Produire — Reproduire — Re-produire

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Produire — Reproduire — Re-produire
Produire — Reproduire — Re-produire
Jean-Pierre Balpe
Université Paris VIII
Département Hypermédia
L’œuvre d’art change sous nos yeux de statut. Après avoir été, plusieurs siècles
durant et sur une grande part de la planète encore — dans ce que l’on pourrait
appeler la «posture religieuse» — un médium de transcendance où l’objet n’a
d’autre valeur que de faire signe pour et vers un au-delà invisible, après avoir
occupé la «posture aristocratique» où l’œuvre signe l’importance hiérarchique de
celui qui la commande, puis avoir conforté la «posture bourgeoise» où l’être se
confond dans l’avoir et la valeur dans le stock, l’œuvre d’art, aujourd’hui, tend à
prendre la posture «financière», celle du flux où l’œuvre n’a plus de valeur en tant
que telle mais où cette valeur n’est que dans la captation, de préférence inépuisable,
des déplacements incessants qu’elle provoque : l’œuvre n’est plus dans l’objet mais
dans les possibilités de l’objet, l’avoir a moins d’importance que le saisir. Le
«produire» n’est plus dans le «reproduire» mais dans le «re-produire» : l’œuvre
d’art est dans l’événement toujours recommencé dont on ne peut conserver que des
traces.
C’est l’heure des environnements, des installations et, grâce au développement des
techniques informatiques, celle des «machines à produire de l’art» en continu que
veulent être les générateurs. Dans le cadre de cet article, c’est de générateurs
littéraires dont il sera question.
Il est toujours paradoxal de donner, sur le médium fixe qu’est le papier, une idée
même élémentaire de ce qu’est un générateur. D’une part la fixation définitive de
l’écrit stable interdit de percevoir la dynamique perpétuelle de la génération
automatique, d’autre part — et ce n’est peut-être pas l’effet le moins négatif — la
fixité inhérente au support entraîne une attention aux détails, une recherche de
rapports internes aux textes qui, d’une littérature qui se veut «chaotique», donc non
strictement déterministe, tend à faire une littérature «fractale» où chaque détail est
responsable de la totalité. Disons-le sans hésitation, la littérature générative ne vise
pas une lecture «standard» mais plutôt un effet de spectacle : elle est une littérature
qui veut se déployer dans l’espace, le temps, l’interaction et le mouvement.
Quelques exemples :
ROMANS (Roman)
Mais assez théorisé… Le plus simple est certainement de donner quelques
exemples. Ceux qui vont suivre seront empruntés à trois de mes créations les plus
récentes. La première, produite à l’origine pour le MILIA de 1996, puis pour
l’exposition ARTIFICES de 1997, est intitulée «ROMANS (roman)». Comme son
nom l’indique, il s’agit d’un générateur de romans. En voici une photo partielle
d’écran :
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«ROMANS (Roman) est constitué d’un ensemble de quatre générateurs de romans
différents :
— «Un roman inachevé»
— «La mort en tête»
— «Prières de meurtres»
— «An unfinished debate»
Chacun de ces romans produit de façon autonome une œuvre illimitée à l’intérieur
des contraintes d’affichage : chaque page créée doit pouvoir s’afficher dans l’espace
d’une seule page-écran. Mais, de plus, chacun de ces romans est susceptible de
créer des lieux ou des personnages qu’il peut «envoyer» à n’importe lequel des
autres. Un personnage, X… par exemple, d’«Un roman inachevé» peut ainsi être
envoyé dans «Prières de meurtres» où il participera à l’action. Si toutes les pages
générées sont conservées, il est ainsi théoriquement possible, au bout d’un temps
indéterminé, de lire le roman de X… qui s’ajoute ainsi virtuellement à l’espace des
quatre romans pré définis. Le générateur de textes romanesques devient un
générateur de «romans» sans qu’il soit possible d’en prévoir les limites : l’œuvre
romanesque est en expansion perpétuelle.
