Egalitarisme, religion, Etat : une vue américaine
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Egalitarisme, religion, Etat : une vue américaine
LES LIVRES ET LES IDÉES The Fourth Great Awakening and the Future of Egalitarianism Par Robert William Fogel Egalitarisme, religion, Etat : une vue américaine JEAN-DOMINIQUE LAFAY* Inventeur de la cliométrie, une approche historique originale et contestée, mais qui lui valut néanmoins le prix Nobel d’économie, Robert William Fogel relit l’histoire des EtatsUnis comme une succession de « grands réveils » religieux, dont les retombées se traduiraient par une avancée constante vers plus d’égalité. Thèse ingénieuse mais qui n’a pas emporté la conviction de notre recenseur. hacun connaît l’importance des titres, tant dans la presse populaire que dans la littérature technique. Pour retenir l’attention d’un lecteur potentiel, les auteurs ont même la possibilité de jouer sur différents registres. Avec Le Quatrième réveil et l’avenir de l’égalitarisme, Robert William Fogel utilise celui du mystère et de l’inattendu1. Nul ne s’en étonnera de la part d’un auteur qui a toujours aimé sortir des sentiers battus, au risque de trébucher parfois sur quelques obstacles imprévus. C UN NOBEL CRÉATIF ET ORIGINAL rofesseur à l’Université de Chicago,Prix Nobel d’économie en 1993 (en même temps que Douglas North), Fogel est considéré comme l’un des pères fondateurs de la « New Economic History », c'est-à-dire de la révolution méthodologique qui a certainement le plus secoué la communauté des historiens, américains ou non, au cours des années 60-80.N’hésitant pas à prendre son bien (statistique) partout où il le trouve, y compris P dans la « Genealogical Library » des Mormons à Salt Lake City, Fogel est l’inventeur de la cliométrie ou histoire économétrique. Cette discipline s’appuie sur la construction et l’estimation de modèles économiques pour se faire une idée de ce qui se serait passé si certains événements avaient été autres. Cette approche dite « contrefactuelle » ou du « conditionnel irréel » représente, comme chacun sait, le summum du sacrilège et de l’absurdité méthodologiques pour la plupart des historiens professionnels. C’est pourtant ce que Fogel a fait sans hésiter dans sa thèse Railroads and Economic Growth : Essays in Econometric History (Baltimore : John Hopkins University Press, 1964). Contrairement à l’opinion habituellement admise, il conclut que le développement du chemin de fer aux Etats-Unis a joué un rôle relativement marginal dans la croissance de ce pays : sans lui, le PIB américain de la fin du XIXe siècle n’aurait été inférieur que de 3 % à sa valeur effective, soit un retard de croissance d’à peine deux années. 1 Robert William Fogel (2000), The Fourth Great Awakening and the Future of Egalitarianism, Chicago, University of Chicago Press, 2000, 242 pages (plus 141 pages de notes et annexes). Sociétal N° 35 1er trimestre 2002 * Professeur à l’Université de Paris I - Panthéon - Sorbonne. 113 LES LIVRES ET LES IDÉES 2 Robert William Fogel and Stanley L. Engerman (1974) Time on the Cross : The Economics of American Negro Slavery, Boston, Little, Brown. Voir également R.W. Fogel (1989), Without Consent or Contract: The Rise and Fall of American Slavery, New York, Norton. 3 Le « coefficient de Gini » est la mesure synthétique la plus courante de l’inégalité des revenus dans une population. Ce coefficient varie entre 0 (égalité parfaite) et 1 (inégalité parfaite). 4 En cette période de conversion des francs en euros, et à titre d’entraînement, je laisse au lecteur le soin de passer des inches aux centimètres. Sociétal N° 35 1er trimestre 2002 114 Ainsi est née la cliométrie, dont tions « cliométriques » à longueur les développements ultérieurs de pages sera déçu. provoqueront plusieurs controverses, certaines tournant parfois Il pourra tout au plus se consoler au vinaigre, notamment celle avec les statistiques du chapitre 4 déclenchée par Time on the Cross : (« La révolution égalitariste au The Economics of American Negro XXe siècle »), où l’auteur étudie Slavery, ouvrage écrit en collabol’évolution de la distribution des ration avec Stanley Engerman en revenus sur trois siècles. Des 19742. Les deux auteurs montrent coefficients de Gini3 très révélateurs que, au moment de la Guerre de permettent de mettre en évidence Sécession,l’esclavage demeurait un à la fois la faible diminution de mode de production relativement l’inégalité au XIXe siècle et sa efficace et qu’il n’avait donc pas baisse considérable au XXe. Pour été aboli par la « bourgeoisie » le Royaume-Uni, pays où les donaméricaine pour des raisons éconées statistiques sont disponibles nomiques, comme le prétendaient sur une période remarquablement les thèses marxistes et néomarxistes. longue, le coefficient de Gini passe Une lecture manifestement biaisée de 0,65 au