la manipulation mentale des points de vue, un des
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la manipulation mentale des points de vue, un des
LA MANIPULATION MENTALE DES POINTS DE VUE, UN DES FONDEMENTS DE LA TOLÉRANCE Alain Berthoz, Collège de France 1. Nous sortons d’un siècle où, à mon avis, domina l’illusion que l’homme est rationnel (nous en voyons d’autres exemples aujourd’hui), alors qu’en fait les obscurantismes, la violence, mais aussi des effets divers notamment de panique sociale, n’ont fait que montrer l’importance des forces de l’irrationnel et, en particulier, de l’émotion. Je m’intéresse personnellement depuis quelques années à un problème fondamental concernant les violations des droits de l’homme. Il s’agit des enfants que l’on fanatise et qui deviennent les bras armés de la haine d’autrui. 2. En effet, malheureusement, au cours de l’histoire, les enfants ont souvent été, et sont encore, utilisés pour transmettre la haine plutôt que la tolérance. Leur cerveau a été enfermé dans des schémas mentaux rigides qui engendrent l’intolérance, le fanatisme et la barbarie, par des méthodes éducatives qui entraînent ce que j’appelle la « dépendance cognitive » : une véritable toxicomanie de la haine. La liste est longue qui illustre ce propos. On peut citer les enfants de la guerre, par exemple les tristement célèbres enfants de la Sierra Leone qui, à quinze ans, enfermés dans des idées qui les poussent au massacre, mutilent sans raison leurs compatriotes. On peut aussi citer les enfants endoctrinés par un fanatisme religieux et politique – jeunesses hitlériennes, enfants khmers fanatisés par Pol Pot –, mais aussi, plus proches de nous, les enfants qui, prenant pour réalité des « jeux de rôles » virtuels, finissent par exercer la violence sur leurs camarades, etc. 3. Il s’agit d’un problème non seulement universel mais qui traverse toute l’histoire. René Cassin, prix Nobel de la paix, rédacteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme, parle de l’importance de l’éducation qui « ne doit pas être laissée à ceux qui l’utilisent pour la haine et la destruction ». • 1 « Non pas des vérités acquises, mais l’idée d’une recherche libre. » 4. Notre siècle s’ouvre, dans ce domaine, sur des paradoxes concernant les progrès de certains aspects des relations sociales et de la tolérance. D’un côté, la « pensée libre », selon la fameuse citation de Merleau-Ponty inscrite dans le foyer du Collège de France1, connaît des moyens sans précédents pour s’exprimer : livres, radio, télévision, Internet, élections, etc. L’idée de démocratie, qui inclut l’acceptation fondamentale de points de vue opposés et de la « pluralité interprétative », progresse bon an mal an. D’un autre côté, elle recule dans des sociétés où, au contraire, on tente de revenir à l’obscurantisme et aux fanatismes en utilisant, entre autres, des texte sacrés ou des mots d’ordres politiques pris à la lettre et restreints dans leur acception. Ces limites sectaires de la pensée libre sont dissimulées derrière des idéologies ou des prétextes religieux. Elles sont au service de la dictature, du pouvoir d’une oligarchie, ou d’un seul homme. Les généreuses idées du siècle des Lumières sont menacées par une tenace résurgence de la haine d’autrui, manipulée par des pensées dogmatiques. 5. Dans cette perspective, comment la pluralité interprétative, comment la flexibilité, la tolérance – qui est à la base de la capacité de prendre, par exemple, une décision « contrefactuelle », c’est-à-dire de changer d’opinion – peut elle être protégée ? Je voudrais soutenir ici qu’un aspect crucial de cette question tient dans l’éducation des enfants et, en particulier, dans certaines périodes de l’enfance. Le sujet que je traiterai brièvement est celui-ci : dans quelle mesure la capacité d’avoir plusieurs points de vue peut-elle être promue au cours de l’éducation d’un enfant et d’un jeune adulte pour donner un fondement solide à la tolérance ? Un des défis pour la physiologie, la psychologie, la psychiatrie et les sciences cognitives contemporaines, est bien d’analyser quels sont ces mécanismes qui permettent l’enfermement psychologique de l’enfant dans des schémas mentaux rigides. 