DU DROIT DES SOCIETES AU DROIT DE L`ENTREPRISE : POUR

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DU DROIT DES SOCIETES AU DROIT DE L`ENTREPRISE : POUR
DU DROIT DES SOCIETES AU DROIT DE
L’ENTREPRISE : POUR UN DROIT DE L’ENTREPRISE
EN TUNISIE
Ahmed OMRANE
Professeur d’enseignement supérieur et
Directeur de l’institut supérieur des études
juridiques et politiques de Kairouan
1- Le droit est généralement le fruit de la nécessité. « Il ne
constitue pas un système fermé, statique, mais un moyen permettant
d’atteindre certaines finalités, de promouvoir certaines valeurs »1. Or,
aujourd’hui, la mode est aux affaires. Il n’y a rien de mieux que de
faire des affaires, et chacun admet que les affaires sont le moteur de la
vie économique et la source de la richesse nationale. Dans cet attrait
pour les affaires, la science juridique n’a pas pu rester indifférente.
Le droit pénal a secrété ce qu’on appelle le droit pénal des affaires2
qui, regroupant entre autres le droit pénal des sociétés, le droit pénal
du travail, le droit pénal de l’environnement et le droit pénal de la
consommation3, prend avec la complexité de la vie économique et le
développement socio-économique de la société, une place de plus en
plus grandissante4. Le droit commercial5, qui a toujours été et se
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J. ARGESON, G. TOUJAS et B. SOINNE, Traité théorique et pratique des
procédures collectives, Paris, LITEC, 1995, p. 24, n° 26.
Dés la troisième décennie du vingtième siècle, le monde des affaires est devenu
étroitement lié au droit pénal. A côté des règles pénales classiques, viennent
s’ajouter des règles pénales qui organisent et réglementent le monde des
affaires. On assiste alors à une transformation profonde de la politique
criminelle. Les législations ne se contentent plus de réprimer les comportements
qui portent atteinte à l’intégrité physique des personnes, à leurs biens et aux
bonnes mœurs, mais aussi de sanctionnent tout acte de nature à compromettre la
célérité, la sécurité et la crédibilité du monde des affaires.
Ce droit constitue « l’ensemble des incriminations pénalement sanctionnées,
ayant pour objet d’assurer le respect des règles édictées pour normaliser ou
assurer l’équilibre des rapports entre professionnels et consommateurs » (Luc
BIHL, Droit pénal de la consommation, éditions NATHAN, 1989, p. 19).
M. MASSE, La protection des informations de l’entreprise par le droit pénal,
JCP, éd. E, 1998, (Supplément, l’entreprise, l’information et le droit), p. 11.
Le droit commercial est classiquement défini comme l’ensemble des règles de
droit privé applicables aux commerçants et aux actes de commerce. Cette
définition fait apparaître d’emblée l’une des ambiguïtés de la matière, tenant à
trouve encore à la recherche de son identité6, a presque perdu son
appellation. Si l’expression droit commercial continue encore d’être
utilisée par la majorité de la doctrine, certains auteurs considèrent
qu’elle ne répond plus à la réalité économique actuelle, et lui préfèrent
d’autres appellations comme le droit économique7, le droit de
l’entreprise et notamment le droit des affaires8. L’attrait pour les
affaires a même entraîné, depuis quelques années, sous l’effet
considérable des lois édictées en matière économique, un
envahissement progressif du droit par l’économie et une infiltration de
la donnée économique dans les règles juridiques. Le droit de la faillite
a été sensiblement modifié dans de nombreuses législations, en ce
sens que la répression des hommes a cédé le pas au redressement de
l’entreprise. La loi n° 95-34 du 17 avril 1995 relative au redressement
des entreprises en difficultés économiques9 telle que modifiée par la
loi n° 99-63 du 15 juillet 1999 et par la loi n° 2003-79 du 29 décembre
2003, a ainsi substitué à l’ancienne approche juridique liée à la
moralité des dirigeants, un diagnostic de nature économique.
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la coexistence de deux conceptions. Dans la conception subjective, le droit
commercial est le droit des commerçants : il s’agit d’un droit professionnel et
dont l’application est déclenchée par la qualité des personnes en cause. Dans la
conception objective, le droit commercial est le droit des actes de commerce,
c'est-à-dire des opérations commerciales : son application est conditionnée non
pas par la profession de l’intéressé mais par la nature de l’acte ou, plus
largement, par la réunion de certaines circonstances objectivement définies.
D’une manière générale, on peut définir le droit commercial comme étant une
branche spéciale du droit privé qui régit l’activité commerciale, c'est-à-dire le
monde des échanges économiques.
On a pu écrire que « c’est un trait caractéristique du droit commercial que sa
difficulté d’être » (Ch. ATRAS, Hypothèses sur la doctrine en droit commercial,
Mélanges ROBLOT, LGDJ, 1984, p. 29).
Gérard FARJAT, Le droit économique, 2ème édition, 1982 ; Claude
CHAMPAUD,Contribution à la définition du droit économique, D, 1967,
p. 215 ; JEANTET, Aspects du droit économique, Mélanges Joseph HAMEL,
p. 33.
La pratique a montré que le droit commercial ne peut être isolé d’un contexte
plus large où d’autres règles doivent aussi intervenir, en d’autres termes,
l’approche du droit commercial ne s’adapte pas avec un cloisonnement strict
correspondant au classement universitaire des matières. Le droit commercial fait
partie d’un ensemble plus vaste connu sous l’appellation générique de droit des
affaires et réunissant une pratique de gestion de l’entreprise dans une
perspective aussi bien juridique qu’économique.
JORT, n° 33 du 25 avril 1995, p. 792.
2 - Acteur principal de la vie des affaires, cellule de base de la
vie économique, « institution typique de l’économie actuelle »10,
« pivot de la vie économique »11, « moteur de l’innovation et de
l’évolution de la vie collective »12, source de la richesse de la nation13,
réalité sociale incontournable, l’entreprise est demeurée, pendant
longtemps, réservée au seul usage des économistes14 qui la définissent
d’une manière plus ou moins large. Dans une acception restrictive, le
concept entreprise s’entend seulement de l’entreprise capitaliste
caractérisée par le recours au travail salarié et par un mobile lucratif15.
En vertu de cette acception, l’entreprise serait « une forme de
production par laquelle, au sein d’un même patrimoine, on combine
les prix des divers facteurs de production…en vue de revendre sur le
marché un bien et des services »16. Les partisans d’une conception
plus extensive considèrent comme entreprise « toute organisation dont
l’objet est de pourvoir à la production, à l’échange ou à la circulation
des biens ou des services »17. Le développement actuel des entreprises
impose logiquement de consacrer l’acception large du terme entreprise
qui englobe une diversité de réalités économiques concernant non
seulement les petites entreprises artisanales ou familiales, mais aussi
les grandes sociétés dominées par une logique de concentration
économique. Abstraction faite de sa taille ou de la forme de son
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16
17
Claude CHAMPAUD, L’entreprise dans la société contemporaine, Humanisme
et entreprise, 1989.
Nicole CATALA, L’entreprise, Traité de droit du travail publié sous la direction
de G. H. CAMERLYNCK, tome IX, 1980, Avant-propos.
Nicole CATALA, L’entreprise, Traité de droit du travail publié sous la direction
de G. H. CAMERLYNCK, tome IX, 1980, p. 1.
D. LE DOUBLE, L’entreprise et le contrat, LITEC, 1980, p. 1.
V. notamment, B. MERCADAL, La notion d’entreprise, Mélanges Jean
DERRUPPE, p. 9.
L’entreprise a souvent été présentée comme une source de profits et de
richesses. Cette vision purement mercantile fut dépassée par une autre vision
qui focalise l’attention sur les rapports et les intérêts respectifs au sein de
l’entreprise. Cette conception considère que l’entreprise n’est pas une simple
entité économique abstraite, mais plutôt une organisation, c'est-à-dire « une
conjugaison d’activités de travail qui sont agencées et hiérarchisées en vue de
réaliser une œuvre en commun » (Jacques THOMAS, Le droit de l’entreprise en
Tunisie, 2ditions ENA, 1971, p. 4).
PERROUX, Cours d’économie politique, Tome 2, p. 9, cité par J. HAMEL,
G. LAGARDE et A. JAUFFRET, Droit commercial, Tome 1, Dalloz, n° 206,
p. 318.
TRUCHY, Cours d’économie politique, Tome 2, cité par J. HAMEL,
G. LAGARDE et A. JAUFFRET, Droit commercial, Tome 1, Dalloz, n° 206,
p. 318.
exploitation, l’entreprise serait toute organisation conçue en vue de la
production économique. Ce but de production économique s’entend
aussi bien dans le domaine industriel ou commercial que dans le
domaine agricole ou artisanal, autrement dit, dans tous les secteurs de
production économique qu’il s’agisse du secteur primaire, secondaire
ou tertiaire. Le but économique, qui a été longtemps l’unique objectif
assigné au fonctionnement de l’entreprise, s’est doublé d’un but
social, en ce sens que, d’une part, l’entreprise a pour rôle de satisfaire
les demandes du consommateur en biens et en services dans les
conditions résultantes du marché, et d’autre part, l’entreprise
coordonne un ensemble de facteurs dont le plus important est le
facteur travail ; une entreprise ce sont certainement des biens, mais
aussi et surtout des hommes.
