article en pdf - Revue trimestrielle des droits de l`homme
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LA PROTECTION DE L’«INTÉGRITÉ SPIRITUELLE» DES INDIGÈNES Réflexions sur l’arrêt de la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans l’affaire Comunidad Moiwana c. Suriname du 15 juin 2005 par Ludovic HENNEBEL Docteur en droit et chercheur au Centre de philosophie du droit de l’Université Libre de Bruxelles 1. La Cour interaméricaine des droits de l’homme, dont le travail reste peu connu en Europe (1), construit patiemment une jurisprudence cohérente et solide qui surprend bien souvent par son audace et son originalité. Bien que les peuples autochtones ne jouissent pas de protection spécifique au sein de la Convention américaine des droits de l’homme, la Cour a rendu plusieurs arrêts relatifs à des (1) La carence d’études européennes sur le système interaméricain s’explique notamment en raison d’un problème d’accès aux sources (les arrêts de la Cour étant publiés en espagnol et, à défaut de moyens suffisants, les traductions anglaises ne sont pas systématiques et diffusées tardivement après l’adoption des décisions). Notons que quelques études européennes ont été publiées sur le système interaméricain en Europe sous forme d’ouvrages : voy. notamment : H. Tigroudja et I.K. Panoussis, La Cour interaméricaine des droits de l’homme : Analyse de la jurisprudence consultative et contentieuse, Nemesis/Bruylant (Coll. «Droit et Justice», n° 41), Bruxelles, 2003; B. Santoscoy, La Commission interaméricaine des droits de l’homme et le développement de sa compétence par le système des pétitions individuelles, Publications de l’Institut universitaire des hautes études internationales, P.U.F., Paris, 1995; K. Vasak, La Commission interaméricaine des droits de l’homme, Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris, 1968. Voy. également, en anglais : J.M. Pasqualucci, The Practice and Procedure of the Inter-American Court of Human Rights, Cambridge University Press, Cambridge, 2003; D. Harris et S. Livingstone (Eds), The Inter-American System of Human Rights, Oxford University Press, Oxford, Clarendon Press, New York, 1998. En espagnol, on consultera en priorité, surtout pour les questions procédurales : H. Faúndez Ledesma, El Sistema Interamericano de Protección de los Derechos Humanos, Aspectos institucionales y procesales, 3ème édition revue et mise à jour, Instituto Interamericano de Derechos Humanos, San José, Costa Rica, 2004. Voy. également dans ce numéro la chronique de jurisprudence par Hélène Tigroudja, p. 277. 254 Rev. trim. dr. h. (66/2006) pétitions individuelles émanant de membres de communautés autochtones dans lesquels elle fait preuve d’une ouverture culturelle remarquable matérialisée par une interprétation dynamique et généreuse de la Convention (2). L’arrêt de la Cour interaméricaine rendu le 15 juin 2005 dans l’affaire Comunidad Moiwana c. Suriname s’inscrit dans cette ligne jurisprudentielle (3). Le commentaire et l’explication de cet arrêt permettent, au-delà de l’intérêt que présente cette affaire en particulier, de souligner les spécificités du raisonnement, des méthodes et des solutions retenus par la Cour interaméricaine dans sa jurisprudence contentieuse. I. – Les faits : le massacre du village Moiwana 2. Pour comprendre l’arrêt Comunidad Moiwana c. Suriname, il est indispensable non seulement de relater les faits à l’origine du contentieux mais également de les resituer dans leur contexte. La Cour interaméricaine consacre d’ailleurs de longs développements à la clarification historique des faits grâce aux témoignages d’experts (4). Au 17ème siècle, des esclaves d’origine africaine ont été emmenés de force vers les territoires actuels du Suriname. Nombre d’entre eux réussiront à s’échapper pour rejoindre les forêts de la partie orientale de cet Etat et parviendront à y établir de nouvelles communautés autonomes. Leurs membres se nomment les Bush Negroes ou Maroons et forment six groupes distincts : les N’djuka, les Matawai, les Saramaka, les Kwinti, les Paamala et les Boni ou Aluku. Ces groupes ont négocié individuellement des traités de paix (2) Voy. notamment : Cour interam. dr. h., Affaire Yatama c. Nicaragua, 23 juin 2005, Série C, n° 127; Cour interam. dr. h., Comunidad Indígena Yakye Axa c. Paraguay, 17 juin 2005, Série C, n° 125; Cour interam. dr. h., Caso Masacre Plan de Sanchez c. Guatemala, 29 avril 2004, Série C, n° 105; Cour interam. dr. h., Affaire de la Communauté Mayagna (Sumo) Awas Tingni c. Nicaragua, 31 août 2001, Arrêt sur le fond, Série C, n° 79; Cour interam. dr. h., Affaire Aloeboetoe et autres c. Suriname, 4 décembre 1991, Arrêt sur le fond, Série C, n° 11. (3) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124. Cet arrêt peut être consulté sur le site Internet de la Cour interaméricaine des droits de l’homme : www.cortheid.or.cr (4) La Cour interaméricaine consacre généralement une place importante à la clarification des faits dans ces arrêts. Elle considère en effet que son rôle consiste notamment à établir la vérité judiciaire qui ne peut faire l’économie d’une analyse précise des faits à l’origine du contentieux. En l’espèce, la Cour rédige 24 pages sur la preuve des faits, faisant état des témoignages d’anthropologues et de victimes. Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§75-86.44. Ludovic Hennebel 255 avec les autorités coloniales les libérant de l’esclavage et leur reconnaissant le droit de résider sur «leur» territoire (5). L’indépendance acquise par le Suriname en 1975 ne modifiera pas fondamentalement le statut de ces communautés puisqu’elles ne jouissent pas de personnalité juridique en droit positif. Tout au plus, la Constitution surinamaise reconnaît que les membres des communautés autochtones doivent être considérés comme des personnes susceptibles de bénéficier individuellement, mais non en tant que groupe, des protections constitutionnelles (6). Les groupes continuent de vivre en communauté et suivent leurs propres traditions et cultures. Le groupe N’djuka, dont certains membres sont les victimes du contentieux à l’origine de l’arrêt que nous commentons, compte aujourd’hui 49.000 individus. Leur communauté repose sur une base clanique et vit sur leur territoire traditionnel. L’organisation de leur société est fondée sur une filiation matrilinéaire qui détermine la répartition des fonctions religieuses et politiques ainsi que les règles de partage des terres. Leur identité culturelle est extrêmement marquée grâce à leur langue propre, leur histoire, leurs traditions et religion (7). 3. Le 25 février 1980, un coup d’état fomenté par Desire Bouterse renverse le gouvernement démocratique du Suriname au profit d’un régime militaire à l’origine d’une série de violations graves et systématiques des droits de l’homme (8). Dès 1986, une force armée d’opposition nommée Jungle Commando voit le jour. Ce groupe armé mène des actions contre les installations militaires de la partie orientale du pays. Nombre de ses membres, y compris son meneur, Ronnie Brunswijk, étaient Maroons. En guise de représailles, l’armée du Suriname effectuera des opérations militaires d’envergure dans la région orientale du Suriname. De 1986 à 1987, plus de 200 civils, essentiellement des Maroons, perdront la vie dans ces attaques et 23.500 personnes, en grande majorité des Maroons, devront fuir la zone de combat, pour se réfugier dans la (5) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§86.1-86.5. (6) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §86.2. (7) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§86.6-86.10. (8) La Cour interaméricaine se réfère à divers rapports sur cette question émanant de différentes sources, notamment des Nations Unies et de la Commission interaméricaine mais aussi d’organisations non gouvernementales telles qu’Amnesty international. Voy. Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, notes 26 et s. 256 Rev. trim. dr. h. (66/2006) capitale ou s’exiler en Guyane française (9). Les faits à l’origine de l’arrêt de la Cour interaméricaine s’inscrivent dans ce contexte et sont directement liés à l’attaque militaire menée le 29 novembre 1986 contre le petit village de Moiwana habité par des membres du groupe autochtone N’djuka. La Cour considère qu’il est démontré, au regard des preuves qui lui sont fournies, que 39 personnes, essentiellement des femmes, des enfants et des vieillards, y ont perdu la vie alors que 130 survivants, nommément identifiés par la Cour, ont été contraints à prendre la fuite vers des camps de réfugiés de la Guyane française ou vers les grandes villes du Suriname (10). Par le biais d’associations, les victimes de l’attaque du village Moiwana ont, depuis, entrepris diverses procédures légales et mené des campagnes de sensibilisation afin que les autorités enquêtent sur les faits et poursuivent pénalement les responsables. Toutefois, les maigres tentatives initiées par la police civile seront sévèrement mises à mal par certains membres de l’armée, toujours très influente, malgré l’instauration d’un régime démocratique en 1991. En 1990, un inspecteur de la police civile, enquêtant sur le massacre, sera ainsi tué sans que cet homicide ne fasse l’objet d’une enquête. Un militaire ayant témoigné devant la police civile avoir participé à l’attaque décèdera en 1993 dans des conditions peu claires présentées comme le résultat d’un «accident domestique ». Un autre inculpé en détention au poste de la police civile sera « libéré de force » suite à l’intervention de la police militaire (11). Si le 19 décembre 1995 l’Assemblée nationale du Suriname adopte finalement une motion sollicitant le Pouvoir exécutif pour qu’il réalise une enquête, dans les meilleurs délais, sur les violations des droits de l’homme commises durant le régime militaire, la Cour constate qu’à la date d’adoption de son arrêt, aucune enquête sérieuse n’a été menée, nul n’a été jugé, et aucune réparation n’a été accordée (12). En outre, les survivants de l’attaque n’ont toujours pas pu rejoindre leur territoire et la communauté du village Moiwana demeure exilée. (9) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad 2005, Série C, n° 124, §§86.6-86.14. (10) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad 2005, Série C, n° 124, §§86.15-86.24. (11) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad 2005, Série C, n° 124, §§86.15-86.26-27. (12) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad 2005, Série C, n° 124, §86.33. Moiwana c. Suriname, 15 juin Moiwana c. Suriname, 15 juin Moiwana c. Suriname, 15 juin Moiwana c. Suriname, 15 juin Ludovic Hennebel 257 II. – Les limites de la compétence ratione temporis de la Cour 4. La demande de la Commission interaméricaine, déposée le 20 décembre 2002, repose sur ces éléments de fait. Certes, l’attaque étant antérieure à la date d’entrée en vigueur de la Convention américaine à l’égard de l’Etat du Suriname (13), la Commission n’invoquera pas les violations directement commises à l’occasion de l’attaque militaire per se mais fondera sa requête sur la continuité de la violation vu qu’au moment du dépôt de sa demande aucune enquête n’a été menée au Suriname, nul n’a été jugé ni a fortiori sanctionné pour les faits et les survivants n’ont pu regagner leur terre ancestrale, les privant ainsi de leur mode de vie traditionnel (14). Toutefois, le Suriname contestait la compétence de la Cour et la recevabilité de la pétition en soulevant plusieurs exceptions préliminaires, essentiellement de forme. Toutes sont écartées par la Cour. Conformément à la première exception (15), particulièrement intéressante, l’Etat en cause soutenait que la pétition était irrecevable ratione temporis étant donné que les faits à l’origine de la requête dataient du 29 novembre 1986, soit un an avant la ratification de la Convention par le Suriname. En conséquence, l’Etat (13) Le Suriname a ratifié la Convention américaine des droits de l’homme et a accepté la compétence obligatoire de la Cour interaméricaine le 12 novembre 1987. (14) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §3. (15) L’Etat soulève cinq exceptions préliminaires. Dans sa deuxième exception, l’Etat soutenait que les pétitionnaires n’avaient pas épuisé les voies de recours internes. La Cour estime que l’Etat aurait dû soulever cette exception avant l’adoption par la Commission de ses rapports sur la recevabilité et sur le fond. N’ayant pas respecté cette condition de délai, la Cour présume que l’Etat a renoncé implicitement à cette exception. Dans sa troisième exception, l’Etat estime que la Commission n’a pas respecté le délai de trois mois dont elle dispose pour saisir la Cour interaméricaine après adoption de son rapport (article 51.1 de la Convention américaine). La Cour écarte l’argument en jugeant que l’Etat adopte sur ce point une attitude contradictoire vu qu’il avait sollicité lui-même les prolongations de délais. La quatrième exception portait sur un élément d’une procédure parallèle menée par la Commission sur base de la Déclaration américaine et à l’égard de laquelle la Cour s’estime incompétente. Enfin, dans sa dernière exception, le Suriname soutenait ne pas avoir reçu toutes les pièces versées au dossier, en contravention de l’article 42 du Règlement de la Commission, ce qui affectait «les droits de la défense de l’Etat». La Cour juge que l’exception est «inappropriée» en l’espèce, étant donné le fait, en particulier, que le Suriname avait refusé d’exercer ses droits de défense devant la Commission au moment opportun. 258 Rev. trim. dr. h. (66/2006) soutenait que tout constat de violation par la Cour en relation avec ces faits constituerait une application ex post facto de la Convention (16). Rappelant le principe de non rétroactivité des traités, consacré par l’article 28 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, la Cour souligne qu’en cas de violations continues ou permanentes, commençant avant la reconnaissance de la compétence de la Cour mais persistant après une telle reconnaissance, la Cour est compétente pour connaître des actions et omissions – ainsi que leurs effets – postérieures à la reconnaissance de sa compétence. Or, en l’espèce, la Commission a bien veillé à fonder sa demande sur le déni de justice continu en violation des articles 8, 25 et 1.1 de la Convention. La Cour opère donc une claire distinction entre les violations alléguées de la Convention qui sont de nature continue et les violations alléguées commises après le 12 novembre 1987, qui ne soulèvent pas d’objection particulière en termes de compétence. Concernant les premières, la Cour juge qu’elles portent essentiellement sur la violation par le Suriname de son obligation d’enquêter sur le massacre et d’en juger les responsables. Toutefois, la Cour note qu’elle ne pourra examiner le respect de cette obligation qu’à dater de l’entrée en vigueur de la Convention dans l’Etat en cause. En outre, si le déplacement forcé des victimes présumées est antérieur à l’entrée en vigueur de la Convention, l’impossibilité persistante de retour sur leur territoire ancestral caractérise la continuité de la violation. La Cour s’estime donc compétente pour connaître de ces éléments de fait et pour les qualifier juridiquement (17). Afin de clarifier sa position, la Cour prend la précaution de préciser que les victimes présumées de cette affaire sont les 130 survivants du massacre du 29 novembre 1986 et les familles des victimes décédées. Les 39 victimes décédées dans le cadre du massacre ne peuvent donc pas, en raison des limites de compétence ratione temporis de la Cour, être considérées comme victimes dans le cadre de la procédure initiée devant la juridiction interaméricaine (18). (16) L’Etat invoque en outre que seule la Déclaration américaine des droits de l’homme aurait pu fonder juridiquement la mise en œuvre de son éventuelle responsabilité internationale à l’égard des faits de l’espèce. (17) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§37-44. (18) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§70-74. Ludovic Hennebel 259 III. – Constat de violations et dommage spirituel 5. La Cour examine successivement les allégations de violation des articles 5 (intégrité physique), 22 (liberté de circulation et de résidence), 21 (droit de propriété) et des articles 8 et 25 combinés (garanties judiciaires et protection judiciaire). A. – L’atteinte à l’intégrité personnelle fondée sur le dommage spirituel 6. Seuls les représentants des victimes invoquaient la violation de l’article 5 de la Convention américaine. La demande de la Commission interaméricaine était silencieuse sur ce point. La Cour rappelle que rien n’empêche néanmoins les représentants des victimes de solliciter la Cour pour qu’elle constate la violation d’articles que la Commission ne soulève pas (19). 