pour son droit de remontrance envers le roi ; c'est l'appui de la monarchie et le fondement de toute autorité légitime ». Mais ce geste sera interprété comme une ruse quand il sera relégué à Pontoise, car cette institution porte « le pesant fardeau de la vérité » LP 140. 72 Lettre 80 = leçon de modestie politique = le meilleur gouvernement n'est peut-être que celui qui l'emporte en force pragmatique « celui qui va à son but à moins de frais » et « conduit les hommes de la manière qui convient le plus à leur penchant et à leur inclination ». Le meilleur gouvernement n'est pas un modèle idéal mais une réponse empirique à ce qu'on peut, un pbl d'optimisation, se fondant sur une économie de moyens pour un maximum de résultats (« satisfaction supérieure »). Le Français fait gratuitement et avec plaisir ce que le Sultan n'obtient qu'à force de supplices et grand déploiement de moyens. Mon n'a pas une approche moraliste mais plutôt pratique car plutôt que de dénoncer un régime inhumain, il dénonce un régime instable, inefficace, qui emploie ds mesures de forces inutiles pour parvenir à un résultat nul. NB Des commentateurs comme Jean Ehrard considèrent que certaines prises de position de MO témoignent de son désir de défendre les anciens privilèges de l'aristocratie : il faut savoir que MO appartient à une classe sociale en pleine crise alors ; la monarchie enlève peu à peu toutes ses prérogatives à sa classe aristocratique. Et c'est à travers la métaphore du sérail et de ses 3 composantes que cela se fait sentir : « C'est à la monarchie absolue qu'en a Montesquieu, sinon à la monarchie absolue en personne, du moins aux tentations qui la guettent » (Althusser). Le système de Law est un danger pour les aristocrates exposés à la concurrence des parvenus 132, et à la corruption 146 ; il défend la propriété terrienne LP 132, et le règne de la « puissance paternelle » « première autorité légitime » LP 129 ; donc il pourrait être le partisan d''une restauration aristocratique pour éviter la dégénérescence de la monarchie ; Rhédi rappelle d'ailleurs l'origine aristocratique des assemblées générales de la nation LP 131. Il approuve la politique du duc de Noailles sous la Régence et s'amuse de voir les traitants contraints de rendre gorge ; c'est la réaction d'un gentilhomme indigné de ce que le « corps des laquais » soit devenu en France « un séminaire de grand seigneurs » (98). Il y a un dédain aristocratique pour les gens de la finance et pour les nouveaux riches qui ne l'empêche pas de plaider pour la « circulation des richesses » (106). La dénonciation du despotisme répondrait donc à une volonté de défendre les prérogatives de l'aristocratie au sein d'une bonne monarchie. D'ailleurs tout en avertissant les monarques du risque de dégénérer en monarchie, LP 102, il magnifie aussi leur rôle : « Ces monarques sont comme le soleil qui porte partout la chaleur et la vie ». Le souvenir de la Fronde lui inspire un discours humoristique qui est en défaveur des frondeurs (LP 111) car montre la versatilité et la force aveugle du peuple. La lettre 111 conduit à la forme la plus élaborée de jonction du satirique et du politique : c'est une satire de Retz (son faux discours au frondeurs, en fait il s'agit d'une lettre ; Fronde = révolte menée par des princes et Mazarin contre Louis XIV enfant, entre 1643 et 1661) qui, à propos d'un problème grave (celui des régences et des minorités) tourne en dérision le message politique pour faire ressortir l'insignifiance des pseudo révolutions et affirmer son espoir en la continuité monarchique. Dans un cas la satire s'appuie sur des préjugés nobiliaires de classe (88) qui seront tournés en dérision ailleurs ; dans un autre l'allégorisation satirique sert une politique humaine et libérale (85). Il y a donc une polyphonie, ou du moins une bipolarité au sein de la démarche même de MO : la lettre 88 présente ce paradoxe d'être à la fois chargée de préjugés nobiliaires et d'en montrer la vanité (elle est le pendant de l'histoire des Troglodytes). L'idéal aristocratique se nourrit de la distinction entre noble ambition et soumission servile contrairement à la définition de la grandeur en France alors : « un grand seigneur est un homme qui voit le roi ». 88 Elle est confondue avec la notoriété et le crédit auprès des puissants. Diagnostic pour la France ? Ce n'est que pas le maintien d'une noblesse héréditaire dans la jouissance de ses droits que l'on pourra éviter le despotisme. Régénérer la noblesse et son principe : l'honneur. Mais en même temps il proteste contre « l'injuste droit d'aînesse » en invoquant « l'égalité des citoyens » (LP119) et suggère une politique de développement économique fondée sur la paix, la tolérance et la liberté (103-122)... 