Francis - AIEMPR

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Francis - AIEMPR
Manger et boire : salut ou condamnation :
Une analyse cinématographique
Manger avec les yeux.
En marge de ce que l’expérience cinématographique mobilise dans le monde
intérieur du spectateur, et pour ne parler que de la thématique de notre congrès,
il faudrait commencer par signaler que l’écran semble satisfaire d’importants
1
besoins nutritifs de ce monde intérieur . D’une certaine manière, le cinéma joue
le rôle d’une mère nourricière. L’expérience du spectateur consiste à s’alimenter,
en incorporant ou en dévorant des images, des sons et des histoires. Un repas
visuel qui, à maintes reprises, semble réclamer comme appui l’ingestion
compulsive d’un aliment matériel. Le cinéma et la nourriture semblent
fonctionner comme des plaisirs qui s’accompagnent et se soutiennent
mutuellement.
Manger ensemble : communication et identité.
1
De nombreuses études psychanalytiques portèrent leur attention aussi bien sur
l’expérience filmique du spectateur que sur celle de la production cinématographique,
malgré le peu d’intérêt et les résistances de Freud à s’introduire dans ce domaine. Pour
ne citer que quelques-uns d’entre eux, cf. S. TISSERON, S., Comment Hitchcock m’a
guéri. Que cherchons-nous dans les images ? A. MICHEL, Paris ; P. L. ASSOUN, Leçons
psychanalytiques sur le regard et la voix, Nueva Visión, Buenos Aires 1997 ; J.
BERGSTROM, (dir.) Endless night. Cinema and Psychoanalysis, Parallel Histories.
University of California Press, L.A. 1999; G. O. GABBARD, (Ed.) Psychoanalysis and film,
Karnac, Londres 2001; E. A. KAPLAN, (ed.) Psychoanalysis and cinema, Routledge,
Londres 1990; V. LEBEAU, V. Psychoanalysis and cinema. The Play of Shadows,
Wallflowers, Londres-New York, 2001; The couch and the silver screen, Psychoanalytic
Reflections on European Cinema, Brunner-Routledge, New York 2003. Nous savons que
dès la première projection du film à New-York, d’importantes offres économiques lui ont
été faites pour qu’il collabore au film du producteur cinématographique Samuel Goldwyn
en 1924. Malgré l’insistance de K. Abraham, Freud refusa toujours catégoriquement ce
type de projets car il était convaincu de l’impossibilité de représenter visuellement ses
apports théoriques. Finalement, avec la collaboration de K. Abraham en tant que
scénariste, le réalisateur G. W. Pabst réalisa le film intitulé Les Mystères d'une âme
(Geheimnisse einer Seele).
Le cinéma ne lui rendit pas la pareille. Dans l’histoire du cinéma, le rapprochement de la
psychanalyse fut fondamental pour des réalisateurs comme Buñuel, Hitchcock, Pasolini,
Chabrol, Woody Allen ou John Huston, dans leur approche de la vie et de l’œuvre de
Freud dans le film Freud, Passions Secrètes (Freud, the Secret Passion) (1962). L’œuvre
répond à un libre essai biographique à partir de l’époque des premières découvertes
freudiennes. Le scénario fut écrit par Jean-Paul Sartre et un désaccord entre le
réalisateur J. Huston donna lieu à une polémique âpre entre ces derniers et à la
disparition du philosophe français en tant que scénariste du film.
1
La première communication de l’être humain est celle qui se réalise dans le
contact intime avec le sein maternel. C’est ainsi, dans ce contact marqué par le
besoin et le désir, qu’apparaît la perception de l’altérité. Par conséquent, il ne
faut pas s’étonner du fait que la nourriture ait toujours constitué, en tout lieu et
en toute culture, un élément fondamental qui contextualise et favorise la
communication entre les êtres humains. Le cinéma s’est fait écho en
d’innombrables occasions de cette articulation permanente entre le besoin
biologique de s’alimenter et le désir de communication, de contact et de
rencontre avec l’autre. Parmi les innombrables films dans lesquels s’établit cette
relation, nous ne choisirons que les plus significatifs, en commençant par le
cinéma oriental qui fait preuve d’une prédilection particulière pour l’inclusion
dans les espaces familiers et relationnels de l’élément nourriture et des rituels
qui en découlent. Dans le film du taïwanais Ang Lee Eat, Salé, sucré (Drink Man
Women) (1994), ses protagonistes – un père et ses trois filles – “communiquent
en mangeant”, comme l’affirme l’une d’elles à un moment donné.
Il existe une dimension poétique et rituelle dans l’élaboration de la cuisine
orientale, qui la transforme en un signe d’identité authentique. C’est ce que l’on
observe dans la filmographie de Yasujiro Ozu, le plus classique des cinéastes
japonais. Il suffit de se souvenir du goût du Saké (Samma no aji, 1962) ou du
goût du riz au thé vert (Ochazuke no aji, 1952). La filmographie du réalisateur
japonais Kenji Mizoguchi est pleine de scènes autour de la nourriture. Un film
particulièrement intéressant, japonais également, en raison de son hommage à
la nourriture est Tampopo (1985) de Juzo Itami. Tampopo est le nom d’une
cuisinière, et un camionneur et son accompagnateur lui apprennent à faire les
meilleures nouilles de la ville et ceci constituera un curieux voyage initiatique.
En créant une atmosphère poétique particulière, Won Kar Wai donne également
le premier rôle à la nourriture et à la boisson dans toute sa filmographie. Tant
dans In the mood for Love (2000), dans 2046, que dans le plus récent My
Blueberry nights (2007), il fait apparaître et réapparaître des espaces dans
lesquels la nourriture et la boisson parlent de la solitude des personnages et de
la recherche d’une rencontre qui, au bout du compte, s’avère impossible.
Nous retrouvons également la nourriture en tant qu’élément agglutinant des
relations interpersonnelles dans le cinéma occidental. Dans ce sens, Gens de
Dublin (The Dead) (1987) est inoubliable, le dernier film de John Huston inspiré
du récit de Joyce, qui nous offre une profonde réflexion sur la vie et la mort au
cours d’un dîner de famille le jour de l’Epiphanie.
Dans Amarcord de Federico Fellini, la table constitue aussi une scène privilégiée
et divertissante qui nous permet de nous pencher sur le type de relations
entretenues dans la famille avec toutes ses tensions et ses conflits. A cette table
se trouve l’adolescent qui essaie maladroitement de revivre la première
communication avec le sein maternel dans la scène mémorable de sa rencontre
avec la buraliste aux seins exorbitants. L’oralité et l’érotisme, si fréquents dans
le cinéma de Fellini, dont nous trouvons une empreinte significative sur l’affiche
de son inoubliable Fellini Roma (Rome) (1972), qui représente une femme nue
dans la position de la louve romaine aux multiples seins à l’image du symbole de
la ville.
D’une façon particulièrement significative, on peut observer l’association de la
nourriture, de la rencontre et de la communication dans de nombreux films du
milieu italo-américain, particulièrement dans les histoires de mafia, comme dans
la trilogie de Francis Ford Coppola Le Parrain (The Godfather) (1972, 1974 et
1990). Plus récemment, on put également observer ce caractère intégrateur de
la nourriture au sein des relations familiales dans le film Le grain et le mulet
2
(2007) du réalisateur d’origine algérienne Abdellatif Kechiche, qui obtint, entre
autres, beaucoup de Prix Spéciaux du Jury au festival de Venise.
La nourriture joue un rôle de premier ordre dans la filmographie d’Almodóvar.
Son cinéma est un authentique empire des sens, une façon d’exciter chacun
d’entre eux et, parmi ces derniers, le goût revêt une importance particulière.
Dans ses histoires incroyables, la cuisine constitue un espace d’une intensité
émotionnelle et communicative singulière. La cuisine, non, plutôt la salle à
manger. Un espace, donc, étroitement lié au maternel, (clé herméneutique
fondamentale du rapprochement à sa vie et à sa filmographie) plus que la salle à
manger, qui semble faire plutôt référence à ce qui est familial dans son
ensemble. Cet espace singulier de la cuisine montre son atmosphère dans
Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? (¿Qué he hecho yo para merecer esto?),
Femmes au bord de la crise de nerfs (Mujeres al borde de un ataque de nervios),
La fleur de mon secret (La flor de mi secreto), Volver et dans le film le plus
récent Étreintes brisées (Los abrazos rotos).
En marge du contexte familial, mais comme axe central qui articule les types de
communication les plus divers, nous trouvons La cena (1998), de l’italien Ettore
Scola, dans lequel sont narrées les vicissitudes d’un groupe de convives qui
participent à un dîner dans un restaurant romain : c’est là que les masques
tombent et qu’apparaissent, autour des ragoûts et de leurs odeurs, tous types de
méchancetés et de bontés. C’est au cours d’une grande célébration familiale
qu’éclate brutalement tout un drame dissimulé jusqu’alors dans le film Festen,
(1998) du cinéaste danois Thomas Vinterber. Une famille de la haute aristocratie
danoise s’apprête à célébrer le 70ème anniversaire du patriarche de la famille, un
homme à la réputation irréprochable jusqu’à ce jour, au cours duquel un de ses
enfants, au moment de porter un toast, révèle l’obscur passé d’abus sexuels de
ses enfants. Tout dans le film semble montrer la tentative d’éviter la folie en
raison de cette dénonciation en même temps que l’on mange et que l’on boit.
Cependant, il y a aussi une question de pouvoir en rapport avec la cuisine. Cette
relation apparaît de façon très explicite dans le film brésilien de M. Jorge
L’Estomac (Estômago) (2007), dans lequel un prisonnier d’apparence fragile et
timide parvient, grâce à son savoir faire en cuisine, à contrôler totalement son
2
entourage carcéral . C’est sa victoire après son échec en amour. D’une façon
dramatique, et comme une métaphore de la condition humaine, nous pouvons
contempler ce que l’aliment peut représenter en terme de pouvoir sur les autres
dans la version cinématographique récente de L'Aveuglement de José Saramago,
réalisée par le cinéaste brésilien Fernando Mireilles et intitulée Blindness (2008).
Dans le film, comme dans le texte de Saramago, la nourriture est la source d’un
conflit à mort et l’instrument clé qui permet d’instaurer une tyrannie brutale sur
les autres.
La nourriture joue également le rôle d’instrument du pouvoir, de distinction de
classe et de prestige social. Nous le voyons dans les banquets luxueux et
élégants de Le Guépard (Il Gattopardo) (1963) de L. Visconti ou dans ceux qui
sont mis en scène dans le film de Rolan Joffé Vatel (2000), le célèbre cuisinier
qui finit par se suicider car il considérait avoir échoué dans l’organisation d’un
festin en l’honneur de Louis XIV. Le fim Gosford Park du vieux maître Robert
Altman est particulièrement intéressant. Dans le scénario magistral qui lui a valu
2
Le film maintient une certaine analogie avec ce qu’il se passe dans Scorsese Goodfellas
(1990), dans lequel un groupe de gens de la mafia emprisonnés préparent dans
l’austérité de la cellule un somptueux dîner composé d’excellents vins, de langoustes, de
gros biftecks, etc.
