Le motif du héros travesti dans le roman arthurien

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Le motif du héros travesti dans le roman arthurien
22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ
INTERNATIONALE ARTHURIENNE,
22nd CONGRESS OF THE
INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY
Rennes 2008
Actes
Proceedings
Réunis et publiés en ligne par
Denis Hüe, Anne Delamaire et Christine Ferlampin-Acher
POUR CITER CET ARTICLE, RENVOYER À L’ADRESSE DU SITE :
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SUIVIE DE LA RÉFÉRENCE (JOUR, SESSION)
Le motif du héros travesti dans le roman arthurien
Paradoxalement, bien que « les rituels publics consentis au peuple
ne tolèrent généralement, comme l’observe J. Revel, que le travestissement
des hommes en femmes1 », le motif de la femme travestie en homme est
récurrent dans la littérature2. Si nous restreignons notre champ
d’observation au domaine médiéval, nous constatons que ce motif trouve à
s’illustrer dans des genres aussi divers que le roman, la chanson de geste, le
fabliau, le chantefable3, et même dans l’hagiographie et le miracle, ce qui ne
peut manquer de surprendre lorsqu’on songe à l’interdit biblique4 qui pèse
REVEL J., « Masculin/ féminin : sur l’usage historiographique des rôles sexuels », Une histoire des femmes
est-elle possible ?, sous la direction de M. Perrot, Marseille, Rivages, 1984, p. 134. Parmi les manifestations
de la culture populaire au Moyen Âge, V. BUBENICEK cite la fête des fous et les « fêtes végétales » du
Printemps, « au centre desquelles on trouve la "fiancée de mai", la "Maibraut" – homme revêtu de
vêtements féminins conduit en procession –, qui se confondent avec le « cycle de l’am-broisie »
(« Féminin ou masculin ? Quelques effets théâtraux du déguise-ment dans Guiron le Courtois, roman
arthurien en prose du XIIIe siècle », Mélanges offerts à Jean Claude, Nancy, Presses Universitaires de Nancy,
2000, p. 119-130).
2 « Dans la civilisation occidentale chrétienne, note D. LETT, la grande majo-rité des travestissements
connus ou mis en scène dans des fictions repose sur une virilisation : l’adoption par une femme d’une
identité ou d’une fonction masculine » (« L’habit ne fait pas le genre : les traves-tissements dans Frère
Denise (1262) de Rutebeuf », Le désir et le goût : une autre histoire, Vincennes, Presses universitaires de
Vincennes, 2005, p. 272).
3 On peut citer les travestissements de Néronès alias « Cuer d’Acier » (Perceforest), Grisandole (l’Estoire de
Merlin), Silence (le Roman de Silence d’Heldris de Cornouailles), Marthe (Ysaÿe le Triste), Maugalie (Floovant),
Marsebille (Florent et Octavien), Josiane (Bueve de Han-tonne), Alis (Lion de Bourges), Ide (Ide et Olive), Galeron
(Ille et Galeron), Blanchandine et Aye d’Avignon (Tristan de Nanteuil), Jeanne (Le Roi Flore et la belle Jeanne),
la châtelaine (Bérenger au long cul), Denise (Frère Denise de Rutebeuf), les dames (Les trois dames de Paris de
Watriquet de Couvin), Nicolette (Aucassin et Nicolette) etc.
4 « Une femme ne portera pas un costume masculin et un homme ne mettra pas un costume de femme ;
quiconque agit ainsi est en abomination de Yahvé ton Dieu » (Deutéronome, 22, 5).
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sur ce que nous appellerons – faute de disposer d’un terme plus adéquat –
le travestissement « sexuel »5.
Dans les textes médiévaux, le travestissement féminin n’apparaît
pas comme une transgression ; simple subterfuge, il permet à l’héroïne de
se soustraire au danger, de dérober son corps à la convoitise masculine6, de
voyager incognito ou de s’introduire subrepticement dans la société des
hommes. La travestie n’usurpe que rarement les privilèges masculins, et
presque jamais de sa propre initiative7. Aussi ne s’expose-t-elle à nul blâme,
pas même à la raillerie8. L’habit masculin d’ailleurs contribue moins à la
viriliser qu’à l’asexuer9. Les textes reli-gieux, tout particulièrement les vies
de sainte10, exaltent ce que S. Steinberg baptise du nom de « travestissement
ascéti-que11 ». Le renoncement par la sainte aux attributs féminins marque
son refus de la sexualité et sa « quête d’un corps mys-tique12 ».
