Ces longs bateaux chalands, ces grosses barques neuves

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Ces longs bateaux chalands, ces grosses barques neuves
BATEAUX CHALANDS
Ces longs bateaux chalands, ces grosses barques neuves
Peintes en marron clair, la croix blanche à l’avant,
Qui reviennent du Nord et descendent nos fleuves,
S’en vont au fil des eaux sans mettre voile au vent.
En relief sur le pont, la cabine du maître,
Coquette et toute blanche... Elle est juste au milieu,
Comme autrefois dans l’arche... Et par chaque fenêtre
Au calme intérieur descend un rayon bleu...
Des plants de réséda parfument la cabine,
Et de petits rosiers, parfois même des lis.
On y voit s’enrouler la rouge capucine
Aux clochettes d’azur des hauts volubilis...
On voyage à travers les campagnes fleuries,
En écoutant parfois, dans un si long parcours,
Les bœufs des grands vergers, les coqs des métairies,
Ou le grave angélus qui sonne dans les bourgs.
Les yeux suivent longtemps ces barques fortunées,
Riches de beaux enfants, et de fleurs, et d’oiseaux,
Qui vont avec lenteur, à petites journées,
Vrais paradis flottants sur le miroir des eaux...
André Lemoyne
1
LES CONQUÉRANTS
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leur misère hautaine,
De Palos, de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.
Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.
Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré :
Ou penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.
José Maria de Hérédia
2
Dans le train roule le temps
Des paysages qui s’ouvrent
Quand on veut mordre dedans
Des maisons comme des yeux
Avec de fausses paupières
Des gens qui marchent
Des jardins tristes
des rivières
S’asseoir enfin...
Mais je suis emporté jusqu’au bout du voyage.
Georges Jean
3
ÎLES
A Palma de Majorque
Tout le monde est heureux.
On mange dans la rue
Des sorbets au citron.
Des fiacres, plus jolis
Que des violoncelles,
Vous attendent au port
Pour vous mettre à l’hôtel.
Racontez-moi encore
Palma des Baléares ;
Je ne connais qu’une île
Au milieu de la Marne.
Elle est petite, en tôle,
Comme un tir de la foire
Mon cœur est l’œuf qui danse
Sur le haut du jet d’eau.
Monsieur le photographe,
Un oiseau va sortir.
La noce qui s’embarque...
Je reste seul sauvage.
Marquises, Carolines,
Votre nom sur la carte
Grave le mien dans l’arbre
Près de la balançoire.
Express et paquebots
Qui bercent nos voyages,
Ce sont les bateaux-mouche
Et les trains de plaisir.
Jean Cocteau
4
L’IMPOSSIBLE DÉPART
Je me retourne en mon sommeil,
Errant dans un port solitaire.
Les marins ne sont plus que des ombres,
Aucun vaisseau ne prend le large.
Dans le mutisme des eaux mortes,
Se rouillent les amarres.
Le silence est total,
L’oubli lui-même
Semble se perdre au ralenti
Parmi les coques prisonnières
D’une dernière escale.
J’arpente tous les quais,
Mon souffle s’accélère,
Devient supplice, long gémissement :
C’est lui qui me réveille,
Sirène déchirante d’un navire
Sans équipage et sans boussole,
Tous feux éteints dans l’inutile attente.
Edmond Vandercammen
5
MA BOHÈME
Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées
Mon paletot aussi devenait idéal ;
j’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal
Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées
Mon unique culotte avait un large trou.
- Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
- Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou.
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied contre mon cœur !
Arthur Rimbaud
6
PETIT HUBLOT DE MON CŒUR
Canada canada
mon petit canada
C’est la pomme la pomme qu’il nous faut
la pomme du Canada
la reine du Canada
reinette du Canada
C’est la reine qu’il nous faut
la reine dans son panier
dans son panier percé
Son Canada sous son bras
la reine s’en alla
et la reinette du Canada
son chapeau percé
son panier sous son bras
ses pieds dans ses sabots
elle chantait
Lorsque le pélican pélican lassé d’un long long voyage
long voyage long voyage
et partit du pied gauche
Benjamin Péret
7
ATTENDEZ LE PROCHAIN BATEAU
Belle, sous la mauvaise étoile,
Un soir, une dame à vapeurs,
Sur le pont d’un bateau à voiles
Soupirait pour un voyageur.
Mais insensible aux vœux d’un cœur
Il aimait une dame à voile
A bord d’un navire à vapeur.
Oh ! Demoiselles fragiles,
Coquettes des miroirs d’eau,
Voici le port, voici l’île,
Attendez le prochain bateau.
Plus tard, devenue dame à voile,
A bord d’un navire à vapeur,
Elle revit ce voyageur
Blanchi aux feux de son étoile.
Mais il avait perdu son cœur
Sur le pont d’un bateau à voiles
Aux pieds d’une dame à vapeurs.
