Francis - AIEMPR
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Francis - AIEMPR
Manger et boire : salut ou condamnation : Une analyse cinématographique Manger avec les yeux. En marge de ce que l’expérience cinématographique mobilise dans le monde intérieur du spectateur, et pour ne parler que de la thématique de notre congrès, il faudrait commencer par signaler que l’écran semble satisfaire d’importants 1 besoins nutritifs de ce monde intérieur . D’une certaine manière, le cinéma joue le rôle d’une mère nourricière. L’expérience du spectateur consiste à s’alimenter, en incorporant ou en dévorant des images, des sons et des histoires. Un repas visuel qui, à maintes reprises, semble réclamer comme appui l’ingestion compulsive d’un aliment matériel. Le cinéma et la nourriture semblent fonctionner comme des plaisirs qui s’accompagnent et se soutiennent mutuellement. Manger ensemble : communication et identité. 1 De nombreuses études psychanalytiques portèrent leur attention aussi bien sur l’expérience filmique du spectateur que sur celle de la production cinématographique, malgré le peu d’intérêt et les résistances de Freud à s’introduire dans ce domaine. Pour ne citer que quelques-uns d’entre eux, cf. S. TISSERON, S., Comment Hitchcock m’a guéri. Que cherchons-nous dans les images ? A. MICHEL, Paris ; P. L. ASSOUN, Leçons psychanalytiques sur le regard et la voix, Nueva Visión, Buenos Aires 1997 ; J. BERGSTROM, (dir.) Endless night. Cinema and Psychoanalysis, Parallel Histories. University of California Press, L.A. 1999; G. O. GABBARD, (Ed.) Psychoanalysis and film, Karnac, Londres 2001; E. A. KAPLAN, (ed.) Psychoanalysis and cinema, Routledge, Londres 1990; V. LEBEAU, V. Psychoanalysis and cinema. The Play of Shadows, Wallflowers, Londres-New York, 2001; The couch and the silver screen, Psychoanalytic Reflections on European Cinema, Brunner-Routledge, New York 2003. Nous savons que dès la première projection du film à New-York, d’importantes offres économiques lui ont été faites pour qu’il collabore au film du producteur cinématographique Samuel Goldwyn en 1924. Malgré l’insistance de K. Abraham, Freud refusa toujours catégoriquement ce type de projets car il était convaincu de l’impossibilité de représenter visuellement ses apports théoriques. Finalement, avec la collaboration de K. Abraham en tant que scénariste, le réalisateur G. W. Pabst réalisa le film intitulé Les Mystères d'une âme (Geheimnisse einer Seele). Le cinéma ne lui rendit pas la pareille. Dans l’histoire du cinéma, le rapprochement de la psychanalyse fut fondamental pour des réalisateurs comme Buñuel, Hitchcock, Pasolini, Chabrol, Woody Allen ou John Huston, dans leur approche de la vie et de l’œuvre de Freud dans le film Freud, Passions Secrètes (Freud, the Secret Passion) (1962). L’œuvre répond à un libre essai biographique à partir de l’époque des premières découvertes freudiennes. Le scénario fut écrit par Jean-Paul Sartre et un désaccord entre le réalisateur J. Huston donna lieu à une polémique âpre entre ces derniers et à la disparition du philosophe français en tant que scénariste du film. 1 La première communication de l’être humain est celle qui se réalise dans le contact intime avec le sein maternel. C’est ainsi, dans ce contact marqué par le besoin et le désir, qu’apparaît la perception de l’altérité. Par conséquent, il ne faut pas s’étonner du fait que la nourriture ait toujours constitué, en tout lieu et en toute culture, un élément fondamental qui contextualise et favorise la communication entre les êtres humains. Le cinéma s’est fait écho en d’innombrables occasions de cette articulation permanente entre le besoin biologique de s’alimenter et le désir de communication, de contact et de rencontre avec l’autre. Parmi les innombrables films dans lesquels s’établit cette relation, nous ne choisirons que les plus significatifs, en commençant par le cinéma oriental qui fait preuve d’une prédilection particulière pour l’inclusion dans les espaces familiers et relationnels de l’élément nourriture et des rituels qui en découlent. Dans le film du taïwanais Ang Lee Eat, Salé, sucré (Drink Man Women) (1994), ses protagonistes – un père et ses trois filles – “communiquent en mangeant”, comme l’affirme l’une d’elles à un moment donné. Il existe une dimension poétique et rituelle dans l’élaboration de la cuisine orientale, qui la transforme en un signe d’identité authentique. C’est ce que l’on observe dans la filmographie de Yasujiro Ozu, le plus classique des cinéastes japonais. Il suffit de se souvenir du goût du Saké (Samma no aji, 1962) ou du goût du riz au thé vert (Ochazuke no aji, 1952). La filmographie du réalisateur japonais Kenji Mizoguchi est pleine de scènes autour de la nourriture. Un film particulièrement intéressant, japonais également, en raison de son hommage à la nourriture est Tampopo (1985) de Juzo Itami. Tampopo est le nom d’une cuisinière, et un camionneur et son accompagnateur lui apprennent à faire les meilleures nouilles de la ville et ceci constituera un curieux voyage initiatique. En créant une atmosphère poétique particulière, Won Kar Wai donne également le premier rôle à la nourriture et à la boisson dans toute sa filmographie. Tant dans In the mood for Love (2000), dans 2046, que dans le plus récent My Blueberry nights (2007), il fait apparaître et réapparaître des espaces dans lesquels la nourriture et la boisson parlent de la solitude des personnages et de la recherche d’une rencontre qui, au bout du compte, s’avère impossible. Nous retrouvons également la nourriture en tant qu’élément agglutinant des relations interpersonnelles dans le cinéma occidental. Dans ce sens, Gens de Dublin (The Dead) (1987) est inoubliable, le dernier film de John Huston inspiré du récit de Joyce, qui nous offre une profonde réflexion sur la vie et la mort au cours d’un dîner de famille le jour de l’Epiphanie. Dans Amarcord de Federico Fellini, la table constitue aussi une scène privilégiée et divertissante qui nous permet de nous pencher sur le type de relations entretenues dans la famille avec toutes ses tensions et ses conflits. A cette table se trouve l’adolescent qui essaie maladroitement de revivre la première communication avec le sein maternel dans la scène mémorable de sa rencontre avec la buraliste aux seins exorbitants. L’oralité et l’érotisme, si fréquents dans le cinéma de Fellini, dont nous trouvons une empreinte significative sur l’affiche de son inoubliable Fellini Roma (Rome) (1972), qui représente une femme nue dans la position de la louve romaine aux multiples seins à l’image du symbole de la ville. D’une façon particulièrement significative, on peut observer l’association de la nourriture, de la rencontre et de la communication dans de nombreux films du milieu italo-américain, particulièrement dans les histoires de mafia, comme dans la trilogie de Francis Ford Coppola Le Parrain (The Godfather) (1972, 1974 et 1990). Plus récemment, on put également observer ce caractère intégrateur de la nourriture au sein des relations familiales dans le film Le grain et le mulet 2 (2007) du réalisateur d’origine algérienne Abdellatif Kechiche, qui obtint, entre autres, beaucoup de Prix Spéciaux du Jury au festival de Venise. La nourriture joue un rôle de premier ordre dans la filmographie d’Almodóvar. Son cinéma est un authentique empire des sens, une façon d’exciter chacun d’entre eux et, parmi ces derniers, le goût revêt une importance particulière. Dans ses histoires incroyables, la cuisine constitue un espace d’une intensité émotionnelle et communicative singulière. La cuisine, non, plutôt la salle à manger. Un espace, donc, étroitement lié au maternel, (clé herméneutique fondamentale du rapprochement à sa vie et à sa filmographie) plus que la salle à manger, qui semble faire plutôt référence à ce qui est familial dans son ensemble. Cet espace singulier de la cuisine montre son atmosphère dans Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? (¿Qué he hecho yo para merecer esto?), Femmes au bord de la crise de nerfs (Mujeres al borde de un ataque de nervios), La fleur de mon secret (La flor de mi secreto), Volver et dans le film le plus récent Étreintes brisées (Los abrazos rotos). En marge du contexte familial, mais comme axe central qui articule les types de communication les plus divers, nous trouvons La cena (1998), de l’italien Ettore Scola, dans lequel sont narrées les vicissitudes d’un groupe de convives qui participent à un dîner dans un restaurant romain : c’est là que les masques tombent et qu’apparaissent, autour des ragoûts et de leurs odeurs, tous types de méchancetés et de bontés. C’est au cours d’une grande célébration familiale qu’éclate brutalement tout un drame dissimulé jusqu’alors dans le film Festen, (1998) du cinéaste danois Thomas Vinterber. Une famille de la haute aristocratie danoise s’apprête à célébrer le 70ème anniversaire du patriarche de la famille, un homme à la réputation irréprochable jusqu’à ce jour, au cours duquel un de ses enfants, au moment de porter un toast, révèle l’obscur passé d’abus sexuels de ses enfants. Tout dans le film semble montrer la tentative d’éviter la folie en raison de cette dénonciation en même temps que l’on mange et que l’on boit. Cependant, il y a aussi une question de pouvoir en rapport avec la cuisine. Cette relation apparaît de façon très explicite dans le film brésilien de M. Jorge L’Estomac (Estômago) (2007), dans lequel un prisonnier d’apparence fragile et timide parvient, grâce à son savoir faire en cuisine, à contrôler totalement son 2 entourage carcéral . C’est sa victoire après son échec en amour. D’une façon dramatique, et comme une métaphore de la condition humaine, nous pouvons contempler ce que l’aliment peut représenter en terme de pouvoir sur les autres dans la version cinématographique récente de L'Aveuglement de José Saramago, réalisée par le cinéaste brésilien Fernando Mireilles et intitulée Blindness (2008). Dans le film, comme dans le texte de Saramago, la nourriture est la source d’un conflit à mort et l’instrument clé qui permet d’instaurer une tyrannie brutale sur les autres. La nourriture joue également le rôle d’instrument du pouvoir, de distinction de classe et de prestige social. Nous le voyons dans les banquets luxueux et élégants de Le Guépard (Il Gattopardo) (1963) de L. Visconti ou dans ceux qui sont mis en scène dans le film de Rolan Joffé Vatel (2000), le célèbre cuisinier qui finit par se suicider car il considérait avoir échoué dans l’organisation d’un