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«Un roman inachevé» se situe dans un univers de soirée mondaine avec plusieurs
dizaines de personnages qui discutent à la fois de leur passé et de leur présent. Des
rencontres se font et se défont, les personnages dialoguent et se mélangent alors
que, à l’extérieur de la salle où ils se trouvent, se déroulent des événements
tragiques dont ils n’ont conscience que par l’intermédiaire des écrans-vidéos qui, à
l’instar de nombreux tableaux, ornent la salle. Ce générateur produit des pages
comme les suivantes :
1. «Sur le plateau de l'opéra, deux groupes chantants semblent se disputer l'espace, chacun
avançant ou reculant lentement à son tour tandis que les voix enflent. Sur le devant de la
scène, une chaise de bois, peinte en jaune, semble attendre qu'il se passe enfin quelque
chose. Un portrait représentant un personnage vêtu de jaune est accroché au-dessus d'une
bergère orangée et or. L'action paraît confuse, des ombres vont et viennent, dans une
pénombre relative, tout ceci se déroule dans l'indifférence générale. Du lointain, un air léger
de flûte semble vouloir émerger, des enfants jouent ici ou là, des voix s'élèvent du fond de la
scène comme par vagues successives. Une musique distante leur parvient filtrée par les
volumes vides des pièces qu'elle traverse.»
2. «Vers le fond de la salle, un frémissement dans la foule des convives signale le passage
d'une personnalité. Une voix, venue d'on ne sait pas où, hurle : «Luce did not need to lie.»
Elle s'avance… Un individu, peut-être étranger, s'approche d'une ouverture qui donne sur une
terrasse, mais il ne peut pas franchir les rideaux car un artilleur l'empêche de sortir. Un jeune
homme, nez et lèvre percés d'anneaux d'argent, doigts chargés de lourdes bagues armées de
pointes, catogan retenu par un ruban rouge, s'est arrêté au milieu de l'escalier de marbre, et
là, accoudé à la balustrade lisse, juge la foule du regard. Un agent de la sécurité traverse la
salle accompagné par les crachotements indistincts de sa radio portable. L'émotion est
dangereuse : pour être réellement là, il faudrait qu'elle s'oublie.»
«An unfinished debate» est l’équivalent en anglais de «Un roman inachevé». Il ne
s’agit bien entendu pas d’une traduction, mais d’une génération en anglais sur les
mêmes bases conceptuelles et dans le même univers romanesque. En voici un
exemple :
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«— "I beg pardon…"
The air seemed a cover. Félicie turned on her back. Fabrice's lips were serious.
— "We are made to understand each other…"
— "What do you want from me !"
— "I was so glad to see you again…"
She suffered. There were not many such moments in their days now; and Félicie did not like
them when they came. Possibly she was alone, or has been alone before. Fabrice doesn't know
what she could do.
— "It will be all right…"
Fabrice seemed really anxious. Nothing is more painful than the shock of sharp contradictions
that lacerate our intelligence and our feelings.
— "What do you know about myself ?"
Such is life, no one gets away without paying. What love might learn from such a sight. Of the
stratagems of life the most cruel is the consolation of love - the most subtle, too; for the desire
is the bed of dreams. Dream were one step nearer.»
«La mort en tête» est un roman plus intimiste puisqu’il rapporte les pensées
intérieures d’un seul personnage, marcheur solitaire dans un paysage désertique
auquel il se confronte sans cesse :
1. «Le paysage est minéral. toutes les odeurs d'herbes se mêlent. Les rencontres se réduisent à
peu de choses, par intervalles un chercheur de champignon silencieux, quelques oiseaux
lointains, au détour d'une forêt un écureuil fuyant sur un branchage, un lapin de garenne
affolé… Terre de ses ancêtres… Un mur dénonce un autre mur. L'atmosphère du soir se
recueille. Un passereau s'enfuit en rase-mottes. Des murs bas bordent la sente à droite et à
gauche. Le passé pollue le présent et le tire en arrière… Des nuages passent dans le ciel du
soir, par groupes de deux ou trois. Le ciel est lisse comme une pierre de lavoir. Le silence lui
est suspect. Isolés, séparés de la protection des forêts, les arbres ont tous quelque chose de
fragiles et de torturé. Tout fait événement pour qui sait attendre.»