3
un Oscar, il entremêle des scènes qui se déroulent à l’étage noble d’une grande
demeure britannique avec celles qui ont lieu à l’étage inférieur, où le personnel
prépare un grand banquet. Dans aucun des deux espaces, bien différentiés, les
choses ne sont ce qu’elles semblent être. Le prestige et le pouvoir apparaissent
clairement dans la version de Marie-Antoinette de Sofia Coppola. Alfred
Hitchcock, un autre grand maître du cinéma, sut également utiliser l’aliment
3
comme une ressource pour différencier les classes sociales de ses personnages .
Dans le cinéma de Woody Allen, nous observons également un foisonnement de
scènes dans lesquelles les personnages dînent ou boivent ensemble et ceci
constitue un processus de cadrage de la bourgeoisie de ses personnages.
Cependant, si la nourriture constitue un élément différentiateur des classes
sociales, elle joue également un rôle fondamental de signe identitaire des
différentes cultures et groupes. La nourriture, en effet, - comme la langue et la
religion – constitue une preuve culturelle déterminante. Elle identifie et, par
conséquent, différencie nécessairement les ethnies, les peuples et les
collectivités. Ainsi, par exemple, nous pouvons observer la dinde du « jour
d’action de grâces » dans une grande variété de dynamiques familiales et dans
une infinité de films américains, parmi lesquels nous pouvons nous rappeler de
Hannah et ses sœurs (Hannah and her sisters) (1986) de Woody Allen,
célébration dans laquelle se noue toute la trame de l’histoire.
L’un des exemples les plus éloquents d’identité gastronomique américaine est
peut-être celui que nous trouvons dans Pulp fiction de Quentin Tarantino, dans
lequel la « nourriture rapide » de milk shakes et hamburgers se trouve sur les
premiers plans des premières et des dernières séquences.
Les spaghettis marquent une identité caractéristique du cinéma italien. Les
images de Totó, Alberto Sordi, Aldo Fabrizzi, Nino Manfredi, Sofia Loren, liées à
cet aliment font partie de notre mémoire collective. La très jeune Sophia Loren
est également inoubliable et est, certainement, une icône de l’identité italienne,
lorsqu’elle incarne une vendeuse de pizza (l’autre grand symbole de l’identité
culinaire italienne) dans le délicieux L'or de Naples (L’oro di Napoli) (1954) de
Vittorio Sica.
Plaisir et transgression
L’élimination de la faim est le point d’appui pour que le désir trouve un ancrage
permanent dans l’acte de manger. La satisfaction du besoin organique ouvre
ainsi la voie au désir pour qu’il puisse s’écouler dans la vie de l’oralité. Il se pose
également un grand problème lié à la faim et à sa présence au cinéma mais nous
devons y renoncer par manque de place.
L’association de la nourriture et des liens libidinaux constitue sans aucun doute
l’un des thèmes qui ont été les plus représentés par l’art cinématographique.
Pour ne rappeler que quelques titres significatifs, nous mentionnerons Jambon,
Jambon (Jamón, jamón) (1992), du réalisateur espagnol Bigas Luna. Dans ce
film, - disait son amant avide – les seins de la jeune fille interprétée par
Pénélope Cruz avaient le même goût que la meilleure des omelettes espagnoles ;
alors que lui – Javier Bardem – apparaissait comme prototype du « macho
ibérique », d’une voracité destructrice, en lien avec les métaphores du taureau et
du porc. Femmina piccante, falla tua amante, femmina cuccinera, prendila como
3
Cf. B. SCHULZ, Le livre de cuisine d’Hitchcok, ED. Temas de hoy, Barcelone 1996.
4
mogliera. Cette association de nourriture, de femmes et de plaisir est l’épilogue
et la morale du mémorable Le pigeon (Rufufú) de Monicelli.
D’une façon plus explicitement érotique dans le film taïwanais La Saveur de la
pastèque The waywoard cloud (2005), nous découvrons le binôme éros-aliment,
dans une transformation libidinale de la pastèque comme objet de satisfaction
sexuelle. Sans élément érotique explicite mais avec une relation suggestive par
rapport à la sensualité, nous trouvons le délicieux film grec Politiki Kouzina
(2003), qui combine les sentiments aux épices pour tenter de satisfaire en même
temps les cœurs et les palais.
Le cinéaste britannique d’avant-garde Peter Greenaway nous présente une
curieuse combinaison de nourriture, d’amour, d’érotisme et de violence dans Le
Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (The cook, the thief, his wife and her
lover) (1989). Le plat de résistance du film consiste à nous faire voir que le
sadique propriétaire d’un restaurant soumet et humilie son épouse et tous ceux
qui les entourent. L’amour, la haine, l’ambivalence et le cannibalisme
s’entrecroisent dans ce film à la scénographie éblouissante et aux sens
polyvalents. C’est tout un contraste avec l’agréable comédie Comme il faut (Drei
Sterne) (2000) de la cinéaste allemande Sandra Nettelbeck, dans laquelle la vie
d’une grande cuisinière, triste et introvertie, change avec le goût des pâtes
italiennes qui lui arrive par l’intermédiaire d’un rival et, finalement, d’un amant.
Le mélange de nourriture et d’érotisme se présente également dans le film
germano-suisse Eden (Edén), du réalisateur Michael Hofmann, dans lequel la
nourriture apparaît comme un stimulus de connotations passionnelles déjà
oubliées. La comédie française de O. Ducastel et J. Martineau Crustacés et
coquillages (2005) mélange également les plaisirs sensuels et érotiques avec les
plaisirs gastronomiques.
Nous trouvons une autre version de cuisine sensuelle, sans élément érotique
explicite, dans le film grec Politiki Kouzina (2003), qui combine savamment les
sentiments et les épices pour essayer de satisfaire conjointement les cœurs et
les palais. "La cannelle fait que les hommes se regardent dans les yeux, détail
essentiel à la fluidité des conversations", dit le sage grand-père de la famille. De
la même manière, nous trouvons cette combinaison de sentiments et de douceur
méditerranéenne dans Caramel (2007), de la réalisatrice libanaise Nadine
Nabaki, dans lequel la tendresse et la sensualité de l’amour trouvent leur
métaphore parfaite dans le sucre brûlé du caramel.
Dans beaucoup de films, l’aliment agit simplement comme une métaphore d’un
contexte culturel, relationnel, nutritif et amoureux. Il en est ainsi, par exemple,
dans la coproduction vietnamo-française L’odeur de la papaye verte (1993) de
Tran Anh Hung ou Beignets de tomates vertes (Fried green tomatoes) (1992) de
Jon Avnet, le film français de Claude Chabrol Merci pour le chocolat (2000) ou la
production israélienne Les citronniers (Lemon Tree) (2007) de Eran Riklis, entre
autres. Dans le film cubain Fraise et chocolat (Fresa y chocolate) (1993) de
Gutiérrez Alea, la nourriture, la glace, dans ce cas, constitue une métaphore
claire de la différence entre homosexualité et hétérosexualité. Les fraises
sauvages (Smultronstölle) (1957) est un autre film inoubliable, d’Ingmar
Bergman, dans lequel les fraises sauvages sont associées au premier amour
perdu dans les tristes avatars de l’existence.
Cependant, nous savons bien que le plaisir oral, en tant que plaisir libidinal, n’est
pas exempt de tabous et d’interdictions. C’est pour cela que des images de
culpabilité et de transgression les accompagnent si fréquemment, comme nous
avons l’occasion de le constater dans l’expérience clinique. Le cinéma s’est aussi
chargé de cette dimension de tabou et de transgression que comporte le plaisir
5
de manger. Nous nous souvenons immédiatement de Chocolat (2000), dans
lequel nous observons des tensions et des conflits qui éclatent dans un petit
village français lorsque arrive une chocolatière qui, en raison du plaisir qu’elle
donne à ses clients, risque de mettre en danger l’ordre moral établi par les
institutions religieuses, morales et politiques de l’endroit. Le film mexicain
d’Alfonso Arau Chocolat amer (Como agua para chocolate) (1992) va dans la
même direction en utilisant la cuisine comme un bastion de liberté, de magie et
de plaisir, et dans laquelle les aliments s’associent à l’amour et à la passion,
éléments dangereux pour ceux qui prétendent maintenir les traditions les plus
rétrogrades. Les cailles aux pétales de rose cuisinées par le protagoniste féminin
sont savourées par les convives comme s’il s’agissait de l’objet du désir de celle
qui les a préparées. Nous trouvons une parodie amusante des culpabilités
associées au plaisir oral dans Les Tentations du docteur Antoine (Le tentazioni
del dottor Antonio), avec lequel Fellini a contribué à l’œuvre conjointe Boccace 70
(Boccaccio 70) (1970). Les seins exubérants d’Anita Ekberg dans une publicité
pour une marque de lait déchaînent une situation amusante de lutte et de conflit
intérieur dans les tentations du docteur Antonio réprimé.
Manger et être mangé : la relation d’objet sadique-oral
dans le vampirisme.
Manger est lié au plaisir libidinal mais est également marqué par l’ambivalence.
L’ambivalence de l’incorporation orale, dans laquelle la libido et l’agressivité sont
4
dirigées vers un même objet, fut très tôt soulignée par Freud , et acquit des
5
connotations significatives dans l’œuvre de K. Abraham et, plus tard, M. Klein
développera largement le rôle du sadisme oral dans les premiers stades de la
6
vie .
Ces connections intimes établies entre l’incorporation orale et la destruction sont
également larges et variées au cinéma. Nous l’observons de manière particulière
7
dans l’abondante filmographie sur les vampires ainsi que la fascinante et, à la
fois, terrible question du cannibalisme sur laquelle nous reviendrons plus tard. Le
vampire a déjà des connotations anthropophages ainsi qu’une sexualité sauvage
et irrésistible. L’ambivalence ne s’observe peut-être pas de façon si éloquente
dans une autre représentation cinématographique.
4
Cf. Triebe und Triebschiksale (1915), G.W., X, 232.
Examen de l’étape prégénitale la plus précoce du développement de la libido (1916),
O.C., 2, Payot, Paris 1973, 231-254; L’introjection mélancolique. Les deux étapes de la
phase orale (1924), O.C., 2, 272-278.
6
Cf. The psycho-Analysis of Children, Hogart, Londres 1930.
