Groupement de textes
Transcription
Groupement de textes
Objet d’étude : La parole en spectacle Texte 1 L’auteur de théâtre Michel Vinaver invente une émission de télévision. Afin de donner aux comédiens plus de liberté dans la manière de prononcer les répliques, il n’utilise pas de ponctuation. BEATRICE. Votre histoire est une histoire heureuse De la façon dont nous concevons cette émission, il y aura un certain nombre d’itinéraires tragiques aussi variés que possible qui seront reliés par un thème commun le chômage et l’effet destructeur que produit celui-ci sur le tissu familial mais aussi sur la personnalité profonde de l’individu Et puis il y aura une histoire heureuse Celle d’un homme ayant dépassé l’âge fatidique des cinquante ans chômeur de longue durée et qui trouve le moyen de rebondir j’entends qui a retrouvé un emploi En admettant que votre cas soit retenu vous serez au sens propre l’étoile de l’émission votre clarté à elle seule trouera la masse plutôt ténébreuse de l’ensemble du tableau Vous nagez ? MADAME DELILE. Il nage bien un peu BEATRICE. Vous vous tiendrez sur la plage un instant d’hésitation et plouf vous vous jetez à l’eau On vous voit ensuite faire quelques brasses MADAME DELILE. Excusez Vous n’avez pas dit que l’émission se fait en direct dans votre studio ? BEATRICE. En effet et vous serez tous les deux Vous monsieur et vous madame En direct sur le plateau parmi tous les chômeurs de longue durée de plus de cinquante ans invités à y participer Vincent Bonnemalle sera parmi vous circulera posera des questions aux uns et aux autres A vous comme aux autres Mais une émission comme celle-ci comporte des encarts Par un coup de baguette magique de Vincent l’image du plateau s’efface et le téléspectateur se trouve ici dans votre cuisine où vous êtes attablé avec votre épouse ou à l’intérieur de Bricomarket où l’on assiste à vos débuts dans votre nouvel emploi ou sur la plage en bord de Loire Dans le tissu du débat on insère quelques flashes qui font pénétrer dans la vérité du vécu De vrais petits films qui naturellement demandent à être réalisés avant le jour de l’émission ADELE. Et dont les héros sont en même temps présents sur le plateau BEATRICE. Tout est là Vous serez à la fois dedans et dehors Dedans je veux dire sur le plateau et parmi les autres chômeurs Dehors c’est-à-dire chez vous dans votre travail sur la plage DELILE. Sur mon vélo ? BEATRICE. Tiens et pourquoi pas ? ADELE. En danseuse en gravissant une côte DELILE. Vous avez dit parmi les autres chômeurs BEATRICE. Oui en direct MADAME DELILE. Mais oui Pierre c’est clair excusez-le DELILE. Vous avez dit les autres BEATRICE. Mais oui DELILE. Les autres chômeurs ? Pour vous je suis un chômeur parmi les autres ? BEATRICE. Les chômeurs tout court j’enlève le mot autre DELILE. Mêlé à eux ? BEATRICE. Peut-être un peu à part il faudra voir Vincent Bonnemalle se charge de régler la mise en place DELILE. Vous confondez tout le monde alors Dans le même sac les chômeurs et ceux qui ne le sont plus ? Michel VINAVER, L’Emission de télévision. (1990) Texte 2 PRÉSENTATEUR (après jingle). Eh bien, nous y sommes mesdames et messieurs. Hier soir nous étions encore à la veille du grand soir, ce matin à son aube et ce soir en direct live de Nanterre, au centre de ramassage SDF de Nanterre, merci à la préfecture des Hauts-de-Seine de nous accueillir dans ses magnifiques et confortables locaux, en direct donc et en public, ce soir c'est le grand soir. (Applaudissements.) Grand soir, avant tout pour les deux finalistes de ce championnat national du malheur féminin, Catherine et Catherine, on les applaudit ! Applaudissements. Les deux Catherine apparaissent, elles piétinent sur place, elles sont placées de chaque côté du présentateur, elles se serrent la main sans conviction, elles sont gauches, elles ont l'air d'avoir souffert et de souffrir encore mais sans ostentation. Le présentateur pendant la poignée de main. Bravo ! Bravo pour ce geste spontané, et sportif. Nos deux finalistes issues des qualifications ont dû, pour se hisser en finale, éliminer toutes leurs adversaires, en seizième, huitième, quart et demie, en perdant avec constance et régularité car nos deux finalistes, ne l'oublions pas, jouent à QUI PERD GAGNE. (Applaudissements.) Nous jouons, vous jouez, elles jouent A QUI PERD GAGNE ! Jingle, applaudissements nourris. Nos deux finalistes sont donc d'authentiques loosers, perdantes absolues, puisqu'il faut parler français, qui n'ont jamais gagné. Hélas, à l'issue de ce dernier match l'une d'entre elles, inévitablement, remportera la victoire, consacrant ainsi son adversaire perdante absolue, championne nationale du malheur féminin. Et celle-là, aura alors l'opportunité de formuler un vœu. Vœu, quel qu'il soit, aussi fou soit-il, qui sera - dans la limite de nos moyens - moyens qui sont, je vous prie de le croire, illimités - grâce soit rendue à nos sponsors industriels et institutionnels - dans cette limite donc - le vœu de notre perdante absolue sera réalisé instantanément comme il se doit A QUI PERD GAGNE. Applaudissements, jingle. Catherine et Catherine, comment vous sentez-vous ? (Elles piétinent sur place.) Dans vos petits souliers, I suppose ? CATHERINE 1. C'est pas les nôtres. Le présentateur rit très fort. C'est des souliers… qu'on nous a… c'est votre… comment on dit… PRÉSENTATEUR. Notre décoratrice ? CATHERINE 1. La fille qui fait que cavaler et fourre son nez partout. PRÉSENTATEUR. Notre assistante, la charmante Linda. CATHERINE 1. C'est ça. PRESENTATEUR. Elle fourre son nez partout, ah ! ah ! ah ! Toujours le mot pour rire, Catherine. CATHERINE 1. Les robes aussi. PRESENTATEUR. Pardon. CATHERINE 1. La robe aussi, elle me l'a… PRESENTATEUR. Attention, attention, Catherine, chaque détail compte, votre francparler, votre verve, etc. C'est ainsi qu'on devient sympathique au public et c'est comme ça qu'on se retrouve vainqueur, donc éliminé. Vous me suivez ? CATHERINE l (hausse les épaules et murmure). On s'refait pas, hein, j'ai jamais eu de pot, alors. Jean-Claude GRUMBERG, A qui perd gagne (1994)