2. «Le volume des monticules est un puzzle découpé, à d'infimes nuances près, de pièces
toutes semblables. Posés ça et là comme des pièces d'échiquier, des buis microscopiques
creusent l'espace. Dans ces infinités de nuances du jaune au vert, le rouge brique franc de la
terre a tout d'une provocation. C'est l'âme des causses. Un cri, un battement d'ailes, un
remuement dans l'herbe suffisent pour qu'il lève les yeux, reste l'oreille tendue. La frontière
entre le passé et le présent suit une ligne sinueuse. L'air a la transparence irréelle d'un
ruisseau d'altitude : l'atmosphère est aux rêves. Pauvreté invincible, plantes rases et rares,
pierres sèches, quelques arbres épars, plus ou moins de bosquets, la mise en volume joue sur
des variations fragiles. La terre est déserte. Par moments le ciel est calme. Le vent a cette
qualité rare d'être porteur d'éternité.»
«Prière de meurtres» est un roman «policier», guidé par la volonté d’exploiter la
linéarité dans la génération même si, a priori, cette contrainte semble contradictoire
avec l’indétermination de la génération automatique. C’est le seul des quatre romans
qui soit «interactif», le lecteur étant amené à choisir à quel moment du roman — à la
seconde près — il veut se situer. Le générateur choisit alors un point de vue
particulier : si la même seconde est à nouveau choisie, il est pratiquement
impossible que la page générée soit la même. En voici deux exemples :
1. mercredi 23 décembre 2015, 11:28:60)… «Après avoir fait la chambre 1532, Madame
Trang, femme d'étage du Hilton Bonaventure, passe à la chambre 1534. La veille déjà,
Madame Trang n'a pas pu faire la chambre 1534… L'affichage à cristaux liquides de la porte
indique toujours "ne pas déranger". Personne d’autre que le bruit du vent, de la neige qui
fouette les vitres… Ce silence anormal l’inquiète… Madame Trang ouvre la porte, entre…
Comme il n'y a aucune trace d'humidité dans la salle de bains, elle se dit que ces ablutions
datent au moins de la veille puis, enregistre tout ce qu'elle doit renouveler : savonnettes,
shampooing, papier à démaquillage… la routine. Ce qu'elle redoutait se confirme : l'occupant
de la chambre 1534 est bien là, allongé sur le lit, immobile, mort… Certainement mort : il ne
semble pas respirer, il est nu. C'est un homme, d'une quarantaine d'années environ à la
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pilosité très brune : un bel homme… Bien bâti… rien à voir avec un retraité, sa mort en ce
lieu en est d'autant plus étrange. Madame Trang a beau savoir qu'il n'y a rien là
d'exceptionnel ni d'étrange, elle ne s'y habitue pas… La civilisation est maintenant devenue
largement nomade, y compris pour les personnes âgées qui n'ont aucune raison de se fixer en
un lieu plutôt qu'en un autre et passent souvent ainsi leurs derniers jours à parcourir le globe.
Pour se “remonter le moral”, elle s’accorde une autre crotte à la cerise…»
2. «(Saint-Pierre-des-Tripers, mardi 22 décembre 2015, 23:25:51)… "From [email protected] to
[email protected] : Petit trésor sibérien, je ne tiens pas en place mais, comme dit
Apollinaire : “Nos enfants / dit la fiancée / seront plus beaux plus beaux encore…” Si tu
veux, jouons au chat et à la souris. Baisers de ton esclave". Message suivi d’un second, codé
avec la nouvelle clé du poème : "From [email protected] to [email protected] : j'imagine
que tes petits vermicules espions chéris sont déjà dans le serveur de la Sorbonne III pour
essayer de savoir d’où proviennent les messages que je t’envoie et qu'il reroute. Bises et
baisers". Quelques secondes plus tard, les deux messages d'Irina Karaminskaïa — le premier,
comme à leur habitude, contenant la clef de codage, le second codé — lui parviennent…»
Toutes ces pages sont uniques et «originales». Si elles ne sont pas conservées, elles
ne seront plus jamais générées à nouveau par le générateur et disparaîtront à tout
jamais. Leur lecture, dans le mode de fonctionnement original du générateur, est
unique, chaque lecteur découvre un roman qui lui est propre : l’œuvre se constitue
dans les saisies de lectures faites au flot de la génération. Le stockage est absurde,
seul le flux importe et le regard qui un très bref moment l’arrête.