7. Concernant la violation alléguée de l’article 5 (20), la Cour commence par rappeler une nouvelle fois qu’elle limite son examen aux faits postérieurs à l’entrée en vigueur de la Convention au Suriname, ce qui exclut le massacre litigieux en tant que tel (21). Toutefois, la Cour juge que la violation de l’article 5 peut être constatée à la lumière des faits postérieurs au massacre. Elle retient trois arguments. Premièrement, la Cour considère que l’absence d’enquête sérieuse et complète sur les faits, malgré les efforts persistants des représentants et des membres de la Communauté Moiwana, a généré souffrance et angoisse auprès des victimes ainsi qu’un sentiment de discrimination. En outre, l’impunité des auteurs du massacre a eu un (19) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §91. Voy. aussi en ce sens : Cour interam. dr. h., Caso De La Cruz Flores c. Pérou, 18 novembre 2004, Série C, n° 115, §122; Cour interam. dr. h., Caso «Instituto de Reeducación del Menor» c. Paraguay, 2 septembre 2004, Série C, n° 112, §125; Cour interam. dr. h., Caso de los Hermanos Gómez Paquiyauri c. Pérou, 8 juillet 2004, Série C, n° 110, §179. (20) L’article 5.1 de la Convention dispose que «Toute personne a droit au respect de son intégrité physique, psychique et morale». Dans son arrêt Maritza Urrutia c. Guatemala du 27 novembre 2003, la Cour affirme que «la prohibition absolue de la torture, sous toutes ses formes, relève aujourd’hui du jus cogens international». Cour interam. dr. h., Maritza c. Guatemala, 27 novembre 2003, Série C, n° 103, §92. (21) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §92. 260 Rev. trim. dr. h. (66/2006) impact particulièrement grave au sein de la Communauté Moiwana. En effet, conformément à la culture et aux traditions du groupe N’djuka, la justice et la responsabilité collective sont des principes centraux. Lorsqu’un membre de la Communauté est offensé, les membres de sa famille doivent obtenir justice. En cas de décès de la victime, à défaut d’obtenir justice, les morts ne peuvent reposer en paix et l’esprit de la victime – voire les esprits ancestraux – peuvent tourmenter les membres de la famille survivants. La Cour constate, au regard des témoignages d’experts et de victimes, que cette croyance est fortement ancrée dans la culture N’djuka (22). Deuxièmement, selon la culture du peuple N’djuka, la mort d’un membre de la Communauté doit s’accompagner de rites particuliers et complexes nécessitant de disposer des dépouilles pour permettre les cérémonies mortuaires traditionnelles et un enterrement dans un lieu approprié. Seuls ceux qui sont considérés indignes se voient refuser un enterrement honorable conforme aux traditions (23). Le non-respect de ces rites mortuaires est considéré comme une transgression morale extrême qui ravive la colère de l’esprit du défunt et réveille celle des ancêtres. Les membres de la famille du défunt seront tourmentés par les esprits et souffriront de «maladies d’origine spirituelle» matérialisées par des pathologies physiques réelles et susceptibles d’affecter toute la descendance. Ces maladies ne peuvent être soignées que par le biais de moyens culturels et cérémoniaux (24). La Cour juge qu’une des principales sources de souffrance des membres de la Communauté réside dans l’ignorance du sort réservé aux dépouilles des victimes décédées empêchant la conduite des cérémonies funéraires traditionnelles. En outre, les membres de la Communauté ont été sévèrement choqués et affectés sur le plan émotionnel en apprenant que certains cadavres ont été incinérés, alors que l’incinération est absolument prohibée dans la culture N’djuka (25). Enfin, troisièmement, le lien entre la Communauté N’djuka et son territoire traditionnel est d’importance vitale sur le plan spirituel, culturel et matériel. Sur le plan économique, la Communauté (22) Cour interam. dr. h., 2005, Série C, n° 124, §95. (23) Cour interam. dr. h., 2005, Série C, n° 124, §98. (24) Cour interam. dr. h., 2005, Série C, n° 124, §99. (25) Cour interam. dr. h., 2005, Série C, n° 124, §100. Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin Ludovic Hennebel 261 de Moiwana était fortement dépendante de son territoire où elle pratiquait la chasse, la pèche et l’agriculture qui lui procuraient ses moyens de subsistance. En outre, la préservation de l’identité et de l’intégrité culturelles exige que les membres de la Communauté maintiennent une relation forte avec les terres ancestrales (26). Or, à la suite du massacre du 29 novembre 1986, le petit village de Moiwana et les terres traditionnelles l’entourant ont été abandonnés. Les survivants ont dû fuir leurs terres et craignent d’y revenir. Privés de leur territoire, seul capable de générer leurs moyens de subsistance, ils se sont considérablement appauvris. La Cour conclut au regard de ces arguments que la Communauté Moiwana a souffert sur le plan émotionnel, psychologique, spirituel et économique, ce qui constitue une violation de l’article 5.1 de la Convention américaine (27) lu en relation avec l’article 1.1 de la Convention (28). Ce qui est particulièrement original dans la démarche de la Cour est la prise en considération, à titre principal, de l’atteinte à l’intégrité spirituelle des victimes fondée sur le préjudice dont elles ont souffert en raison de leurs croyances religieuses et du lien qui unit les vivants aux morts. La Cour fait preuve d’une ouverture culturelle particulièrement généreuse qu’elle traduit concrètement par une interprétation souple de la Convention américaine. B. – La violation du droit à la liberté de circulation et de résidence 8. Si ni la Commission interaméricaine, ni les représentants des victimes n’invoquent la violation de l’article 22 de la Convention, la Cour rappelle qu’elle a la faculté, sur base de la Convention américaine et conformément au principe iura novit curia, d’examiner les violations potentielles d’articles de la Convention qui ne sont pas invoquées par les parties (29). La Cour considère d’ailleurs qu’elle a le devoir d’appliquer tous les «standards juridiques appropriés» (26) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §101. (27) La juge Cecilia Medina Quiroga regrette, dans son opinion individuelle, que la Cour n’ait pas suivi le même raisonnement concernant l’article 4 (protection du droit à la vie). Voy. C. Medina Quiroga, Vote séparé, en annexe de Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124. (28) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §103. (29) La Cour applique régulièrement cette règle. Voy. notamment : Cour interam. dr. h., Caso De La Cruz Flores c. Pérou, 18 novembre 2004, Série C, n° 115, §122; Cour interam. dr. h., Caso «Instituto de Reeducación del Menor» c. Paraguay, 2 septembre 2004, Série C, n° 112, §§125 et 126. 262 Rev. trim. dr. h. (66/2006) (estándares jurídicos apropriados) pour autant que les parties aient l’opportunité d’exprimer leurs positions respectives sur le point de droit qu’elle soulève (30). 