6. Une première idée s’impose comme une évidence, sans être une réponse : pour lutter contre cet enfermement dans un schéma mental, il faut pouvoir changer de point de vue sur le monde, il faut être en mesure de « manipuler » les représentations et les idées. Les neurosciences cognitives peuvent-elles être utiles pour la compréhension de ce phénomène, sans toutefois permettre de donner de solutions définitives ? Nous allons ici esquisser une réponse à cette question dans l’espoir de susciter un travail de fond interdisciplinaire. Le cerveau projectif impose au monde ses interprétations 7. Un des éléments essentiels de notre analyse est le caractère fondamentalement projectif de la perception : c’est là une propriété remarquable et redoutable. Comme je l’ai décrit dans mon livre Le Sens du mouvement, le cerveau fait des hypothèses sur le monde ; il projette sur lui ses préperceptions. Il n’attend pas d’interpréter les données du monde, mais impose des règles d’interprétation2. Le monde perçu n’est pas conforme au monde vécu ; nous aussi, nous avons un Umwelt3. • • 2 Voir Berthoz A., 1997, Le Sens du mouvement, Paris, Odile Jacob. 3 Voir Berthoz A. & Christen Y. (éd.), 2009, The Neurobiology of Umwelt, Springer. • 4 Ittelson W.H., 1952, The Ames Demonstrations in Perception, Londres et Princeton. 8. On peut citer l’expérience faite par les psychologues de Ames aux États-Unis4, qui montre deux petites filles de la même taille exactement placées dans une chambre au toit trapézoïdal. Si on regarde l’intérieur, à partir un trou percé dans la paroi, elles seront perçues (percevoir c’est interpréter ce que l’on voit) comme étant de tailles différentes et la chambre comme cubique et absolument symétrique. Le cerveau va déformer sa perception et imposer la symétrie au monde. Cet exemple, emprunté au registre de la perception de l’espace permet de faire une analogie avec les autres mécanismes qui nous obligent à imposer au monde des interprétations – on peut parler ici de la « tyrannie de la perception ». La période critique cognitive de la tolérance 9. Notre hypothèse sera que, si, à un moment donné du développement, on impose au cerveau des schémas d’interprétation du monde ou d’autrui, et qu’on l’empêche d’avoir cette pluralité de points de vue, le cerveau aura tendance à préférer ces interprétations a priori. La propriété fondamentale de projection d’hypothèses sur le monde, que j’ai évoquée ci-dessus, est alors utilisée pour figer la perception d’autrui chez l’enfant dans un cadre interprétatif rigide qui peut engendrer de façon durable le sectarisme et la haine. Ainsi, la question préliminaire pourrait être reformulée de la façon suivante : y a-t-il un âge crucial pour cette charnière d’acquisition du changement de point de vue ? 10. La réponse est à chercher dans les étapes du développement des capacités de l’enfant à interagir avec autrui et à changer de point de vue. Grâce aux données de la psychologie expérimentale et cognitives, on sait que très tôt, dès sa naissance, un nourrisson est capable d’interagir avec autrui par un mécanisme de contagion motrice. Un bébé reproduira les mimiques faciales réalisées par son père par une imitation, qui est une contagion immédiate. Cette contagion motrice persiste d’ailleurs chez l’enfant devenu adulte : très élémentaires, les mécanismes d’imitation restent cependant effectifs tout au long de la vie. • 5 Le Professeur Devos a montré qu’il y avait une pathologie neurale (chez l’adulte aussi) qui impliqu (...) 