DU DROIT DES SOCIETES AU DROIT DE L`ENTREPRISE : POUR
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DU DROIT DES SOCIETES AU DROIT DE L`ENTREPRISE : POUR
DU DROIT DES SOCIETES AU DROIT DE L’ENTREPRISE : POUR UN DROIT DE L’ENTREPRISE EN TUNISIE Ahmed OMRANE Professeur d’enseignement supérieur et Directeur de l’institut supérieur des études juridiques et politiques de Kairouan 1- Le droit est généralement le fruit de la nécessité. « Il ne constitue pas un système fermé, statique, mais un moyen permettant d’atteindre certaines finalités, de promouvoir certaines valeurs »1. Or, aujourd’hui, la mode est aux affaires. Il n’y a rien de mieux que de faire des affaires, et chacun admet que les affaires sont le moteur de la vie économique et la source de la richesse nationale. Dans cet attrait pour les affaires, la science juridique n’a pas pu rester indifférente. Le droit pénal a secrété ce qu’on appelle le droit pénal des affaires2 qui, regroupant entre autres le droit pénal des sociétés, le droit pénal du travail, le droit pénal de l’environnement et le droit pénal de la consommation3, prend avec la complexité de la vie économique et le développement socio-économique de la société, une place de plus en plus grandissante4. Le droit commercial5, qui a toujours été et se 1 2 3 4 5 J. ARGESON, G. TOUJAS et B. SOINNE, Traité théorique et pratique des procédures collectives, Paris, LITEC, 1995, p. 24, n° 26. Dés la troisième décennie du vingtième siècle, le monde des affaires est devenu étroitement lié au droit pénal. A côté des règles pénales classiques, viennent s’ajouter des règles pénales qui organisent et réglementent le monde des affaires. On assiste alors à une transformation profonde de la politique criminelle. Les législations ne se contentent plus de réprimer les comportements qui portent atteinte à l’intégrité physique des personnes, à leurs biens et aux bonnes mœurs, mais aussi de sanctionnent tout acte de nature à compromettre la célérité, la sécurité et la crédibilité du monde des affaires. Ce droit constitue « l’ensemble des incriminations pénalement sanctionnées, ayant pour objet d’assurer le respect des règles édictées pour normaliser ou assurer l’équilibre des rapports entre professionnels et consommateurs » (Luc BIHL, Droit pénal de la consommation, éditions NATHAN, 1989, p. 19). M. MASSE, La protection des informations de l’entreprise par le droit pénal, JCP, éd. E, 1998, (Supplément, l’entreprise, l’information et le droit), p. 11. Le droit commercial est classiquement défini comme l’ensemble des règles de droit privé applicables aux commerçants et aux actes de commerce. Cette définition fait apparaître d’emblée l’une des ambiguïtés de la matière, tenant à trouve encore à la recherche de son identité6, a presque perdu son appellation. Si l’expression droit commercial continue encore d’être utilisée par la majorité de la doctrine, certains auteurs considèrent qu’elle ne répond plus à la réalité économique actuelle, et lui préfèrent d’autres appellations comme le droit économique7, le droit de l’entreprise et notamment le droit des affaires8. L’attrait pour les affaires a même entraîné, depuis quelques années, sous l’effet considérable des lois édictées en matière économique, un envahissement progressif du droit par l’économie et une infiltration de la donnée économique dans les règles juridiques. Le droit de la faillite a été sensiblement modifié dans de nombreuses législations, en ce sens que la répression des hommes a cédé le pas au redressement de l’entreprise. La loi n° 95-34 du 17 avril 1995 relative au redressement des entreprises en difficultés économiques9 telle que modifiée par la loi n° 99-63 du 15 juillet 1999 et par la loi n° 2003-79 du 29 décembre 2003, a ainsi substitué à l’ancienne approche juridique liée à la moralité des dirigeants, un diagnostic de nature économique. 6 7 8 9 la coexistence de deux conceptions. Dans la conception subjective, le droit commercial est le droit des commerçants : il s’agit d’un droit professionnel et dont l’application est déclenchée par la qualité des personnes en cause. Dans la conception objective, le droit commercial est le droit des actes de commerce, c'est-à-dire des opérations commerciales : son application est conditionnée non pas par la profession de l’intéressé mais par la nature de l’acte ou, plus largement, par la réunion de certaines circonstances objectivement définies. D’une manière générale, on peut définir le droit commercial comme étant une branche spéciale du droit privé qui régit l’activité commerciale, c'est-à-dire le monde des échanges économiques. On a pu écrire que « c’est un trait caractéristique du droit commercial que sa difficulté d’être » (Ch. ATRAS, Hypothèses sur la doctrine en droit commercial, Mélanges ROBLOT, LGDJ, 1984, p. 29). Gérard FARJAT, Le droit économique, 2ème édition, 1982 ; Claude CHAMPAUD,Contribution à la définition du droit économique, D, 1967, p. 215 ; JEANTET, Aspects du droit économique, Mélanges Joseph HAMEL, p. 33. La pratique a montré que le droit commercial ne peut être isolé d’un contexte plus large où d’autres règles doivent aussi intervenir, en d’autres termes, l’approche du droit commercial ne s’adapte pas avec un cloisonnement strict correspondant au classement universitaire des matières. Le droit commercial fait partie d’un ensemble plus vaste connu sous l’appellation générique de droit des affaires et réunissant une pratique de gestion de l’entreprise dans une perspective aussi bien juridique qu’économique. JORT, n° 33 du 25 avril 1995, p. 792. 2 - Acteur principal de la vie des affaires, cellule de base de la vie économique, « institution typique de l’économie actuelle »10, « pivot de la vie économique »11, « moteur de l’innovation et de l’évolution de la vie collective »12, source de la richesse de la nation13, réalité sociale incontournable, l’entreprise est demeurée, pendant longtemps, réservée au seul usage des économistes14 qui la définissent d’une manière plus ou moins large. Dans une acception restrictive, le concept entreprise s’entend seulement de l’entreprise capitaliste caractérisée par le recours au travail salarié et par un mobile lucratif15. En vertu de cette acception, l’entreprise serait « une forme de production par laquelle, au sein d’un même patrimoine, on combine les prix des divers facteurs de production…en vue de revendre sur le marché un bien et des services »16. Les partisans d’une conception plus extensive considèrent comme entreprise « toute organisation dont l’objet est de pourvoir à la production, à l’échange ou à la circulation des biens ou des services »17. Le développement actuel des entreprises impose logiquement de consacrer l’acception large du terme entreprise qui englobe une diversité de réalités économiques concernant non seulement les petites entreprises artisanales ou familiales, mais aussi les grandes sociétés dominées par une logique de concentration économique. Abstraction faite de sa taille ou de la forme de son 10 11 12 13 14 15 16 17 Claude CHAMPAUD, L’entreprise dans la société contemporaine, Humanisme et entreprise, 1989. Nicole CATALA, L’entreprise, Traité de droit du travail publié sous la direction de G. H. CAMERLYNCK, tome IX, 1980, Avant-propos. Nicole CATALA, L’entreprise, Traité de droit du travail publié sous la direction de G. H. CAMERLYNCK, tome IX, 1980, p. 1. D. LE DOUBLE, L’entreprise et le contrat, LITEC, 1980, p. 1. V. notamment, B. MERCADAL, La notion d’entreprise, Mélanges Jean DERRUPPE, p. 9. L’entreprise a souvent été présentée comme une source de profits et de richesses. Cette vision purement mercantile fut dépassée par une autre vision qui focalise l’attention sur les rapports et les intérêts respectifs au sein de l’entreprise. Cette conception considère que l’entreprise n’est pas une simple entité économique abstraite, mais plutôt une organisation, c'est-à-dire « une conjugaison d’activités de travail qui sont agencées et hiérarchisées en vue de réaliser une œuvre en commun » (Jacques THOMAS, Le droit de l’entreprise en Tunisie, 2ditions ENA, 1971, p. 4). PERROUX, Cours d’économie politique, Tome 2, p. 9, cité par J. HAMEL, G. LAGARDE et A. JAUFFRET, Droit commercial, Tome 1, Dalloz, n° 206, p. 318. TRUCHY, Cours d’économie politique, Tome 2, cité par J. HAMEL, G. LAGARDE et A. JAUFFRET, Droit commercial, Tome 1, Dalloz, n° 206, p. 318. exploitation, l’entreprise serait toute organisation conçue en vue de la production économique. Ce but de production économique s’entend aussi bien dans le domaine industriel ou commercial que dans le domaine agricole ou artisanal, autrement dit, dans tous les secteurs de production économique qu’il s’agisse du secteur primaire, secondaire ou tertiaire. Le but économique, qui a été longtemps l’unique objectif assigné au fonctionnement de l’entreprise, s’est doublé d’un but social, en ce sens que, d’une part, l’entreprise a pour rôle de satisfaire les demandes du consommateur en biens et en services dans les conditions résultantes du marché, et d’autre part, l’entreprise coordonne un ensemble de facteurs dont le plus important est le facteur travail ; une entreprise ce sont certainement des biens, mais aussi et surtout des hommes. 