la manipulation mentale des points de vue, un des

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la manipulation mentale des points de vue, un des
LA MANIPULATION MENTALE DES POINTS DE VUE,
UN DES FONDEMENTS DE LA TOLÉRANCE
Alain Berthoz, Collège de France
1. Nous sortons d’un siècle où, à mon avis, domina l’illusion que
l’homme est rationnel (nous en voyons d’autres exemples aujourd’hui),
alors qu’en fait les obscurantismes, la violence, mais aussi des effets
divers notamment de panique sociale, n’ont fait que montrer l’importance
des forces de l’irrationnel et, en particulier, de l’émotion. Je
m’intéresse personnellement depuis quelques années à un problème
fondamental concernant les violations des droits de l’homme. Il s’agit
des enfants que l’on fanatise et qui deviennent les bras armés de la
haine d’autrui.
2. En effet, malheureusement, au cours de l’histoire, les enfants ont
souvent été, et sont encore, utilisés pour transmettre la haine plutôt
que la tolérance. Leur cerveau a été enfermé dans des schémas mentaux
rigides qui engendrent l’intolérance, le fanatisme et la barbarie, par
des méthodes éducatives qui entraînent ce que j’appelle la « dépendance
cognitive » : une véritable toxicomanie de la haine. La liste est longue
qui illustre ce propos. On peut citer les enfants de la guerre, par
exemple les tristement célèbres enfants de la Sierra Leone qui, à quinze
ans, enfermés dans des idées qui les poussent au massacre, mutilent sans
raison leurs compatriotes. On peut aussi citer les enfants endoctrinés
par un fanatisme religieux et politique – jeunesses hitlériennes,
enfants khmers fanatisés par Pol Pot –, mais aussi, plus proches de
nous, les enfants qui, prenant pour réalité des « jeux de rôles »
virtuels, finissent par exercer la violence sur leurs camarades, etc.
3. Il s’agit d’un problème non seulement universel mais qui traverse
toute l’histoire. René Cassin, prix Nobel de la paix, rédacteur de la
Déclaration universelle des droits de l’homme, parle de l’importance de
l’éducation qui « ne doit pas être laissée à ceux qui l’utilisent pour
la haine et la destruction ».
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1 « Non pas des vérités acquises, mais l’idée d’une recherche
libre. »
4. Notre siècle s’ouvre, dans ce domaine, sur des paradoxes concernant
les progrès de certains aspects des relations sociales et de la
tolérance. D’un côté, la « pensée libre », selon la fameuse citation de
Merleau-Ponty inscrite dans le foyer du Collège de France1, connaît des
moyens sans précédents pour s’exprimer : livres, radio, télévision,
Internet, élections, etc. L’idée de démocratie, qui inclut l’acceptation
fondamentale de points de vue opposés et de la « pluralité
interprétative », progresse bon an mal an. D’un autre côté, elle recule
dans des sociétés où, au contraire, on tente de revenir à
l’obscurantisme et aux fanatismes en utilisant, entre autres, des texte
sacrés ou des mots d’ordres politiques pris à la lettre et restreints
dans leur acception. Ces limites sectaires de la pensée libre sont
dissimulées derrière des idéologies ou des prétextes religieux. Elles
sont au service de la dictature, du pouvoir d’une oligarchie, ou d’un
seul homme. Les généreuses idées du siècle des Lumières sont menacées
par une tenace résurgence de la haine d’autrui, manipulée par des
pensées dogmatiques.
5. Dans cette perspective, comment la pluralité interprétative, comment
la flexibilité, la tolérance – qui est à la base de la capacité de
prendre, par exemple, une décision « contrefactuelle », c’est-à-dire de
changer d’opinion – peut elle être protégée ? Je voudrais soutenir ici
qu’un aspect crucial de cette question tient dans l’éducation des
enfants et, en particulier, dans certaines périodes de l’enfance. Le
sujet que je traiterai brièvement est celui-ci : dans quelle mesure la
capacité d’avoir plusieurs points de vue peut-elle être promue au cours
de l’éducation d’un enfant et d’un jeune adulte pour donner un fondement
solide à la tolérance ? Un des défis pour la physiologie, la
psychologie, la psychiatrie et les sciences cognitives contemporaines,
est bien d’analyser quels sont ces mécanismes qui permettent
l’enfermement psychologique de l’enfant dans des schémas mentaux
rigides.