11. Ce n’est que vers douze mois environ qu’apparaît une certaine capacité chez l’enfant à établir des relations interpersonnelles qui exigent une manipulation spatiale des points de vue. Avant cet âge, l’enfant pointe du doigt vers un objet ou une personne, mais sans impliquer autrui. Vers un an, un enfant peut désigner un objet, une poupée par exemple, à ses parents, ou à un tiers ; il n’est plus seulement un « sujet solipsiste », il désigne réellement à autrui : il établit un triangle entre lui, l’objet et autrui, mécanisme de base de la capacité sociale5. C’est ce que Degos et Bachoud-Levi ont appellé « hétéro-topo- agnosie ». • 6 Vaish A., Carpenter M. & Tomasello M., 2009, « Sympathy through affective perspective taking an (...) 12. Un autre mécanisme particulièrement important – il existe d’ailleurs à un moindre degré chez les primates – se développe chez l’enfant vers l’âge de un an, au moment de l’apparition de la relation sociale : l’attention conjointe. C’est un des mécanismes fondamentaux pour comprendre et partager les intentions d’autrui. Il existe une abondante littérature sur le sujet, où se distinguent deux tendances. Selon certains courants, l’attention conjointe est purement cognitive : l’émotion, l’affect, la valeur n’apparaissent que tardivement ; à l’inverse, d’autres courants affirment que l’attention conjointe intègre les aspects affectifs et l’attention à autrui, très tôt dans le développement de l’enfant. Michael Tomasello a ainsi pu montrer la progression chez l’enfant de l’engagement réciproque au cours de l’ontogenèse, de trois à quatorze mois, avec le passage progressif de l’interaction purement dyadique, jusqu’à la phase où l’enfant commence à comprendre les plans des autres et à développer cette capacité d’interagir avec autrui6. 13. Il faut également mentionner ici la relation entre les aires du cerveau activées par l’attention conjointe et les aires dont le volume est modifié chez les patients autistes. Ces derniers ont des difficultés pour réaliser l’attention conjointe, pour échanger des regards : le volume du cerveau qui est modifié chez ces patients correspond aux régions impliquées dans l’attention conjointe. 14. Néanmoins, l’attention conjointe n’est pas encore une manipulation de point de vue ; la capacité d’en changer apparaît plus tardivement. Mon hypothèse est que la manipulation des points de vue sociaux se manifesterait donc en même temps que la capacité à manipuler le point de vue spatial et partagerait des mécanismes, en partie, communs : il s’agit de la théorie spatiale de l’empathie. Nous reviendrons plus bas sur ce point. • 7 Cf. Piaget J. & Inhelder B., 1947, La Représentation de l’espace chez l’enfant, Paris, PUF, où (...) 15. Jean Piaget7 avait pu démontrer, avec la théorie des stades de développement de la pensée spatiale et notamment avec l’expérience des « trois montagnes », que c’est vers sept ou huit ans que l’enfant est capable d’imaginer des points de vue différenciés, qu’il acquiert la capacité à manipuler les points de vue spatiaux. En effet, l’âge entre 6-7 ans et 12-13 ans est un âge que nous appelons, dans notre jargon, une « période critique ». C’est, en effet, l’âge où l’enfant apprend le changement de point de vue. C’est l’âge où un enfant peut admettre le fait que le monde ne peut pas être vu selon pensée unique, que l’on peut manipuler l’espace, et que l’on peut prendre en compte les pensées et les émotions d’autrui. C’est l’âge où va naître la capacité d’empathie, qui n’est pas simplement la contagion émotionnelle qui se fait entre la mère et l’enfant : « je pleure tu pleures, je souris tu souris », mais cette capacité à la fois d’être soi-même et de se mettre à la place d’autrui, de voir le monde du point de vue d’autrui. 16. Il y a des périodes critiques pour la vision, et il y en a pour la marche. Dans le cas de la capacité à changer de point de vue, il s’agit d’une période critique cognitive extraordinairement importante : si, pendant la période critique où s’ouvre une fenêtre pour cette compétence ou cette faculté, on ne donne pas cette compétence ou cette faculté, alors, quand la fenêtre se fermera, l’enfant restera lui-même enfermé, peut-être pour toute sa vie, dans une vision unique de l’autre, qui sera source de sectarisme et de haine. 