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SCIENCE & MÉDECINE PILLEURS D’ÉPAVE EN EAUX TROUBLES SUPPLÉMENT→ Mercredi 10 février 2016 72e année No 22105 2,40 € France métropolitaine www.lemonde.fr ― Fondateur : Hubert BeuveMéry Directeur : Jérôme Fenoglio Et si les banques faisaient replonger le monde ▶ Les marchés mondiaux ▶ Le CAC 40 est désormais ▶ La perspective ▶ Incertitudes sur ▶ Les banques sont massa ont connu une nouvelle journée noire lundi. De Tokyo à New York, de Londres à Paris, tous les indicateurs ont reculé près des 4 000 points, à son plus bas depuis décem bre 2014. OutreAtlantique, le S&P500 est revenu deux ans en arrière d’une 3 crise financière mondiale, après celles des subprimes en 2008 et des dettes souveraines en 2011, n’est plus exclue la croissance chinoise, ralentissement aux Etats Unis, chute des matières premières : les investis seurs sont inquiets crées en Bourse : en risque sur les émergents et l’éner gie, elles ont aussi perdu en rentabilité structurelle e LE C A HIE R É CO PAGE S 2 - 3 BERNIE SANDERS, L’IDOLE DES JEUNES Alain Juppé s’impose avec force à droite A ▶ Il distancerait largement tous les meetings qui ont précédé la primaire dans le New Hampshire, mardi 9 février, le sénateur du Vermont a, du haut de ses 74 ans, fait un tabac chez les moins de 30 ans. Depuis des semaines, l’ad versaire d’Hillary Clinton à l’in vestiture démocrate défend la né cessité d’une « révolution politique » faite de mesures radicales : gratuité des études supérieures, couverture santé universelle et augmentation massive du salaire minimum… ses rivaux à la primaire, selon l’enquête du Cevipof ▶ Il est le seul à dépasser les 30 % d’intentions de vote à l‘élection présidentielle, devant Le Pen, Sarkozy et Hollande → LIR E → LIR E PAGE S 6 - 7 → LIR E PAGE 3 ÉLEVAGE, UN MAL FRANÇAIS A Marly (Moselle), le 13 janvier. → LI R E P A G E 22 MATHIEU CUGNOT POUR « LE MONDE » CINÉMA « HOMELAND », BOULEVERSANTE SAGA IRAKIENNE A bbas Fahdel, un Irakien arrivé en France à 18 ans pour faire du cinéma – sans parler un traître mot de fran çais – est retourné en Irak en 2002, avant la chute de Sad dam Hussein. Pour filmer sa fa mille et donner un visage à ces 25 millions d’Irakiens inconnus, il a fait de son neveu, Haidar, un pe tit garçon rayonnant, le pivot de cette saga familiale. Haidar s’est fait tuer, et pendant dix ans, Ab bas Fahdel n’a pas voulu regarder les rushes. Puis il est retourné au pays, saccagé par la guerre. Il en a tiré un long documentaire, de deux fois trois heures, sans un mot de commentaire. Une fres que déchirante, saluée dans tous les festivals, et saturée d’émotion. → LIR E PAGE S 1 6 - 1 7 LE REGARD DE PLANTU TURQUIE LE BUSINESS LUCRATIF DES PASSEURS D’IZMIR → LIR E PAGE 4 DÉBATS >)5# 3#,+/# 6'9#,/# 13,/ &361/#5$/#< "$ !&'%$ >!..#5-:#7< )-+-#(*( >)5 $3&,6#5- #(-/'3/$:5':/#< !(#,(''$ EDGAR MORIN : LUTTER CONTRE LE FANATISME À L’ÉCOLE → LIR E P. 1 2 E T NOS INFOR M AT IONS P. 1 0 CANADA LA LÉGALISATION DU CANNABIS, PROJET FUMEUX → LIR E PAGE 3 CONSTITUTION VOTE SUR L’ÉTAT D’URGENCE DANS UN HÉMICYCLE VIDE → LIR E PAGE S 8 E T 2 2 %"*)!44!2!0* %) "80=2% Algérie 200 DA, Allemagne 2,80 €, Andorre 2,60 €, Autriche 3,00 €, Belgique 2,40 €, Cameroun 2 000 F CFA, Canada 4,75 $, Côte d'Ivoire 2 000 F CFA, Danemark 32 KRD, Espagne 2,70 €, Espagne Canaries 2,90 €, Finlande 4,00 €, Gabon 2 000 F CFA, Grande-Bretagne 2,00 £, Grèce 2,80 €, Guadeloupe-Martinique 2,60 €, Guyane 3,00 €, Hongrie 990 HUF, Irlande 2,70 €, Italie 2,70 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,40 €, Malte 2,70 €, Maroc 15 DH, Pays-Bas 2,80 €, Portugal cont. 2,70 €, La Réunion 2,60 €, Sénégal 2 000 F CFA, Slovénie 2,70 €, Saint-Martin 3,00 €, Suisse 3,60 CHF, TOM Avion 480 XPF, Tunisie 2,80 DT, Turquie 11,50 TL, Afrique CFA autres 2 000 F CFA 2 | international 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 