3 - Reconnue par les économistes, l’entreprise est demeurée pendant longtemps étrangère aux préoccupations des juristes qui lui préfèrent le concept de société considérée comme un groupement de personnes et de biens, constitué par contrat et doté de la personnalité juridique. Le contrat est celui « par lequel deux ou plusieurs personnes conviennent d’affecter en commun leurs apports, en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourraient résulter de l’activité de la société »18. Quant à la personne, elle est 18 Article 2 alinéa premier du code des sociétés commerciales. L’article 1249 du code des obligations et des contrats dispose lui aussi que « la société est un contrat par lequel deux ou plusieurs personnes mettent en commun leurs biens ou leur travail ou tous les deux à la fois en vue de partager le bénéfice qui pourra en résulter ». L’article 1382 du code civil français dispose que « la société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. Elle peut être instituée, dans les cas prévus par la loi, par l’acte de volonté d’une seule personne. Les associés s’engagent à contribuer aux pertes ». V. Sur la question, CHARTIER, La société dans le code civil après la loi du 4 janvier 1978, JCP, 1978, 2917 ; FOYER, La réforme du titre IX du livre III du code civil, D. 1978, Chr. 173 ; GUYON, Les dispositions générales de la loi n° 79-8 du 4 janvier 1978 portant réforme des sociétés, Revue des sociétés, 1979, p. 1 ; BERMOND De VAULX, L’empire des faits et l’émergence de la notion de société, D. 1996, Chr. P. 185. Dans la fable VI du livre I intitulée «La Génisse, la chèvre et la Brebis, en société avec le lion», Jean de la Fontaine propose une définition poétique de la société : «La Génisse, la Chèvre et leur sœur la Brebis, Avec un fier Lion, Seigneur du voisinage, Firent société, dit-on, au temps jadis, Et mirent en commun le gain et le dommage». constituée par le groupement lui-même auquel le droit reconnaît, sous condition d’immatriculation au registre du commerce, la personnalité juridique19. Ainsi définie, la société se distingue de l’entreprise. Alors que l’entreprise est une simple notion économique, la société est, en revanche, une notion juridique impliquant, en principe, l’attribution de la personnalité juridique au groupement considéré. L’entreprise, considérée en elle-même n’est pas une personne, mais elle peut le devenir spécialement en revêtant la forme d’une société, de sorte que celle-ci apparaît, dans bien des cas, comme une technique juridique mise au service de l’entreprise permettant d’assurer sa personnification juridique et sa dissociation de l’entrepreneur, et constituant le support de son identité et de son autonomie. 4 - Nous n’avons pas de droit de l’entreprise, écrivait RIPERT. Pourtant, l’entreprise est là en filigrane de notre législation20. L’entreprise a fait son irruption dans le droit au cours des dernières décennies. Elle a suscité un grand intérêt au cours des années 50. Une thèse remarquable cherchant à la situer par rapport au droit concluait qu’elle était un sujet de droit naissant21. Aujourd’hui, la plupart des disciplines juridiques font de l’entreprise un support de règles plus ou moins nombreuses, même si ces textes sont épars et n’utilisent le terme entreprise que d’une façon circonstancielle lui donnant des sens différents selon le contexte envisagé22. Le droit civil consacre le 19 20 21 22 Article 4 du code des sociétés commerciales. Tout en définissant la société comme un contrat, le code des sociétés commerciales la traite dans certaines de ses dispositions comme une personne morale. C’est le cas notamment de son article 10 qui dispose dans son alinéa premier que « les sociétés dont le siège social est situé sur le territoire tunisien sont soumises à la loi tunisienne ». En effet, si la société est un contrat, il aurait fallu la soumettre à la loi d’autonomie applicable aux contrats, et qui est d’ailleurs défendue par la doctrine pour la société en participation. G. RIPERT, Aspects juridiques du capitalisme moderne, Paris, LGDJ, 1946, p. 259 et s. ; Travaux de l’Association Henri CAPITANT, tome III, Paris, Dalloz, 1948 ; M. DESPAX, L’entreprise et le droit, Paris, LGDJ, 1957, p. 444. M. DESPAX, L’entreprise et le droit, Paris, LGDJ, 1957. Juridiquement, le mot entreprise peut désigner une activité, un bien ou une organisation, et qualifier juridiquement une entreprise revient à se demander si elle est un objet ou un sujet de droit. Les deux thèses ont été soutenues. Pour beaucoup, l’entreprise est un bien que l’on exploite. Mais cette analyse ne résiste pas à l’examen, dans la mesure où si l’entreprise comporte des actifs qui peuvent constituer des biens objets de droit de propriété, elle comporte aussi les personnes. D’ailleurs, c’est l’existence du personnel dans l’entreprise qui a conduit une partie de la doctrine à classer cette dernière dans la catégorie des sujets de droit. En 1947, dans son rapport sur la notion d’entreprise, Paul concept d’entreprise. Le code des obligations et des contrats fait de l’entreprise une variété du contrat de louage. Il s’agit du contrat de louage d’ouvrage régi par ses articles 866 à 887. Aux termes de l’article 867 du code des obligations et des contrats, « l’entreprise de construction et tous autres contrats dans lesquels l’ouvrier ou artisan fournit la matière sont considérés comme louage d’ouvrage ». L’entreprise permet aussi d’expliquer certaines dispositions du code des droits réels, notamment celles relatives à l’attribution préférentielle de certains biens lors du partage d’une succession. Aux termes de l’article 140 du code des droits réels, « s’il existe parmi les biens successoraux, une exploitation agricole, industrielle, commerciale ou artisanale constituant une unité économique, elle peut être attribuée, par préférence, à l’un des héritiers, compte tenu des intérêts en présence et moyennant une soulte, s’il échût ». Le terme entreprise est utilisé aussi en droit commercial, notamment dans l’article 2 du code de commerce qui considère comme commerçant celui qui exploite, à titre professionnel, des entreprises de spectacle public, de publicité, d’édition, de communication ou de transmission de nouvelles et de renseignements. Dans ce cadre, l’entreprise apparaît comme « un ensemble d’actes de commerce faits professionnellement »23. Le terme entreprise a même acquis un véritable droit de cité dans le cadre du droit du travail. Outre le fait que la législation du travail utilise les expressions de chef d’entreprise et de commission consultative d’entreprise, l’entreprise représente le concept autour duquel le législateur aménage les rapports collectifs de travail, le socle sur lequel ont été fondées les institutions représentatives du personnel, et le lieu privilégié de la négociation collective et de l’exercice du droit de grève. Certains textes et certaines décisions sont même allés jusqu’à donner une définition de l’entreprise. L’article 2 du décret n° 90-780 du 14 avril 1994 portant création du répertoire national d’entreprises dispose qu’ « est considérée comme entreprise toute personne morale ou physique exerçant une activité industrielle, commerciale, agricole ou toute autre profession libérale ». Dans sa décision n° 2137 du 27 mars 2003, le conseil de la concurrence considère comme entreprise « toute entité exerçant une activité 23 DURAND (Introduction à un rapport sur la notion juridique d’entreprise, Journées de l’Association Henri CAPITANT, 1947, Dalloz) avait observé que c’est le droit du travail qui permet l’analyse la plus complète de l’entreprise en raison de l’importance qu’il accorde au personnel. Ch. LABASTIE DAHDOUH et H. DAHDOUH, Droit commercial, volume premier, p. 126. économique relevant de la production, de la distribution ou de la prestation de services et dotée d’une autonomie suffisante de décision pour la détermination de son comportement sur le marché, et il importe peu que cette entité soit une personne physique ou morale, publique ou privée, à but lucratif ou bénévole »24. Les lois qui visent l’entreprise se sont non seulement multipliées, mais ont acquis une importance capitale faisant de l’entreprise une pièce maîtresse de la réglementation économique. L’entreprise, qui était auparavant cachée sous le contrat et la propriété, devient au centre des législations édictées en matière économique et le support d’une législation économique, c'est-à-dire qu’elle devient source de droits et d’obligations. La loi n° 96-119 du 30 décembre 1996 relative au système comptable des entreprises impose à toute personne physique ou morale commerçante de tenir une comptabilité. La loi n° 91-64 du 21 juillet 1991 relative à la concurrence et aux prix telle que complétée et modifiée par la loi n° 95-42 du 24 avril 1995 et par la loi n° 99-41 du 10 mai 1999, fait de l’entreprise un concept clé en ce qui concerne l’abus de position dominante et les ententes prohibées. La loi n° 95-64 du 17 avril 1995 relative au redressement des entreprises en difficultés économiques telle que modifiée et complétée par la loi n° 99- 63 du 15 juillet 1999 et par la loi n° 2003-79 du 29 décembre 2003 dispose dans son article premier que « le régime de redressement tend essentiellement à aider les entreprises qui connaissent des difficultés économiques à poursuivre leur activité, à y maintenir les emplois et à payer leurs dettes ». Pour choisir entre une procédure permettant la poursuite de l’exploitation et la procédure de liquidation, le tribunal doit considérer l’entreprise comme une unité économique dont il convient de mesurer l’aptitude à la survie. 