festin en l’honneur de Louis XIV. Le fim Gosford Park du vieux maître Robert Altman est particulièrement intéressant. Dans le scénario magistral qui lui a valu 2 Le film maintient une certaine analogie avec ce qu’il se passe dans Scorsese Goodfellas (1990), dans lequel un groupe de gens de la mafia emprisonnés préparent dans l’austérité de la cellule un somptueux dîner composé d’excellents vins, de langoustes, de gros biftecks, etc. 3 un Oscar, il entremêle des scènes qui se déroulent à l’étage noble d’une grande demeure britannique avec celles qui ont lieu à l’étage inférieur, où le personnel prépare un grand banquet. Dans aucun des deux espaces, bien différentiés, les choses ne sont ce qu’elles semblent être. Le prestige et le pouvoir apparaissent clairement dans la version de Marie-Antoinette de Sofia Coppola. Alfred Hitchcock, un autre grand maître du cinéma, sut également utiliser l’aliment 3 comme une ressource pour différencier les classes sociales de ses personnages . Dans le cinéma de Woody Allen, nous observons également un foisonnement de scènes dans lesquelles les personnages dînent ou boivent ensemble et ceci constitue un processus de cadrage de la bourgeoisie de ses personnages. Cependant, si la nourriture constitue un élément différentiateur des classes sociales, elle joue également un rôle fondamental de signe identitaire des différentes cultures et groupes. La nourriture, en effet, - comme la langue et la religion – constitue une preuve culturelle déterminante. Elle identifie et, par conséquent, différencie nécessairement les ethnies, les peuples et les collectivités. Ainsi, par exemple, nous pouvons observer la dinde du « jour d’action de grâces » dans une grande variété de dynamiques familiales et dans une infinité de films américains, parmi lesquels nous pouvons nous rappeler de Hannah et ses sœurs (Hannah and her sisters) (1986) de Woody Allen, célébration dans laquelle se noue toute la trame de l’histoire. L’un des exemples les plus éloquents d’identité gastronomique américaine est peut-être celui que nous trouvons dans Pulp fiction de Quentin Tarantino, dans lequel la « nourriture rapide » de milk shakes et hamburgers se trouve sur les premiers plans des premières et des dernières séquences. Les spaghettis marquent une identité caractéristique du cinéma italien. Les images de Totó, Alberto Sordi, Aldo Fabrizzi, Nino Manfredi, Sofia Loren, liées à cet aliment font partie de notre mémoire collective. La très jeune Sophia Loren est également inoubliable et est, certainement, une icône de l’identité italienne, lorsqu’elle incarne une vendeuse de pizza (l’autre grand symbole de l’identité culinaire italienne) dans le délicieux L'or de Naples (L’oro di Napoli) (1954) de Vittorio Sica. Plaisir et transgression L’élimination de la faim est le point d’appui pour que le désir trouve un ancrage permanent dans l’acte de manger. La satisfaction du besoin organique ouvre ainsi la voie au désir pour qu’il puisse s’écouler dans la vie de l’oralité. Il se pose également un grand problème lié à la faim et à sa présence au cinéma mais nous devons y renoncer par manque de place. L’association de la nourriture et des liens libidinaux constitue sans aucun doute l’un des thèmes qui ont été les plus représentés par l’art cinématographique. Pour ne rappeler que quelques titres significatifs, nous mentionnerons Jambon, Jambon (Jamón, jamón) (1992), du réalisateur espagnol Bigas Luna. Dans ce film, - disait son amant avide – les seins de la jeune fille interprétée par Pénélope Cruz avaient le même goût que la meilleure des omelettes espagnoles ; alors que lui – Javier Bardem – apparaissait comme prototype du « macho ibérique », d’une voracité destructrice, en lien avec les métaphores du taureau et du porc. Femmina piccante, falla tua amante, femmina cuccinera, prendila como 3 Cf. B. SCHULZ, Le livre de cuisine d’Hitchcok, ED. Temas de hoy, Barcelone 1996. 4 mogliera. Cette association de nourriture, de femmes et de plaisir est l’épilogue et la morale du mémorable Le pigeon (Rufufú) de Monicelli. D’une façon plus explicitement érotique dans le film taïwanais La Saveur de la pastèque The waywoard cloud (2005), nous découvrons le binôme éros-aliment, dans une transformation libidinale de la pastèque comme objet de satisfaction sexuelle. Sans élément érotique explicite mais avec une relation suggestive par rapport à la sensualité, nous trouvons le délicieux film grec Politiki Kouzina (2003), qui combine les sentiments aux épices pour tenter de satisfaire en même temps les cœurs et les palais. Le cinéaste britannique d’avant-garde Peter Greenaway nous présente une curieuse combinaison de nourriture, d’amour, d’érotisme et de violence dans Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (The cook, the thief, his wife and her lover) (1989). Le plat de résistance du film consiste à nous faire voir que le sadique propriétaire d’un restaurant soumet et humilie son épouse et tous ceux qui les entourent. L’amour, la haine, l’ambivalence et le cannibalisme s’entrecroisent dans ce film à la scénographie éblouissante et aux sens polyvalents. C’est tout un contraste avec l’agréable comédie Comme il faut (Drei Sterne) (2000) de la cinéaste allemande Sandra Nettelbeck, dans laquelle la vie d’une grande cuisinière, triste et introvertie, change avec le goût des pâtes italiennes qui lui arrive par l’intermédiaire d’un rival et, finalement, d’un amant. Le mélange de nourriture et d’érotisme se présente également dans le film germano-suisse Eden (Edén), du réalisateur Michael Hofmann, dans lequel la nourriture apparaît comme un stimulus de connotations passionnelles déjà oubliées. La comédie française de O. Ducastel et J. Martineau Crustacés et coquillages (2005) mélange également les plaisirs sensuels et érotiques avec les plaisirs gastronomiques. Nous trouvons une autre version de cuisine sensuelle, sans élément érotique explicite, dans le film grec Politiki Kouzina (2003), qui combine savamment les sentiments et les épices pour essayer de satisfaire conjointement les cœurs et les palais. "La cannelle fait que les hommes se regardent dans les yeux, détail essentiel à la fluidité des conversations", dit le sage grand-père de la famille. De la même manière, nous trouvons cette combinaison de sentiments et de douceur méditerranéenne dans Caramel (2007), de la réalisatrice libanaise Nadine Nabaki, dans lequel la tendresse et la sensualité de l’amour trouvent leur métaphore parfaite dans le sucre brûlé du caramel. Dans beaucoup de films, l’aliment agit simplement comme une métaphore d’un contexte culturel, relationnel, nutritif et amoureux. Il en est ainsi, par exemple, dans la coproduction vietnamo-française L’odeur de la papaye verte (1993) de Tran Anh Hung ou Beignets de tomates vertes (Fried green tomatoes) (1992) de Jon Avnet, le film français de Claude Chabrol Merci pour le chocolat (2000) ou la production israélienne Les citronniers (Lemon Tree) (2007) de Eran Riklis, entre autres. Dans le film cubain Fraise et chocolat (Fresa y chocolate) (1993) de Gutiérrez Alea, la nourriture, la glace, dans ce cas, constitue une métaphore claire de la différence entre homosexualité et hétérosexualité. Les fraises sauvages (Smultronstölle) (1957) est un autre film inoubliable, d’Ingmar Bergman, dans lequel les fraises sauvages sont associées au premier amour perdu dans les tristes avatars de l’existence. Cependant, nous savons bien que le plaisir oral, en tant que plaisir libidinal, n’est pas exempt de tabous et d’interdictions. C’est pour cela que des images de culpabilité et de transgression les accompagnent si fréquemment, comme nous avons l’occasion de le constater dans l’expérience clinique. Le cinéma s’est aussi chargé de cette dimension de tabou et de transgression que comporte le plaisir 5 de manger. Nous nous souvenons immédiatement de Chocolat (2000), dans lequel nous observons des tensions et des conflits qui éclatent dans un petit village français lorsque arrive une chocolatière qui, en raison du plaisir qu’elle donne à ses clients, risque de mettre en danger l’ordre moral établi par les institutions religieuses, morales et politiques de l’endroit. Le film mexicain d’Alfonso Arau Chocolat amer (Como agua para chocolate) (1992) va dans la même direction en utilisant la cuisine comme un bastion de liberté, de magie et de plaisir, et dans laquelle les aliments s’associent à l’amour et à la passion, éléments dangereux pour ceux qui prétendent maintenir les traditions les plus rétrogrades. Les cailles aux pétales de rose cuisinées par le protagoniste féminin sont savourées par les convives comme s’il s’agissait de l’objet du désir de celle qui les a préparées. Nous trouvons une parodie amusante des culpabilités associées au plaisir oral dans Les Tentations du docteur Antoine (Le tentazioni del dottor Antonio), avec lequel Fellini a contribué à l’œuvre conjointe Boccace 70 (Boccaccio 70) (1970). Les seins exubérants d’Anita Ekberg dans une publicité pour une marque de lait déchaînent une situation amusante de lutte et de conflit intérieur dans les tentations du docteur Antonio réprimé. Manger et être mangé : la relation d’objet sadique-oral dans le vampirisme. Manger est lié au plaisir libidinal mais est également marqué par l’ambivalence. L’ambivalence de l’incorporation orale, dans laquelle la libido et l’agressivité sont 4 dirigées vers un même objet, fut très tôt soulignée par Freud , et acquit des 5 connotations significatives dans l’œuvre de K. Abraham et, plus tard, M. Klein développera largement le rôle du sadisme oral dans les premiers stades de la 6 vie . Ces connections intimes établies entre l’incorporation orale et la destruction sont également larges et variées au cinéma. Nous l’observons de manière particulière 7 dans l’abondante filmographie sur les vampires ainsi que la fascinante et, à la fois, terrible question du cannibalisme sur laquelle nous reviendrons plus tard. Le vampire a déjà des connotations anthropophages ainsi qu’une sexualité sauvage et irrésistible. L’ambivalence ne s’observe peut-être pas de façon si éloquente dans une autre représentation cinématographique. 4 Cf. Triebe und Triebschiksale (1915), G.W., X, 232. Examen de l’étape prégénitale la plus précoce du développement de la libido (1916), O.C., 2, Payot, Paris 1973, 231-254; L’introjection mélancolique. Les deux étapes de la phase orale (1924), O.C., 2, 272-278. 6 Cf. The psycho-Analysis of Children, Hogart, Londres 1930. 