Texte de Pascal second Discours

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Texte de Pascal second Discours
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
« Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d’établissement
et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d’établissement dépendent de la volonté des
hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects.
Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l’autre les
roturiers ; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu’il a plu aux
hommes. La chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement elle devient
juste, parce qu’il est injuste de la troubler.
Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes,
parce qu’elles consistent dans des qualités réelles et effectives de l’âme ou du corps, qui
rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l’esprit, la vertu, la
santé, la force.
Nous devons quelque chose à l’une et à l’autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont
d’une nature différente, nous leur devons aussi différents respects. Aux grandeurs
d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement, c’est-à-dire certaines
cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d’une
reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir
quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à
genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse
d’esprit que de leur refuser ces devoirs
Mais pour les respects naturels qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux
grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l’aversion aux qualités
contraires à ces grandeurs naturelles» (B. Pascal, Trois discours sur la condition des Grands).
INTRODUCTION 1
Lorsqu’on se penche avec un œil philosophique sur les affaires humaines, une question
surgit immédiatement : comment se fait-il que la vie sociale prenne le plus souvent, et sous
un jour parfois inattendu, la forme énigmatique de rapports de domination par lesquels un
homme devient le maître d’un autre ? Dans les Trois Discours sur la condition des Grands,
Pascal s'interroge sur les mécanismes de l'ordre social et politique : si la politique fonctionne,
c'est parce que l'obéissance aux lois, le respect des coutumes et des positions sociales sont
liés à l'effet de fiction qui travaille la formation de la croyance du peuple. Mais pourquoi la
fiction est-elle constitutive de la reproduction de l'obéissance ? Le politique repose sur une
vérité cachée et qui doit rester telle : les lois, les coutumes, les institutions ne sont que les
différentes modalités d'un effet de fiction qui consiste à masquer le hasard, la force,
l'usurpation par leur transformation en droit et en justice.
Quels sont, dès lors, l'origine et le fondement de la grandeur ? D’où tient-on ces richesses,
ces charges, ces titres ? Après avoir établi, dans le premier discours, que la condition des
Grands, qui leur procure richesses et privilèges, n'est pas naturelle, comme ils ont tendance à
le croire, mais acquise par hasard, Pascal se demande, dans cet extrait du second discours, ce
qu'il est juste de respecter. La justice n'est-elle que ce qui est établi et au-delà de cette justice
de convention ne peut-on discerner une autre justice ? A cette question Pascal répond que
1
S'agissant d'un texte extrait d'une œuvre de lecture suivie, l'introduction doit d'abord le situer dans son
contexte, ce qui n'est pas normalement exigé à l'écrit du baccalauréat (le candidat n'est pas censé connaître
l'œuvre et l'auteur). De ce fait, l'introduction proposée ici est un peu plus longue que l'introduction
canonique.
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seules les grandeurs naturelles ont droit à notre véritable estime. Quant aux grandeurs de
convention, si elles doivent faire l'objet d'un respect extérieur, elles ne sauraient recevoir cette
estime profonde et ce respect réel allant aux qualités objectives. Le Grand, pour ne pas
gouverner en tyran, doit comprendre quel respect lui est dû, et ne pas exiger d'être estimé
pour ses qualités sociales. Pour arbitraire et fantaisiste qu'il soit, l'ordre politique obéit
néanmoins à une justice interne qu'il serait injuste de ne pas reconnaître rationnellement.
Le passage qui nous est ici présenté se divise nettement en deux grandes parties, ellesmêmes divisées en sous-parties. Pascal distingue, tout d'abord, grandeur de convention et
grandeur naturelle (« Il y a […] force »), la première sous-partie analysant celle de
convention et la seconde, la grandeur qui se fonde sur la nature et le réel. Pascal différencie,
ensuite, deux sortes de respect (« Nous devons […] naturelles »), la première sous-partie
examinant le respect de convention et la seconde, l'authentique respect.
