Otsuka Art Museum, ou l`esthétique du virtuel dans la

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Otsuka Art Museum, ou l`esthétique du virtuel dans la
Otsuka Art Museum, ou l’esthétique du
virtuel dans la circularité de l’espace mondialisé
François Séguret *
École d’architecture de Paris (« La Villette ») 1 & Laboratoire d’anthropologie
des institutions et des organisations sociales (LAIOS, CNRS)
L’Otsuka Art Museum contient la reproduction de 1 074 œuvres
de l’art occidental depuis l’Antiquité à nos jours, le tout à
l’échelle 1. Prouesse technique inégalée, naïveté radicale, ironie
sublime font exploser le sentiment d’appartenance à une homogénéité de la culture. La singularité de l’art, déjà annulée par
l’exercice de la médiatisation représentationnelle (tout montrer,
tout voir) en est même spoliée de son héritage de puissance
symbolique.
« Ce qui est apparence n’existe pas et ne devient visible
qu’en devenant apparent. »
Sören Kierkegaard, Le journal du séducteur
L’Otsuka Art Museum est un bâtiment de 50 000 m2, dont 30 000 m2 de
galeries exposent les reproductions de 1074 œuvres de l’art occidental
réparties dans 170 musées de 26 pays ; monument à demi-souterrain,
prolongé par des superstructures de type néo-classique, situé à Naruto,
sur une colline près de la mer, dans l’île de Shikoku, au Japon. Son coût
de 400 millions de dollars a été financé par le géant pharmaceutique
Otsuka Seiyaku. Il a été inauguré au début de 1998 et constitue la fierté
de son concepteur, Masahito Otsuka.
Ce Musée est une pure agression au concept heideggerien de l’œuvre
d’art comme vérité de l’étant et renvoie plutôt au schéma intégral du
concept freudien de l’inquiétante étrangeté (Unheimlichkeit).
L’accès à l’Otsuka Art Museum est déjà l’étrange signal de ce qui nous
guette. Entrée en arc de cercle creusée dans la falaise et gardiens style
“Alpha Ville” à la porte. Aspirés dans un espace en forme de bunker, il
nous est impossible d’entrer là dans l’indifférence. Il n’y a déjà plus
*
1
[email protected]
Professeur honoraire
MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004
d’espoir que nous puissions faire marche arrière dès que nous gravissons
le long escalier qui nous mène directement, gradus ad infernum !… Lasciate
ogni speranza… face à la Chapelle Sixtine grandeur nature !
Ce n’est que le premier avatar d’une confrontation avec 1 074 reproductions, essentiellement des œuvres picturales, compendium fabuleux de
notre patrimoine artistique occidental, compilation d’autant de reproductions-images dont l’apparence et l’échelle sont parfaitement identiques aux originaux.
Un immense traquenard de 1 074 objets-pièges. Dès l’abord, le mot
“reproductions” ne convient pas. Ces tableaux, ces œuvres d’art, ce sont
bien, ceux et celles que nous connaissons, bien réels ici alors qu’ils
existent ailleurs !
À Chaillot, par exemple, on voit au premier coup d’œil la nature imitative
des sculptures et des architectures. Mais ici la copie égale l’original. Copie
non sur matériau traditionnel, toile, pierre, fresque etc., mais sur céramique, technique très élaborée à partir de projections photographiques
ektachromes et finition picturale directement sur l’objet, exécution
extraordinaire de perfection, résultat saisissant de vraisemblance authentique. L’un des peintres français qui a travaillé à l’usine de céramique de
Shikaraki parle de « la sidération du Japon devant cette chose bizarre fabriquée par
l’occident » et de sa capacité d’absorption culturelle de la « chose ». L’inverse
semble plus problématique.
La mort à l’œuvre
Les œuvres qui sont rassemblées ici sont un double parfait, une identification réussie à un système de représentation : le Musée à l’occidentale,
poussé à l’extrême de la rigueur, de la froideur. Les œuvres données à
voir sont chacune la reproduction d’une œuvre majeure. En quelque
sorte nous sommes en présence du trésor de l’Occident, de l’expression
de son moi propre. Quel est donc ce décalage, ce sentiment de déréalisation totale que nous éprouvons devant cette accumulation d’œuvres si
connues et pourtant si étrangères au regard ?
Ces copies sont des faux, de vrais faux, des doubles, autre chose encore,
qu’on ressent dans le malaise. Mais quoi ?
La reproductibilité technique est arrivée ici à un sommet d’efficacité, par
l’image et le contexte de sa présentation et “la vérité de l’étant” se noie
dans son propre puits, celui de l’imitation parfaite.