73 CONCLUSION GENERALE * La philosophie politique de MO n'est pas énoncée directement. C'est le despotisme qui, à la fois comme vérité historique et concept repoussoir, met en évidence la réflexion politique de MO et sa conception de la nature humaine : elle est centrée autour de 3 événements : la mort de Louis XIV en 1715, l'échec de la polysynodie en 1718 et la banqueroute de Law en 1720. Elle se déduit de la critique du pouvoir absolu. Si le bien politique dépend des situations, il y a un mal politique identifiable : le despotisme. A part la condamnation du despotisme, touts les questions restent sans réponse. C'est au lecteur de construire sa propre pensée sur l'utilité des sciences (LP105-106), la question du suicide (LP 76-77) ou les causes du dépeuplement (112-122). Ainsi l'effacement de l'auteur évite le caractère dogmatique d'une thèse, ce n'est pas un roman à thèse, la polyphonie empêchant toute fixation du sens. Fiction et réflexion s'entrelacent et se nourrissent l'un l'autre et c'est au lecteur d'en percevoir les correspondances. Les deux leçons principales de l'EL sont déjà énoncées dans les LP : le fait que le despotisme « se corrompt sans cesse parce qu'il est corrompu par sa nature » et que « le despotisme cause à la nature humaine des maux effroyables » (EL VIII, 10 et II, 4). « La crise finale des LP vient démontrer le caractère insoutenable de la tyrannie du plaisir. Les forces de révoltes accumulées se déchaînent. La grande idée de Nature vient à leur secours et déjà apparaît l'alternative violente la liberté ou la mort qui entraînera les hommes de la Révolution » (Starobinski, Mon par lui-même). Pour U les deux lettres 146 et 161 sont contemporaines : il n'est pas anodin que l'effondrement de l'ordre oriental accompagne la faillite du système ; les fausses valeurs de l'orient et de l'occident sont ainsi critiquées simultanément. Mais si l'effet esthétique est réussi il ne constitue pas dans sa confusion un ordre plus juste pour MO, il reste en suspens. Si Montesquieu n’inventa pas le signifiant « despotisme », il en inventa bien le concept, et cela signifie deux choses. D’abord que le despotisme devient, dans L’Esprit des lois, un véritable objet théorique qu’il s’agit d’étudier avec soin : on peut et on doit se demander ce qu’en lui-même il est, au lieu de le réduire au seul excès de la monarchie. De cet impératif découlent nécessairement deux processus inverses et complémentaires (Grosrichard, 1979, p. 91-106). En premier lieu, le mouvement centripète des richesses : « La monarchie se perd, lorsque le prince, rapportant tout uniquement à lui, appelle l’État à sa capitale, la capitale à sa cour, et la cour à sa seule personne » (EL, VIII, 6 [texte de l’édition posthume de 1758 : toutes les autres éditions donnent « la capitale à la cour »]). En second lieu, le mouvement centrifuge de l’autorité : pour décharger tout à loisir, le despote doit forcément se décharger de l’exercice du pouvoir et c’est en ce sens que « l’établissement d’un vizir est, dans cet État, une loi fondamentale » (II, 5). Cela signifie que, du prince au plus petit fonctionnaire, chacun se défait du pouvoir tout entier, de telle sorte que celui-ci s’écrase comme en chute libre sur les sujets esclaves au lieu que, dans les gouvernements modérés, sous une forme ou une autre, des médiations amortissent son transfert : « Dans le gouvernement despotique, le pouvoir passe tout entier dans les mains de celui à qui on le confie. Le vizir est le despote lui-même ; et chaque officier particulier est le vizir » (V, 16). Le despote n’est plus alors qu’une fonction, une autorité au nom de laquelle on gouverne, mais qui ne gouverne jamais par elle-même : « Il est caché, et l’on ignore l’état où il se trouve. Par bonheur, les hommes sont tels dans ces pays qu’ils n’ont besoin que d’un nom qui les gouverne » (V, 14). * Néanmoins il ne faut pas confondre l'échec de Usbek avec l'échec du savoir lui-même. Seules les destinées des personnages s'assombrissent alors que le lecteur voit certaines pistes s'ouvrir. « Il y a certaines vérités qu'il ne suffit pas de persuader mais qu'il faut encore sentir ; telles sont les vérités de la morale » (LP 11). Fonction propédeutique car à travers l'échec de Usbek MO nous engage à « reconnaître une exigence que nous ne sommes pas près encore de savoir satisfaite : l'accord des actes et de la pensée dans une même raison libératrice » (Starobinski). Et aujourd'hui le pbl persiste d'où l'actualité du texte. Le roman invite à relativiser aussi la portée de la libération de l'esprit par la relativisation des mœurs. La pensée négatrice, qui libère par la lucidité philosophique (Usbek) et la raillerie satirique (Rica) doit être prolongée par une pensée constructive. C'est peut-être le rôle des fictions littéraires insérées (Utopie des Troglodytes, Aventures de Télémaque parodiées dans Fragment d'un ancien mythologiste