9. La Cour interprète l’article 22 de la Convention américaine (31) à la lumière de l’interprétation proposée par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies de l’article 12 du Pacte de New York. Dans son commentaire général n° 27 (32), le comité énonce que la liberté de circulation est une condition indispensable au libre développement de l’individu et est étroitement liée à plusieurs autres droits du Pacte international sur les droits civils et politiques. Le droit d’entrer dans son propre pays repose sur le postulat selon lequel un individu entretient une relation particulière avec son Etat. Il implique le droit de rester dans son pays, le droit d’y revenir après l’avoir quitté ou encore le droit d’y entrer pour la première fois en ce qui concerne les personnes nationales de l’Etat concerné mais nées à l’étranger par exemple (33). En outre, la Cour se réfère directement aux Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays émis par le représentant du Secrétaire général des Nations Unies sur la question des déplacements internes (34). A la lumière de ces principes, la Cour constate que les (30) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §107. (31) Les cinq premiers paragraphes de l’article 22 disposent que «1. Quiconque se trouve légalement sur le territoire d’un Etat a le droit d’y circuler librement et d’y résider en conformité des lois régissant la matière. 2. Toute personne a le droit de quitter librement n’importe quel pays, y compris le sien. 3. L’exercice des droits susvisés ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures indispensables dans une société démocratique à la prévention des infractions pénales, à la protection de la sécurité nationale, de la sûreté ou de l’ordre publics, de la moralité ou de la santé publiques, ou des droits ou libertés d’autrui. 4. L’exercice des droits reconnus au paragraphe 1 peut également, dans certaines zones déterminées, faire l’objet de restrictions légales pour causes d’intérêt public. 5. Nul ne peut être expulsé du territoire de l’Etat dont il est le ressortissant ni être privé du droit d’y entrer». (32) C.D.H., Observation générale n° 27 : Liberté de circulation (article 12), 2 novembre 1999. (33) C.D.H., Observation générale n° 27 : Liberté de circulation (article 12), 2 novembre 1999, §20. (34) Organisation des Nations Unies, Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays, E/CN.4/1998/53/Add.2, 11 février 1998. La Cour se réfère en particulier aux principes : 1.1 «Les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays jouissent, sur un pied d’égalité, en vertu du droit international et du droit interne, des mêmes droits et libertés que le reste de la population du pays. Elles ne font l’objet, dans l’exercice des différents droits et libertés, d’aucune discrimination fondée sur leur situation en tant que personnes déplacées à l’intérieur de → Ludovic Hennebel 263 membres de la Communauté Moiwana sont convaincus qu’ils ne peuvent retourner sur leur territoire tant que le déni de justice persiste et que les cérémonies funéraires n’ont pas été accomplies. La purification religieuse et la purification de la terre sont deux aspects centraux auxquels s’ajoute la peur de nouvelles attaques ou de représailles étant entendu que l’Etat n’a ni enquêté ni sanctionné les faits de 1986. La Cour juge que l’Etat est responsable de la violation de l’article 22, lu en relation avec l’article 1.1 de la Convention, étant donné qu’en s’abstenant non seulement de créer les conditions propices au retour des victimes déplacées, mais également de mener les enquêtes pénales sur les faits, le Suriname a empêché les victimes exilées en Guyane française de revenir dans leur pays et a porté atteinte à la liberté de circulation des victimes déplacées sur le territoire surinamais (35). C. – La violation du droit à la propriété collective 10. Les représentants des victimes soutenaient que l’Etat avait violé l’article 21 de la Convention américaine qui consacre le droit à l’usage et la jouissance des biens (36). La Commission interaméri← leur propre pays»; 5 «Toutes les autorités et tous les membres concernés de la communauté internationale respectent les obligations qui leur incombent en vertu du droit international, notamment les droits de l’homme et le droit humanitaire, et assurent leur respect en toutes circonstances de façon à prévenir et éviter les situations de nature à entraîner des déplacements de personnes»; 8 «Il ne sera procédé à aucun déplacement de population en violation des droits à la vie, à la dignité, à la liberté et à la sécurité des personnes concernées»; 9 «Les Etats ont l’obligation particulière de protéger contre le déplacement les populations indigènes, les minorités, les paysans, les éleveurs et autres groupes qui ont vis à vis de leurs terres un lien de dépendance et un attachement particuliers»; 14.1 «Chaque personne déplacée à l’intérieur de son propre pays a le droit de circuler librement et de choisir librement son lieu de résidence»; et 28.1 «C’est aux autorités compétentes qu’incombent en premier lieu le devoir et la responsabilité de créer des conditions propices au retour librement consenti, dans la sécurité et la dignité, des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays dans leur foyer ou leur lieu de résidence habituel ou à leur réinstallation volontaire dans une autre partie du pays, ou de leur fournir les moyens nécessaires à cet effet. Lesdites autorités s’efforceront de faciliter la réintégration des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays qui sont retournées dans leur lieu d’origine ou qui ont été réinstallées». (35) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§120-121. (36) L’article 21 de la Convention américaine dispose que «1. Toute personne a droit à l’usage et à la jouissance de ses biens. La loi peut subordonner cet usage et cette jouissance à l’intérêt social. 2. Nul ne peut être privé de ses biens, sauf sur paiement d’une juste indemnité, pour raisons d’intérêt public ou d’intérêt social, et dans les cas et selon les formes prévues par la loi. 3. L’usure ainsi que toute autre forme d’exploitation de l’homme par l’homme sont interdites par la loi». 264 Rev. trim. dr. h. (66/2006) caine ne présentait aucun argument sur ce point. La Cour examine si l’impossibilité des membres du village Moiwana de revenir dans des conditions de sécurité et pacifiques sur leur territoire ancestral est susceptible d’être assimilée à une violation du droit à l’usage et à la jouissance des biens. Pour ce faire, la Cour souligne qu’elle doit entendre le concept de «propriété» dans son sens large conformément à sa jurisprudence initiée par l’arrêt Caso de la Comunidad Mayagna (Sumo) Awas Tingni c. Nicaragua adopté le 31 août 2001. Dans cet arrêt, la Cour consacre le principe de la propriété collective. Rappelant que les termes d’un traité international sur les droits de l’homme sont autonomes du sens qu’il leur est donné en droit interne et que ces traités doivent être interprétés de manière dynamique, conformément aux évolutions de la société et aux conditions de vie actuelles (37), la Cour juge que l’article 21 de la Convention protège également le droit de propriété communautaire (38) des membres des communautés autochtones (39). Elle souligne d’ailleurs que les travaux préparatoires de la Convention de San José révèlent que la formulation «toute personne a le droit de propriété privée» a été remplacée par le «droit d’user et de jouir de ses biens», afin d’éviter de protéger la seule propriété privée (40). La propriété privée centrée sur l’individu n’a que peu de place dans les communautés autochtones, qui considèrent, conformément à leurs traditions, que les terres appartiennent collectivement à la communauté (41). La terre n’y est pas une question de possession et de production, mais un élément matériel et spirituel dont les communautés autochtones doivent pouvoir jouir pleinement notamment afin de préserver leur (37) Cour interam. dr. h., Affaire de la Communauté Mayagna (Sumo) Awas Tingni c. Nicaragua, 31 août 2001, arrêt sur le fond, Série C, n° 79, §§145-146. Voy. aussi : C. Grossman, «Awas Tingni v. Nicaragua : A Landmark Case for the InterAmerican System», Human Rights Brief, n° 8, 2001, p. 2. (38) «Propriedad comunal». (39) Cour interam. dr. h., Affaire de la Communauté Mayagna (Sumo) Awas Tingni c. Nicaragua, 31 août 2001, arrêt sur le fond, Série C, n° 79, §148. (40) Cités in Cour interam. dr. h., Affaire de la Communauté Mayagna (Sumo) Awas Tingni c. Nicaragua, 31 août 2001, arrêt sur le fond, Série C, n° 79, §147, note de bas de page 57. (41) La position de la Cour est conforme à la tradition constitutionnelle latinoaméricaine qui reconnaît et consacre la possession de la terre par les peuples ou communautés indigènes sur base d’un titre de propriété collective ou sur base de leur