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Hubert Teyssandier
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The Portrait of a Lady, de Henry James :
du descriptif à l’indescriptible ?
La préface de The Portrait of a Lady1, écrite par Henry James pour l’édition de New York, convoque, en les
métaphorisant, des éléments qui semblent appartenir au même
système descriptif que celui du roman français du dix-neuvième
siècle, tel que le théorise Philippe Hamon2. En même temps, la
préface de James paraît marginaliser le descriptif, et même
définir un type de roman dans lequel le descriptif n’aurait pas sa
place. A cet égard, le discours critique contenu dans la préface
est plus radical et plus explicite que le texte du Portrait, mais il
ne semble pas qu’il le contredise, ni qu’il formule un contrat de
lecture autre que celui qui est implicite dans le roman. On voit
apparaître dans la préface de l’édition de New York la métaphore de la maison et de l’activité de bâtisseur ; on y rencontre
aussi le magasin qui, en régime réaliste-naturaliste, comme l’a
montré Philippe Hamon, contient les objets, produits et denrées
mis en circulation et dont on peut faire l’inventaire ; on peut
enfin y repérer les moyens de transport, voiture attelée, chemin
de fer et bateau qui déplacent marchandises et voyageurs.
Mais, devenue concept littéraire jamesien, la maison est celle
de la fiction, aux innombrables fenêtres : « The house of fiction
has in short not one window, but a million – a number of possible windows not to be reckoned, rather ; every one of which has
been pierced, or is still pierceable, in its vast front, by the need
of the individual vision and by the pressure of the individual
will. » (pref., p. 7). La fenêtre n’est pas ici un « technème »3
1
L’édition utilisée ici est celle de la Norton Critical Edition, 2nd ed. Bamberg,
Robert D. (ed.), New York and London : 1995. Elle reproduit le texte de l’édition
de New York (1908). Elle inclut également la préface de Henry James, et rassemble en appendice certaines des variantes par rapport au texte de la
première édition (1881). Les chiffres entre parenthèses, à la suite des citations,
renvoient aux pages de cette édition, pour le texte comme pour la préface.
2
Hamon, Philippe, Du Descriptif [1981], Paris : Hachette, 1993.
3
L’expression est de Philippe Hamon. La pertinence de son approche se
confirme dans le cas du roman britannique, de Jane Austen à Hardy, et dans
celui du roman des Etats-Unis, chez T. Dreiser, Norris ou J. Dos Passos :
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réaliste-naturaliste, mais une ouverture (« aperture ») par laquelle une vision individuelle, singulière, regarde « the human
scene », c’est-à-dire la comédie et la tragédie humaines. Il
s’agit d’une vision unique passant par une ouverture singulière,
d’où la conscience de l’artiste observe le monde4. La « maison
de fiction » désigne aussi la structure de l’œuvre littéraire qui va
abriter le personnage singulier (« my young woman »), dont le
romancier ne dira pas ici (dans la préface du Portrait) comment
il l’a conçue. La jeune femme est la « pierre d’angle » à partir
de laquelle le romancier a bâti l’édifice, “a square and spacious
house” (pref., p. 8). Les briques de l’édifice (pref., p. 14) désignent en fait les “little touches and inventions and
enhancements by the way”, que l’écriture a rassemblés, ajustés, pour constituer « the modest monument ».
La « figure » initiale, terme par lequel Henry James désigne
l’idée de la jeune femme, a été placée dans l’arrière-boutique
d’un commerçant circonspect (« a wary dealer »), qui préfère
garder sous clef l’objet précieux plutôt que de le mettre entre
des mains vulgaires. La balance intervient aussi dans la préface après l’image de l’arrière-boutique, non pour peser, mais
pour mettre en déséquilibre les deux plateaux : « […] put the
heaviest weight [the young woman’s own consciousness] into
that scale, which will be so largely the scale of her relation to
herself […] Place meanwhile in the other scale the lighter
weight (which is usually the one that tips the balance of interest) : press least hard, in short, on the consciousness of your
heroine’s satellites, especially the male ; make it an interest
contributive to the greater one » (pref., p. 11). L’image de la
balance désigne un (dés)équilibre fondamental inscrit dans la
structure du roman : l’intérêt suscité par l’héroïne doit peser
beaucoup plus lourd que celui suscité par ses « satellites »,
notamment les personnages masculins.