7
Né à la fin du XIX ième siècle, (même si les monstres suceurs de sang apparaissent
dans les mythologies des cultures les plus diverses, comme dans la Chine antique, la
Grèce, Rome, le Mexique antique, etc.) et en plein essor de la raison technique et du
positivisme le plus extrême, le vampire semble défier cette raison technoscientifique en
ouvrant une brèche vers le monde de l’imagination et de l’irrationalité la plus dense, en
parallèle à la crise du sacré qui débute au siècle des lumières.
Il n’y a eu que quelques mois de différence entre la naissance du Dracula de Stoker et
l’invention des frères Lumière. C’est peut-être ce qui explique l’intime alliance qui existe
entre le cinéma et les vampires depuis leurs origines. Cette sorte de fascination mutuelle
est, sans doute, ce que veut nous montrer Francis Ford Coppola lorsque son Dracula,
quand il met les pieds à Londres, exprime qu’un de ses désirs les plus ardents est de
connaître le cinématographe.
5
6
Le personnage du vampire émerge continuellement au cinéma et répond, sans
doute, au besoin d’élaborer les fantaisies orales primitives. Un tableau permet
d'en mentionner quelques-uns.
Murnau
Nosferatu, une symphonie de la terreur (Nosferatu)
1922
Dreyer
Browning
Polanski
Herzog
Vampyr
Dracula (Drácula)
Le Bal des Vampires
Nosferatu, fantôme de la nuit (Nosferatu : Phatom der
Nacht)
Dracula (Bram Stoker’s Dracula)
Entretien avec un vampire (Interview with the vampire)
Let the Right One In
Twilight (vision faible et peu convaincante du thème devenue un
1931
1931
1967
1972
F.F. Coppola
N. Jordan
Alfredson
Catherine
Hardwicke
1992
1994
2008
2008
phénomène sociologique révélateur)
Des plus classiques aux versions les plus modernes, tous – dans leur diversité
de versions et d’aspects socioculturels sur lesquels ils insistent – ont en commun
le fait de placer au centre de la trame cette ambivalence de l’oralité libidineuse et
destructrice qui préside la vie de l’être humain à ses débuts, comme l’a souligné,
surtout, Melanie Klein.
Parmi les innombrables versions de vampires et de Dracula que le cinéma
réalisa, Vampyr de Carl Dreyer mérite une mention spéciale d’un point de vue
psychanalytique, non point pour son contenu – analogue à celui de tant d’autres
versions de vampires – mais à cause du langage cinématographique employé.
Nous pûmes rarement contempler au cinéma une meilleure expression des
mécanismes inconscients qui dirigent le monde onirique. La logique de l’espace
et du temps est transgressée de manière provocante, le principe de contradiction
ou de causalité n’est pas pris en compte ; tout cela pour créer une atmosphère
cauchemardesque avec laquelle Dreyer a certainement réussi à atteindre, selon
lui, l’objectif de ce film : prouver que la terreur ne fait pas partie de notre
8
entourage mais de notre propre inconscient .
De cet inconscient, les films de vampires sauvent le désir libidineux de téter,
associé à l’objectif destructeur d’aspirer, de vider le sein maternel. Ce sont ces
significations basiques d’obtention du plaisir en faisant pénétrer un objet en soi
tout en le détruisant qui se manifestent dans ces films. D’une manière ou d’une
autre, la haine et l’érotisme, l’aliment et le sang s’entrecroisent intimement à
l’écran et à l’intérieur du spectateur. Ainsi, de ces dimensions orales émerge tout
le pouvoir dévastateur d’un désir sauvage, dans des scènes de vertige orgiaque,
exténuant et d’abandon, qui manifestent l’union intime d’Eros et Thanatos.
Le vampire qui symbolise l’obscène, le dangereux, l’exaltation de la nuit, des
pulsions et de l’irrationnel, du non mort et de l’essentiellement immoral. Il est
craint avec horreur mais inconsciemment recherché et désiré. Le spectateur peut
marier l’horreur à la fascination, en étant certain que les forces destructrices du
désir ne triompheront pas : l’ordre, avec ses symboles de croix, l’eau bénite et la
lumière du jour en finiront avec le pouvoir du mal. Il peut, par conséquent,
s’abandonner sans danger à cette libération de l’infernal qui se trouve en lui.
Francis Ford Coppola, en s’écartant de la vision de Stoker, a souligné de manière
explicite l’attraction suscitée par le vampire malgré l’horreur qu’il provoque.
8
Cf. D. BORDWELL, The Films of Carl Theodor Dreyer, California University Press, 1981.
7
Mina, dans cette version, décide, par amour, de s’unir au vampire, sans lui
résister ni attendre l’aube pour l’anéantir. Au contraire, elle le protège à l’aide
des pouvoirs qu’il lui transmet. L’union parfaite de l’érotisme et de la destruction
se condense dans les puissantes images du film, comme dans celle où le sang
est une métaphore du sperme, lorsque le conte Dracula ressent un véritable
orgasme quand Mina suce le sang qui coule de son torse ouvert.
Amour et violence, sexe et agression, oralité et génitalité condensées dans les
longues canines qui pénètrent, le temps et l’au-delà, l’hétérosexuel et
9
l’homosexuel s’unissent dans ces représentations, à la recherche de ce qui
semblerait être la quête d’un objet total et inatteignable. Tout cela fait du
vampire une métaphore accomplie de l’objet d’un désir impossible que le cinéma
10
ne cesse de recréer et le public de réclamer .
Cannibalisme : le narcissisme irrédimé
La polarité « Manger – être mangé » fait partie, comme nous le savons, du jeu
des introjections et des projections constitutives des liens schizo-paranoïdes
décrits par M. Klein, et déjà annoncés par Freud dans les Trois essais, dans ce
qu’il avait déjà appelé la phase cannibale. Au cours de cette phase, la fin sexuelle
consiste en l’ « assimilation de l’objet » (Einverleibung des Objektes), modèle de
ce qui jouera par la suite un rôle psychique extrêmement important
11
d’ « identification » . C'est-à-dire une manière archaïque d’établir un lien,
préalable à la relation d’objet dans cette prétention de se l’approprier, de le
12
dévorer .
Le cannibalisme met en relief, avant tout début de lien objectal, un narcissisme
irrédimé, un narcissisme antérieur au sadisme oral qui prétend arracher une
partie de l’objet, sans le détruire, en maintenant avec lui, par conséquent, un
début d’amour objectal. Dans la relation cannibale, l’autre n’existe pas en tant
que tel, consommé, il est in-corporé, assimilé « in corpo » à la propre réalité
personnelle et détruit en tant que réalité objectale.
Cependant, la relation cannibalistique est également marquée par la double
polarité de l’ambivalence. On prétend annuler l’objet en se l’appropriant,
précisément parce qu’il est aimé. Nous savons – signale Freud – que le cannibale
aime ses ennemis, ils lui plaisent, il les estime pour les manger, et il ne mange
13
que ceux qu’il aime de ce point de vue .
Ces premières expériences de lien configurent déjà pour toujours les modes de
relation humaine et, d’une manière ou d’une autre, s’y révèlent. En tonalité de
9
L’homosexualité apparaît de manière claire dans La fille de Dracula de Lambert Hillyer
(1936), inspiré de Carmilla de Sheridan Le Fanu ou dans Le bal des vampires de
Polansky.
10
La typologie des liens que présente le thème du vampirisme est très variée : la relation
avec le vampire peut s’exprimer dans une accentuation des angoisses orales primitives
comme dans Nosferatu de Murnau ou Dracula de Todd Brouwning ; ce qui souligne les
composantes érotiques et passionnelles comme dans la version romantique de Coppola,
dans une accentuation de la perversité comme dans la version de Polansky.
11
G.W., V, 98.
12
Cf. Trauer und Melancolie, G.W., 10, 435-436.
13
Massenpsychologie und Ich-Analyse, G.W., 13, 115.
8
mythe, de légende et d’histoire d’horreur, les fantaisies cannibalistiques n’ont
cessé de fleurir au long de l’histoire. Cronos dévore ses enfants dans le mythe
grec ou les enfants dévorent le père dans le mythe freudien Totem et tabou. Il
ne semble pas possible d’oublier le conte du Petit Chaperon rouge, d’Hansel et
Gretel ou des Trois petits cochons, dans lesquels les enfants et les adultes
élaborent leurs fantaisies cannibalistiques et d’où le cinéma s’est approché en de
nombreuses occasions.
Les dimensions cannibalistiques du désir sont amplement exprimées au cinéma
bien que, lorsqu’elles sont explicites, elles ne parviennent pas à exercer la
fascination du vampirisme. Pour le cannibalisme, en effet, la terreur s’impose en
réduisant les possibilités de révéler l’ambivalence sous-jacente aux thèmes de
l’oralité primitive. Ce n’est que lorsque le cannibalisme prend la forme d’un
conte, d’un mythe ou d’une fiction que cette ambivalence entre en jeu et que la
complicité entre le spectateur et l’écran est possible.
Le cannibalisme comme pratique réelle survenue au long de l’histoire jusqu’à nos
jours a fait acte de présence à l’écran dans les documentaires. Ainsi, par
exemple, l’histoire de l’équipe nationale de rugby chilienne, perdue dans les
Andes après un accident d’avion en 1972 et dont les membres eurent recours au
cannibalisme comme unique moyen de survie. Nous l’avons vu dans le film Les
survivants (Alive !) (1992) de Frank Marschall.
L’histoire de cannibalisme qui s’est produite en 1972 dans la ville allemande de
Rohtenburg eut un impact social important et apparut dans tous les moyens de
communication. Le cinéma s’occupa de cette histoire. Armin Meiwes voulait
manger un homme et, sur un des forums d’Internet, il a rencontré Bernd
Brandes, qui voulait être mangé. L’enquête a démontré que Bernd Brandes
n’était pas le seul et que des centaines de personnes étaient disposées à se
laisser manger par un cannibale. La truculente histoire a été portée à l’écran par
Martin Weisz sous le titre Rohtenburg, Grimm Love Story (2006). De nos jours,
la fascination pour ce type d’expérience se montre dans des faits tels que des
personnes sont arrivées à payer jusqu’à 60.000 € pour les quatre heures
d’enregistrement dans lesquelles le cannibale de Rohtenburg dépeçait sa
maîtresse.
En marge de la dimension sadique et perverse de ce cas documentaire, le
cannibalisme a eu une résonance à l’écran grâce au film Le Silence des agneaux
(The silence of the lambs) (1991) de Jonathan Demme à travers le personnage
de l’assassin anthropophage le Dr. Hannibal Lechter qui adorait manger le foi ou
la cervelle de ses victimes. Le personnage est devenu très populaire dans les
années quatre-vingt dix dans les films postérieurs de Ridley Scott et Peter
Webber.