Comme l’observe S. STEINBERG, « aucun vocable français ne désigne spécifiquement le fait
d’emprunter les vêtements de l’autre sexe (cf. La Confusion des Sexes, le Travestissement de la Renaissance à la
Ré-volution, Fayard, p. VII). Les termes travestisme (forme francisée de l’anglais transvestism) ou éonisme
(forgé sur le nom du chevalier Charles d’Éon) appartiennent au jargon psychiatrique et sont impropres à
désigner le travestissement tel qu’il est représenté dans les textes médiévaux.
6 A. GEORGES fait remarquer que « dans les textes d’origine folklorique, l’héroïne se déguise
fréquemment pour prendre la fuite et échapper au désir incestueux de son père » (Tristan de Nanteuil :
écriture et imaginaire épiques au XIVe siècle, Paris, Champion, 2006, p. 554).
7 Dans le Roman de Silence, le travestissement est imposé à l’héroïne par son père, le comte Cador de
Cornouailles, qui souhaite préserver son droit à hériter. Dans le fabliau Berenger au lonc cul, si l’héroïne se
tra-vestit, c’est pour mettre au jour l’imposture de son époux, un vilain indûment promu chevalier dont
la morgue n’a d’égale que la fanfaron-nerie.
8 Tout au plus un sourire complice est-il esquissé, comme dans Berenger au lonc cul ou dans Tristan de
Nanteuil, avec le personnage d’Aye d’Avignon (cf. GEORGES A., op. cit., p. 551).
9 N. DELIERNEUX parle de « virilité virginale », mais nous préférons l’expres-sion concurrente
« asexualisation angélique » (Travestissement et sainte-té féminine dans l’hagiographie orientale (IVe-VIIe s.),
conférence donnée lors des séances de travail organisées par Hagiologia le 8 novembre 1995 à
l’Université libre de Bruxelles).
10 On peut citer La Vie de sainte Euphrosine ou Vie et office de sainte Marine.
11 STEINBERG S., op. cit., p. 18. On pourra se reporter aux travaux suivants : BULLOUGH V. L.,
« Transvestite in the Middle Ages », American Journal of Sociology, LXXIX, 4, January 1974 ; VILLEMUR
Fr., « Saintes et travesties au Moyen Âge », Femmes travesties : un mauvais genre, Clio n° 10/1999, en ligne) ;
GEORGES A., op. cit., p. 592 ; du même, « Entre le héros et le saint : l’androgyne. Androgynie et
médiation dans Tristan de Nanteuil », Entre l’ange et la bête : l’homme et ses limites au Moyen Âge, éd. M.-É.
Bely, J.-R. Valette & J.-C. Vallecalle, Lyon, Presses universitai-res de Lyon, 2003, p. 151-165).
12 Cf. VILLEMUR Fr., art. cit. P. BRETEL écrit qu’Euphrosine aspire à « un état dans lequel s’équilibrent,
ou plutôt s’annulent, les tendances masculines et féminines, et révèle peut-être un obscur désir de
retrouver la perfection de l’androgyne primitif que, selon certaines traditions, Dieu créa à son image
avant que le péché originel n’entraîne la séparation des sexes » (Les ermites et les moines dans la littérature
française du Moyen Âge (1150-1250), Paris, Champion, 1995, p. 488). Le corrosif Frère Denise de Rute-beuf
prend le contre-pied des textes hagiographiques : soucieuse de conserver sa virginité, l’héroïne dissimule
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Curieusement, le motif inverse, celui de l’homme travesti en
femme, ne connaît pas un succès comparable dans la litté-rature médiévale.