17. Ainsi, on peut émettre la supposition que l’enfant, dans cette période critique de sept à dix ans, bloqué dans sa capacité à élaborer des stratégies cognitives variées, prisonnier de ces schémas mentaux, est comme une personne enfermée dans un labyrinthe avec un seul chemin, une seule sortie, une seule vision du monde. Pour sortir du chemin mental tracé par le conditionnement, il faut que l’enfant fasse une opération de décentrage, nécessaire pour passer d’une « perception égocentrée » à une « perception allocentrée ». Il doit effectuer une opération semblable à celle que l’on doit faire pour trouver un raccourci dans Venise et inhiber éventuellement le chemin habituel. 18. Cette utilisation des chemins mentaux pour notre pensée et cette capacité à manipuler ces chemins est à la base même de notre capacité à réfléchir. Résumons brièvement ci dessous quelques éléments de cet aspect de nos modes de pensée. Les stratégies cognitives de la perception et de la mémoire de l’espace 19. La manipulation mentale de l’espace, ou plutôt des espaces8, est un mécanisme fondamental de notre pensée et de notre relation avec le monde et autrui. Ceci est à rapprocher de la littérature de l’Antiquité sur l’utilisation des espaces mentaux dans les opérations cognitives les plus complexes et des ouvrages de Mary Carruthers, Frances Yates et de Jonathan Spence sur l’utilisation par l’homme de ces palais mentaux : des échelles non seulement pour stocker et mémoriser des éléments, des objets, mais également pour trouver des « combinaisons nouvelles »9. • • 8 Berthoz A. & Recht R. (éd.), 2005, Les Espaces de l’Homme, Paris, Odile Jacob. 9 Mary Carruthers explique comment au Moyen Âge les moines se servaient de palais mentaux pour stocke (...) 20. Il y a deux façons, ou stratégies mentales, de se rappeler un chemin parcouru ; la première est la « stratégie cognitive de route » égocentrée, topokinestésique, qui vise à se rappeler le mouvement (traverser à tel endroit, prendre à droite ou à gauche, rencontrer quelqu’un...). Il s’agit d’une mémoire séquentielle des actions. La seconde vise à se décentrer en retraçant le chemin parcouru grâce à une carte, avec une stratégie de survol allocentrée, topographique, indépendante de la perception. Pour être capable de changer de point de vue – de retrouver un chemin différent, de changer de perspective – il faut donc pouvoir changer de stratégie. 21. Depuis quelques années, de nombreux travaux sont consacrés à ces questions. Il est désormais admis que, pour se rappeler un chemin parcouru ou résoudre des problèmes de relations spatiales, ce sont les réseaux qui vont du cortex pariétal (siège du traitement de l’information relative à l’espace à partir des sens) vers des aires frontales (les réseaux pariétaux frontaux, responsables de notre perception égocentrée de l’espace) qui sont activés. Ainsi, les patients qui ont des lésions du cortex pariétal droit négligent la moitié de l’espace ; ils ont des troubles de cette perception égocentrée de l’espace. En revanche, lorsque des manipulations allocentrées sont en jeu, ce sont les mêmes régions mais aussi plusieurs autres, comme celle de l’hippocampe, qui sont impliquées dans les codages. 22. Ces deux stratégies cognitives mises en jeu pour se rappeler un chemin parcouru font intervenir des systèmes différents ; par conséquent, passer de l’une à l’autre au cours du développement suppose toute une évolution du cerveau et, en particulier, l’apparition de mécanismes de prise de décisions et d’inhibition de comportements qui implique le cortex préfrontal. Il y existe, en outre, de grandes différences entre les individus –liées à la vicariance – pour résoudre ces problèmes. 23. Le genre joue également un rôle : chez les femmes, il y a une plus grande utilisation des circuits pariétaux frontaux égocentrés, tandis qu’on note chez les hommes une préférence pour la stratégie allocentrée ; l’importance des différences liées au genre est également soulignée par le fait que certaines maladies psychiatrique ne sont pas réparties également chez l’homme et chez la femme, par exemple l’anxiété spatiale. • 10 Il faut également citer ici les travaux récents de Jean Decety qui a étudié les bases neurales de c (...) 