LE SURREALISME EN ROUMANIE Yvonne DUPLESSIS Le

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LE SURREALISME EN ROUMANIE Yvonne DUPLESSIS Le
LE SURREALISME EN ROUMANIE
Yvonne DUPLESSIS
Le surréalisme est plus actuel qu'il ne l'a été tant des expositions sur ce
mouvement se succèdent. Celle qui eut lieu à Paris au Centre Pompidou du 6 mars au 24
juin 2002 attira des milliers de visiteurs. Elle s'intitulait : La Révolution surréaliste.
Néanmoins il faut rappeler qu'entre les deux guerres, il eut pour précurseur le
dadaïsme que Tristan Tzara, poète et écrivain roumain, fit connaître en France à la fin
de l'année 1919. Il rallia à son mouvement tous ceux qui cherchaient à briser la routine :
Picabia, le groupe de Littérature : André Breton, Philippe Soupault, Louis Aragon…
Paul Eluard, Théodore Fraenkel participèrent aussi à ses manifestations
provocantes dont la dernière eut lieu en 1920. C'est alors que lui succéda le Surréalisme
pour explorer des voies nouvelles de libération de l'homme dont nous indiquerons celles
auxquelles ont participé les surréalistes roumains.
Il ne faut donc pas oublier que le premier numéro de la Révolution Surréaliste
débutait ainsi :
" Nous sommes à la veille d'une "Révolution"… Vous pouvez y prendre part…
Le Bureau Central de Recherches surréalistes "est ouvert".
Les 11 numéros suivants, jusqu'au 15 décembre 1929, contiendront des
enquêtes sur le suicide, la sexualité, des récits de rêves, des textes surréalistes, etc.".
Plus tard en 1945 à Bucarest les poètes Gherasim Luca et Dolfi Trost mettaient
déjà en garde contre les déviations esthétiques de cette recherche :
" La transformation du surréalisme en courant artistique mettrait fin à son
développement théorique et il risquerait de partager le sort de tous les mouvements de
révolte…".
Cependant le mot surréaliste était alors loin d'être diffusé dans la presse, parmi
les médias qui l'emploient actuellement pour qualifier des événements, des situations un
peu déroutantes.
En effet, à cette même époque, au cours de mes études de philosophie, j'avais
discuté avec des étudiants des recherches d'André Breton sur un élargissement de la
conscience vers le surréel.
Puis un professeur de la Faculté des Lettres me proposa de préparer une thèse
sur le mouvement surréaliste.
Pour la soutenir, je devais la faire dactylographier et des amis remirent mon
manuscrit à une secrétaire qui travaillait pour eux.
Quelle ne fut pas ma surprise quand ils me le rapportèrent car elle refusa de
"taper" un texte aussi farfelu ! On était donc bien loin de la banalisation actuelle du mot:
surréaliste.
Je remercie très vivement Olivier Peyroux et tous ceux qui l'entourent de
m'avoir proposé de venir à Bucarest exposer ces itinéraires surréalistes qui
s'entrecroisent entre Paris et Bucarest pour, dans la lignée de Rimbaud, "changer la vie".
Comme l'a écrit Bernard Lecherbonnier dans son ouvrage Surréalisme et
Francophonie :
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"Le vent des Carpates a soufflé fort sur les cimes de la littérature française
contemporaine : Tristan Tzara, Eugène Ionesco.. Et quel vent ! Une bourrasque de
liberté.. qui renverse tout sur son passage…". (P. 57, Editions Publisud).
Selon Ionesco, qualifié de Dada roumain dans le titre d'un entretien publié dans
la Quinzaine littéraire (n° 217) en 1976, cet élan a eu pour précurseur, tout au début du
vingtième siècle, le poète roumain Urmuz et ceux qui l'entouraient alors en Roumanie :
J. Costine, M. Janco et Tristan Tzara.
Néanmoins c'est Tristan Tzara qui en 1915 inventa le mot Dada à Zurich pour
caractériser une révolte contre le social, la morale, l'art… Francis Picabia adhéra à son
mouvement et le fit connaître en France. Et l'année 1921 marqua la fin de Dada.
Au scandale, à la révolte succéda une recherche méthodique du Surréel. André
Breton, entouré de Louis Aragon, Paul Eluard, Philippe Soupault auxquels se joignirent
Jacques Baron, Robert Desnos, Max Ernst, Pierre de Massot, Max Morise, Pierre Unik,
Roger Vitrac, était le chef de ce mouvement surréaliste qui débuta par l'exploration de
l'inconscient.
La première démarche à entreprendre était donc la récupération de toutes ces
énergies méconnues, aussi selon André Breton, le Surréalisme, au point de vue
philosophique, repose-t-il "sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes
d'association négligées jusqu'à lui, à la toute puissance du rêve, au jeu désintéressé de la
pensée". L'abandon à l'automatisme permet une descente en soi-même vers le domaine
de désirs refoulés d'une part, de pressentiments de l'autre.
Ce fut le but poursuivi, sans relâche, par les surréalistes roumains. Nous
envisagerons leurs itinéraires dans "cet éclairage oblique" selon l'expression de Sarane
Alexandrian qui apprend au lecteur de son livre ce qu'il y a derrière et à côté…(Le
Surréalisme et le rêve, Gallimard 1975, P. 13).
Les surréalistes Roumains
Rappel chronologique
En 1928 à Bucarest la revue Unu fondée par Sascha Pana consacra tout un
numéro à Urmuz le précurseur dont les nouvelles s'inspirent de l'automatisme, du rêve et
sont dominées par un humour noir.
Les numéros de cette revue sont illustrés de dessins de Victor Brauner,
d'Hérold. En outre, elle fait connaître en Roumanie les publications d'André Breton,
d'Aragon, de Paul Eluard et de Desnos.
De 1930 à 1933, c'est dans la revue Alge que paraissent des poèmes d'Aurel
Baranga et de Paul Paun et le Roman d'amour de Gherasim Luca. En 1932 c'est
l'exposition de Pérahim de tableaux oniriques. Elle fut selon Marina Vanci "l'une l’une
des premières manifestations plastiques roumaines que l’on pouvait apparenter aux
recherches surréalistes européennes du même moment".
En outre depuis 1930 Victor Brauner séjournait à Paris et en tant qu'ami
d'Albert Giacometti, d'Yves Tanguy, fut présenté à André Breton qui apprécia tout
particulièrement ses tableaux. Il écrivit en 1934 la préface de la première exposition de
Brauner à Paris.
Brauner retourna ensuite en Roumanie, fit une exposition en 1935 à Bucarest et
diffusa les techniques des surréalistes de Paris notamment celle de "l'automatisme
psychique" découverte et pratiquée par André Breton et Philippe Soupault en 1921.
Aussi, selon Marina Vanci les recueils des poésies de Gellu Naum basés sur cette
technique sont-ils les premiers ouvrages surréalistes réalisés en Roumanie : en 1936 Le
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Voyageur incendiaire et en 1937 La Liberté de dormir sur un front. Ils furent illustrés
par Victor Brauner.