Inconnu de l’hagiographie13, fort rare dans la chanson de geste (l’exemple le
plus célèbre étant le traves-tissement d’Aymeri en Clarissent dans la Mort
Aymeri de Nar-bonne14), ce motif est davantage représenté dans le fabliau
(pensons à la Saineresse ou à l’épisode de Couillebaude dans le Trubert de
Douin de Lavesne15), ainsi que dans les romans arthuriens « tardifs ». Les
textes qui constituent notre corpus ont ainsi été composés entre le premier
tiers du XIIIe et la fin du XIVe siècle : premier tiers du XIIIe pour Meraugis
de Portles-guez de Raoul de Houdenc ; première moitié pour Guiron le
Courtois ; milieu du XIIIe pour le Roman de Tristan en Prose ; seconde moitié
pour Claris et Laris et les Prophesies de Merlin ; enfin, fin du XIVe siècle (peutêtre début du XVe) pour Ysaÿe le Triste.
La relative rareté de ce motif en littérature s’explique par le fait que
le travestissement d’un homme en femme soit commu-nément considéré
comme un « avilissement16», comme un renversement burlesque du "haut"
vers le "bas". « Alors que les femmes qui arborent un habit de soldat ou de
moine sont censées s’élever au-dessus de leur statut », observe S. Steinberg,
« les hommes qui revêtent des habits de femme dérogent à la perfection
reconnue de leur sexe17 ». Dans les Prophesies de Merlin, l’insolent Dinadan,
qui a eu l’audace de reprocher à Galehaut de manger comme un loup, est
son sexe sous l’habit d’un moine ; mais frère Simon, qui l’a incitée à se travestir, profite de la situa-tion
pour abuser d’elle en toute impunité.
13 « There are not male transvestite saints, […] because he was also asso-ciated with eroticism », observe
avec pertinence V. L. Bullough, art. cit., p. 1383.
14 Cf. BENNETT Ph. E., Carnaval héroïque et écriture cyclique dans la geste de Guillaume d’Orange, Paris,
Champion, 2006, p. 20 et sq. D’autres exemples de travestissement en femme se relèvent dans Baudouin
de Sebourc (Robert de Flandres prend l’apparence de Blanche, sa sœur, pour tenter d’extorquer des aveux
au héros, épris de la jeune femme) et dans Florent et Octavien (la belle-mère de la reine Marsebille introduit
dans la chambre de sa bru un valet déguisé en femme dans l’espoir de la faire accuser d’adultère). Il n’en
reste pas moins que ce type de déguise-ment est marginal dans la chanson de geste.
Symptomatiquement, le protéiforme Guillaume d’Orange, que M. INFURNA surnomme le « cheva-lier au
déguisement », n’y a jamais recours (« Guillaume d'Orange o "le chevalier au déguisement" : il motivo
del travestimento nel ciclo di Guillau-me d'Orange », Medioevo romanzo, 10, 1985, p. 349-369).
15 Voir l’analyse que propose J. BATANY de cet épisode dans « Trubert : progrès et bousculade des
masques », Masques et déguisements dans la littérature médiévale, études recueillies et éditées par M.-L. Ollier,
Mont-réal, Presses de l’Université de Montréal, 1988, p. 25-26 et p. 33-34.
16 Terme emprunté à S. STEINBERG, op. cit., p. 16.
17 STEINBERG S., op. cit., p. VIII
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ainsi humilié par des ribauds qui l’accoutrent d’une « cote delie » et d’une
« guimple »18.
Motif carnavalesque, le travestissement sexuel, quel que soit le sens
dans lequel il s’exerce, opère une subversion des rapports établis entre les
sexes. Mais si les auteurs jouent volontiers de l’ambiguïté sexuelle de leurs
héroïnes traves-ties19, s’aventurant à évoquer leur homosexualité (Tristan de
Nanteuil, Ide et Olive)20, ils se gardent bien de s’attarder sur celle de leur
héros. Du reste, le travestissement en femme, à la différence du
travestissement en homme, ne se prolonge ja-mais au-delà d’une péripétie.
Signe plus révélateur encore du malaise que suscite ce motif, la subversion
qu’il représente est toujours soigneusement désamorcée, soit parce que le
traves-tissement ressortit aux nécessités de l’intrigue (il ne saurait donc être
répréhensible21), soit parce qu’il est traité sur le registre comique.
Hormis le travestissement gratuit du facétieux Morhout d’Ir-lande
dans Guiron le Courtois, le travestissement en femme s’inscrit dans la
catégorie du « déguisement guerrier22 » défini par H. Gallé. Le héros
contrefait la vulnérabilité féminine pour endormir la méfiance de
Les Prophesies de Merlin (cod. Bodmer 116), éd. A. BERTHELOT, Fondation Martin Bodmer, ColognyGenève, 1992, p. 201.