7 Né à la fin du XIX ième siècle, (même si les monstres suceurs de sang apparaissent dans les mythologies des cultures les plus diverses, comme dans la Chine antique, la Grèce, Rome, le Mexique antique, etc.) et en plein essor de la raison technique et du positivisme le plus extrême, le vampire semble défier cette raison technoscientifique en ouvrant une brèche vers le monde de l’imagination et de l’irrationalité la plus dense, en parallèle à la crise du sacré qui débute au siècle des lumières. Il n’y a eu que quelques mois de différence entre la naissance du Dracula de Stoker et l’invention des frères Lumière. C’est peut-être ce qui explique l’intime alliance qui existe entre le cinéma et les vampires depuis leurs origines. Cette sorte de fascination mutuelle est, sans doute, ce que veut nous montrer Francis Ford Coppola lorsque son Dracula, quand il met les pieds à Londres, exprime qu’un de ses désirs les plus ardents est de connaître le cinématographe. 5 6 Le personnage du vampire émerge continuellement au cinéma et répond, sans doute, au besoin d’élaborer les fantaisies orales primitives. Un tableau permet d'en mentionner quelques-uns. Murnau Nosferatu, une symphonie de la terreur (Nosferatu) 1922 Dreyer Browning Polanski Herzog Vampyr Dracula (Drácula) Le Bal des Vampires Nosferatu, fantôme de la nuit (Nosferatu : Phatom der Nacht) Dracula (Bram Stoker’s Dracula) Entretien avec un vampire (Interview with the vampire) Let the Right One In Twilight (vision faible et peu convaincante du thème devenue un 1931 1931 1967 1972 F.F. Coppola N. Jordan Alfredson Catherine Hardwicke 1992 1994 2008 2008 phénomène sociologique révélateur) Des plus classiques aux versions les plus modernes, tous – dans leur diversité de versions et d’aspects socioculturels sur lesquels ils insistent – ont en commun le fait de placer au centre de la trame cette ambivalence de l’oralité libidineuse et destructrice qui préside la vie de l’être humain à ses débuts, comme l’a souligné, surtout, Melanie Klein. Parmi les innombrables versions de vampires et de Dracula que le cinéma réalisa, Vampyr de Carl Dreyer mérite une mention spéciale d’un point de vue psychanalytique, non point pour son contenu – analogue à celui de tant d’autres versions de vampires – mais à cause du langage cinématographique employé. Nous pûmes rarement contempler au cinéma une meilleure expression des mécanismes inconscients qui dirigent le monde onirique. La logique de l’espace et du temps est transgressée de manière provocante, le principe de contradiction ou de causalité n’est pas pris en compte ; tout cela pour créer une atmosphère cauchemardesque avec laquelle Dreyer a certainement réussi à atteindre, selon lui, l’objectif de ce film : prouver que la terreur ne fait pas partie de notre 8 entourage mais de notre propre inconscient . De cet inconscient, les films de vampires sauvent le désir libidineux de téter, associé à l’objectif destructeur d’aspirer, de vider le sein maternel. Ce sont ces significations basiques d’obtention du plaisir en faisant pénétrer un objet en soi tout en le détruisant qui se manifestent dans ces films. D’une manière ou d’une autre, la haine et l’érotisme, l’aliment et le sang s’entrecroisent intimement à l’écran et à l’intérieur du spectateur. Ainsi, de ces dimensions orales émerge tout le pouvoir dévastateur d’un désir sauvage, dans des scènes de vertige orgiaque, exténuant et d’abandon, qui manifestent l’union intime d’Eros et Thanatos. Le vampire qui symbolise l’obscène, le dangereux, l’exaltation de la nuit, des pulsions et de l’irrationnel, du non mort et de l’essentiellement immoral. Il est craint avec horreur mais inconsciemment recherché et désiré. Le spectateur peut marier l’horreur à la fascination, en étant certain que les forces destructrices du désir ne triompheront pas : l’ordre, avec ses symboles de croix, l’eau bénite et la lumière du jour en finiront avec le pouvoir du mal. Il peut, par conséquent, s’abandonner sans danger à cette libération de l’infernal qui se trouve en lui. Francis Ford Coppola, en s’écartant de la vision de Stoker, a souligné de manière explicite l’attraction suscitée par le vampire malgré l’horreur qu’il provoque. 8 Cf. D. BORDWELL, The Films of Carl Theodor Dreyer, California University Press, 1981. 7 Mina, dans cette version, décide, par amour, de s’unir au vampire, sans lui résister ni attendre l’aube pour l’anéantir. Au contraire, elle le protège à l’aide des pouvoirs qu’il lui transmet. L’union parfaite de l’érotisme et de la destruction se condense dans les puissantes images du film, comme dans celle où le sang est une métaphore du sperme, lorsque le conte Dracula ressent un véritable orgasme quand Mina suce le sang qui coule de son torse ouvert. Amour et violence, sexe et agression, oralité et génitalité condensées dans les longues canines qui pénètrent, le temps et l’au-delà, l’hétérosexuel et 9 l’homosexuel s’unissent dans ces représentations, à la recherche de ce qui semblerait être la quête d’un objet total et inatteignable. Tout cela fait du vampire une métaphore accomplie de l’objet d’un désir impossible que le cinéma 10 ne cesse de recréer et le public de réclamer . Cannibalisme : le narcissisme irrédimé La polarité « Manger – être mangé » fait partie, comme nous le savons, du jeu des introjections et des projections constitutives des liens schizo-paranoïdes décrits par M. Klein, et déjà annoncés par Freud dans les Trois essais, dans ce qu’il avait déjà appelé la phase cannibale. Au cours de cette phase, la fin sexuelle consiste en l’ « assimilation de l’objet » (Einverleibung des Objektes), modèle de ce qui jouera par la suite un rôle psychique extrêmement important 11 d’ « identification » . C'est-à-dire une manière archaïque d’établir un lien, préalable à la relation d’objet dans cette prétention de se l’approprier, de le 12 dévorer . Le cannibalisme met en relief, avant tout début de lien objectal, un narcissisme irrédimé, un narcissisme antérieur au sadisme oral qui prétend arracher une partie de l’objet, sans le détruire, en maintenant avec lui, par conséquent, un début d’amour objectal. Dans la relation cannibale, l’autre n’existe pas en tant que tel, consommé, il est in-corporé, assimilé « in corpo » à la propre réalité personnelle et détruit en tant que réalité objectale. Cependant, la relation cannibalistique est également marquée par la double polarité de l’ambivalence. On prétend annuler l’objet en se l’appropriant, précisément parce qu’il est aimé. Nous savons – signale Freud – que le cannibale aime ses ennemis, ils lui plaisent, il les estime pour les manger, et il ne mange 13 que ceux qu’il aime de ce point de vue . Ces premières expériences de lien configurent déjà pour toujours les modes de relation humaine et, d’une manière ou d’une autre, s’y révèlent. En tonalité de 9 L’homosexualité apparaît de manière claire dans La fille de Dracula de Lambert Hillyer (1936), inspiré de Carmilla de Sheridan Le Fanu ou dans Le bal des vampires de Polansky. 10 La typologie des liens que présente le thème du vampirisme est très variée : la relation avec le vampire peut s’exprimer dans une accentuation des angoisses orales primitives comme dans Nosferatu de Murnau ou Dracula de Todd Brouwning ; ce qui souligne les composantes érotiques et passionnelles comme dans la version romantique de Coppola, dans une accentuation de la perversité comme dans la version de Polansky. 11 G.W., V, 98. 12 Cf. Trauer und Melancolie, G.W., 10, 435-436. 13 Massenpsychologie und Ich-Analyse, G.W., 13, 115. 8 mythe, de légende et d’histoire d’horreur, les fantaisies cannibalistiques n’ont cessé de fleurir au long de l’histoire. Cronos dévore ses enfants dans le mythe grec ou les enfants dévorent le père dans le mythe freudien Totem et tabou. Il ne semble pas possible d’oublier le conte du Petit Chaperon rouge, d’Hansel et Gretel ou des Trois petits cochons, dans lesquels les enfants et les adultes élaborent leurs fantaisies cannibalistiques et d’où le cinéma s’est approché en de nombreuses occasions. Les dimensions cannibalistiques du désir sont amplement exprimées au cinéma bien que, lorsqu’elles sont explicites, elles ne parviennent pas à exercer la fascination du vampirisme. Pour le cannibalisme, en effet, la terreur s’impose en réduisant les possibilités de révéler l’ambivalence sous-jacente aux thèmes de l’oralité primitive. Ce n’est que lorsque le cannibalisme prend la forme d’un conte, d’un mythe ou d’une fiction que cette ambivalence entre en jeu et que la complicité entre le spectateur et l’écran est possible. Le cannibalisme comme pratique réelle survenue au long de l’histoire jusqu’à nos jours a fait acte de présence à l’écran dans les documentaires. Ainsi, par exemple, l’histoire de l’équipe nationale de rugby chilienne, perdue dans les Andes après un accident d’avion en 1972 et dont les membres eurent recours au cannibalisme comme unique moyen de survie. Nous l’avons vu dans le film Les survivants (Alive !) (1992) de Frank Marschall. L’histoire de cannibalisme qui s’est produite en 1972 dans la ville allemande de Rohtenburg eut un impact social important et apparut dans tous les moyens de communication. Le cinéma s’occupa de cette histoire. Armin Meiwes voulait manger un homme et, sur un des forums d’Internet, il a rencontré Bernd Brandes, qui voulait être mangé. L’enquête a démontré que Bernd Brandes n’était pas le seul et que des centaines de personnes étaient disposées à se laisser manger par un cannibale. La truculente histoire a été portée à l’écran par Martin Weisz sous le titre Rohtenburg, Grimm Love Story (2006). De nos jours, la fascination pour ce type d’expérience se montre dans des faits tels que des personnes sont arrivées à payer jusqu’à 60.000 € pour les quatre heures d’enregistrement dans lesquelles le cannibale de Rohtenburg dépeçait sa maîtresse. En marge de la dimension sadique et perverse de ce cas documentaire, le cannibalisme a eu une résonance à l’écran grâce au film Le Silence des agneaux (The silence of the lambs) (1991) de Jonathan Demme à travers le personnage de l’assassin anthropophage le Dr. Hannibal Lechter qui adorait manger le foi ou la cervelle de ses victimes. Le personnage est devenu très populaire dans les années quatre-vingt dix dans les films postérieurs de Ridley Scott et Peter Webber. Avant ces films, la dimension libidinale du cannibalisme a été plus explicite dans plusieurs films d’une qualité cinématographique douteuse. Le film brésilien Qu'il était bon mon petit Français (Como era gostoso o meu francês) (1971) était plus intéressant