De 1935 à 1938 il devint très difficile pour ces poètes de publier. Victor
Brauner quitta la Roumanie en 1938 et Gellu Naum et Gherasim Luca vinrent à Paris de
1938 à 1939 où ils purent préciser leur position de surréalistes. Puis, avec les poètes
Paul Páun, Trost et Virgil Teodorescu, qui étaient aussi à Paris, ils retournèrent en
Roumanie. Brauner resta avec les surréalistes regroupés à Marseille autour d'André
Breton en 1940. Il participa alors à leur jeu de cartes dit de Marseille (p. 14). Puis André
Breton grâce à Varian Fry, un journaliste américain envoyé par un Comité de secours
pour les intellectuels pour les aider à s'embarquer pour les Etats Unis, put quitter
Marseille en 1941 avec d'autres surréalistes.
En Roumanie ce n'est qu'en 1945 que les publications surréalistes reprennent.
Néanmoins, c'est aux éditions de l'Oubli qu'est publié le profil navigable de Trost. Il y
distingue les images exprimant l'art de celles surgies d'un "hasard objectif" ou d'un
"surautomatisme".
Les surréalistes roumains se rappellent alors à ceux de France en leur envoyant
un message publié à Bucarest et intitulé : Dialectique de la Dialectique. Les poètes
Gherasim Luca et Trost y faisaient connaître "leurs recherches par quelques livres
théoriques, des recueils de poèmes et des expositions, recherches auxquelles ils avaient
abouti pendant leurs dernières années d'isolement".
Il est curieux de noter que, déjà, 25 ans après sa publication en 1970, Marina
Vanci souligne que la "Dialectique de la Dialectique" garde toute son actualité dans une
société où l'innovation plastique et poétique est devenue un divertissement, où toute
découverte a été transformée en produit de consommation, où les conquêtes de
l'imagination se muent en réclames publicitaires, où l'amour est trahi par ses
exploitants…". Comme l'écrivait en 1946 Victor Brauner dans une lettre adressée de
Paris à son ami le poète Gellu Naum, le surréalisme devenait "la seule fenêtre vivante
sur les mobiles libres et vrais".
Luca et Trost veulent conserver au surréalisme son caractère dynamique
d'élargissement de la réalité dynamique et de la conscience et s'élèvent contre ses
déviations.
Selon les surréalistes roumains les solutions pour la continuité du surréalisme
"se fondent sur le jeu permanent de la négation et de la négation de la négation appliqué
envers tout et envers tous".
Ce dynamisme d'une recherche incessante se manifeste dans les événements,
les coïncidences relevant du "hasard objectif" car, selon André Breton, elles se
rapportent à la réalisation d’un but qui était imprévisible. C'est lui que les techniques des
jeux, des collages provoquent afin d'en faire jaillir des synthèses qu'il faudra ensuite
rejeter pour en susciter d'autres.
Cette conception se rattache à la philosophie de Hegel dont se réclamait André
Breton. Loin de s'opposer à la réalité, la raison dialectique en épouse, en quelque sorte,
toutes les contradictions. Et ces contradictions ne sont qu'apparentes puisqu'elles se
résorbent dans le devenir dont chaque phase est uns synthèse provisoire jusqu'à la
synthèse des synthèses.
Repenser dans cette perspective l'hégélianisme (loin d'un idéalisme que les
surréalistes ne pouvaient que récuser à un moment donné) implique combien le
dynamisme de cette philosophie est proche de celui du mouvement surréaliste. Breton,
en effet, n'envisage pas - répétons-le - une évasion dans un monde idéal mais la vie dans
un univers où réel et surréel s'interpénètrent.
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C'est également dans l'hégélianisme que la dualité sujet-objet disparaît puisque
le sujet se trouve comme projeté dans les objets et dans les événements.
Et toujours dans cette même perspective, il est impossible de déduire
logiquement, comme on peut le faire dans la logique classique, l'action de l'idée. Il faut
d'abord se risquer à agir car l'action implique une sorte de rupture et ce n'est qu'après
que l'analyse peut en retrouver la raison.
En 1947 Brauner et le groupe surréaliste roumain participèrent à Paris à
l'exposition internationale du surréalisme. Au début du catalogue : Devant le rideau ,
André Breton rappelle dans une note des titres des critiques que souleva l'exposition de
1938. Par exemple : "Faillite du surréalisme". Elles lui permettent non seulement de
discerner dix ans après "le climat mental de 1938 mais encore de situer dans leur
véritable perspective - qui n'est, encore une fois, pas celle de l'art - tels aspects de sa
structure qui dans notre esprit répondaient au dessein de rendre très généralement
accessible le terrain d'agitation qui s'étend aux confins du poétique et du réel".
A la page suivante, André Breton ajoute : "Selon l'heureuse formule de nos
amis de Bucarest " la connaissance par la méconnaissance" demeure le plus grand mot
d'ordre surréaliste".
Cette déclaration se trouvait dans la communication du Groupe surréaliste
roumain signée Gherasim Luca, Gellu Naum, Paul Paun, Victor Teodorescu, Trost. Elle
s'intitulait Le sable nocturne, titre d'un jeu collectif qui se déroulait dans l'obscurité (p.
16 ).
A cette exposition de 1947 Brauner participa par une PROCLAMATION selon
laquelle : "Nous SOMMES AUX GRANDES NOCES CHIMIQUES DE LA SCIENCE
ET DE LA PENSEE. Saurais-tu quelle sera la Beauté ?".
Comme André Breton les surréalistes roumains avaient aussi étendu la réalité à
celle explorée par la microphysique. André Breton considère "qu'à un rationalisme
ouvert qui définit la position actuelle des savants ne pouvait manquer de correspondre
un réalisme ouvert ou surréalisme qui entraîne la ruine de l'édifice cartésien-kantien et
bouleverse de fond en comble la sensibilité".
Après 1940 Brauner rejoint les surréalistes roumains à Bucarest. Il retourne à
Paris en 1950 puis revint à Bucarest où il organise une exposition en 1955. En 1952
Gherasim Luca revient à Paris et publie en 1953 Héros limite d'où se dégagent ses
différences avec le surréalisme.
Plusieurs de ses livres ont été édités à Paris par Le Soleil Noir, par José Corti
avec des illustrations de Hérold et de Brauner.
En 1982 il participa à l'exposition sur le surréalisme organisée par les musées
de Marseille.
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A ce survol des interactions entre la France et la Roumanie, nous ajouterons les
très intéressantes recherches photographiques exécutées en Roumanie selon des
techniques comme la cubomanie de Gherasim Luca et celles de Théodore Brauner, le
cadet de son célèbre frère qu’Edouard Jaguer fait connaître dans son livre : Les Mystères
de la Chambre noire (Flamarion 1982 p. 160).
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DU SURREEL AU REEL
Avant de connaître les recherches de Freud, André Breton avait poursuivi des
études de médecine au début du vingtième siècle notamment sur la psychiatrie. En 1917,
il avait rencontré Louis Aragon à l'hôpital du Val de Grâce car lui aussi était inscrit à la
Faculté de Médecine.