Un tout petit peu de «technique» :
Un générateur est un automate, un système essentiellement fermé sur lui-même
dans lequel un grand nombre de variables sont corrélées. Chaque modification sur
l’une d’entre elle provoque des modifications sur une grande partie de l’ensemble
des autres. Ainsi, une fois que le générateur a commencé à produire un texte, par
suite du jeu des corrélations, le résultat est imprévisible. L’interactivité n’est pas une
composante fondamentale des générateurs, elle peut en être une composante
secondaire. Pour qu’il y ait interactivité, il suffit en effet que certaines des variables
du système constituant l’automate soit ouverts aux choix du lecteur. En ce sens,
cette décision relève d’une volonté de l’auteur.
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Un générateur de roman, par exemple, enferme un ensemble de structures de
dictionnaires hiérarchisées dont chacune est en relation avec l’ensemble des autres
dans ce que l’on peut appeler une «grammaire sémantique».
Cette grammaire a la particularité, grâce au mode de constitution des données ellesmêmes, dont chacune porte l’ensemble des informations nécessaires à son
exploitation par le générateur, de ne pas totalement dissocier les traitements
sémantiques et syntaxiques. Ces données sont des structures récursives pouvant
convoquer d’autres données de même niveau qu’elle-même ou de niveaux
différents. Quel que soit leur niveau, toutes les données ont une même structure
profonde.
Une page produite est donc le résultat des choix locaux dans les parcours de graphes
résultants des informations propres aux données à chaque fois convoquées. La
«place de l’auteur» se situe au niveau de la constitution des dictionnaires de
données. L’auteur définit un univers romanesque et les règles du «jeu» dans cet
univers mais ignore totalement quel va être, à chaque nouvelle production, le résultat
final : le «texte». L’auteur n’écrit plus des textes mais des virtualités de textes. Il
gère le flux mais ne le contrôle pas totalement. En ce sens, cette littérature est bien à
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l’opposé absolu de la littérature «fractale» dans laquelle l’auteur prétend être le
maître absolu de tous les choix effectués dans le processus d’écriture.
Trois mythologies et un poète aveugle :
«Trois mythologies et un poète aveugle» est la mise en relation de deux automates :
un automate de génération automatique de texte et un automate de génération
automatique de musique (programmé par le compositeur Jacopo BaboniSchillingi).
Réalisé avec l’aide de l’IRCAM dans le cadre de la quatrième biennale internationale
des poètes en Val-de-Marne, cette collaboration de deux automates doit donner lieu
à une soirée publique (14 novembre 1997) au cours de laquelle interagiront les deux
générateurs, trois lecteurs, un percussionniste, un pianiste et une soprano. Il s’agit
d’un «spectacle» dans lequel le texte vise à devenir partie intégrante. Au cours de
cette soirée, les deux automates échangeront des informations en temps réel de
façon à construire une musique adéquate aux textes générés et/ou des textes
correspondant à la musique générée. Ce «dialogue» entre les deux automates est
assuré par un métalangage commun essentiellement basé sur la thématique et la
rythmique permettant une intercompréhension. L’ensemble des deux automates et
du métalangage de génération constitue à son tour un nouveau système avec lequel
il serait possible de dialoguer ou dont certaines variables pourraient, à leur tour, être
ouvertes à l’interactivité.