24. Il existe aujourd’hui des outils permettant d’étudier le rôle des mécanismes spatiaux dans le changement de point de vue. Ainsi, nous avons mené un certain nombre d’expériences avec des neurologues, des neuropsychologues et des psychiatres en IRM pour étudier la manipulation spatiale du point de vue. Par exemple, si on présente à un sujet un environnement (une Villa de Le Corbusier en l’espèce) dans lequel est placé un objet (une lampe) et qu’on lui montre cet objet du point de vue d’un avatar, il devra se mettre à la place de l’avatar, changer son point de vue sur l’espace. Ce type d’expérience permet d’identifier dans le cerveau les structures qui sont impliquées dans cette manipulation mentale des points de vue et de voir éventuellement comment elles se mettent en place au cours du développement de l’enfant10. Sympathie et empathie 25. En utilisant ces connaissances, nous avons élaboré une théorie de l’empathie11. Elle est basée sur l’idée que la manipulation des référentiels spatiaux joue un rôle important dans l’empathie et qu’il existe une grande différence entre la sympathie et l’empathie (voir la figure ci-dessous12). • • 11 On pourra se reporter utilement ici aux travaux menés dans le cadre de mon séminaire sur l’empathie (...) 12 Bérangère Thirioux, Gérard Jorland, Michel Bret, Marie-Hélène Tramus, Alain Berthoz, 2009, « Walkin (...) Agrandir Original (jpeg, 595k) 26. Pour nous la sympathie est le fait d’éprouver de l’émotion pour autrui en restant soi-même. Il n’y a pas besoin de faire de manipulation mentale spatiale, de changer de perspective. On reste dans un point de vue égocentré. L’autre est en face de nous et nous résonnons avec lui. On attribue aujourd’hui cette imitation au système de neurones miroirs. • 13 Cf. Decety J. & Jackson P.L., 2008, « Empathie. Le sens des autres », Les Dossiers de la Recher (...) 27. L’empathie, c’est bien plus complexe. D’après les philosophes allemands, elle consiste à éprouver l’émotion d’autrui en se mettant à sa place, c’est-à-dire en changeant de point de vue, tout en restant soi-même. L’empathie est donc bien plus complexe que la sympathie. L’empathie, c’est (a) pouvoir se mettre à la place d’autrui et éprouver ses émotions de son point de vue sur le monde. Cela exige donc une véritable rotation mentale ou un déplacement de notre corps dans celui de l’autre (un dédoublement, une « sortie du corps » avec notre double comme je l’ai proposé dans La décision ». Mais c’est aussi en même temps (b) rester soi-même en étant capable d’inhiber l’émotion ; il ne servirait à rien que je me mette à souffrir si je veux aider quelqu’un qui souffre ! C’est donc un processus dynamique, qui exige que nous nous dédoublions, que nous utilisions un « corps virtuel » pour nous mettre à la place de l’autre : il faut pouvoir éprouver les émotions d’autrui et en même temps pouvoir s’en dégager, les inhiber13. La perception des émotions d’autrui 28. Outre les aspects cognitifs de la manipulation des points de vue, les neurosciences cognitives s’intéressent actuellement au cerveau des émotions. En effet, tous les traitements cognitifs qui peuvent être mis en place dans le cerveau cognitif sont accompagnés par des traitements dans des structures du cerveau limbique, le cerveau des émotions. Par exemple, l’amygdale est la structure de base qui attribue à l’environnement, ou à autrui, des qualités (danger, amabilité, etc.). Le cortex orbito-frontal, qui se développe tardivement chez l’enfant, est aussi important car il permet de changer de point de vue, de prendre des décisions contrefactuelles ; il est impliqué aussi dans la relation entre la mémoire du passé et la réalité présente. 