et montre l’affrontement de deux cultures, l’ambivalence qu’elles réveillent mutuellement et sa résolution dans un rituel au cours duquel une femme indigène sacrifie et dévore le français dont elle avait tellement joui sexuellement auparavant. L’humour est un élément sublimatoire efficace pour s’approcher des fantasmes cannibalistiques. Sur ce ton et manifestement inspiré du genre des bandes dessinées, nous avons une approche de ce thème dans le film français Delicatessen (1991), qui se déroule dans une boucherie qui commercialise des morceaux de chair humaine. Ses clients sont des personnes normales, communes, habituées à la pratique du cannibalisme en raison de circonstances 9 économiques difficiles. L’image du visage affligé du boucher lorsqu’il doit distribuer, en morceaux, les restes de sa mère est particulièrement émouvante. Très loin de ces représentations explicites du cannibalisme, nous trouvons, dans un ton très différent, le film suggestif Le Voyage de Félicia (Felicia’s Journey) (1999) d’Atom Egoyam. Nous savons que la mère du personnage, une meurtrière à l’aspect paisible et aux bonnes manières, était cuisinière et gourmet française qui présentait un programme télévisé populaire de cuisine pendant les années cinquante. Tous les soirs, la protagoniste prépare un dîner sophistiqué en regardant les émissions de sa mère. L’intérêt du film d’Egoyam réside dans la manière d’associer cette activité alimentaire aux assassinats, de telle sorte que la première peut se comprendre comme une représentation symbolique de la deuxième. Nous voyons dans le film qu’aussi bien la préparation du repas que la préparation de l’assassinat est reproduit à la télévision, comme si les deux actions étaient interchangeables. Tout porte à croire qu’une profonde ambivalence par rapport à sa mère se transfère dans ses rituels pantagruéliques et dans ses assassinats. C’est un film où est mis en évidence le passage du cannibalisme réel au cannibalisme symbolique, en exerçant de la sorte le magnétisme sous-jacent dans tout ce que l’on craint, déteste ou désire. Le vampirisme et le cannibalisme latents dans le chef d’œuvre d’Ingmar Bergan Persona (1966) sont également symboliques. Dans ce film, l’infirmière représentée par Bibi Anderson est psychiquement dévorée et vampirisée par l’actrice qui décida d’arrêter de parler lorsqu’elle incarna un jour le personnage d’Electre. Sur un ton de métaphore du cannibalisme comme structure de relation humaine, nous avons le film brésilien Macunaïma (Macunaima) (1969) du réalisateur Joaquim Pedro de Andrade, réalisé sur la base de l’importante œuvre littéraire du même titre de Mário de Andrade. Dans un langage surréaliste et irrévérencieux, et avec des allusions directes à la dictature politique, le héros protagoniste rencontre un magnat industriel cannibale qui veut l’attirer dans sa gigantesque poêle. De cette manière, le réalisateur veut représenter le drame du brésilien dévoré par des brésiliens. Le cannibalisme associé aux relations familiales et en étroite relation avec la question de la maternité et de la paternité se retrouve dans le terrible conte Otesánek (2000), porté de façon magistrale à l’écran par le réalisateur tchèque Jan Svankmajer. Marqué par une enfance traumatique, son cinéma contient des références constantes sur le monde de l’enfance et sur la nourriture. Dans Otesánek (Little Otik), nous trouvons une femme qui, frustrée de ne pas tomber enceinte, finit par donner la vie à une poupée sculptée par son mari dans une branche d’arbre dans le désir de soulager sa maternité frustrée. Cependant, le désir maternel prend une dimension dévastatrice. En alimentant ce fils en opposition à tout ce que la nature, la raison ou les limites sociales exigent, elle finit par créer un monstre dévorant, insatiable qui, protégé par sa mère et par une petite voisine, finit par dévorer toute personne qui s’approche de lui et son propre père, qui essaie de mettre des limites et de l’ordre. Le fantasme d’être dévoré, absorbé par ses propres enfants n’a été que très peu représenté en images comme dans ce film. 10 Incorporer ou expulser, inclure ou rejeter. L’oralité peut s’inhiber dans une négation de sa fonction incorporable et, de plus, peut également générer une dynamique opposée d’expulsion et de vomissement. L’oralité entre donc dans une intime relation avec l’analité et en assumant toute la composante agressive celle-ci connote et élude la défense qui la contredit. Comme si l’on souhaitait éliminer la distance physique, physiologique et psychique qui existe entre les fonctions nutritives et évacuatrices et, de cette manière, comme si l’on aspirait à boucler une parfaite boucle narcissique, dans laquelle la nutrition et l’évacuation se referment sur elles-mêmes dans un cercle consommé. Ce lien entre oralité et analité se présente de manière provocatrice et surréaliste comme dénonciation de la société bourgeoise dans le film de Luis Buñuel Le fantôme de la liberté. Dans une des scènes les plus connues, les bourgeois se réunissent autour d’une table assis sur des toilettes au lieu de sièges en s’excusant, néanmoins, avec pudeur, de manger dans des toilettes fermées à clef. La communication s’établit, donc, sur le ton de l’analité, alors que la nourriture perdit tout son pouvoir communicatif. Sur ce même ton surréaliste, nous devons mentionner le splendide film canadien Léolo de Jean Claude Lauzon. Ce film, une fascinante approche du monde de la psychose, nous montre un enfant qui, au sein d’une famille malade, ne cesse de répéter : parce que je rêve je ne le suis pas. Effectivement, à travers l’imagination et le recours à la parole, il prétend vainement échapper au monde du pur délire psychotique. Dans ce journal de la dégénérescence d’un esprit, Léolo imagine être né d’une tomate sur laquelle sa mère était tombée un beau jour et qui avait été fécondée par un italien. De cette manière, il ne doit plus se considérer comme le fils d’un père mentalement malade qui, pour se purifier, oblige toute la famille à déféquer scrupuleusement à des moments bien précis. On dit de lui qu’il est mon père – affirme Léolo -. Mais je sais que je ne suis pas son fils. Parce que cet homme est fou. Mais pas moi. Moi, je rêve, moi je ne suis pas. Le dernier film de Pier Paolo Pasolini, Salò ou les 120 Journées de Sodome (Salò o le 210 giornate di Sodoma) (1975), inspiré des textes du Marquis de Sade, mérite une attention particulière en raison de l’association de l’oralité et de l’analité. Salò est une allégorie de la sexualité prégénitale et de toutes les chimères qui composent le catalogue des perversions sexuelles de l’adulte. Grâce à cette métaphore, Pasolini dénonce avec cruauté la perversion sociopolitique du fascisme présent dans la société bourgeoise. Quatre hommes dépravés enlèvent et réduisent en esclavage un groupe d’adolescents pour les faire participer et les rendre victimes de leurs aberrations. Pasolini caricature cette sexualité primitive dans laquelle la mégalomanie orale et la coprophagie se donnent la main ; le sadisme anal de la sodomie et l’agressivité phallique dans toute une série d’actes aussi violents qu’humiliants. La loi, toute loi est absolument exclue de la scène et le nom de Dieu est particulièrement malmené. Pour nous en tenir au domaine de l’oralité, le film insiste sur ses dimensions les plus sadomasochistes et perverses. Les jeunes dénudés mangent comme des chiens les restes de leurs maîtres, et dans la scène centrale, dans laquelle on parodie une union nuptiale, le banquet se célèbre sur de grands plateaux recouverts d’excréments. L’association de l’oralité et de l’analité manifeste le pouvoir destructeur des pulsions de mort. A l’extrême, manger peut cesser de signifier la satisfaction de 11 besoins biologiques ou de plaisir libidinal pour devenir un instrument d’autodestruction. Il ne s’agirait plus de manger pour pouvoir vivre mais de manger pour pouvoir mourir. Dans un registre d’humour acide et satirique, nous trouvons la fameuse séquence de Monty Python : Le Sens de la vie (Monty Pyton’s The Meaning of Life) (1983) des Monty Pyton. On y voit un homme extrêmement obèse qui arrive dans un restaurant disposé à tout manger et, plus il mange, plus il vomit, au point où un infime morceau de chocolat le fait exploser et éclabousser tous les présents de ses viscères et des ses organes internes. A la fin du sketch, on peut voir l’homme obèse dont la poitrine est ouverte et le cœur géant pend à l’intérieur. Il s’agit de manger pour mourir dans une immense explosion d’analité absolue. Manger face à la mort. Manger pour vivre ou manger pour mourir. La nutrition et la mort sont également associées au cinéma mais avec des liens et des sens très divers. Dans certains cas, la nourriture est liée au fait de mourir mais comme une expression des pulsions de vie qui tentent de reculer ou soulager la blessure narcissique de la mort, dans d’autres cas, la nourriture apparaît également comme une expression des pulsions de mort avides de mettre fin à tout. Manger, dans le premier cas, tel que nous le présente Le Septième Sceau (The seven Seal) d’Ingmar Bergman (1957) dans la scène dans laquelle un homme angoissé, qui essaie de repousser le moment de la mort en jouant une partie d’échec avec elle, se retrouve avec une famille de comédiens. Dans une jolie contrée, elle lui propose de partager des fraises sauvages avec un pot au lait. Toutes les questions sur l’au-delà qui saisissent d’effroi l’âme de l’homme lui semblent futiles et irréelles dans ce moment de simple bonheur. En partageant ces fraises et ce pot au lait il affirme, dans un premier plan éloquent, qu’il se rappellera de ce moment comme d’une authentique révélation. Une révélation qui est la seule qu’on lui concède, celle du sens de la vie dans le partage, et pas celle qu’il souhaitait dans une recherche angoissée et omnipotente d’une réponse à l’énigme de l’au-delà. Manger face à la mort, comme cela se produit également dans le film fascinant Le goût de la cerise, (Ta’m e guilass, 1997) de l’iranien Abbas Kiarostami, Palme d’Or au festival de Cannes, dans lequel le goût délicat de la cerise devient une raison suffisante pour mettre fin à une tentative de suicide décidée. Face à ce goût simple et délicieux, les yeux s’ouvrent à tout ce qu’il y a de beau dans la vie. L’aliment comme expression de la vie face à la réalité de la mort joue un rôle significatif dans le dernier film du plus international des cinéastes japonais : Akira Kurosawa, déjà âgé de 82 ans. Dans Madadayo, le