ÉTUDE ORDONNÉE
La première grande partie du texte (« Il y a […] force ») se penche sur les deux grandeurs.
Pourquoi Pascal opère-t-il cette distinction ? La confusion entre la condition sociale et la
condition naturelle porte les hommes à se comparer de manière inadéquate. En ignorant
l'origine établie de sa condition, en attribuant son statut et ses privilèges à la nature, le prince
à qui s'adresse ce discours risque de faire un usage illégitime de sa puissance à l'égard du
peuple. Il faut donc clairement séparer les grandeurs et les ordres, et ne pas confondre ce qui
est par nature et ce qui est par convention.
Le terme omniprésent, dans tout le texte, terme qui en fait l'unité et que l'on trouve dès le
début, est celui de « grandeur ». Sous cette dénomination Pascal entend ce que les hommes
reconnaissent comme une valeur, une supériorité ou une dignité. La grandeur, c'est ce qui
mérite d'être respecté, admiré, loué. Ce terme évoque l'importance sociale, le poids et le
pouvoir de ceux qui possèdent un rang privilégié. Sous l'Ancien Régime, il était courant de
parler des « Grands » pour désigner ceux qui, à cette époque, détenaient un rang hiérarchique
élevé – les nobles notamment. La notion de grandeur renvoie donc, en une première
acception, à la qualité de ce qui est éminent, supérieur, noble du point de vue d'abord des
conventions humaines et sociales. Une dignité quelle qu'elle soit, un titre de noblesse
entraînent une valeur sociale. En effet, la « grandeur d'établissement » ressortit à ce qui est
établi, c'est-à-dire institué de manière conventionnelle par les hommes. Elle ne peut se
réaliser et prendre forme sans l'action et l'intervention des hommes, sans leurs intérêts
pratiques. Pascal nous parle, en effet, d'un établissement lié aux intérêts, aux mobiles
humains (tel est le sens du terme « volonté »). Les intérêts pratiques des hommes déterminent
donc, de manière instituée, les grandeurs sociales.
Toute la première sous-partie du texte (« Il y a […] troubler ») souligne la dimension
conventionnelle et par conséquent fluctuante de l'ordre social. La justice de l'ordre établi n'est
pas fondée en nature, mais découle toujours d'un rapport de force auquel on a donné une
validité en l'instituant. Certaines manières d'être se trouvent dès lors tenues en haute estime.
Ainsi en est-il de la noblesse qui, loin d'être envisagée par Pascal comme une dignité absolue,
est, au contraire, relativisée. Les honneurs sociaux ne renvoient pas à un fondement universel
mais reposent sur un ensemble de jugements relatifs, précaires, évanescents, fugitifs et donc
pour une part arbitraires. En France, par exemple, on confère, au XVIIe siècle, une
supériorité aux nobles, c'est-à-dire aux descendants des conquérants germains; en Suisse, à la
même époque, on honore les roturiers; ici on donne un privilège à l'aîné, là au cadet. Les
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hiérarchies sociales sont donc contingentes, ce que souligne avec force la formule « C'est
ainsi » : cela pourrait être autrement, il n'y aucune raison objective et naturelle à honorer telle
convention plutôt que telle autre.
Le texte de Pascal entend donc relativiser l'ordre social. Pourquoi ces normes, ces
stratifications diverses (« nobles », « roturiers », « aînés », « cadets ») ? La réponse de Pascal
est sans ambiguïtés : « Parce qu'il a plu aux hommes » ! Qu'est-ce à dire, sinon que les
grandeurs établissement dépendent de ce qui a convenu aux hommes, de leurs volontés et
décisions ? Point de lois, de normes, de grandeurs sociales dont l'origine ne soit contingente,
contestable, voire, sous un certain angle, absurde ! Au principe des conventions humaines ne
se trouve rien d'autre que le bon plaisir des peuples. Avec la notion de plaisir Pascal enracine
les institutions dans la sphère des désirs, des concupiscences, de l'imagination. On ne peut
pointer davantage l'arbitraire et la relativité des établissements humains et donc des lois, de la
justice.
