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Jeudi 23 février 2012
Dans le portefeuille des champions
NANCY, 17 OCTOBRE 2011. Dans une brasserie cossue du centre-ville, l’affable Frédéric Schatzlé,
président de la société Élite Patrimoine spécialisée dans la gestion de patrimoine de sportifs (voir par
ailleurs), n’est pas peu fier de présenter l’un de ses fleurons à quelques clients. Le plus étonnant est
que ce beau parti, Nicolas Batum, n’est pas le dernier à accepter de parler chiffres, salaires,
dépenses. Avec son naturel désarmant, l’ailier de Portland et de l’équipe de France de basket décrit
par le menu l’évolution de ses revenus : « À quinze ans (en 2004), mon premier salaire était de
101,52 euros par mois. Contrat aspirant niveau 1. Les deux premières années, je dépensais tout.
J’étais jeune et con. Je me disais : c’est bon, je jouerai en NBA. La dernière année au Mans (en 2008),
je touchais aux alentours de 7 000 euros et je voulais toujours faire le fou en me disant que, l’année
suivante, je serai en NBA. Mais quand tu y arrives, tu te dis c’est bon, je peux dépenser, je gagne des
sommes de fou, et c’est là que tu perds les pédales. »
Nicolas Batum n’est pas tombé dans le piège, contrairement à Antoine Walker. L’ancien ailier du
Miami Heat, champion de NBA en 2006, est un des derniers grands noms de la prestigieuse ligue
américaine à avoir garni la liste des joueurs ruinés (dont Scottie Pippen, Allen Iverson…). D’après une
statistique du magazine Sports Illustrated, 60 % des basketteurs de la NBA finissent sur la paille cinq
années après l’arrêt de leur carrière. Walker avait pourtant cumulé plus de 80 millions de dollars en
treize ans. « Aujourd’hui, il conduit une petite Toyota. Il ne peut plus se payer que ça. Ça fait flipper
», glisse Batum, propriétaire d’une Mercedes CLS. Cette voiture d’un montant minimal de 85 000
euros est, selon lui, son plus gros chèque à ce jour, car une bonne partie de ses revenus, une fois les
impôts réglés, part sur des comptes à part afin d’être économisée. Cette stratégie a été mise en place
dès ses années sarthoises sous l’égide de son conseil en gestion de patrimoine (CGP). Pour Arnaud
Thauvron, directeur du master de gestion de patrimoine à l’université de Paris-Est Créteil, « le rôle du
CGP peut même tourner au chaperonnage quand le client développe un côté flambeur, qui gagne
100 et en dépense 150, une tendance chez les sportifs. »
À la fin de cette saison, l’ailier devrait signer son nouveau contrat, dont la somme oscillera entre 30
et 35 millions de dollars sur quatre ans. Nicolas Batum entrera alors dans la catégorie des High Net
Worth Individuals (HNWI), ces sportifs dont le patrimoine est devenu fortune. Des individus ciblés
par des banques privées, des CGP privés, des fiscalistes, des experts-comptables ou des gérants de
société de droit à l’image. Ces HNWI se comptent par centaines dans le sport français, dont une vaste
majorité de footballeurs. La seconde catégorie regroupe les Mass Affluent, dont le capital se monte à
une ou plusieurs centaines de milliers d’euros. Ces Mass Affluent se comptent en milliers en France.
Au total, plus de trois mille sportifs français professionnels se partagent plus d’un demi-milliard
d’euros de salaires par an.
Ces athlètes se tournent logiquement vers des acteurs spécialisés (voir par ailleurs) pour diverses
motivations. Ils cherchent à anticiper la fin de carrière via une reconversion. Mais, pour certains,
c’est aussi pour baisser leur niveau d’imposition (via la défiscalisation par exemple) ou pour accroître
leurs revenus grâce à des investissements pluriels (capitalistiques, immobiliers, assurances-vie) qu’ils
confient leur portefeuille à des individus souvent recommandés par le bouche-à-oreille. Or, la
profession de CGP ne possède pas d’ordre, comme chez les avocats, bien qu’il existe des associations
représentatives. Ce qui provoque quelques couacs quand ce ne sont pas carrément des ruines. Dans
les faits, les CGP peuvent être conseillers en investissements financiers, agents immobiliers,
assureurs, notaires, agents de joueurs, voire tout à la fois. Sans compter la famille du sportif qui, dans
bien des cas, est la première vers laquelle l’athlète va se tourner, mais qui « peut être très intéressée
par (son) patrimoine », prévient Arnaud Thauvron.
