Picasso : Période bleue 1901-1904

Transcription

Picasso : Période bleue 1901-1904
Picasso : Période bleue 1901-1904 - I
Après un Autoportrait « flamboyant », intitulé Yo Picasso (Moi, Picasso), mai ou juin 1901, inspiré de ceux de Nicolas
Poussin, au Louvre, et de Jean-Auguste Dominique Ingres, au musée Condé, Chantilly, Picasso se représente à
l’automne sous les traits d’un homme marqué par l’âge et les difficultés de la vie, noyé dans la monochromie bleue.
Pourquoi le choix du bleu ? Maurice Raynal, en 1953, apporte une réponse : « Pour l’instant…Picasso partage les
joies amères et les tristesses de ses modèles imaginaires. Il a rompu avec les éclats trop colorés, les désinvoltures
d’arabesques désordonnées. Pour Picasso, la peinture possède une mission dramatique. Une œuvre doit prendre au
ventre avant de plaire aux yeux ; elle est source d’émotions plus que d’agrément. Et cette émotion, pour être
authentique, s’obtient par des moyens simples, dépouillés de tous artifices. C’est pourquoi le dessin de l’époque bleue
devient discret, sévère, souvent aigu, toujours large, aisé sûr de soi, à cause de l’authenticité du sentiment qui
l’inspire, et qu’il est vivifié des courbes d’une délicatesse apaisante qui tempèrent l’ascétisme de la composition ».
Le bleu correspond donc à un état d’âme, couleur évoquant la mélancolie, la tristesse et la mort, dont il a pu
remarquer aussi l’emploi dramatisant dans l’oeuvre du Greco. Guillaume Apollinaire, dans l’article consacré à
Picasso, écrit pour la revue La Plume, du 15 mai 1905, repris dans Les Peintres cubistes, Méditations esthétiques,
ouvrage publié en mars 1913, note : « L’espace d’une année, Picasso vécut cette peinture mouillée, bleu comme le
fond humide de l’abîme et pitoyable ».
En 1935, Picasso lui-même parle du » coup de poignard du bleu », et Sabartés ajoute que Picasso croyait « l’art, fils
de la Tristesse et de la Douleur…Il croit que la tristesse se prête à la méditation et que la douleur est le fond de la
vie ». Comment pourrait-il penser autrement après le suicide de Casagemas ? Comment pourrait-il penser autrement,
lui qui vit dans un des quartiers les plus misérables de Barcelone au contact des mendiants, des prostituées, des
marins en bordée, des enfants abandonnés, des mères désespérées, de ceux que l’on appelle les fous, et des pauvres ?
Toute cette humanité au bord du gouffre à laquelle il s’identifie devient l’objet de sa sollicitude comme le remarque
André Salmon, dans Souvenirs sans fin, 1953, paru chez Gallimard : « Je pénétrais en pleine époque bleue…La lampe
à pétrole dispensait assez peu de clarté. Pour peindre, pour présenter la toile, il fallait la bougie, cette bougie
tremblotante que Picasso tint haut devant moi quand il m’introduisit humainement au monde surhumain de ses
affamés, de ses stropiats, de ses mères sans lait ; le monde supra-réel de la Misère bleue ».
Les Pauvres, une gravure datant de l’hiver 1904-1905, est caractéristique de l’ensemble de la période, personnages en
guenilles, corps efflanqués, regards vides, hommes et enfants soudés par le malheur, Les Vendeurs de gui, 1902,
collection particulière, que l’on retrouvera en 1905 dans la geste des Saltimbanques, et femmes se tuant au travail. La
Repasseuse, 1904, New York, Solomon R. Guggenheim, est probablement une étude de Laure Gargallo, connue sous
le nom de Germaine, qui causa la mort de Casagemas, en repoussant son amour, et pour laquelle Picasso éprouvait
une sorte de fascination morbide. Modèle, elle travaillait également dans une blanchisserie où Picasso, qui le raconta
à Françoise Gilot en 1947, pouvait l’observer à loisir pour noter les gestes, la courbure du corps, la fatigue due au
maniement des fers à repasser en fonte.
Ce thème l’occupe depuis 1901 et on y trouve autant le souvenir des repasseuses de Degas, que Picasso aurait pu voir
dans la collection de Paul Durand-Ruel, présentée rue de Rome et ouverte aux amateurs, chaque mardi, que celui des
corps étirés du Greco que l’on retrouve dans Le Vieux guitariste, fin 1903, Chicago, Art Institute, ou dans L’Ascète,
1903, Philadelphie, Fondation Barnes. Traiter des êtres les plus misérables de la société est une constante de l’art
espagnol et Francisco Pacheco, dans L’Art de la peinture, publié en 1649 à Séville, soutient que le Laid est aussi digne