Les Surréalistes connaissaient donc les travaux du Pr Charcot et du Dr P. Janet
sur l'hystérie qu'ils considéraient comme pathologique.
En ce qui concerne l'hystérie, dans le n° 11 de la quatrième année de la
Révolution Surréaliste du 15 mars 1925 (p. 20-22), A. Breton et L. Aragon ont célébré
son cinquantenaire en soutenant qu'elle "n'est pas un phénomène pathologique et peut à
tous égards être considérée comme un moyen suprême d'expression". Puis en 1928 parut
Nadja (livre d'André Breton) dans lequel il réaffirme qu'il n'y a pas de différence entre
les lois de l'activité mentale des "fous" et celle des hommes dits "normaux".
Cette réhabilitation du subconscient mena aussi à celle de l'art asilaire. Elle
s'appuie sur le livre d'un jeune médecin allemand : Hans Prinzhorn, paru en 1922, et
intitulé Bildenerei der Geisteskranken (expression de la folie). Cet ouvrage,
abondamment illustré, provoqua "un retentissement spectaculaire dans les cercles
artistiques d'avant garde de plusieurs métropoles" selon Lucienne Peiry.
C'est Max Ernst qui, depuis plusieurs années, explorait "les terrains vagues et
dangereux situés aux confins de la folie", qui, en 1922, "offre le livre de Prinzhorn à
Paul Eluard. Il passe notamment entre les mains de Jean Arp, de Sophie Tauber, de Jean
Dubuffet et d'André Breton et devient le livre de chevet de plusieurs créateurs".
En 1948, Dubuffet fonde, à Paris, une association dont un des membres était
André Breton qui lui avait signalé l'existence d'artistes singuliers dont il avait quelques
documents. Ce sera en 1976 que la collection de l'Art Brut sera centralisée dans un
musée à Lausanne.
En Roumanie Marina Vanci signale aussi que le directeur de la revue Unu
avait publié des écrits d’un « fou inspiré…qui l’avait découvert dans un hôpital
psychiatrique ».
En réhabilitant des êtres rejetés par la société et en allant jusqu'à considérer sur
un plan artistique certaines de leurs productions, les surréalistes avaient, encore, ouvert
une autre de ces portes "qui donnent sur l'infini".
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Poursuivant sa quête des capacités inconnues ou méconnues, André Breton
s'engagea sur une deuxième voie : celle des recherches psychiques. Il s'intéressa tout
particulièrement à la conception d'un "moi subliminal" de l'érudit anglais : Myers,
fondateur à la fin du XIXème siècle de la Société de Recherches Psychiques. Il fut le
premier qui a envisagé et expérimenté, pour établir une synthèse des données
subconscientes avec celles de la conscience.
Breton estime que : "Chronologiquement avant Freud… (et) en dépit de la
regrettable ignorance où beaucoup étaient (encore à son époque) de ses travaux, nous
sommes bien plus largement tributaires que nous ne le croyons généralement de ce que
William James, à très juste titre, a appelé la psychologie gothique de F.W. Myers qui,
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dans un monde entièrement nouveau, des plus passionnants, nous a valu par la suite les
admirables explorations de Th. Flournoy". Et Breton ajoute que "nous sommes
directement intéressés à la résolution de ce que le même W. James a pu appeler le
problème Myers (strictement psychologique), il s'agissait, il s'agit encore de déterminer
la constitution précise du subliminal".
Myers compare en effet le moi avec le spectre solaire : "Le moi subliminal
constitue la partie invisible de ce spectre. La partie visible de ce spectre correspond à la
personnalité consciente et à l'activité pratique.
"Entre des deux Moi "ou plutôt les deux fractions du grand Moi", il y a comme
un "diaphragme psychique" à travers lequel s'effectuent des échanges perpétuels dans la
vie normale". S'il est trop lâche, peuvent passer des éléments qui la perturbe et qui
peuvent provoquer une psychose.
Le subliminal n'est pas homogène, comme le montre cette comparaison avec le
spectre. Puissamment organisateur le moi subliminal forme des couches, des strates et
même des personnalités qui assimilent une foule d'éléments psychologiques isolés : d'où
les personnalités simultanées ou alternantes". André Breton en connaissait bien des
exemples dont certains, comme celui d'Hélène.
C'est le médecin et psychologue suisse Flournoy pour lequel fut créée une
chaire de psychologie à la Faculté des Sciences de Genève en 1891 qui écrivit le livre
Des Indes à la Planète Mars sur ce sujet exceptionnel : Catherine-Elise Muller,
vendeuse dans un magasin. Elle avait une trentaine d'années quand Flournoy commença
à étudier ses dons avec Auguste Lemaître, un autre professeur de l'Université de
Genève, en lui donnant le pseudonyme d'Hélène Smith.
Ce fut lors de séances expérimentales qui se déroulèrent chez le Pr Flournoy
que des changements de personnalité d'Hélène Smith se produisirent.
La multiplicité des dons d'Hélène Smith était si riche que l'on comprend qu'elle
ait retenu l'attention des surréalistes, et que, André Breton et Paul Eluard l'aient
considérée comme un de ces êtres qui, à l'instar de Nadja ouvre également une serrure
donnant sur l'infini !
On la retrouvera dessinée par Brauner dans une des cartes du jeu dit de
Marseille réalisé aléatoirement par les surréalistes en 1940.
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L'Automatisme Psychique
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Comment André Breton a-t-il découvert les ressources de cet automatisme ?
C'est alors qu'il se trouvait dans un état intermédiaire entre le rêve et la veille
qu'il fut, pour ainsi dire, mis en présence de l'écriture automatique. Des phrases se
formèrent dans son esprit et lui apparurent "comme des "éléments poétiques de premier
ordre". Elles rapportèrent une certitude exceptionnelle à l'esprit et les mots en furent
comme prononcés à la cantonade".
En particulier, dans le Premier Manifeste du Surréalisme, André Breton relate
qu'il fut frappé d'entendre, un soir avant de s'endormir, une phrase bizarre, nettement
articulée, sans rapport avec son activité de la veille "phrase, écrit-il, qui me parut
insistante, phrase, oserai-je dire, qui cognait à la vitre".
Ce sont de telles expériences personnelles qui lui suggérèrent de se mettre
volontairement dans un état réceptif et de noter, de surcroît, tout le déroulement
spontané de ses impressions.
Philippe Soupault et André Breton s'exercèrent ainsi à laisser parler leur
inconscient et, sous sa dictée, tous deux écrivirent séparément les chapitres de ce qui
devait s'intituler : Les Champs Magnétiques.
Relus ensemble ces chapitres s'interpénétrèrent si bien que, selon Marguerite
Bonnet, "il est particulièrement difficile de déceler la part qui revient à l'un ou à l'autre
des deux auteurs".
Ce qui semble particulièrement original ici, c'est qu'il y a écriture automatique
à deux. Les surréalistes, en effet, travaillent, écrivent ou expérimentent à plusieurs, en
groupe comme nous le verrons aussi dans leurs jeux.