Dernièrement, l’ancienne championne espagnole Arantxa Sanchez a raconté dans sa biographie
comment ses parents ont « exercé un contrôle » sur ses finances durant sa carrière. Vainqueur de
quatre tournois du Grand Chelem dont trois éditions de Roland-Garros, Sanchez est aujourd’hui «
ruinée » , tellement « endettée » qu’elle est placée sous la tutelle du ministère des Finances
espagnol. Plus ancien, le cas de l’ancienne skieuse Carole Merle, championne du monde de géant en
1993, ruinée par les placements d’un oncle notaire. « Le métier ne s’improvise pas. Ce n’est pas
parce qu’on veut bien faire qu’on fait bien », avance Claude Deplanche, gérant d’Europe Sport
Conseil, la branche CGP de l’Union nationale des footballeurs professionnels.
Plus que la malveillance, l’incompétence de certains acteurs pas suffisamment expérimentés porte à
conséquence. Une dizaine de joueurs de rugby évoluant en Top 14 et Pro D 2 ont perdu des sommes
considérables ces deux dernières années à cause d’un conseiller fiscal dont les placements dans le
marché photovoltaïque, en pleine déconfiture, se sont révélés désastreux. Mais la qualité variable
des conseils en gestion de patrimoine n’est pas seule responsable. Le manque de formation des
athlètes sur ces questions techniques ainsi que la nature de la carrière sportive posent problème. «
La carrière est très éphémère, donc l’éducation, le milieu socioculturel et la formation comptent. Ça
fait des comportements variables », explique Robert Leroux, l’agent du nageur Alain Bernard. « Il
existe même une difficulté inconsciente à se plonger dans ce qu’ils vont faire dans deux ou trois ans.
Ils ont des plans de carrière. Mais ont-ils des plans de vie ? », s’interroge Gaël Arandiga, directeur du
syndicat des rugbymen Provale.
Pour Franck Leclerc, directeur du Syndicat des joueurs professionnels de handball, « on part de l’idée
que le joueur est un individu, qu’il doit aller chercher l’info ». « Je me suis débrouillé tout seul au
début, mais, après, l’argent venant de plus en plus, je me suis tourné vers une personne, puis deux,
tout en restant maître du sujet », confirme Alexandre Audebert, qui a investi dans plusieurs bars. Le
troisième-ligne clermontois juge même indispensable de se faire aider par des professionnels dès lors
qu’il s’agit de domaines techniques. « Si on aborde la défiscalisation par exemple et que le mec me
dit un truc que je ne comprends pas, je dis stop. Sinon, ça peut se terminer en faillite à l’insu de son
plein gré. »
Pour trouver l’homme de confiance idoine, les sportifs se refilent les mêmes plans. « Les joueurs
parlent beaucoup entre eux. Quand l’un va faire un bon coup, tous les autres veulent faire pareil »,
note Jean-François Reymond, responsable du Syndicat national des basketteurs. La bonne réputation
sert souvent de gage. Si bien que, dans nombreuses disciplines, ça « fonctionne en réseau, en vase
clos », relève Franck Leclerc. Résultat « l’argent reste un sujet tabou, géré sous le manteau, regrette
Gaël Arandiga, alors que des gens plus ou moins bien intentionnés n’ont aucun scrupule à rentrer
dans le vestiaire pour dire aux joueurs qu’ils payent trop d’impôts. » Souvent, ces individus peu
scrupuleux proposent des investissements miracles qui ne prennent pas en compte la situation
globale du sportif. « Ça me rend malade quand un joueur qui a disputé l’Euroligue m’appelle pour
prendre une mutuelle... à vingt-huit ans. Comment son conseiller n’a pas pu s’assurer qu’il allait être
en capacité de payer en permanence ? », fulmine Jean-François Reymond.
Pour déceler les mauvais coups, Provale et le SNB, les deux syndicats de joueurs en rugby et basket,
se sont rapprochés chacun d’un CGP (Laurent Bordes pour le rugby ; José Vespasien pour le basket).
Si les joueurs le demandent, ils peuvent offrir des infos pratiques et des offres alternatives. Mais,
logiquement, c’est dans le football, où l’argent a coulé à flots le plus tôt, que le sujet a été défriché
de la manière la plus précoce. Créée en 1990, la branche gestion du patrimoine de l’UNFP s’occupe à
elle seule des finances de plus de cinq cents footballeurs (85 % en activité), tout en disposant de
nombreux concurrents. « Dans le foot français, ceux qui gèrent leur argent eux-mêmes sont rares. Le
milieu est relativement tissé », détaille Claude Deplanche. « On fait en sorte que les joueurs aient
douze à dix-huit mois de trésorerie pour les impôts. C’est le premier point, ex aequo avec la
demande d’avoir des revenus en cas d’arrêt de carrière. »
La gestion du patrimoine des footballeurs se heurte néanmoins à un écueil important. Le côté « très
influençable », dixit Deplanche, et excessif de beaucoup de joueurs. Une démesure qui, chaque jour,
se voit sur le parking des clubs de Ligue 1.
XAVIER COLOMBANI