3 - Reconnue par les économistes, l’entreprise est demeurée
pendant longtemps étrangère aux préoccupations des juristes qui lui
préfèrent le concept de société considérée comme un groupement de
personnes et de biens, constitué par contrat et doté de la personnalité
juridique. Le contrat est celui « par lequel deux ou plusieurs
personnes conviennent d’affecter en commun leurs apports, en vue de
partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourraient
résulter de l’activité de la société »18. Quant à la personne, elle est
18
Article 2 alinéa premier du code des sociétés commerciales. L’article 1249 du
code des obligations et des contrats dispose lui aussi que « la société est un
contrat par lequel deux ou plusieurs personnes mettent en commun leurs biens
ou leur travail ou tous les deux à la fois en vue de partager le bénéfice qui
pourra en résulter ». L’article 1382 du code civil français dispose que « la
société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un
contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue
de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. Elle
peut être instituée, dans les cas prévus par la loi, par l’acte de volonté d’une
seule personne. Les associés s’engagent à contribuer aux pertes ». V. Sur la
question, CHARTIER, La société dans le code civil après la loi du 4 janvier
1978, JCP, 1978, 2917 ; FOYER, La réforme du titre IX du livre III du code
civil, D. 1978, Chr. 173 ; GUYON, Les dispositions générales de la loi n° 79-8
du 4 janvier 1978 portant réforme des sociétés, Revue des sociétés, 1979, p. 1 ;
BERMOND De VAULX, L’empire des faits et l’émergence de la notion de
société, D. 1996, Chr. P. 185. Dans la fable VI du livre I intitulée «La Génisse,
la chèvre et la Brebis, en société avec le lion», Jean de la Fontaine propose une
définition poétique de la société :
«La Génisse, la Chèvre et leur sœur la Brebis,
Avec un fier Lion, Seigneur du voisinage,
Firent société, dit-on, au temps jadis, Et mirent en commun le gain et le
dommage».
constituée par le groupement lui-même auquel le droit reconnaît, sous
condition d’immatriculation au registre du commerce, la personnalité
juridique19. Ainsi définie, la société se distingue de l’entreprise. Alors
que l’entreprise est une simple notion économique, la société est, en
revanche, une notion juridique impliquant, en principe, l’attribution de
la personnalité juridique au groupement considéré. L’entreprise,
considérée en elle-même n’est pas une personne, mais elle peut le
devenir spécialement en revêtant la forme d’une société, de sorte que
celle-ci apparaît, dans bien des cas, comme une technique juridique
mise au service de l’entreprise permettant d’assurer sa personnification juridique et sa dissociation de l’entrepreneur, et constituant le
support de son identité et de son autonomie.
4 - Nous n’avons pas de droit de l’entreprise, écrivait RIPERT.
Pourtant, l’entreprise est là en filigrane de notre législation20.
L’entreprise a fait son irruption dans le droit au cours des dernières
décennies. Elle a suscité un grand intérêt au cours des années 50. Une
thèse remarquable cherchant à la situer par rapport au droit concluait
qu’elle était un sujet de droit naissant21. Aujourd’hui, la plupart des
disciplines juridiques font de l’entreprise un support de règles plus ou
moins nombreuses, même si ces textes sont épars et n’utilisent le
terme entreprise que d’une façon circonstancielle lui donnant des sens
différents selon le contexte envisagé22. Le droit civil consacre le
19
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22
Article 4 du code des sociétés commerciales. Tout en définissant la société
comme un contrat, le code des sociétés commerciales la traite dans certaines de
ses dispositions comme une personne morale. C’est le cas notamment de son
article 10 qui dispose dans son alinéa premier que « les sociétés dont le siège
social est situé sur le territoire tunisien sont soumises à la loi tunisienne ». En
effet, si la société est un contrat, il aurait fallu la soumettre à la loi d’autonomie
applicable aux contrats, et qui est d’ailleurs défendue par la doctrine pour la
société en participation.
G. RIPERT, Aspects juridiques du capitalisme moderne, Paris, LGDJ, 1946,
p. 259 et s. ; Travaux de l’Association Henri CAPITANT, tome III, Paris,
Dalloz, 1948 ; M. DESPAX, L’entreprise et le droit, Paris, LGDJ, 1957, p. 444.
M. DESPAX, L’entreprise et le droit, Paris, LGDJ, 1957.
Juridiquement, le mot entreprise peut désigner une activité, un bien ou une
organisation, et qualifier juridiquement une entreprise revient à se demander si
elle est un objet ou un sujet de droit. Les deux thèses ont été soutenues. Pour
beaucoup, l’entreprise est un bien que l’on exploite. Mais cette analyse ne
résiste pas à l’examen, dans la mesure où si l’entreprise comporte des actifs qui
peuvent constituer des biens objets de droit de propriété, elle comporte aussi les
personnes. D’ailleurs, c’est l’existence du personnel dans l’entreprise qui a
conduit une partie de la doctrine à classer cette dernière dans la catégorie des
sujets de droit. En 1947, dans son rapport sur la notion d’entreprise, Paul
concept d’entreprise. Le code des obligations et des contrats fait de
l’entreprise une variété du contrat de louage. Il s’agit du contrat de
louage d’ouvrage régi par ses articles 866 à 887. Aux termes de
l’article 867 du code des obligations et des contrats, « l’entreprise de
construction et tous autres contrats dans lesquels l’ouvrier ou artisan
fournit la matière sont considérés comme louage d’ouvrage ».
L’entreprise permet aussi d’expliquer certaines dispositions du code
des droits réels, notamment celles relatives à l’attribution
préférentielle de certains biens lors du partage d’une succession. Aux
termes de l’article 140 du code des droits réels, « s’il existe parmi les
biens successoraux, une exploitation agricole, industrielle, commerciale ou artisanale constituant une unité économique, elle peut être
attribuée, par préférence, à l’un des héritiers, compte tenu des intérêts
en présence et moyennant une soulte, s’il échût ». Le terme entreprise
est utilisé aussi en droit commercial, notamment dans l’article 2 du
code de commerce qui considère comme commerçant celui qui
exploite, à titre professionnel, des entreprises de spectacle public, de
publicité, d’édition, de communication ou de transmission de
nouvelles et de renseignements. Dans ce cadre, l’entreprise apparaît
comme « un ensemble d’actes de commerce faits professionnellement »23. Le terme entreprise a même acquis un véritable droit de
cité dans le cadre du droit du travail. Outre le fait que la législation du
travail utilise les expressions de chef d’entreprise et de commission
consultative d’entreprise, l’entreprise représente le concept autour
duquel le législateur aménage les rapports collectifs de travail, le socle
sur lequel ont été fondées les institutions représentatives du personnel,
et le lieu privilégié de la négociation collective et de l’exercice du
droit de grève. Certains textes et certaines décisions sont même allés
jusqu’à donner une définition de l’entreprise. L’article 2 du décret n°
90-780 du 14 avril 1994 portant création du répertoire national
d’entreprises dispose qu’ « est considérée comme entreprise toute
personne morale ou physique exerçant une activité industrielle,
commerciale, agricole ou toute autre profession libérale ». Dans sa
décision n° 2137 du 27 mars 2003, le conseil de la concurrence
considère comme entreprise « toute entité exerçant une activité
23
DURAND (Introduction à un rapport sur la notion juridique d’entreprise,
Journées de l’Association Henri CAPITANT, 1947, Dalloz) avait observé que
c’est le droit du travail qui permet l’analyse la plus complète de l’entreprise en
raison de l’importance qu’il accorde au personnel.
Ch. LABASTIE DAHDOUH et H. DAHDOUH, Droit commercial, volume
premier, p. 126.
économique relevant de la production, de la distribution ou de la
prestation de services et dotée d’une autonomie suffisante de décision
pour la détermination de son comportement sur le marché, et il
importe peu que cette entité soit une personne physique ou morale,
publique ou privée, à but lucratif ou bénévole »24. Les lois qui visent
l’entreprise se sont non seulement multipliées, mais ont acquis une
importance capitale faisant de l’entreprise une pièce maîtresse de la
réglementation économique. L’entreprise, qui était auparavant cachée
sous le contrat et la propriété, devient au centre des législations
édictées en matière économique et le support d’une législation
économique, c'est-à-dire qu’elle devient source de droits et
d’obligations. La loi n° 96-119 du 30 décembre 1996 relative au
système comptable des entreprises impose à toute personne physique
ou morale commerçante de tenir une comptabilité. La loi n° 91-64 du
21 juillet 1991 relative à la concurrence et aux prix telle que
complétée et modifiée par la loi n° 95-42 du 24 avril 1995 et par la loi
n° 99-41 du 10 mai 1999, fait de l’entreprise un concept clé en ce qui
concerne l’abus de position dominante et les ententes prohibées. La loi
n° 95-64 du 17 avril 1995 relative au redressement des entreprises en
difficultés économiques telle que modifiée et complétée par la loi n°
99- 63 du 15 juillet 1999 et par la loi n° 2003-79 du 29 décembre 2003
dispose dans son article premier que « le régime de redressement tend
essentiellement à aider les entreprises qui connaissent des difficultés
économiques à poursuivre leur activité, à y maintenir les emplois et à
payer leurs dettes ». Pour choisir entre une procédure permettant la
poursuite de l’exploitation et la procédure de liquidation, le tribunal
doit considérer l’entreprise comme une unité économique dont il
convient de mesurer l’aptitude à la survie.