La dernière ligne de cette première sous-partie débouche finalement sur le problème de ce
qui est juste : « La chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement elle
devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler. » La justice se trouve ici réduite à ce qui
est institué par les conventions. Avant cet établissement, il n'y a rien ! Le pouvoir dominant
relève d’un discours quasi performatif qui détermine et consacre, comme par magie, l’ordre
social. La chose une fois instituée est alors tenue pour juste. Mais l'adjectif « juste » ne
renvoie nullement à un ordre objectif répartissant de façon égale ou équitable les avantages,
les titres, les privilèges, les grandeurs. Il porte sur un ordre pétri de conventions que l'on
baptise juste. Cela signifie, en d'autres termes, que les lois et normes dites justes, conformes
au droit, ne le deviennent que par décision. En sorte que si ce qui est conforme au droit est le
produit de l'établissement, son origine est parfaitement contestable.
Mais Pascal n'en conclut pas pour autant qu'il serait légitime de contester l'ordre juridique
au nom d'un idéal de justice transcendant : dès que la convention a force de loi, le juste
s'identifie au respect de la légalité, l'injuste à l'illégalité. C'est bien l'autorité qui fait la loi et le
droit est juste parce qu'il est établi. Lorsque Pascal écrit qu'après l’établissement la « chose »
devient juste « parce qu’il est injuste de la troubler », il donne une première explication de la
nécessité politique des grandeurs d'établissement en faisant référence au trouble public
(« troubler ») : l'enjeu des conventions est, en effet, d'assurer l'ordre public et seuls des
accords communément consentis peuvent assurer la cohérence des sociétés humaines.
L'important n'est donc pas seulement la rationalité de l'accord ou le caractère fantaisiste,
contingent, arbitraire des conventions : l'essentiel est bien la capacité des grandeurs établies à
promouvoir l'ordre social.
La première sous-partie du texte nous enseigne donc une chose capitale : grandeurs
sociales et honneurs s'enracinent dans des volontés arbitraires qui fluctuent avec le temps et
le moment historique. Tout ce qui touche aux honneurs, aux lois, au juste et à l'injuste, est, en
vérité, contingent, relatif, conventionnel, fluctuant.
Dans la deuxième sous-partie (« Les grandeurs [...] force »), Pascal abandonne la grandeur
sociale pour en venir à des grandeurs naturelles. Pascal réunit ici des grandeurs spirituelles
mais aussi charnelles : le dénominateur commun de ces qualités est leur dimension objective
et non arbitraire. Les « grandeurs naturelles », c'est-à-dire les qualités de ce qui est éminent
au regard de l'essence réelle de l'homme, sont indépendantes de la « fantaisie des hommes ».
Par « fantaisie », il faut entendre le goût passager, le caprice, l'imagination du moment. Ce
terme de « fantaisie » employé par Pascal est essentiel. La fantaisie est l'imagination dans
l'instant en quelque sorte. Imagination et fantaisie sont toutes deux maîtresses d'erreurs et de
fausseté. Ce sont elles qui dispensent les réputations. Ce terme de fantaisie nous signale donc
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ceci : si les grandeurs sociales s'enracinent dans l'imagination du moment, les véritables
grandeurs ne sont pas instituées par les hommes et ne dépendent pas de la volonté des
législateurs. Elles sont indépendantes des cruelles illusions que l'imagination produit. Elles
sont donc irréductibles aux erreurs et faussetés de la fantaisie : elles sont, en somme,
objectives !
En effet, quelle est l'essence des « grandeurs naturelles » ? Elles ressortissent à la nature
de l'homme. Elles se caractérisent par des propriétés ou manières d'être, des « qualités »
positives, concrètes et objectives (« réelles », « effectives ») inhérentes à l'âme et au corps.