Louis Aragon souligne non seulement l'intérêt de cette technique mais aussi
que ses résultats dépendent de la personnalité de ceux qui la pratiquent.
En outre il valorise cette technique par rapport à la routine : "L'homme qui
tient la plume ignore ce qu'il va écrire…et se sent étranger à ce qu'a pris par sa main une
vie dont il n'a pas le secret, de ce que par conséquent il lui semble qu'il a écrit n'importe
quoi, on aurait bien tort de conclure, que ce qui s'est formé ici, c'est vraiment n'importe
quoi. C'est quand vous rédigez une lettre pour dire quelque chose, par exemple, que
vous écrivez n'importe quoi…"
Aussi est-ce parce que les surréalistes sont des poètes et des peintres que cette
technique de l'automatisme psychique leur a permis de ramener de "là-bas" (l'expression
est de Rimbaud), des poèmes, des tableaux, alors qu'un individu quelconque n'en aurait
ramené que de l'informe.
Par rapport à la peinture les surréalistes roumains inventèrent de 1940 à 1948
des méthodes de réalisation de graphies colorées basées sur l'automatisme psychique.
Parmi celles citées par Sarane Alexandrian l'une s'intitule : le surautomatisme
des lignes et des couleurs. Des graphies produites par des gestes involontaires de la
main furent présentées par Gherasim Luca et Dolfi Trost à l'exposition surréaliste de
1945.
La vaporisation, inventée par Trost implique l'automatisme du souffle.
Une boule d'encre (assez peu fluide) ou de couleur fortement délayée, est
dispersée dans tous les sens à l'aide d'un vaporisateur actionné par le souffle.
L'automatisme psychique permet donc une récupération de ces énergies sousjacentes au conscient sans faire appel à la psychanalyse envers laquelle les surréalistes
roumains, comme André Breton, émettent des réserves.
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Le rêve et le réel
André Breton semble, pourtant, avoir été d'abord enclin à adopter les thèses
freudiennes, étant lui aussi, convaincu qu'il y a un dynamisme du passé vécu. Mais ce ne
sont pas seulement les souvenirs sexuels, mais tous les souvenirs qui se rattachent aux
actions de la vie. Il se montre donc très nuancé devant toutes ces explications du rêve
auxquelles, comme les surréalistes roumains, il reproche de ne pas avoir souligné son
rôle dans la vie.
C'est aux alentours de 1920 et surtout dans la Révolution Surréaliste, à partir
de 1924, qu'André Breton et les surréalistes réhabilitent le rêve en tant qu'activité égale,
c'est-à-dire ni inférieure, ni supérieure à celle de la veille. Ceux-ci se refusent donc à
tout jugement de valeur discriminatoire à l'égard de la vie onirique.
L'homme désormais ne devra plus être un "dormeur honteux" aussi les récits
de rêves doivent être analysés sans restriction, voire publiés par le rêveur. Ils doivent
être de plus, objectivement discutés dans leur interprétation avec tout autre membre du
groupe, ou avec le groupe entier si possible.
Breton en arrive à cette conclusion : il n'y a pas de coupure entre le rêve et le
veille d'où le titre de son livre : Les Vases communicants.
"Je ne vois, écrit-il, ni avantage théorique, ni avantage pratique à supposer
quotidiennement l'interruption et la reprise de courant qui nécessiterait entre temps
l'admission d'un repos complet et de son seuil à franchir, on ne sait comment, dans les
deux sens.
Il déplore cette séparation que fait Freud d'une réalité "psychique", mentale, et
d'une réalité de la vie concrète que l'on rencontre pendant la veille. Pour lui, dans
l'existence de chacun de nous, le rêve a autant d'importance que la veille.
André Breton s'étonne d'ailleurs que le rêve ait été soit exalté, soit méprisé
mais rarement considéré sur un plan normal.
Pour mieux défendre son point de vue, il multiplie les arguments.
- D'abord, les sensations éprouvées en rêve sont tout aussi "réelles" que celles
de la veille. Se pincer pour voir si on ne rêve pas est selon Breton un faux critère de la
réalité.
Cette intrication fréquente des images du rêve avec celle de la vie éveillée a
été, en particulier, utilisée par les peintres surréalistes. Et ils introduisent dans leurs
représentations de la réalité, vue par leurs regards quotidiens, des éléments imaginés
dans le rêve.
Ainsi Salvador Dali explique que "le jour nous cherchons inconsciemment les
images perdues des rêves, et c'est pourquoi, quand nous trouvons une image de rêve,
nous croyons déjà la reconnaître et nous disons que seulement la voir nous fait rêver".
Plusieurs titres de ses tableaux rappellent cette interférence comme : Le rêve pose sa
main sur l'épaule d'un homme.
- Si enfin sensations et images débordent du rêve dans la veille,
réciproquement la pensée normale déborde dans la vie onirique. Ainsi grâce au rêve, des
situations difficiles, dans lesquelles la vie nous engage, peuvent revêtir un autre aspect
et parvenir à être surmontées. "Ce n'est sans doute pas dans un autre sens, selon Breton,
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qu'il faut entendre que "la nuit porte conseil" (et l'on peut envisager que ce n'était pas
par pure extravagance) que les anciens faisaient interpréter leurs rêves.
On en arrive à une conception dialectique selon laquelle "les notions de cause
et d'effet se concentrent et s'entrelacent dans celle de l'interdépendance universelle au
sein de laquelle la cause et l'effet ne cessent de changer de place", écrit Breton citant
Engels.
- Les catégories de l'espace et du temps sont-elles aussi bien respectées dans
le rêve que celle de causalité ?
Certes si dans le rêve s'opère ce que Breton appelle un travail de condensation,
c'est-à-dire un résumé, souvent dramatique, des situations qui se sont développées plus
lentement dans la vie, cependant elles se situent dans des limites spatio-temporelles. Il
se confirme, là encore, que rêver n'est pas une évasion comme le prétendent certains
idéalistes.
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En Roumanie les surréalistes qui reprochent à la psychanalyse son but utilitaire
vont jusqu'à supprimer l'interprétation des rêves par des désirs refoulés. Trost qui,
rappelons-le, avait fait des études en ce domaine, remplace l'analyse des rêves par le
"hasard objectif". Pour ce faire, il ouvre un livre avec un couteau et la phrase qui lui
"tombe sous les yeux" donnera l'interprétation des images oniriques".
Les rêves dirigés
Considérant le rôle capital du rêve dans la vie, Breton envisage lui aussi qu'on
pourrait provoquer des rêves expérimentalement. "Le fait réel qui est une résultante,
gagnerait en solidité à ce que l'une de ces principales composantes fut ainsi, dans la plus
large mesure, déterminée a priori et donnée". On pourrait alors étudier méthodiquement
des rêves provoqués, par exemple par des sensations du goût éprouvées avant et même
pendant le sommeil. André Breton se réfère à l'ouvrage d'Hervey Saint-Denis : Les
Rêves et les Moyens de les diriger - Observations pratiques.