19 On voit ainsi la reine s’éprendre de l’héroïne du Roman de Silence ; des scènes similaires se relèvent dans
Lion de Bourges – où Florie tombe amoureuse d’Alis alias Baillant –, dans Tristan de Nanteuil – où Clarinde
s’enflamme pour sa cousine Blanchandine – ainsi que dans Ysaÿe le Triste. Voir les articles de Fl.
BOUCHET (« Le silence de la travestie : un extrait du Roman de Silence (XIIIe siècle) traduit de l’ancien
français », Femmes travesties : un « mauvais » genre, Clio n° 10, 1999, en ligne) et de M. PERRET (« Travesties
et transsexuelles : Yde, Silence, Grisandole, Blanchandine », Romance Notes, XXV, 3, Spring 1985, p. 328340).
20 Notons toutefois que les auteurs restent attentifs à rétablir la norme sexuelle : ainsi, Dieu
métamorphose en homme Ide et Blanchandine, devenue respectivement Idé et Blanchandin. Posant la
question des identités sexuées, la transsexualité a suscité l’intérêt de la critique fémi-niste anglo-saxonne :
WALTER M. C., « Cross-Gender transformation and the female body in la chanson d’Yde et Olive »,
Mediaevalia, XXII, 2, 1999, p. 307-322 ; WEEVER J. de, « The Lady, the Knight, and the Lover :
Androgyny and Integration in La Chanson d’Yde et Olive », Romanic Review, LXXXII, 4, november 1991, p.
371-391 ; TAYLOR J. H. M., « The lure of the hybrid : Tristan de Nanteuil, chanson de geste arthurien
(sic) ? », Arthurian literature, XVIII, Woodbridge, D.S. Brewer, 2001, p. 77-87).
21 STEINBERG S., op. cit., p. 17.
22 H. GALLÉ distingue trois types de déguisement : le « déguisement aventu-reux », le « déguisement
anti-aventureux » et le « déguisement guerrier », ce dernier étant exclusivement masculin
(« Déguisements et dévoile-ments dans le Charroi de Nîmes et la Prise d’Orange (comparés à d’autres
chansons de geste) », Les Chansons de Geste, Actes du XVIe Congrès International de la Société
Rencesvals, éd. C. ALVAR & J. PARE-DES, Granada, Editorial Universidad de Granada, 2005, p. 275277).
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l’adversaire, s’introduire chez lui, dé-jouer ses desseins ou le prendre par
surprise.
Dans Meraugis de Portlesguez de Raoul de Houdenc, le personnage
éponyme a recours à ce stratagème pour abuser les passeurs, prendre
possession de leur bateau et délivrer Gauvain, que retient prisonnier la
malfaisante Dame de l’Île. Dans le Tristan en prose, le héros, « apareilliez de
vesteüre de demoisele23 », s’insinue sans peine dans la chambre d’Yseult,
séquestrée par son époux, le roi Marc. Dans les Prophesies de Merlin, Lancelot
participe à un tournoi déguisé en demoiselle pour mieux surprendre et
ridiculiser l’outrecuidant Dinadan. Dans Guiron le Courtois, les rois rivaux
Faramont de Gaule et Ban de Benoÿc procèdent de même, se rendant la
pareille. Enfin, dans Ysaÿe le Triste, le prudent Tronc prend « l’abit d’une
cambouriere » pour échapper à la prison dans laquelle Brun de l’Angarde
précipite son compagnon Ysaÿe24.
Revenons sur la disparité flagrante que nous avons obser-vée quant
à la représentation de ce motif entre le genre épique et le genre
romanesque. Pourquoi le héros romanesque se travestit-il plus volontiers en
femme que le héros épique ? S. Gaunt a souligné le lien, inextricable selon
lui, qui unit le genre au gender25, la catégorie littéraire au sexe social, ce que
notre langue désigne du même vocable de genre. Comme l’explique S.