Avant ces films, la dimension libidinale du cannibalisme a été plus explicite dans
plusieurs films d’une qualité cinématographique douteuse. Le film brésilien Qu'il
était bon mon petit Français (Como era gostoso o meu francês) (1971) était plus
intéressant et montre l’affrontement de deux cultures, l’ambivalence qu’elles
réveillent mutuellement et sa résolution dans un rituel au cours duquel une
femme indigène sacrifie et dévore le français dont elle avait tellement joui
sexuellement auparavant.
L’humour est un élément sublimatoire efficace pour s’approcher des fantasmes
cannibalistiques. Sur ce ton et manifestement inspiré du genre des bandes
dessinées, nous avons une approche de ce thème dans le film français
Delicatessen (1991), qui se déroule dans une boucherie qui commercialise des
morceaux de chair humaine. Ses clients sont des personnes normales,
communes, habituées à la pratique du cannibalisme en raison de circonstances
9
économiques difficiles. L’image du visage affligé du boucher lorsqu’il doit
distribuer, en morceaux, les restes de sa mère est particulièrement émouvante.
Très loin de ces représentations explicites du cannibalisme, nous trouvons, dans
un ton très différent, le film suggestif Le Voyage de Félicia (Felicia’s Journey)
(1999) d’Atom Egoyam. Nous savons que la mère du personnage, une
meurtrière à l’aspect paisible et aux bonnes manières, était cuisinière et gourmet
française qui présentait un programme télévisé populaire de cuisine pendant les
années cinquante. Tous les soirs, la protagoniste prépare un dîner sophistiqué en
regardant les émissions de sa mère. L’intérêt du film d’Egoyam réside dans la
manière d’associer cette activité alimentaire aux assassinats, de telle sorte que la
première peut se comprendre comme une représentation symbolique de la
deuxième. Nous voyons dans le film qu’aussi bien la préparation du repas que la
préparation de l’assassinat est reproduit à la télévision, comme si les deux
actions étaient interchangeables. Tout porte à croire qu’une profonde
ambivalence par rapport à sa mère se transfère dans ses rituels pantagruéliques
et dans ses assassinats. C’est un film où est mis en évidence le passage du
cannibalisme réel au cannibalisme symbolique, en exerçant de la sorte le
magnétisme sous-jacent dans tout ce que l’on craint, déteste ou désire. Le
vampirisme et le cannibalisme latents dans le chef d’œuvre d’Ingmar Bergan
Persona (1966) sont également symboliques. Dans ce film, l’infirmière
représentée par Bibi Anderson est psychiquement dévorée et vampirisée par
l’actrice qui décida d’arrêter de parler lorsqu’elle incarna un jour le personnage
d’Electre.
Sur un ton de métaphore du cannibalisme comme structure de relation humaine,
nous avons le film brésilien Macunaïma (Macunaima) (1969) du réalisateur
Joaquim Pedro de Andrade, réalisé sur la base de l’importante œuvre littéraire du
même titre de Mário de Andrade. Dans un langage surréaliste et irrévérencieux,
et avec des allusions directes à la dictature politique, le héros protagoniste
rencontre un magnat industriel cannibale qui veut l’attirer dans sa gigantesque
poêle. De cette manière, le réalisateur veut représenter le drame du brésilien
dévoré par des brésiliens.
Le cannibalisme associé aux relations familiales et en étroite relation avec la
question de la maternité et de la paternité se retrouve dans le terrible
conte Otesánek (2000), porté de façon magistrale à l’écran par le réalisateur
tchèque Jan Svankmajer. Marqué par une enfance traumatique, son cinéma
contient des références constantes sur le
monde de l’enfance et sur la
nourriture.
Dans Otesánek (Little Otik), nous trouvons une femme qui, frustrée de ne pas
tomber enceinte, finit par donner la vie à une poupée sculptée par son mari dans
une branche d’arbre dans le désir de soulager sa maternité frustrée. Cependant,
le désir maternel prend une dimension dévastatrice. En alimentant ce fils en
opposition à tout ce que la nature, la raison ou les limites sociales exigent, elle
finit par créer un monstre dévorant, insatiable qui, protégé par sa mère et par
une petite voisine, finit par dévorer toute personne qui s’approche de lui et son
propre père, qui essaie de mettre des limites et de l’ordre. Le fantasme d’être
dévoré, absorbé par ses propres enfants n’a été que très peu représenté en
images comme dans ce film.
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Incorporer ou expulser, inclure ou rejeter.
L’oralité peut s’inhiber dans une négation de sa fonction incorporable et, de plus,
peut également générer une dynamique opposée d’expulsion et de vomissement.
L’oralité entre donc dans une intime relation avec l’analité et en assumant toute
la composante agressive celle-ci connote et élude la défense qui la contredit.
Comme si l’on souhaitait éliminer la distance physique, physiologique et
psychique qui existe entre les fonctions nutritives et évacuatrices et, de cette
manière, comme si l’on aspirait à boucler une parfaite boucle narcissique, dans
laquelle la nutrition et l’évacuation se referment sur elles-mêmes dans un cercle
consommé.
Ce lien entre oralité et analité se présente de manière provocatrice et surréaliste
comme dénonciation de la société bourgeoise dans le film de Luis Buñuel Le
fantôme de la liberté. Dans une des scènes les plus connues, les bourgeois se
réunissent autour d’une table assis sur des toilettes au lieu de sièges en
s’excusant, néanmoins, avec pudeur, de manger dans des toilettes fermées à
clef. La communication s’établit, donc, sur le ton de l’analité, alors que la
nourriture perdit tout son pouvoir communicatif.
Sur ce même ton surréaliste, nous devons mentionner le splendide film canadien
Léolo de Jean Claude Lauzon. Ce film, une fascinante approche du monde de la
psychose, nous montre un enfant qui, au sein d’une famille malade, ne cesse de
répéter : parce que je rêve je ne le suis pas. Effectivement, à travers
l’imagination et le recours à la parole, il prétend vainement échapper au monde
du pur délire psychotique. Dans ce journal de la dégénérescence d’un esprit,
Léolo imagine être né d’une tomate sur laquelle sa mère était tombée un beau
jour et qui avait été fécondée par un italien. De cette manière, il ne doit plus se
considérer comme le fils d’un père mentalement malade qui, pour se purifier,
oblige toute la famille à déféquer scrupuleusement à des moments bien précis.
On dit de lui qu’il est mon père – affirme Léolo -. Mais je sais que je ne suis pas
son fils. Parce que cet homme est fou. Mais pas moi. Moi, je rêve, moi je ne suis
pas.
Le dernier film de Pier Paolo Pasolini, Salò ou les 120 Journées de Sodome (Salò
o le 210 giornate di Sodoma) (1975), inspiré des textes du Marquis de Sade,
mérite une attention particulière en raison de l’association de l’oralité et de
l’analité. Salò est une allégorie de la sexualité prégénitale et de toutes les
chimères qui composent le catalogue des perversions sexuelles de l’adulte. Grâce
à cette métaphore, Pasolini dénonce avec cruauté la perversion sociopolitique du
fascisme présent dans la société bourgeoise. Quatre hommes dépravés enlèvent
et réduisent en esclavage un groupe d’adolescents pour les faire participer et les
rendre victimes de leurs aberrations. Pasolini caricature cette sexualité primitive
dans laquelle la mégalomanie orale et la coprophagie se donnent la main ; le
sadisme anal de la sodomie et l’agressivité phallique dans toute une série d’actes
aussi violents qu’humiliants. La loi, toute loi est absolument exclue de la scène et
le nom de Dieu est particulièrement malmené.
Pour nous en tenir au domaine de l’oralité, le film insiste sur ses dimensions les
plus sadomasochistes et perverses. Les jeunes dénudés mangent comme des
chiens les restes de leurs maîtres, et dans la scène centrale, dans laquelle on
parodie une union nuptiale, le banquet se célèbre sur de grands plateaux
recouverts d’excréments.
L’association de l’oralité et de l’analité manifeste le pouvoir destructeur des
pulsions de mort. A l’extrême, manger peut cesser de signifier la satisfaction de
11
besoins biologiques ou de plaisir libidinal pour devenir un instrument
d’autodestruction. Il ne s’agirait plus de manger pour pouvoir vivre mais de
manger pour pouvoir mourir.
Dans un registre d’humour acide et satirique, nous trouvons la fameuse
séquence de Monty Python : Le Sens de la vie (Monty Pyton’s The Meaning of
Life) (1983) des Monty Pyton. On y voit un homme extrêmement obèse qui
arrive dans un restaurant disposé à tout manger et, plus il mange, plus il vomit,
au point où un infime morceau de chocolat le fait exploser et éclabousser tous les
présents de ses viscères et des ses organes internes. A la fin du sketch, on peut
voir l’homme obèse dont la poitrine est ouverte et le cœur géant pend à
l’intérieur. Il s’agit de manger pour mourir dans une immense explosion d’analité
absolue.
Manger face à la mort.
Manger pour vivre ou manger pour mourir. La nutrition et la mort sont
également associées au cinéma mais avec des liens et des sens très divers. Dans
certains cas, la nourriture est liée au fait de mourir mais comme une expression
des pulsions de vie qui tentent de reculer ou soulager la blessure narcissique de
la mort, dans d’autres cas, la nourriture apparaît également comme une
expression des pulsions de mort avides de mettre fin à tout.
Manger, dans le premier cas, tel que nous le présente Le Septième Sceau (The
seven Seal) d’Ingmar Bergman (1957) dans la scène dans laquelle un homme
angoissé, qui essaie de repousser le moment de la mort en jouant une partie
d’échec avec elle, se retrouve avec une famille de comédiens. Dans une jolie
contrée, elle lui propose de partager des fraises sauvages avec un pot au lait.
Toutes les questions sur l’au-delà qui saisissent d’effroi l’âme de l’homme lui
semblent futiles et irréelles dans ce moment de simple bonheur. En partageant
ces fraises et ce pot au lait il affirme, dans un premier plan éloquent, qu’il se
rappellera de ce moment comme d’une authentique révélation. Une révélation
qui est la seule qu’on lui concède, celle du sens de la vie dans le partage, et pas
celle qu’il souhaitait dans une recherche angoissée et omnipotente d’une réponse
à l’énigme de l’au-delà.
Manger face à la mort, comme cela se produit également dans le film fascinant
Le goût de la cerise, (Ta’m e guilass, 1997) de l’iranien Abbas Kiarostami, Palme
d’Or au festival de Cannes, dans lequel le goût délicat de la cerise devient une
raison suffisante pour mettre fin à une tentative de suicide décidée. Face à ce
goût simple et délicieux, les yeux s’ouvrent à tout ce qu’il y a de beau dans la
vie.