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Voici par exemple une donnée envoyée du «dictionnaire» de «mythologie 3» au
générateur de musique :
=E0000000001¥[thl-lyrique-HD] [thl-lyrique-HD] [thl-paysage-HD] [thl-paysageHD] [thl-paysage-HD] [thl-paysage-HD] [thl-paysage-HD] [thl-paysage-HD] [thlpaysage-HD] [thl-lyrique-HD] [thl-paysage-HD] [thl-paysage-HD]« [thl-lyriqueHD] [thl-paysage-HD]» [thl-lyrique-HD] [thl-paysage-HD] [thl-mer-HD] [thlmer-HD] [thl-mer-HD]FF
Elle comporte un descripteur contextuel : «=E0000000001¥»; un ensemble de
relations rythmiques aux dictionnaires thématiques : «[thl-lyrique-HD] [thl-lyriqueHD] [thl-paysage-HD] [thl-paysage-HD] [thl-paysage-HD] [thl-paysage-HD] [thlpaysage-HD] [thl-paysage-HD] [thl-paysage-HD] [thl-lyrique-HD] [thl-paysageHD] [thl-paysage-HD]« [thl-lyrique-HD] [thl-paysage-HD]» [thl-lyrique-HD] [thlpaysage-HD] [thl-mer-HD] [thl-mer-HD] [thl-mer-HD]»; et un descripteur
pragmatique ici réduit à «FF». Cette donnée constitue un «texte» du métalangage
commun aux deux automates.
Le dispositif scénique sera le suivant :
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Le générateur comprend quatre «voix» : le poète aveugle, mythologie 1 (Joseph
Guglielmi), mythologie 2 (Jean-Pierre Balpe), mythologie 3 (Henri Deluy).
Chacune des voix utilise le moteur de génération suivant les exigences de chacun
des poètes concernés. la mythologie 3, par exemple, correspond à la poésie que
souhaite obtenir le poète Henri Deluy même si ce dernier n’a effectivement écrit
aucun des textes qui seront produits par le générateur de «mythologie 3».
Le moteur de génération est le même pour «Trois mythologies et un poète aveugle»
et pour «ROMANS (Roman)»…
En voici quelques exemples :
1. Le poète aveugle :
la poésie c'est acide c'est çà pas le oui et le non ni
un silence c'est d'abord ce que je dis que c'est
croyez-moi c'est çà c'est quelque chose pas autre chose
mais croyez-moi la divagation mais pas le sait-on-jamais
ni le quelque-chose-comme-ça c'est absolument sûr
n'est-ce pas et vous savez que je ne mens jamais ainsi
la poésie c'est quelque chose du moins si ça existe
car si ça ne vient pas alors rien à voir ça ne compte pas c'est
pas pareil et çà quand je dis quand je me souviens que
je parle la poésie c'est quand je me souviens que je parle
du moins quand je dis quand je me souviens que je parle
du moins c'est quand je ne dis rien et c'est quand je parle
çà peut pas se discuter la poésie c'est impitoyable et c'est tout
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2. Mythologie 1 (Joseph Guglielmi) :
les modulations
au corps "nuit tendre" avec vue plongeante
dans l'océan où le ciel appuie I repeat les
modulations
au corps
unter der Sichel des Mondes union des pianos
d'ombre "cheveux blonds" cheveux ongle peau secrète
unter der Sichel des Mondes
carajeas que chorrean y de tentas necedades "cheveux
blonds" gymnastique peinture ramenant aux tropiques
les zodiaques fêlés peinture peinture
gymnastique sans crainte à la pluie
d'étoiles couleur encre de
calmar ou blafarde de l'humour
où le ciel appuie sombreros
muertos
3. Mythologie 2 (Jean-Pierre Balpe) :
"ô espace conscient de ton corps ô les portes s'ouvrent comme
ta bouche est pétrifiée heureuse profondeur océane de ton regard-splendeurpleur-râle
comme besoin de fermer les paupières comme le désir
bleuit l'horizon ta chevelure danse au vent comme drapeau de
l'amour comme tes sourcils épais buissons lourdes houles reflux
d'herbes calcinées d'amour…" "ô ton visage invente des mollesses…"
"ô tes sourcils épais noirs buissons lourdes houles flux reflux d'herbes calcinées
d'amour ta bouche est charitable les poules caquettent…" "ô je suis
à toi tes mots deviennent mes mots longues vagues herbeuses
de ta peau miséricordieuse…" “ô comme n'appelle pas ne dis
plus rien ne dis plus jamais… écoute… ne dis plus rien… je je…
je te jambes te menton te ne-pas-oublier te être-toujours-là te
toi-moi-toi je te front te vouloir vouloir te toi-moi-toi menton
sexe pieds peau langue…” “ô muscles odeur sexe chevelure