Gaunt, le mode de construction du héros diffère selon le genre du texte : le
héros épique se construit par imitation de modèles masculins26 quand le
héros romanesque se construit par opposition au féminin27 – ne rejoint-on
pas là le lieu commun qui veut, pour reprendre la formulation de W. Calin,
que la « chanson de geste, poème d’hommes, traite de la guerre […] alors
que le roman met en scène des femmes et l’amour28 » ? Pour réducteur
Le Roman de Tristan en prose, éd. R. L. CURTIS, Leiden, E. J. Brill, 1976, t. II, p. 141. Cet épisode n’est
pas sans évoquer la Suite Vulgate du Merlin dans laquelle on voit la luxurieuse épouse de l’empereur de
Rome entretenir auprès d’elle douze amants travestis en femme.
24 Ysaÿe le Triste, roman arthurien du Moyen Âge tardif, éd. A. GIACCHETTI, Rouen, Presses
Universitaires de Rouen, 1997, p. 59. Menet a informé les deux compagnons que le redoutable Brun de
l’Angarde « a de cou-tume que, s’aucuns chevaliers ou escuier enmaine dame ou damoiselle, il les fera
prendre, et amener devant ly le femme, et l’omme mettre en prison » (éd. cit., p. 54).
25 GAUNT S., Gender and genre in Medieval French Literature, Cambridge, University Press, 1995, p. 22.
26 Ibid., p. 23.
27 Ibid., p. 71.
28 CALIN W., « Rapport introductif » au Chapitre 3 : « Rapports entre Chan-son de Geste et Roman au
XIIIe siècle », Essor et Fortune de la Chanson de Geste dans l’Europe et l’Orient latin, Actes du XIe Congrès
Internatio-nal de la Société Rencesvals, Modena, Mucchi editore, 1984, II, p. 409.
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qu’apparaisse ce distinguo, il n’en éclaire pas moins la fonction du
travestissement en femme dans le genre romanesque.
Le travestissement n’est en effet pas réductible à une ruse anodine
ou à un échappatoire commode. Comment expliquer, sinon, que les héros
s’y prêtent de bon gré, parfois gratuite-ment, pour le seul plaisir de duper
leurs proches (dans Guiron le Courtois, le Morhout d’Irlande met ainsi Arthur
au défi de le reconnaître) ? Le travestissement en femme est aussi pour les
héros romanesques une manière symbolique de mettre à l’épreuve, donc
d’affirmer, leur virilité.
Symptomatiquement, la parure féminine, dans la majorité des
textes de notre corpus, ne se substitue pas à l’armure virile, mais ne fait que
s’y superposer dans un contraste dont les auteurs tirent parfois des effets
comiques. Meraugis « se vest e lace e empopine29 » à la manière d’une
femme, mais conserve « s’espee desoz son mantel30 » à l’instar de Tristan31
– est-il besoin d’insister sur le substitut phallique que constitue l’épée ?
Dans Guiron le Courtois, bien que Faramont porte un « chainsill blanc, soutill
et delié, si qu’il ressembloit tout vraiement dame ou damoisele », il est
« armés de cauches et de hauberc » et a « le hyausme en la teste, l’escu au
col et le glaive el puig32 ». De même, l’auteur des Prophesies de Merlin prend
soin de préciser que Lancelot, sous ses atours féminins, est « armés de
toutes armes » : « il avoit viesti desus toutes ses armes une delie cote d’une
dame et avoit envolepé son hiaume d’une guimple33 ». Dinadan se sent
moins humilié de devoir prendre l’habit féminin que de se voir dépouillé de
son armure : « [li ribaus] li ostent des armes, dou chief le hiaume, dou dos le
haubiert, et la cote a armer a toute la chemise. Onques ne lor sot tant
proiier Dynadam ke li ribaus li vausis-sent laissier fors ke ses braies et ses
cauces34 ».
Les oripeaux féminins ne dissimulent pas complètement la virilité
des héros romanesques que sont Meraugis, Lancelot, Tristan, Faramont ou
Raoul de Houdenc, Meraugis de Portlesguez, éd. M. SZKILNIK, Paris, Champion, 2004, v. 3302. Le verbe
(soi) empopiner signifie « se pompon-ner ».
30 Ibid., v. 3305.
31 Le Roman de Tristan en prose, éd. cit., p. 141.
32 Guiron le Courtois : une anthologie, sous la direction de R. TRACHSLER, Alessandria, dell’Orso, 2004, p.
274.