Quant aux moyens de transport, le train apporte à Henry
James l’ensemble de son « personnel romanesque »5, vu
comme « the group of attendants and entertainers who come
down by train when people in the country give a party » (pref.,
p. 12). Dans la voiture attelée toute métaphorique que la préfenêtres, portes et dispositifs architecturaux y ont des fonctions comparables à
ce que l’on observe dans le roman français. Mais chez Henry James, il semble
que nous ayons à faire à une nouvelle écriture de fiction, dont on peut cependant apercevoir les signes annonciateurs chez George Eliot ou Herman Melville
(par exemple).
4
Ibid.
5
Hamon, op. cit.
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face introduit, en lui donnant les apparences d’un carrosse
royal, seuls doivent prendre place le héros et l’héroïne, ainsi
que les « privileged officials » – formule qui n’est pas explicitée.
Il est seulement précisé que Henrietta Stackpole peut courir à
côté du carrosse, mais n’a pas sa place à l’intérieur. Quant au
bateau (pref., p. 14), il n’est pas moins métaphorique, et il fonctionne en relation avec le « frêle vaisseau » qui désigne, par
l’intermédiaire d’une citation de George Eliot, les « Isabel Archer » : « In these frail vessels is borne onward through the
ages the treasure of human affection » (pref., p. 9). Nous sommes ici en dehors du système descriptif, bien que le texte de la
préface et celui du roman le gardent en mémoire, et le « contrat
de lecture »6 n’est pas celui du roman réaliste-naturaliste. Le
texte du Portrait réfère certes à des maisons, au chemin de fer,
à des déplacements par mer, à des hôtels et à la salle Drouot
(à défaut de lieux commerciaux plus ordinaires), mais cette
référentialité allusive n’inscrit pas un système descriptif. Il existe
à l’évidence un fort « reste descriptif » dans Portrait, mais « le
centre du sujet », au sens où Henry James emploie
l’expression dans la préface (p. 11) n’est pas de l’ordre du descriptible ni même du visuel. Par ailleurs les effets de tableau,
annoncés dès le titre, sont problématiques dans la mesure où
ils interviennent à la limite du visible et de l’invisible, à la frontière de l’irreprésentable.
Le « reste descriptif » constitue l’ancrage de Henry James,
et notamment du Portrait, dans la fiction du dix-neuvième siècle. On rencontre des descriptions de personnages qui
fonctionnent comme en régime réaliste ou lisible. Une porte
s’ouvre, et il s’ensuit une description. Ainsi à Gardencourt, Isabel Archer fait sa première apparition dans le roman, aperçue
par Ralph dans l’embrasure d’une grande porte qui ouvre sur le
parc. Avant que Ralph l’aperçoive, Isabel a eu le temps
d’observer Ralph (ce que le texte dit sans en faire du descriptif) ; et avant que le regard de Ralph se fixe sur Isabel, c’est le
chien de Ralph, dont les déplacements occupent l’espace, qui a
le premier aperçu l’héroïne, ce qui diffère le descriptif qui, après
ce temps de retard, constitue l’image d’Isabel : « [Bunchie’s]
master now had had time to follow and to see that Bunchie’s
new friend was a tall girl in a black dress, who at first sight loo6
Le terme anglais « contract » se trouve dans la préface (« the contract for
carrying the party on »), à propos du travail du romancier, qui « reçoit » les
personnages en sa maison (pref., p. 12).
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ked pretty. She was bare-headed, as if she were staying in the
house […] » (p. 25). De même, dans la maison d’Albany, Mrs.