partage de la nourriture, du thé, du saké et de la bière joue le premier rôle comme dans aucun autre film de sa large filmographie. L’aliment et la boisson apparaissent comme une affirmation jouissive de la vie face à la mort qui s’approche d’un professeur âgé et aimé. Lorsque ses anciens élèves, qui jouent comme des enfants, lui demandent Mahda-kai ? Es-tu prêt à t’en aller dans l’autre monde ?, il répond avec joie et humour Madadayo !, Non, pas encore ! La mort viendra mais elle arrive et elle est accueillie dans une affirmation jouissive de la vie après un banquet d’anniversaire, dans lequel la nourriture et la boisson sont toujours les 12 acteurs principaux. Le vieux professeur, sereinement endormi, plonge dans la mort dans un beau rêve d’enfants qui jouent en répétant Madadayo ! parmi des formes de couleurs indéfinies dont le mystère est impossible à déchiffrer. Manger pour mourir… avec ambivalence. Il y a également un manger pour la mort, comme cela se produit dans La grande bouffe de Marco Ferreri. Dans ce film, la mort arrive aussi mais elle n’est pas accueillie dans une affirmation jouissive de la vie mais dans une rébellion contre elle. La mort se présente mais elle se présente aussi à travers la nourriture et une régression encouragée par Thanatos. Le film est une production française, écrite par l’espagnol Rafael Azcona et l’italien Marco Ferreri et dirigé par ce denier. Nominé à la Palme d’Or en 1973, le film a provoqué des protestations qui n’ont pas empêché son succès commercial. Avec le temps, il est devenu un film culte. Ses interprètes seront quatre des meilleurs acteurs européens du moment : Marcello Mastroiani, Ugo Tognazzi, Michel Piccoli et Philippe Noiret, accompagnés par Andréa Ferreol. L’action principale se déroule en 1972, dans une ancienne demeure des faubourgs de Paris, et narre l’histoire de quatre hommes d’âge moyen, représentant le pouvoir et le prestige social, qui se livrent à la gourmandise, à l’excès et au désir de manger à en mourir. Ferreri a appelé son propre film un 14 « film physiologique » . Au-delà de leurs besoins vitaux, les quatre convives de cette bacchanale commémorative de la société de l’opulence, déglutissent à s’en faire éclater dans un processus qui semble les mener d’une problématique génitalité aux phases les plus archaïques de l’oralité et de l’analité. L’histoire – selon le scénariste – est une consécration de l’allaitement et des dimensions les plus puériles de l’existence comme on le constate, par exemple, dans le fait qu’un des protagonistes, comme un enfant, n’arrive pas à contrôler son sphincter. La grande bouffe est un drame iconoclaste, une critique brutale de la société de l’opulence et du vide. Les quatre protagonistes sont des personnages présumément respectables : un pilote d’aviation, un producteur de télévision, un juge et un chef de cuisine. Cependant, derrière ces respectables positions sociales se cache un pervers sexuel, un homosexuel réprimé, un célibataire infantilisé et un impuissant qui a échoué dans son mariage. Ce sont eux qui s’introduisent dans une orgie cannibalistique à laquelle ils invitent une institutrice potelée infantile et trois prostituées, dans le but de rendre l’objectif final plus supportable. Le film n’est pas une histoire de gourmandise et de luxure, bien que les scènes de sexe soient fréquentes et assez explicites. L’intention de provoquer s’impose sur celle de se distraire érotiquement. En réalité, le sexe est utilisé par les personnages comme un recours aux pulsions de vie qu’ils réclament pour qu’elles soutiennent celles de la mort. Si les pulsions de vie, selon Freud, utilisent certains détours cachés pour atteindre la fin suprême de mourir, dans ce film le détour est manifeste et, de plus, assez abrévié. Lorsque les résistances face au fait de mourir se réduisent, les objectifs du principe du plaisir perdent également 14 Cf. MARCO FERRERI, «Perché ho fatto un film fisiologico», a cura di Paolo Mereghetti, Cineforum nº 132, mai 1974. 13 position et lieu. Ce n’est que pour un des personnages, Marcello, que le plaisir sexuel dans ses diverses variations perverses finit par s’imposer comme objectif prévalent en laissant de côté celui de mourir, bien que cela soit trop tard pour lui. Il s’agit de choisir la voie de la pulsion orale, dans une répétition incessante du plaisir qu’elle provoque, pour accéder à la mort. Ils ne choisissent pas le poison, l’alcool ou la drogue. Tout aurait été plus facile dans ce cas. Ils choisissent plutôt la nourriture comme moyen d’étouffer l’angoisse basique qui se tapit au fond de chacun d’entre eux. Depuis leur arrivée à la maison nous les verrons manger assis, debout, couchés, dans toutes les pièces de la demeure. Ils mangent et mangent jusqu’à en avoir la nausée et, finalement, mourir. Le sexe, en images ou par l’arrivée de la mère nourricière, se présente comme moyen de vaincre les résistances inévitables devant la mort. A mesure que la situation prend des tons plus sinistres, le spectre de la fin s’ouvre un chemin et l’angoisse devient croissante. C’est ce qui provoque la fuite des prostituées, incapables de résister à la situation. Andréa, néanmoins, restera avec eux jusqu’à la fin. Je reste, affirme-t-elle dans un premier plan éloquent, le regard fixé sur le spectateur. Elle est institutrice, mère nourricière, maîtresse perverse, guide de la mort, tout à la fois. Elle leur portera à tous une attention maternelle et sexuelle. Si elle fait l’amour avec chacun d’eux c’est – nous dit Philippe Noiret – par amour, pas par vice. Nous ne connaissons pas l’inspiration psychanalytique de Rafael Azcona ou de Marco Ferreri. Ils l’avaient probablement lors de l’élaboration du scénario. Quoiqu’il en soit, il est évident que chacun des personnages est plein de sens dans une optique psychanalytique. Chacun d’entre eux, en effet, illustre un problème relatif à chacune des étapes du développement libidinal. Si Philippe représente un prototype de personnalité orale, Michel présente une dynamique obsessive et anale. Ugo, avec son problème d’impuissance, laisse transparaître une problématique d’ordre génital et, finalement, Marcello est un exemple clair de perversion sexuelle. En effet, Marcello, pilote d’aviation, représente l’obsession perverse pour le sexe. Les éléments d’un machisme donjuanesque et d’un caractère manifestement sadique sont fréquents dans ses relations sexuelles compulsives. Le fétichisme, dans ses jeux avec des sous-vêtements féminins ou avec le monde du moteur (un piston avec lequel il joue comme s’il s’agissait d’un pénis) mettent en évidence sa dynamique machiste et perverse. Néanmoins, cette prédominance de la passion sexuelle, bien qu’avec son évident caractère pathologique, sera, malgré tout, l’expression claire de pulsions de vie qui s’imposent en le défendant contre les pulsions de mort. Il a eu peur de mourir, commente Philippe. Un point d’inflexion dans son retrait du projet est la véritable explosion d’excréments qui envahit toute la maison de son odeur fétide. On ne peut pas mourir en mangeant. Je pars. Vous êtes une bande de castrés. Vous avez choisi la manière la plus stupide de mourir. Il mourra également comme ses trois compagnons, pas par ingestion de nourriture mais congelé dans son objet fétiche : la Bugatti pour laquelle il se passionne depuis son arrivée à la maison. Son cadavre sera enfermé dans une chambre froide de la cuisine, de laquelle on pourra contempler son visage inerte à travers une vitre, alors qu’à côté seront préparés encore d’immenses plateaux de nourriture. Michel, dont la dimension homosexuelle se laisse voir dans les baisers et les cris de douleurs face au cadavre de Marcello, présente une dynamique manifestement anale-obsessive. Sa relation avec l’ordre et la propreté ou la 14 saleté est clairement dessinée depuis le début du film. Lorsqu’il se rend sur le lieu de ce rituel macabre, il emporte des gants de caoutchouc pour laver la vaisselle, qu’il considère comme des objets indispensables ; il est obsédé par l’ordre dans la maison : la cuisine, la salle à manger… je ne pourrais pas dormir – nous dit-il – sans avoir tout rangé avant. Sa dynamique affective liée à l’anal s’exprime surtout dans l’aérophagie dont il souffre, dans ses problèmes abdominaux et dans ses fréquentes, bruyantes et longues flatulences. Après une de ces flatulences immenses, prolongées et bruyantes, nous le voyons mourir assis sur ses propres immondices à la terrasse de la demeure. Ugo, chef de cuisine, qui vit une terrible relation matrimoniale, représente les difficultés dans le secteur de la génitalité, dans une impuissance dont il informe le spectateur à l’aide d’allusions légères mais claires. Andréa l’aide à mourir en le masturbant sur la table de cuisine et Philippe en lui donnant à manger avec un visage maternel jusqu’à faire coïncider l’ingestion de nourriture, l’orgasme et la mort. Finalement, le magistrat, qui depuis le début nous est présenté comme le plus infantile de tous, vit attaché et fixé dans la phase orale. Dans les scènes initiales de présentation, il nous apparaît régressivement au lit, réveillé par celle qui se révélera être sa nourrice, et avec laquelle il vit un lien maternel et incestueux, toujours dans un ton d’oralité. Il vit ainsi depuis le décès de sa mère deux ans et demi auparavant. Il ne s’est jamais marié. Il vit attaché à ses souvenirs d’enfance. A son aventure suicide, il n’emmène que la photo sur laquelle il contemple cette nourrice, possessive et castratrice, qui lui donne le sein quand il était bébé. Le spectateur assiste à sa mort alors qu’il regarde cette photo. Manger pour mourir. Transmuter l’aliment en un mauvais objet, nocif, destructeur des fantasmes qui habitent le monde intérieur. Chacun d’entre eux dans une dynamique personnelle différente. Mort associée à un objet fétiche, dans le cas de Marcelo ; mort comme résultat d’une explosion anale finale pour Michel ; mort simultanée à un dernier plaisir génital dans le cas d’Ugo ; mort, finalement, dans une pure oralité pour Philippe. Nous pouvons trouver beaucoup de modalités dans ce choix de l’autodestruction à travers l’oralité. Dans notre clinique, nous sommes aussi témoin de ces dynamiques destructives qui prolifèrent dans notre société de l’opulence. Cependant, au début était l’ambivalence… La grande Bouffe aussi, malgré ses dimensions thanatiques évidentes, nous montre la participation d’Eros comme allié du pouvoir de Thanatos. Eros, non seulement dans sa dimension la plus perverse et névrotique, que