6. Une première idée s’impose comme une évidence, sans être une
réponse : pour lutter contre cet enfermement dans un schéma mental, il
faut pouvoir changer de point de vue sur le monde, il faut être en
mesure de « manipuler » les représentations et les idées. Les
neurosciences cognitives peuvent-elles être utiles pour la compréhension
de ce phénomène, sans toutefois permettre de donner de solutions
définitives ? Nous allons ici esquisser une réponse à cette question
dans l’espoir de susciter un travail de fond interdisciplinaire.
Le cerveau projectif impose au monde ses interprétations
7. Un des éléments essentiels de notre analyse est le caractère
fondamentalement projectif de la perception : c’est là une propriété
remarquable et redoutable. Comme je l’ai décrit dans mon livre Le Sens
du mouvement, le cerveau fait des hypothèses sur le monde ; il projette
sur lui ses préperceptions. Il n’attend pas d’interpréter les données du
monde, mais impose des règles d’interprétation2. Le monde perçu n’est
pas conforme au monde vécu ; nous aussi, nous avons un Umwelt3.
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2 Voir Berthoz A., 1997, Le Sens du mouvement, Paris, Odile Jacob.
3 Voir Berthoz A. & Christen Y. (éd.), 2009, The Neurobiology of
Umwelt, Springer.
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4 Ittelson W.H., 1952, The Ames Demonstrations in Perception,
Londres et Princeton.
8. On peut citer l’expérience faite par les psychologues de Ames aux
États-Unis4, qui montre deux petites filles de la même taille exactement
placées dans une chambre au toit trapézoïdal. Si on regarde l’intérieur,
à partir un trou percé dans la paroi, elles seront perçues (percevoir
c’est interpréter ce que l’on voit) comme étant de tailles différentes
et la chambre comme cubique et absolument symétrique. Le cerveau va
déformer sa perception et imposer la symétrie au monde. Cet exemple,
emprunté au registre de la perception de l’espace permet de faire une
analogie avec les autres mécanismes qui nous obligent à imposer au monde
des interprétations – on peut parler ici de la « tyrannie de la
perception ».
La période critique cognitive de la tolérance
9. Notre hypothèse sera que, si, à un moment donné du développement, on
impose au cerveau des schémas d’interprétation du monde ou d’autrui, et
qu’on l’empêche d’avoir cette pluralité de points de vue, le cerveau
aura tendance à préférer ces interprétations a priori. La propriété
fondamentale de projection d’hypothèses sur le monde, que j’ai évoquée
ci-dessus, est alors utilisée pour figer la perception d’autrui chez
l’enfant dans un cadre interprétatif rigide qui peut engendrer de façon
durable le sectarisme et la haine. Ainsi, la question préliminaire
pourrait être reformulée de la façon suivante : y a-t-il un âge crucial
pour cette charnière d’acquisition du changement de point de vue ?
10. La réponse est à chercher dans les étapes du développement des
capacités de l’enfant à interagir avec autrui et à changer de point de
vue. Grâce aux données de la psychologie expérimentale et cognitives, on
sait que très tôt, dès sa naissance, un nourrisson est capable
d’interagir avec autrui par un mécanisme de contagion motrice. Un bébé
reproduira les mimiques faciales réalisées par son père par une
imitation, qui est une contagion immédiate. Cette contagion motrice
persiste d’ailleurs chez l’enfant devenu adulte : très élémentaires, les
mécanismes d’imitation restent cependant effectifs tout au long de la
vie.
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5 Le Professeur Devos a montré qu’il y avait une pathologie
neurale (chez l’adulte aussi) qui impliqu (...)