Trost étudia aussi les rêves provoqués par des sensations d'un parfum, le
contact d'un gant sur la main, d'un bandeau sur les yeux du dormeur dans Le Plaisir de
rêver (1947). Selon lui le rêve n'est pas un reflet de la réalité, "c'est la réalité même, telle
qu'elle serait sans la censure de l'activité diurne". Les images du rêve sont "l'expression
directe de l'inconscient qui tend à devenir conscient courant à la rencontre du conscient
qui lui, délesté du refoulement, tend à devenir inconscient".
Cette "technique" s'inscrit, selon Breton "en bonne place parmi les conquêtes
poétiques du dernier siècle, "non loin de celles qui illustrèrent, sous la responsabilité de
Rimbaud, l'application du principe de la nécessité pour le poète de provoquer le parfait,
le raisonné "dérèglement" de ses propres sens".
C'est en effet le surréalisme qui ouvre les portes du rêves à tous ceux pour qui
la nuit est avare.
Le rêve est la pilule merveilleuse, la drogue n'étant qu'un piètre succédané pour
ceux qui ne savent pas rêver. Il est une "porte entrouverte au-delà de laquelle il n'y a
qu'un pas à faire pour, au sortir de la maison vacillante des poètes, se retrouver de plainpied dans la vie".
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Le "survenir"
Enfin, un peu partout, dans les œuvres de Breton, surgissent des
"coïncidences"stupéfiantes dont beaucoup certainement impliquent des prémonitions.
Ainsi dans un de ses poèmes Tournesol il décrit dès 1923, toutes les
circonstances dans lesquelles il devait, douze ans plus tard, rencontrer celle qui devait
devenir sa seconde femme : l'héroïne de l'Amour fou.
Dans ce livre, il se plaît à reprendre divers détails de son poème, en forçant
quelque peu l'interprétation, mais d'une façon plausible, pour les confronter avec le réel
qui survint longtemps après.
En particulier dans son « Discours aux étudiants français de l'Université de
Yale » en 1942 intitulé The Situation of Surréalisme Between The Two Wars, Breton
rappelle que Chirico, par un acte de divination avait fait un portrait d'Apollinaire en
1915 sur "lequel est nettement tracé le disque de cuir recouvrant la cicatrice de la
trépanation au-dessus de l'œil qu'Apollinaire dut subir deux ans plus tard au cours de la
première guerre mondiale".
C'est surtout la "Communication" du Dr Mabille intitulée "l'œil du peintre"
parue dans la revue Minotaure (revue surréaliste), en 1939, qui suscita les réflexions
d'André Breton sur l'anticipation du futur.
Dans la revue Médium, en 1955, André Breton se demande s'il y a bien un
Pont Suspendu entre le Présent et l'Avenir. Pour ce faire, il prend pour exemples les
tableaux peints par Brauner, avant l'accident qui le rendit borgne.
Mabille et Brauner avaient été témoins d'une violente altercation entre deux
surréalistes. Voulant s'interposer entre eux, Brauner reçut dans l'œil gauche un verre
"lancé à toute volée" qui le lui arracha et le rendit borgne. Or de 1931 à 1938 plusieurs
de ses tableaux et dessins avaient représenté des "actes d'éborgnement". Brauner avait
même peint "son autoportrait avec un œil énucléé". Comme l'écrit Sarane Alexandrian,
"Ce rêveur éveillé découvrit qu'il avait prédit son destin, il se persuada alors qu'il était
moins peintre que voyant, et que sa peinture avait une valeur magique".
André Breton en quête d'une intégration des phénomènes inexplicables dans
une surréalité recherchait cependant une autre hypothèse. Depuis 1938 "rien, écrit-il,
n'avait été signalé qui, dans les rapports de la création artistique et de la vie fasse
intervenir une autre dimension inconnue".Cependant en 1948 le livre de John Dunne :
Le temps et le rêve fut traduit (Ed. du Seuil). Breton s'y réfère explicitement dans son
article : Le Pont Suspendu.
C'est depuis 1927 que John Dunne, ingénieur et officier anglais, passionné
d'aviation, a exposé dans ses ouvrages ses analyses et observations sur les rêves
prémonitoires et développé la théorie d'une pluralité infinie de dimensions temporelles.
Il crut y découvrir la raison des interactions possibles entre le passé, le présent et le
futur. Ainsi le sujet concerné peut apercevoir son avenir de la même façon qu'un lecteur
pressé juge d'un livre en le feuilletant rapidement et en ne retenant que les titres de
quelques chapitres.
Dunne n'est pas un philosophe mais un analyste de ses propres expériences
oniriques à partir des quelles il a édifié sa théorie de l’effet -futur-influençant-le-présent.
10
En d'autres termes, il faut admettre une sorte de ligne du temps (temps 1) le
long de laquelle nous pouvons nous déplacer mentalement par l'entremise d'un temps 2 temps mouvant - même en rêve, puisque nous l'estimons, selon les circonstances, long
ou court. Puis nous passons de l'ensemble de ces deux temps à un troisième temps qui
est le survol conscient des temps 1 et 2, puis à un quatrième, etc., ce qui rend le temps
"sériel".
Ces mêmes schémas temporels peuvent être appliqués aux tableaux
prémonitoires de Brauner - prémonitoires dans le temps 2. Comme il ne s'est pas placé
dans le temps 3 il n'a pu éviter l'accident lorsque la situation dont il avait peint les
conséquences s'est réalisée. Leur souvenir, à l'instant de la dispute (qui devait lui faire
perdre un œil) aurait, peut-être, modifié son comportement et l'accident ne se serait pas
produit.
Cette hypothèse permet donc de se représenter :
- la prémonition qui se réalise,
- la possibilité pour un observateur super-conscient, capable d'effectuer la
synthèse rêve-réalité, d'intervenir dans le futur lorsqu'il devient réel (vécu) en modifiant
son comportement au cours des événements anticipés par le rêve, à la limite par un
poème, un tableau prémonitoire.
Sur le plan philosophique la prémonition implique certainement le
déterminisme des événements. Mais leur prise de conscience, dans la ligne du temps 3
est libératrice. On comprend que Breton ait pu se référer à la théorie du temps sériel de
Dunne pour admettre l'hypothèse de la prémonition incluse dans les tableaux de
Brauner.
En effet cette conception montre d'abord :
- que la prémonition est, non pas une faculté extraordinaire réservée à des
médiums, mais qu'elle se trouve en tout être humain;
- puis, que la notation des rêves étend le champ mental par l'accès non
seulement au temps 2 (futur) mais au temps 3, ce qui est bien l'objectif de Breton d'une
récupération par la conscience de possibilités humaines latentes;
- enfin, sur le plan pratique, il semble que non seulement la vie des rêves
permet de résoudre des conflits de la vie de veille mais que, si on va plus loin avec
Dunne, elle peut induire l'intervention dans le cours d'événements prévus et déterminés
d'autres réactions humaines possibles.
L'action pleinement consciente et libre est alors la résultante, la synthèse, de la
réalité et de la prémonition.
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Les objets oniriques
Enfin, pour concrétiser cette intervention du rêve dans la vie, Breton préconise,
de surcroît, la fabrication d'objets, réalisant des désirs refoulés.