possession ancestrale. Voy. à ce sujet : Hernán Salgado Pesantes, Vote séparé (Motivé concordant), en annexe de Cour interam. dr. h., Affaire de la Communauté Mayagna (Sumo) Awas Tingni c. Nicaragua, 31 août 2001, arrêt sur le fond, Série C, n° 79; S. Garcia Ramirez, Vote séparé (Motivé concordant), en annexe de Cour interam. dr. h., Affaire de la Communauté Mayagna (Sumo) Awas Tingni c. Nicaragua, 31 août 2001, arrêt sur le fond, Série C, n° 79. Ludovic Hennebel 265 culture et de la transmettre aux générations futures. Le lien fondamental entre les indigènes et leur terre doit être reconnu et considéré comme le fondement de leur culture, de leur vie spirituelle, de leur intégrité et de leur survie économique (42). La seule possession de leur terre doit valoir titre leur permettant d’obtenir la reconnaissance de leur droit de propriété (43). L’Etat viole le droit à la propriété collective des membres d’une communauté autochtone s’il ne délimite pas clairement leur territoire et ne leur octroie pas de titre de propriété sur celui-ci, et même en l’absence de toute délimitation, il viole l’article 21 s’il commet ou tolère des actes qui affectent l’usage ou la jouissance des biens situés dans la zone géographique habitée par les indigènes et au sein de laquelle ils exercent leurs activités (44). Les membres de la Communauté de Moiwana doivent être considérés comme les propriétaires légitimes de leur territoire traditionnel à l’égard duquel ils ont le droit d’usage et de jouissance. Or, la Cour constate que les faits consécutifs au massacre de 1986 et la conduite de l’Etat relative à l’enquête ont affecté le droit d’usage et de jouissance de ce territoire. Pour cette raison, l’Etat est responsable de la violation de l’article 21 de la Convention, lu en relation avec l’article 1.1 (45). D. – La violation des garanties judiciaires et de la protection judiciaire 11. Finalement, la Commission interaméricaine des droits de l’homme et les représentants des victimes soutenaient que l’Etat avait violé les articles 8 et 25 de la Convention américaine, lus en relation avec l’article 1.1. Conformément à sa jurisprudence constante, la Cour rappelle que les Etats parties ont l’obligation de mettre en place des recours judiciaires effectifs au profit des victimes des violations des droits de l’homme (article 25) et que ces recours doivent être conformes aux exigences du procès équitable (article 8), le tout s’inscrivant dans le cadre de l’article 1.1 de la Convention qui oblige les Etats parties à garantir le libre et plein exercice des droits de la Convention à toute personne se trouvant sous leur juri(42) Cour interam. dr. h., Affaire de la Communauté Mayagna (Sumo) Awas Tingni c. Nicaragua, 31 août 2001, arrêt sur le fond, Série C, n° 79, §149. (43) Cour interam. dr. h., Affaire de la Communauté Mayagna (Sumo) Awas Tingni c. Nicaragua, 31 août 2001, arrêt sur le fond, Série C, n° 79, §151. (44) Cour interam. dr. h., Affaire de la Communauté Mayagna (Sumo) Awas Tingni c. Nicaragua, 31 août 2001, arrêt sur le fond, Série C, n° 79, §153. (45) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§134-135. 266 Rev. trim. dr. h. (66/2006) diction (46). Pour évaluer en l’espèce le respect de ses obligations par le Suriname, la Cour décide d’examiner les procédures internes. Au regard de ces éléments, la Cour détermine s’il existait des recours légaux adéquats, effectifs, et permettant de garantir que la cause des victimes alléguées soit entendue dans un délai raisonnable (47). 12. Le Suriname soutenait que les victimes auraient pu obtenir réparation par le biais des procédures civiles existantes, considérées par l’Etat comme étant le recours légal adéquat pour l’espèce litigieuse. La Cour reconnaît qu’en principe les recours de procédure civile peuvent être jugés comme des recours légaux adéquats. Toutefois, en raison de la gravité de l’espèce marquée par plusieurs exécutions extrajudiciaires, la Cour réaffirme sa jurisprudence selon laquelle de tels éléments de fait exigent que l’Etat mène ex officio et sans délai une enquête impartiale et effective. Les victimes ont le droit de connaître la vérité sur les violations (48). En outre, l’Etat avait l’obligation d’enquêter sur le massacre et de sanctionner les auteurs ainsi que de réparer les dommages causés aux victimes (49). 13. Selon la Cour, le caractère effectif de l’enquête doit être évalué en fonction du critère de due diligence. La portée de l’obligation d’enquêter dépend en partie de la nature de la violation en cause. (46) L’article 8.1 de la Convention américaine dispose que «Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue avec les garanties voulues, dans un délai raisonnable, par un juge ou un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi antérieurement par la loi, qui décidera du bien-fondé de toute accusation dirigée contre elle en matière pénale, ou déterminera ses droits et obligations en matière civile ainsi que dans les domaines du travail, de la fiscalité, ou dans tout autre domaine». L’article 25 dispose que «1. Toute personne a droit à un recours simple et rapide, ou à tout autre recours effectif devant les juges et tribunaux compétents, destiné à la protéger contre tous actes violant ses droits fondamentaux reconnus par la Constitution, par la loi ou par la présente Convention, lors même que ces violations auraient été commises par des personnes agissant dans l’exercice de fonctions officielles. 2. Les Etats parties s’engagent : a) A garantir que l’autorité compétente prévue par le système juridique de l’Etat statuera sur les droits de toute personne qui introduit un tel recours; b) à accroître les possibilités de recours judiciaire; c) à garantir que les autorités compétentes exécuteront toute décision prononcée sur le recours». (47) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§139-143. (48) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §147. La Cour a consacré le droit à la vérité (résultant de la combinaison des articles 8 et 25 de la Convention) dans son arrêt : Cour interam. dr. h., Bámaca Velásquez c. Guatemala, 25 novembre 2000, arrêt sur le fond, Série C, n° 70, §201. (49) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§144-147. Ludovic Hennebel 267 La Cour se montre particulièrement exigeante à cet égard dans les cas d’exécution extrajudiciaire. S’inspirant des Principes relatifs à la prévention efficace des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires et aux moyens d’enquêter efficacement sur ces exécutions (50), elle souligne que l’absence d’enquête et de sanction en cas d’exécutions extrajudiciaires viole l’obligation de l’Etat de respecter et de garantir les droits de la Convention tant à l’égard des victimes que de leur famille et de la société en général (51). De plus, l’enquête menée par l’Etat doit être sérieuse, impartiale et effective (52). Citant le Protocole type des Nations Unies pour les enquêtes judiciaires concernant les exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires (53), dit Protocole de Minnesota, la Cour rappelle les exigences minimales d’une enquête : l’identification des victimes, le recueil et la préservation des preuves relatives au décès destinées à appuyer les éventuelles poursuites à l’encontre des responsables, l’identification des témoins et le recueil de leurs déclarations, la détermination du mobile, de la méthode, du lieu et du moment de la mort, ainsi que d’une éventuelle méthode type ou d’une pratique ayant pu provoquer la mort, la distinction entre la mort naturelle, le suicide ou l’homicide, l’identification et l’arrestation des personnes impliquées dans le décès et le déferrement des auteurs présumés de l’exécution devant un tribunal compétent établi par la loi (54). L’Etat doit entreprendre avec sérieux son devoir d’enquête et non comme une simple formalité (55). La conduite de l’enquête doit être (50) E.S.C. res. 1989/65, annexe, 1989 U.N. ESCOR Supp. (No. 1) à 52, U.N. Doc. E/1989/89 (1989). (51) Cour interam. dr. h., Juan Humberto Sánchez c. Honduras, 7 juin 2003, Série C, n° 99, §134; Cour interam. dr. h., Bamacá Velásquez c. Guatemala, 25 novembre 2000, arrêt sur le fond, Série C, n° 70, §129; Cour interam. dr. h., Fairén Garbi et Solís Corrales c. Honduras, 15 mars 1989, arrêt sur le fond, Série C, n° 6, §151; Cour interam. dr. h., Godínez Cruz c. Honduras, 29 janvier 1989, arrêt sur le fond, Série C, n° 5, §§168-191; Cour interam. dr. h., Velásquez Rodríguez c. Honduras, 29 juillet 1988, arrêt sur le fond, Série C, n° 4, §§159-181. (52) Cour interam. dr. h., Juan Humberto Sánchez c. Honduras, 7 juin 2003, Série C, n° 99, §127. (53) UN. Doc. E/ST/CSDHA/12 (1991), doc. cité in Cour interam. dr. h., Juan Humberto Sánchez c. Honduras, 7 juin 2003, Série C, n° 99, §127. (54) En ce sens également : Comm. interam. dr. h., Affaire 10.247 (Ejecuciones extrajudiciales y desapariciones forzadas de personas) c. Pérou, 11 octobre 2001, fond, rapport n° 101/01, rapport annuel 2001, §242. Pour une application spécifique des exigences d’une enquête dans les cas de torture, voy. : Comm. interam. dr. h., Affaire 11.565 (Ana, Beatriz y Celia González Pérez) c. Mexico, 4 avril 2001, fond, rapport n° 53/01, rapport annuel 2000, §78. (55) Cour interam. dr. h., Velásquez Rodríguez c. Honduras, 29 juillet 1988, arrêt sur le fond, Série C, n° 4, §177. 