5 - Face à ce phénomène de reconnaissance juridique de
l’entreprise et d’émergence d’un véritable droit de l’entreprise, le droit
des sociétés ne peut pas rester indifférent. Certaines dispositions du
code des sociétés commerciales utilisent indifféremment les deux
concepts de société et d’entreprise, même si, parfois, le législateur
semble les distinguer. L’article 62 du code des sociétés commerciales,
applicable à la société en nom collectif, dispose que « les gérants ne
peuvent gérer une société ou une entreprise individuelle exerçant une
activité concurrente ». L’article 338 du même code, relatif aux
obligations en tant que valeurs mobilières, dispose que « les obligations rachetées par l’entreprise émettrice ainsi que celles rembou24
Rapport annuel du conseil de la concurrence pour l’année 2003, p. 8.
rsées, sont annulées et ne peuvent être remises en circulation », et
l’article 344 du même code énonce lui aussi qu’ « à dater de
l’autorisation de l’assemblée générale extraordinaire, il est interdit à
l’entreprise émettrice, jusqu’à l’expiration du délai ou des délais
d’option pour la conversion, de procéder à une nouvelle émission
d’obligations convertibles en actions, d’amortir son capital ou de le
réduire par voie de remboursement, de distribuer des réserves en
espèces ou en titres, de créer des parts bénéficiaires, d’incorporer des
réserves ou des bénéfices à son capital et généralement de modifier la
répartition des bénéfices. Au cas où l’entreprise a procédé avant
l’ouverture du ou des délais d’option à des émissions d’action à
souscrire contre espèces, elle est tenue, lors de l’ouverture de ces
délais, de procéder à une augmentation complémentaire de capital
réservée aux obligataires qui auront opté pour la conversion et qui, en
outre, auront demandé à souscrire des actions nouvelles. Ces actions
leurs seront offertes dans les mêmes proportions, ainsi qu’aux mêmes
prix et conditions, sauf en ce qui concerne la jouissance, que s’ils
avaient eu la alité d’actionnaires lors desdites émissions d’actions ».
De plus, certaines théories, évoquant l’entreprise, ont entraîné un
dépassement des théories classiques (PREMIERE PARTIE) voire une
transformation des rapports juridiques (DEUXIEME PARTIE).
PREMIERE PARTIE :
LA THEORIE DE L’ENTREPRISE ET LE DEPASSEMENT
DES THEORIES CLASSIQUES
6 - En droit des sociétés, comme dans toutes les autres
composantes du droit de l’entreprise, la consécration de la notion
d’entreprise entraîne une remise en cause des critères juridiques de
différenciation. Adoptant une approche fonctionnelle, et mettant
l’accent sur la nature de l’activité, les règles juridiques consacrées en
matière économique cherchent à appréhender la réalité de l’entreprise
au-delà des montages juridiques. Et comme l’entreprise se caractérise
essentiellement par son objet et se ramène à l’exercice d’une activité
économique, même si les éléments structurels sont variables, la
recherche d’une définition unitaire n’est plus une préoccupation
majeure du législateur, en d’autres termes, l’exercice d’une activité
économique devient le critère d’application du droit, abstraction faite
des critères juridiques de différenciation.
Le terme entreprise a ainsi remis en cause la summa divisio
traditionnellement établie entre commerçant et non commerçant.
Ainsi, le régime du redressement des entreprises en difficultés
économiques s’applique à toute personne, physique ou morale,
exerçant une activité commerciale, industrielle ou artisanale, ainsi
qu’aux sociétés commerciales, agricoles ou de pêche25. Le terme
entreprise a aussi remis en cause la summa divisio traditionnellement
établie entre la personne physique et la personne morale. Une
personne physique peut être à elle seule une unité d’organisation ou de
production et être qualifiée d’entreprise. Ainsi, la loi n° 96-119 du 30
décembre 1996 relative au système comptable des entreprises impose
l’obligation de tenir une comptabilité à tout commerçant, qu’il soit
personne physique ou morale. Le terme entreprise a également remis
en cause la distinction entre droit public et droit privé. Les entreprises
publiques subissent ainsi les dispositions du droit commercial et du
droit social, et sont désormais soumises à un nombre important de
règles qu’on a tendance à considérer comme faisant partie du droit
privé26. Le terme entreprise a enfin remis en cause la distinction
généralement établie entre la société et l’association. La raison est
qu’une activité est économique même si elle n’a pas pour but la
répartition des bénéfices faits en commun27. La création des
groupements d’intérêt économique traduit, à cet égard, l’emprise
grandissante exercée par les faits économiques sur l’évolution du
droit. Régi par les articles 439 à 460 du code des sociétés
commerciales, créé en vue de faciliter le regroupement des activités
25
26
27
Article 3 de la loi n° 95-64 du 17 avril 1995.
Michel DESPAX, L’évolution du droit de l’entreprise, Mélanges Jean
SAVATIER, p. 80 et suivantes.
D’après l’article premier de la loi du 7 novembre 1959 (JORT, du 22 décembre
1959, p, 1543), l’association est une « convention par laquelle deux ou
plusieurs personnes mettent en commun, d’une façon permanente, leurs
connaissances techniques ou leur activité dans un but autre que de partager des
bénéfices ». De cette disposition légale on peut déduire deux conséquences.
D’une part, la réalisation des bénéfices en soi n’est pas interdite à l’association.
Il est incontestable, en effet, que les cotisations constituent une source
financière insuffisante et ne permettent pas aux associations de réaliser leurs
objectifs. C’est pourquoi la jurisprudence française les a autorisées à avoir
d’autres sources de financement, notamment par l’accomplissement d’actes de
commerce. D’autre part, c’est le fait de partager les bénéfices qui est interdit à
l’association. Si les membres d’une association jouissent, directement ou
indirectement, de ses profits, cette dernière perd sa qualité d’association et
dégénère en société créée de fait (Paris, 10 juin 1980, RTD Com, 1982, n° 8,
p. 450, observations ALFANDARI et JEANTI ; Henri BLAISE, Esquisse de
quelques idées sur la place des associations dans l’activité économique,
Mélanges HOUIN, Dalloz, 1985).
économiques, le groupement d’intérêt économique est une entité
juridique dotée de la personnalité morale28, constituée par contrat
entre deux ou plusieurs personnes physiques ou morales en vue de
mettre en œuvre tous les moyens de nature à faciliter ou à développer
l’activité économique de ses membres, ou à améliorer les résultats de
cette activité29Ainsi défini, le groupement d’intérêt économique ne se
confond ni avec l’association ni avec la société. Il se distingue de
l’association en tant qu’il poursuit un but intéressé. Il se distingue de
la société parce qu’il ne poursuit pas directement, par lui-même, la
réalisation d’un bénéfice à partager entre ses membres. Si son action
conduit à une amélioration de l’activité économique, le bénéfice
consécutif se réalisera dans le cadre de chacune des entreprises faisant
partie du groupement et non dans le groupement lui-même. C’est ce
qui peut être déduit de l’article 442 du code des sociétés commerciales
d’après lequel, « le groupement d’intérêt économique ne peut avoir
pour but la réalisation des bénéfices pour lui-même ».
7 - En droit des sociétés, comme dans toutes les autres composantes du droit de l’entreprise, la consécration de la notion
d’entreprise entraîne une dépersonnalisation du lien juridique. Dans la
mesure où le droit de l’entreprise s’attache au critère objectif de
l’activité, il relègue la référence aux sujets à un second plan. Dans
plusieurs textes de lois réglementant l’activité économique, la
consécration de la notion d’entreprise correspond à l’affaiblissement
du lien personnel affirmé par le droit classique. Cette dépersonnalisation du lien juridique se manifeste notamment à travers une véritable
séparation entre l’homme et l’entreprise dans la mesure où le sort de
cette dernière n’est plus lié à celui de l’entrepreneur. Ainsi, le droit du
redressement apporte une innovation remarquable par rapport au droit
de la faillite, en séparant l’entreprise de l’entrepreneur. Désormais,
l’exploitation n’est plus considérée comme le prolongement de la
personnalité de son propriétaire, et la finalité de la législation n’est
plus de sanctionner le comportement blâmable d’un commerçant mais
plutôt de redresser une activité économique. La survie ou la
liquidation de l’entreprise ne dépend pas exclusivement du
comportement de son dirigeant, mais plutôt de son potentiel
économique, et l’entreprise est soumise à une destinée différente de
celle de ses dirigeants. L’expression la plus radicale de cette
dissociation consiste dans la cession de l’entreprise à la suite du
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29
Article 443 du code des sociétés commerciales.