11. Ce n’est que vers douze mois environ qu’apparaît une certaine
capacité chez l’enfant à établir des relations interpersonnelles qui
exigent une manipulation spatiale des points de vue. Avant cet âge,
l’enfant pointe du doigt vers un objet ou une personne, mais sans
impliquer autrui. Vers un an, un enfant peut désigner un objet, une
poupée par exemple, à ses parents, ou à un tiers ; il n’est plus
seulement un « sujet solipsiste », il désigne réellement à autrui : il
établit un triangle entre lui, l’objet et autrui, mécanisme de base de
la capacité sociale5. C’est ce que Degos et Bachoud-Levi ont appellé
« hétéro-topo- agnosie ».
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6 Vaish A., Carpenter M. & Tomasello M., 2009, « Sympathy through
affective perspective taking an (...)
12. Un autre mécanisme particulièrement important – il existe d’ailleurs
à un moindre degré chez les primates – se développe chez l’enfant vers
l’âge de un an, au moment de l’apparition de la relation sociale :
l’attention conjointe. C’est un des mécanismes fondamentaux pour
comprendre et partager les intentions d’autrui. Il existe une abondante
littérature sur le sujet, où se distinguent deux tendances. Selon
certains courants, l’attention conjointe est purement cognitive :
l’émotion, l’affect, la valeur n’apparaissent que tardivement ; à
l’inverse, d’autres courants affirment que l’attention conjointe intègre
les aspects affectifs et l’attention à autrui, très tôt dans le
développement de l’enfant. Michael Tomasello a ainsi pu montrer la
progression chez l’enfant de l’engagement réciproque au cours de
l’ontogenèse, de trois à quatorze mois, avec le passage progressif de
l’interaction purement dyadique, jusqu’à la phase où l’enfant commence à
comprendre les plans des autres et à développer cette capacité
d’interagir avec autrui6.
13. Il faut également mentionner ici la relation entre les aires du
cerveau activées par l’attention conjointe et les aires dont le volume
est modifié chez les patients autistes. Ces derniers ont des difficultés
pour réaliser l’attention conjointe, pour échanger des regards : le
volume du cerveau qui est modifié chez ces patients correspond aux
régions impliquées dans l’attention conjointe.
14. Néanmoins, l’attention conjointe n’est pas encore une manipulation
de point de vue ; la capacité d’en changer apparaît plus tardivement.
Mon hypothèse est que la manipulation des points de vue sociaux se
manifesterait donc en même temps que la capacité à manipuler le point de
vue spatial et partagerait des mécanismes, en partie, communs : il
s’agit de la théorie spatiale de l’empathie. Nous reviendrons plus bas
sur ce point.
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7 Cf. Piaget J. & Inhelder B., 1947, La Représentation de l’espace
chez l’enfant, Paris, PUF, où (...)
15. Jean Piaget7 avait pu démontrer, avec la théorie des stades de
développement de la pensée spatiale et notamment avec l’expérience des
« trois montagnes », que c’est vers sept ou huit ans que l’enfant est
capable d’imaginer des points de vue différenciés, qu’il acquiert la
capacité à manipuler les points de vue spatiaux. En effet, l’âge entre
6-7 ans et 12-13 ans est un âge que nous appelons, dans notre jargon,
une « période critique ». C’est, en effet, l’âge où l’enfant apprend le
changement de point de vue. C’est l’âge où un enfant peut admettre le
fait que le monde ne peut pas être vu selon pensée unique, que l’on peut
manipuler l’espace, et que l’on peut prendre en compte les pensées et
les émotions d’autrui. C’est l’âge où va naître la capacité d’empathie,
qui n’est pas simplement la contagion émotionnelle qui se fait entre la
mère et l’enfant : « je pleure tu pleures, je souris tu souris », mais
cette capacité à la fois d’être soi-même et de se mettre à la place
d’autrui, de voir le monde du point de vue d’autrui.
16. Il y a des périodes critiques pour la vision, et il y en a pour la
marche. Dans le cas de la capacité à changer de point de vue, il s’agit
d’une période critique cognitive extraordinairement importante : si,
pendant la période critique où s’ouvre une fenêtre pour cette compétence
ou cette faculté, on ne donne pas cette compétence ou cette faculté,
alors, quand la fenêtre se fermera, l’enfant restera lui-même enfermé,
peut-être pour toute sa vie, dans une vision unique de l’autre, qui sera
source de sectarisme et de haine.