5 - Face à ce phénomène de reconnaissance juridique de l’entreprise et d’émergence d’un véritable droit de l’entreprise, le droit des sociétés ne peut pas rester indifférent. Certaines dispositions du code des sociétés commerciales utilisent indifféremment les deux concepts de société et d’entreprise, même si, parfois, le législateur semble les distinguer. L’article 62 du code des sociétés commerciales, applicable à la société en nom collectif, dispose que « les gérants ne peuvent gérer une société ou une entreprise individuelle exerçant une activité concurrente ». L’article 338 du même code, relatif aux obligations en tant que valeurs mobilières, dispose que « les obligations rachetées par l’entreprise émettrice ainsi que celles rembou24 Rapport annuel du conseil de la concurrence pour l’année 2003, p. 8. rsées, sont annulées et ne peuvent être remises en circulation », et l’article 344 du même code énonce lui aussi qu’ « à dater de l’autorisation de l’assemblée générale extraordinaire, il est interdit à l’entreprise émettrice, jusqu’à l’expiration du délai ou des délais d’option pour la conversion, de procéder à une nouvelle émission d’obligations convertibles en actions, d’amortir son capital ou de le réduire par voie de remboursement, de distribuer des réserves en espèces ou en titres, de créer des parts bénéficiaires, d’incorporer des réserves ou des bénéfices à son capital et généralement de modifier la répartition des bénéfices. Au cas où l’entreprise a procédé avant l’ouverture du ou des délais d’option à des émissions d’action à souscrire contre espèces, elle est tenue, lors de l’ouverture de ces délais, de procéder à une augmentation complémentaire de capital réservée aux obligataires qui auront opté pour la conversion et qui, en outre, auront demandé à souscrire des actions nouvelles. Ces actions leurs seront offertes dans les mêmes proportions, ainsi qu’aux mêmes prix et conditions, sauf en ce qui concerne la jouissance, que s’ils avaient eu la alité d’actionnaires lors desdites émissions d’actions ». De plus, certaines théories, évoquant l’entreprise, ont entraîné un dépassement des théories classiques (PREMIERE PARTIE) voire une transformation des rapports juridiques (DEUXIEME PARTIE). PREMIERE PARTIE : LA THEORIE DE L’ENTREPRISE ET LE DEPASSEMENT DES THEORIES CLASSIQUES 6 - En droit des sociétés, comme dans toutes les autres composantes du droit de l’entreprise, la consécration de la notion d’entreprise entraîne une remise en cause des critères juridiques de différenciation. Adoptant une approche fonctionnelle, et mettant l’accent sur la nature de l’activité, les règles juridiques consacrées en matière économique cherchent à appréhender la réalité de l’entreprise au-delà des montages juridiques. Et comme l’entreprise se caractérise essentiellement par son objet et se ramène à l’exercice d’une activité économique, même si les éléments structurels sont variables, la recherche d’une définition unitaire n’est plus une préoccupation majeure du législateur, en d’autres termes, l’exercice d’une activité économique devient le critère d’application du droit, abstraction faite des critères juridiques de différenciation. Le terme entreprise a ainsi remis en cause la summa divisio traditionnellement établie entre commerçant et non commerçant. Ainsi, le régime du redressement des entreprises en difficultés économiques s’applique à toute personne, physique ou morale, exerçant une activité commerciale, industrielle ou artisanale, ainsi qu’aux sociétés commerciales, agricoles ou de pêche25. Le terme entreprise a aussi remis en cause la summa divisio traditionnellement établie entre la personne physique et la personne morale. Une personne physique peut être à elle seule une unité d’organisation ou de production et être qualifiée d’entreprise. Ainsi, la loi n° 96-119 du 30 décembre 1996 relative au système comptable des entreprises impose l’obligation de tenir une comptabilité à tout commerçant, qu’il soit personne physique ou morale. Le terme entreprise a également remis en cause la distinction entre droit public et droit privé. Les entreprises publiques subissent ainsi les dispositions du droit commercial et du droit social, et sont désormais soumises à un nombre important de règles qu’on a tendance à considérer comme faisant partie du droit privé26. Le terme entreprise a enfin remis en cause la distinction généralement établie entre la société et l’association. La raison est qu’une activité est économique même si elle n’a pas pour but la répartition des bénéfices faits en commun27. La création des groupements d’intérêt économique traduit, à cet égard, l’emprise grandissante exercée par les faits économiques sur l’évolution du droit. Régi par les articles 439 à 460 du code des sociétés commerciales, créé en vue de faciliter le regroupement des activités 25 26 27 Article 3 de la loi n° 95-64 du 17 avril 1995. Michel DESPAX, L’évolution du droit de l’entreprise, Mélanges Jean SAVATIER, p. 80 et suivantes. D’après l’article premier de la loi du 7 novembre 1959 (JORT, du 22 décembre 1959, p, 1543), l’association est une « convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, d’une façon permanente, leurs connaissances techniques ou leur activité dans un but autre que de partager des bénéfices ». De cette disposition légale on peut déduire deux conséquences. D’une part, la réalisation des bénéfices en soi n’est pas interdite à l’association. Il est incontestable, en effet, que les cotisations constituent une source financière insuffisante et ne permettent pas aux associations de réaliser leurs objectifs. C’est pourquoi la jurisprudence française les a autorisées à avoir d’autres sources de financement, notamment par l’accomplissement d’actes de commerce. D’autre part, c’est le fait de partager les bénéfices qui est interdit à l’association. Si les membres d’une association jouissent, directement ou indirectement, de ses profits, cette dernière perd sa qualité d’association et dégénère en société créée de fait (Paris, 10 juin 1980, RTD Com, 1982, n° 8, p. 450, observations ALFANDARI et JEANTI ; Henri BLAISE, Esquisse de quelques idées sur la place des associations dans l’activité économique, Mélanges HOUIN, Dalloz, 1985). économiques, le groupement d’intérêt économique est une entité juridique dotée de la personnalité morale28, constituée par contrat entre deux ou plusieurs personnes physiques ou morales en vue de mettre en œuvre tous les moyens de nature à faciliter ou à développer l’activité économique de ses membres, ou à améliorer les résultats de cette activité29Ainsi défini, le groupement d’intérêt économique ne se confond ni avec l’association ni avec la société. Il se distingue de l’association en tant qu’il poursuit un but intéressé. Il se distingue de la société parce qu’il ne poursuit pas directement, par lui-même, la réalisation d’un bénéfice à partager entre ses membres. Si son action conduit à une amélioration de l’activité économique, le bénéfice consécutif se réalisera dans le cadre de chacune des entreprises faisant partie du groupement et non dans le groupement lui-même. C’est ce qui peut être déduit de l’article 442 du code des sociétés commerciales d’après lequel, « le groupement d’intérêt économique ne peut avoir pour but la réalisation des bénéfices pour lui-même ». 