Touchett, dont Isabel a d’abord entendu les pas, apparaît dans
l’embrasure d’une porte : « […] in fact the doorway of this
apartment was presently occupied by a lady who paused there
and looked very hard at our heroine. She was a plain, elderly
woman, dressed in a comprehensive waterproof mantle ; she
had a face with a good deal of rather violent point. » (p. 34) Ici
aussi on retrouve la structure traditionnelle du descriptif, sauf
que la description atteint presque aussitôt ses limites. On en
sait davantage sur Mrs. Touchett par le texte de ses télégrammes et par les images métalliques qui lui sont associées : elle
est tranchante comme un couteau (p. 30, p. 191) ; elle est honnête comme un compas (p. 191). Ces objets sont visualisables,
mais l’expression agressive, comme en coup de poing, qui se lit
sur son visage (« a good deal of rather violent point »), défie la
visualisation. Autre exemple, Henrietta Stackpole, décrite à la
descente du train qui l’amène à Gardencourt, donne l’occasion
de faire fonctionner le descriptif :
The train presently arrived, and Miss Stackpole,
promptly descending, proved, as Isabel promised, quite
delicately, even though rather provincially, fair. She was
a neat, plump person, of medium stature, with a round
face, a small mouth, a delicate complexion, a bunch of
light brown ringlets at the back of her head and a peculiarly open, surprised-looking eye. (p. 79)
Ses grands yeux fixés sur Ralph sont perçus par lui comme
de larges boutons métalliques qui réfléchissent le monde. Arrivée d’Amérique, Henrietta Stackpole vient promener ses
« réflecteurs » le long des routes d’Europe, ce qui la définit
comme un personnage « porte-regard »7, mais en même temps
met en cause la fiabilité référentielle du descriptif. Ce voir descriptif en perpétuel éveil, ces yeux immenses comme les
marquises d’une gare londonienne ou parisienne (p. 407),
voient beaucoup, et souffrant d’un excès de voir, ils déforment
le monde. Le voir descriptif de Henrietta est ce qui sous-tend
les chroniques européennes qu’elle écrit pour une publication
américaine, The Interviewer, et la fiabilité de ses représentations de la vie européenne est problématique. D’ailleurs sa voix
retentissante, qui résonne dès sa descente de train, suscite
7
Hamon, op. cit.
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chez Ralph l’image d’horribles manchettes de journal, genre
que l’on n’associe guère à la fiabilité descriptive.
Un autre reste descriptif est constitué par les paysages,
sans doute beaucoup moins nombreux et moins étendus que
ne le permettraient les lieux visités par le roman. Tandis qu’elle
parcourt la campagne anglaise, les collines toscanes et la campagne romaine, l’écriture produit du paysage, mais à chaque
fois s’inscrit en décalage par rapport à la description fictionnelle
du dix-neuvième siècle. S’agissant de la campagne anglaise, à
proximité de Gardencourt, le paysage apparaît moins comme
une représentation de l’Angleterre que comme un assemblage
de clichés, soulignant la littérarité ou la conventionalité des
images juxtaposées. Parcourant la campagne dans le phaéton
aux grosses roues de son oncle Touchett jusqu’à l’heure du
thé,
Isabel enjoyed it largely and, handling the reins in a
manner which approved itself to the groom as “knowing,”
was never weary of driving her uncle’s capital horses
through winding lanes and byways full of the rural incidents she had confidently expected to find ; past
cottages thatched and timbered, past alehouses latticed
and sanded, past patches of ancient common and
glimpses of empty parks, between hedgerows made
thick by midsummer. (p. 64)
Les nominations successives font défiler comme les images
d’un calendrier illustré, et ne constituent pas une expansion
descriptive. En même temps le paysage vient coïncider avec
les souvenirs livresques d’Isabel Archer qui bovarise quelque
peu : « they took a boat on the river, the dear little river, as Isabel called it… » (p. 64). Il se produit ici autre chose que cette
délégation du regard au personnage étudiée par Philippe Hamon, et les images se succèdent comme au fil d’une rêverie : le
bovarisme ne produit pas du descriptif.
S’agissant de la Toscane, du paysage de collines qui se déploie depuis la terrace de Gilbert Osmond, on reconnaît la
stratégie réaliste. Le personnage (Isabel) a été amené jusqu’à
un lieu en surplomb d’où l’on découvre une vue, ce qui motive
la description et fait d’Isabel Archer le porte-regard dont la pose
exige une pause dans le narratif pour que le descriptif puisse
advenir :
The sun had got low, the golden light took a deeper
tone, and on the mountains and the plain that stretched
beneath them the masses of purple shadow glowed as
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richly as the places that were still exposed. The scene
had an extraordinary charm. The air was almost solemnly still, and the large expanse of the landscape, with
its gardenlike culture and nobleness of outline, its teeming valley and delicately fretted hills, its peculiarly
human-looking touches of habitation, lay there in splendid harmony and classic grace. (p. 226)
Le paysage est suffisamment vague pour référer, au gré du
lecteur, à un nombre indéfini de vues toscanes. Ce qui est ici
singulier, c’est l’effet du paysage sur Isabel Archer, son pouvoir
d’envoûtement qu’exerce aussi sur elle Gilbert Osmond, qui se
tient à ses côtés et lui fait découvrir la vue. Ce n’est pas la divagation onirique d’Emma Bovary se voyant emportée avec
Rodolphe dans des paysages fantasmatiques, mais le charme
du paysage toscan fait partie de la stratégie séductrice –
comme Donwell Abbey a un effet séducteur sur l’autre Emma,
celle de Jane Austen.