268 Rev. trim. dr. h. (66/2006) menée sur l’initiative de l’Etat et non comme s’il s’agissait de la gestion d’intérêts particuliers qui permettrait de conditionner l’enquête à l’initiative personnelle de la victime ou de sa famille (56). La Cour ajoute à cela qu’en cas d’exécution extrajudiciaire, les autorités compétentes doivent effectuer une enquête exhaustive sur la scène du crime, examiner le corps de la victime et mener, en recourant aux services d’experts compétents, une autopsie afin de déterminer les causes du décès (57). A défaut de réaliser ces différentes étapes de l’enquête, considérées comme minimales, l’Etat viole les articles 8 et 25 en relation avec l’article 1.1 de la Convention américaine (58). En l’espèce, l’inactivité manifeste du Suriname face à l’attaque de 1986 et à ses conséquences, malgré les fortes pressions des associations de défense des victimes, et ultérieurement du pouvoir législatif, démontre à suffisance que l’Etat en cause a manqué à son devoir de due diligence. Poursuivant, selon une méthode bien établie, ses références croisées, la Cour fait sienne le constat du Comité des droits de l’homme des Nations Unies publié dans son observation finale sur le Suriname en 2004 dans lequel il énonce, inter alia être : préoccupé par l’impunité dont continuent de bénéficier les responsables des violations des droits de l’homme qui ont été commises sous le régime militaire et en particulier par le fait que les enquêtes sur les meurtres de décembre 1982 et le massacre de Moiwana de 1986 ne progressent pas et n’ont encore produit aucun résultat concret. Il est inquiétant, compte tenu en particulier du temps qui s’est écoulé depuis les événements, que ces affaires n’aient pas encore pu être élucidées, ainsi que l’a dit la délégation. Le Comité estime que cette situation traduit l’absence de recours utiles pour les victimes de violations des droits de l’homme, ce qui est incompatible avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte. L’État partie devrait s’attacher en priorité à traduire en justice les auteurs de violations des droits de l’homme, y compris lorsqu’elles sont commises par des membres des forces de police et des forces armées. Les auteurs de tels actes doivent être jugés et, s’ils sont reconnus coupables, punis, indépendamment de leur grade ou de leur statut politique. L’État par(56) Cour interam. dr. h., Velásquez Rodríguez c. Honduras, 29 juillet 1988, arrêt sur le fond, Série C, n° 4, §177. (57) Recommandation N. R. (99) 3 sur l’Harmonisation des Règles en matière d’autopsie médico-légale, adoptée par le Comité des Ministres des Etats membres du Conseil de l’Europe, cité in Cour interam. dr. h., Juan Humberto Sánchez c. Honduras, 7 juin 2003, Série C, n° 99, §128. (58) Cour interam. dr. h., Mack Chang c. Guatemala, 25 novembre 2003, Série C, n° 101, §§164 et s.; Cour interam. dr. h., Juan Humberto Sánchez c. Honduras, 7 juin 2003, Série C, n° 99, §128. Ludovic Hennebel 269 tie devrait prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter que de tels actes ne se reproduisent. Les victimes et leurs proches devraient recevoir une réparation adéquate (59). La Cour rappelle enfin que l’Etat doit protéger les enquêteurs, témoins et magistrats ainsi que les requérants afin de garantir la bonne conduite de l’enquête conformément à ses obligations résultant de la ratification de la Convention américaine (60). Elle constate qu’en l’espèce, les acteurs impliqués ont souffert de graves actes de violence et que l’armée a été à l’origine d’obstructions répétées à la justice (61). 14. Enfin, la Cour souligne que depuis qu’il a ratifié la Convention américaine, l’Etat n’a mené aucune enquête sérieuse et effective sur le massacre de 1986. Elle juge qu’un délai aussi long constitue per se une violation des garanties judiciaires protégées par la Convention américaine. Ni le comportement des parties, ni la complexité de l’affaire ne peuvent être invoqués pour justifier le retard de la procédure (62). 15. Pour ces raisons, la Cour constate que l’Etat de Suriname a violé les articles 8.1 et 25 de la Convention américaine, lus en relation avec l’article 1.1. Elle note en outre que la loi d’amnistie promulguée en 1989 par le Président du Suriname qui octroyait l’amnistie pour les actes criminels perpétrés entre 1985 et 1992, à l’exception des crimes contre l’humanité (63), ne peut en aucun être invoquée en l’espèce pour éluder la responsabilité de l’Etat et son obligation d’enquêter sur les faits de 1986 et de sanctionner les auteurs. Une telle législation contrevient en effet à la Convention américaine des droits de l’homme. (59) Comité des droits de l’homme des Nations Unies, Observations finales du Comité des droits de l’homme des Nations Unies sur le Suriname, CCPR/CO/80/SUR, 4 mai 2004, §7. (60) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §158. (61) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§157-159. (62) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§160-162. (63) La législation litigieuse définit largement les crimes contre l’Humanité comme «tout crime qui, conformément au droit international, est défini comme tel». De larges débats ont animé les audiences de la Cour sur la question de savoir si l’attaque de 1986 correspondait à cette définition. La Cour évite d’ouvrir les discussions sur ce point dans son arrêt et se contente de rappeler que le droit interne ne peut en aucun cas être invoqué pour contrer un arrêt de la Cour qui exige une enquête et des sanctions dans le cadre de violations des droits de l’homme. Voy. Cour. Inter. D. H., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§165167. 270 Rev. trim. dr. h. (66/2006) IV. – Réparations 16. Principe basique du droit international, toute violation d’une obligation internationale causant un dommage implique le devoir de le réparer de manière adéquate (64). L’obligation à charge de l’Etat de réparer les dommages causés par la violation de ses obligations internationales occupe une place de premier choix au sein du système de la Convention américaine. L’article 63.1 de la Convention américaine autorise la Cour, lorsqu’elle reconnaît qu’un droit ou une liberté de la Convention a été violé, d’ordonner que soit garantie à la partie lésée la jouissance du droit ou de la liberté enfreinte. Elle peut en outre ordonner la réparation des conséquences de la mesure ou de la situation à l’origine de la violation ainsi que le paiement d’une juste indemnité au profit de la partie lésée. Se fondant sur les violations constatées des articles 5, 22, 21, 8 et 25, lus en relation avec l’article 1.1 de la Convention, la Cour examine les réparations qu’il convient d’accorder aux victimes. Après avoir identifié les bénéficiaires, la Cour fixe l’indemnisation du dommage matériel puis du dommage moral. Elle ordonne ensuite à l’Etat d’adopter une série de mesures afin de réparer le préjudice subi par les victimes. 