7 - En droit des sociétés, comme dans toutes les autres composantes du droit de l’entreprise, la consécration de la notion d’entreprise entraîne une dépersonnalisation du lien juridique. Dans la mesure où le droit de l’entreprise s’attache au critère objectif de l’activité, il relègue la référence aux sujets à un second plan. Dans plusieurs textes de lois réglementant l’activité économique, la consécration de la notion d’entreprise correspond à l’affaiblissement du lien personnel affirmé par le droit classique. Cette dépersonnalisation du lien juridique se manifeste notamment à travers une véritable séparation entre l’homme et l’entreprise dans la mesure où le sort de cette dernière n’est plus lié à celui de l’entrepreneur. Ainsi, le droit du redressement apporte une innovation remarquable par rapport au droit de la faillite, en séparant l’entreprise de l’entrepreneur. Désormais, l’exploitation n’est plus considérée comme le prolongement de la personnalité de son propriétaire, et la finalité de la législation n’est plus de sanctionner le comportement blâmable d’un commerçant mais plutôt de redresser une activité économique. La survie ou la liquidation de l’entreprise ne dépend pas exclusivement du comportement de son dirigeant, mais plutôt de son potentiel économique, et l’entreprise est soumise à une destinée différente de celle de ses dirigeants. L’expression la plus radicale de cette dissociation consiste dans la cession de l’entreprise à la suite du 28 29 Article 443 du code des sociétés commerciales. Article 439 du code des sociétés commerciales. règlement judiciaire. En droit des sociétés, la dépersonnalisation du lien juridique consiste plutôt à affirmer l’union là où le droit classique consacre l’indépendance. Dans le cadre de la législation relative aux groupes de sociétés30, la notion d’entreprise explique que des sociétés juridiquement indépendantes peuvent être considérées comme ne constituant qu’une seule entité et rend illusoire leur indépendance juridique. L’accent est mis en effet sur l’existence d’une unité économique formée par des sociétés sous forme de participations réciproques ou d’une communauté d’intérêts. Ainsi, la forme juridique est reléguée en arrière plan dans tous les cas où il y’a des liens étroits entre la société mère et sa filiale qui les font apparaître comme une seule entreprise. 8 - L’idée d’entreprise permet d’expliquer plusieurs règles régissant le fonctionnement du groupe de sociétés. Reposant sur la rencontre et le concours d’intérêts parfois contradictoires et hétérogènes, parfois identiques et homogènes31, le groupe de sociétés constitue le terrain et le générateur de plusieurs controverses qui peuvent trouver leurs solutions dans l’idée d’entreprise. C’est dans cet esprit que les dispositions du code des sociétés commerciales obligent la société mère d’établir et de publier des états financiers consolidés32 et un rapport de gestion33afin de garantir la transparence en son sein, réglementent les opérations financières intragroupe34 ainsi que les conventions conclues entre sociétés ayant des dirigeants communs35, et traitent la responsabilité pénale36 et civile37 des opérateurs du groupe. A cet égard, le fait que les filiales demeurent des personnes morales autonomes et que leur autonomie se trouve cependant atténuée au bénéfice d’une direction centralisée au niveau de la société mère, entraîne une application spécifique des règles classiques de la responsabilité civile et une recherche de nouvelles solutions susceptibles de rendre compte de la particularité du groupe de sociétés. D’une manière générale, on peut affirmer que l’idée d’entreprise peut servir de fondement à l’aggravation des règles de la responsabilité civile dans la mesure où la communauté d’intérêts peut 30 31 32 33 34 35 36 37 Articles 461 à 479 du code des sociétés commerciales. Ch. HANNOUN, Le droit et les groupes de sociétés, LGDJ, 1991, p. 30. Articles 471 et 472 du code des sociétés commerciales. Article 473 du code des sociétés commerciales. Article 474 du code des sociétés commerciales. Article 475 du code des sociétés commerciales. Article 479 du code des sociétés commerciales. Articles 476, 477 et 478 du code des sociétés commerciales. constituer une technique spécifique de mise en œuvre de la solidarité passive entre les membres du groupe et peut même justifier dans certains cas l’extension des procédures collectives au sein du groupe. 9 - L’idée d’entreprise peut expliquer la solidarité passive entre les sociétés du groupe. La distinction des personnalités morales des sociétés membres d’un même groupe doit normalement entraîner la distinction de leurs patrimoines et de leurs obligations. Dés lors, une société mère ne doit pas, en principe, être déclarée responsable du fait de ses filiales et inversement. Cette solution, dégagée par la jurisprudence française38, est expressément consacrée par l’article 476 alinéa premier du code des sociétés commerciales qui énonce comme principe qu’ « un créancier d’une société appartenant à un groupe de sociétés ne peut réclamer le paiement de ses créances qu’à la société débitrice ». L’indépendance juridique des filiales concorde cependant mal avec le contrôle exercé par la société mère et la communauté d’intérêt qui cimente le groupe. Or, l’état de dépendance économique fait naître un certain nombre de dangers spécifiques au groupe qui peuvent justifier une application spécifique des règles classiques de la responsabilité civile. Les créanciers des filiales doivent pouvoir obtenir que soit écarté exceptionnellement l’écran de la personnalité morale de ces sociétés et que les engagements de celles-ci soient honorés par la société mère ou inversement, d’autant plus que « le groupe n’est pas fait seulement pour globaliser les profits, la solidarité doit se manifester dans les mauvais jours »39. C’est la raison pour laquelle l’article 476 du code des sociétés commerciales, après avoir posé comme principe qu’ « un créancier d’une société appartenant à un groupe de sociétés ne peut réclamer le paiement de ses créances qu’à la société débitrice », lui apporte immédiatement deux exceptions en instituant la solidarité entre les sociétés membres du groupe comme sanction de l’apparence et de l’immixtion. 10 - L’article 476 du code des sociétés commerciale fonde la solidarité passive entre les sociétés du groupe sur l’apparence, en disposant que le créancier d’une société appartenant à un groupe de sociétés peut réclamer le paiement de ses créances « à une autre société appartenant au même groupe ou aux deux sociétés 38 39 C. Cass. Fr. Ch. Com, 29 juin 1993, JCP, 1994, éd, E, p. 562, note Charles HANNOUN. B. SOINNE, Procédures collectives d’apurement du passif et groupe de sociétés en droit interne, in groupe de sociétés : contrat et responsabilité, LGDJ, 1993, p. 99. solidairement …s’il établit que l’une de ces sociétés a agi de manière à faire croire qu’elle contribue aux engagements de la société débitrice appartenant au groupe ». C’est la théorie de l’apparence qui est la plus fréquemment utilisée comme fondement de la solidarité passive entre les sociétés du groupe. Si la société mère épaule une filiale, apparaît comme le véritable acteur ou fait croire qu’elle prend part aux obligations, elle s’engage solidairement avec la société débitrice vis-à-vis de ses créanciers40. Il en est de même lorsqu’une facture émise par le dirigeant commun de deux sociétés mentionne le nom de chacune d’entre elles et comporte le cachet du groupe, ou lorsque la société mère intervient à plusieurs reprises dans l’exécution du contrat conclu entre sa filiale et un tiers41. Ce premier cas d’application de la solidarité passive, prévu par l’article 476 du code des sociétés commerciales, doit d’ailleurs être interprété largement dans la mesure où, en contractant avec une société faisant partie d’un groupe, les tiers cherchent à être mieux garantis même si aucune société n’a donné l’apparence d’épauler la société débitrice. En fait, le groupe constitue en lui-même un moyen d’attraction pour les créanciers qui considèrent que cette structure offre aux sociétés qui en font partie des possibilités de remboursement supérieures à celles qu’ils auraient pu espérer s’ils avaient contracté avec une société isolée. 11- L’article 476 du code des sociétés commerciales fait aussi de la solidarité passive entre les sociétés du groupe une sanction de l’immixtion, en prévoyant que le créancier d’une société appartenant à un groupe de sociétés peut réclamer le paiement de ses créances « à une autre société appartenant au même groupe ou aux deux sociétés solidairement… lorsque la société mère ou l’une des sociétés appartenant au groupe s’est sciemment immiscée dans l’activité de la société débitrice dans ses rapports avec les tiers ». La solidarité sera la règle lorsque la société mère, s’immisçant dans les affaires de sa filiale, a pu laisser croire aux créanciers de celle-ci qu’elle prend véritablement à son compte l’opération commerciale en cours entreprise par sa filiale42. C’est notamment le cas de la société mère qui s’est délibérément immiscée dans les rapports commerciaux de sa 40 41 42 CA, Versailles, 17 septembre 1986, JCP, éd, E, 16644, p. 20, Observations A. VIANDIER et J. J. CAUSSIN. CA, Versailles, 22 février 1996, Revue de jurisprudence de droit des affaires, juin, 1996, n° 786. CA, Amiens, 3 février 1976, D, 1976, Informations rapides, p. 383. filiale et s’est substituée à cette dernière pour traiter en ses lieu et place. Mais, comme la société mère tient les autres sociétés du groupe « sous son pouvoir de droit ou de fait et y exerce son contrôle, assurant, ainsi, une unité de décision »43, et que l’intérêt commun du groupe exige une coordination des activités des sociétés membres, il faudrait admettre un certain degré d’immixtion légitime de la société mère dans les affaires de sa filiale. Dés lors, la sanction de l’immixtion de la société mère dans les affaires de sa filiale par la solidarité passive ne se conçoit qu’en cas d’immixtion illégitime, caractérisée, dépassant les limites de l’acceptable. Il appartiendra aux juges du fond d’apprécier la légitimité de l’immixtion au cas par cas eu égard aux caractéristiques propres au groupe considéré. 