Enfin, le long passage descriptif, le plus étendu du Portrait,
qui donne à voir la villa d’Osmond, avant qu’Isabel ait découvert
la vue depuis la terrasse, est, plus qu’une description, une représentation d’Osmond le collectionneur, et du piège auquel va
se prendre Isabel Archer. La description (195 sq) comporte une
liste qui inventorie la collection d’Osmond :
[The room] was moreover a seat of ease, indeed of luxury, telling of arrangements subtly studied and
refinements frankly proclaimed, and containing a variety
of those faded hangings of damask and tapestry, those
chests and cabinets of carved and time-polished oak,
those angular specimens of pictorial art in frames as pedantically primitive, those perverse-looking relics of
mediæval brass and pottery, of which Italy had long
been the not quite exhausted store. (p. 196)
La liste compose l’intérieur d’un esthète peu fortuné, décadent et machiavélique. La représentation de l’extérieur de la
maison, dont les fenêtres sont de nobles proportions et « extremely architectural » (on remarque ici encore l’importance du
vague dans le descriptif), dit en fait la duplicité de l’occupant
inscrite dans la structure du lieu. La maison porte un masque,
donc on n’en voit pas le visage ; le masque a de lourdes paupières, mais on n’y voit pas d’yeux. Le descriptif, ou ce qui en
tient lieu, est ici utilisé à d’autres fins que celles du roman du
dix-neuvième siècle, et dans certains des emplois qui en sont
faits dans le Portrait, le terme « description » désigne une re-
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présentation délibérément trompeuse, ou l’objet d’une intention
trompeuse. Lorsque Mme Merle dit à Isabel : « you exhaust the
description when you say he’s Mr. Osmond who lives tout bêtement in Italy » (pp. 171-2), elle occulte en fait le cynisme du
personnage et de la stratégie qu’elle met en œuvre pour le
servir. Lorsque la même Mme Merle dit à Osmond, à propos
d’Isabel Archer, “she corresponds to your description” (p. 206),
elle la désigne comme la jeune proie fortunée dont souhaite
s’emparer Osmond, l’objet approprié d’une intention machiavélique.
A côté de cet important reste descriptif, le « centre du sujet »
est énoncé sans ambiguïté dans la préface, tandis que Henry
James se parle à lui-même : « ‘Place the centre of the subject
in the young woman’s own consciousness,’ I said to myself,
‘and you get as interesting and as beautiful a difficulty as you
could wish. Stick to that – for the centre’ […] » (pref., p. 10). Le
roman raconte les aventures d’une conscience, dans le double
sens de « conscience » et de « consciousness », les aventures
européennes d’une conscience américaine. Ainsi défini, « le
centre du sujet » se prête à une présentation narrative, mais
laisse peu de prise au descriptif. Le mouvement narratif conduit
de l’immaturité initiale à l’intensité d’une vision lucide par laquelle Isabel Archer prend conscience de son parcours et de
ses erreurs. La conscience d’Isabel n’en reste pas moins assez
longtemps opaque. Ce que le descriptif tente de rendre
concerne les vibrations de la conscience et les impressions qui
l’affectent, en les traduisant par des tremblements corporels ou
des ondulations sans support matériel distinct, ce qui fait peu
en termes d’expansions descriptives, mais constitue dans le
roman des moments d’intensité particulière. A Londres, après
qu’Isabel Archer a éconduit une fois de plus Caspar Goodwood,
on la voit s’agenouiller devant son lit et cacher son visage dans
ses mains : « She was not praying ; she was trembling –
trembling all over. Vibration was easy to her, was in fact too
constant with her, and she found herself now humming like a
smitten harp. » (p. 144). L’image de la harpe figure ce qui ne
peut pas se décrire, cette résonance interne/intime qui accompagne un tremblement visible. De même, à Rome, quand après
un affrontement avec Osmond, Isabel s’enfonce dans un fauteuil, ferme les yeux, s’abandonne à sa méditation et songe à
Lord Warburton, elle perçoit des vibrations profondes qui sont à
la fois la résonance prolongée des paroles que vient de dire
Osmond et le retentissement intime de ce qu’elle découvre
sans encore le formuler :
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She had answered nothing because [Osmond’s] words
had put the situation before her and she was absorbed
in looking at it. There was something in them that suddenly made vibrations deep, so that she had been afraid
to trust herself to speak […] Yes, there was something –
something on Lord Warburton’s part. When he had first
come to Rome she believed the link that united them to
be completely snapped ; but little by little she had been
reminded that it had yet a palpable existence. It was as
thin as a hair, but there were moments when she
seemed to hear it vibrate. (p. 354)
Ce qui vibre à la fois dans la conscience d’Isabel et dans
l’air qui l’environne, en écho aux paroles et aux menaces
d’Osmond, n’a d’abord d’autre désignation que « it » et « something », puis devient un lien brisé (« the link […] had completely
snapped ») avant de devenir un lien d’une autre nature, peu à
peu explicité par la découverte d’un dessein retors et maléfique
qui vise à rapprocher Lord Warburton de sa belle-fille Pansy : le
Machiavel tisse d’autres rets pour prendre une autre victime. En
attendant la longue élucidation narrative de cette nouvelle machination, l’intuition douloureuse qu’en a Isabel est rendue par
cette vibration qu’elle perçoit, et le cheveu ténu qui en est ici le
support immatériel a la même fonction que la corde de harpe
dans l’exemple précédent.