17. Ainsi, on peut émettre la supposition que l’enfant, dans cette
période critique de sept à dix ans, bloqué dans sa capacité à élaborer
des stratégies cognitives variées, prisonnier de ces schémas mentaux,
est comme une personne enfermée dans un labyrinthe avec un seul chemin,
une seule sortie, une seule vision du monde. Pour sortir du chemin
mental tracé par le conditionnement, il faut que l’enfant fasse une
opération de décentrage, nécessaire pour passer d’une « perception
égocentrée » à une « perception allocentrée ». Il doit effectuer une
opération semblable à celle que l’on doit faire pour trouver un
raccourci dans Venise et inhiber éventuellement le chemin habituel.
18. Cette utilisation des chemins mentaux pour notre pensée et cette
capacité à manipuler ces chemins est à la base même de notre capacité à
réfléchir. Résumons brièvement ci dessous quelques éléments de cet
aspect de nos modes de pensée.
Les stratégies cognitives de la perception et de la mémoire de l’espace
19. La manipulation mentale de l’espace, ou plutôt des espaces8, est un
mécanisme fondamental de notre pensée et de notre relation avec le monde
et autrui. Ceci est à rapprocher de la littérature de l’Antiquité sur
l’utilisation des espaces mentaux dans les opérations cognitives les
plus complexes et des ouvrages de Mary Carruthers, Frances Yates et de
Jonathan Spence sur l’utilisation par l’homme de ces palais mentaux :
des échelles non seulement pour stocker et mémoriser des éléments, des
objets, mais également pour trouver des « combinaisons nouvelles »9.
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8 Berthoz A. & Recht R. (éd.), 2005, Les Espaces de l’Homme,
Paris, Odile Jacob.
9 Mary Carruthers explique comment au Moyen Âge les moines se
servaient de palais mentaux pour stocke (...)
20. Il y a deux façons, ou stratégies mentales, de se rappeler un chemin
parcouru ; la première est la « stratégie cognitive de route »
égocentrée, topokinestésique, qui vise à se rappeler le mouvement
(traverser à tel endroit, prendre à droite ou à gauche, rencontrer
quelqu’un...). Il s’agit d’une mémoire séquentielle des actions. La
seconde vise à se décentrer en retraçant le chemin parcouru grâce à une
carte, avec une stratégie de survol allocentrée, topographique,
indépendante de la perception. Pour être capable de changer de point de
vue – de retrouver un chemin différent, de changer de perspective – il
faut donc pouvoir changer de stratégie.
21. Depuis quelques années, de nombreux travaux sont consacrés à ces
questions. Il est désormais admis que, pour se rappeler un chemin
parcouru ou résoudre des problèmes de relations spatiales, ce sont les
réseaux qui vont du cortex pariétal (siège du traitement de
l’information relative à l’espace à partir des sens) vers des aires
frontales (les réseaux pariétaux frontaux, responsables de notre
perception égocentrée de l’espace) qui sont activés. Ainsi, les patients
qui ont des lésions du cortex pariétal droit négligent la moitié de
l’espace ; ils ont des troubles de cette perception égocentrée de
l’espace. En revanche, lorsque des manipulations allocentrées sont en
jeu, ce sont les mêmes régions mais aussi plusieurs autres, comme celle
de l’hippocampe, qui sont impliquées dans les codages.
22. Ces deux stratégies cognitives mises en jeu pour se rappeler un
chemin parcouru font intervenir des systèmes différents ; par
conséquent, passer de l’une à l’autre au cours du développement suppose
toute une évolution du cerveau et, en particulier, l’apparition de
mécanismes de prise de décisions et d’inhibition de comportements qui
implique le cortex préfrontal. Il y existe, en outre, de grandes
différences entre les individus –liées à la vicariance – pour résoudre
ces problèmes.
23. Le genre joue également un rôle : chez les femmes, il y a une plus
grande utilisation des circuits pariétaux frontaux égocentrés, tandis
qu’on note chez les hommes une préférence pour la stratégie
allocentrée ; l’importance des différences liées au genre est également
soulignée par le fait que certaines maladies psychiatrique ne sont pas
réparties également chez l’homme et chez la femme, par exemple l’anxiété
spatiale.