12 - Ces fondements textuels de la solidarité passive entre les sociétés du groupe s’avèrent souvent insuffisants. Pour combler cette insuffisance, la doctrine et la jurisprudence, essentiellement françaises, ont adopté d’autres fondements de solidarité passive au sein du groupe. Le professeur Daniel SCHMIDT a écrit à cet égard que tout pouvoir de direction doit entraîner corrélativement une responsabilité, laquelle doit trouver son fondement soit dans l’étroite communauté d’intérêt des sociétés du groupe, soit dans le pouvoir de domination lui-même »44. D’une manière générale, l’intérêt commun est souvent présenté comme fondement justifiant la mise en œuvre de la solidarité passive au sein du groupe. En fait, les créanciers sociaux, cherchant à profiter de l’appartenance de leur débiteur à un groupe, invoque le fait qu’il a été géré dans un intérêt commun qui, unissant les filiales à la société mère, justifie l’établissement d’une responsabilité commune, solidaire. Cette analyse permet d’opérer une distinction entre les actes passés dans l’intérêt particulier d’une filiale et les actes passés dans l’intérêt du groupe. Lorsque l’acte est passé par la filiale dans les limites de son intérêt social, la solidarité entre les membres du groupe ne se justifie pas. En revanche, lorsque l’acte est passé dans l’intérêt du groupe, « on assiste à une familiarisation du contrat dans l’exécution duquel toutes les sociétés du groupe sont impliquées »45. Cette solidarité peut s’expliquer par le fait que dans leurs rapports avec les sociétés qui font partie d’un groupe, les 43 44 45 Article 461 alinéa premier du code des sociétés commerciales. Daniel SCHMIDT, La responsabilité civile dans les relations du groupe, Revue des sociétés, 1981, p. 735. C. D’HOIR-LAUPRETRE, La notion de groupe de sociétés en droit français, Thèse, Lyon 3, 1988, p. 198. créanciers sont menacés par des dangers se rattachant à l’intérêt du groupe qui oblige parfois les sociétés liées à consentir des sacrifices et à renoncer à leurs intérêts sociaux. « Une utilisation pernicieuse de la politique de transfert des prix en constitue la meilleure illustration, conduisant à vider une société de sa substance au profit d’une ou plusieurs autres. Dans une telle hypothèse, la société défavorisée, ses actionnaires minoritaires et ses créanciers seront les victimes directes de la politique du groupe »46. Ainsi présentée, la solidarité passive constitue alors la contrepartie du sacrifice fourni par la filiale au nom de l’intérêt du groupe, et une conséquence du lien d’entreprise qui unit les différentes sociétés du groupe. 13 - L’idée d’entreprise explique aussi que les procédures de faillite ou de redressement ouvertes contre l’une des sociétés appartenant au groupe de sociétés peuvent être étendues aux autres sociétés y appartenant. Fondé sur l’indépendance juridique de chacune de ses composantes et sur l’absence de personnalité morale du groupe, le groupe de sociétés est ignoré par le droit des procédures collectives qui ne s’applique en principe qu’aux sociétés prises isolément. L’ensemble économique en tant que tel ne peut dés lors faire l’objet d’une procédure de redressement judiciaire ou de faillite. En fait, le droit des procédures collectives est de plus en plus confronté aux groupes de sociétés dont la constitution est généralement liée aux soucis de bénéficier des aspects fiscaux, sociaux ou « d’établir des cloisons étanches permettant d’éviter le choc qui résulte de l’ouverture d’une telle procédure »47. Le principe de l’autonomie des personnes morales sert alors de rempart pour que la faillite d’une filiale ne rejaillisse pas sur les autres entités du groupe. Le souci de protéger les intérêts des créanciers de la société en état de faillite ou de redressement judiciaire devient primordial et exige une extension de la procédure collective ouverte contre une société aux autres sociétés du groupe. C’est ce que consacre l’article 478 du code des sociétés commerciales d’après lequel « les procédures de faillite et de redressement ouvertes contre l’une des sociétés appartenant au groupe de sociétés peuvent être étendues aux autres sociétés y appartenant en cas de confusion de leurs patrimoines, d’escroquerie 46 47 Daniel SCHMIDT, La responsabilité civile dans les relations du groupe, Revue des sociétés, 1981, p. 735. B. SOINNE, Procédures collectives d’apurement du passif et groupe de sociétés en droit interne, in groupe de sociétés : contrat et responsabilité, LGDJ, 1993, p. 78. ou d’abus des biens de la société faisant l’objet des procédures de faillite ou de redressement, ou s’il est établi que la société débitrice était fictive, et que les sociétés appartenant au groupe ont donné l’apparence d’y être associées. La faillite peut être étendue aux dirigeants de droit ou de fait des autres sociétés appartenant au groupe de sociétés s’il est établi que la faillite est due à leur fait »48. Il découle de cet article que l’extension des procédures de faillite ou de redressement judiciaire peut avoir pour fondement non seulement la sanction d’un comportement fautif, mais aussi et surtout soit l’unité de patrimoine, qui peut résulter soit de la confusion des patrimoines, soit de la fictivité de la société faisant l’objet de la procédure collective. 14 - Comme le groupe de sociétés repose sur la dépendance économique d’une société à une autre, et implique nécessairement l’idée d’une politique commune au service d’un intérêt commun, politique qui sera souvent menée par les mêmes personnes49, la confusion des patrimoines ne doit pas résulter de la seule détention de la quasi-totalité du capital de la filiale, de l’existence de mouvements financiers normaux d’une société à une autre, ou encore de la seule identité du siège social. De même, toute collaboration contractuelle entre les sociétés du groupe ne constitue pas forcément une confusion des patrimoines. La confusion des patrimoines ne doit être retenue que lorsque la relation entre les sociétés présente un caractère anormal 48 49 Cet article, qui présente certaines ressemblances avec l’article 596 du code de commerce applicable à la société isolée, s’en distingue cependant sur les points suivants. D’abord, l’article 596 du code de commerce ne vise que la faillite. En revanche, l’article 478 du code des sociétés commerciales vise à la fois la procédure de faillite et celle du redressement judiciaire, au moins dans son premier alinéa. Ensuite, l’article 596 du code de commerce n’envisage que l’extension de la faillite aux dirigeants de la société, alors que l’article 478 du code des sociétés commerciales prévoit, d’une part, l’extension des procédures de faillite et de redressement judiciaire ouvertes contre l’une des sociétés appartenant au groupe de sociétés aux autres sociétés du groupe, et d’autre part, l’extension de la faillite d’une société membre du groupe aux dirigeants de droit ou de fait des autres sociétés appartenant au même groupe. Enfin, l’article 596 du code de commerce vise deux types d’agissements pouvant justifier l’extension de la faillite de la société à ses dirigeants, à savoir l’accomplissement des actes de commerce dans un intérêt personnel, et l’abus de biens sociaux. En revanche, l’article 478 du code des sociétés commerciales prévoit cinq causes pouvant justifier l’extension du redressement judiciaire ou de la faillite à savoir la confusion des patrimoines, la fictivité, la faute des dirigeants de l’une des sociétés, l’abus de biens sociaux et l’escroquerie. Florence GISSEROT, La confusion des patrimoines est-elle source autonome d’extension de la faillite, RTDCom, 1979 P. 62 n° 29. pour l’une d’elles au moins, ou lorsqu’elle entraîne une rupture permanente et substantielle de la corrélation actif/ passif de manière à rendre perméables les cloisons existants entre des structures distinctes réellement, et permettre ainsi aux patrimoines de communiquer entre eux. Selon Madame Sabine DANA - DEMARET, la confusion des patrimoines « consiste à considérer que les sociétés apparentées constituent en fait une réalité indivisible, soit parce qu’il y’a effectivement confusion des patrimoines, soit parce qu’on peut relever un comportement unitaire »50.Ainsi, la confusion des patrimoines, qui peut paraître comme étant une application particulière de la théorie de l’apparence, se présente comme l’aboutissement des différents comportements des sociétés apparentées qui, par leurs agissements comme membres d’une même entreprise, n’ont pas respecté le principe d’autonomie juridique dont jouit chaque société membre du groupe. C’est pourquoi ces sociétés ne peuvent pas en exiger le respect par les tiers. 