Si, par hypothèse, on considère que la longue série des œuvres d’art ici
présentes constitue bien une bonne part de l’identité représentative de
notre culture, de notre moi culturel, alors en ce lieu et devant ces murs
« on ne sait plus à quoi s’en tenir quant au moi propre ou… on met le moi étranger à
la place du moi propre – donc dédoublement du moi, division du moi, permutation du
moi –, et enfin retour permanent du même » (Freud, L’Inquiétante étrangeté).
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L’Otsuka Art Museum a intégré l’ambivalence du mot allemand Unheimlichkeit, puisque le mot heimlich n’a pas un sens univoque et signifie à la
fois familier et secret, caché, « assurance contre la disparition du moi » et en
même temps « l’inquiétant avant-coureur de la mort » (ibid.). Ce Musée courtcircuite les deux dimensions opposées du mot heimlich.
Le sentiment de Unheimlichkeit intervient ainsi à la puissance deux. Alors
que le principe de conservation muséale occulte la phase de
l’anéantissement, ce sentiment resurgit d’autant plus fort qu’il est doublement occulté, une fois par la muséalisation, une autre fois par
l’opération de l’illusion dans la mise en scène du double.
Ceci est encore plus sensible, encore plus troublant lorsque, par exemple,
apparaissent dans une même salle les autoportraits de Rembrandt. Nulle
part ailleurs nous ne pouvons jamais voir les originaux réunis tous
ensemble comme, ici, leurs copies parfaites. La jouissance de cette
contemplation exhaustive accentue encore le sentiment de l’illusion
itérative et le malaise qui pénètrent l’ensemble du musée.
Cette démonstration d’un savoir-faire époustouflant est fascinante, mais
pas du tout exaltante. Les Giotto de la Chapelle « dei Scrovegni » qui
sont pour nous le coup de gong de l’entrée dans la modernité, perdent ici
leur magie et leur force d’émergence. Pourquoi ? Jamais ailleurs, dans
aucune reproduction, la liquidation de l’aura de l’œuvre d’art ne nous
avait paru si bien réalisée par la reproductibilité technique. L’échelle
même du site transforme le projet de reproduction dans un sens monumental qui ironise en la vulgarisant la posture classique d’admiration
devant la richesse d’un tel patrimoine.
Ce musée manifeste-t-il le désir et la volonté d’incorporation d’une autre
culture (la nôtre) et de la représentation que s’en donne le Japon dans un
processus d’intégration globale des cultures ? Si c’est de cela qu’il s’agit,
et les dimensions, l’importance de la sélection récapitulative semblent
bien l’indiquer, cela soulève beaucoup de questions.
1. – Pourquoi les arts plastiques (essentiellement la peinture) ? Pourquoi
la valorisation particulière d’une expression, certes majeure et qui “colle”
au modèle occidental de muséalité, plutôt que telle autre expression ?
S’agit-il de la démonstration maximale d’une entreprise pédagogique
nécessaire dans un processus de mondialisation des pratiques culturelles ?
C’est ce que prétendent les promoteurs du Musée. « Personnellement, je
déteste l’art européen, sauf les peintres de Napoléon. L’intérêt, c’est celui de la céramique qui ne vieillit pas. Dans deux cents ans, les originaux se seront détériorés.
Mais les faux resteront intacts… la céramique que nous fabriquons durera trois mille
ans. » (Masahito Otsuka). — « C’est une encyclopédie vivante (sic) de l’art européen, dotée d’une dimension pédagogique. » (Fuado Otsuka).
2. – Pas d’état d’âme donc et passage à l’acte le plus pragmatique possible
sur le plan techno-esthétique. Pourquoi une copie à l’échelle 1, et en
céramique ? Pérennisation des œuvres, sans doute, pour pallier la
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certitude d’une destruction des originaux en se posant comme les meilleurs gardiens du temple de l’art ? Exercice de très haute performance
techno-esthétique aussi et cela nous conduit à :
3. – Le double par une copie parfaite (ou presque), échelle 1, dans un autre
matériau que celui de l’original,. Ne serait-ce pas une illustration par
l’absurde de la vérification de l’analyse de Walter Benjamin pour qui
l’“authenticité” de l’œuvre n’a jamais été aussi bien justifiée que par la
capacité à être reproduite ? Ironisation de la création artistique occidentale qui irait à l’encontre de ce que soulève la question 1 ?