L’aliment comme expression de la vie face à la réalité de la mort joue un rôle
significatif dans le dernier film du plus international des cinéastes japonais :
Akira Kurosawa, déjà âgé de 82 ans. Dans Madadayo, le partage de la nourriture,
du thé, du saké et de la bière joue le premier rôle comme dans aucun autre film
de sa large filmographie. L’aliment et la boisson apparaissent comme une
affirmation jouissive de la vie face à la mort qui s’approche d’un professeur âgé
et aimé. Lorsque ses anciens élèves, qui jouent comme des enfants, lui
demandent Mahda-kai ? Es-tu prêt à t’en aller dans l’autre monde ?, il répond
avec joie et humour Madadayo !, Non, pas encore ! La mort viendra mais elle
arrive et elle est accueillie dans une affirmation jouissive de la vie après un
banquet d’anniversaire, dans lequel la nourriture et la boisson sont toujours les
12
acteurs principaux. Le vieux professeur, sereinement endormi, plonge dans la
mort dans un beau rêve d’enfants qui jouent en répétant Madadayo ! parmi des
formes de couleurs indéfinies dont le mystère est impossible à déchiffrer.
Manger pour mourir… avec ambivalence.
Il y a également un manger pour la mort, comme cela se produit dans La grande
bouffe de Marco Ferreri. Dans ce film, la mort arrive aussi mais elle n’est pas
accueillie dans une affirmation jouissive de la vie mais dans une rébellion contre
elle. La mort se présente mais elle se présente aussi à travers la nourriture et
une régression encouragée par Thanatos.
Le film est une production française, écrite par l’espagnol Rafael Azcona et
l’italien Marco Ferreri et dirigé par ce denier. Nominé à la Palme d’Or en 1973, le
film a provoqué des protestations qui n’ont pas empêché son succès commercial.
Avec le temps, il est devenu un film culte. Ses interprètes seront quatre des
meilleurs acteurs européens du moment : Marcello Mastroiani, Ugo Tognazzi,
Michel Piccoli et Philippe Noiret, accompagnés par Andréa Ferreol.
L’action principale se déroule en 1972, dans une ancienne demeure des
faubourgs de Paris, et narre l’histoire de quatre hommes d’âge moyen,
représentant le pouvoir et le prestige social, qui se livrent à la gourmandise, à
l’excès et au désir de manger à en mourir. Ferreri a appelé son propre film un
14
« film physiologique » .
Au-delà de leurs besoins vitaux, les quatre convives de cette bacchanale
commémorative de la société de l’opulence, déglutissent à s’en faire éclater dans
un processus qui semble les mener d’une problématique génitalité aux phases les
plus archaïques de l’oralité et de l’analité. L’histoire – selon le scénariste – est
une consécration de l’allaitement et des dimensions les plus puériles de
l’existence comme on le constate, par exemple, dans le fait qu’un des
protagonistes, comme un enfant, n’arrive pas à contrôler son sphincter.
La grande bouffe est un drame iconoclaste, une critique brutale de la société de
l’opulence et du vide. Les quatre protagonistes sont des personnages
présumément respectables : un pilote d’aviation, un producteur de télévision, un
juge et un chef de cuisine. Cependant, derrière ces respectables positions
sociales se cache un pervers sexuel, un homosexuel réprimé, un célibataire
infantilisé et un impuissant qui a échoué dans son mariage. Ce sont eux qui
s’introduisent dans une orgie cannibalistique à laquelle ils invitent une institutrice
potelée infantile et trois prostituées, dans le but de rendre l’objectif final plus
supportable.
Le film n’est pas une histoire de gourmandise et de luxure, bien que les scènes
de sexe soient fréquentes et assez explicites. L’intention de provoquer s’impose
sur celle de se distraire érotiquement. En réalité, le sexe est utilisé par les
personnages comme un recours aux pulsions de vie qu’ils réclament pour qu’elles
soutiennent celles de la mort. Si les pulsions de vie, selon Freud, utilisent
certains détours cachés pour atteindre la fin suprême de mourir, dans ce film le
détour est manifeste et, de plus, assez abrévié. Lorsque les résistances face au
fait de mourir se réduisent, les objectifs du principe du plaisir perdent également
14
Cf. MARCO FERRERI, «Perché ho fatto un film fisiologico», a cura di Paolo Mereghetti,
Cineforum nº 132, mai 1974.
13
position et lieu. Ce n’est que pour un des personnages, Marcello, que le plaisir
sexuel dans ses diverses variations perverses finit par s’imposer comme objectif
prévalent en laissant de côté celui de mourir, bien que cela soit trop tard pour
lui.
Il s’agit de choisir la voie de la pulsion orale, dans une répétition incessante du
plaisir qu’elle provoque, pour accéder à la mort. Ils ne choisissent pas le poison,
l’alcool ou la drogue. Tout aurait été plus facile dans ce cas. Ils choisissent plutôt
la nourriture comme moyen d’étouffer l’angoisse basique qui se tapit au fond de
chacun d’entre eux.
Depuis leur arrivée à la maison nous les verrons manger assis, debout, couchés,
dans toutes les pièces de la demeure. Ils mangent et mangent jusqu’à en avoir la
nausée et, finalement, mourir. Le sexe, en images ou par l’arrivée de la mère
nourricière, se présente comme moyen de vaincre les résistances inévitables
devant la mort. A mesure que la situation prend des tons plus sinistres, le
spectre de la fin s’ouvre un chemin et l’angoisse devient croissante. C’est ce qui
provoque la fuite des prostituées, incapables de résister à la situation. Andréa,
néanmoins, restera avec eux jusqu’à la fin. Je reste, affirme-t-elle dans un
premier plan éloquent, le regard fixé sur le spectateur. Elle est institutrice, mère
nourricière, maîtresse perverse, guide de la mort, tout à la fois. Elle leur portera
à tous une attention maternelle et sexuelle. Si elle fait l’amour avec chacun d’eux
c’est – nous dit Philippe Noiret – par amour, pas par vice.
Nous ne connaissons pas l’inspiration psychanalytique de Rafael Azcona ou de
Marco Ferreri. Ils l’avaient probablement lors de l’élaboration du scénario.
Quoiqu’il en soit, il est évident que chacun des personnages est plein de sens
dans une optique psychanalytique. Chacun d’entre eux, en effet, illustre un
problème relatif à chacune des étapes du développement libidinal. Si Philippe
représente un prototype de personnalité orale, Michel présente une dynamique
obsessive et anale. Ugo, avec son problème d’impuissance, laisse transparaître
une problématique d’ordre génital et, finalement, Marcello est un exemple clair
de perversion sexuelle.
En effet, Marcello, pilote d’aviation, représente l’obsession perverse pour le sexe.
Les éléments d’un machisme donjuanesque et d’un caractère manifestement
sadique sont fréquents dans ses relations sexuelles compulsives. Le fétichisme,
dans ses jeux avec des sous-vêtements féminins ou avec le monde du moteur
(un piston avec lequel il joue comme s’il s’agissait d’un pénis) mettent en
évidence sa dynamique machiste et perverse. Néanmoins, cette prédominance
de la passion sexuelle, bien qu’avec son évident caractère pathologique, sera,
malgré tout, l’expression claire de pulsions de vie qui s’imposent en le défendant
contre les pulsions de mort. Il a eu peur de mourir, commente Philippe.
Un point d’inflexion dans son retrait du projet est la véritable explosion
d’excréments qui envahit toute la maison de son odeur fétide. On ne peut pas
mourir en mangeant. Je pars. Vous êtes une bande de castrés. Vous avez choisi
la manière la plus stupide de mourir.
Il mourra également comme ses trois compagnons, pas par ingestion de
nourriture mais congelé dans son objet fétiche : la Bugatti pour laquelle il se
passionne depuis son arrivée à la maison. Son cadavre sera enfermé dans une
chambre froide de la cuisine, de laquelle on pourra contempler son visage inerte
à travers une vitre, alors qu’à côté seront préparés encore d’immenses plateaux
de nourriture.
Michel, dont la dimension homosexuelle se laisse voir dans les baisers et les cris
de douleurs face au cadavre de Marcello, présente une dynamique
manifestement anale-obsessive. Sa relation avec l’ordre et la propreté ou la
14
saleté est clairement dessinée depuis le début du film. Lorsqu’il se rend sur le
lieu de ce rituel macabre, il emporte des gants de caoutchouc pour laver la
vaisselle, qu’il considère comme des objets indispensables ; il est obsédé par
l’ordre dans la maison : la cuisine, la salle à manger… je ne pourrais pas dormir
– nous dit-il – sans avoir tout rangé avant. Sa dynamique affective liée à l’anal
s’exprime surtout dans l’aérophagie dont il souffre, dans ses problèmes
abdominaux et dans ses fréquentes, bruyantes et longues flatulences. Après une
de ces flatulences immenses, prolongées et bruyantes, nous le voyons mourir
assis sur ses propres immondices à la terrasse de la demeure.
Ugo, chef de cuisine, qui vit une terrible relation matrimoniale, représente les
difficultés dans le secteur de la génitalité, dans une impuissance dont il informe
le spectateur à l’aide d’allusions légères mais claires. Andréa l’aide à mourir en le
masturbant sur la table de cuisine et Philippe en lui donnant à manger avec un
visage maternel jusqu’à faire coïncider l’ingestion de nourriture, l’orgasme et la
mort.
Finalement, le magistrat, qui depuis le début nous est présenté comme le plus
infantile de tous, vit attaché et fixé dans la phase orale. Dans les scènes initiales
de présentation, il nous apparaît régressivement au lit, réveillé par celle qui se
révélera être sa nourrice, et avec laquelle il vit un lien maternel et incestueux,
toujours dans un ton d’oralité. Il vit ainsi depuis le décès de sa mère deux ans et
demi auparavant. Il ne s’est jamais marié. Il vit attaché à ses souvenirs
d’enfance. A son aventure suicide, il n’emmène que la photo sur laquelle il
contemple cette nourrice, possessive et castratrice, qui lui donne le sein quand il
était bébé. Le spectateur assiste à sa mort alors qu’il regarde cette photo.
Manger pour mourir. Transmuter l’aliment en un mauvais objet, nocif,
destructeur des fantasmes qui habitent le monde intérieur. Chacun d’entre eux
dans une dynamique personnelle différente. Mort associée à un objet fétiche,
dans le cas de Marcelo ; mort comme résultat d’une explosion anale finale pour
Michel ; mort simultanée à un dernier plaisir génital dans le cas d’Ugo ; mort,
finalement, dans une pure oralité pour Philippe. Nous pouvons trouver beaucoup
de modalités dans ce choix de l’autodestruction à travers l’oralité. Dans notre
clinique, nous sommes aussi témoin de ces dynamiques destructives qui
prolifèrent dans notre société de l’opulence.