Des qualités liées aux sciences, à la lumière de l'esprit, à la vertu, mais aussi à la santé, à la
force. Réel s'oppose à fictif qui n'existe que dans l'imagination des hommes et qui n'a pas
d'effectivité. Une qualité est effective lorsqu'elle est capable de produire des effets, de
s'attester concrètement. Ainsi le courage peut-il triompher du danger, tandis que la lâcheté en
est bien incapable. Ces grandeurs sont dites « naturelles » au sens où, par opposition à ce qui
est conventionnel, le naturel est fondé en raison et, à ce titre, indépendant de la relativité et de
l'arbitraire humains. La grandeur est telle non pas en vertu d'une appréciation fantaisiste mais
eu égard à une détermination objective, absolue, nécessaire et universelle que tout esprit
normalement constitué, affranchi du préjugé, doit reconnaître.
Au total, nous voyons qu'avec les « grandeurs naturelles », nous ne sommes plus sur le
plan de l'imagination trompeuse. L'univers des « grandeurs d'établissement » est celui du
mensonge, de la duperie, de l'illusion, celui qui est lié aux prestiges de l'imagination qui nous
pousse à juger en fonction de ce que nous ne percevons pas. L'imagination, autre figure de la
concupiscence, est cette puissance qui subvertit la raison. Avec les « grandeurs naturelles »
nous avons affaire, au contraire, à des valeurs intrinsèques. L'adjectif « estimable » est
important : est estimable, en effet, ce qui possède effectivement du mérite, ce qui est digne de
considération, de respect, bref ce qui est aimable en soi. Que pouvons-nous alors
véritablement estimer ? Les connaissances théoriques portant sur la nature des choses (« les
sciences »); le cœur (« la lumière de l'esprit »), c'est-à-dire, selon Pascal, la perception non
intellectuelle propre à la faculté spirituelle; la disposition à vouloir le bien (« la vertu ») et,
enfin, l'équilibre, le bon fonctionnement de l'organisme (« la santé »), mais aussi la puissance
physique (« la force »).
La seconde grande partie du texte (« Nous devons […] naturelles ») glisse des grandeurs
aux respects. Les deux sortes de grandeurs fondent des devoirs différents. A chaque grandeur
correspond un type de respect. Chaque grandeur étant, nous l'avons vu, d'une essence
différente, elle exige un respect différent. Contre l'exigence de respects indus liée à l'abus de
la condition de Grand, il faut distinguer les respects qu'il est injuste de lui témoigner. Qu'il
s'agisse des grandeurs conventionnelles ou des grandeurs naturelles, on est tenu au respect car
toute dignité oblige. Pascal emploie le terme « devoir » qui souligne bien cette obligation
qu'est, dans tous les cas, le respect. Cette seconde partie établit ainsi une vérité capitale : il ne
saurait y avoir de grandeur sans déférence, sans acte d’allégeance, c'est-à-dire sans un effet de
fiction qui travaille en profondeur la formation de l'opinion dans le sens de la légitimation de
l'ordre établi.
Dans une première sous-partie (« Nous devons […]devoirs »), Pascal examine les respects
conventionnels qui consistent à traiter avec déférence les « grandeurs d'établissement ». Il
s'agit d'abord des formes objectives de reconnaissance sociale : tout ordre social quel qu'il
soit implique des règles de civilité inhérentes aux hiérarchies instituées. Le « respect
d'établissement » se marque physiquement : il faut s'incommoder, parler aux rois à genoux, se
lever lorsque les magistrats pénètrent dans le prétoire comme le veut l'usage. Pascal parle de
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« cérémonies extérieures » qui désignent une manière de se conduire où l'essentiel réside
dans la conformité extérieure de l'attitude à la règle sociale. Le « respect d'établissement »,
qui produit la grandeur en la rendant visible, plie les corps et soumet les âmes. Cette
production s'opère par un mécanisme de projection qui fait coïncider les signes avec la
grandeur elle-même. Le respect extérieur se comprend donc comme signe du pouvoir : à la
fois ce qui le rend visible et le produit matériellement. Visibilité du pouvoir qui passe par un
ensemble de marques corporelles par lesquelles on s’oblige, se tient en respect, se cause du
désagrément.