15 - La simulation, sur laquelle l’article 478 du code des sociétés commerciales fonde l’extension des procédures collectives au sein des groupes de sociétés, est elle aussi le plus souvent un moyen de négation de la personnalité morale, et de consécration de l’idée d’un lien d’entreprise. Elle consiste souvent dans le fait de donner une fausse apparence afin de dissimuler la réalité en vue de permettre une fraude à la loi fiscale ou aux droits des tiers. Dans le cadre du groupe de sociétés, il arrive que la société mère constitue une filiale en vue de limiter artificiellement sa responsabilité. Ainsi, sur la base du principe d’autonomie, et en cas d’insuffisance d’actif de la filiale, il ne serait pas possible aux créanciers de la filiale de poursuivre la société mère sur son propre patrimoine. La création d’une filiale fictive peut avoir plusieurs finalités. 50 Groupes de sociétés. Fonctionnement. Responsabilité des sociétés groupées. Juris classeur. Sociétés. 1994 fascicule 2458 p. 7 n° 22. DEUXIEME PARTIE : LA THEORIE DE L’ENTREPRISE ET LA TRANSFORMATION DES RAPPORTS JURIDIQUES 16 - La notion d’entreprise a constitué une occasion, tant espérée, d’harmoniser les rapports entre le capital et le travail, entraînant l’émergence d’idées nouvelles. Les rapports juridiques au sein des unités de production ne sont plus une simple juxtaposition de rapports contractuels individuels tel que les envisageait la philosophie libérale et individualiste, et les idées de contrat et de propriété ne constituent plus les seuls fondements des rapports humains et de l’organisation des activités de production d’un point de vue juridique. Spécialement en droit du travail, le travail humain n’est plus traité comme une simple marchandise soumise à la loi de l’offre et de la demande, et la relation des travailleurs avec les autres composantes de l’entreprise (capital et technostructure) n’est plus analysée comme une réunion fortuite, mais plutôt comme une relation communautaire organisée. Pour mettre en relief cette entité communautaire, la doctrine a emprunté au droit public l’idée d’institution. Appliquée en droit privé, l’institution serait, d’une part, une collectivité humaine hiérarchisée dont le fonctionnement est basé sur les pouvoirs détenus par le chef d’entreprise et sur des droits reconnus aux salariés, et d’autre part, une fin commune ou un objectif économique. Plus concrètement, la doctrine de l’entreprise se base sur l’idée d’une incorporation du personnel à l’entreprise, considérant cette dernière comme une institution communautaire destinée à se substituer aux constructions archaïques de contrat de travail et de société commerciale. Plusieurs éléments confirment l’intégration des salariés au sein de l’entreprise dont notamment, l’aménagement du droit de résiliation unilatérale en matière de licenciement, le maintien du contrat de travail en cas de changement dans la situation juridique de l’employeur, la mise en place d’une représentation élue du personnel au sein de l’entreprise et la séparation entre la propriété de l’entreprise et sa direction surtout dans les grandes sociétés par actions, par l’ouverture des organes de direction aux travailleurs par l’instauration d’une possibilité de cumul entre un contrat de travail et un mandat social. Toutes ces données aboutissent à une sorte de fonctionnalisation des pouvoirs du chef d’entreprise. En droit des sociétés, la notion d’entreprise peut constituer aussi une occasion espérée de préciser la notion d’intérêt social. 17 - La notion d’intérêt a, en droit, une fonction régulatrice. L’intérêt commun, souvent présenté comme une sorte de principe général de droit, est ainsi un mécanisme correcteur ou modérateur utile et efficace. Son influence positive est incontestable en termes de pacification ou d’équilibre. Il s’agit en quelque sorte d’une référence. Dans le rapport publié par le Conseil d’Etat français à l’occasion de son bicentenaire51, on peut lire que « l’une des fonctions les plus importantes de la notion d’intérêt général est de limiter, au nom des finalités supérieures qu’elle représente, l’exercice de certains droits et libertés individuelles, au nombre desquels on peut ranger notamment le droit de propriété et la liberté d’entreprendre, ainsi que certains principes fondamentaux, tels celui d’égalité et celui de sécurité juridique »52. Dans le même ordre d’idées, l’une des principales fonctions de la notion d’intérêt social est de limiter les pouvoirs des dirigeants sociaux. S’il est normal que les dirigeants sociaux fassent quotidiennement usage des biens et du crédit de la société, il est anormal qu’ils exercent leur pouvoir dans un sens étranger sinon contraire à l’intérêt social. Même en présence d’un associé unique, la société a un intérêt que les dirigeants doivent préserver. 18 - Considéré par certains auteurs53 comme la « boussole » qui indique la conduite à suivre en assurant la police du fonctionnement social et en permettant de détecter les déviations qui affectent la vie d’une société54, constituant l’un des principes 51 52 54 Réflexions sur l’intérêt général, 1999. Le rapport précise toutefois que cette limitation ne se conçoit pas en termes d’opposition, mais plutôt de « constructions fécondes ». 53 Maurice COZION et Alain VIANDIER, Droit des sociétés, éditions LITEC, 1992, n° 465. Sur le plan fiscal, la théorie de l’acte anormal de gestion sanctionne les dirigeant qui ont accompli un acte contraire à l’intérêt social en permettant au fisc de ne pas admettre leur déductibilité de l’assiette de l’impôt. Sur le plan pénal, l’atteinte à l’intérêt social est parfois constitutive d’infraction. C’est ainsi que les articles 51, 146, 158 et 223 du code des sociétés commerciales font de l’atteinte à l’intérêt social l’un des trois éléments constitutifs du délit d’abus de biens et du crédit de la société. Sur le plan civil, plusieurs institutions exigent une référence obligatoire à la notion d’intérêt social. C’est ainsi que les dirigeants sociaux doivent agir dans les limites de l’intérêt social (articles 83 et 113 du code des sociétés commerciales), et que la prise en considération de l’intérêt social a conduit le législateur à valider les clauses d’agrément et de préemption (article 321 du code des sociétés commerciales). De même, l’intérêt social constitue le fondement essentiel de la prohibition des clauses léonines dans le contrat de société : la communauté d’intérêts liée principalement à l’intérêt social s’oppose à ce que certains associés s’avantagent au détriment des directeurs de la théorie de la « corporate governance » ou gouvernement de l’entreprise55, consacré par plusieurs dispositions législatives56, constituant « l’un des éléments fondamentaux de l’organisation du pouvoir dans la société »57, l’intérêt social, au même titre que la notion de bonne foi en matière contractu-elle, l’intérêt de 55 56 57 autres (articles 1300 et suivants du code des obligations et des contrats). Cependant la principale application de la notion d’intérêt social reste le fait que les décisions contraires à l’intérêt social sont considérées abusives, ce qui justifie l’intervention judiciaire pour les sanctionner. Le gouvernement de l’entreprise se définit généralement comme le système par lequel les sociétés sont dirigées et contrôlées, un système dont l’intérêt social est l’un de ses principes directeurs. V. sur la question, A. COURET, Le gouvernement de l’entreprise, « la corporate governance », D. 1995, Chroniques, p. 163 et suivantes. Le code des obligations et des contrats consacre la notion d’intérêt social sous différentes appellations. L’intérêt social est ainsi évoqué par l’article 1288 du code des obligations et des contrats qui permet au juge de résoudre le problème du blocage de la prise des décisions sociales conformément à l’intérêt général de la société. Aux termes de cet article, « lorsqu’il est établi dans l’acte de société que les décisions seront prises à la majorité, il faut entendre, en cas de doute, la majorité en nombre. En cas de partage, l’avis des opposants doit prévaloir. Lorsque les deux parties diffèrent quant à la décision à prendre, la décision sera remise au tribunal qui décidera conformément à l’intérêt général de la société ». De même, l’article 1292 du même code prévoit la validité de l’agissement du dirigeant sans le concours des autres gérants, si cet agissement est motivé par l’urgence et que le retard dans ces circonstances produit un préjudice notable aux intérêts de la société. Aux termes de cet article, « lorsqu’il y’a plusieurs gérants, aucun d’eux ne peut agir sans le concours des autres, à moins que le contraire ne soit exprimé dans l’acte qui le nomme, et sauf les cas d’urgence où le retard produirait un préjudice notable aux intérêts