29. Il existe actuellement une physiologie basée sur la confrontation de ces différents mécanismes, comme les études sur la perception de la douleur d’autrui. Mais on est aussi conduit à donner une interprétation nouvelle à des syndromes psychiatriques. On peut citer ici le cas du « syndrome de Capgras ». Par exemple, un enfant blessé à la tête après une chute de vélo ne reconnaît plus son père. Il dit : « Tu ressembles à mon père mais tu es un imposteur. » Les neurosciences proposent une explication à ce phénomène : l’identification de l’identité du père est faite dans le lobe temporal, mais sans aucun des aspects affectifs normalement associés a cette image. C’est dans le cerveau limbique que sont analysées, par le cerveau des émotions, les qualités affectives du père. La reconnaissance de l’identité d’autrui est faite dans une voie qui rejoint la partie postérieure du cerveau vers le lobe temporal par une voie nerveuse dont les neurones reconstruisent étape après étape les éléments du visage. On trouve, le long de cette voie, des neurones qui vont répondre aux yeux, aux cheveux, aux sourcils, à la bouche… ; puis, dans le cortex temporal, on trouve des neurones qui répondre au visage entier, à certains éléments du visage de profil. Il y a ainsi une reconstruction sérielle du visage. Toutefois, nous n’avons pas encore trouvé les mécanismes qui permettent de coder un visage de façon abstraite et de dire que c’est le visage « de Pierre » ou « de Paul ». Au cours de l’enfance, une bibliothèque des formes, des prototypes de visages, est constituée. Mais l’attribution d’une valeur affective à un visage est réalisée dans l’amygdale et dans tout le cerveau limbique. C’est là que s’élaborent la peur, la crainte, la haine, la tendresse. Ces deux systèmes, cognitif et affectif, combinent normalement leurs informations. L’explication du syndrome de Capgras est alors la suivante : la chute de l’enfant a provoqué une séparation entre les deux systèmes, et c’est pourquoi il ne reconnaît plus son père. Cette séparation peut être due à une lésion d’une des aires. Elle peut aussi résulter d’une interruption des faisceaux de fibres qui les relient, ou encore de mécanismes électrophysiologiques qui en assurent la coopération. L’enfant continue à reconnaître l’identité formulée dans le système du lobe temporal, mais ne peux plus y associer une valeur affective élaborée dans le système limbique. Cette coupure entre affect et identité cognitive sans affect est, à mon avis, une des caractéristiques des bourreaux. 30. Nous commençons à peine à comprendre ces mécanismes, mais cet exemple montre qu’il est aujourd’hui possible de construire une théorie biologique de comportements complexes, et il est urgent d’étudier les bases neurales de la période critique que j’ai identifiée ci-dessus. Pourquoi est-ce important ? Eh bien, si nous démontrons à quel degré on peut, malgré la remarquable plasticité du cerveau, figer à cet âge l’opinion des enfants, nous pourrons alors plaider que des mesures soient prises pour les protéger. Pour un « droit à l’acquisition à la capacité de changer de point de vue » 31. Si l’hypothèse que je formule est correcte, il nous faut maintenant unir nos forces pour lutter contre cette manipulation des cerveaux des jeunes, pour que triomphe une perception tolérante de l’autre, pour que soit protégé le cerveau de l’enfant chez qui il est possible d’injecter très tôt la haine de l’autre. Les neurosciences peuvent participer à la question de la pluralité interprétative, envisagée ici sous l’angle de la « période critique » cognitive chez l’enfant pour les relations sociales ; il faut donner aux enfants à cet âge les moyens de changer de point de vue pour apprendre la tolérance. 