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10 Il faut également citer ici les travaux récents de Jean Decety
qui a étudié les bases neurales de c (...)
24. Il existe aujourd’hui des outils permettant d’étudier le rôle des
mécanismes spatiaux dans le changement de point de vue. Ainsi, nous
avons mené un certain nombre d’expériences avec des neurologues, des
neuropsychologues et des psychiatres en IRM pour étudier la manipulation
spatiale du point de vue. Par exemple, si on présente à un sujet un
environnement (une Villa de Le Corbusier en l’espèce) dans lequel est
placé un objet (une lampe) et qu’on lui montre cet objet du point de vue
d’un avatar, il devra se mettre à la place de l’avatar, changer son
point de vue sur l’espace. Ce type d’expérience permet d’identifier dans
le cerveau les structures qui sont impliquées dans cette manipulation
mentale des points de vue et de voir éventuellement comment elles se
mettent en place au cours du développement de l’enfant10.
Sympathie et empathie
25. En utilisant ces connaissances, nous avons élaboré une théorie de
l’empathie11. Elle est basée sur l’idée que la manipulation des
référentiels spatiaux joue un rôle important dans l’empathie et qu’il
existe une grande différence entre la sympathie et l’empathie (voir la
figure ci-dessous12).
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11 On pourra se reporter utilement ici aux travaux menés dans le
cadre de mon séminaire sur l’empathie (...)
12 Bérangère Thirioux, Gérard Jorland, Michel Bret, Marie-Hélène
Tramus, Alain Berthoz, 2009, « Walkin (...)
Agrandir Original (jpeg, 595k)
26. Pour nous la sympathie est le fait d’éprouver de l’émotion pour
autrui en restant soi-même. Il n’y a pas besoin de faire de manipulation
mentale spatiale, de changer de perspective. On reste dans un point de
vue égocentré. L’autre est en face de nous et nous résonnons avec lui.
On attribue aujourd’hui cette imitation au système de neurones miroirs.
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13 Cf. Decety J. & Jackson P.L., 2008, « Empathie. Le sens des
autres », Les Dossiers de la Recher (...)
27. L’empathie, c’est bien plus complexe. D’après les philosophes
allemands, elle consiste à éprouver l’émotion d’autrui en se mettant à
sa place, c’est-à-dire en changeant de point de vue, tout en restant
soi-même. L’empathie est donc bien plus complexe que la sympathie.
L’empathie, c’est (a) pouvoir se mettre à la place d’autrui et éprouver
ses émotions de son point de vue sur le monde. Cela exige donc une
véritable rotation mentale ou un déplacement de notre corps dans celui
de l’autre (un dédoublement, une « sortie du corps » avec notre double
comme je l’ai proposé dans La décision ». Mais c’est aussi en même temps
(b) rester soi-même en étant capable d’inhiber l’émotion ; il ne
servirait à rien que je me mette à souffrir si je veux aider quelqu’un
qui souffre ! C’est donc un processus dynamique, qui exige que nous nous
dédoublions, que nous utilisions un « corps virtuel » pour nous mettre à
la place de l’autre : il faut pouvoir éprouver les émotions d’autrui et
en même temps pouvoir s’en dégager, les inhiber13.
La perception des émotions d’autrui
28. Outre les aspects cognitifs de la manipulation des points de vue,
les neurosciences cognitives s’intéressent actuellement au cerveau des
émotions. En effet, tous les traitements cognitifs qui peuvent être mis
en place dans le cerveau cognitif sont accompagnés par des traitements
dans des structures du cerveau limbique, le cerveau des émotions. Par
exemple, l’amygdale est la structure de base qui attribue à
l’environnement, ou à autrui, des qualités (danger, amabilité, etc.). Le
cortex orbito-frontal, qui se développe tardivement chez l’enfant, est
aussi important car il permet de changer de point de vue, de prendre des
décisions contrefactuelles ; il est impliqué aussi dans la relation
entre la mémoire du passé et la réalité présente.