muscles ô je te ventre te ombre te vouloir te toi-moi-toi…"
4. Mythologie 3 (Henri Deluy) :
pourriture de vie intérieure tu disais plus de politique
tu entassais les mots au hasard les rideaux tombaient comme
des oreilles c'était la question d'amour qui se posait pour toi
oubli sans regret le dehors faisait mal mourir est une contrainte
difficile c'était très bien ainsi et tu disais plus de politique
n'y avait pas d'autre désir que le bleu c’en était assez du mauvais sort
la moitié de la journée était restée peinte de blanc
ce que tu veux devient un chemin sans retour errance
à la recherche du mot juste ça prenait du temps
tu développais devant moi ta vie tu développais devant moi
ta vie il n'y avait pas besoin de preuves tu parlais
le sable glissait tu demeurais attentive tu demeurais pareille
à un petit tas de sable les heures étaient trop nombreuses
il y avait dans ce que tu disais comme une émanation
qui montait à la tête mourir est une contrainte difficile
Il est évidemment impossible sur le papier de rendre compte non seulement de la
dynamique de génération automatique de textes, mais bien moins encore des
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interrelations qui s’installent entre le texte poétique affiché sur grand écran, la
musique qui se génère en relation avec cet affichage, les voix des poètes-lecteurs, le
jeu des musiciens et de la chanteuse. Non seulement on se retrouve là devant la
problématique classique de l’interprétation qui, au risque de chaque nouvelle
performance, dévie la signification du texte («l’œuvre ouverte» popularisée par
Umberto Eco), mais plus encore, l’absence de texte et de musique «écrits» crée un
espace d’imprévisibilité qui, bien au-delà de «l’ouverture», fait de chaque
«représentation» un moment totalement unique deux représentations successives ne
pouvant, en aucun cas, être identiques sauf à définir cette «identité» à un niveau de
conceptualisation élevé.
Barbe-Bleue :
Moins avancé, Barbe-Bleue dont la maquette doit être réalisée en fin 1997, se
propose d’aller plus loin encore dans le sens des interactions d’automates puisqu’il
doit comporter :
— un générateur de livret et de dialogue (Jean-Pierre Balpe)
— un générateur de musique (Alexandre Raskatov)
— un générateur de scénographie (Michel Jaffrennou)
«Barbe-Bleue» se propose d’être un opéra génératif numérique (certainement «enligne» sur réseau même si tout n’est pas encore définitivement arrêté). Sa structure
virtuelle est celle d’un tore constitué de 21 récits de 21 événements chacun, soient
441 possibilités de «scènes». Les 21 récits, comme les 21 événements sont en
boucle, le spectateur pouvant revenir sur chaque «scène» autant de fois qu’il le
désire. Rèécits et événements obéissent à une sémantique pér-définie. Chaque
«scène» est le produit à un moment donné de l’interaction entre les trois
générateurs :
Chacune des 441 «scènes» obéit à la fois à une structure sémantique fixe et à une
permanente adaptation générative des «textes» à cette structure. Il n’y aura jamais
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deux visions identiques de la même «scène». De plus, Barbe-Bleue comporte un
espace virtuel de mémorisation où des événements produits — mémorisation de
scènes produites, interventions de spectateurs, interventions de musiciens — seront
conservés à des niveaux d’accès plus ou moins complexes, créant, sous la couche
«visible» de l’opéra, des couches mémorielles en permanente reconfiguration.
Tout en participant à une œuvre commune, chaque spectateur est spectateur d’une
œuvre unique en perpétuel mouvement où textes, musiques et images se
reconfigurent sans cesse.
Dans ce cadre, le problème de la «reproduction» ne se pose plus puisque chaque
instant de la production est, en soi, une re-production. Il ne peut y avoir de copies.
L’œuvre, dès son origine est conçue comme un ensemble ouvert, générique, de
multiples dont chacun est pourtant un original : la reproduction, comme la
production, ne peut être qu’une re-production.
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