Salvador Dali, lui aussi, considère que des méthodes actives peuvent être
utilisées pour réaliser matériellement ce monde délirant de l'irrationalité concrète.
Il définit l'objet surréaliste : "Objet qui se prête à un minimum de
fonctionnement mécanique et qui est basé sur les phantasmes et représentations
susceptibles d'être provoqués par la réalisation d'actes inconscients". Ces objets
extérioriseront les rêves et feront la jonction entre le monde onirique et le monde de la
veille, car, ne l'oublions pas, Breton et les surréalistes tendent toujours à récupérer le
dynamisme de l'être et à l'intégrer à la vie.
Ainsi, Luca donne des exemples dans Le Vampire passif (1945) d'objets ayant
une signification inconsciente sans rapport avec leur usage comme "une étoile de mer
attachée à une cuillère". Cependant il lui est arrivé de constater que des objets en bronze
qu'il venait de terminer se sont trouvés avoir des analogies avec un tremblement de terre
qui se produisit le soir même. Il constata d'une façon plus personnelle qu'un échange
d'objets avec une jeune femme avec laquelle il avait eu, sans obstacles, des rapports
exaltants s'accompagna de leur rupture.
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Les objets "trouvés", comme par hasard, peuvent aussi s'insérer dans le cours
d'une existence.
C'est encore Breton qui nous relate dans l'Amour fou que, lors d'une
promenade avec Giacometti au "marché aux puces", ce dernier, après quelque hésitation,
achète "un demi-masque de métal frappant de rigidité en même temps que de force
d'adaptation à une nécessité de nous inconnue". Un peu plus loin, Breton fait l'emplette
d'"une grande cuillère en bois, d'exécution paysanne, mais assez belle… dont le manche,
lorsqu'elle reposait sur sa partie convexe, s'élève de la hauteur d'un petit soulier faisant
corps avec elle".
Les deux promeneurs vont découvrir par la suite que le demi-masque se trouve
parfaitement convenir à la terminaison d'une statue de Giacometti, une statue de femme,
demeurée inachevée, au grand regret d'André Breton.
De même, la cuillère en bois semble se présenter à Breton comme un objet
correspondant à des mots entendus à son réveil : "le cendrier Cendrillon". Il avait en
effet souhaité d'obtenir de Giacometti de modeler pour lui une petite pantoufle évoquant
le mot cendrillon et qui lui servirait de cendrier. Giacometti ne lui ayant pas sculpté cet
objet "onirique", il avait l'impression d'un manque, bien que depuis longtemps il eut
cessé de lui demander.
Or ce n'était pas une pantoufle mais une cuillère de forme étrange que Breton
avait trouvée mais qui avait la forme d'un soulier-talon. Placée sur une étagère la
pantoufle prenait "un vague air de se déplacer par ses propres moyens. Ce déplacement
devenait synchrone de la citrouille-carrosse du conte".
Ainsi la trouvaille joue le même rôle que le rêve, elle libère l'individu de
scrupules affectifs paralysants, le réconforte et lui fait comprendre que l'obstacle qu'il
pouvait croire insurmontable est franchi.
12
En outre deux individus qui marchent l'un près de l'autre avant "des
préoccupations communes typiques…" constituent, affirme Breton, "une seule machine
à influence amorcée".
La trouvaille a un rôle de catalyseur qui équilibre soudainement "deux niveaux
de réflexion très différents à la façon de ces brusques condensations atmosphériques
dont l'effet est de rendre conductrices des régions qui ne l'étaient point et de produire des
éclairs".
CONSCIENT ET INCONSCIENT
Les jeux surréalistes
Le surréel peut donc être provoqué non seulement par des phénomènes
spontanés : automatisme psychique, rêves, etc.. mais par des techniques de groupes.
Par un procédé analogue à celui du jeu dit "des petits papiers", par exemple :
Louis Aragon, Antonin Artaud, André Breton, Max Morise, Marcel Noll, Benjamin
Péret… réunis autour d'une table se passent successivement un papier que chacun plie
soigneusement après y avoir écrit : l'un, un substantif; l'autre, un adjectif le qualifiant;
un troisième, le verbe; le quatrième, un complément d'objet et enfin, le dernier, un autre
adjectif.
Puis on déplie le papier et, comme la première phrase obtenue était : "Le
cadavre exquis boira le vin nouveau", ses premiers mots qualifièrent toutes les autres
surgies de ces jeux.
Voici un exemple d'un de ces cadavres exquis : "La colombe des branches
contamine la pierre lamartinienne".
Paul Eluard décrit l'animation, la transe légère qui envahit le groupe absorbé
par ce jeu : "C'était à qui trouverait plus de charme, plus d'unité, plus d'audace à cette
poésie déterminée collectivement. Plus aucun souci, plus aucun souvenir de la misère,
de l'ennui, de l'habitude. Nous jouions avec les images et il n'y avait pas de perdants".
Selon une méthode analogue les surréalistes exécutent des dessins à plusieurs.
Par exemple on peut découvrir des personnages dont la tête, le tronc, les jambes, se
juxtaposent.
Un de ces "cadavre exquis" désigne même des chemins vers la connaissance
par un poteau indicateur à triple direction : le possible, l'improbable, une flèche, axés sur
un axe vertical indique le certain. Ce dernier s'élève au-dessus d'une grande enveloppe à
cinq gros cachets qui, elle-même, se trouve sur une sorte de récipient transparent mais
dont la parie inférieure, plongée dans l'eau, est traversée par une chaîne. A cette chaîne
est attachée une ancre enfoncée dans un sol marin au-dessus duquel nagent des poissons.
Tous ces éléments se juxtaposent fort bien, quoique d'une façon inattendue.
Les phrases, les dessins ainsi constitués impliquent donc des analogies assez
déroutantes mais finalement significatives.
Mais Breton ne tient pas ces jeux pour de simples récréations. Il considère, au
contraire, que leur portée est de faire surgir une curieuse possibilité de la pensée : la
"mise en commun" de connaissances par tous les membres d'un groupe.
13
Le jeu de Marseille
Le peintre J. Hérold raconte dans un entretien avec J.C. Lambert comment fut
élaboré et réalisé à Marseille à la fin de 1940 un jeu de cartes dont les symboles
habituels cœur, carreau furent remplacés par d'autres choisis puis dessinés par des
surréalistes qui s'étaient retrouvés en cette ville.
"C'est ainsi, dit Hérold, que nous avons pris comme familles : l'Amour, avec sa
flamme pour emblème, le Rêve, avec une étoile noire, la Révolution, avec une roue
sanglante et la Connaissance, avec une serrure".
La figure du Roi fut remplacée par celle du Génie, celle de la Dame par la
Sirène, celle du Valet par le Mage.
Les titrer et les représenter par des personnages de notre monde fut le plus
difficile. Pour la famille Amour furent choisis Baudelaire, la Religieuse portugaise et
Novalis; pour celle du Rêve : Lautréamont, Alice et Freud.
Les personnages de la famille Révolution furent : Sade, Lamiel, Pancho Villa.