29. Il existe actuellement une physiologie basée sur la confrontation de
ces différents mécanismes, comme les études sur la perception de la
douleur d’autrui. Mais on est aussi conduit à donner une interprétation
nouvelle à des syndromes psychiatriques. On peut citer ici le cas du
« syndrome de Capgras ». Par exemple, un enfant blessé à la tête après
une chute de vélo ne reconnaît plus son père. Il dit : « Tu ressembles à
mon père mais tu es un imposteur. » Les neurosciences proposent une
explication à ce phénomène : l’identification de l’identité du père est
faite dans le lobe temporal, mais sans aucun des aspects affectifs
normalement associés a cette image. C’est dans le cerveau limbique que
sont analysées, par le cerveau des émotions, les qualités affectives du
père. La reconnaissance de l’identité d’autrui est faite dans une voie
qui rejoint la partie postérieure du cerveau vers le lobe temporal par
une voie nerveuse dont les neurones reconstruisent étape après étape les
éléments du visage. On trouve, le long de cette voie, des neurones qui
vont répondre aux yeux, aux cheveux, aux sourcils, à la bouche… ; puis,
dans le cortex temporal, on trouve des neurones qui répondre au visage
entier, à certains éléments du visage de profil. Il y a ainsi une
reconstruction sérielle du visage. Toutefois, nous n’avons pas encore
trouvé les mécanismes qui permettent de coder un visage de façon
abstraite et de dire que c’est le visage « de Pierre » ou « de Paul ».
Au cours de l’enfance, une bibliothèque des formes, des prototypes de
visages, est constituée. Mais l’attribution d’une valeur affective à un
visage est réalisée dans l’amygdale et dans tout le cerveau limbique.
C’est là que s’élaborent la peur, la crainte, la haine, la tendresse.
Ces deux systèmes, cognitif et affectif, combinent normalement leurs
informations. L’explication du syndrome de Capgras est alors la
suivante : la chute de l’enfant a provoqué une séparation entre les deux
systèmes, et c’est pourquoi il ne reconnaît plus son père. Cette
séparation peut être due à une lésion d’une des aires. Elle peut aussi
résulter d’une interruption des faisceaux de fibres qui les relient, ou
encore de mécanismes électrophysiologiques qui en assurent la
coopération. L’enfant continue à reconnaître l’identité formulée dans le
système du lobe temporal, mais ne peux plus y associer une valeur
affective élaborée dans le système limbique. Cette coupure entre affect
et identité cognitive sans affect est, à mon avis, une des
caractéristiques des bourreaux.
30. Nous commençons à peine à comprendre ces mécanismes, mais cet
exemple montre qu’il est aujourd’hui possible de construire une théorie
biologique de comportements complexes, et il est urgent d’étudier les
bases neurales de la période critique que j’ai identifiée ci-dessus.
Pourquoi est-ce important ? Eh bien, si nous démontrons à quel degré on
peut, malgré la remarquable plasticité du cerveau, figer à cet âge
l’opinion des enfants, nous pourrons alors plaider que des mesures
soient prises pour les protéger.
Pour un « droit à l’acquisition à la capacité de changer de point de
vue »
31. Si l’hypothèse que je formule est correcte, il nous faut maintenant
unir nos forces pour lutter contre cette manipulation des cerveaux des
jeunes, pour que triomphe une perception tolérante de l’autre, pour que
soit protégé le cerveau de l’enfant chez qui il est possible d’injecter
très tôt la haine de l’autre. Les neurosciences peuvent participer à la
question de la pluralité interprétative, envisagée ici sous l’angle de
la « période critique » cognitive chez l’enfant pour les relations
sociales ; il faut donner aux enfants à cet âge les moyens de changer de
point de vue pour apprendre la tolérance.
32. Il faut faire valoir, plus peut-être que nous le faisons encore,
dans le cadre des droits de l’enfant, ce qu’on pourrait appeler peutêtre un « droit à l’acquisition de la pluralité des points de vue » dans
cette période critique de la pré-adolescence », pour éviter que se
perpétuent, comme on le voit encore, la manipulation et l’enfermement
des enfants du monde dans des points de vue qui les conduisent à la
haine d’autrui.
Bibliographie
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Brain’s Sense of Movement, Harvard University Press, 2000.
Berthoz A., 1999, Leçons sur le cerveau, le corps et l’esprit, Paris,
Odile Jacob.