32. Il faut faire valoir, plus peut-être que nous le faisons encore, dans le cadre des droits de l’enfant, ce qu’on pourrait appeler peutêtre un « droit à l’acquisition de la pluralité des points de vue » dans cette période critique de la pré-adolescence », pour éviter que se perpétuent, comme on le voit encore, la manipulation et l’enfermement des enfants du monde dans des points de vue qui les conduisent à la haine d’autrui. Bibliographie Berthoz A., 1997, Le Sens du Mouvement, Paris, Odile Jacob ; tr. The Brain’s Sense of Movement, Harvard University Press, 2000. Berthoz A., 1999, Leçons sur le cerveau, le corps et l’esprit, Paris, Odile Jacob. Berthoz A., 2003, « Stratégies cognitives et mémoire spatiale » in Bouveresse J. et Rosat J.-J. (éd.), Philosophies de la perception. Phénoménologie, grammaire et sciences cognitives, Odile Jacob, p. 101109. Berthoz A., 2003, La Décision, Paris, Odile Jacob ; tr. Emotion and Reason: The Cognitive Neuroscience of Decision Making, Oxford University Press, 2006. Berthoz A., Andres C., Barthelemy C., Massion J. & Roge B. (éd.), 2005, L’Autisme. De la recherche à la pratique, Paris, Odile Jacob. Berthoz A. & Recht R. (éd.), 2005, Les Espaces de l’homme, Paris, Odile Jacob. Berthoz A. & Jorland G. (éd.), 2005, L’Empathie, Paris, Odile Jacob. Berthoz A. & Petit J.-L., 2006, Physiologie de l’action et phénoménologie, Odile Jacob, Paris ; tr : The Physiology and Phenomenology of Action, Oxford University Press, 2008. Berthoz A. & Christen Y. (éd.), 2009, Neurobiology of « Umwelt ». How Living Beings Perceive the World, Springer, Research and Perspectives in Neurosciences. Notes 1 « Non pas des vérités acquises, mais l’idée d’une recherche libre. » 2 Voir Berthoz A., 1997, Le Sens du mouvement, Paris, Odile Jacob. 3 Voir Berthoz A. & Christen Y. (éd.), 2009, The Neurobiology of Umwelt, Springer. 4 Ittelson W.H., 1952, The Ames Demonstrations in Perception, Londres et Princeton. 5 Le Professeur Devos a montré qu’il y avait une pathologie neurale (chez l’adulte aussi) qui implique l’utilisation d’un référentiel hétérocentré par l’enfant et qu’il a appelée « hétérotopoagnosie ». 6 Vaish A., Carpenter M. & Tomasello M., 2009, « Sympathy through affective perspective taking and its relation to prosocial behavior in toddlers », Dev Psychol., 45(2), 534-543 ; Warneken F. & Tomasello M., 2008, « The roots of human altruism », British Journal of Psychology, 100, 445-471. 7 Cf. Piaget J. & Inhelder B., 1947, La Représentation de l’espace chez l’enfant, Paris, PUF, où est développée la théorie des stades de développement de la pensée spatiale : jusqu’à quatre mois, il n’y a pas de coordination des divers espaces sensoriels, seules les propriétés topologiques sont apparentes ; de quatre à douze mois, il s’agit d’une période de décentration perceptive ; à deux ans, les changements de point de vue apparaissent de façon fragmentée. Ce n’est que vers sept ou huit ans que « l’espace intellectuel sera construit, capable de l’emporter définitivement sur l’espace perceptible et de permettre une manipulation des points de vue qui n’est pas simplement spatiale mais qui, en fait, associe aussi toute une série de mécanismes de représentation, et même sémantiques ». 8 Berthoz A. & Recht R. (éd.), 2005, Les Espaces de l’Homme, Paris, Odile Jacob. 9 Mary Carruthers explique comment au Moyen Âge les moines se servaient de palais mentaux pour stocker des versets de la Bible et y puiser ainsi un sermon chaque semaine. 10 Il faut également citer ici les travaux récents de Jean Decety qui a étudié les bases neurales de ces changements de perspectives – de la perspective à la première personne à la perspective à la deuxième personne. 11 On pourra se reporter utilement ici aux travaux menés dans le cadre de mon séminaire sur l’empathie, qui a donné lieu à un ouvrage : Berthoz A. & Jorland G., 2004, L’Empathie, Paris, Odile Jacob. 12 Bérangère Thirioux, Gérard Jorland, Michel Bret, Marie-Hélène Tramus, Alain Berthoz, 2009, « Walking on a line : A motor paradigm using rotation and reflection symmetry to study mental body transformations », Brain and Cognition, 70, 191-200. 13 Cf. Decety J. & Jackson P.L., 2008, « Empathie. Le sens des autres », Les Dossiers de la Recherche, 30, « La Conscience. Exploration au centre du cerveau ».