On pourrait en conclure que Pascal prône l'hypocrisie, la duplicité, la flagornerie, la
courtisanerie, bref la soumission servile aux grandeurs instituées. Au fond, les « respects
d'établissement » ne seraient qu'une grimace externe. Or ce traitement déférent est, en même
temps et simultanément, acceptation de ce qui est établi, action de juger que cet ordre est
légitime : « Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement,
c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon
la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre ». Comment comprendre
cette reconnaissance intérieure à laquelle Pascal nous invite et qui semble éminemment
paradoxale ? Comment peut-on à la fois se conformer à des normes sociales fantaisistes et
reconnaître la justice d'un système normatif arbitraire ? Car de deux choses l'une : ou les
« grandeurs d'établissement » sont arbitraires en ce qu'elles ne sauraient se prévaloir d'un
fondement plus solide que le bon plaisir ou l'imaginaire des peuples; dans ce cas, elles n'ont
aucun titre à être reconnues comme légitimes; ou cet ordre conventionnel est justifiable
rationnellement, il est alors contradictoire de le décrire comme fantaisiste.
En réalité, cette déférence externe, accompagnée d'une acceptation intérieure, est, malgré
tout, assez distante : celui qui respecte les grandeurs de ce monde est, dans ce contexte,
parfaitement conscient de leur caractère purement contingent. Il sait, dans son for intérieur,
qu'elles reposent sur des conventions et ne touchent ni aux personnes, ni aux qualités réelles.
On se souvient que, dans le premier discours, Pascal enjoint le Grand à adopter une double
pensée – une pensée publique, qui concerne le traitement politique du peuple (le Grand se
doit d'assumer sa condition et les respects qui y sont dévolus); une pensée privée, celle du
traitement éthique de soi (le Grand n'oublie jamais que sa condition n'est pas naturelle, il n'est
pas dupe de la comédie sociale). Cette double pensée, qui fait surgir deux figures de la justice
– l'égalité dans l'état véritable liée au hasard des conditions et à l'interchangeabilité des
hommes, le juste traitement du peuple par son roi -, permet également de ménager une sorte
de liberté intérieure toute stoïcienne. En effet, Pascal précise que les marques
conventionnelles de respect (les « cérémonies extérieures »), qui font qu'on témoigne d'une
certaine réserve, qu'on s'incline, qu'on « s'incommode » devant le Grand, n'impliquent pas le
consentement intérieur de l'âme propre au respect éprouvé à l'endroit des « grandeurs
naturelles».
La saisie du caractère contingent des grandeurs de convention sauvegarde paradoxalement
la liberté d'esprit du sujet. Au fait de la relativité des dignités, l'honnête homme est
parfaitement libre et maître de lui-même, même s'il est à genoux. Il reste sur son quant-à-soi,
garde une « pensée de derrière ». La noblesse d'esprit, la vraie hauteur spirituelle consiste non
pas à défier le Grand dans un élan de sincérité ou dans une optique résolument contestataire,
mais à accomplir les gestes de déférence sans se laisser pour autant abuser, berner par la
grandeur conventionnelle. Si la cité humaine est tissée de mensonges, de fantaisie,
d’illusions, d’effets de croyance en tout genre, les consciences étant le plus souvent aveuglées
par le strass du pouvoir, la noblesse d’esprit sait néanmoins obéir à distance ; elle effectue,
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dans son propre intérêt, les gestes de déférence indispensables sans pour autant se laisser
abuser par leur caractère contingent. Obéir sans être dupe, s’incliner sans plier pour autant…
D'où la seconde sous-partie du texte qui traite des « respects naturels » (« Mais [...]