17. La Cour rappelle que les bénéficiaires des réparations doivent être dûment identifiés au plus tard au moment de l’adoption de son arrêt sur réparation. Cette exigence posait un problème particulier en l’espèce car nombre de Maroons ne disposent pas de papier d’identité. Consciente de cette difficulté, la Cour décide de considérer largement les bénéficiaires des réparations qu’elle ordonne comme étant «les membres de la Communauté» du village attaqué, tout en exigeant que, pour pouvoir bénéficier des indemnisations, les bénéficiaires doivent se présenter dans les 24 mois suivants la date d’adoption de l’arrêt devant les autorités compétentes munis d’un document officiel certifiant leur identité ou d’une déclaration d’un responsable reconnu de la Communauté Moiwana et de la déclaration de deux personnes supplémentaires faisant foi attestant de leur identité. La Cour établit une liste mentionnant 102 bénéficiaires dûment identifiés ainsi qu’une seconde liste de 28 noms de personnes qui devront, pour bénéficier des indemnisations, apporter une preuve de leur identité conformément à l’une des deux procédures retenues par la Cour (65). (64) Cour interam. dr. h., Velásquez Rodríguez c. Honduras, 21 juillet 1989, Réparations, Série C, n° 7, §25. (65) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§176-181. Ludovic Hennebel 271 18. Le dommage matériel fondé sur les déplacements forcés et la privation des moyens traditionnels de subsistance est évalué en équité à un montant de 3.000 USD par victime (66). Limitée par sa compétence ratione temporis, la Cour ne prend pas en considération le dommage matériel résultant des destructions occasionnées par l’attaque militaire de 1986 ou des pertes des revenus des membres de la Communauté suite aux décès des victimes. 19. Le dommage moral résultant des souffrances occasionnées par les violations ne peut être réparé que par le biais d’une indemnisation fixée en équité et d’actes ou d’actions publics destinés à reconnaître et réaffirmer la dignité des victimes et éviter la répétition des violations. Outre l’arrêt en tant que tel, qui constitue déjà une forme de réparation (67), la Cour juge que des indemnisations, fixées en équité, doivent être ordonnées. Pour en évaluer le montant, elle prend dûment en compte l’humiliation et le sentiment d’impuissance des victimes résultant de l’impunité continue de l’attaque de 1986, la peur provoquée par leur croyance des esprits vengeurs de leurs proches décédés sans que justice soit faite, la crainte des représailles des auteurs de l’attaque s’ils tentaient de revenir vivre sur leur territoire traditionnel, l’impossibilité d’offrir à leurs proches un enterrement conforme aux rites funéraires de leur culture, les souffrances occasionnées par les «maladies d’origine spirituelle» résultant de l’absence de rites funéraires, et l’atteinte à la Communauté, dispersée suite à l’attaque, occasionnant un dommage spirituel, économique et culturel à chacun de ses membres. En conséquence, la Cour ordonne à l’Etat de payer une indemnisation de 10.000 USD à chacune des victimes au titre de dommage moral (68). 20. Enfin, la Cour juge qu’il convient d’ordonner des mesures de réparation au profit de la Communauté dans son ensemble par le biais d’actes et d’actions publics (69). (66) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§185-187. (67) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §192. Voy. aussi en ce sens : Cour interam. dr. h., Maritza c. Guatemala, 27 novembre 2003, Série C, n° 103, §166; Cour interam. dr. h., Bulacio c. Argentine, 18 septembre 2003, Série C, n° 100, §96; Cour interam. dr. h., Juan Humberto Sánchez c. Honduras, 7 juin 2003, Série C, n° 99, §172; Cour interam. dr. h., Affaire des cinq pensionnés c. Pérou, 28 février 2003, Série C, n° 98, §180. (68) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§195-196. (69) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§201-224. 272 Rev. trim. dr. h. (66/2006) Premièrement, elle ordonne que l’Etat enquête sur l’attaque de 1986, identifie, juge et sanctionne les responsables, publie les résultats de son enquête, et emploie tous les moyens techniques et scientifiques possibles pour localiser et récupérer les dépouilles des victimes. Deuxièmement, elle ordonne que l’Etat prenne les mesures législatives, administratives et autres pour reconnaître le droit de propriété de la Communauté sur ses territoires traditionnels et pour garantir qu’elle puisse jouir de sa propriété. Cette mesure de réparation doit comprendre la mise en place d’un mécanisme effectif permettant de délimiter, démarquer et titulariser les territoires traditionnels. Cette procédure doit être menée avec la participation et le consentement des victimes dûment représentées ainsi que des communautés indigènes voisines. En attendant que le droit de propriété soit juridiquement garanti et reconnu, l’Etat doit s’abstenir d’affecter, d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, la valeur ou la jouissance des territoires où vivaient les membres de la Communauté jusqu’au 28 novembre 1986 (70). Troisièmement, l’Etat doit prendre des mesures afin de garantir la sécurité des membres de la Communauté qui décideraient de se réinstaller dans le village de Moiwana. Pour vérifier l’effectivité des mesures adoptées, la Cour exige que des agents de l’Etat visitent le village chaque mois durant la première année suivant le retour de ses habitants pour que leurs préoccupations en matière de sécurité soient prises en considération par les autorités compétentes et que des réactions et mesures adéquates soient mises en œuvre (71). Quatrièmement, l’Etat doit créer un fond de développement crédité d’un montant de 1.200.000 dollars américains destiné à la mise en place d’un programme de santé, de logement et d’éducation au profit des membres de la Communauté. Un Comité de pilotage et de mise en œuvre, composé de trois membres (un membre désigné par (70) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§209-211. (71) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §212. Ludovic Hennebel 273 les victimes, un membre désigné par l’Etat, et un membre désigné de commun accord (72)) devra être mis sur pied (73). Cinquièmement, la Cour ordonne que l’Etat reconnaisse publiquement sa responsabilité internationale pour les faits litigieux (74) et présente ses excuses auprès des membres de la Communauté au plus tard un an après la notification de l’arrêt. Les excuses et la reconnaissance de responsabilité doivent être diffusées, aux frais de l’Etat, par le biais des moyens de communications nationaux ordinaires. La Cour souligne également que l’Etat devra en outre faire honneur à la mémoire de l’agent de la police civile, victime d’un homicide alors qu’il enquêtait sur l’attaque du 29 novembre 1986. Enfin, sixièmement, la Cour ordonne que l’Etat érige un monument à la mémoire des victimes de l’attaque du 29 novembre 1986. Les représentants des victimes devront être dûment consultés pour déterminer la forme et la localisation du monument commémoratif (75). 21. La Cour fixe en équité les frais et dépens pris en charge par les associations de représentation des victimes à 45.000 dollars américains et en ordonne le remboursement intégral par l’Etat (76). (72) La Cour précise que, si dans les six mois à dater de la notification de l’arrêt, les représentants des victimes et l’Etat n’ont pu trouver d’accord sur la désignation de ce membre du Comité, elle convoquera une réunion pour trancher la question. Voy. Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §215. (73) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§213-215. (74) La Cour fait simplement référence ici aux «faits de la présente affaire». Il est donc malaisé de déterminer si la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat doit porter uniquement sur les faits examinés par la Cour dans cet arrêt ou si elle doit s’étendre à l’attaque du village de Moiwana. Il semble que cette deuxième hypothèse doive être retenue en l’espèce étant donné que la Cour souligne sa satisfaction devant l’affirmation du Suriname qui déclare qu’il n’a «aucune objection à présenter des excuses publiques à toute la nation et aux survivants et aux familles des victimes en particulier à propos des faits qui se sont produits au village Moiwana». C’est donc bien l’attaque de 1986 et ses conséquences qui sont visées même si, prudente, la Cour se contente de parler des «faits de la présente affaire» et évite ainsi d’outrepasser les limites de sa compétence ratione temporis. Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §216. (75) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §218. (76) Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124, §§222-224. 274 Rev. trim. dr. h. (66/2006) V. – Conclusions 22. L’arrêt de la Cour interaméricaine rendu dans l’affaire Comunidad Moiwana c. Suriname épouse une conception très libérale de l’interprétation de la Convention américaine. Il ne se démarque pas pour autant de la jurisprudence du Juge interaméricain qui adopte une approche très pragmatique du droit, privilégiant le point de vue de la victime, en vue de garantir une protection accrue des droits de l’homme dans la région. Mais, ce qui caractérise l’arrêt de la Comunidad Moiwana est la prise en considération des particularismes culturels des victimes afin de déterminer les violations de la Convention. Conformément aux principes énoncés dans son arrêt de la Communauté Mayagna Awas Tingni, la Cour applique le droit à la propriété collective de la communauté autochtone. Elle fonde ainsi son raisonnement sur la signification particulière du droit de propriété pour les indigènes qui ne le conçoivent qu’au profit de la communauté dans son ensemble (77). La prise en compte des particularités culturelles est également fortement soulignée lorsque la Cour, dont la compétence était limitée ratione temporis en l’espèce, estime que le dommage fondamental subi par la Communauté du village Moiwana est de type spirituel. L’intégrité spirituelle des familles des victimes décédées lors du massacre a été sévèrement affectée par le déni de justice auquel elles se sont heurtées et l’impossibilité d’offrir à leurs proches une sépulture conforme aux traditions. C’est la rupture du lien qui unit les vivants aux morts, essentiel dans leur culture, qui fonde le raisonnement de la Cour et le constat de violation. 23. Ces éléments illustrent surtout une forme de consécration juridique de la prise en considération de la diversité culturelle dans l’application d’un texte de droit international des droits de l’homme. La Cour aurait sans doute pu se contenter d’une définition stricte et objective des critères qui fondent le concept de torture et de mauvais traitements. On aurait pu soutenir que le droit ne pouvait s’accommoder d’un tel relativisme et que les «maladies d’origine spirituelle» ne pouvaient nullement fonder une requête individuelle alléguant l’atteinte à l’intégrité personnelle. Toutefois, le raisonnement de la Cour consiste à identifier les éléments factuels et psychologiques qui ont généré angoisse et anxiété dans le chef des victimes pour ensuite les évaluer à la lumière de la protection de (77) Cour interam. dr. h., Affaire de la Communauté Mayagna (Sumo) Awas Tingni c. Nicaragua, 31 août 2001, arrêt sur le fond, Série C, n° 79, §§145-146. Ludovic Hennebel 275 l’intégrité personnelle. La Cour propose alors une évaluation purement relative et subjective. Elle ignore et rejette toute conception abstraite de la personne humaine pour préférer cette approche qui l’incite à prendre en compte les croyances religieuses des victimes. L’objectif de la Cour consiste, par le biais de l’interprétation, à donner aux droits de l’homme consacrés dans la Convention une ampleur maximale, hyper-protectrice, qui impose la prise en compte des particularités culturelles. Dans l’arrêt Comunidad Moiwana c. Suriname, l’ouverture culturelle de la Cour se traduit par la consécration juridique d’une forme de dommage spirituel. Le Juge Antonio Cançado Trindade y voit une forme de dommage moral aggravé qui affecte directement les croyances des êtres humains et leurs relations avec leurs morts (78). Dans le cas d’espèce, le dommage subi par les membres de la Communauté affectait les vivants et les morts mais aussi, selon les croyances, les générations futures. Le dommage spirituel prend en considération cette dimension culturelle et religieuse pour qualifier et étendre la notion de dommage moral. 24. On peut toutefois s’interroger sur les limites d’une telle ouverture culturelle. En effet, la Cour ne suggère-t-elle pas, implicitement du moins, de protéger l’être humain après sa mort? En réalité, la lecture plus strictement juridique de l’arrêt suggère que la question concerne directement le droit d’une personne décédée de jouir d’une sépulture digne, bien qu’en pratique, ce droit soit matérialisé par le droit des familles à la vérité et résulte de la combinaison des articles 8 et 25 de la Convention (79). Si à sa mort, un indi- (78) A.A. Cançado Trindade, Vote séparé (Motivé), §§71-81 en annexe de Cour interam. dr. h., Caso de la Comunidad Moiwana c. Suriname, 15 juin 2005, Série C, n° 124. (79) Cour interam. dr. h., Bámaca Velásquez c. Guatemala, 25 novembre 2000, arrêt sur le fond, Série C, n° 70, §197 : «En sus alegatos finales, la Comisión aseguró que, como consecuencia de la desaparición de Bámaca Velásquez, el Estado violó el derecho a la verdad de los familiares de la víctima y de la sociedad en su conjunto. Al respecto, la Comisión afirmó que el derecho a la verdad tiene un carácter colectivo, que conlleva el derecho de la sociedad a ‘tener acceso a información esencial para el desarrollo de los sistemas democráticos’, y un carácter particular, como derecho de los familiares de las víctimas a conocer lo sucedido con su ser querido, lo que permite una forma de reparación. La Corte Interamericana ha establecido el deber del Estado de investigar los hechos mientras se mantenga la incertidumbre sobre la suerte de la persona desaparecida, y la necesidad de brindar un recurso sencillo y rápido para el caso, con las debidas garantías. Siguiendo esta interpretación, la Comisión afirmó que este es un derecho que tiene la sociedad y que surge como principio emergente del derecho internacional bajo la interpretación dinámica de los tratados de derechos humanos y, en específico, de los artículos 1.1, 8, 25 y 13 de la Convención Americana». 276 Rev. trim. dr. h. (66/2006) vidu cesse d’être titulaire de droits, il n’en reste pas moins que sa dépouille est juridiquement protégée. Le respect des morts est une obligation due aux vivants, titulaires de droits et débiteurs de devoirs (80). ✩ (80) A.A. Cançado Trindade, Vote séparé (Motivé), §§12-13 en annexe de Cour interam. dr. h., Bámaca Velásquez c. Guatemala, 25 novembre 2000, arrêt sur le fond, Série C, n° 70 : «Aunque la subjetividad jurídica de un individuo venga a cesar con su muerte (dejando, pues, al fallecer, de ser un sujeto de Derecho o titular de derechos y de deberes), sus restos mortales – conteniendo una parcela corporal de la humanidad, – continúan siendo jurídicamente protegidos. El respeto a los restos mortales preserva tanto la memoria del muerto como los sentimientos de los vivos (en particular sus familiares o personas más cercanas) a él ligados por lazos de afecto, – siendo este el valor jurídicamente protegido. Al tutelar el respeto a los muertos, también el derecho penal da expresión concreta a un sentimiento universal de la conciencia humana. El respeto a los muertos se debe, así, – en los planos de los ordenamientos jurídicos tanto interno como internacional, – en las personas de los vivos. Par. 13 : En realidad, el respeto a los muertos no es un elemento enteramente ajeno a la práctica judicial internacional. Recuérdese que, en la Opinión Consultiva de la Corte Internacional de Justicia del 16 de octubre de 1975 sobre el Sahara Occidental, la Corte de la Haya tomó en cuenta el modus vivendi, las prácticas culturales de las poblaciones nómadas del Sahara Occidental, al afirmar el derecho de éstas a la autodeterminación. Uno de los elementos, señalados por el Tribunal, componentes de la cultura de las tribus nómadas del Sahara Occidental, fue precisamente el cultivo de la memoria de los muertos. En suma, el respeto a los muertos es debido en las personas de los vivos, titulares de derechos y de deberes».