Article 439 du code des sociétés commerciales.
règlement judiciaire. En droit des sociétés, la dépersonnalisation du
lien juridique consiste plutôt à affirmer l’union là où le droit classique
consacre l’indépendance. Dans le cadre de la législation relative aux
groupes de sociétés30, la notion d’entreprise explique que des sociétés
juridiquement indépendantes peuvent être considérées comme ne
constituant qu’une seule entité et rend illusoire leur indépendance
juridique. L’accent est mis en effet sur l’existence d’une unité
économique formée par des sociétés sous forme de participations
réciproques ou d’une communauté d’intérêts. Ainsi, la forme juridique
est reléguée en arrière plan dans tous les cas où il y’a des liens étroits
entre la société mère et sa filiale qui les font apparaître comme une
seule entreprise.
8 - L’idée d’entreprise permet d’expliquer plusieurs règles
régissant le fonctionnement du groupe de sociétés. Reposant sur la
rencontre et le concours d’intérêts parfois contradictoires et
hétérogènes, parfois identiques et homogènes31, le groupe de sociétés
constitue le terrain et le générateur de plusieurs controverses qui
peuvent trouver leurs solutions dans l’idée d’entreprise. C’est dans cet
esprit que les dispositions du code des sociétés commerciales obligent
la société mère d’établir et de publier des états financiers consolidés32
et un rapport de gestion33afin de garantir la transparence en son sein,
réglementent les opérations financières intragroupe34 ainsi que les
conventions conclues entre sociétés ayant des dirigeants communs35,
et traitent la responsabilité pénale36 et civile37 des opérateurs du
groupe. A cet égard, le fait que les filiales demeurent des personnes
morales autonomes et que leur autonomie se trouve cependant
atténuée au bénéfice d’une direction centralisée au niveau de la société
mère, entraîne une application spécifique des règles classiques de la
responsabilité civile et une recherche de nouvelles solutions
susceptibles de rendre compte de la particularité du groupe de
sociétés. D’une manière générale, on peut affirmer que l’idée
d’entreprise peut servir de fondement à l’aggravation des règles de la
responsabilité civile dans la mesure où la communauté d’intérêts peut
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37
Articles 461 à 479 du code des sociétés commerciales.
Ch. HANNOUN, Le droit et les groupes de sociétés, LGDJ, 1991, p. 30.
Articles 471 et 472 du code des sociétés commerciales.
Article 473 du code des sociétés commerciales.
Article 474 du code des sociétés commerciales.
Article 475 du code des sociétés commerciales.
Article 479 du code des sociétés commerciales.
Articles 476, 477 et 478 du code des sociétés commerciales.
constituer une technique spécifique de mise en œuvre de la solidarité
passive entre les membres du groupe et peut même justifier dans
certains cas l’extension des procédures collectives au sein du groupe.
9 - L’idée d’entreprise peut expliquer la solidarité passive
entre les sociétés du groupe. La distinction des personnalités morales
des sociétés membres d’un même groupe doit normalement entraîner
la distinction de leurs patrimoines et de leurs obligations. Dés lors,
une société mère ne doit pas, en principe, être déclarée responsable du
fait de ses filiales et inversement. Cette solution, dégagée par la
jurisprudence française38, est expressément consacrée par l’article 476
alinéa premier du code des sociétés commerciales qui énonce comme
principe qu’ « un créancier d’une société appartenant à un groupe de
sociétés ne peut réclamer le paiement de ses créances qu’à la société
débitrice ». L’indépendance juridique des filiales concorde cependant
mal avec le contrôle exercé par la société mère et la communauté
d’intérêt qui cimente le groupe. Or, l’état de dépendance économique
fait naître un certain nombre de dangers spécifiques au groupe qui
peuvent justifier une application spécifique des règles classiques de la
responsabilité civile. Les créanciers des filiales doivent pouvoir
obtenir que soit écarté exceptionnellement l’écran de la personnalité
morale de ces sociétés et que les engagements de celles-ci soient
honorés par la société mère ou inversement, d’autant plus que « le
groupe n’est pas fait seulement pour globaliser les profits, la
solidarité doit se manifester dans les mauvais jours »39. C’est la raison
pour laquelle l’article 476 du code des sociétés commerciales, après
avoir posé comme principe qu’ « un créancier d’une société
appartenant à un groupe de sociétés ne peut réclamer le paiement de
ses créances qu’à la société débitrice », lui apporte immédiatement
deux exceptions en instituant la solidarité entre les sociétés membres
du groupe comme sanction de l’apparence et de l’immixtion.
10 - L’article 476 du code des sociétés commerciale fonde la
solidarité passive entre les sociétés du groupe sur l’apparence, en
disposant que le créancier d’une société appartenant à un groupe de
sociétés peut réclamer le paiement de ses créances « à une autre
société appartenant au même groupe ou aux deux sociétés
38
39
C. Cass. Fr. Ch. Com, 29 juin 1993, JCP, 1994, éd, E, p. 562, note Charles
HANNOUN.
B. SOINNE, Procédures collectives d’apurement du passif et groupe de sociétés
en droit interne, in groupe de sociétés : contrat et responsabilité, LGDJ, 1993,
p. 99.
solidairement …s’il établit que l’une de ces sociétés a agi de manière
à faire croire qu’elle contribue aux engagements de la société
débitrice appartenant au groupe ». C’est la théorie de l’apparence qui
est la plus fréquemment utilisée comme fondement de la solidarité
passive entre les sociétés du groupe. Si la société mère épaule une
filiale, apparaît comme le véritable acteur ou fait croire qu’elle prend
part aux obligations, elle s’engage solidairement avec la société
débitrice vis-à-vis de ses créanciers40. Il en est de même lorsqu’une
facture émise par le dirigeant commun de deux sociétés mentionne le
nom de chacune d’entre elles et comporte le cachet du groupe, ou
lorsque la société mère intervient à plusieurs reprises dans l’exécution
du contrat conclu entre sa filiale et un tiers41. Ce premier cas
d’application de la solidarité passive, prévu par l’article 476 du code
des sociétés commerciales, doit d’ailleurs être interprété largement
dans la mesure où, en contractant avec une société faisant partie d’un
groupe, les tiers cherchent à être mieux garantis même si aucune
société n’a donné l’apparence d’épauler la société débitrice. En fait, le
groupe constitue en lui-même un moyen d’attraction pour les
créanciers qui considèrent que cette structure offre aux sociétés qui en
font partie des possibilités de remboursement supérieures à celles
qu’ils auraient pu espérer s’ils avaient contracté avec une société
isolée.
11- L’article 476 du code des sociétés commerciales fait aussi
de la solidarité passive entre les sociétés du groupe une sanction de
l’immixtion, en prévoyant que le créancier d’une société appartenant
à un groupe de sociétés peut réclamer le paiement de ses créances « à
une autre société appartenant au même groupe ou aux deux sociétés
solidairement… lorsque la société mère ou l’une des sociétés
appartenant au groupe s’est sciemment immiscée dans l’activité de la
société débitrice dans ses rapports avec les tiers ». La solidarité sera
la règle lorsque la société mère, s’immisçant dans les affaires de sa
filiale, a pu laisser croire aux créanciers de celle-ci qu’elle prend
véritablement à son compte l’opération commerciale en cours entreprise par sa filiale42. C’est notamment le cas de la société mère qui
s’est délibérément immiscée dans les rapports commerciaux de sa
40
41
42
CA, Versailles, 17 septembre 1986, JCP, éd, E, 16644, p. 20, Observations
A. VIANDIER et J. J. CAUSSIN.
CA, Versailles, 22 février 1996, Revue de jurisprudence de droit des affaires,
juin, 1996, n° 786.
CA, Amiens, 3 février 1976, D, 1976, Informations rapides, p. 383.
filiale et s’est substituée à cette dernière pour traiter en ses lieu et
place. Mais, comme la société mère tient les autres sociétés du groupe
« sous son pouvoir de droit ou de fait et y exerce son contrôle,
assurant, ainsi, une unité de décision »43, et que l’intérêt commun du
groupe exige une coordination des activités des sociétés membres, il
faudrait admettre un certain degré d’immixtion légitime de la société
mère dans les affaires de sa filiale. Dés lors, la sanction de
l’immixtion de la société mère dans les affaires de sa filiale par la
solidarité passive ne se conçoit qu’en cas d’immixtion illégitime,
caractérisée, dépassant les limites de l’acceptable. Il appartiendra aux
juges du fond d’apprécier la légitimité de l’immixtion au cas par cas
eu égard aux caractéristiques propres au groupe considéré.