naturelles »). Que représentent-ils ? Ils correspondent à un sentiment que nous éprouvons en
présence de ce qui vaut réellement, sentiment naturel, c'est-à-dire indépendant de la fantaisie,
de l'imagination et du caprice des hommes. Ici, nous écartons toutes les puissances
trompeuses. Que reste-t-il alors ? De l'estime, nous dit Pascal, savoir une considération née de
la bonne opinion que l'on a du mérite et de la valeur de quelqu'un. Ainsi saluera-t-on un duc
eu égard à son statut social, mais il n'est pas nécessaire, parce qu'il est duc, de l'estimer. Non
seulement on n'estimera pas un duc qui n'est pas un honnête homme, mais on aura pour lui un
mépris intérieur et aussi une aversion, si l'on entend par là une grande répugnance et un grand
éloignement par rapport à sa personne. Respect naturel, estime et dévouement iront au mérite,
alors que le « respect d'établissement » reste conventionnel, extérieur, de surface en quelque
sorte.
On remarquera le ton libre, quelque peu irrévérencieux et, en même temps, noble, de ces
analyses, en un siècle (le dix-septième) qui fut celui des Grands et des grandeurs de
convention. Au-delà du respect de convention – respect éminemment conformiste fait de pure
extériorité-, le respect authentique s'adresse à l'homme réel, en sa vérité profonde. Les
« grandeurs naturelles » forcent l'estime, l'admiration, voire l'amour. Elles suscitent des
sentiments authentiques, qui, par définition, ne se commandent pas, et non feints comme c'est
le cas avec les « grandeurs d'établissement ». On se sent enclin à témoigner des égards à la
vertu, à l'intelligence, fût-ce dans le silence et le secret de l'intériorité. « Nous ne devons les
respects naturels qu'aux grandeurs naturelles », écrit Pascal, puisqu'il n'y a que les
« grandeurs naturelles » qui soient ainsi capables de s'imposer à la raison et à la sensibilité.
INTÉRÊT PHILOSOPHIQUE DU TEXTE
L'intérêt philosophique du texte est de jeter une lumière sur la cité du mensonge, de la
fantaisie et de l'illusion, mais aussi de mettre en évidence le respect naturel que l'on doit aux
vraies grandeurs. Ce texte a le mérite, d'une part, de relier ce qui est juste et injuste à de pures
conventions humaines et, d'autre part, de poser, avant Kant, le problème de l'authentique
respect. Ce faisant, Pascal retient la leçon de Machiavel et anticipe à maints égards la lecture
rousseauiste et marxiste : l’ordre politique repose tout entier sur une fiction destinée à
masquer sa violence fondatrice.
Le premier intérêt philosophique du texte est, tout d'abord, de bien mettre en relief
l'existence de grandeurs d'établissement arbitraires, reposant sur de pures conventions,
indépendantes des qualités et mérites réels des individus. La vie sociale est marquée par un
ordre qui révèle le caprice, la confusion, l'arbitraire, l'importance de la fantaisie et de
l'imagination. La cité terrestre est tissée de mensonges, d'illusions, de prestiges s'alimentant
aux affections de notre imagination. Le grand mérite de ce texte est donc de nous déciller les
yeux : ne nous laissons pas abuser par les demeures des « Grands », par le décorum du
pouvoir et de ses représentants. Dans d'autres textes, Pascal nous rappelle que « La coutume
fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue » (Pensées, Br. 294, Lafuma 60,
Pléiade, 230). La cité et l'ordre social se caractérisent par une duperie profonde telle que les
consciences sont généralement aveuglées par les « grandeurs d'établissement ». Le pouvoir
repose sur des assises contestables et les gouvernés sont aveuglés par le strass, les paillettes
du pouvoir.