Les « impressions » qui affectent la conscience d’Isabel sont
en quelque sorte l’équivalent visuel de ces vibrations sonores.
Les impressions proviennent du paysage anglais ou toscan, de
la présence de Mme Merle ou de Gilbert Osmond, et de tout ce
qui égare Isabel Archer. Mais c’est une impression singulière
qui conduit Isabel de l’aveuglement à la lucidité, et cette impression la frappe depuis le seuil d’une porte, ce qui évoque le
fonctionnement du descriptif réaliste, mais l’impression dépasse
les limites du visuel :
Just beyond the threshold of the drawing-room she
stopped short, the reason for her doing so being that she
had received an impression. The impression had in
strictness nothing unprecedented ; but she felt it as
something new, and the soundlessness of her step gave
her time to take in the scene before she interrupted it.
Madame Merle was there in her bonnet, and Gilbert
Osmond was talking to her ; for a minute they were unaware she had come in. Isabel had often seen that
before, certainly ; but what she had not seen, or at least
not noticed, was that their colloquy had for the moment
converted itself into a sort of familiar silence, from which
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she instantly perceived that her entrance would startle
them. Madame Merle was standing on the rug, a little
way from the fire ; Osmond was in a deep chair, leaning
back and looking at her. Her head was erect, as usual,
but her eyes were bent on his. What struck Isabel first
was that he was sitting while Madame Merle stood ;
there was an anomaly in this that arrested her. Then she
perceived that they had arrived at a desultory pause in
their exchange of ideas and were musing, face to face,
with the freedom of old friends who sometimes exchange ideas without uttering them. (pp. 342-343 ; mes
italiques)
Une scène est ici représentée : deux personnages surpris
dans un face-à-face dissymétrique, où l’échange des regards
s’effectue selon une trajectoire oblique, entre la femme debout,
en tenue de sortie, et l’homme enfoncé dans le fauteuil – scène
d’intimité sans mouvements et sans paroles. Le discours qui
rapporte ici la scène n’en effectue pas à proprement parler la
description, mais tente de rendre compte de l’impression qu’en
reçoit Isabel, la perception de l’inconnu dans le familier. Ce que
rend l’intensité de l’impression n’est pas même une vibration,
mais une tension qui fige le mouvement d’Isabel face aux deux
complices immobiles, tandis qu’elle découvre la profondeur
insoupçonnée des desseins ourdis contre elle. « L’impression »
ne sera explicitée que par la comtesse Gemini, cet oiseau tropical qui fait étrangement partie du milieu florentin et de sa
faune, dans un passage narratif qui révèle le passé commun de
Madame Merle et de Gilbert Osmond (pp. 449-51).
L’impression proprement dite ne peut être ni narrativisée ni
décrite, et elle tient tout entière dans la prise de conscience qui
immobilise le corps d’Isabel. Le passage énonce, circonscrit et
contextualise “l’impression” d’Isabel Archer, qui n’est pas davantage descriptible qu’elle n’est visible.
Si le “centre du sujet” se situe par delà les limites du visible,
il y a lieu dès lors de s’interroger sur le statut des effets de tableau qui, dans le texte, depuis son titre, font appel au registre
du visible. Le roman est donné comme tableau, et son titre peut
en convoquer beaucoup, notamment ceux qui figurent en page
de converture de certaines éditions : pour l’édition Norton, The
Mirror8 (1890), de Dennis Miller Bunker, représentant une jeune
femme assise qui, de profil, se regarde en oblique dans un
8
Daniel J. Terra Collection, Terra Museum of American Art.