de la société. En cas de dissentiment, l’avis de la majorité doit l’emporter ; en cas de partage, celui des opposants, s’il y’a partage seulement quant au parti à prendre, il en sera référé à la décision de tous les associés. Lorsque les différentes branches de l’administration ont été réparties entre les gérants, chacun d’eux est autorisé à faire seul les actes qui rentrent dans sa gestion et ne peut rien faire au-delà ». La loi n° 94- 117 du 14 novembre 1994, portant réorganisation du marché financier consacre elle aussi la notion d’intérêt social. Aux termes de son article 3 sexis, ajouté par la loi n° 2005-96 du 18 octobre 2005, relative au renforcement de la sécurité des relations financières (JORT, n° 48, du 21 octobre 2005), le commissaire aux comptes d’une société faisant appel public à l’épargne doit signaler immédiatement au conseil du marché financier « tout fait de nature à mettre en péril les intérêts de la société ou les porteurs de ses titres ». J. PAILLUSSEAU, Les groupes de sociétés : analyse du droit positif français et perspectives de réforme, RTD Com, 1972, p. 174. l’enfant58 , l’intérêt des époux59 et l’intérêt de la famille60 dans le domaine du statut personnel, et l’intérêt de l’entreprise en droit du travail61, est cependant une notion indéfinie, relevant d’une idéologie 58 59 60 61 L’intérêt de l’enfant domine le droit de la garde. Pour réglementer la garde, le code du statut personnel s’est dans un premier temps inspiré essentiellement du droit musulman. En effet, les caractéristiques essentielles de la « hadhana » du droit musulman se retrouvaient dans le code du statut personnel. La garde revient en principe à la mère ainsi qu’à sa parentèle féminine. Le père ne la retrouve que lorsque l’enfant atteint un certain âge. Avec la réforme du 3 juin 1966, le législateur a rompu avec cette tendance. Désormais, la garde ne s’accorde qu’en fonction de l’intérêt de l’enfant. La notion de l’intérêt de l’enfant n’est plus un correctif, elle est devenue le critère d’attribution de la garde. Selon l’article 67 du code du statut personnel relatif à la garde, tel que modifié par la loi n° 93-74 du 12 juillet 1993, « en cas de dissolution du mariage par décès, la garde est confiée au survivant des père et mère. Si le mariage est dissous du vivant des époux, la garde est confiée soit à l’un d’eux, soit à une tierce personne. Le juge en décide en prenant en considération l’intérêt de l’enfant. Au cas où la garde de l’enfant est confiée à la mère, cette dernière jouit des prérogatives de la tutelle en ce qui concerne les voyages de l’enfant, ses études et la gestion de ses comptes financiers. Le juge peut confier les attributions de tutelle à la mère qui a la garde de l’enfant, si le tuteur se trouve empêché d’en assurer l’exercice, fait preuve de comportement abusif dans sa mission, néglige de remplir convenablement les obligations découlant de sa charge, ou s’absente de son domicile et devient sans domicile connu, ou pour toute cause portant préjudice à l’intérêt de l’enfant ». Selon l’article 5 du code du statut personnel, « les deux futurs époux ne doivent pas se trouver dans l’un des cas d’empêchements prévus par la loi. En outre, avant vingt ans révolus et la femme avant dix-sept ans révolus ne peuvent contracter mariage. Au-dessous de cet âge, le mariage ne peut être contracté qu’en vertu d’une autorisation spéciale du juge qui ne l’accordera que pour des motifs graves et dans l’intérêt bien compris des deux futurs époux ». Cette disposition est une application de l’article 2 de la Convention de New York du 10 décembre 1962 qui dispose que « ne pourront contracter légalement mariage, les personnes qui n’auront pas atteint cet âge à moins d’une dispense d’âge accordée par l’autorité compétente pour des motifs graves et dans l’intérêt des futurs époux ». R. THERY, L’intérêt de la famille, JCP, 1972, I, 2495. Le droit du travail utilise le concept de l’intérêt de l’entreprise comme fondement justifiant le pouvoir de l’employeur à l’égard du salarié et en même temps comme un critère encadrant le pouvoir et le contrôlant. C’est ainsi que la jurisprudence a reconnu à l’employeur le droit d’apporter des modifications non substantielles au contrat de travail sans affecter ses éléments essentiels, en fonction de l’intérêt de l’entreprise. G. Couturier, L’intérêt de l’entreprise, Mélanges Jean. SAVATIER, 1992, p. 143 ; B. GRELON, Qui peut juger de l’intérêt de l’entreprise ?, Dr. Ouvrier, 1988, p. 128. polyvalente, et qui peut difficilement être appréhendé dans une définition globale. Infiniment malléable, la notion d’intérêt social, au même titre que celle d’intérêt général, reçoit des définitions et un contenu variables62 en fonction des convictions intimes ou des intérêts particuliers de celui qui l’invoque au point de constituer un excellent argument démagogique63. Au sein de la Nation, les élus représentent 62 63 رﺳﺎﻟﺔ ﻟﻨﻴﻞ ﺷﻬﺎدة اﻟﺪراﺳﺎت اﻟﻤﻌﻤﻘﺔ ﻓﻲ اﻟﻘﺎﻧﻮن.ﻧﺎﺋﻠﺔ ﺑﻦ ﻣﺴﻌﻮد ﻣﺼﻠﺤﺔ اﻟﻤﺆﺳﺴﺔ ﻓﻲ ﻗﺎﻧﻮن اﻟﺸﻐﻞ .1996-1995 اﻟﺨﺎص آﻠﻴﺔ اﻟﺤﻘﻮق و اﻟﻌﻠﻮم اﻟﺴﻴﺎﺳﻴﺔ ﺑﺘﻮﻧﺲ Le débat sur la notion d’intérêt social est classique et a fait couler beaucoup d’encre. Trois conceptions célèbres ont été avancées. 1- Pour certains, l’intérêt social exprime et se réduit à l’intérêt des associés. Le professeur D. SCHMIDT affirme à cet égard que « la société est constituée dans l’intérêt des associés : elle n’est pas constituée en vue de satisfaire un autre intérêt que celui des associés, qui ont seuls vocation à partager entre eux le bénéfice social » (D. SCHMIDT, De l’intérêt commun des associés, JCP, éd., E., 1994, p. 536, n° 48 ; Revue de droit bancaire et de la bourse, 1994, p. 205, n° 45). Le professeur G. SOUSI nuance cette position en affirmant que l’intérêt social est certes l’intérêt de l’ensemble des associés, mais compte tenu du principe majoritaire qui existe dans certains types de sociétés, l’intérêt social sera l’intérêt de la majorité telle qu’elle se dégage lors des assemblées générales ordinaires ou extraordinaires, la majorité incarnant ainsi l’intérêt social (G. SOUSI, L’intérêt social dans le droit français des sociétés commerciales, Thèse, Lyon III, p. 337). En dépit de cette différence, les partisans de cette thèse considérée comme classique, se fondent essentiellement sur la définition législative de la société qui lui assigne comme vocation la recherche et le partage des bénéfices. 2- Selon une deuxième conception, l’intérêt social exprime l’intérêt de la personne morale, c'est-à-dire de l’entreprise considérée comme un agent économique poursuivant des fins propres. L’idée de base est la suivante : comme la société est une technique d’organisation de l’entreprise, l’intérêt social dépasse l’intérêt des seuls associés pour englober aussi l’intérêt des salariés, des créanciers, des fournisseurs et des clients (Jean PAILLUSSEAU, La société anonyme technique d’organisation de l’entreprise, Bibliothèque de droit commercial, Tome 18, Sirey, 1967). 3- Une troisième thèse médiane visant à rechercher un juste milieu, un équilibre, un compromis entre l’individualisme libéral et la prise en compte de l’intérêt général (J. P. BERTEL, Liberté contractuelle et société, RTD Com, 1996, p. 622), voit que l’intérêt social se présente comme une synthèse de l’intérêt des associés et de celui de l’entreprise, en d’autres termes, l’intérêt social serait « l’intérêt supérieur de la personne morale elle-même qui transcende les divers intérêts et tient compte de la nature de la relation particulière de chaque catégorie d’intéressés avec la société » (P. BISSARA, L’intérêt social, Revue des sociétés, 1999, p. 14). L’intérêt général sert toutes les causes, pour autant qu’il porte un sens digne de susciter l’adhésion. Chaque tendance politique est à la recherche de l’intérêt général. Dans la pensée libérale, schématiquement, l’intérêt général est rencontré dans une forme d’auto- régulation des intérêts particuliers entre eux. le peuple et sont invités à traduire harmonieusement les volontés particulières. L’intérêt général se lirait dès lors dans la loi, édictée par le législateur démocratiquement élu. Il revient à la loi, expression de la volonté générale, de définir l’intérêt général, au nom duquel les services de l’Etat, sous le contrôle du juge, édictent les normes réglementaires, prennent les décisions individuelles et gèrent les services publics. La conception étatique de l’intérêt général est cependant loin d’être évidente et se cherche perpétuellement aux différents niveaux du pouvoir. Nous prendrons pour illustration le rapport publié par le Conseil d’Etat français à l’occasion de son bicentenaire64. On y trouve la distinction entre conceptions utilitariste et volontariste de l’intérêt général, conçu soit comme « somme » soit comme « dépassement » des intérêts particuliers. L’une vise la coexistence d’intérêts individuels tandis que l’autre réclame une « transcendance » de ceux-ci da ns le but de former une « société politique ». La même imprécision caractérise l’intérêt social qui est appréhendé soit comme une « somme », soit comme une « dépassement » des intérêts des associés. 