début du XVIIIe à de ces conclusions a fait dire à seulement 0,55 au début du XXe. certains que Fogel et Engerman En revanche il baisse très rapidement « justifiaient » l’esclapar la suite, pour vage. En fait, la leçon atteindre 0,32 en qu’ils tiraient de leur La réduction des 1973. En fin de étude était d’une tout inégalités ne s’est compte, le revenu autre tonalité : elle réel des catégories pas étendue consistait à dire que sociales les plus l’engagement de la à la distribution pauvres a été multiplié « bourgeoisie » amé- internationale par 19 en deux siècles, ricaine dans le camp sans parler des gains des revenus : abolitionniste était énormes en termes fondé, non sur des les différences d’espérance et de considérations basse- entre les pays qualité de vie. Les ment économiques, données physiolosont supérieures mais plus fondamengiques confirment t a lement sur des aux différences clairement ces modiraisons morales. fications : « A la fin à l’intérieur des guerres napoléodes pays. niennes, le travailleur POURQUOI LES britannique masculin INÉGALITÉS type était, à l’âge mûr, plus petit RECULENT d’environ cinq inches qu’un homme de même âge né dans la upperclass. Certes, il subsiste encore une En un certain sens, le Quatrième différence entre les travailleurs et réveil reprend et généralise la l’élite en Grande-Bretagne, mais thèse de Time on the Cross en l’écart se situe maintenant aux mettant l’accent, du moins dans le alentours de seulement un inch » contexte américain,sur l’importance (pp. 143-144)4. de la dimension « spirituelle » et sur l’influence politique des idées La réduction des inégalités résulte religieuses. Toutefois, quelques surtout du progrès technique (qui pages de lecture suffisent pour se a notamment accru « l’efficacité rendre compte que, du point de thermodynamique des êtres huvue de la méthode, il s’agit d’un mains » [p.79]) et des modifications essai d’un tout autre genre. Le dans la structure de la demande lecteur qui s’attend à trouver dans (avec une consommation relativele Quatrième réveil des démonstra- ment plus faible des biens alimentaires au profit des services) : ces deux facteurs ont poussé l’un et l’autre à une utilisation plus intense d’un facteur de production moins inégalement réparti, le travail, au détriment du capital physique et de la terre (p.156). La part des politiques publiques a été, selon l’auteur,beaucoup plus faible qu’on ne le croit en général. Seules les subventions accordées à l’éducation et les programmes de santé publique dans les zones fortement urbanisées ont eu des effets notables. Mais la réduction des inégalités au cours des cent dernières années ne s’est pas étendue à la distribution internationale des revenus. Les différences entre les pays (coefficient de Gini = 0,64) sont supérieures aux différences à l’intérieur des pays. Le phénomène est historiquement nouveau. Si, au XVIIIe siècle, « l’inégalité à l’intérieur d’un même pays était forte, les inégalités entre les pays étaient exceptionnellement faibles ». On a certes observé une certaine baisse des inégalités internationales au cours du dernier tiers du XXe siècle, mais celles-ci demeurent très fortes. Toujours dans ce même chapitre, on remarquera aussi le passage sur les famines (pp. 152-153), où l’auteur défend l’idée que,au début de l’ère moderne, il ne s’agissait plus d’événements naturels mais d’événements politiques. Craignant de ne pas avoir assez de nourriture pour ravitailler les troupes, les fonctionnaires, la classe politique, les villes, etc., les Etats réservaient pour leur propre compte des quotas très importants, à des prix prédéterminés, lorsqu’on anticipait des récoltes insuffisantes. Il n’est donc pas surprenant que ces mêmes Etats aient été capables de mettre en œuvre des politiques relativement efficaces pour lutter contre les famines : « Les Etats ont commencé par créer le problème et lui ont ensuite trouvé une solution » (p.153). ÉGALITARISME, RELIGION, ÉTAT : UNE VUE AMÉRICAINE UNE RECONSTRUCTION TRÈS AMÉRICAINE DE L’HISTOIRE e projet de Fogel est très ambitieux. Il vise à expliquer les grands mouvements sociopolitiques de long terme en utilisant et en intégrant les apports d’au moins quatre disciplines : histoire, économie, science politique et médecine. Pour ce faire, il emprunte à William McLaughlin l’idée de cycles politico-religieux, et se propose de l’articuler avec la théorie des « réalignements » chère à la science politique américaine5. Toutefois, même si le résultat n’est pas dénué d’intérêt, la tentative laisse l’impression étrange d’un auteur qui a été débordé par la mécanique intellectuelle qu’il avait mise en marche. C’est que Fogel essaie à la fois de défendre et de faire coïncider deux thèses assez différentes. La première concerne l’interaction des variables religieuses et du développement économique. L’autre, la substitution