Oh ! Demoiselles fragiles,
Coquettes des miroirs d’eau,
Voici le port, voici l’île,
Attendez le prochain bateau.
Louise de Vilmorin
8
POUR UNE RAISON INCONNUE
Pour une raison inconnue
brusquement les feux s’éteignent
le train de nuit s’immobilise dans une tourbière
les portières s’entrouvrent
gonflés d’orangeade les voyageurs descendent
(belle nuit de juin)
des bruissements d’ailes traversent les roseaux
se répondent d’une combe à l’autre
le mécanicien contrôle l’état des roues
les sapins fument
rumeurs
chocs métalliques
sous le dernier wagon un passager clandestin
retient son souffle
Vahé Godel
9
LE RELAIS
En voyage, on s’arrête, on descend de voiture ;
Puis entre deux maisons on passe à l’aventure,
Des chevaux, de la route et des fouets étourdi,
L’œil fatigué de voir et le corps engourdi.
Et voici tout à coup, silencieuse et verte,
Une vallée humide et de lilas couverte,
Un ruisseau qui murmure entre les peupliers,
- Et la route et le bruit sont bien vite oubliés !
On se couche dans l’herbe et l’on s’écoute vivre,
De l’odeur du foin vert à loisir on s’enivre,
Et sans penser à rien on regarde les cieux...
Hélas ! une voix crie : « En voiture, messieurs ! »
Gérard de Nerval
10
RÊVE DU 21 SEPTEMBRE 1943
J’ai rêvé que je marchais vite
Sur les routes du Tyrol
Parfois pour aller plus vite
Je marchais à quatre pattes
Et mes paumes étaient dures
Et de belles paysannes
A la mode de là-bas
Me croisaient me saluaient
D’un geste doux
Et j’arrivai aux prisons
On avait mis des rubans aux fenêtres
Les portes étaient grandes ouvertes
Et les prisons étaient vides
Je pouvais y habiter
Entrer sortir à mon gré
Je pouvais y travailler
Je pouvais y être heureux
En bas dans une écurie
Des chevaux noirs enrubannés
Attendaient mon bon plaisir
Comme de l’eau dans le soleil
Les murs tremblaient
Sur la place les paysannes
Riaient sans savoir pourquoi
C’était la fête de la neige
En plein été parmi les fleurs
Je repartis gonflé d’air pur
Léger rapide sur les routes
J’arrivai aux mêmes prisons
Ensoleillées vides et gaies
Je me suis réveillé surpris
De n’avoir pas rencontré d’homme.
Paul Éluard
11
Les ruisseaux suivent mes routes
Pour consoler les pieds du voyageur
L’oiseau sautillant d’arbre en arbre
Mange le mil de mes pensées
Tout à l’heure
Le vrai chemin
Les lèvres rêches
Les pieds ensanglantés
Et les pensées trop sèches
Qui s’éboulent dans les ravins
Là-haut le vent
Sera ma récompense
Pierre Emmanuel
12
LE TORTILLARD
Locomotive
Au chapeau pointu,
Tu traînes entre les métives
Ton petit tortillard têtu.
Toi. Tu trompettes à tue-tête,
Tu zigzagues comme un lézard.
Les bœufs regardent aux fenêtres,
On dirait un train de bazar.
Gare. La gare est là-bas sous les saules,
Au bord des eaux chantantes de sommeil.
Ta tête bleue roulait sur mon épaule
Je t’embrasse, vite, à chaque tunnel.
Au temps jadis, au clair temps des vacances,
Au temps de la fille, au temps du garçon,
Nos cœurs battaient comme gorge de bête
L’amour est là. Nul n’en a le soupçon !
Plus tard, la vie brouillera ses étoiles,
Renversera les encriers sacrés
Nous pleurerons, le nez dans nos cartables
Les rois déserts et les lauriers coupés.
De cette estampe, en dessinant mon cœur
Tremble la ligne et le soleil glacé.
Le train s’enfuit et souffle sa vapeur
Gauche et timide au fond de mon passé.
Maurice Fombeure
13
Tous ces sentiers qui disparaissent dans les collines
Je les ai négligés quand j’étais anxieux
De savoir où allaient les grandes routes blanches.
Elles m’ont entraîné jusqu’au bout de la terre
Et ramené ici aux pieds de ces collines
Qui s’élèvent toujours vers des hauteurs de ciel.
Maintenant, je le sais, je n’aurai plus le temps
D’aller voir où s’en vont ces sentiers qui s’enfoncent
A travers les forêts de pins et les clairières
De lavande et de thym et les routes romaines
Vers d’anciennes maisons abandonnées des hommes,
Des bergeries dont les toits croulent en silence,
Que les pluies effacent, près desquelles des puits
Dorment, ou la douceur inutile des sources
Sous les platanes devenus sauvages et si fiers
Paradous, paradis de l’enfance perdue
Que je cherche trop tard dans le temps mesuré
A l’homme qui revient, son voyage accompli,
Par l’ombre des saisons qu’il ne reverra plus.