12 - Ces fondements textuels de la solidarité passive entre les
sociétés du groupe s’avèrent souvent insuffisants. Pour combler cette
insuffisance, la doctrine et la jurisprudence, essentiellement
françaises, ont adopté d’autres fondements de solidarité passive au
sein du groupe. Le professeur Daniel SCHMIDT a écrit à cet égard
que tout pouvoir de direction doit entraîner corrélativement une
responsabilité, laquelle doit trouver son fondement soit dans l’étroite
communauté d’intérêt des sociétés du groupe, soit dans le pouvoir de
domination lui-même »44. D’une manière générale, l’intérêt commun
est souvent présenté comme fondement justifiant la mise en œuvre de
la solidarité passive au sein du groupe. En fait, les créanciers sociaux,
cherchant à profiter de l’appartenance de leur débiteur à un groupe,
invoque le fait qu’il a été géré dans un intérêt commun qui, unissant
les filiales à la société mère, justifie l’établissement d’une
responsabilité commune, solidaire. Cette analyse permet d’opérer une
distinction entre les actes passés dans l’intérêt particulier d’une filiale
et les actes passés dans l’intérêt du groupe. Lorsque l’acte est passé
par la filiale dans les limites de son intérêt social, la solidarité entre les
membres du groupe ne se justifie pas. En revanche, lorsque l’acte est
passé dans l’intérêt du groupe, « on assiste à une familiarisation du
contrat dans l’exécution duquel toutes les sociétés du groupe sont
impliquées »45. Cette solidarité peut s’expliquer par le fait que dans
leurs rapports avec les sociétés qui font partie d’un groupe, les
43
44
45
Article 461 alinéa premier du code des sociétés commerciales.
Daniel SCHMIDT, La responsabilité civile dans les relations du groupe, Revue
des sociétés, 1981, p. 735.
C. D’HOIR-LAUPRETRE, La notion de groupe de sociétés en droit français,
Thèse, Lyon 3, 1988, p. 198.
créanciers sont menacés par des dangers se rattachant à l’intérêt du
groupe qui oblige parfois les sociétés liées à consentir des sacrifices et
à renoncer à leurs intérêts sociaux. « Une utilisation pernicieuse de la
politique de transfert des prix en constitue la meilleure illustration,
conduisant à vider une société de sa substance au profit d’une ou
plusieurs autres. Dans une telle hypothèse, la société défavorisée, ses
actionnaires minoritaires et ses créanciers seront les victimes directes
de la politique du groupe »46. Ainsi présentée, la solidarité passive
constitue alors la contrepartie du sacrifice fourni par la filiale au nom
de l’intérêt du groupe, et une conséquence du lien d’entreprise qui unit
les différentes sociétés du groupe.
13 - L’idée d’entreprise explique aussi que les procédures de
faillite ou de redressement ouvertes contre l’une des sociétés
appartenant au groupe de sociétés peuvent être étendues aux autres
sociétés y appartenant. Fondé sur l’indépendance juridique de chacune
de ses composantes et sur l’absence de personnalité morale du groupe,
le groupe de sociétés est ignoré par le droit des procédures collectives
qui ne s’applique en principe qu’aux sociétés prises isolément.
L’ensemble économique en tant que tel ne peut dés lors faire l’objet
d’une procédure de redressement judiciaire ou de faillite. En fait, le
droit des procédures collectives est de plus en plus confronté aux
groupes de sociétés dont la constitution est généralement liée aux
soucis de bénéficier des aspects fiscaux, sociaux ou « d’établir des
cloisons étanches permettant d’éviter le choc qui résulte de
l’ouverture d’une telle procédure »47. Le principe de l’autonomie des
personnes morales sert alors de rempart pour que la faillite d’une
filiale ne rejaillisse pas sur les autres entités du groupe. Le souci de
protéger les intérêts des créanciers de la société en état de faillite ou
de redressement judiciaire devient primordial et exige une extension
de la procédure collective ouverte contre une société aux autres
sociétés du groupe. C’est ce que consacre l’article 478 du code des
sociétés commerciales d’après lequel « les procédures de faillite et de
redressement ouvertes contre l’une des sociétés appartenant au
groupe de sociétés peuvent être étendues aux autres sociétés y
appartenant en cas de confusion de leurs patrimoines, d’escroquerie
46
47
Daniel SCHMIDT, La responsabilité civile dans les relations du groupe, Revue
des sociétés, 1981, p. 735.
B. SOINNE, Procédures collectives d’apurement du passif et groupe de sociétés
en droit interne, in groupe de sociétés : contrat et responsabilité, LGDJ, 1993, p.
78.
ou d’abus des biens de la société faisant l’objet des procédures de
faillite ou de redressement, ou s’il est établi que la société débitrice
était fictive, et que les sociétés appartenant au groupe ont donné
l’apparence d’y être associées. La faillite peut être étendue aux
dirigeants de droit ou de fait des autres sociétés appartenant au
groupe de sociétés s’il est établi que la faillite est due à leur fait »48. Il
découle de cet article que l’extension des procédures de faillite ou de
redressement judiciaire peut avoir pour fondement non seulement la
sanction d’un comportement fautif, mais aussi et surtout soit l’unité de
patrimoine, qui peut résulter soit de la confusion des patrimoines, soit
de la fictivité de la société faisant l’objet de la procédure collective.
14 - Comme le groupe de sociétés repose sur la dépendance
économique d’une société à une autre, et implique nécessairement
l’idée d’une politique commune au service d’un intérêt commun,
politique qui sera souvent menée par les mêmes personnes49, la
confusion des patrimoines ne doit pas résulter de la seule détention de
la quasi-totalité du capital de la filiale, de l’existence de mouvements
financiers normaux d’une société à une autre, ou encore de la seule
identité du siège social. De même, toute collaboration contractuelle
entre les sociétés du groupe ne constitue pas forcément une confusion
des patrimoines. La confusion des patrimoines ne doit être retenue que
lorsque la relation entre les sociétés présente un caractère anormal
48
49
Cet article, qui présente certaines ressemblances avec l’article 596 du code de
commerce applicable à la société isolée, s’en distingue cependant sur les points
suivants. D’abord, l’article 596 du code de commerce ne vise que la faillite. En
revanche, l’article 478 du code des sociétés commerciales vise à la fois la
procédure de faillite et celle du redressement judiciaire, au moins dans son
premier alinéa. Ensuite, l’article 596 du code de commerce n’envisage que
l’extension de la faillite aux dirigeants de la société, alors que l’article 478 du
code des sociétés commerciales prévoit, d’une part, l’extension des procédures
de faillite et de redressement judiciaire ouvertes contre l’une des sociétés
appartenant au groupe de sociétés aux autres sociétés du groupe, et d’autre part,
l’extension de la faillite d’une société membre du groupe aux dirigeants de droit
ou de fait des autres sociétés appartenant au même groupe. Enfin, l’article 596
du code de commerce vise deux types d’agissements pouvant justifier
l’extension de la faillite de la société à ses dirigeants, à savoir l’accomplissement des actes de commerce dans un intérêt personnel, et l’abus de biens
sociaux. En revanche, l’article 478 du code des sociétés commerciales prévoit
cinq causes pouvant justifier l’extension du redressement judiciaire ou de la
faillite à savoir la confusion des patrimoines, la fictivité, la faute des dirigeants
de l’une des sociétés, l’abus de biens sociaux et l’escroquerie.
Florence GISSEROT, La confusion des patrimoines est-elle source autonome
d’extension de la faillite, RTDCom, 1979 P. 62 n° 29.
pour l’une d’elles au moins, ou lorsqu’elle entraîne une rupture
permanente et substantielle de la corrélation actif/ passif de manière à
rendre perméables les cloisons existants entre des structures distinctes
réellement, et permettre ainsi aux patrimoines de communiquer entre
eux. Selon Madame Sabine DANA - DEMARET, la confusion des
patrimoines « consiste à considérer que les sociétés apparentées
constituent en fait une réalité indivisible, soit parce qu’il y’a
effectivement confusion des patrimoines, soit parce qu’on peut relever
un comportement unitaire »50.Ainsi, la confusion des patrimoines, qui
peut paraître comme étant une application particulière de la théorie de
l’apparence, se présente comme l’aboutissement des différents
comportements des sociétés apparentées qui, par leurs agissements
comme membres d’une même entreprise, n’ont pas respecté le
principe d’autonomie juridique dont jouit chaque société membre du
groupe. C’est pourquoi ces sociétés ne peuvent pas en exiger le
respect par les tiers.