19 - L’intérêt social a été analysé par une partie de la doctrine comme une somme des intérêts des associés. Il ne se détache pas complètement de l’intérêt des associés car ceux-ci n’ont consenti de faire leurs apports que dans le but d’augmenter l’actif de leur propre patrimoine, et s’il est vrai que la société jouit d’une personnalité morale et constitue une entité juridique distincte de la personne des associés65, cette personnalité morale n’est en fait qu’un artifice légal facilitant son fonctionnement et qui ne saurait supprimer les intérêts individuels des associés. Les articles 1249 du code des obligations et des contrats et 2 du code des sociétés commerciales confirment ce point de vue en précisant implicitement que la société est constituée dans l’intérêt de ses associés qui, seuls, ont vocation à partager entre 64 65 Dans les courants les plus radicaux, l’Etat intervient uniquement lorsque les inégalités entre acteurs risquent de mettre en péril le mécanisme même du marché qui constitue le cœur de l’intérêt général dans une perspective de progrès. L’Etat devient l’instrument dont la fonction est d’entretenir les conditions du marché. Le contraste est grand avec un intérêt général, dicté par l’Etat, régnant à l’autre extrême dans un système purement collectiviste. Réflexions sur l’intérêt général, 1999. Article 4 du code des sociétés commerciales. eux le bénéfice social66. Un arrêt de la Cour d’appel de Monastir, statuant en matière de délit d’abus de biens sociaux, est plus clair puisqu’il considère que l’article 86 du code de commerce « est venu protéger les droits et intérêts des associés contre tout abus sciemment commis par les membres du conseil d’administration », tout en précisant que « de la lecture rapide mais attentive dudit article, il ressort qu’il essaie de protéger les intérêts des actionnaires dans ce type de société d’une manière claire et générale »67. On peut dés lors affirmer que l’intérêt des associés n’est qu’une résultante de l’intérêt social, le but social consistant dans l’enrichissement de chacun à travers l’enrichissement de tous. 20 - La thèse de la société institution ou de la société personne morale analyse l’intérêt social comme un dépassement des intérêts des associés. L’intérêt social se distingue des intérêts des associés pour exprimer celui de la personne morale. La meilleure illustration de cette distinction entre intérêt social et intérêts des associés est qu’une constitution de réserves facultatives par une décision majoritaire des associés a été considérée comme conforme à l’intérêt social, même si la vocation principale de la société est la répartition périodique des dividendes68. De même, les biens sociaux étant la propriété de la société qui a la personnalité morale et non ceux de ses associés, l’assentiment, même unanime, de l’assemblée générale n’a aucune influence sur la culpabilité du dirigeant69, et le dirigeant d’une société unipersonnelle à responsabilité limitée peut être condamné pour abus 66 67 68 69 L’article 1833 du code civil français est plus explicite puisqu’il dispose que « toute société doit avoir un objet licite et doit être constituée dans l’intérêt commun des associés ». CA, Monastir, arrêt n° 1755, du 17 mai 1994, inédit. La Cour de cassation française a considéré que la décision de non distribution des bénéfices pendant dix ans ne peut être abusive tant que l’intérêt social n’est pas atteint, et tant que la société en tire profit à travers l’augmentation de la valeur de ses actions (C. Cass. Fr. Ch. Com, 23 juin 1987, Bull, Civ, 1987, n° 160, p. 121). Il a même été jugé, à propos d’une société à responsabilité limitée regroupant deux frères, que constitue un abus d’égalité le refus par l’un d’eux de voter la mise en réserves des bénéfices dont la société avait besoin pour réaliser un investissement important (C. Cass. Fr. Ch. Com, 16 juin 1998, Bull, Joly, 1998, p. 1083, note Paul LE CANNU). C. Cass. Fr. Ch. Crim. 30 septembre 1991, Revue des sociétés, 1992, p. 356 note B. BOULOC ; Cass. Crim. 19 octobre 1971, D. 1972, Somm. P. 8 ; Cass. Crim. 5 novembre 1963, D. 1964 p. 52. de biens sociaux70. La société a un intérêt distinct et autonome par rapport à ses associés, même en présence d’un associé unique. 21- La thèse de la société entreprise permet de considérer l’intérêt social, non seulement comme un dépassement de l’intérêt des associés, mais aussi comme un intérêt commun. Une doctrine moderne, dépassant le vieux débat sur la nature contractuelle ou institutionnelle de la société, et adoptant une nouvelle approche de la société consistant à rechercher non plus sa nature mais plutôt ses finalités71, soutient que l’intérêt social n’est rien d’autre que l’intérêt de l’entreprise72. Cette doctrine reproche précisément à la thèse institutionnelle d’ignorer l’entreprise pour la confondre avec la société, laquelle n’est qu’une technique d’organisation de l’entreprise. Dans cette optique, l’intérêt social ne se limiterait pas à celui des associés, mais engloberait également celui des salariés, des créanciers, des fournisseurs, des clients, et même de l’Etat. 22- La thèse de l’intérêt social considéré comme intérêt commun est même consacrée expressément dans la définition législative du groupe de sociétés. Aux termes de l’article 461 alinéa premier du code des sociétés commerciales, « le groupe de sociétés est un ensemble de sociétés ayant chacune sa personnalité juridique, mais liées par des intérêts communs, en vertu desquels l’une d’elles, dite société mère, tient les autres sous son pouvoir de droit ou de fait et y exerce son contrôle, assurant, ainsi, une unité de décision ». Comme le groupe de sociétés suppose une harmonisation et une convergence des politiques économiques des différentes sociétés groupées, il ne fait pas de doute que cet effort d’unification fait naître des exigences qui ne sont pas toujours en accord avec les différents intérêts particuliers des sociétés filiales73. A cet égard, on pourrait penser que le sacrifice accepté par une société reste concevable si l’intérêt du groupe l’exige. Il faut constater cependant que si l’intérêt du groupe peut être 70 71 72 73 Article 158 alinéa 4 du code des sociétés commerciales ; C. Cass. Fr. Ch. crim. 14 juin 1993, Revue des sociétés, 1994, p. 90 note B. BOULOC. J. PAILLUSSEAU, La société anonyme, technique d’organisation de l’entreprise, p. 105. Jean Pierre BERTEL, Liberté contractuelle et société. Essai d’une théorie de « juste milieu » en droit des sociétés, RTD Com, 1996, p. 595. R. MARREAU, Un paradoxe permanent du groupe de sociétés : indépendance économique contre unité économique de ses sociétés, Petites affiches, 5 août 1996, n° 94 p. 4. économique, social ou financier74, il est limité par les deux données suivantes. D’une part, l’article 461 du code des sociétés commerciales retient une conception restrictive de l’intérêt du groupe en employant les termes d’ « intérêts communs » et non ceux d’intérêt supérieur du groupe. On pourrait en déduire que l’intérêt du groupe est un intérêt commun distinct de l’intérêt de la société dominante et non dissociable de l’intérêt particulier des sociétés filiales75. Cela peut se justifier par le fait que le groupe de sociétés n’ayant pas de personnalité juridique76, les dirigeants des sociétés filiales ne peuvent agir dans l’intérêt du groupe en tant qu’entité individualisée. D’autre part, Il convient de rejeter toute confusion entre l’intérêt du groupe et l’intérêt de la société mère. En effet, si l’intérêt social est distinct de l’intérêt des associés, et plus particulièrement de celui des associés majoritaires, de la même façon, l’intérêt commun ne s’assimile pas à l’intérêt de la société mère, et par voie de conséquence, à l’intérêt des associés majoritaires de celle-ci. A cet égard, l’article 477 du code des sociétés commerciales est particulièrement significatif. En effet, cet article permet aux associés minoritaires, dans une société appartenant à un groupe, et dont la participation n’est pas inférieure à dix pour cent, d’ « exercer l’action sociale contre les associés représentant la majorité dans la société mère, en cas de prise d’une décision portant atteinte aux intérêts de la société et ayant pour objectif de servir les intérêts de la majorité au détriment des droits légitimes de la minorité ». Par conséquent, la soumission de la filiale à la société mère ne peut entraîner une négation de sa personnalité morale, et l’intérêt commun du groupe ne peut justifier la marginalisation de l’intérêt de la filiale. Sfax, le 1er octobre 2006 74 75 76 Cass. Crim. 4 février 1985, Bull. Crim. N° 54, D. 1985 p. 478, JCP, 198620585 note JEANDIDIER. Alain COURET, Vers un nouveau droit des groupes ? Petites affiches, 18 avril 1997, n° 47, p. 4. Article 461 in fine du code des sociétés commerciales.