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miroir à main ; pour l’édition Penguin (1987), Reverie9 (1913),
de Edmund C. Tarbell, où une autre jeune femme, le corps
tourné, a les coudes posés sur le dossier de sa chaise et le
menton appuyé sur les mains, tandis que son regard est absorbé dans sa méditation. Le « portrait de femme » est un genre
très représenté dans l’histoire de la peinture, et notamment
chez les peintres américains contemporains de Henry James,
comme John Singer Sargent et James McNeill Whistler. Toutefois, comme dans le cas des portraits de Bunker et Tarbell,
“Portrait de femme” n’est pas le titre le plus usité. Chez Sargent, les titres des portraits de femme indiquent le plus souvent
le nom de la figure représentée ou une désignation cryptée,
Madame X.10 (1884), Madame Paul Poirson11, Millicent, Duchess of Sutherland12 (1904) ; le titre peut aussi référer à un
objet dans le tableau (comme le miroir chez Tarbell) : Italian Girl
with a Fan13 (1881). Whistler intitule parfois ses portraits de
femme du nom du modèle ; plus souvent il substitue au nom
(ou parfois lui ajoute) une référence aux tons et aux couleurs :
Symphony in White N° 1 : The White Girl (1872)14 ; Harmony in
Grey and Green : Miss Cicely Alexander15 (1872) ; Arrangement in White and Black16 (env. 1876). Tandis que Whistler
souligne, dans ses portraits de femme, l’agencement de leurs
composants visuels, le titre du roman de James, en même
temps qu’il fait référence à la peinture, n’inscrit aucun motif
visualisable, détourne le pictural vers l’invisible et désigne implicitement son « portrait » comme ce qu’il est en fait : le récit
d’une conscience.
La préface de l’édition de New York, qui explicite « le centre
du sujet » convoque le pictural, mais en le détournant à chaque
fois pour lui faire désigner métaphoriquement du textuel : tandis
qu’il se représente à Venise, travaillant au Portrait, et cherchant
parmi l’animation du Grand Canal « the next true touch for my
canvas », Henry James ne parle de rien d’autre que du travail
d’écriture et de la quête d’une formulation plus heureuse (« the
ship of some right suggestion, of some better phrase », p. 3).
Les « peintres » dont il reconnaît la compétence sont tous des
9
Boston Museum of Fine Arts.
The Metropolitan Museum of Art, New York.
The Detroit Institute of Art.
12
Thyssen-Bornemisza Collection, Lugano.
13
Cincinnati Art Museum.
14
The National Gallery of Art, Washington.
15
Tate Gallery, Londres.
16
Freer Gallery of Art, Washington.
10
11
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romanciers : « many an expert painter, as for instance Dickens
and Walter Scott, as for instance even, in the main, so subtle a
hand as R. L. Stevenson » (pref., p. 9). Ce sont d’autres « peintres » que Henry James se reconnaît ici comme modèles,
Shakespeare et George Eliot, qui, l’un dans Romeo and Juliet,
l’autre dans Adam Bede, The Mill on the Floss, Middlemarch et
Daniel Deronda, ont su représenter des héroïnes plus crédibles
que Scott, Dickens ou Stevenson. Par le détour de la citation de
George Eliot, la métaphore picturale désigne en fait la représentation de la conscience féminine, que ne savent pas, ne
peuvent pas ou ne veulent pas représenter les autres romanciers cités. Le titre du roman, la préface et les effets de tableau
qui surviennent dans le corps du texte, renvoient en fait à la
représentation d’une conscience :
The interest was to be raised to its pitch and yet the
elements to be kept in their key ; so that, should the
whole thing duly impress, I might show what an “exciting” inward life may do for the person leading it even
while it remains perfectly normal. […] I had, within the
few preceding days, come to live in London, and the “international” light lay, in those days, to my sense thick
and rich upon the scene. It was the light in which so
much of the picture hung. (pref., pp. 14-15 ; mes italiques)
Les références à la peinture sont trop présentes, trop insistantes pour qu’il soit possible de les occulter, ou de les lire
comme un discours purement métaphorique sur le roman. Il
s’agit ici, au terme de cette étude, d’analyser le statut paradoxal
de ces effets de tableau additionnés, qui fonctionnent à la limite
du visible et de l’invisible.