d’une demande de redistribution « spirituelle » à la demande actuelle de redistribution matérielle. L Selon la première thèse, non seulement la « religion » agit sur l’économie (par un processus purement politique qui n’a pas grand chose à voir avec Max Weber), mais l’économie agit en retour sur la « religion », par le biais des effets du développement « techno-physiologique ». Le processus est schématiquement le suivant : 1. les progrès techniques et médicaux, de même que la croissance économique qui en découle, sont des sources de remise en cause profonde des valeurs morales (« les vues éthiques ne sont pas statiques », (p.40) ; 2. la société s’ajuste avec retard aux changements précédents et il en résulte des crises culturelles et religieuses ; 3. les crises religieuses donnent naissance à des mouvements politiques de XIXe siècle et s’achève avec la contestation et à des demandes mise en place du Welfare State de réforme que Fogel, à la suite de dans les années 30. Le quatrième McLaughlin, appelle des « Grands (et actuel) Grand réveil trouve réveils » ; 4. les Grand réveils se son origine religieuse dans les traduisent, après dix ou vingt ans, années 60 (autour des idées de « par des « réalignements » politiques Grande société » chères à Lyndon à l’occasion d’« élections criJohnson).Il serait en train d’entamer tiques » ; 5. ces réalignements prosa phase politique,avec pour objectif voquent à leur tour des changede substituer à la lutte contre les ments impor tants dans les inégalités matérielles (problème que politiques économiques et, par Fogel juge globalement suite, dans le rythme Pour Fogel, les résolu dans les pays inde croissance. dustrialisés) une lutte poussées religieuses contre les inégalités Les Grands réveils périodiques et leur « spirituelles ». Cette sont apparemment dernière forme d’inéd e s p h é n o m è n e s traduction politique galité serait mainpurement américains. depuis trois siècles tenant dominante et Fogel en donne une auraient pour trait impliquerait non plus explication très simple : de « promouvoir le les Eglises européennes, commun une marche consumérisme… « en dépit de différences vers l’égalité. [mais de] produire importantes », sont une régénération spirituelle » beaucoup plus institutionnalisées (p.203). et hiérarchisées, et aussi beaucoup plus proches des gouvernements Pour Fogel, les poussées religieuses que les Eglises américaines, où les fipériodiques et leur traduction dèles jouent un rôle déterminant, politique depuis trois siècles en particulier dans « les Eglises auraient en effet pour trait évangélistes protestantes ou commun une marche vers l’égalité. autres, dont la pratique religieuse On peut toutefois s’interroger est de type charismatique [that sur la réalité de ce « sens fogélien practice enthusiastic religion] » (p.7). de l’Histoire » et sur le poids Cette caractéristique expliquerait accordé au canal strictement l’attitude plus critique de ces religieux qu’il utiliserait pour se Eglises vis-à-vis de l’Etat, ainsi que manifester. Tout d’abord, les deux l’origine religieuse des principaux premiers des quatre Grands réveils mouvements de réforme (émergence américains n’ont pas de rapport et évolution de la démocratie direct avec les questions d’égalité américaine, abolition de l’esclavage, au sens courant. Le premier grandes réformes sociales, etc.). répond à une demande d’identité nationale et de liberté face à une tutelle coloniale jugée trop opQUATRE GRANDS pressive. Le deuxième fait certes RÉVEILS ET LEUR intervenir une demande d’égalité, INTERPRÉTATION mais d’égalité dans les droits he Fourth Awakening situe le individuels (abolition de l’esclavage), premier Grand réveil dans indépendamment de toute référence les années 1730, avec comme à la distribution des ressources, aboutissement la Révolution matérielles ou autres. américaine. Le deuxième correspondrait à une période allant des Ensuite, les pays européens, en premières protestations contre dépit de l’organisation hiérarchique l’esclavage, au début du XIXe de leurs Eglises, ont eux aussi siècle, à la Guerre de Sécession. connu des élections critiques et Le troisième commence à la fin du des réalignements au cours des 5 Voir W. McLaughlin (1978) Revivals, Awakenings, and Reform : An Essay on Religion and Social Change in America, 16071977, Chicago, University of Chicago Press et J. Burnham (1991) « Critical Realignments : Dead or Alive ? » in B. E. Schaffer (dir.), The End of Realignment ? Interpreting American Electoral Eras, Madison , University of Wisconsin Press. T Sociétal N° 35 1er trimestre 2002 115 LES LIVRES ET LES IDÉES trois cents dernières années. Le type de phénomène décrit par Fogel ne passe donc pas nécessairement, et de loin, par la pression politique d’Eglises dont les fidèles pratiquent une « enthusiastic religion » à l’américaine. Et la pauvre