LP 142 qui raconte la banqueroute de Law en 1720), comme pour saper son autorité, le conte d'Ibrahim et Anaïs. Il faut « penser librement » LP 134. Mais même la philosophie peut devenir une passion asservissante comme pour la reine Christine de Suède LP 139. L'El a été précédé et préparé par la matière philosophique des LP tout en l'approfondissant ; cet « espèce de roman » était le seul moyen de descendre dans les tréfonds de la subjectivité pour y traquer les mécanismes intimes de la domination et de rendre compte de la diversité des formes de consentements ou de résistances 74 jusqu'au suicide héroïque. Ainsi les LP sont « l'expression romanesque d'une prise de conscience politique » selon J. Ehrard. On éclaire les idées par l'histoire et l'histoire par les idées ; de plus le lecteur est sans cesse sollicité par le doute ; enfin, l'existence d'un personnage principal invite à partager ses ressentis. * Ensuite, il faut dire que ce pire gouvernement, équivoque a contrario en ce qu’il justifie à l’envers tous les régimes « modérés » qu'on veut, devient le générateur d’un mode argumentatif remarquable qui consiste en la juxtaposition méthodique de toutes les institutions susceptibles de freiner le despotisme virtuel des gouvernements européens (la banque, les Églises, les droits seigneuriaux, la vénalité des offices, etc.). Contre le despotisme, Montesquieu n’entreprend pas de légitimer un droit quelconque de résistance, il recense des points empiriques de résistance. Et il élabore ainsi quelque chose comme une « politique négative » : non pas une dévaluation de l’État au profit de la société civile — c’est là une opposition qu’il ignore —, mais une évaluation de tous les pouvoirs susceptibles d’interdire le despotisme, alors même qu’ils seraient parfaitement incompatibles entre eux. Une politique de la coalition. La liberté politique, définie comme obéissance aux lois, ne peut se trouver que dans les gouvernements modérés et la séparation des 3 pouvoirs (judiciaire, exécutif et législatif). La position de modération de Mo n'est pas facile à tenir car elle est toujours critiquable de deux points de vue, comme juste milieu : « je me trouve être comme les gens neutres que le grand Cosme de Medicis comparait à ceux qui habitent le second étage des maisons et qui sont incommodés par le bruit 'en haut et par la fumée d'en bas ». * La seule et vraie question des LP , que ce soit dans le « roman européen » ou le « roman du sérail » est : quelle organisation l'homme doit-il donner à sa vie et à ses institutions ? A quelle autorité doit-il en appeler s'il ne veut sacrifier ni son désir ni sa raison ? Toutes les autorités extérieures sont mises au défi mais la réponde de U est : la justice est à la fois un principe intérieur et un rapport de convenance entre les choses, c'est le seul joug dont on ne peut s'affranchir. « L'autorité réside dans la conscience de l'homme » (Starobinski) car il est le seul qualifié à juger. C'est en l'homme que l'idée de justice prend naissance et pas en Dieu : c'est lui qui calcule le jeu des forces nécessaires à un gouvernement rationnel pour « aller à son but à moins de frais » 80. U comprend que les hommes deviennent injustes si tôt « qu'ils préfèrent leur propre satisfaction à celle de autres » est lui-même incapable d'apercevoir sa propre injustice. Usbek illustre la séparation persistante entre l'ordre de la réflexion et celui des actes. Ce n'est pas que le retard chez l'idéaliste de l'action sur la théorie. Mo a vu que parmi tous les facteurs matériels de l'histoire la préférence de sa propre satisfaction est la plus essentielle. Il s'agit donc de la chronique d'une grande désillusion : Usbek passe successivement de la surprise à la sympathie puis à l'inquiétude, à la colère et au désarroi. Roman de « politique fiction » Goldzink qui donne une triple leçon philosophique, morale et politique : en montrant les vices sociaux et leur anti-nature : sévérité, mépris, haine, servitude, crainte / on comprend mieux les vertus sociales : justice, tolérance, liberté, honneur, la vraie nature ; Mo propose le tableau de l'anti-sagesse et des ses maux. Le despotisme est la limite inférieure du politique. On ne peut libérer personne sans lui avoir libéré l'esprit : « mais vous, qui aviez su rompre les chaînes que mon esprit s'étaient forgées, quand rompre-vous celles qui me lient les mains ? » demande Astarté 67. C'est dans le passé que l'on trouve des modèles de liberté nostalgiques comme chez LB : « ils ont abandonné les lois anciennes » 100. LB adopte une attitude comparable à celle des persans qui consiste à substituer le voir au dire, face à l'impuissance du langage à nommer le scandale et à changer les hommes. TR : Dans ce cas, la mise en scène théâtrale du pouvoir et de la soumission serait-elle plus efficace ? Cf Ibsen. 75