Cependant, au début était l’ambivalence… La grande Bouffe aussi, malgré ses
dimensions thanatiques évidentes, nous montre la participation d’Eros comme
allié du pouvoir de Thanatos. Eros, non seulement dans sa dimension la plus
perverse et névrotique, que nous avons déjà eu l’occasion de souligner. Eros
aussi dans ses aspects les plus sains, incapables, néanmoins, de contenir la
pression prévalente des pulsions de mort.
L’objectif de ces quatre personnages est la mort. Et le pouvoir de leurs pulsions
d’autodestruction est tellement fort que, grâce à elles, ils l’atteignent.
Cependant, pour ce faire, il fut nécessaire que les liens amoureux jouent un rôle
fondamental. Non seulement dans les liens érotiques avec les prostituées ou
dans le soutien affectif de mère et maîtresse que joue Andréa mais aussi par les
liens qui existent entre les quatre protagonistes du film. Ils veulent en finir avec
leur vie mais ils ne le font pas en solitaire ou à l’aide d’un poison rapide. Ils
rencontrent la mort accompagnés par la vie dans des liens d’amitié qui, dans le
cas de Michel, possèdent, de plus, un caractère homosexuel. Ils créent ce qu’ils
appellent eux-mêmes une « communauté de table et de lit ». Ces liens jouent un
rôle dans le développement de l’action. Ils communiquent, plaisantent,
s’acceptent avec leurs limites, assument les frustrations qu’ils se provoquent, et
lorsqu’ils arrivent aux moments décisifs, ils collaborent et s’aident, en adoptant
15
même une attitude tendre et maternelle, dans la fragilité et l’angoisse que la
mort provoquent en eux. Ils se regrettent et se pleurent aussi au fur et à mesure
qu’ils se perdent les uns les autres. Pour se manger et pour se détruire en
mangeant, l’ambivalence, Eros et Thanatos ont du agir conjointement.
Manger pour vivre… avec ambivalence
Il a un plaisir associé à l’incorporation orale. Plaisir qui peut être utilisé comme
ressource pour favoriser l’action de Thanatos, ou plaisir qui peut contribuer à
l’établissement de liens sains avec nous-mêmes et avec les autres mais qui, en
tant que plaisir, provoque également des peurs et des résistances. C’est à ces
angoisses associées au plaisir oral, à son effondrement et à une ouverture
ultérieure aux autres que l’on nous montre la proposition filmique de Gabriel Axel
dans le film Le festin de Babette.
Il s’agit d’un film danois de 1987, inspiré d’un récit de Karen Blixen, plus connue
sous le nom d’Isak Dinesen (1885-1962), auteur de l’également connu
« Mémoires d’Afrique ». Le réalisateur du film est Gabriel Axel (1918) et il a
réalisé un total de 20 long-métrages dont se détache cette adaptation de l’œuvre
de Karen Blixen grâce à laquelle il a obtenu l’Oscar du meilleur film étranger en
1988.
Babette, sa protagoniste, avait été reconnue chef dans le restaurant parisien
« Le café anglais » et, après avoir fui la répression de la communauté de Paris en
1871, avait trouvé refuge comme assistante de deux vieilles sœurs (Martina et
Filippa) qui se consacraient à la direction d’un groupe religieux dans une région
perdue de la Norvège. La petite communauté, fondée par le père de ces deux
sœurs, avait perdu de la vitalité avec le temps et gagné en frustration et
mécontentement. Tous vivent dans un régime d’austérité, particulièrement dans
leur façon de manger. Ces deux femmes, qui dans leur jeunesse avaient été très
belles, « de cette beauté presque surnaturelle des arbres fruitiers en fleur ou des
neiges éternelles », ont renoncé à l’amour de deux hommes que leur père, le
rigide réformateur religieux, s’est chargé d’éloigner de leur vie.
Babette s’adaptera complètement à ce style de vie sans faire connaître sa
véritable identité. Elle fait docilement semblant de ne rien y connaître en cuisine
et de tout apprendre des deux sœurs. Cependant, un jour, de façon inattendue,
elle reçoit une lettre de France, la lit, et surprise lève les yeux vers le visage des
deux femmes et les informe qu’elle a gagné 10.000 francs à un grand prix de
loterie à laquelle elle jouait depuis quinze ans. Toutefois, Babette, au lieu de
profiter de cette chance pour changer sa situation personnelle, décide d’utiliser
son argent, tout son argent, pour préparer un grand repas pour fêter le
centenaire de la naissance du fondateur du groupe et père des deux sœurs.
Plus humble et soumise qu’elles ne l’avaient jamais vues, elle supplie les deux
sœurs de lui concéder cette faveur : préparer un dîner français, un « authentique
dîner français ». En utilisant ces termes, Babette provoque immédiatement la
surprise et, parallèlement, une profonde crainte chez les deux dames. Les sœurs
résistent mais, face à l’insistance de Babette, elles acceptent son offre.
Lorsque les aliments arrivent, l’anxiété des sœurs se fait croissante : un premier
plan d’une énorme tortue de mer vivante qui servira à préparer la soupe pour
l’entrée représente tout un monde primitif et archaïque qui semble mobiliser les
zones les plus réprimées par l’austère religiosité du groupe. Lorsqu’elles entrent
dans la cuisine, les sourires des deux sœurs se figent en contemplant l’animal
16
qui bouge la tête. Effrayées, elles ferment la porte de la cuisine comme elles
ferment les portes de leurs désirs réprimés et des angoisses qui y sont associées.
Les effets de cette vision se font immédiatement sentir dans le terrible
cauchemar qu’aura Martina cette nuit là, où elle voit une image sinistre de
Babette, l’incarnation de la tentation et du pêché, dans une disposition qui
semblerait vouloir aller jusqu’à tous les empoisonner.
Les sœurs avertissent la petite communauté de l’énorme danger qui s’approche.
Le sentiment de culpabilité émerge avec le souvenir du père, qui les avait
défendues de tout amour charnel et de tout type de sensualité et voit maintenant
comment va se tenir dans son propre foyer ce qu’il appelle un « sabbat de
sorcières ». Le groupe tente de soulager la culpabilité des sœurs et ils se
promettent de garder le silence, le grand jour, sur tout ce qui touche à la
nourriture et à la boisson. Rien de ce qu’on leur présentera ne leur ôtera un mot
de la bouche. Réunis en cercle, ils se tiennent la main et chante un hymne de
louange au Seigneur. Ce sera comme si nous n’avions jamais eu le sens du
goût, se disent-ils pleins de conviction.
Finalement, le moment du danger arrive une nuit sombre et paisible. Ils entrent
tous et sont reçus dans la maison dans une salle où trône le portrait du
fondateur, après que Martina l’ait retiré de son emplacement habituel : la salle à
manger où se présentera le danger. Son portrait, représentation de la loi, de
l’ordre et de la morale, ne devrait pas assister à ce qu’il pourrait arriver. Alors
que Babette se charge des derniers détails en cuisine, ils chantent des hymnes
qui devraient les protéger des dangers qui s’approchent. Il y aura douze invités
au dîner, dans ce que l’on a voulu voir comme un parallèle à la dernière cène de
Jésus.
Le menu que Babette leur a préparé est le suivant : d’abord, une soupe de tortue
au xérès très sec. Ensuite, Blinis Demidoff farcis de caviar et accompagnés d’un
Veuve Clicquot de 1860. Suivront des cailles en sarcophage de pâte feuilletée,
foie gras, truffe et salade Pelligrini, arrosé d’un Clos de Vougeot de 1846. Une
sélection de fromage et Porto, un baba au rhum accompagné de figues sèches et
du café complèteront le dîner.
Assis à table, ils se rappellent de leur promesse : ils ne devront rien savourer de
ce qu’ils mangent ni faire le moindre commentaire : le corps doit être – comme
ils le disent dans leur prière et en se serrant les mains – « l’esclave de l’âme ».
Comme dans les noces de Cana : la nourriture n’a pas d’importance.
Néanmoins, la défense du groupe face à la dangereuse sensualité du menu
trouve un front ouvert : le neveu d’une riche femme membre du groupe et qui
avait été un ancien prétendant rejeté de Martina, a également été invité. C’est
un homme du monde, de la garde royale, qui vit déçu de lui-même. Il se
transformera aussi au cours du dîner et c’est lui qui ouvre la porte aux autres à
la sensualité de la nourriture et de la boisson. Il exprimera ce qui est réprimé, il
ouvrira la porte à la sensualité du manger et du boire. Alors qu’il se méfie
légèrement du vin qu’il s’apprête à goûter, il ne peut s’empêcher de s’exclamer
dès l’avoir mis en bouche : Fabuleux, quel Amontillado ! Le meilleur Amontillado
que j’aie goûté de ma vie !
Face au plaisir émergent et déjà impossible à nier, la défense du groupe
s’intensifie. Pour eux, rien de tel que d’opposer au discours sensuel de l’homme
du monde le souvenir de l’austère fondateur du groupe, sa grande sainteté et
son pouvoir. Néanmoins, la sensualité de la nourriture et l’action transformatrice
de la boisson porteront un coup efficace à la résistance qu’on lui oppose. C’est le
moment auquel le Général Löwenhielm associe ce plaisir de la nourriture et de la
boisson à la passion amoureuse.
17
Cette association de la nourriture à la sexualité mobilise immédiatement l’anxiété
du groupe. La défense s’intensifie à nouveau en raison des souvenirs de la
doctrine spirituelle qu’on leur a inculquée. Le vin, cependant, joue son rôle et
sape les résistances pour laisser place simultanément aux sentiments amoureux
qui n’ont jamais pu s’exprimer auparavant. Les visages s’illuminent, les mets
sont savourés dans des premiers plans éloquents et c’est alors le moment où le
Général exprime le miracle qui s’est produit au cours du festin : la miséricorde et
la vérité se sont trouvées, la justice et le bonheur s’embrassent mutuellement.
Nous ne pouvons être myopes et croire que nous devons choisir l’un ou l’autre. Il
arrive toutefois un moment auquel nos yeux s’ouvrent et nous comprenons
finalement que la grâce est infinie. Nous devons l’attendre et la recevoir avec
gratitude.
La transformation a été possible parce qu’ils ont été touchés par la grâce,
représentée dans le généreux festin de Babette. Cette grâce provoque chez les
membres de la communauté la réconciliation, la proximité, l’harmonie et le
plaisir : ils n’ont plus peur de tout ça. Mieux vaut du vin que de l’eau. Tout est le
fruit d’un repas, la transformation s’est opérée à travers celui-ci qui est devenu
un don généreux, dans l’expression d’un amour qui renverse les forces qui
s’opposent au désir et à la passion de vivre.