On aurait là un exemple spécifique de cette façon qu’a le Japon de formuler l’acceptation et l’intégration de ce qui est extérieur à ses formes
culturelles. Traiter ainsi une des formes majeures du regard de l’Occident
sur lui-même, c’est, sous les formes de la promotion d’une culture,
l’épingler comme la collection d’insectes que l’on range dans sa boîte de
verre, pour une commémoration pérenne.
Au Japon, on détruit certains grands temples tous les vingt ans mais on
les reconstruit avec les savoir-faire que cela implique. La reconstruction
n’est pas seulement une reproduction. Et ce n’est pas le moindre paradoxe de cette culture que de favoriser la créativité par la re-production
du même.
Mais l’Otsuka Art Museum ne re-produit pas, il transgresse le rapport au
passé en figurant des œuvres dans une éternité glacée par un processus
machinique qui n’a rien de vivant.
La performance nous laisse perplexes. En général, sous la naïve ironie de
la copie perdure le mystère du double, mais ici la perfection de cet art du
faux ne nous séduit guère. Réduction à zéro du temps historique, fin de
toute généalogie, homogénéisation de l’espace-temps, voilà certainement
des dimensions que ce temple du faux légitime par son écrasante
présence.
Cette forme d’esthétisation de la présentation des œuvres d’art renvoie
l’art à son inanité de sens (il ne se suffit plus à lui-même), mais en magnifiant l’illusion de la présence de l’art, elle transcende les fonctions de
conservation et d’exposition dans une espèce de surnaturalité de la
contemplation. La reproductibilité technique menée à ce degré
d’intensité annule la réalité de l’œuvre d’art pour lui substituer réellement
l’immédiateté du virtuel.
En tant que modèle, imaginons la multiplication planétaire de ce type de
musée : toutes les cultures – les “arts premiers” comme ceux qui ne le
seraient pas – se renvoyant les unes les autres en miroir, à l’infini, dans
une pure et simple description réciproque par les moyens techniques les
plus fiables et les plus perfectionnés, dans l’illusion du “réel” des œuvres.
Musée imaginaire tout à fait étrange, en effet.
Ici, le système technique défie le principe même de la copie. En fait il ne
s’agit pas de faux (ou d’imitations), ce ne sauraient être des doubles,
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parce que la double approche de l’authentique. C’est une réplication, une
manifestation du désir de virtualisation de l’œuvre.
L’œuvre est passée à la machine d’encodage des signes culturels de la
valeur ; elle est aseptisée par le travail de déplacement de la technique de
fabrication (céramique versus peinture) ; elle concentre des repères de
l’histoire de l’art occidental (1 074 œuvres, c’est beaucoup, même si ce
n’est pas toute l’histoire de l’art) ; le travail technique a opéré une glaciation des œuvres qui produit une nouvelle image de chaque œuvre.
Du coup la présence symbolique de la représentation et la préservation
de l’échange symbolique dans le plaisir de la relation esthétique à l’œuvre
sont annulées au profit d’un regard sur une nouvelle Image ; image de ce
qui n’est plus une œuvre mais une présence virtuelle, la présence virtuelle
d’une (nouvelle) apparence, présence dont Kierkegaard nous a donné la
clé dans sa définition paradoxale de l’apparence.
Virtualisation
Ambiguïté du virtuel : il laisse planer un doute sur la possibilité d’une
origine (comme s’il possédait un corps matériel) à travers le processus de
passage d’une réalité à une figure proche de cette réalité sans en avoir la
matérialité.
La présence virtuelle préserverait-elle une capacité d’énigme ? Quel est
cet oxymore, cet ensemble plus vrai que le vrai, ironiquement plus réel
que le vrai, puisqu’il met en scène (et en cause) la sérialité de l’histoire de
l’art ? Sans être exhaustif, il a le caractère de l’exhaustivité, de l’épuisement de la culture artistique de l’occident, il en a du moins la volonté (la
tendance à), c’est la mise en marche d’une machinerie ; on peut imaginer
la poursuite de cette réplique à l’infini, pour n’importe quelle production
sérialisée. Du reste, on en trouve la vérification analogique (mais de
façon positive) sur les étalages sans fin, kilométriques, des galeries marchandes d’Osaka et de Tokyo, où, malgré la profusion, chaque objet,
parmi d’autres objets identiques et si minime soit-il, reste parfaitement
identifiable.
L’astuce de l’Otsuka Museum of Art est de montrer des œuvres dont la
présence matérielle relève d’une technique complexe pour arriver à la
simple évidence de la “copie”. Tout l’appareillage technique du principe
de muséification donne un tour ironique à l’ensemble de la fabrication, à
la mise en marche d’une machine à virtualiser, à « déstabiliser le symbolique »
(Alain Gauthier).