33 Les Prophesies de Merlin, éd. cit., p. 200.
34 Ibid., p. 201.
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Ban ; derrière ce « masque risible et tem-poraire35 » transparaît « l’essentiel
de l[eur] nature chevaleres-que36 ». Dans les Prophesies de Merlin, lorsque
Dinadan aper-çoit Lancelot travesti, « tantost li chiet el cuer ke cou est Lanselos ». Pour favoriser la méprise de son adversaire, Lancelot a pourtant pris
soin de revêtir un imposteur de son armure. Cela ne suffit pas à entamer la
conviction de Dinadan ; au moment où il voit le héros fondre sur lui, l’épée
à la main, « il counut erranment ke ce fu Lancelos37. »
Dans le Tristan en prose, si le héros parvient à tromper Marc et ses
gardes, devant lesquels il ne fait que passer dans le sillage de Brangain, il est
en revanche démasqué par Yseult : « Ele conoist bien que ce est il au grant
corsaige qu’il avoit38. » De même, Bessille reconnaît sans peine le héros
dans l’obscurité, alors même qu’il est recouvert du manteau de la reine.
L’auteur de Guiron le Courtois concède que le travestissement de Ban est
convaincant – sa voix imite à merveille celle d’une vieille femme et sa petite
taille lui fait un « cors de dame » –, mais il ajoute néanmoins, dans une
correctio en forme de clin d’œil : « de dame voirement qui de grand corsage
fust !39 »
Claris et Laris met en scène un curieux cas de transsexua-lité
involontaire : prenant l’apparence de la première personne qu’il rencontre,
Calogrenant est transformé en pucele à l’instant où il pénètre dans une cité
ensorcelée. Il n’en conserve pas moins la bravoure propre à son sexe
d’origine puisqu’il parvient à résister aux assauts de Mordred et à s’enfuir en
lui dérobant son cheval40.
Si, a contrario, Tronc « aux mille tours » se révèle si habile à
entretenir la supercherie (ne séduit-il pas le redoutable Brun de l’Angarde ?),
c’est précisément parce qu’il est un anti-héros, une créature grotesque,
protéiforme plus qu’informe, dépour-vue de qualités chevaleresques – il
PAIVA MORAIS A., « L’écriture sexualisée : différence sexuelle, virginité et androgynie dans les
fabliaux », Féminités et masculinités dans le texte narratif avant 1800. La question du « gender », Actes du XIVe
colloque de la SATOR, éd. S. VAN DIJK et M. STRIEN-CHARDONNEAU, Louvain, Peeters, 2002, p. 11726.
36 SUARD Fr., art. cit., p. 356.
37 Les prophesies de Merlin, éd. cit., p. 201.
38 Le roman de Tristan en prose, éd. cit., p. 141.
39 Ms BNF fr. 350, fol. 18 r., col. 4.
40 Claris et Laris, trad. cit., v. 26317 et sq.
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n’est trahi que par la mala-dresse d’Ysaÿe, qui l’apostrophe devant ses
geôliers d’un malencontreux « beaux amis41 ».
Dans l’article qu’il a consacré à la chanson de geste, Fr. Suard a
bien montré que le déguisement, loin de nuire à la valeur guerrière de
Guillaume d’Orange, contribuait paradoxa-lement à la souligner42, comme
si son occultation ne rendait sa révélation que plus éclatante. Comme le
héros épique, le héros romanesque ne se travestit pas tant pour se cacher
que pour se dévoiler, pour se mettre en scène et en valeur. Dès que
Lancelot a désarçonné Dinadan, son premier geste est d’arra-cher la guimpe
de sa tête et la cote de son dos43. Meraugis agit de même. Le vêtement
féminin a beau lui seoir à ravir – il « estoit bien fes e genz44 » précise le
narrateur –, il se hâte de révéler sa vraie nature ; à peine a-t-il posé le pied
sur le pont du bateau qu’il tire son épée de dessous son « mantel a por-fil45 »
et crie aux marins éberlués : « cette espee, c’est vostre dame46 ».