nous avons déjà eu l’occasion de souligner. Eros aussi dans ses aspects les plus sains, incapables, néanmoins, de contenir la pression prévalente des pulsions de mort. L’objectif de ces quatre personnages est la mort. Et le pouvoir de leurs pulsions d’autodestruction est tellement fort que, grâce à elles, ils l’atteignent. Cependant, pour ce faire, il fut nécessaire que les liens amoureux jouent un rôle fondamental. Non seulement dans les liens érotiques avec les prostituées ou dans le soutien affectif de mère et maîtresse que joue Andréa mais aussi par les liens qui existent entre les quatre protagonistes du film. Ils veulent en finir avec leur vie mais ils ne le font pas en solitaire ou à l’aide d’un poison rapide. Ils rencontrent la mort accompagnés par la vie dans des liens d’amitié qui, dans le cas de Michel, possèdent, de plus, un caractère homosexuel. Ils créent ce qu’ils appellent eux-mêmes une « communauté de table et de lit ». Ces liens jouent un rôle dans le développement de l’action. Ils communiquent, plaisantent, s’acceptent avec leurs limites, assument les frustrations qu’ils se provoquent, et lorsqu’ils arrivent aux moments décisifs, ils collaborent et s’aident, en adoptant 15 même une attitude tendre et maternelle, dans la fragilité et l’angoisse que la mort provoquent en eux. Ils se regrettent et se pleurent aussi au fur et à mesure qu’ils se perdent les uns les autres. Pour se manger et pour se détruire en mangeant, l’ambivalence, Eros et Thanatos ont du agir conjointement. Manger pour vivre… avec ambivalence Il a un plaisir associé à l’incorporation orale. Plaisir qui peut être utilisé comme ressource pour favoriser l’action de Thanatos, ou plaisir qui peut contribuer à l’établissement de liens sains avec nous-mêmes et avec les autres mais qui, en tant que plaisir, provoque également des peurs et des résistances. C’est à ces angoisses associées au plaisir oral, à son effondrement et à une ouverture ultérieure aux autres que l’on nous montre la proposition filmique de Gabriel Axel dans le film Le festin de Babette. Il s’agit d’un film danois de 1987, inspiré d’un récit de Karen Blixen, plus connue sous le nom d’Isak Dinesen (1885-1962), auteur de l’également connu « Mémoires d’Afrique ». Le réalisateur du film est Gabriel Axel (1918) et il a réalisé un total de 20 long-métrages dont se détache cette adaptation de l’œuvre de Karen Blixen grâce à laquelle il a obtenu l’Oscar du meilleur film étranger en 1988. Babette, sa protagoniste, avait été reconnue chef dans le restaurant parisien « Le café anglais » et, après avoir fui la répression de la communauté de Paris en 1871, avait trouvé refuge comme assistante de deux vieilles sœurs (Martina et Filippa) qui se consacraient à la direction d’un groupe religieux dans une région perdue de la Norvège. La petite communauté, fondée par le père de ces deux sœurs, avait perdu de la vitalité avec le temps et gagné en frustration et mécontentement. Tous vivent dans un régime d’austérité, particulièrement dans leur façon de manger. Ces deux femmes, qui dans leur jeunesse avaient été très belles, « de cette beauté presque surnaturelle des arbres fruitiers en fleur ou des neiges éternelles », ont renoncé à l’amour de deux hommes que leur père, le rigide réformateur religieux, s’est chargé d’éloigner de leur vie. Babette s’adaptera complètement à ce style de vie sans faire connaître sa véritable identité. Elle fait docilement semblant de ne rien y connaître en cuisine et de tout apprendre des deux sœurs. Cependant, un jour, de façon inattendue, elle reçoit une lettre de France, la lit, et surprise lève les yeux vers le visage des deux femmes et les informe qu’elle a gagné 10.000 francs à un grand prix de loterie à laquelle elle jouait depuis quinze ans. Toutefois, Babette, au lieu de profiter de cette chance pour changer sa situation personnelle, décide d’utiliser son argent, tout son argent, pour préparer un grand repas pour fêter le centenaire de la naissance du fondateur du groupe et père des deux sœurs. Plus humble et soumise qu’elles ne l’avaient jamais vues, elle supplie les deux sœurs de lui concéder cette faveur : préparer un dîner français, un « authentique dîner français ». En utilisant ces termes, Babette provoque immédiatement la surprise et, parallèlement, une profonde crainte chez les deux dames. Les sœurs résistent mais, face à l’insistance de Babette, elles acceptent son offre. Lorsque les aliments arrivent, l’anxiété des sœurs se fait croissante : un premier plan d’une énorme tortue de mer vivante qui servira à préparer la soupe pour l’entrée représente tout un monde primitif et archaïque qui semble mobiliser les zones les plus réprimées par l’austère religiosité du groupe. Lorsqu’elles entrent dans la cuisine, les sourires des deux sœurs se figent en contemplant l’animal 16 qui bouge la tête. Effrayées, elles ferment la porte de la cuisine comme elles ferment les portes de leurs désirs réprimés et des angoisses qui y sont associées. Les effets de cette vision se font immédiatement sentir dans le terrible cauchemar qu’aura Martina cette nuit là, où elle voit une image sinistre de Babette, l’incarnation de la tentation et du pêché, dans une disposition qui semblerait vouloir aller jusqu’à tous les empoisonner. Les sœurs avertissent la petite communauté de l’énorme danger qui s’approche. Le sentiment de culpabilité émerge avec le souvenir du père, qui les avait défendues de tout amour charnel et de tout type de sensualité et voit maintenant comment va se tenir dans son propre foyer ce qu’il appelle un « sabbat de sorcières ». Le groupe tente de soulager la culpabilité des sœurs et ils se promettent de garder le silence, le grand jour, sur tout ce qui touche à la nourriture et à la boisson. Rien de ce qu’on leur présentera ne leur ôtera un mot de la bouche. Réunis en cercle, ils se tiennent la main et chante un hymne de louange au Seigneur. Ce sera comme si nous n’avions jamais eu le sens du goût, se disent-ils pleins de conviction. Finalement, le moment du danger arrive une nuit sombre et paisible. Ils entrent tous et sont reçus dans la maison dans une salle où trône le portrait du fondateur, après que Martina l’ait retiré de son emplacement habituel : la salle à manger où se présentera le danger. Son portrait, représentation de la loi, de l’ordre et de la morale, ne devrait pas assister à ce qu’il pourrait arriver. Alors que Babette se charge des derniers détails en cuisine, ils chantent des hymnes qui devraient les protéger des dangers qui s’approchent. Il y aura douze invités au dîner, dans ce que l’on a voulu voir comme un parallèle à la dernière cène de Jésus. Le menu que Babette leur a préparé est le suivant : d’abord, une soupe de tortue au xérès très sec. Ensuite, Blinis Demidoff farcis de caviar et accompagnés d’un Veuve Clicquot de 1860. Suivront des cailles en sarcophage de pâte feuilletée, foie gras, truffe et salade Pelligrini, arrosé d’un Clos de Vougeot de 1846. Une sélection de fromage et Porto, un baba au rhum accompagné de figues sèches et du café complèteront le dîner. Assis à table, ils se rappellent de leur promesse : ils ne devront rien savourer de ce qu’ils mangent ni faire le moindre commentaire : le corps doit être – comme ils le disent dans leur prière et en se serrant les mains – « l’esclave de l’âme ». Comme dans les noces de Cana : la nourriture n’a pas d’importance. Néanmoins, la défense du groupe face à la dangereuse sensualité du menu trouve un front ouvert : le neveu d’une riche femme membre du groupe et qui avait été un ancien prétendant rejeté de Martina, a également été invité. C’est un homme du monde, de la garde royale, qui vit déçu de lui-même. Il se transformera aussi au cours du dîner et c’est lui qui ouvre la porte aux autres à la sensualité de la nourriture et de la boisson. Il exprimera ce qui est réprimé, il ouvrira la porte à la sensualité du manger et du boire. Alors qu’il se méfie légèrement du vin qu’il s’apprête à goûter, il ne peut s’empêcher de s’exclamer dès l’avoir mis en bouche : Fabuleux, quel Amontillado ! Le meilleur Amontillado que j’aie goûté de ma vie ! Face au plaisir émergent et déjà impossible à nier, la défense du groupe s’intensifie. Pour eux, rien de tel que d’opposer au discours sensuel de l’homme du monde le souvenir de l’austère fondateur du groupe, sa grande sainteté et son pouvoir. Néanmoins, la sensualité de la nourriture et l’action transformatrice de la boisson porteront un coup efficace à la résistance qu’on lui oppose. C’est le moment auquel le Général Löwenhielm associe ce plaisir de la nourriture et de la boisson à la passion amoureuse. 17 Cette association de la nourriture à la sexualité mobilise immédiatement l’anxiété du groupe. La défense s’intensifie à nouveau en raison des souvenirs de la doctrine spirituelle qu’on leur a inculquée. Le vin, cependant, joue son rôle et sape les résistances pour laisser place simultanément aux sentiments amoureux qui n’ont jamais pu s’exprimer auparavant. Les visages s’illuminent, les mets sont savourés dans des premiers plans éloquents et c’est alors le moment où le Général exprime le miracle qui s’est produit au cours du festin : la miséricorde et la vérité se sont trouvées, la justice et le bonheur s’embrassent mutuellement. Nous ne pouvons être myopes et croire que nous devons choisir l’un ou l’autre. Il arrive toutefois un moment auquel nos yeux s’ouvrent et nous comprenons finalement que la grâce est infinie. Nous devons l’attendre et la recevoir avec gratitude. La transformation a été possible parce qu’ils ont été touchés par la grâce, représentée dans le généreux festin de Babette. Cette grâce provoque chez les membres de la communauté la réconciliation, la proximité, l’harmonie et le plaisir : ils n’ont plus peur de tout ça. Mieux vaut du vin que de l’eau. Tout est le fruit d’un repas, la transformation s’est opérée à travers celui-ci qui est devenu un don généreux, dans l’expression d’un amour qui renverse les forces qui s’opposent au désir et à la passion de vivre. Cependant, nous devons nous rappeler une fois encore qu’au début était l’ambivalence. Le film de Gabriel Axel fut reçu avec enthousiasme par les théologiens et les pasteurs. On voulut y voir une métaphore de l’Eucharistie et même d’une christologie. Babette représenterait – a-t-on dit – le personnage de Jésus qui est venu pour servir et pas pour être servi. On voulut aussi voir dans la structure du film une correspondance avec l’histoire de la rédemption : la première partie du film