15 - La simulation, sur laquelle l’article 478 du code des
sociétés commerciales fonde l’extension des procédures collectives au
sein des groupes de sociétés, est elle aussi le plus souvent un moyen
de négation de la personnalité morale, et de consécration de l’idée
d’un lien d’entreprise. Elle consiste souvent dans le fait de donner une
fausse apparence afin de dissimuler la réalité en vue de permettre une
fraude à la loi fiscale ou aux droits des tiers. Dans le cadre du groupe
de sociétés, il arrive que la société mère constitue une filiale en vue de
limiter artificiellement sa responsabilité. Ainsi, sur la base du principe
d’autonomie, et en cas d’insuffisance d’actif de la filiale, il ne serait
pas possible aux créanciers de la filiale de poursuivre la société mère
sur son propre patrimoine. La création d’une filiale fictive peut avoir
plusieurs finalités.
50
Groupes de sociétés. Fonctionnement. Responsabilité des sociétés groupées.
Juris classeur. Sociétés. 1994 fascicule 2458 p. 7 n° 22.
DEUXIEME PARTIE :
LA THEORIE DE L’ENTREPRISE ET LA
TRANSFORMATION DES RAPPORTS JURIDIQUES
16 - La notion d’entreprise a constitué une occasion, tant
espérée, d’harmoniser les rapports entre le capital et le travail,
entraînant l’émergence d’idées nouvelles. Les rapports juridiques au
sein des unités de production ne sont plus une simple juxtaposition de
rapports contractuels individuels tel que les envisageait la philosophie
libérale et individualiste, et les idées de contrat et de propriété ne
constituent plus les seuls fondements des rapports humains et de
l’organisation des activités de production d’un point de vue juridique.
Spécialement en droit du travail, le travail humain n’est plus traité
comme une simple marchandise soumise à la loi de l’offre et de la
demande, et la relation des travailleurs avec les autres composantes de
l’entreprise (capital et technostructure) n’est plus analysée comme une
réunion fortuite, mais plutôt comme une relation communautaire
organisée. Pour mettre en relief cette entité communautaire, la
doctrine a emprunté au droit public l’idée d’institution. Appliquée en
droit privé, l’institution serait, d’une part, une collectivité humaine
hiérarchisée dont le fonctionnement est basé sur les pouvoirs détenus
par le chef d’entreprise et sur des droits reconnus aux salariés, et
d’autre part, une fin commune ou un objectif économique. Plus
concrètement, la doctrine de l’entreprise se base sur l’idée d’une
incorporation du personnel à l’entreprise, considérant cette dernière
comme une institution communautaire destinée à se substituer aux
constructions archaïques de contrat de travail et de société
commerciale. Plusieurs éléments confirment l’intégration des salariés
au sein de l’entreprise dont notamment, l’aménagement du droit de
résiliation unilatérale en matière de licenciement, le maintien du
contrat de travail en cas de changement dans la situation juridique de
l’employeur, la mise en place d’une représentation élue du personnel
au sein de l’entreprise et la séparation entre la propriété de l’entreprise
et sa direction surtout dans les grandes sociétés par actions, par
l’ouverture des organes de direction aux travailleurs par l’instauration
d’une possibilité de cumul entre un contrat de travail et un mandat
social. Toutes ces données aboutissent à une sorte de fonctionnalisation des pouvoirs du chef d’entreprise. En droit des sociétés, la
notion d’entreprise peut constituer aussi une occasion espérée de
préciser la notion d’intérêt social.
17 - La notion d’intérêt a, en droit, une fonction régulatrice.
L’intérêt commun, souvent présenté comme une sorte de principe
général de droit, est ainsi un mécanisme correcteur ou modérateur
utile et efficace. Son influence positive est incontestable en termes de
pacification ou d’équilibre. Il s’agit en quelque sorte d’une référence.
Dans le rapport publié par le Conseil d’Etat français à l’occasion de
son bicentenaire51, on peut lire que « l’une des fonctions les plus
importantes de la notion d’intérêt général est de limiter, au nom des
finalités supérieures qu’elle représente, l’exercice de certains droits et
libertés individuelles, au nombre desquels on peut ranger notamment
le droit de propriété et la liberté d’entreprendre, ainsi que certains
principes fondamentaux, tels celui d’égalité et celui de sécurité
juridique »52. Dans le même ordre d’idées, l’une des principales
fonctions de la notion d’intérêt social est de limiter les pouvoirs des
dirigeants sociaux. S’il est normal que les dirigeants sociaux fassent
quotidiennement usage des biens et du crédit de la société, il est
anormal qu’ils exercent leur pouvoir dans un sens étranger sinon
contraire à l’intérêt social. Même en présence d’un associé unique, la
société a un intérêt que les dirigeants doivent préserver.
18 - Considéré par certains auteurs53 comme la « boussole »
qui indique la conduite à suivre en assurant la police du
fonctionnement social et en permettant de détecter les déviations qui
affectent la vie d’une société54, constituant l’un des principes
51
52
54
Réflexions sur l’intérêt général, 1999.
Le rapport précise toutefois que cette limitation ne se conçoit pas en termes
d’opposition, mais plutôt de « constructions fécondes ».
53
Maurice COZION et Alain VIANDIER, Droit des sociétés, éditions LITEC,
1992, n° 465.
Sur le plan fiscal, la théorie de l’acte anormal de gestion sanctionne les
dirigeant qui ont accompli un acte contraire à l’intérêt social en permettant au
fisc de ne pas admettre leur déductibilité de l’assiette de l’impôt. Sur le plan
pénal, l’atteinte à l’intérêt social est parfois constitutive d’infraction. C’est ainsi
que les articles 51, 146, 158 et 223 du code des sociétés commerciales font de
l’atteinte à l’intérêt social l’un des trois éléments constitutifs du délit d’abus de
biens et du crédit de la société. Sur le plan civil, plusieurs institutions exigent
une référence obligatoire à la notion d’intérêt social. C’est ainsi que les
dirigeants sociaux doivent agir dans les limites de l’intérêt social (articles 83 et
113 du code des sociétés commerciales), et que la prise en considération de
l’intérêt social a conduit le législateur à valider les clauses d’agrément et de
préemption (article 321 du code des sociétés commerciales). De même, l’intérêt
social constitue le fondement essentiel de la prohibition des clauses léonines
dans le contrat de société : la communauté d’intérêts liée principalement à
l’intérêt social s’oppose à ce que certains associés s’avantagent au détriment des
directeurs de la théorie de la « corporate governance » ou
gouvernement de l’entreprise55, consacré par plusieurs dispositions
législatives56, constituant « l’un des éléments fondamentaux de
l’organisation du pouvoir dans la société »57, l’intérêt social, au même
titre que la notion de bonne foi en matière contractu-elle, l’intérêt de
55
56
57
autres (articles 1300 et suivants du code des obligations et des contrats).
Cependant la principale application de la notion d’intérêt social reste le fait que
les décisions contraires à l’intérêt social sont considérées abusives, ce qui
justifie l’intervention judiciaire pour les sanctionner.
Le gouvernement de l’entreprise se définit généralement comme le système par
lequel les sociétés sont dirigées et contrôlées, un système dont l’intérêt social
est l’un de ses principes directeurs. V. sur la question, A. COURET, Le
gouvernement de l’entreprise, « la corporate governance », D. 1995,
Chroniques, p. 163 et suivantes.
Le code des obligations et des contrats consacre la notion d’intérêt social sous
différentes appellations. L’intérêt social est ainsi évoqué par l’article 1288 du
code des obligations et des contrats qui permet au juge de résoudre le problème
du blocage de la prise des décisions sociales conformément à l’intérêt général
de la société. Aux termes de cet article, « lorsqu’il est établi dans l’acte de
société que les décisions seront prises à la majorité, il faut entendre, en cas de
doute, la majorité en nombre. En cas de partage, l’avis des opposants doit
prévaloir. Lorsque les deux parties diffèrent quant à la décision à prendre, la
décision sera remise au tribunal qui décidera conformément à l’intérêt général
de la société ». De même, l’article 1292 du même code prévoit la validité de
l’agissement du dirigeant sans le concours des autres gérants, si cet agissement
est motivé par l’urgence et que le retard dans ces circonstances produit un
préjudice notable aux intérêts de la société. Aux termes de cet article,
« lorsqu’il y’a plusieurs gérants, aucun d’eux ne peut agir sans le concours des
autres, à moins que le contraire ne soit exprimé dans l’acte qui le nomme, et
sauf les cas d’urgence où le retard produirait un préjudice notable aux intérêts
de la société. En cas de dissentiment, l’avis de la majorité doit l’emporter ; en
cas de partage, celui des opposants, s’il y’a partage seulement quant au parti à
prendre, il en sera référé à la décision de tous les associés. Lorsque les
différentes branches de l’administration ont été réparties entre les gérants,
chacun d’eux est autorisé à faire seul les actes qui rentrent dans sa gestion et
ne peut rien faire au-delà ». La loi n° 94- 117 du 14 novembre 1994, portant
réorganisation du marché financier consacre elle aussi la notion d’intérêt social.
Aux termes de son article 3 sexis, ajouté par la loi n° 2005-96 du 18 octobre
2005, relative au renforcement de la sécurité des relations financières (JORT, n°
48, du 21 octobre 2005), le commissaire aux comptes d’une société faisant
appel public à l’épargne doit signaler immédiatement au conseil du marché
financier « tout fait de nature à mettre en péril les intérêts de la société ou les
porteurs de ses titres ».