Enfin celle de la Connaissance fut représentée par Hegel, Hélène Smith et Paracelse.
"Quant au joker, c'était…. Ubu, tel qu'il a été dessiné par Jarry".
Les figures à dessiner par chaque participant furent désignées par le sort.
Chacun d'eux eut à tirer deux papiers parmi ceux mélangés dans un chapeau. Il y eut, dit
J. Hérold à J.C. Lambert, comme une sorte de prédestination qui fit, par exemple, que
Brauner dont le "monde était celui des médiums" eut à dessiner Hegel et Hélène Smith;
et que, "Breton, lui a tiré Paracelse et il a dessiné la serrure de la Connaissance. N'est-ce
pas curieux ?"
Le Jeu du Sable nocturne
Des jeux collectifs furent inventés par des surréalistes roumains. Ils avaient
pour but de réagir contre le mouvement surréaliste qui en France risquait "de devenir
esthétique alors qu'il se veut une méthode d'action".
Le jeu du Sable nocturne consistait "à entrer dans une chambre obscure, où
avaient été disséminés des objets, et après avoir mis la main à tâtons sur l'un d'eux, à le
décrire en état de surautomatisme".
Rappelons que le groupe roumain invité par André Breton à l'exposition
surréaliste de 1947 à Paris, avait intitulé leur communication : Le sable nocturne (p.4).
Elle se termine par la "Description surautomatique de 16 objets rencontrés
dans l'obscurité". Citons , par exemple :
- Immense cristal, impulsivement parfumé, sur le visage d'une plume.
- Rayons d'obscurité suspendus par la simplicité des petites dimensions.
- Neige adhésive, inutilement coloriée par le vent.
Cette technique devenait cependant chez les poètes, "un moyen d'exalter les
"pouvoirs de surcompensation poétique de leur moi".
Les collages
Cette propension à intriquer subjectif et objectif est conforme à l'évolution du
Surréalisme qui cherche à enrichir cette réalité dont il s'était d'abord détourné.
14
Les Surréalistes adoptèrent donc le procédé cubiste du "collage", afin de se
rapprocher encore davantage de cette synthèse du subjectif et de l'objectif. Grâce à
l'emploi de figures toutes faites "à chaque seconde, écrit Max Morise, il était permis au
peintre de prendre un cliché cinématographique de sa pensée". Par ce nouveau langage il
peut aussi vite que le poète exprimer son dynamisme intérieur.
Cette tendance se rencontrait déjà chez Picasso qui versait du sable ou collait
du papier sur ses tableaux.
L'art doit être si peu assujetti aux moyens d'expression, que Picabia considère
que la beauté peut naître de la réunion des matériaux les plus inattendus. Ainsi dans une
de ses toiles représentant une villa du Midi, des confetti en guise de fleurs parsèment
une pelouse sur laquelle s'élancent des arbres dont le tronc est constitué de macaronis, et
les feuilles de plumes.
En Roumanie, en 1951, Gherasim Luca et Mirabelle Dors firent des tableaux
représentant des assemblages de bois et de sable ou des éléments de métal et de verre
qui s'entrecroisaient.
Selon Max Ernst, la plus noble conquête ici serait l'irrationnel et dans ses
collages "il s'efforce d'établir entre les êtres et les choses considérées comme données, à
la faveur de l'image d'autres rapports que ceux qui s'établissent communément et du
reste provisoirement".
Les transformations photographiques
Nulle "documentation exhaustive n'a encore été réunie pour illustrer, dans tous
les sens du mot, la rencontre du surréalisme et de la photographie. Pourtant, l'intérêt que
le mouvement surréaliste a, dès sa naissance, manifesté pour ce moyen d'expression
"absolument moderne" qu'est la photographie, s'est traduit par des dizaines
d'expériences, menées par bon nombre de ses créateurs.
Mais les seules monographies existantes consacrées à un photographe
surréaliste concernent l'œuvre de Man Ray, d'une importance certes capitale, mais qui ne
peut vraiment être appréciée à sa juste valeur d'exemple que replacée dans le champ de
la photographie surréaliste considérée dans sa totalité"comme l'écrit Edouard Jaguer
dans son ouvrage : Les Mystères de la Chambre Noire - le surréalisme et la
photographie (Flammarion 1982).
Cet ouvrage comporte des photogrammes des Etats Unis, du Japon, de
l'Europe.. On y retrouve donc ceux réalisés par les surréalistes roumains.
Avant de les indiquer, d'après le livre d'Edouard Jaguer, nous citerons une
seule photo intitulée : Modification par Gellu Naum, l'un des principaux représentants
du surréalisme en Roumanie.
Une « modification »
La photo réalisée par Gellu Naum en 1965 paraît classique. Elle le représente à
côté de son père : Andreï Naum (sur la gauche de la photo).
Néanmoins une telle photographie était irréalisable car Andreï Naum était
"tombé sur le front roumain pendant la guerre 1914-1918". Sur la photo il avait 35 ans,
Gellu Naum environ 45 ans.
15
Bien qu'Andreï Naum était un poète il semblait avoir été oublié mais soudain
en 1965 de nombreux articles avaient paru sur lui, sur ses poèmes. Son fils Gellu Naum
se sentit obligé de concrétiser ses souvenirs en le représentant avec lui sur une
photographie réunissant deux périodes différentes du temps: le passé et le présent.
Pour ce faire, il retrouva une photo de son père debout à côté de son cousin. Il
n’eut qu’à coller sa propre photo sur celle du cousin de son père pour réaliser cette
« modification ».
Selon Edouard Jaguer il n'y eut "nulle motivation esthétique donc, dans cette
intervention ni même "antiesthétique" comme dans les diverses entreprises de ses amis
Trost et Luca" que nous indiquerons après celle de Théodore Brauner.
Techniques de surréalistes roumains
Rappelons (p. 4) que Victor Brauner avait un frère cadet : Théodore. "En
liaison dès 1931 avec le groupe Alge de Bucarest (Gherasim Luca, Paul Paun, D. Trost,
Jules Perahim), Théodore Brauner entreprend en 1934 ses premiers essais de
photographie sans appareil. Il ne s'agit pas de photogrammes à proprement parler,
puisque pour créer ces images Théodore Brauner se passe non seulement d'appareil,
mais aussi de chambre noire. Ses "solarfixes" sont ainsi nommés parce qu'il les réalise à
la lumière solaire, poussant ainsi un peu plus loin encore le processus de
"déconstruction" de la photographie traditionnelle".
Il quitte la Roumanie en 1942 pour Chypre et en 1955 à Jérusalem il expose
ses jeux de formes et de lumière.
C'est ensuite à Paris qu'il photographia des objets qu'il appela des masques car
ressemblant à des visages. De telles photos relèvent, selon Edouard Jaguer, "du regard
surréaliste" qui fait fi de toutes les contradictions et de toutes les analyses.
Une quarantaine d'années après, il "commence à expérimenter les possibilités
d'obtenir des images avec une photocopieuse : rendez-vous de l'autre côté du miroir,
cette fois avec lui-même, ou plus exactement avec une multitude de doubles de luimême, projetés à sa rencontre par le simple jeu d'un éclairage dont il n'était pas le
maître.