correspondrait à l’Ancien Testament, alors que la seconde représenterait le Nouveau Testament. Le rôle du Général fut également compris comme celui d’un prêtre qui interprète les éléments symboliques qui les 15 rapprochent de l’expérience vitale au bénéfice de la communauté . Ces interprétations théologiques peuvent être plus ou moins cohérentes. Cependant, en marge de ces dernières et sans prétendre les mettre en doute, il y a également une lecture psychanalytique qui nous offrirait, sans aucun doute, une autre vision des choses. Pour cela, il est très important de prendre en considération le texte original de Karen Blixen, que le réalisateur du film a suivi 16 pour les éléments essentiels, mais dont il s’est passé de certains aspects. Dans le film de Gabriel Axel, la manière dont apparaît le personnage de Babette attire l’attention. D’une part, on nous la montre dans sa pleine générosité lorsqu’elle investit tout son argent dans cette célébration importante pour la petite communauté et, néanmoins, elle apparaît toujours sérieuse, froide, distante, très différente de ce qu’on pourrait considérer comme une gentille mère qui fournit tendrement des aliments et du plaisir. A l’un ou l’autre moment, le spectateur pourrait se demander si ce que Babette prépare en cuisine n’est pas un cadeau empoisonné ; en d’autres termes, une agression couverte ou une espèce de vengeance contre la communauté austère qui l’oblige à adopter un style de vie si rigoureux et austère. Babette sait certainement très bien que son 15 Cf. “Análisis de una película sobre la gracia” en J.I. GONZÁLEZ FAUS, Fe en Dios y construcción de la historia, Trotta, Madrid 1998, 198-207; P. RODRÍGUEZ PANIZO, La gracia infinita: ensayo estético y teológico sobre “El festín de Babette”, chez P. RODRÍGUEZ PANIZO- S. CASTRO SÁNCHEZ- F. MILLÁN ROMERAL (Eds.), Umbre, imago, veritas, Universidad Pontificia de Madrid Comillas 2004, 581-624. 16 Cf. ISAK DINESEN, El festín de Babette. Nórdica libros, Madrid 2007. 18 dîner français fastueux détruira des dynamiques personnelles et communautaires pour lesquelles le petit groupe opta. En ce qui concerne la fin du film, il semble que le réalisateur décida de souligner les dimensions les plus positives du projet de Babette et que, d’une certaine manière, il adhère à certaines lectures théologiques que l’on fit de son œuvre, en soulignant le rôle du don, de la grâce et de ses effets libérateurs. Cela explique qu’il ait choisi d’éliminer certains aspects qui apparaissent dans le texte original et qui présentent, sans doute, une image moins idéalisée de sa protagoniste. Cependant, comme le signale Freud par rapport à l’élaboration que la Bible fait de Moïse, le cinéaste ne réussit pas totalement à effacer ces autres aspects originaux du récit. Des aspects qui nous font penser que l’ambivalence qui dirige sa conduite se trouve dans le texte original comme un « non-dit » et qui purent même échapper à la conscience de l’auteur du texte original. Quoi qu’il en soit, l’image de fermeté et de froideur dans l’atteinte de son objectif que dépeint le film est plus cohérente avec l’image d’ensemble que nous offre le texte original. Dans le film, Babette est une femme rousse mais est elle brune dans le texte original. Cela pourrait ne pas avoir plus d’importance si ce n’était que cet aspect est plus en accord avec toute une série de traits psychiques que l’auteur souligne dans sa personnalité. La sombre Martha – l’appelle-t-elle – dans la maison des deux Marie. Une obscurité qui lui conférait un aspect énigmatique et fatal, et qui provoquait de la peur dans son entourage : Ils avaient peur d’elle sur le quai et au marché, et c’est ainsi que cela transparaît dans certaines images du film. Il apparaît également dans le film que derrière une apparente soumission Babette cache une grande fierté. Lorsqu’elle arrive à la maison – nous dit l’auteur du conte – elle avait l’air d’une mendiante mais était en fait une conquérante. Un élément passé sous silence dans le film est son passé obscur, que les sœurs suspectaient en Babette et qui, au bout du compte, se confirme : pendant la révolution française, elle avait été une « pétroleuse », c'est-à-dire une de ces femmes qui mettaient le feu aux maisons avec du pétrole et qui, dans les barricades du Paris de la révolution, chargeait elle-même les fusils. Tous ces éléments, certains cachés, d’autres transformés et d’autres qui transparaissent clairement dans le film, nous mènent à une meilleure compréhension de l’ambivalence latente du cadeau que prépare Babette, s’il est possible de penser à un cadeau qui, par essence, ne contienne pas d’ambivalence. Babette confesse finalement aux sœurs qu’elle a été grand Chef au Café Anglais de Paris, qu’elle n’y retournera jamais et qu’elle a investi tout son argent dans le dîner. Lorsque Filippa lui dit sous forme de reproche qu’elle n’aurait pas du se défaire de tout ce qu’elle avait pour elles, Babette, comme nous le voyons dans le film, se lève, et alors que les deux sœurs semblent effrayées et amoindries, elle, avec une expression entre la dignité et la fierté et – comme le dit le texte original –, avec un regard profond, étrange, qui contient peut-être un peu de pitié, ou même de moquerie, répond : ce n’était pas seulement pour vous. Elle est – nous dit-elle – une artiste et même si elle n’a plus d’argent un artiste n’est jamais pauvre. Le texte original, néanmoins, est plus catégorique : Babette, face à la reconnaissance des sœurs, dit Pour vous ? – réplique-t-elle – Non. C’était pour moi… Je suis une grande artiste ! – dit-elle. Un moment passa et elle répéta : je suis une grande artiste, Mesdames… Une grande artiste, Mesdames, n’est jamais 19 17 pauvre . La motivation de Babette est donc – en partie, selon le film, ou globalement, selon les mots du texte – d’ordre narcissique, la preuve c’est qu’elle était une grande artiste, une démonstration avec laquelle, aussi bien dans le texte original que dans le film, elle arrive à prendre une position très lointaine de celle de l’humble soumission qu’elle adopta en arrivant chez les deux gentilles sœurs. Son geste permit certainement que le dîner devienne pour la petite communauté religieuse une transformation libératrice. Cependant, son don était marqué par l’ambivalence. Cette ambivalence qui, au départ représente l’action de téter mais aussi de donner le sein. Nous assistons donc à un manger pour vivre mais, comme dans le manger pour mourir de la grande bouffe, cela nous remet face à la marque de l’ambivalence. Eucharistie et ambivalence. L’alimentation, comme elle constitue une dimension essentielle de la vie humaine, acquit dès le départ des connotations d’ordre magique et religieux. Il est aisé que les aliments de base pour la survie deviennent sacrés et, de fait, toutes les sociétés ont des habitudes alimentaires qui appartiennent à la sphère religieuse : il y a des substances qui se mangent pour atteindre la sainteté ou pour se rapprocher des dieux, alors que d’autres s’interposent entre la chair et l’esprit et augmentent la distance divine. Parallèlement, les aliments permettent de nourrir l’identité et les exclus aident à la définir. Même dans la foi chrétienne, dans laquelle Jésus a déclaré que tous les aliments étaient purs, on ne put freiner la tendance de toute religion à établir des prescriptions sur ces derniers. D’autre part, il y a d’abondantes associations entre certaines célébrations religieuses et la consommation d’aliments qui y sont liés. Dans l’expérience chrétienne, la nourriture a également des significations importantes. Le lieu qu’occupe la commensalité dans les récits évangéliques fut souligné au point de considérer qu’il n’est pas possible d’élaborer une christologie sans concéder un espace d’importance aux repas de Jésus. En effet, les récits évangéliques laissent voir que les souvenirs les mieux gardés par les communautés chrétiennes primitives sont ceux des guérisons et des repas de Jésus. Il y a 137 textes liés aux repas. Cela indique évidemment que la commensalité, dans ses multiples aspects et manifestations, fut pour Jésus un secteur privilégié de la vie auquel on concède le caractère de topos de la 18 révélation de Dieu . La parabole du grand banquet (Mt 22, 1-10 ; Lc 14, 15-24) est un des récits évangéliques dans lesquels on voit de façon très évidente jusqu’à quel point la table partagée, dans la chaleur et l’intimité du repas (Lc 14, 16), est un lieu (topos) dans lequel Dieux se fait présent et se fait connaître. Le fait que dans les apparitions du ressuscité la nourriture fasse encore son apparition renforce cet aspect de la commensalité comme espace privilégié de la manifestation de Dieu. Cependant, nous observons aussi comment, dans les récits évangéliques, les repas de Jésus provoquent facilement un conflit avec la société religieuse de son entourage ; de telle sorte que la tension et l’ambivalence coexistent avec la communion et la solidarité. Toutefois, si ces repas provoquent le scandale et le 17 Ib. 104. Cf. J. M. CASTILLO dans La humanización de Dios. Ensayo de cristología Trotta, Madrid 2009. Tout le chapitre 9 est consacré aux repas de Jésus. 