Cependant, nous devons nous rappeler une fois encore qu’au début était
l’ambivalence. Le film de Gabriel Axel fut reçu avec enthousiasme par les
théologiens et les pasteurs. On voulut y voir une métaphore de l’Eucharistie et
même d’une christologie. Babette représenterait – a-t-on dit – le personnage de
Jésus qui est venu pour servir et pas pour être servi. On voulut aussi voir dans la
structure du film une correspondance avec l’histoire de la rédemption : la
première partie du film correspondrait à l’Ancien Testament, alors que la seconde
représenterait le Nouveau Testament. Le rôle du Général fut également compris
comme celui d’un prêtre qui interprète les éléments symboliques qui les
15
rapprochent de l’expérience vitale au bénéfice de la communauté .
Ces interprétations théologiques peuvent être plus ou moins cohérentes.
Cependant, en marge de ces dernières et sans prétendre les mettre en doute, il y
a également une lecture psychanalytique qui nous offrirait, sans aucun doute,
une autre vision des choses. Pour cela, il est très important de prendre en
considération le texte original de Karen Blixen, que le réalisateur du film a suivi
16
pour les éléments essentiels, mais dont il s’est passé de certains aspects.
Dans le film de Gabriel Axel, la manière dont apparaît le personnage de Babette
attire l’attention. D’une part, on nous la montre dans sa pleine générosité
lorsqu’elle investit tout son argent dans cette célébration importante pour la
petite communauté et, néanmoins, elle apparaît toujours sérieuse, froide,
distante, très différente de ce qu’on pourrait considérer comme une gentille mère
qui fournit tendrement des aliments et du plaisir. A l’un ou l’autre moment, le
spectateur pourrait se demander si ce que Babette prépare en cuisine n’est pas
un cadeau empoisonné ; en d’autres termes, une agression couverte ou une
espèce de vengeance contre la communauté austère qui l’oblige à adopter un
style de vie si rigoureux et austère. Babette sait certainement très bien que son
15
Cf. “Análisis de una película sobre la gracia” en J.I. GONZÁLEZ FAUS, Fe en Dios y
construcción de la historia, Trotta, Madrid 1998, 198-207; P. RODRÍGUEZ PANIZO, La
gracia infinita: ensayo estético y teológico sobre “El festín de Babette”, chez P.
RODRÍGUEZ PANIZO- S. CASTRO SÁNCHEZ- F. MILLÁN ROMERAL (Eds.), Umbre, imago,
veritas, Universidad Pontificia de Madrid Comillas 2004, 581-624.
16
Cf. ISAK DINESEN, El festín de Babette. Nórdica libros, Madrid 2007.
18
dîner français fastueux détruira des dynamiques personnelles et communautaires
pour lesquelles le petit groupe opta.
En ce qui concerne la fin du film, il semble que le réalisateur décida de souligner
les dimensions les plus positives du projet de Babette et que, d’une certaine
manière, il adhère à certaines lectures théologiques que l’on fit de son œuvre, en
soulignant le rôle du don, de la grâce et de ses effets libérateurs. Cela explique
qu’il ait choisi d’éliminer certains aspects qui apparaissent dans le texte original
et qui présentent, sans doute, une image moins idéalisée de sa protagoniste.
Cependant, comme le signale Freud par rapport à l’élaboration que la Bible fait
de Moïse, le cinéaste ne réussit pas totalement à effacer ces autres aspects
originaux du récit. Des aspects qui nous font penser que l’ambivalence qui dirige
sa conduite se trouve dans le texte original comme un « non-dit » et qui purent
même échapper à la conscience de l’auteur du texte original.
Quoi qu’il en soit, l’image de fermeté et de froideur dans l’atteinte de son objectif
que dépeint le film est plus cohérente avec l’image d’ensemble que nous offre le
texte original. Dans le film, Babette est une femme rousse mais est elle brune
dans le texte original. Cela pourrait ne pas avoir plus d’importance si ce n’était
que cet aspect est plus en accord avec toute une série de traits psychiques que
l’auteur souligne dans sa personnalité. La sombre Martha – l’appelle-t-elle – dans
la maison des deux Marie. Une obscurité qui lui conférait un aspect énigmatique
et fatal, et qui provoquait de la peur dans son entourage : Ils avaient peur d’elle
sur le quai et au marché, et c’est ainsi que cela transparaît dans certaines
images du film. Il apparaît également dans le film que derrière une apparente
soumission Babette cache une grande fierté. Lorsqu’elle arrive à la maison –
nous dit l’auteur du conte – elle avait l’air d’une mendiante mais était en fait une
conquérante.
Un élément passé sous silence dans le film est son passé obscur, que les sœurs
suspectaient en Babette et qui, au bout du compte, se confirme : pendant la
révolution française, elle avait été une « pétroleuse », c'est-à-dire une de ces
femmes qui mettaient le feu aux maisons avec du pétrole et qui, dans les
barricades du Paris de la révolution, chargeait elle-même les fusils.
Tous ces éléments, certains cachés, d’autres transformés et d’autres qui
transparaissent clairement dans le film, nous mènent à une meilleure
compréhension de l’ambivalence latente du cadeau que prépare Babette, s’il est
possible de penser à un cadeau qui, par essence, ne contienne pas
d’ambivalence.
Babette confesse finalement aux sœurs qu’elle a été grand Chef au Café Anglais
de Paris, qu’elle n’y retournera jamais et qu’elle a investi tout son argent dans le
dîner. Lorsque Filippa lui dit sous forme de reproche qu’elle n’aurait pas du se
défaire de tout ce qu’elle avait pour elles, Babette, comme nous le voyons dans
le film, se lève, et alors que les deux sœurs semblent effrayées et amoindries,
elle, avec une expression entre la dignité et la fierté et – comme le dit le texte
original –, avec un regard profond, étrange, qui contient peut-être un peu de
pitié, ou même de moquerie, répond : ce n’était pas seulement pour vous. Elle
est – nous dit-elle – une artiste et même si elle n’a plus d’argent un artiste n’est
jamais pauvre.
Le texte original, néanmoins, est plus catégorique : Babette, face à la
reconnaissance des sœurs, dit Pour vous ? – réplique-t-elle – Non. C’était pour
moi… Je suis une grande artiste ! – dit-elle. Un moment passa et elle répéta : je
suis une grande artiste, Mesdames… Une grande artiste, Mesdames, n’est jamais
19
17
pauvre . La motivation de Babette est donc – en partie, selon le film, ou
globalement, selon les mots du texte – d’ordre narcissique, la preuve c’est qu’elle
était une grande artiste, une démonstration avec laquelle, aussi bien dans le
texte original que dans le film, elle arrive à prendre une position très lointaine de
celle de l’humble soumission qu’elle adopta en arrivant chez les deux gentilles
sœurs.
Son geste permit certainement que le dîner devienne pour la petite communauté
religieuse une transformation libératrice. Cependant, son don était marqué par
l’ambivalence. Cette ambivalence qui, au départ représente l’action de téter mais
aussi de donner le sein. Nous assistons donc à un manger pour vivre mais,
comme dans le manger pour mourir de la grande bouffe, cela nous remet face à
la marque de l’ambivalence.
Eucharistie et ambivalence.
L’alimentation, comme elle constitue une dimension essentielle de la vie
humaine, acquit dès le départ des connotations d’ordre magique et religieux. Il
est aisé que les aliments de base pour la survie deviennent sacrés et, de fait,
toutes les sociétés ont des habitudes alimentaires qui appartiennent à la sphère
religieuse : il y a des substances qui se mangent pour atteindre la sainteté ou
pour se rapprocher des dieux, alors que d’autres s’interposent entre la chair et
l’esprit et augmentent la distance divine. Parallèlement, les aliments permettent
de nourrir l’identité et les exclus aident à la définir. Même dans la foi chrétienne,
dans laquelle Jésus a déclaré que tous les aliments étaient purs, on ne put
freiner la tendance de toute religion à établir des prescriptions sur ces derniers.
D’autre part, il y a d’abondantes associations entre certaines célébrations
religieuses et la consommation d’aliments qui y sont liés.
Dans l’expérience chrétienne, la nourriture a également des significations
importantes. Le lieu qu’occupe la commensalité dans les récits évangéliques fut
souligné au point de considérer qu’il n’est pas possible d’élaborer une christologie
sans concéder un espace d’importance aux repas de Jésus. En effet, les récits
évangéliques laissent voir que les souvenirs les mieux gardés par les
communautés chrétiennes primitives sont ceux des guérisons et des repas de
Jésus. Il y a 137 textes liés aux repas. Cela indique évidemment que la
commensalité, dans ses multiples aspects et manifestations, fut pour Jésus un
secteur privilégié de la vie auquel on concède le caractère de topos de la
18
révélation de Dieu .
La parabole du grand banquet (Mt 22, 1-10 ; Lc 14, 15-24) est un des récits
évangéliques dans lesquels on voit de façon très évidente jusqu’à quel point la
table partagée, dans la chaleur et l’intimité du repas (Lc 14, 16), est un lieu
(topos) dans lequel Dieux se fait présent et se fait connaître. Le fait que dans les
apparitions du ressuscité la nourriture fasse encore son apparition renforce cet
aspect de la commensalité comme espace privilégié de la manifestation de Dieu.
Cependant, nous observons aussi comment, dans les récits évangéliques, les
repas de Jésus provoquent facilement un conflit avec la société religieuse de son
entourage ; de telle sorte que la tension et l’ambivalence coexistent avec la
communion et la solidarité. Toutefois, si ces repas provoquent le scandale et le
17
Ib. 104.
Cf. J. M. CASTILLO dans La humanización de Dios. Ensayo de cristología Trotta, Madrid
2009. Tout le chapitre 9 est consacré aux repas de Jésus.
18
20
conflit avec l’extérieur, dans les plus importants, comme la « Dernière Cène », la
tension et le conflit se font présents à l’intérieur même de la communauté :
l’incompréhension, la solitude, la trahison imminente, l’abandon précoce de tous
et la négation de Pierre, tout contribue à charger l’air de tension dans cette
dernière cène de Jésus avec le siens. La dernière cène de Jésus est également
imprégnée de cette ambivalence entre communion et conflit.
C’est dans cette dernière cène que s’institue l’acte central de la foi et de
l’expérience chrétienne : l’Eucharistie, en tant que commémoration de la mort et
de la résurrection de Jésus. Cependant, très vite, la communauté chrétienne
prend conscience du fait que cette commémoration peut être pervertie en raison
des situations vitales dans lesquelles elle se célèbre. Paul, dans sa lettre aux
Corinthiens, s’en prend à ces communautés qui célèbrent l’Eucharistie dans un
contexte d’injustice et de manque de solidarité. Ses mots sont forts : c’est un
jugement (I Cor. 11, 29) que l’on incorpore dans ces manières de célébrer la
cène du Seigneur.