Europe n’a pas été et n’est pas condamnée à l’immobilisme ou au suivisme. UNE DEMANDE NOUVELLE DE « RÉALISATION DE SOI » este la seconde thèse, celle qui concerne la nature des inégalités. Pour en apprécier la portée, il faut ne pas hésiter, d’une part, à la détacher complètement du modèle des Grands réveils, à laquelle elle semble trop artificiellement liée ; et d’autre part, à oublier tout ce qui a trait aux propositions pratiques de redistribution des ressources immatérielles, du moins telles que l’ouvrage les définit. R Sociétal N° 35 1er trimestre 2002 116 Fogel introduit le sujet de façon originale, en attribuant l’origine des politiques de redistribution aux interventions publiques de lutte contre les famines, qui auraient consacré une obligation collective d’assistance (pas seulement une obligation morale privée). Il montre ensuite comment le principe d’égalité des chances a fait l’objet d’un large assentiment, dans une société à dominante agricole, où les terres pouvaient être acquises à bas prix et où la création d’entreprises de petite taille semblait à la portée de tous. La situation change à la fin du XIXe siècle : avec le développement des nouvelles technologies et des grands marchés, les entreprises géantes font leur apparition. « Les travailleurs, tout comme les réformateurs, commencent à penser que l’égalité des chances est un faux principe » (p.7) et réclament une plus grande égalité des conditions (et pas seulement des chances). L’Etat commence alors à jouer un rôle sous tutelle » (merit good),justifiant beaucoup plus actif en matière de une intervention publique – du redistribution, de droit du travail moins si l’on suppose que l’Etat est et de protection sociale. Le Welfare une institution parfaite et si l’on State, qui atteindra son apogée dans les années 70, se met ainsi ne tient pas compte des coûts progressivement en place dans les sociaux, en termes de pluralisme des valeurs et de liberté pour les pays industrialisés.Aujourd’hui, les individus. principaux objectifs redistributifs de ces Welfare States sont, selon Comme dans le cas de l’éducation Fogel, pratiquement atteints. Pour scolaire obligatoire, il reviendrait cette raison, et parce que les filets alors à l’Etat de transférer des sociaux limitent les risques de « ressources immatérielles » à régression trop brutale en termes toute personne pour laquelle il de revenu, les demandes d’égalité le jugerait utile, au travers d’une dans la société changent de nature : sorte d’éducation sociale permaon observe à la fois un retour vers nente . Curieusel’égalité des chances ment, cette façon de matérielles et un Les objectifs voir, très éloignée de déplacement de la redistributifs des la tonalité générale demande de redistriWelfare States sont, des écrits de ses colbution au profit de lègues de Chicago, ne la correction des selon l’auteur, semble pas choquer inégalités « immaté- pratiquement R.W. Fogel.Tels qu’ils rielles » (une demande atteints : les sont présentés dans de « démocratisation le chapitre 5,l’égalitade la réalisation de demandes d’égalité risme spirituel et la soi », p.203). changent de nature. redistribution des actifs immatériels consistent, à LE RETOUR DE peu de choses près, à transformer « BRAVE NEW WORLD » ? l’Etat en instrument de conversion de la population américaine aux ’idée que, dans la société postvaleurs du protestantisme évangémoderne, les inégalités dans lique. Et pour bien enfoncer le les ressources monétaires compclou, Fogel affirme que l’opération teront moins que les inégalités se traduirait par une amélioration dans l’aptitude à la « réalisation de type « parétien », puisque de soi » ne manque pas d’intérêt. « lorsqu’on œuvre pour corriger Techniquement, le problème serait l’inégalité spirituelle, tout le simple à régler si les individus monde se retrouve dans une pouvaient connaître, et a fortiori meilleure situation »(p.214). révéler, leurs « vraies » préférences C’est Aldous Huxley et George pour les « actifs immatériels » : des Orwell tout à la fois… transferts monétaires seraient suffisants pour permettre à ceux Malheureusement (ou heureusequi n’en auraient pas les moyens ment), la gestion apaisée d’une d’acquérir, auprès d’éducateurs, société pluraliste pose des prode psychologues, de religieux, de blèmes sensiblement plus comgo u ro u s , d e d i re c t e u r s d e plexes. Tout bien pesé, on peut conscience, etc., les « biens partager l’avis de James Q.Wilson spirituels » auxquels ils aspirent. dans un commentaire récent : Malheureusement, ceux qui semmieux vaut sauter cette partie blent en avoir le plus besoin sont du livre. Elle risque de faire incapables de savoir 1. quels actifs douter de tout le reste, et ce ils souhaitent ; 2. en quelles serait dommage. ● quantités et 3.combien ils sont disposés à payer pour cela. On se trouve dans un cas dit de « bien L