deviens ce que tu es

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deviens ce que tu es
DEVIENS CE QUE TU ES
Si le hasard est perceptible dans les tâtonnements de l'évolution, nous pouvons
désormais jouer à sa place, dans le cheminement de notre existence, parce que nous ne
sommes pas, nous devenons ce que nous sommes, selon l'injonction, d'Eschyle, poète grec du
Ve siècle avant notre ère : «Deviens ce que tu es». Socrate insistera en énonçant son fameux
«Connais-toi toi-même». Saint Augustin reprendra cette réflexion dans ses «Confessions» et
plus près de nous Freud analysera ces deux consignes à travers la psychanalyse.
Personne ne nous connaît vraiment, pas même nous-mêmes. Nous sommes à la fois le
produit d’une culture et d’une histoire et à la fois des sujets irréductibles à une culture et à une
histoire. Notre vocation est de devenir toujours «plus», en nous personnalisant.
Notre «je» aspire à connaître un monde peuplé de «tu» pour devenir ensemble «nous».
Si mon «je» reste enfermé dans mon «ego», je ne peux construire avec les autres que
des «nous» fermés et crispés sur des aspects partiels, donc incomplets de nous mêmes. Nous
perdons ainsi le contact avec notre réalité la plus profonde. Ces faux «nous» deviennent alors
des «on» et ne peuvent que s’opposer à d’autres «nous», tout aussi faux qui peuvent devenir
des menaces. Si je me définis uniquement par ma nationalité, ma religion ou mon parti, je
ferme toute ouverture possible aux autres parce qu’ils apparaissent trop différents.
Pour réussir leur vie, la plupart d’entre nous se réfèrent à des critères économiques, ou
à une bonne renommée. Ces références ne sont pas à négliger, si elles nous stimulent, mais le
risque est de mesurer notre réussite à des critères extérieurs.
Pour qui souhaite devenir ce qu’il «est», la tâche essentielle consiste à découvrir sa
vocation propre, afin de vivre sa vie comme une trajectoire personnelle. Cette démarche
s’enracine au plus profond de nous-mêmes et ne provient pas uniquement des normes
sociales. Nous pouvons alors considérer notre vie comme une vocation en faisant retentir dans
le grand concert ambiant, notre petite musique personnelle.
Tout commence par un inventaire de nos propres dons et aptitudes qui sont aussi
uniques que les empreintes digitales. Interviennent alors, selon les cas, la curiosité
intellectuelle, l’habileté manuelle ou technique, le talent artistique, la capacité d’écoute,
l’appel intérieur à accomplir une mission. Ces qualités produisent des effets bénéfiques dans
tous les domaines. La beauté, par exemple, intègre des valeurs de vérité et de gratuité. Si le
«Petit Prince» de Saint-Exupéry touche profondément, c’est parce que sa beauté d’expression
nous met en contact avec la vérité de notre existence qui sommeille en nous.
Chacun de nous est un être singulier imprégné d’un mystère qui échappe à toute
connaissance objective. «Je ne sais pas ce que je suis ; je ne suis pas ce que je sais» disait un
mystique du XVIIe siècle. Actuellement on pourrait dire : «Je ne parais pas ce que je suis ; je
ne suis pas ce que je parais». Notre vérité n’est pas l’image que nous donnons de nousmêmes, mais le rayonnement de notre être.
Ce sont les autres, celles et ceux que j'aime, qui, à travers les échanges, éveillent en
moi des richesses cachées que je partage ensuite avec eux et qui me font «être» ce que je suis
vraiment. Sans «l'autre», sans les «autres», je n'y serais pas arrivé.
Nous sommes tous confrontés à des opportunités, mais nous ne saisissons pas toujours
l'importance qu'elles représentent dans la poursuite de notre aventure personnelle. Nous
n'avons pas le droit de subir la vie, comme si elle représentait une fatalité qui nous rendrait
prisonnier de nous-mêmes. Il nous incombe d'apprendre à «être», seule façon d'imaginer
demain, parce que nous avons acquis la capacité de prévoir, en substituant à l'acceptation
passive du présent, l'espoir parfois angoissé du futur. Nous sommes des êtres de projet, ce que
le poète Eschyle exprimait en disant «Deviens ce que tu es».
Bernard Pierrat
avril 2010