La densité dramatique de cet épisode de la vie de Jésus exerça une puissante
fascination sur tout l’art et la culture de l’occident chrétien et fit également
l’objet de nombreuses représentations filmiques qui mériteraient une analyse
théologique différentielle qui échappe ici à l’objectif de notre travail. D’une façon
que beaucoup de personnes pourraient ressentir comme irrévérencieuse, la
scénographie de la dernière cène apparut dans des compositions picturales ou
photographiques que le monde du celluloïd reprit également entre autres choses.
Sans aucun doute, une des représentations les plus célèbres de la dernière cène
est celle réalisée par Luis Buñuel dans son film Viridiana. Dans ce dernier, les
mendiants qui, avec un apparent respect et soumission, acceptent les aumônes
et les attentions de Viridiana, profitent de son absence pour célébrer un festin
dans la partie noble de la maison qui leur était interdite. En brisant leur condition
de parias, ils se laissent porter par toute cette force violente de transgression
contre la classe sociale qui les met dans cette position de pauvreté et de
marginalisation. Nous pouvons interpréter que, de cette manière, ils rendent à
Viridiana l’agression qu’ils reçoivent en assumant humblement leur condition de
mendiants soumis. Si c’est une motivation d’ordre religieux qui pousse Viridiana
à cette action caritative, c’est cet ordre qui est agressé dans la grotesque
représentation que font les mendiants de la dernière cène de Léonard de Vinci.
Nous trouvons un parallèle de l’ambivalence dans le film La dernière cène (La
última Cena) du cubain Gutiérrez Alea. Il s’agit d’un des plus récompensés de la
cinématographie cubaine. Cinquante-deux minutes de film ininterrompues se
centrent sur le déroulement d’un repas qui commémore celui de Jésus et
montrent qu’un aliment matériel consommé dans l’urgence d’une faim d’esclave
est parallèle à un rejet de l’aliment spirituel qu’on essaie d’ingérer, en profitant
de la satisfaction qu’apporte le premier. Il existe des spiritualités, des théologies
perverses et « inavalables » qui finissent par provoquer des vomissements. On
« vomit », on crache, en effet, cet aliment spirituel avec lequel on prétend
légitimer l’injustice.
Le film reprend un fait historique qui s’est produit au 18ème siècle. Un comte
essaie de répéter le geste de Jésus avec ses disciples et, pour ce faire, il choisit
douze esclaves noirs de son « hacienda » pour célébrer le Jeudi Saint.
Cependant, les conséquences de cet acte « pieux » sont complètement
inattendues. La « Dernière cène » devient ainsi une virulente antiparabole sur les
contradictions entre un discours prétendument chrétien et une situation
d’injustice avec laquelle on prétend la légitimer. Le film possède une
intentionnalité politique claire dans les paramètres idéologiques du Cuba de
21
Castro et par rapport à laquelle le réalisateur a pris une distance critique plus
tard comme nous avons pu le vérifier dans son délicieux Fraise et chocolat (Fresa
y chocolate). La dernière cène, néanmoins, en marge de son imprégnation
idéologique philo-marxiste nous offre l’opportunité d’entreprendre une relecture
dans des tonalités psychanalytiques dans lesquelles les relations avec l’autorité
deviennent le noyau central.
Au début du film, on assiste à la chasse, à l’aide de chiens, d’un esclave qui
s’échappa et que l’on punit sauvagement après l’avoir retrouvé en lui mutilant
une oreille. Dans le film, ce personnage représente la rébellion, la violence qui se
refuse à assumer une position de soumission comme esclave. En d’autres
termes, le refus d’assumer une position de masochisme qu’adoptent les autres
comme unique mode de survie. En effet, les esclaves adoptent des positions
serviles, soumises, masochistes, comme mécanisme de défense face à une
violence qui semblerait condamnée à l’échec de toute évidence. L’identification à
l’agresseur est le mécanisme qui les aide à survivre à ce régime d’esclavage.
Cependant, cette relation de nature sadomasochiste qui s’établit entre le maître
et l’esclave est, de plus, alimentée d’un discours religieux, dans lequel dieu
apparaît comme fondement ultime de l’autorité à laquelle ils doivent se
soumettre. Si dans le festin de Babette nous nous trouvons face à un dieu qui
semble être ennemi, rival de l’homme et jaloux de son plaisir, dans la dernière
Cène, on nous présente un Dieu qui exige une soumission si radicale qu’elle
passe par l’acceptation et la sacralisation de la souffrance et de l’esclavage.
L’aumônier de « l’hacienda » remplit cette fonction légitimatrice. La récompense
de cette soumission sera le fait de manger à la même table que Dieu.
Cette catéchèse est celle que maintient le comte durant la célébration du repas :
la nourriture et la boisson alimentent la soumission masochiste. Le comte semble
jouer le rôle d’un père généreux qui offre amour et protection dans une position
19
qu’analysa en profondeur Pierre Legendre dans son œuvre L’amour du censeur .
Ce sont des liens d’amour qui lient les sujets avec leurs censeurs et c’est ainsi
que s’établit la grande complicité dans les stratagèmes de l’autorité et de
l’obéissance. Le grand triomphe du pouvoir est celui de se faire aimer par les
personnes que l’on soumet.
Dans notre cas, le pouvoir prétendra se situer dans la représentation d’un père
qui prend soin des siens et les alimente amoureusement, dans une sinistre
imitation de la dernière cène de Jésus. Tout cela est pour vous – leur dit-il. Ce
jour n’est pas comme les autres. C’est un jour spécial, parce qu’il est écrit dans
le livre de Dieu. Un jour comme celui-ci, le Christ s’est réuni avec ses amis, avec
les Saints, avec ses disciples qui étaient comme ses esclaves pour leur dire au
revoir parce qu’il allait mourir… Le Christ allait au ciel. Dieu le Père l’avait appelé.
Quelqu’un devait se sacrifier pour toute l’humanité qui souffrait. On avait besoin
d’un agneau. Quelqu’un qui assumerait le châtiment de Dieu. Sans protester, en
silence. Quelqu’un devait payer pour tout le mal que l’homme avait fait. Bien… !
Mangez, mangez et buvez…
Plus tard, il ajoutera encore à cette interprétation expiatrice de la mort de Jésus
la légende qui explique comment Saint François fit comprendre au Père Léon que
le bonheur véritable et parfait consiste à tout supporter par amour pour le Christ,
à offrir notre douleur à Dieu avec joie.
Les esclaves rient pour exprimer l’impossibilité de différer de cette doctrine :
lorsqu’ils recevront les coups du contremaître, doivent-ils être contents ? Oui –
répond le comte – parce que les noirs sont préparés à ça, à souffrir. C’est ainsi
19
Ed. Du Seuil, Paris 1974.
22
que Dieu en a disposé. C’est pour cela qu’ils doivent assumer la douleur, les
coups du contremaître. Dieu les récompensera au paradis où il n’y aura plus ni
maître ni esclave.
Cependant, le comte est conscient que cet aliment spirituel est difficile à
« avaler ». Surtout pour certains. C’est pour cette raison, pour s’assurer que
l’objectif sera pleinement atteint, qu’il place à sa droite le plus rebelle des
esclaves, Sébastien, celui dont l’oreille a été mutilée après sa tentative de fuite.
Il se concentre avec lui dans une attitude séductrice, en lui montrant toute son
attention et sa délicatesse.
Le maître, pour l’être, doit être reconnu comme tel par l’esclave. Le triomphe du
pouvoir consiste à se faire aimer. En étant reconnu par l’autre. Qui suis-je ?
Reconnais-moi, insiste le comte à plusieurs reprises en s’adressant à l’esclave,
d’un ton de plus en plus élevé et exigeant. Cependant, Sébastien résiste à
reconnaître le maître, parce qu’il est conscient que de cette manière il s’identifie
immédiatement comme un esclave. Dans une des séquences les plus
dramatiquement tendues du film, Sébastien, dans un premier plan expressif,
lance un crachat au visage du maître qui, après un premier élan de colère
contenu, se montre à nouveau docile et humble pour poursuivre son objectif à
travers l’imitation de Jésus. Un jour comme celui-ci le Christ s’humilia pour nous
– leur dit-il – Il n’est en rien grandiose qu’un maître s’humilie face à ses
esclaves.
Ainsi, dans l’acceptation de l’humiliation il obtient sa plus grande gratification
narcissique : celle de se situer dans une position sacrée, omnipotente, dans
l’imitation de Jésus lui-même. En suivant également ses pas, il reproduit très
solennellement le geste et les mots de l’institution eucharistique. Le cérémonial
échappe, évidemment, à la compréhension des esclaves qui, dans la position
primitive dans laquelle ils se voient obligés à vivre, peuvent seulement
l’interpréter comme un acte de cannibalisme.
Cependant, les esclaves apprennent quelque chose qui diffère de ce que le
maître veut leur inculquer. Comme le commentera plus tard l’aumônier, ils
comprennent qu’ils peuvent manger à la table du maître. Je crains – dit-il au
maître – qu’ils aient vu quelque chose qui aille à votre encontre.
En effet, le vendredi saint sera un jour de mort et de destruction. Les esclaves
refusent de travailler ce jour-là parce que le comte, alors qu’il était ivre, le leur
avait promis. Toutefois, le contremaître, soutenu par le maître à nouveau lucide,
n’est pas disposé à le leur permettre. La mèche s’allume et la rébellion se
déchaîne. Le contremaître, qui selon les mots de l’aumônier représentait Jésus
pour les esclaves, est assassiné à l’heure même où Jésus est mort après son
chemin de croix. La violence réprimée en raison de cette position de soumission
masochiste forcée éclate dans toute son intensité. « L’hacienda » est pillée et
incendiée.
Le samedi saint sera également un jour de violence, de persécution et de mort.
Les rebelles sont capturés et on condamne à mort les ingrats qui étaient à la
table du maître. Leur tête sera accrochée en haut d’un madrier. Onze. Tous
exceptés une : la rebelle qui, le dimanche de la résurrection, court dans les
champs, libre comme l’eau des sources et comme les oiseaux qui volent
librement dans le ciel.
Si dans La grande Bouffe la nourriture agit comme un instrument mortifère et
dans Le festin de Babette comme un agent de vie et de libération, dans La
dernière Cène, la nourriture montre tout son pouvoir ambivalent en créant à la
fois vie et mort, violence et libération. En tout cas, comme nous l’avons
également vu, le manger et le boire sont configurés dans un même dynamisme
23
par les pulsions de vie et de mort. Par conséquent, en fonction des diverses
dynamiques personnelles, ils peuvent servir les fins d’Eros ou de Thanatos. Le
cinéma, comme nous avons pu le constater, fidèle à la vie comme tout autre
mode d’expression artistique, s’est fait écho de toutes ces possibilités et se
présente ainsi à nous comme un matériel de premier ordre pour réfléchir à cette
fonction vitale de notre existence.
24