Les portes et les fenêtres peuvent à l’occasion servir de cadre à certains de ces effets de tableau. A Florence, dans la
maison de Mrs. Touchett, Isabel Archer est représentée en
« femme à la fenêtre », tournée vers l’extérieur, tandis que les
volets entrouverts laissent entrer la chaleur et le parfum de l’air
florentin :
The tall window was open, and though its green shutters
were partly drawn the bright air of the garden had come
in through a broad interstice and filled the room with
warmth and perfume. Our young woman stood near it for
some time, her hands clasped behind her ; she gazed
abroad with the vagueness of unrest. (p. 270)
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La composition de l’image ressemble, pour ce qui est de son
encadrement, à la Femme à la fenêtre de Friedrich, mais la
fenêtre est sans vue, l’extérieur est en partie masqué par les
volets à demi-clos, et le jardin sur lequel donne la fenêtre n’est
pas accessible de la rue : aussi Isabel ne peut-elle, comme la
jeune femme de Friedrich, observer le monde depuis la fenêtre
ni guetter l’arrivée du visiteur attendu, Caspar Goodwood.
L’effet de tableau se remarque, mais il oriente la lecture, non
vers le visible, mais vers le trouble d’une conscience inquiète.
Un même détournement de l’image picturale du visible vers
l’invisible s’observe lorsque, dans le palais romain d’Osmond,
Isabel passe dans l’encadrement d’une porte et s’offre aux regards de Ted Rosier, le collectionneur de porcelaine : « She
was dressed in black velvet ; she looked high and splendid, as
he had said, and yet oh so radiantly gentle ! We know what Mr.
Rosier thought of her and the terms in which, to Madame Merle,
he had expressed his admiration. » (p. 309). L’image donne à
voir le velours noir dont Isabel est habillée, puis la scène se
dérobe à la visualisation, absorbée dans l’enthousiasme admiratif du collectionneur, dont le comportement renvoie le lecteur
à un autre collectionneur, moins inoffensif et plus retors
qu’admiratif : Gilbert Osmond.
D’autres effets visuels interviennent dans le texte, convoquant des œuvres d’art, non comme des effets de texte, mais
comme des présences effectives. Isabel, pendant son séjour à
Florence, est représentée face à des tableaux et des statues,
qui toutefois ne sont pas nommés, pas plus que le musée qui
les abrite. Quand Henrietta va aux Offices, on sait devant quel
tableau elle s’arrête : son Corrège, une Vierge à l’Enfant
(p. 382) ; on le sait aussi dans le cas de Madame Merle, qui
décrit de mémoire son Pérugin (p. 211). S’agissant d’Isabel, il
en va autrement, et le texte représente un face-à-face indéchiffrable entre l’héroïne et les œuvres qu’elle regarde : « She went
to the galleries and palaces ; she looked at the pictures and
statues that had hitherto been great names to her, and exchanged for a knowledge which was sometimes a limitation a
presentiment which proved usually to have been a blank. »
(p. 212). En l’absence de toute référence muséale, le parcours
d’Isabel parmi les tableaux et les statues interdit toute autre
visualisation que celle du grand musée de l’Europe, où sa
conscience muette cherche à s’orienter parmi ses connaissances lacunaires et ses pressentiments obscurs.
Quand l’imagination d’Isabel suscite un tableau, ou quand le
texte représente un moment de conscience d’Isabel par une
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composition de structure picturale, le regard (celui de l’héroïne,
du lecteur, du narrateur) est confronté à une étendue indistincte
débouchant sur de l’invisible :
The working of this young lady’s spirit was strange, and I
can only give it to you as I see it, not hoping to make it
seem altogether natural. Her imagination, as I say, now
hung back : there was a last vague space it couldn’t
cross – a dusky, uncertain tract which looked ambiguous
and even slightly treacherous, like a moorland seen in
the winter twilight. But she was to cross it yet. (p. 265)
Composée picturalement comme un paysage vague aux
lointains invisibles, cette image indistincte, hivernale et crépusculaire, représente l’étendue que l’héroïne doit encore parcourir
avant de parvenir à un « autre côté » qui échappe à la représentation.