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Pascal, sans doute, se souvient ici de Montaigne qui montrait que les lois prenaient leur
autorité à partir de l'usage. N’y a-t-il donc rien d’universel ? Pas même l’interdiction du vol
ou du meurtre, ou au moins de l’inceste ? Montaigne nous rappelle, dans les Essais, que le
vol n’était pas interdit à Lacédémone (aujourd'hui Sparte); il y était même valorisé et
encouragé, pour entraîner les citoyens à être habiles et à surveiller leur bien. Montaigne
affirme même la relativité de la prohibition de l’inceste, en se référant à Ovide. Il est donc
indubitable que le droit positif est essentiellement variable d’une société à une autre. Aussi,
lorsque Pascal souligne que les honneurs, les lois, le juste et l'injuste sont relatifs dans le
temps et dans l'espace, que les grandeurs sociales trouvent leur origine dans des volontés
arbitraires qui fluctuent avec le moment historique, fait-il implicitement référence aux Essais
de Montaigne.
A l’origine de la domination et de la loi qui la légitime, il n’y a rien d’autre que du sable l’arbitraire d’une coutume, la contingence d’un état de fait pérennisé. Concupiscence, force,
imagination président à la naissance de la société politique. Derrière le droit se profilent le
sabre et le goupillon. La force ne devient légitime, c’est-à-dire indiscutable, qu’à proportion
du discours de justice qu’elle est susceptible de distiller. De là vient que l’arbitraire acquiert
la légitimité dont il a besoin pour charmer, s’imposer en douce, en catimini, de façon
inaperçue, surtout lorsque le charisme fait naturellement défaut. Le plus souvent, en effet,
ceux qu’on doit respecter ne sont pas respectables, pas toujours, pas nécessairement : le
mérite personnel est souvent inversement proportionnel à la quantité de louanges qui lui sont
prodiguées. L’obéissance à l’ordre social relève d’un ordre des corps, d’une accoutumance à
la coutume qui n’est possible que par la méconnaissance de l’arbitraire fondateur.
Bien entendu, Pascal ne nous incite nullement à la révolte. A ses yeux, le monde social
possède nécessairement un caractère vain et déchu qui renvoie à la corruption de la nature
humaine. L'ordre politique a vocation à régler l'usage de la force et de la concupiscence. Nous
posions le problème : la justice n'est-elle que ce qui est établi ? Comme le montre Pascal dans
le troisième discours, la justice authentique possède un caractère transcendant. Aux
conventions de la cité s'opposent le juste de la « cité céleste » car, au regard de la cité de
Dieu, celle des hommes ne peut être qu'une figure de désordre et d'injustice. En sorte que la
justice interne à l'ordre politique ne se mesure pas à l'aune d'une grandeur surnaturelle mais à
sa véritable fin : satisfaire les désirs et les intérêts des hommes (celui notamment de les
protéger de leur violence réciproque).
La justice se décline ainsi en deux acceptions : l'une qui concerne le gouvernement des
hommes et les rapports que les hommes nouent les uns avec les autres dans l'espace social
(droit positif); cette justice consiste, nous l'avons vu, à respecter les grandeurs sociales.
L'autre justice, la vraie - justice morale, spirituelle, religieuse -, replace les grandeurs
d'établissement dans leur ordre (droit naturel). Pascal nous rappelle donc avec force que les
Grands ne sont que des « rois de concupiscence ». Les Grands sont puissants socialement non
pas par l'étendue de leur territoire, mais « par la possession des choses que la cupidité des
hommes désirent. » Le pouvoir du Gand s'alimente au désir des sujets. Il n'y a pas de salut
possible de l'humanité par la politique. Après avoir exploré les mécanismes qui régissent
l'ordre sociopolitique, il convient, pour être vraiment juste, de nous en détourner. Il s'agit là
d'une prescription religieuse qui a aussi une valeur politique puisque la finalité des Trois
discours sur la conditions des Grands est bien d'éviter la tyrannie en instruisant le prince sur
sa condition de Grand.