J. PAILLUSSEAU, Les groupes de sociétés : analyse du droit positif français et
perspectives de réforme, RTD Com, 1972, p. 174.
l’enfant58 , l’intérêt des époux59 et l’intérêt de la famille60 dans le
domaine du statut personnel, et l’intérêt de l’entreprise en droit du
travail61, est cependant une notion indéfinie, relevant d’une idéologie
58
59
60
61
L’intérêt de l’enfant domine le droit de la garde. Pour réglementer la garde, le
code du statut personnel s’est dans un premier temps inspiré essentiellement du
droit musulman. En effet, les caractéristiques essentielles de la « hadhana » du
droit musulman se retrouvaient dans le code du statut personnel. La garde
revient en principe à la mère ainsi qu’à sa parentèle féminine. Le père ne la
retrouve que lorsque l’enfant atteint un certain âge. Avec la réforme du 3 juin
1966, le législateur a rompu avec cette tendance. Désormais, la garde ne
s’accorde qu’en fonction de l’intérêt de l’enfant. La notion de l’intérêt de
l’enfant n’est plus un correctif, elle est devenue le critère d’attribution de la
garde. Selon l’article 67 du code du statut personnel relatif à la garde, tel que
modifié par la loi n° 93-74 du 12 juillet 1993, « en cas de dissolution du
mariage par décès, la garde est confiée au survivant des père et mère. Si le
mariage est dissous du vivant des époux, la garde est confiée soit à l’un d’eux,
soit à une tierce personne. Le juge en décide en prenant en considération
l’intérêt de l’enfant. Au cas où la garde de l’enfant est confiée à la mère, cette
dernière jouit des prérogatives de la tutelle en ce qui concerne les voyages de
l’enfant, ses études et la gestion de ses comptes financiers. Le juge peut confier
les attributions de tutelle à la mère qui a la garde de l’enfant, si le tuteur se
trouve empêché d’en assurer l’exercice, fait preuve de comportement abusif
dans sa mission, néglige de remplir convenablement les obligations découlant
de sa charge, ou s’absente de son domicile et devient sans domicile connu, ou
pour toute cause portant préjudice à l’intérêt de l’enfant ».
Selon l’article 5 du code du statut personnel, « les deux futurs époux ne doivent
pas se trouver dans l’un des cas d’empêchements prévus par la loi. En outre,
avant vingt ans révolus et la femme avant dix-sept ans révolus ne peuvent
contracter mariage. Au-dessous de cet âge, le mariage ne peut être contracté
qu’en vertu d’une autorisation spéciale du juge qui ne l’accordera que pour des
motifs graves et dans l’intérêt bien compris des deux futurs époux ». Cette
disposition est une application de l’article 2 de la Convention de New York du
10 décembre 1962 qui dispose que « ne pourront contracter légalement
mariage, les personnes qui n’auront pas atteint cet âge à moins d’une dispense
d’âge accordée par l’autorité compétente pour des motifs graves et dans
l’intérêt des futurs époux ».
R. THERY, L’intérêt de la famille, JCP, 1972, I, 2495.
Le droit du travail utilise le concept de l’intérêt de l’entreprise comme
fondement justifiant le pouvoir de l’employeur à l’égard du salarié et en même
temps comme un critère encadrant le pouvoir et le contrôlant. C’est ainsi que la
jurisprudence a reconnu à l’employeur le droit d’apporter des modifications non
substantielles au contrat de travail sans affecter ses éléments essentiels, en
fonction de l’intérêt de l’entreprise.
G. Couturier, L’intérêt de l’entreprise, Mélanges Jean. SAVATIER, 1992,
p. 143 ; B. GRELON, Qui peut juger de l’intérêt de l’entreprise ?, Dr. Ouvrier,
1988, p. 128.
polyvalente, et qui peut difficilement être appréhendé dans une
définition globale. Infiniment malléable, la notion d’intérêt social, au
même titre que celle d’intérêt général, reçoit des définitions et un
contenu variables62 en fonction des convictions intimes ou des intérêts
particuliers de celui qui l’invoque au point de constituer un excellent
argument démagogique63. Au sein de la Nation, les élus représentent
62
63
‫ رﺳﺎﻟﺔ ﻟﻨﻴﻞ ﺷﻬﺎدة اﻟﺪراﺳﺎت اﻟﻤﻌﻤﻘﺔ ﻓﻲ اﻟﻘﺎﻧﻮن‬.‫ﻧﺎﺋﻠﺔ ﺑﻦ ﻣﺴﻌﻮد ﻣﺼﻠﺤﺔ اﻟﻤﺆﺳﺴﺔ ﻓﻲ ﻗﺎﻧﻮن اﻟﺸﻐﻞ‬
.1996-1995 ‫اﻟﺨﺎص آﻠﻴﺔ اﻟﺤﻘﻮق و اﻟﻌﻠﻮم اﻟﺴﻴﺎﺳﻴﺔ ﺑﺘﻮﻧﺲ‬
Le débat sur la notion d’intérêt social est classique et a fait couler beaucoup
d’encre. Trois conceptions célèbres ont été avancées.
1- Pour certains, l’intérêt social exprime et se réduit à l’intérêt des associés. Le
professeur D. SCHMIDT affirme à cet égard que « la société est constituée dans
l’intérêt des associés : elle n’est pas constituée en vue de satisfaire un autre
intérêt que celui des associés, qui ont seuls vocation à partager entre eux le
bénéfice social » (D. SCHMIDT, De l’intérêt commun des associés, JCP, éd.,
E., 1994, p. 536, n° 48 ; Revue de droit bancaire et de la bourse, 1994, p. 205,
n° 45). Le professeur G. SOUSI nuance cette position en affirmant que l’intérêt
social est certes l’intérêt de l’ensemble des associés, mais compte tenu du
principe majoritaire qui existe dans certains types de sociétés, l’intérêt social
sera l’intérêt de la majorité telle qu’elle se dégage lors des assemblées générales
ordinaires ou extraordinaires, la majorité incarnant ainsi l’intérêt social (G.
SOUSI, L’intérêt social dans le droit français des sociétés commerciales, Thèse,
Lyon III, p. 337). En dépit de cette différence, les partisans de cette thèse
considérée comme classique, se fondent essentiellement sur la définition
législative de la société qui lui assigne comme vocation la recherche et le
partage des bénéfices.
2- Selon une deuxième conception, l’intérêt social exprime l’intérêt de la
personne morale, c'est-à-dire de l’entreprise considérée comme un agent
économique poursuivant des fins propres. L’idée de base est la suivante :
comme la société est une technique d’organisation de l’entreprise, l’intérêt
social dépasse l’intérêt des seuls associés pour englober aussi l’intérêt des
salariés, des créanciers, des fournisseurs et des clients (Jean PAILLUSSEAU,
La société anonyme technique d’organisation de l’entreprise, Bibliothèque de
droit commercial, Tome 18, Sirey, 1967).
3- Une troisième thèse médiane visant à rechercher un juste milieu, un équilibre,
un compromis entre l’individualisme libéral et la prise en compte de l’intérêt
général (J. P. BERTEL, Liberté contractuelle et société, RTD Com, 1996, p.
622), voit que l’intérêt social se présente comme une synthèse de l’intérêt des
associés et de celui de l’entreprise, en d’autres termes, l’intérêt social serait
« l’intérêt supérieur de la personne morale elle-même qui transcende les divers
intérêts et tient compte de la nature de la relation particulière de chaque
catégorie d’intéressés avec la société » (P. BISSARA, L’intérêt social, Revue
des sociétés, 1999, p. 14).
L’intérêt général sert toutes les causes, pour autant qu’il porte un sens digne de
susciter l’adhésion. Chaque tendance politique est à la recherche de l’intérêt
général. Dans la pensée libérale, schématiquement, l’intérêt général est
rencontré dans une forme d’auto- régulation des intérêts particuliers entre eux.
le peuple et sont invités à traduire harmonieusement les volontés
particulières. L’intérêt général se lirait dès lors dans la loi, édictée par
le législateur démocratiquement élu. Il revient à la loi, expression de
la volonté générale, de définir l’intérêt général, au nom duquel les
services de l’Etat, sous le contrôle du juge, édictent les normes
réglementaires, prennent les décisions individuelles et gèrent les
services publics. La conception étatique de l’intérêt général est
cependant loin d’être évidente et se cherche perpétuellement aux
différents niveaux du pouvoir. Nous prendrons pour illustration le
rapport publié par le Conseil d’Etat français à l’occasion de son
bicentenaire64. On y trouve la distinction entre conceptions utilitariste
et volontariste de l’intérêt général, conçu soit comme « somme » soit
comme « dépassement » des intérêts particuliers. L’une vise la
coexistence d’intérêts individuels tandis que l’autre réclame une
« transcendance » de ceux-ci da ns le but de former une « société
politique ». La même imprécision caractérise l’intérêt social qui
est appréhendé soit comme une « somme », soit comme une
« dépassement » des intérêts des associés.