Poser sa tête sur la dure platine de l'appareil comme sur un mol oreiller, et
laisser dès lors, le temps d'un simple déclic, la photocopieuse vous rêver tel que vous ne
vous êtes jamais vu. Passer ainsi "derrière son double"…. telle est la gageure tenue par
Théodore, jusqu'à ne pas se reconnaître dans les images obtenues".
Le merveilleux s'insère alors dans le fonctionnement d'une machine utilitaire
conçue pour faire des doubles de papiers administratifs : quittance, feuille d'impôts, etc.
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La cubomanie
Pour rendre « le connu méconnaissable » Gherasim Luca inventa le procédé de
la « cubomanie ». Elle consista d’abord à choisir les images représentant par des
gravures, des photographies des aspects de la vie courante : « trois chaises, deux
chapeaux, quelques pierres et parapluie, plusieurs arbres, trois femmes nues et cinq très
bien très bien habillées, soixante femmes…. etc. » 1.. Ensuite, écrit-il : coupez tout en
petits morceaux (par exemple 6/6 cm) et mélangez les biens… Reconstituez les bien
« d’après les lois du hasard ou de votre caprice et vous obtiendrez un paysage, un objet
ou une très belle femme inconnus ou reconnus, la femme et le paysage de vos désirs ».
Selon Edouard Jaguer « ce qui est le plus égarant, au-delà de cette redistribution
arbitraire, c'est l'impression que la nouvelle image qui tend désespérément à reconquérir
son identité première - non sans laisser s'échapper les lambeaux secrets d'imaginaire
qu'elle cachait »
Ainsi des photographies, fidèles reproductions d'objets ordinaires par leur
ordre imprévu ou leur transformation rejettent l'esprit vers la subjectivité.
Ces redistributions des données du réel, ces cubomanies, furent exposées en
1945 à Bucarest. Dans le livre intitulé Le vampire passif (Pouvoirs latents) - éditions de
l'Oubli - le rôle de la photographie est particulièrement important. Selon E. Jaguer, elle
est « indispensable à la trajectoire même d'une aventure où le conscient (au demeurant
formulé de la manière la plus sobre et la plus stricte) n'a de sens et de réalité que par
rapport à un inconscient dont il est l'épiderme. Le rapport, entre le texte, le récit puisque
c'en est un, et les photos qui jalonnent ce livre est de même nature : comme peau et
chair ».
En 1986 Gherasim Luca participa à Marseille à l'exposition sur le surréalisme
intitulée : la Planète affolée. Dans le catalogue est représentée la couverture d'un de ses
livres : Le Vampire passif sur laquelle on peut voir un objet imaginaire posé sur une
cubomanie. On peut y lire aussi des extraits de : Dialectique de la dialectique et des
catalogues des expositions de 1945 et 1946 à Bucarest. Ils s'intitulent : Présentation de
graphies colorées, de cubomanies et d'objets par Gherasim Luca et Trost; et des extraits
de textes (Edit. de l'Infra noir) écrit par eux et Paul Paun.
Ce procédé de destruction et de recomposition de photos déchirées s'accorde
avec la "négation de la négation" qui caractérise la dynamique surréaliste roumaine (p.3)
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Toutes ces recherches et ces expériences sur les données du psychisme
demeurées inconscientes soulignent que le but des surréalistes est extra-littéraire. Il ne
vise à rien moins qu'à libérer l'homme des contraintes d'une civilisation trop utilitaire.
- Et qu'on y prenne garde ce but est loin d'être irréalisable si l'on ne commet
pas l'erreur d'interprétation qui semble avoir été faite par certains qui croient, à tort, que
le surréalisme débouche dans un monde autre, un monde invisible qui serait par delà ou
au-delà de l'univers visible.
- Une autre erreur d'interprétation, notamment par rapport aux expositions des
tableaux de surréalistes peut aussi se produire : celle de considérer seulement le
1
Dans le livre intitulé le vampire passif (pouvoirs latents), éditions de l’Oubli.
17
surréalisme comme un support à toute une révolution esthétique. C'est, souvent, dans cet
aspect restreint qu'on le limite et qu'à ce propos on décoche la plupart des flèches contre
lui.
Rappelons donc la définition du surréalisme publié dans le Manifeste d'André
Breton en 1924 : "Automatisme psychique par lequel on se propose d'exprimer, soit
verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la
pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors
de toute préoccupation esthétique ou morale".
Les surréalistes considèrent que des analogies, des correspondances
fondamentales sont encore à découvrir. De là leur appel à l'intuition, à l'inspiration, au
rêve, qu'ils explorent :
- d'abord, selon leurs expression spontanées;
- puis par des techniques pour les provoquer : jeux collectifs, collages,
photographies transformées, etc..
- enfin André Breton continua ses recherches sur l'élargissement du réel
comme les expressions des arts primitifs : masques, totems, etc..
En 1957 dans son livre l'Art Magique, il publie une enquête sur les rapports de
l'art, de la magie et du réel à laquelle participèrent de nombreuses personnalités dont
Stéphane Lupasco.
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Les convergences entre surréalistes roumains et français font ressortir
l'importance du surréalisme en tant que mouvement, soulignons-le encore, pour
"changer la vie". Souhaitons donc qu'elles susciteront de nouvelles recherches.
Cependant comme l'avait écrit André Breton dans l'Amour fou en 1937 :
"La plus grande faiblesse de la pensée contemporaine… paraît résider dans la
surestimation extravagante du connu par rapport à ce qui reste à connaître".
-----------------------------------------------------------------------------REFERENCES
- Sarane Alexandrian. Le surréalisme et le rêve (Editions Gallimard 1974).
- Yvonne Duplessis. Le surréalisme - Presses Universitaires de France.
(Collection : Que sais-je ?). 18ème édition 2002.
L'aspect expérimental du surréalisme (J.M.G. Edition). Agnières (80290)
Surréalisme et paranormal. 2ème édition 2002.
- Edouard Jaguer. Les mystères de la chambre noire. Le surréalisme et la
photographie (Editions Flammarion, 1982).
- Bernard Lecherbonnier. Surréalisme et francophonie (Editions Publisud
1992).
° ° ° ° ° ° °
- Opus international, n° 19-20 (Editions Georges Fall, Octobre 1970) :
- J.C. Lambert avec J. Hérold. Le jeu de Marseille. P. 65-68.
- Marina Vanci. "…44° de Latitude Nord et 26° de Longitude Est…".P.108109.
- Gellu Naum. Hommage (1942). P. 110.
18
Yvonne DUPLESSIS
Docteur ès lettres de l'Université
Thèse sur le Surréalisme
Publications
- Le surréalisme. Ed. Presses Universitaires de France (P.U.F.)
Collection Que sais-je ? - 18ème édition 2002 Paris.
Traduction en 10 langues.
- L'aspect expérimental du surréalisme. Ed. J.M.G. 1998. Agnières (80290).
- Surréalisme et paranormal. 2ème édition. 2002.
19