d’intérêt que le Beau, Le Pied-bot de Ribera est là pour en témoigner. Le Repas de l’Aveugle, fin de l’été 1903, attire
l’attention non seulement par la qualité plastique du personnage mais aussi par la nature morte qui rappelle les
bodegones, de bodegón, terme qui évoque les natures mortes de comestible en Espagne, généralement liés à
l’expression du sacré ou du mysticisme, à propos desquelles le spécialiste de la peinture espagnole, Paul Guinard,
parlait « d’êtres inanimés ». Le Bock, ou Le Poète Sabartés, peint en octobre 1901, au moment des retrouvailles des
deux jeunes gens à Paris, est certes mélancolique mais n’entre pas dans l’ensemble des peintures de misère.
La série la plus importante de la période bleue est celle consacrée aux femmes en détresse, accompagnées ou non de
leurs enfants, et, en ce cas, généralement des nourrissons, créant des images dramatiques dans lesquelles l’amour
maternel est exalté par le peintre. Ces femmes sont le pendant des marginales peintes par Isidre Nonell dans le
quartier gitan de Barcelone, sans qu’il soit vraiment possible de déterminer qui aurait influencé qui. Nonell a peint des
mendiants, des errants, des pauvres diables qui n’ont plus leur tête et des gitanes dont il aimait les tenues et les visages
marqués. Nonell et Picasso s’étaient rencontrés au 4 chats, et il a certainement contribué à amener Picasso à
s’intéresser aux plus démunis.
Les Pierreuses de Picasso, début 1902, sont très proches des Deux Gitanes de Nonell, esquisse en 1902 et peinture en
1903. Femme de Saint-Lazare au clair de lune, automne 1910, Detroit Institute of Arts, permet d’identifier la source
des représentations féminines de l’époque. Picasso avait, à cette époque, l’appui d’un conseiller d’état du nom
d’Olivier Sainsère que Fernande Olivier appréciait beaucoup : « Il était un amateur conscient et obstiné. Il venait
régulièrement chez Picasso et achetait une peinture, un dessin, une eau-forte…C’était une aide matérielle modeste
mais sûre…Quelle joie pour le peintre après ces visites quand Sainsère avait laissé sur un coin de table deux ou trois
billets de cent francs !Ces jours-là, on dînait en bande le soir. Après on allait au cirque Medrano ».
Sainsère avait présenté Picasso au docteur Jullien, chef de l’établissement hospitalier de la prison Saint-Lazare, tenue
depuis 1824 par les Sœurs de Saint-Joseph. La prison, située à l’angle du boulevard Magenta et du Faubourg SaintDenis, accueillait les prostituées atteintes de maladies vénériennes qui pouvaient garder leurs enfants jusqu’à leur
sevrage. Les œuvres peintes pour la plupart à Barcelone sont le souvenir de ces visites douloureuses.
Autre thème évoqué par Picasso : l’amour, dont il se méfiait malgré la liaison avec Madeleine rencontrée en 1904, la
Femme au casque de cheveu, et la relation avec Fernande entamée au mois d’août 1904. Des toiles, comme
L’Étreinte, 1903, Paris, musée national de l’Orangerie, Le Couple, 1904, collection particulière, expriment un réel
désir de paternité qui l’effraie en même temps par la difficulté de vivre à trois, évoquée dans Tragédie, 1903,
Washington, National Gallery of Art.
Du 15 novembre au 15 décembre 1902, Picasso avait exposé des toiles bleues qui ont retenu l’attention de Charles
Morice, poète symboliste, ami de Gauguin et de Rodin. Il publie en décembre un article inspiré dans Le Mercure de
France : « Elle est extraordinaire la tristesse stérile qui pèse sur l’oeuvre entière de ce très jeune homme. Cette œuvre
est déjà innombrable. Picasso qui peignit avant d’apprendre à lire semble avoir reçu la mission d’exprimer avec son
pinceau tout ce qui est. On dirait un jeune dieu qui voudrait refaire le monde. Mais c’est un dieu sombre. Les
centaines de visages qu’il a peints grimacent, pas un sourire. Son monde ne serait pas plus habitable que ses maisons
lépreuses. Et sa peinture elle-même est malade : incurablement ? Je ne sais. Mais, à coup sûr, il y a une force, un don,
un talent. Faut-il au bout du compte souhaiter que cette peinture guérisse, Ne serait-il pas destiné, cet enfant d’une
précocité effrayante, à donner la consécration du chef-d’œuvre au sens négatif de vivre, à ce mal dont plus que pas
un autre il souffre ? ».

Documents pareils