Tout aussi crépusculaires que ce paysage personnel, les
brefs tableaux londoniens qui surgissent sur le chemin d’Isabel
confinent au nocturne à la Whistler :
It was perfectly still ; the wide quadrangle of dusky
houses showed light in none of the windows, where the
shutters and blinds were closed ; the pavements were a
vacant expanse, and, putting aside two small children
from a neighbouring slum, who, attracted by symptoms
of abnormal animation in the interior, poked their faces
between the rusty rails of the enclosure, the most vivid
object within sight was the bright red pillar-post on the
southeast corner. (p. 129)
La scène réunit dans le jardin central d’une place de Londres, lors de la première visite de l’héroïne à Londres, Isabel
Archer et Ralph Touchett, que viennent de quitter Henrietta
Stackpole et Mr. Bantling. Dans le crépuscule d’un soir de septembre, cette image de la ville est constituée par un lieu fermé
(les grilles du jardin), entouré de rues vides, et de maisons aux
ouvertures obturées, et ce tableau sans lumières, avec pour
seule couleur le rouge sombre de la boîte aux lettres, conduit la
représentation jusqu’au bord de l’opacité noire, où se devinent
des silhouettes sans contours. D’autres tableaux londoniens
sont plus éclairés, comme ces images qui se constituent sur le
chemin d’Isabel, de Euston Station à Piccadilly, après qu’elle a
accompagné sa sœur au train de Liverpool :
The early dusk of a November afternoon had already
closed in ; the street-lamps, in the thick, brown air,
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looked weak and red […] She was so fond of the spectacle of human life that she enjoyed even the aspect of
gathering dust in the London streets – the moving
crowds, the hurrying cabs, the lighted shops, the flaring
stalls, the dark shining dampness of everything. (p. 273)
Contrairement au passage précédemment cité, la lumière intervient d’abord comme un piqueté rouge dans l’épaisseur de
l’air chargé de brouillard, puis vers Piccadilly, les éclairages
découpent des zones visibles dans l’obscurité luisante. Comme
chez Whistler, la lumière vibre dans les interstices du noir ou
dans les ouvertures qui trouent l’air fuligineux, et inscrit des
représentations qui sont à la limite de l’invisible. Mais l’écriture
du nocturne jamesien peut aller jusqu’à inscrire du sombre
dans de l’obscur, en un dégradé de tonalités invisibles qui
composent la représentation opaque de l’absence ou du vide,
au delà de toute visualisation possible. Le texte défie le noir en
le représentant.
***
Le nocturne jamesien jouxte sans doute le fantômal,
l’occulte. Dans The Portrait of a Lady, les morts hantent invisiblement la grande maison d’Albany : « A great many people
have died there ; the place has been full of life » (p. 35). Dans
cette maison double (« a large, square, double house », p. 31),
une porte condamnée – c’est-à-dire, selon une lecture réaliste,
l’une des deux portes d’entrée) ouvre, dans l’univers fantasmatique d’Isabel Archer, sur un « autre côté » :
She knew that this silent, motionless portal opened into
the street ; if the sidelights had not been filled with green
paper she might have looked upon the little brown stoop
and the well-worn brick pavement. But she had no wish
to look out, for this would have interfered with her theory
that there was a strange, unseen place on the other
side – a place which became to the child’s imagination,
according to its different moods, a region of delight or of
terror. (p. 33)
En Angleterre, un « fantôme » hante Gardencourt (p. 50), et
Isabel croit en percevoir confusément la présence lorsqu’elle
est dans la galerie de tableaux en compagnie de Ralph ; du
moins en croit-elle l’apparition possible sinon probable. Ralph
de son côté non seulement ne nie pas l’existence du fantôme,
mais dit l’avoir vu : « I saw it long ago » (p. 52), en ajoutant qu’il
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faut avoir beaucoup souffert pour voir le fantôme de Gardencourt. Le matin de la mort de Ralph Touchett, Isabel Archer voit
ou croit voir le spectre du lieu, sous la forme d’une ombre blanche et vague qui aussitôt s’efface (p. 479). De son côté, Ralph,
seul dans la grande maison vide de son père, à Winchester
Square, fait l’expérience d’une présence fantomale, celle des
convives des dîners d’autrefois, conversant autour de la table
(pp. 124-5). Aucun ordre de référence n’est assigné à ces “présences” inexpliquées, qui ne peuvent toutes se réduire au
bovarisme d’Isabel Archer, car elles appartiennent à un domaine de conscience où se rencontrent Isabel Archer et Ralph
Touchett.
Dans le roman du dix-neuvième siècle, le descriptif est un
mode de représentation qui rend la matérialité du monde. Dans
le Portrait, « le centre du sujet », c’est-à-dire la visée centrale
de l’écriture, est de l’ordre de l’indescriptible, car elle concerne
l’expérience intime de la conscience, confrontée à l’absence, au
vide, ou à une forme occulte d’existence.

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