Mais le second intérêt du texte est de mettre en évidence le "respect naturel", affranchi des
conventions sociales. C'est peut-être là que l'irrévérence pascalienne se mesure le mieux, en
accord avec le paradigme classique de l'honnête homme, dans la perspective également des
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grands moralistes. Fontenelle, après Pascal, écrira : « Devant un grand seigneur, je m'incline,
mais mon esprit ne s'incline pas » (cité par Kant, in Critique de la raison pratique), sousentendant : c'est devant le mérite réél que s'incline mon esprit. En effet, le vrai respect va au
mérite et, bien entendu, à la loi de la moralité comme Kant nous le fera admirablement
comprendre.
Le mérite du texte de Pascal est donc, en un siècle fondamentalement inégalitaire, de
souligner que le respect est un tribut que nous accordons à la vraie valeur, celle qui fonde la
moralité de nos actes. Le respect prend, en effet, deux formes : une appréciation intérieure et
morale, une marque extérieure de soumission à une grandeur supérieure dans l'ordre social. Si
le respect d'établissement garantit la stabilité de l'ordre social en opérant la conversion de la
violence en civilité, seul le respect intérieur marque la supériorité de celui qui fait preuve des
qualités de l'esprit et de la vertu. L'estime véritable demeure invisible dans l'ordre des signes
puisqu'elle renvoie à une reconnaissnace intellectuelle ou rationnelle. Au fond de nousmêmes, nous méprisons le "Grand" qui écrase la loi morale et nous estimons l'homme de
condition inférieure en qui nous percevons une "grandeur naturelle".
La vision pascalienne se révèle, au final, moins conformiste qu'elle n'y paraît puisqu'il
s'agit de critiquer la grandeur en se référant à des qualités d'esprit ou de vertu communes à
l'humanité par-delà la naissance. Ce texte trouvera un écho chez La Bruyère qui, dans les
Caractères, mettra au jour une certaine « folie des grandeurs » et dénoncera la vanité des
Grands. De même Beaumarchais, dans Le mariage de Figaro, opposera-t-il aux privilèges de
la naissance le mérite personnel.
CONCLUSION GENERALE
La justice correspond-elle seulement à ce qui est établi ? Plus fondamentalement, la
politique peut-elle se passer de la fiction ? Pourquoi le peuple obéit-il et s'incline-t-il devant
les grandeurs établies ? N'est-il pas finalement vain, voire scandaleux, de respecter un ordre
arbitraire ?
Au commencement du pouvoir il y a l'usurpation due au hasard, à l'illusion ou au coup de
force. Le commencement du pouvoir doit rester caché, sans quoi tout ce qui en dérive,
l'obéissance, les lois, l'ordre social, serait bouleversé. La fiction doit donc être reproduite
parce qu'il y va de l'obéissance. Le peuple n'obéit aux lois que parce qu'il les croit justes.
Mais la vraie justice ne concerne pas la cité terrestre. La grandeur d'un homme n'est pas
fonction de la quantité de titres et de privilèges qu'il a accumulés, ni de sa capacité à fasciner.
Les hommes sont liés par la force de leurs intérêts. Ce qui fait la force du Grand, ce n'est pas
sa valeur intrinsèque, mais la concupiscence des hommes qu'incarne la courtisanerie. En
mettant au jour le ressort majeur de l'ordre politique – la concupiscence -, Pascal tire une
leçon de sagesse politique : le Grand, s'il veut être un vrai "roi de concupiscence", un honnête
homme et non un tyran, doit exercer son pouvoir de façon modérée, en adéquation avec son
ordre, celui des grandeurs d'établissement. Le pouvoir des rois de concupiscence est dérisoire
au regard du royaume de Dieu. Le salut relève d'une conversion spirituelle, religieuse. Cette
solution, pour intéressante et cohérente qu'elle soit, ne peut satisfaire tous les esprits.
L'analyse de l'authentique respect fera, en revanche, l'unanimité.
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun

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