18 20 conflit avec l’extérieur, dans les plus importants, comme la « Dernière Cène », la tension et le conflit se font présents à l’intérieur même de la communauté : l’incompréhension, la solitude, la trahison imminente, l’abandon précoce de tous et la négation de Pierre, tout contribue à charger l’air de tension dans cette dernière cène de Jésus avec le siens. La dernière cène de Jésus est également imprégnée de cette ambivalence entre communion et conflit. C’est dans cette dernière cène que s’institue l’acte central de la foi et de l’expérience chrétienne : l’Eucharistie, en tant que commémoration de la mort et de la résurrection de Jésus. Cependant, très vite, la communauté chrétienne prend conscience du fait que cette commémoration peut être pervertie en raison des situations vitales dans lesquelles elle se célèbre. Paul, dans sa lettre aux Corinthiens, s’en prend à ces communautés qui célèbrent l’Eucharistie dans un contexte d’injustice et de manque de solidarité. Ses mots sont forts : c’est un jugement (I Cor. 11, 29) que l’on incorpore dans ces manières de célébrer la cène du Seigneur. La densité dramatique de cet épisode de la vie de Jésus exerça une puissante fascination sur tout l’art et la culture de l’occident chrétien et fit également l’objet de nombreuses représentations filmiques qui mériteraient une analyse théologique différentielle qui échappe ici à l’objectif de notre travail. D’une façon que beaucoup de personnes pourraient ressentir comme irrévérencieuse, la scénographie de la dernière cène apparut dans des compositions picturales ou photographiques que le monde du celluloïd reprit également entre autres choses. Sans aucun doute, une des représentations les plus célèbres de la dernière cène est celle réalisée par Luis Buñuel dans son film Viridiana. Dans ce dernier, les mendiants qui, avec un apparent respect et soumission, acceptent les aumônes et les attentions de Viridiana, profitent de son absence pour célébrer un festin dans la partie noble de la maison qui leur était interdite. En brisant leur condition de parias, ils se laissent porter par toute cette force violente de transgression contre la classe sociale qui les met dans cette position de pauvreté et de marginalisation. Nous pouvons interpréter que, de cette manière, ils rendent à Viridiana l’agression qu’ils reçoivent en assumant humblement leur condition de mendiants soumis. Si c’est une motivation d’ordre religieux qui pousse Viridiana à cette action caritative, c’est cet ordre qui est agressé dans la grotesque représentation que font les mendiants de la dernière cène de Léonard de Vinci. Nous trouvons un parallèle de l’ambivalence dans le film La dernière cène (La última Cena) du cubain Gutiérrez Alea. Il s’agit d’un des plus récompensés de la cinématographie cubaine. Cinquante-deux minutes de film ininterrompues se centrent sur le déroulement d’un repas qui commémore celui de Jésus et montrent qu’un aliment matériel consommé dans l’urgence d’une faim d’esclave est parallèle à un rejet de l’aliment spirituel qu’on essaie d’ingérer, en profitant de la satisfaction qu’apporte le premier. Il existe des spiritualités, des théologies perverses et « inavalables » qui finissent par provoquer des vomissements. On « vomit », on crache, en effet, cet aliment spirituel avec lequel on prétend légitimer l’injustice. Le film reprend un fait historique qui s’est produit au 18ème siècle. Un comte essaie de répéter le geste de Jésus avec ses disciples et, pour ce faire, il choisit douze esclaves noirs de son « hacienda » pour célébrer le Jeudi Saint. Cependant, les conséquences de cet acte « pieux » sont complètement inattendues. La « Dernière cène » devient ainsi une virulente antiparabole sur les contradictions entre un discours prétendument chrétien et une situation d’injustice avec laquelle on prétend la légitimer. Le film possède une intentionnalité politique claire dans les paramètres idéologiques du Cuba de 21 Castro et par rapport à laquelle le réalisateur a pris une distance critique plus tard comme nous avons pu le vérifier dans son délicieux Fraise et chocolat (Fresa y chocolate). La dernière cène, néanmoins, en marge de son imprégnation idéologique philo-marxiste nous offre l’opportunité d’entreprendre une relecture dans des tonalités psychanalytiques dans lesquelles les relations avec l’autorité deviennent le noyau central. Au début du film, on assiste à la chasse, à l’aide de chiens, d’un esclave qui s’échappa et que l’on punit sauvagement après l’avoir retrouvé en lui mutilant une oreille. Dans le film, ce personnage représente la rébellion, la violence qui se refuse à assumer une position de soumission comme esclave. En d’autres termes, le refus d’assumer une position de masochisme qu’adoptent les autres comme unique mode de survie. En effet, les esclaves adoptent des positions serviles, soumises, masochistes, comme mécanisme de défense face à une violence qui semblerait condamnée à l’échec de toute évidence. L’identification à l’agresseur est le mécanisme qui les aide à survivre à ce régime d’esclavage. Cependant, cette relation de nature sadomasochiste qui s’établit entre le maître et l’esclave est, de plus, alimentée d’un discours religieux, dans lequel dieu apparaît comme fondement ultime de l’autorité à laquelle ils doivent se soumettre. Si dans le festin de Babette nous nous trouvons face à un dieu qui semble être ennemi, rival de l’homme et jaloux de son plaisir, dans la dernière Cène, on nous présente un Dieu qui exige une soumission si radicale qu’elle passe par l’acceptation et la sacralisation de la souffrance et de l’esclavage. L’aumônier de « l’hacienda » remplit cette fonction légitimatrice. La récompense de cette soumission sera le fait de manger à la même table que Dieu. Cette catéchèse est celle que maintient le comte durant la célébration du repas : la nourriture et la boisson alimentent la soumission masochiste. Le comte semble jouer le rôle d’un père généreux qui offre amour et protection dans une position 19 qu’analysa en profondeur Pierre Legendre dans son œuvre L’amour du censeur . Ce sont des liens d’amour qui lient les sujets avec leurs censeurs et c’est ainsi que s’établit la grande complicité dans les stratagèmes de l’autorité et de l’obéissance. Le grand triomphe du pouvoir est celui de se faire aimer par les personnes que l’on soumet. Dans notre cas, le pouvoir prétendra se situer dans la représentation d’un père qui prend soin des siens et les alimente amoureusement, dans une sinistre imitation de la dernière cène de Jésus. Tout cela est pour vous – leur dit-il. Ce jour n’est pas comme les autres. C’est un jour spécial, parce qu’il est écrit dans le livre de Dieu. Un jour comme celui-ci, le Christ s’est réuni avec ses amis, avec les Saints, avec ses disciples qui étaient comme ses esclaves pour leur dire au revoir parce qu’il allait mourir… Le Christ allait au ciel. Dieu le Père l’avait appelé. Quelqu’un devait se sacrifier pour toute l’humanité qui souffrait. On avait besoin d’un agneau. Quelqu’un qui assumerait le châtiment de Dieu. Sans protester, en silence. Quelqu’un devait payer pour tout le mal que l’homme avait fait. Bien… ! Mangez, mangez et buvez… Plus tard, il ajoutera encore à cette interprétation expiatrice de la mort de Jésus la légende qui explique comment Saint François fit comprendre au Père Léon que le bonheur véritable et parfait consiste à tout supporter par amour pour le Christ, à offrir notre douleur à Dieu avec joie. Les esclaves rient pour exprimer l’impossibilité de différer de cette doctrine : lorsqu’ils recevront les coups du contremaître, doivent-ils être contents ? Oui – répond le comte – parce que les noirs sont préparés à ça, à souffrir. C’est ainsi 19 Ed. Du Seuil, Paris 1974. 22 que Dieu en a disposé. C’est pour cela qu’ils doivent assumer la douleur, les coups du contremaître. Dieu les récompensera au paradis où il n’y aura plus ni maître ni esclave. Cependant, le comte est conscient que cet aliment spirituel est difficile à « avaler ». Surtout pour certains. C’est pour cette raison, pour s’assurer que l’objectif sera pleinement atteint, qu’il place à sa droite le plus rebelle des esclaves, Sébastien, celui dont l’oreille a été mutilée après sa tentative de fuite. Il se concentre avec lui dans une attitude séductrice, en lui montrant toute son attention et sa délicatesse. Le maître, pour l’être, doit être reconnu comme tel par l’esclave. Le triomphe du pouvoir consiste à se faire aimer. En étant reconnu par l’autre. Qui suis-je ? Reconnais-moi, insiste le comte à plusieurs reprises en s’adressant à l’esclave, d’un ton de plus en plus élevé et exigeant. Cependant, Sébastien résiste à reconnaître le maître, parce qu’il est conscient que de cette manière il s’identifie immédiatement comme un esclave. Dans une des séquences les plus dramatiquement tendues du film, Sébastien, dans un premier plan expressif, lance un crachat au visage du maître qui, après un premier élan de colère contenu, se montre à nouveau docile et humble pour poursuivre son objectif à travers l’imitation de Jésus. Un jour comme celui-ci le Christ s’humilia pour nous – leur dit-il – Il n’est en rien grandiose qu’un maître s’humilie face à ses esclaves. Ainsi, dans l’acceptation de l’humiliation il obtient sa plus grande gratification narcissique : celle de se situer dans une position sacrée, omnipotente, dans l’imitation de Jésus lui-même. En suivant également ses pas, il reproduit très solennellement le geste et les mots de l’institution eucharistique. Le cérémonial échappe, évidemment, à la compréhension des esclaves qui, dans la position primitive dans laquelle ils se voient obligés à vivre, peuvent seulement l’interpréter comme un acte de cannibalisme. Cependant, les esclaves apprennent quelque chose qui diffère de ce que le maître veut leur inculquer. Comme le commentera plus tard l’aumônier, ils comprennent qu’ils peuvent manger à la table du maître. Je crains – dit-il au maître – qu’ils aient vu quelque chose qui aille à votre encontre. En effet, le vendredi saint sera un jour de mort et de destruction. Les esclaves refusent de travailler ce jour-là parce que le comte, alors qu’il était ivre, le leur avait promis. Toutefois, le contremaître, soutenu par le maître à nouveau lucide, n’est pas disposé à le leur permettre. La mèche s’allume et la rébellion se déchaîne. Le contremaître, qui selon les mots de l’aumônier représentait Jésus pour les esclaves, est assassiné à l’heure même où Jésus est mort après son chemin de croix. La violence réprimée en raison de cette position de soumission masochiste forcée éclate dans toute son intensité. « L’hacienda » est pillée et incendiée. Le samedi saint sera également un jour de violence, de persécution et de mort. Les rebelles sont capturés et on condamne à mort les ingrats qui étaient à la table du maître. Leur tête sera accrochée en haut d’un madrier. Onze. Tous exceptés une : la rebelle qui, le dimanche de la résurrection, court dans les champs, libre comme l’eau des sources et comme les oiseaux qui volent librement dans le ciel. Si dans La grande Bouffe la nourriture agit comme un instrument mortifère et dans Le festin de Babette comme un agent de vie et de libération, dans La dernière Cène, la nourriture montre tout son pouvoir ambivalent en créant à la fois vie et mort, violence et libération. En tout cas, comme nous l’avons également vu, le manger et le boire sont configurés dans un même dynamisme 23 par les pulsions de vie et de mort. Par conséquent, en fonction des diverses dynamiques personnelles, ils peuvent servir les fins d’Eros ou de Thanatos. Le cinéma, comme nous avons pu le constater, fidèle à la vie comme tout autre mode d’expression artistique, s’est fait écho de toutes ces possibilités et se présente ainsi à nous comme un matériel de premier ordre pour réfléchir à cette fonction vitale de notre existence. 24