Le contenant (l’édifice) est conçu comme musée, il en a toutes les caractéristiques organisationnelles, depuis l’éclairage jusqu’au stand commercial de vente de reproductions ( !), enveloppe somptueuse et froide pour
magnifier l’exploit techno-esthétique comme s’il s’agissait d’œuvres
authentiques. L’effet de simulation est remarquable ; l’illusion muséale
conduit à une posture de contemplation analogue à celle que tout un
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chacun adopte dans n’importe quel lieu d’exposition, à ceci près que
cette posture repose sur l’absence de réalité de ses référents historiques
culturels.
Il ne reste plus qu’à prendre au sérieux la déclaration de Masahito Otsuka
(« personnellement je déteste l’art européen… ») qui a réussi le tour de force de
faire disparaître jusqu’à l’anéantissement une culture artistique par saturation de la technique de reproduction. L’argument pragmatique circonstanciel de conservation patrimoniale en cas de « détérioration des
œuvres » tombe de lui-même, la virtualisation de la culture ne connaît ni
passé ni présent ni futur, elle volatilise le temps par concentration synthétique d’une représentation visuelle et sociale d’ordre machinique.
C’est ici qu’achoppe le comparatisme anthropologique. Si j’adopte
spontanément une attitude révérencieuse devant ces “œuvres”, comment
pourrais-je déceler une intention ironique à cette muséographie alors que
mon “habitus” subjectif est entièrement engagé dans la relation que j’ai
avec elles ? L’intérêt de l’échange est précisément là. Sujet regardant, je
m’implique dans l’objet que je regarde, ce n’est plus la comparaison rationalisatrice qui compte, c’est le collapsus du double mouvement de
contemplation-annulation qui fait le jeu de la virtualisation esthétisante.
Ironie ou pas, l’énigme de l’intention demeure.
Nulle part plus qu’ici ne se trouve affirmée la déréalisation de l’œuvre au
profit de sa virtualisation imagique et son corollaire, la réalisation de la
représentation du monde comme image.
L’objet ethnographique exposé
Comment incorporer les éléments d’une culture autre et en organiser
l’échange réciproque ? Tel est le dilemme de la conception anthropologique
assimilationiste.
La tentative “arts premiers” est le dernier avatar du recouvrement de la
visée anthropologique par la contemplation esthétisante des objets et
vice-versa. Le montage de cet artefact aboutit à un déplacement permanent de recherche du sens, l’anthropologique et l’esthétique, sur les deux
volets de la présentation.
L’exaltation esthétique de l’objet se pose en quelque sorte comme l’assomption même de l’objet dans un nouvel ordre culturel où le rôle essentiel est joué par la séduction éventuelle de l’installation muséographique.
Ce changement de statut de l’objet ethnologique le livre à l’indéfinition.
Jusqu’à présent les installations muséographiques, même si elles s’efforçaient de faire comprendre et reconnaître le sens différentiel des cultures
ne s’empêchaient pas de montrer leur “exotisme”, leur extériorité au sein
même de la volonté démonstrative d’incorporation. Par contre on peut
se demander si l’introduction de l’objet ethnologique dans notre histoire
par le biais de la culture artistique n’est pas une façon de redonner du
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souffle à la fois à l’histoire et à la culture artistique, une façon de célébrer
au présent une culture exotique comme si elle devait rentrer dans un
rapport au passé que nous aurions perdu et retrouvé. C’est un nouveau
modèle d’assimilation, mais il suppose que le temps historique a disparu.
On retrouve sous une autre forme, noble et culte, le principe d’exposition de l’Otsuka Art Museum : incorporation virtuelle de la culture des
autres à un mode de consommation culturelle autochtone. Par contre,
avec les “arts premiers”, il y a disparition de l’inquiétante étrangeté ; il n’y
aurait plus que de la familiarité virtuelle ou du virtuel familier. Reste à
savoir si l’inquiétante étrangeté serait vécue par les “autres”, quand ils
visitent l’exposition qui les met en scène, comme pour nous lorsque nous
visitons l’Otsuka Art Museum.
La virtualisation des contenus culturels et la dérégulation des référents
formels canoniques laisse le champ libre aux rapprochements thématiques et aux agencements spatiaux les plus inattendus. Cela peut générer
du plaisir esthétique (ex. : l’exposition La mort n’en saura rien, au Musée
des Arts africains et océaniens) ou de l’ironie intellectuelle transposée au
musée (les réalisations de Jacques Hainard à Neuchâtel) mais, même là,
l’imagination originale n’est pas toujours au rendez-vous de la confusion
des genres et la provocation voulue peut tomber à plat.