19 - L’intérêt social a été analysé par une partie de la doctrine
comme une somme des intérêts des associés. Il ne se détache pas
complètement de l’intérêt des associés car ceux-ci n’ont consenti de
faire leurs apports que dans le but d’augmenter l’actif de leur propre
patrimoine, et s’il est vrai que la société jouit d’une personnalité
morale et constitue une entité juridique distincte de la personne des
associés65, cette personnalité morale n’est en fait qu’un artifice légal
facilitant son fonctionnement et qui ne saurait supprimer les intérêts
individuels des associés. Les articles 1249 du code des obligations et
des contrats et 2 du code des sociétés commerciales confirment ce
point de vue en précisant implicitement que la société est constituée
dans l’intérêt de ses associés qui, seuls, ont vocation à partager entre
64
65
Dans les courants les plus radicaux, l’Etat intervient uniquement lorsque les
inégalités entre acteurs risquent de mettre en péril le mécanisme même du
marché qui constitue le cœur de l’intérêt général dans une perspective de
progrès. L’Etat devient l’instrument dont la fonction est d’entretenir les
conditions du marché. Le contraste est grand avec un intérêt général, dicté par
l’Etat, régnant à l’autre extrême dans un système purement collectiviste.
Réflexions sur l’intérêt général, 1999.
Article 4 du code des sociétés commerciales.
eux le bénéfice social66. Un arrêt de la Cour d’appel de Monastir,
statuant en matière de délit d’abus de biens sociaux, est plus clair
puisqu’il considère que l’article 86 du code de commerce « est venu
protéger les droits et intérêts des associés contre tout abus sciemment
commis par les membres du conseil d’administration », tout en
précisant que « de la lecture rapide mais attentive dudit article, il
ressort qu’il essaie de protéger les intérêts des actionnaires dans ce
type de société d’une manière claire et générale »67. On peut dés lors
affirmer que l’intérêt des associés n’est qu’une résultante de l’intérêt
social, le but social consistant dans l’enrichissement de chacun à
travers l’enrichissement de tous.
20 - La thèse de la société institution ou de la société personne
morale analyse l’intérêt social comme un dépassement des intérêts des
associés. L’intérêt social se distingue des intérêts des associés pour
exprimer celui de la personne morale. La meilleure illustration de
cette distinction entre intérêt social et intérêts des associés est qu’une
constitution de réserves facultatives par une décision majoritaire des
associés a été considérée comme conforme à l’intérêt social, même si
la vocation principale de la société est la répartition périodique des
dividendes68. De même, les biens sociaux étant la propriété de la
société qui a la personnalité morale et non ceux de ses associés,
l’assentiment, même unanime, de l’assemblée générale n’a aucune
influence sur la culpabilité du dirigeant69, et le dirigeant d’une société
unipersonnelle à responsabilité limitée peut être condamné pour abus
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67
68
69
L’article 1833 du code civil français est plus explicite puisqu’il dispose que
« toute société doit avoir un objet licite et doit être constituée dans l’intérêt
commun des associés ».
CA, Monastir, arrêt n° 1755, du 17 mai 1994, inédit.
La Cour de cassation française a considéré que la décision de non distribution
des bénéfices pendant dix ans ne peut être abusive tant que l’intérêt social n’est
pas atteint, et tant que la société en tire profit à travers l’augmentation de la
valeur de ses actions (C. Cass. Fr. Ch. Com, 23 juin 1987, Bull, Civ, 1987, n°
160, p. 121). Il a même été jugé, à propos d’une société à responsabilité limitée
regroupant deux frères, que constitue un abus d’égalité le refus par l’un d’eux
de voter la mise en réserves des bénéfices dont la société avait besoin pour
réaliser un investissement important (C. Cass. Fr. Ch. Com, 16 juin 1998, Bull,
Joly, 1998, p. 1083, note Paul LE CANNU).
C. Cass. Fr. Ch. Crim. 30 septembre 1991, Revue des sociétés, 1992, p. 356
note B. BOULOC ; Cass. Crim. 19 octobre 1971, D. 1972, Somm. P. 8 ; Cass.
Crim. 5 novembre 1963, D. 1964 p. 52.
de biens sociaux70. La société a un intérêt distinct et autonome par
rapport à ses associés, même en présence d’un associé unique.
21- La thèse de la société entreprise permet de considérer
l’intérêt social, non seulement comme un dépassement de l’intérêt des
associés, mais aussi comme un intérêt commun. Une doctrine
moderne, dépassant le vieux débat sur la nature contractuelle ou
institutionnelle de la société, et adoptant une nouvelle approche de la
société consistant à rechercher non plus sa nature mais plutôt ses
finalités71, soutient que l’intérêt social n’est rien d’autre que l’intérêt
de l’entreprise72. Cette doctrine reproche précisément à la thèse
institutionnelle d’ignorer l’entreprise pour la confondre avec la
société, laquelle n’est qu’une technique d’organisation de l’entreprise.
Dans cette optique, l’intérêt social ne se limiterait pas à celui des
associés, mais engloberait également celui des salariés, des créanciers,
des fournisseurs, des clients, et même de l’Etat.
22- La thèse de l’intérêt social considéré comme intérêt
commun est même consacrée expressément dans la définition
législative du groupe de sociétés. Aux termes de l’article 461 alinéa
premier du code des sociétés commerciales, « le groupe de sociétés est
un ensemble de sociétés ayant chacune sa personnalité juridique, mais
liées par des intérêts communs, en vertu desquels l’une d’elles, dite
société mère, tient les autres sous son pouvoir de droit ou de fait et y
exerce son contrôle, assurant, ainsi, une unité de décision ». Comme
le groupe de sociétés suppose une harmonisation et une convergence
des politiques économiques des différentes sociétés groupées, il ne fait
pas de doute que cet effort d’unification fait naître des exigences qui
ne sont pas toujours en accord avec les différents intérêts particuliers
des sociétés filiales73. A cet égard, on pourrait penser que le sacrifice
accepté par une société reste concevable si l’intérêt du groupe l’exige.
Il faut constater cependant que si l’intérêt du groupe peut être
70
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73
Article 158 alinéa 4 du code des sociétés commerciales ; C. Cass. Fr. Ch. crim.
14 juin 1993, Revue des sociétés, 1994, p. 90 note B. BOULOC.
J. PAILLUSSEAU, La société anonyme, technique d’organisation de l’entreprise, p. 105.
Jean Pierre BERTEL, Liberté contractuelle et société. Essai d’une théorie de
« juste milieu » en droit des sociétés, RTD Com, 1996, p. 595.
R. MARREAU, Un paradoxe permanent du groupe de sociétés : indépendance
économique contre unité économique de ses sociétés, Petites affiches, 5 août
1996, n° 94 p. 4.
économique, social ou financier74, il est limité par les deux données
suivantes. D’une part, l’article 461 du code des sociétés commerciales
retient une conception restrictive de l’intérêt du groupe en employant
les termes d’ « intérêts communs » et non ceux d’intérêt supérieur du
groupe. On pourrait en déduire que l’intérêt du groupe est un intérêt
commun distinct de l’intérêt de la société dominante et non
dissociable de l’intérêt particulier des sociétés filiales75. Cela peut se
justifier par le fait que le groupe de sociétés n’ayant pas de
personnalité juridique76, les dirigeants des sociétés filiales ne peuvent
agir dans l’intérêt du groupe en tant qu’entité individualisée. D’autre
part, Il convient de rejeter toute confusion entre l’intérêt du groupe et
l’intérêt de la société mère. En effet, si l’intérêt social est distinct de
l’intérêt des associés, et plus particulièrement de celui des associés
majoritaires, de la même façon, l’intérêt commun ne s’assimile pas à
l’intérêt de la société mère, et par voie de conséquence, à l’intérêt des
associés majoritaires de celle-ci. A cet égard, l’article 477 du code des
sociétés commerciales est particulièrement significatif. En effet, cet
article permet aux associés minoritaires, dans une société appartenant
à un groupe, et dont la participation n’est pas inférieure à dix pour
cent, d’ « exercer l’action sociale contre les associés représentant la
majorité dans la société mère, en cas de prise d’une décision portant
atteinte aux intérêts de la société et ayant pour objectif de servir les
intérêts de la majorité au détriment des droits légitimes de la
minorité ». Par conséquent, la soumission de la filiale à la société
mère ne peut entraîner une négation de sa personnalité morale, et
l’intérêt commun du groupe ne peut justifier la marginalisation de
l’intérêt de la filiale.
Sfax, le 1er octobre 2006
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Cass. Crim. 4 février 1985, Bull. Crim. N° 54, D. 1985 p. 478, JCP, 198620585 note JEANDIDIER.
Alain COURET, Vers un nouveau droit des groupes ? Petites affiches, 18 avril
1997, n° 47, p. 4.
Article 461 in fine du code des sociétés commerciales.

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