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Bouveresse J. et Rosat J.-J. (éd.), Philosophies de la perception.
Phénoménologie, grammaire et sciences cognitives, Odile Jacob, p. 101109.
Berthoz A., 2003, La Décision, Paris, Odile Jacob ; tr. Emotion and
Reason: The Cognitive Neuroscience of Decision Making, Oxford University
Press, 2006.
Berthoz A., Andres C., Barthelemy C., Massion J. & Roge B. (éd.), 2005,
L’Autisme. De la recherche à la pratique, Paris, Odile Jacob.
Berthoz A. & Recht R. (éd.), 2005, Les Espaces de l’homme, Paris, Odile
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Berthoz A. & Jorland G. (éd.), 2005, L’Empathie, Paris, Odile Jacob.
Berthoz A. & Petit J.-L., 2006, Physiologie de l’action et
phénoménologie, Odile Jacob, Paris ; tr : The Physiology and
Phenomenology of Action, Oxford University Press, 2008.
Berthoz A. & Christen Y. (éd.), 2009, Neurobiology of « Umwelt ». How
Living Beings Perceive the World, Springer, Research and Perspectives in
Neurosciences.
Notes
1 « Non pas des vérités acquises, mais l’idée d’une recherche libre. »
2 Voir Berthoz A., 1997, Le Sens du mouvement, Paris, Odile Jacob.
3 Voir Berthoz A. & Christen Y. (éd.), 2009, The Neurobiology of Umwelt,
Springer.
4 Ittelson W.H., 1952, The Ames Demonstrations in Perception, Londres et
Princeton.
5 Le Professeur Devos a montré qu’il y avait une pathologie neurale
(chez l’adulte aussi) qui implique l’utilisation d’un référentiel
hétérocentré par l’enfant et qu’il a appelée « hétérotopoagnosie ».
6 Vaish A., Carpenter M. & Tomasello M., 2009, « Sympathy through
affective perspective taking and its relation to prosocial behavior in
toddlers », Dev Psychol., 45(2), 534-543 ; Warneken F. & Tomasello M.,
2008, « The roots of human altruism », British Journal of Psychology,
100, 445-471.
7 Cf. Piaget J. & Inhelder B., 1947, La Représentation de l’espace chez
l’enfant, Paris, PUF, où est développée la théorie des stades de
développement de la pensée spatiale : jusqu’à quatre mois, il n’y a pas
de coordination des divers espaces sensoriels, seules les propriétés
topologiques sont apparentes ; de quatre à douze mois, il s’agit d’une
période de décentration perceptive ; à deux ans, les changements de
point de vue apparaissent de façon fragmentée. Ce n’est que vers sept ou
huit ans que « l’espace intellectuel sera construit, capable de
l’emporter définitivement sur l’espace perceptible et de permettre une
manipulation des points de vue qui n’est pas simplement spatiale mais
qui, en fait, associe aussi toute une série de mécanismes de
représentation, et même sémantiques ».
8 Berthoz A. & Recht R. (éd.), 2005, Les Espaces de l’Homme, Paris,
Odile Jacob.
9 Mary Carruthers explique comment au Moyen Âge les moines se servaient
de palais mentaux pour stocker des versets de la Bible et y puiser ainsi
un sermon chaque semaine.
10 Il faut également citer ici les travaux récents de Jean Decety qui a
étudié les bases neurales de ces changements de perspectives – de la
perspective à la première personne à la perspective à la deuxième
personne.
11 On pourra se reporter utilement ici aux travaux menés dans le cadre
de mon séminaire sur l’empathie, qui a donné lieu à un ouvrage : Berthoz
A. & Jorland G., 2004, L’Empathie, Paris, Odile Jacob.
12 Bérangère Thirioux, Gérard Jorland, Michel Bret, Marie-Hélène Tramus,
Alain Berthoz, 2009, « Walking on a line : A motor paradigm using
rotation and reflection symmetry to study mental body transformations »,
Brain and Cognition, 70, 191-200.
13 Cf. Decety J. & Jackson P.L., 2008, « Empathie. Le sens des autres »,
Les Dossiers de la Recherche, 30, « La Conscience. Exploration au centre
du cerveau ».