Ce mouvement profite de la disparition progressive d’une perception
phénoménologique des œuvres d’art au cours du siècle dernier. Le Musée
était autrefois le lieu où la contemplation de l’œuvre d’art réactivait le lien
sensible avec l’histoire de notre culture par une forte émotion participative.
De celle-ci nous sommes aujourd’hui de plus en plus exclus, du fait
même de notre attraction par des processus d’installation qui sollicitent
la personne selon des faisceaux d’intentions et d’émotions divergentes et
hétérogènes.
L’Otsuka Art Museum inflige une sévère correction à la volonté patrimoniale généralisée, il déstabilise la notion même de patrimoine en dévoilant
sa logique, à savoir la dimension mondialisée des préoccupations de
conservation et de protection sécurisées.
Le patrimoine c’est aussi bien l’héritage culturel le plus minuscule que
l’extension à l’ensemble environnemental d’un espace terrestre, maritime
(éventuellement aérien et cosmique, pourquoi pas ?) ou encore le
génome humain, animal ou végétal, en soi. À ce titre, tout, absolument
tout, est susceptible d’un traitement conservatoire, même s’il est sélectif.
La sélection se fait encore selon des critères dominés par des références
historiques et mémorielles, même si sont invoqués des impératifs scientifiques, esthétiques ou touristiques.
Pour l’Otsuka Art Museum, de toute évidence, ce n’est pas la seule
logique esthétique qui peut en rendre compte. L’arrière plan économique
de son installation biaise le relativisme obligé d’un comparatisme culturel
anthropologique. La manipulation des images techniques, artistiques,
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culturelles qui s’affiche là, défie l’analyse critique, tant, à nos yeux, l’ironie
y apparaît comme un enjeu essentiel.
La mise en œuvre des techniques, le pouvoir de l’argent, la déconstruction du mythe muséal, autant de coordonnées qui dessinent une contreimage communicationnelle du culte de l’art. Dans ce court-circuit des
valeurs accordées à l’art, circulation effrénée de signifiants décontextualisés, tout ce qui naguère aurait été signe de dérision de l’art par les
œuvres elles-mêmes, indique la montée en puissance d’une nouvelle
transaction sociale par le biais de la mise en scène muséale touristique.
La raison même de la relation aux œuvres est atteinte dans son principe
de fonctionnement dans la mesure où la fréquentation de masse du
musée, voire des galeries d’art, a entraîné un sur-développement du
regard de la masse retourné sur elle-même plutôt que sur l’objet muséal
et l’œuvre d’art. La muséification de l’objet a pour parallèle la densification et la fixation de la masse. L’objet, à son tour, se “massifie” du fait
d’être un objet de consommation de masse. Ce processus de condensation réciproque provoque davantage un effet d’éloignement que de rapprochement entre masse et objet. Processus mortifère qui signe l’impossibilité pour le sujet à incorporer ce qui s’est peu à peu transformé en
cadavre de la culture. Là réside peut-être l’intention secrète de notre
culture : proposer au public une culture de la nécrophagie, autrement dit
se nourrir du dépeçage du corps de la culture… et disparaître soi-même
comme sujet de et dans sa propre culture.
Au reste, la philosophie idéologique qui préside à la culture esthétique
contemporaine a pour base une représentation qui joue volontiers avec la
fragmentation infinie des éléments constitutifs du corps. Il y a un parallèle entre cette position et une conception bio-éthique d’inspiration ultralibérale, qui considère l’individu et la personne comme réductibles à la
somme de leurs éléments ou traits constitutifs élémentaires, conception
par ailleurs très optimiste quant au progrès intrinsèque des avancées
scientifiques et à l’intelligence pacifiée de la machine.
Quant à l’artiste, soumis à la contrainte de la visibilité médiatique de sa
production, il ne peut plus se prévaloir d’un choix autonome. Quand le
monde est objectivé dans l’immense machinerie de l’opérationnalité
technique, l’artiste n’est plus autorisé à poursuivre sa voie dans la singularité d’une œuvre qui vise à “être” par assimilation sensible des données
de son expérience. La seule virtualisation des signes de la culture empêcherait l’art de s’affirmer dans sa présence et sa constance de lien symbolique, de médiation possible entre le hic et nunc du “réel” et le sens éventuel qu’on lui prête. La volatilisation du présent par les signes de sa
réversion dans la réalisation technologique du futur ou l’annulation ironique des œuvres du passé, virtualisent toute tentative de condensation
d’un sens homogène et permanent de l’œuvre.
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