Dans Guiron le Courtois, le travestissement en femme acquiert une
dimension tout à fois ludique et théâtrale. Fara-mont jubile en révélant à un
chevalier de Benoÿc le mauvais tour qu’il a joué au roi Ban : « che ne fu mie
damoisele qui au soir li osta l’espee del costé, ains fu bien le roi Faramont. »
Pour prouver la véracité de ses dires à son interlocuteur, encore incrédule,
Faramont ôte son heaume : « ge vous recon-nais moult bien », s’exclame le
chevalier. Faramont d’ajouter : « li rois Ban ne fu mie tres bien sages qui ne
le conneüst47 ». On ne sait si l’on doit interpréter cette ultime déclaration
com-me l’expression de la fierté d’avoir dupé Ban, ou bien de la déception
de ne pas avoir été reconnu.
Ce goût pour la mystification et les identités d’emprunt est partagé
par le Morhout d’Irlande. La partie de cache-cache à laquelle il se livre avec
Ysaÿe le Triste, éd. cit., p. 61.
SUARD Fr., « Le Motif du Déguisement dans quelques chansons du cycle de Guillaume d’Orange »,
Olifant, vol. 7, n° 4 (Summer 1980), p. 111.
43 Le roman de Tristan en prose, éd. cit., p. 141.
44 Raoul de Houdenc, Meraugis de Portlesguez, éd. cit., v. 3307-3308.
45 Ibid., v. 3325.
46 Ibid., v. 3331. De même, dans la Mort Aymeri, Aymeri ordonne à ses guerriers de recouvrir leurs
« aubers safrez » d’étoffes précieuses et de dissimuler l’éclat de leurs « vert elme jemé » à l’aide « de
chieres guinples de soie d’otre mer » (La Mort Aymeri de Narbonne, éd. J. COURAYE DU PARC, Paris,
Firmin Didot et Cie, 1884, v. 2385-2390).
47 Guiron le Courtois, éd. cit., p. 278.
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Arthur révèle son plaisir d’être « le maître du jeu48 ». De retour de la cour
d’Arthur, où elle n’a trouvé personne pour porter secours à la Dame de La
Noire Espine, une messagère croise le Morhout. Ce dernier lui offre ses
services, mais l’empêche de retourner à la cour pour en informer Arthur. Il
se désarme, passe la robe de la demoiselle, échange son cheval contre sa
mule et « s’appareill[e] del tout com s’il fust cele meesmes de cui la robe
estoit49 ». Lorsqu’il arrive à la cour, personne ne le reconnaît : « nul nel veïst
adonc que voirement ne cuidast que che fust une damoise-le50 ». Le
Morhout annonce à Arthur l’imminence de sa propre arrivée avant de
s’éclipser. Et le roi de le chercher en vain.
Le motif du travestissement est le prétexte à des interludes
comiques qui ne dépareraient pas un fabliau. Dans les Prophesies de Merlin,
l’orgueilleux Dinadan s’accommode avec humour de son travestissement
forcé. Au lieu de se changer secrètement dans un paveillon, iI se rend encore
vêtu de ses habits féminins à la salle d’apparat, où il se donne en spectacle
devant la reine : « He ! s’exclame-t-il. Roine debounaire, veistes onques mais
les dames cangier lors formes devant les chevaliers ne li chevalier devant les
dames, si le po[é]s veoir apertement. » L’assistance, exclusivement féminine,
rit de ses saillies. Lorsqu’apparaît Galehaut et sa suite, Dinadan a le front de
faire allusion au bon mot qui lui a valu d’être châtié : « Aport[é]s moi ma
partie de la char anschois ke li leus l’ait devouree ». Amusé par la répartie de
Dinadan, Galehaut se fait taquin : « estes vous femme devenus ? » lui
demande-t-il. Et Dinadan de se prêter de bonne grâce au gabois. En signe de
réconciliation, Galehaut le conduit dans une chambre, où il lui fait troquer
ses habits féminins contre de riches atours masculins. Mais à leur retour, la
Reine plaisante encore : « Ha ! Dynadam, vous estes mari[é]s, iou le savoie
certainement. » Au cours du souper, Dinadan doit encore subir des
railleries, mais, ajoute le texte, « il se deffendoit de tous mout bien et mout
biel51. » In fine, Dinadan triomphe de l’épreuve qui lui a été imposée.