Louis Brauquier
14
TRISTESSE EN MER
Les mouettes volent et jouent ;
Et les blancs coursiers de la mer,
Cabrés sur les vagues, secouent
Leurs crins échevelés dans l’air.
Le jour tombe ; une fine pluie
Éteint les fournaises du soir,
Et le steam-boat crachant la suie
Rabat son long panache noir.
Plus pâle que le ciel livide
Je vais au pays du charbon,
Du brouillard et du suicide ;
- Pour se tuer le temps est bon.
Mon désir avide se noie
Dans le gouffre amer qui blanchit ;
Le vaisseau danse, l’eau tournoie,
Le vent de plus en plus fraîchit.
Oh ! je me sens l’âme navrée
L’Océan gonfle, en soupirant,
Sa poitrine désespérée,
Comme un ami qui me comprend…
Théophile Gautier
15
Tu voudrais te dépayser
Et courir le long de tes plages,
Changer d’ennui dans les voyages,
Ayant le mal du familier...
Tes champs sont donc poisseux et sales,
Tes vallons si secs de pierrailles
Que tu désires t’oublier ?
Tu veux entrer dans des paroles
Que ne donne pas ton sol pauvre,
Un érable feu sur les chaumes
Attends alors le crépuscule,
Lui seul en toi peut incendier...
Ce n’est pas ta sève qui brûle
Et ton ciel n’est pas ton reflet.
- Mais fatigué de sa recherche
Sur les longs plateaux étrangers,
Je vois un épervier qui perche
Dans ton regard, et qui s’ennuie
Désolant tout autour de lui.
Tu ne sécrètes pas ta grâce
Au-dehors, tu retiens l’espace
Où jouer ta vraie comédie.
Patrice de La Tour du Pin
16
VOYAGE
Sous le soleil du soir
le pain sec
garde un goût de légende
la blessure survenue en écartant l’épine
rassérène une âme avivée
des hameaux se montrent aux tournants
des arbres font des signes
du monde en noir entre dans une maison
le voyageur du regard
suit des lignes d’ornières
des oiseaux criaillent
le zénith ne bouge où pointe une étoile.
Jean Follain
17
VOYAGE
Toutes amarres rompues,
vers le large, maintenant, tu dérives,
silencieux ami.
La mort, par sa persévérance,
a fait de moi ton pilote inutile.
Les rescapés seront remerciés.
Debout sous le soleil,
nous voici réunis pour un commun voyage,
caravaniers sur la piste millénaire
ou coureurs d’océans négligeant le compas.
L’heure seule n’est pas la même
qui permet de sourire encore
tandis que le matelot de quart
veille sur la passerelle, et que
le guide fait agenouiller son méhari.
Jean Orizet
18
VOYAGE
J’attends
La pendule et la roue tournent en même temps
Le train s’allume
Et le long des sapins
La grande peau qui fume
C’est la mer
Ne laisse pas ton cœur traîner par la portière
Prends ta place
Il fait bleu
Le ciel couvre la glace
Une étoile s’ébat
Quelqu’un qui s’est manqué se suicide tout bas
Mais je rêve
On a baissé le vent
Et le rideau se lève
Au milieu de la nuit
C’était toi
René Guy Cadou
19
VOYAGES SANS FIN
Tous ceux qui vus de dos s’éloignaient en chantant
Qu’on avait vus passer le long de la rivière
Où même les roseaux redisaient leurs prières
Que reprenaient plus fort et plus loin les oiseaux
Ils viennent les premiers et ne s’en iront pas
Le chemin qu’ils ont fait se comptait pas à pas
Et disparaissait à mesure
Ils marchaient sur la pierre dure
Au bord des champs ils se sont arrêtés
Au bord de l’eau ils se désaltéraient
Leurs pieds soulevaient la poussière
Et c’était un manteau brodé par la lumière
Tous ceux qui s’en allaient marchant dans ce désert
Et pour qui maintenant le ciel s’était ouvert
Cherchaient encore le bout où finirait le monde
Le vent qui les poussait continuait sa ronde
Et la porte se refermait
Une porte noire
La nuit
Pierre Reverdy
20
LE VOYAGEUR ET SON OMBRE
Un voyageur pensif en fronçant fort son front
contemplait la nature énorme énorme chose
pleine de mystères et de contradictions
pleine de boules puantes et de fleurs écloses
Tout autour s’étendaient les prés et la verdure
les volcans les jardins les rochers et l’azur
les forêts les radis les oiseaux les pinsons
les golfes les déserts les bœufs les charançons
et le penseur pensif toujours fronçant sa hure
contemplait contemplait contemplait la nature
Il se mit à pleuvoir Alors le voyageur
ouvrit son parapluie et regarda quelle heure
il était à sa montre et reprit son chemin
en murmurant tout bas : moi je n’y comprends rien
Raymond Queneau
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