L’étude du motif du héros travesti met ainsi en lumière
l’interdépendance du genre et du gender. À l’instar du héros, le texte se
travestit, s’affranchit des contraintes du genre pour basculer dans le
GALLÉ H., art. cit., p. 272.
Ms BNF fr. 350, fol. 13 v., col. B, l. 47-48.
50 Ibid., l. 50-51.
51 Les prophesies de Merlin, éd. cit., p. 202.
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ACTES DU 22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008
PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008
burlesque. Peu sensible dans le Tristan en prose, cette tonalité parodique
semble se renforcer à mesure qu’on avance dans le temps et que les auteurs
prennent de la distance avec leurs modèles.
Meraugis de Portlesguez, dont le héros est « un nouveau venu qui ne
connaît pas les conventions littéraires52 », récrit les romans de Chrétien de
Troyes en les agrémentant de savou-reux rehauts d’humour53. Les Prophesies
de Merlin et Guiron le Courtois abondent en parenthèses carnavalesques. Claris
et Laris énumère les topiques tout en multipliant les décalages. Calogrenant,
métamorphosé en femme, éprouve une honte cuisante à la vue de ses armes
traînant par terre et un désap-pointement risible lorsqu’il doit revêtir les
habits de l’autre sexe. Son combat contre Mordred est une parodie de duel
au terme duquel son adversaire, dépité d’avoir été défait par une femme,
prétendra à Gauvain s’être battu contre un homme54, ce qui est tout à la fois
un mensonge et une vérité. Lorsqu’enfin Calogre-nant recouvre un corps
d’homme sous ses habits féminins, il est secoué d’un rire joyeux et
communicatif55, bien qu’il se hâte de s’habiller en conformité avec son sexe.
C’est au tard-venu Ysaÿe le Triste d’atteindre des sommets de
dérision. Cette œuvre atypique parodie sans vergogne les romans courtois.
En dépit de son effroyable laideur, Tronc, habillé « en guise de femme56 »,
envoûte Brun, dont on ne sait s’il est aveugle ou peu regardant. Ce dernier
se déclare dans un verger. Tronc se drape dans une indifférence altière :
« vous sçavés que de tant que le femme se tient fiere, de tant plus est
l’homme engrans de lui aler autour, s’il l’aime57 ». Lors du repas qui les
réunit en tête-à-tête, le travesti ne se donne pas la peine de sauver les
apparences : il boit plus que de raison et mange avec voracité, déchiquetant
la viande avec ses doigts cependant que Brun espère l’enivrer pour abuser
de lui. Promis à se métamorphoser en Aubéron, Tronc opère, pour
reprendre les mots de P. Victorin, « l’alliance entre le haut et le bas, le
Raoul de Houdenc, Meraugis de Portlesguez, éd. cit., p. 15.
« Reprenant une bonne matière, Raoul crée du neuf avec du vieux, note M. SZKILNIK (id., p. 31). La
reprise se fait le plus souvent, on l’aura noté, avec humour. De la comparaison avec l’œuvre de Chrétien
naît une impression de distanciation qui conduit le public à s’interroger sur le statut du chevalier et
l’idéologie courtoise. »
54 Claris et Laris, trad. cit., p. 574.
55 Ibid.
56 Ysaÿe le Triste, éd. cit., p. 59.
57 Ibid., p. 61.
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LE MOTIF DU HÉROS TRAVESTI DANS LE ROMAN ARTHURIEN
DELPHINE DALENS-MAREKOVIC
comique et le sérieux58 », reflétant la dualité d’un texte déconcertant, qui
oscille entre le fabliau et le roman arthurien59.
Par la dégradation qu’il implique, le travestissement en femme fait
une épreuve du héros tout autant qu’il subvertit les codes du genre
romanesque ; l’espace d’une péripétie souriante, tout s’inverse, se renverse –
oserait-on dire que tout dé-génère ?
DELPHINE DALENS-MAREKOVIC
VICTORIN P., Ysaïe le Triste, Une Esthétique de la Confluence, Paris, Champion, 2002, p. 24.
« Le personnage de Tronc permet de faire dévier le schéma préalable des aventures chevaleresques
vers le fabliau […] Ce personnage […] donne au récit ce qui lui faisait défaut, la veine comique » (ibid., p.
181).
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