Le dirigeant nord-coréen, Kim Jong-un, assiste au tir de la fusée censée mettre en orbite un satellite, le 7 février. IMAGE DE LA TÉLÉVISION NORD-CORÉENNE/YONHAP/ AFP Pékin victime des bravades de Kim Jong-un Face à son voisin du Nord, la Corée du Sud veut déployer un système antimissile fourni par Washington tokyo - correspondance P yongyang est en passe de réussir à dégrader un peu plus les relations déjà difficiles entre Washington et Pékin. A la suite du lancement par la Corée du Nord, dimanche 7 février, d’une fusée, ce que tous ses voisins interprètent comme un test déguisé de missile balistique, la Corée du Sud est désormais prête à déployer sur son territoire un système de radars et de missiles américain, capable d’intercepter un vecteur balistique nord-coréen en phase de descente. Le président américain, Barack Obama, a confirmé, lundi, sur la chaîne CBS, que des consultations sont en cours « pour la première fois ». « Nous aimerions que cela se fasse vite », a précisé Peter Cook, le porte-parole du Pentagone, au sujet du système antimissile baptisé « THAAD », pour Terminal High Altitude Area Defense. Pékin juge qu’une telle infras- LE LEXIQUE THAAD Le Thaad, pour Terminal High Altitude Area Defense, est un système d’interception de missiles balistiques de portée moyenne ou intermédiaire. Produit par le groupe américain Lockheed Martin, il comprend un radar de détection de la menace, un ensemble de contrôle du tir et une batterie de missiles intercepteurs. L’interception se fait dans la phase terminale du vol du missile balistique. L’intercepteur n’emporte pas de charge explosive. Il utilise l’énergie cinétique (celle que possède un corps du fait de son mouvement) pour détruire sa cible. Son déploiement en Corée du Sud coûterait environ 2,6 milliards de dollars (2,33 milliards d’euros), selon Séoul. tructure d’interception pourrait également affaiblir sa propre dissuasion nucléaire. Rien n’empêche de tourner à terme le système THAAD contre l’arsenal nucléaire chinois. « La Chine ne voit pas le système THAAD comme une question de radar ou de missile, juge Kim Heung-kyu, spécialiste de la Chine à l’université sud-coréenne Ajou, mais comme une alliance régionale entre les Etats-Unis, le Japon et la Corée du Sud. » « Sentiment d’échec » Les autorités chinoises ont convoqué dès dimanche l’ambassadeur sud-coréen à Pékin. La porte-parole du ministère des affaires étrangères chinois, Hua Chunying, a déclaré : « En quête de sa propre sécurité, un pays ne devrait pas altérer les intérêts sécuritaires de l’autre. » En cela, la Chine ne sort pas vainqueur de l’essai nucléaire et du tir nord-coréens. « Le sentiment d’échec est grand, car elle n’a pas réussi à convaincre le Nord d’y renoncer et souffre de voir le Sud se rapprocher en conséquence des Etats-Unis », constate Shi Yinhong, professeur de relations internationales à l’Université du peuple, à Pékin. La Chine avait pourtant déployé d’importants efforts pour tenter de convaincre son allié nord-coréen de renoncer à ce tir. « S’il y a une chose que la Chine ne veut pas voir, ce sont des essais, juge Mathieu Duchâtel, sous-directeur du programme Asie du European Council on Foreign Relations. Cela pousse la Corée du Sud à demander davantage aux Etats-Unis pour sa défense. Le Japon aussi est plus actif, le tout dans un contexte stratégique qui se détériore. » Le représentant spécial chinois pour les affaires coréennes, Wu Dawei, s’était rendu à Pyongyang le 2 février ; un « effort diplomatique très sérieux » au cours duquel M. Wu avait indiqué avoir « dit ce qu’il y avait à dire et fait ce qu’il y avait à faire ». Visiblement sans effet puisque, le même jour, Pyon- gyang, témoignant de son peu de considération pour la démarche chinoise, avait informé l’Organisation maritime internationale de l’imminence de son tir. « La priorité de la Corée du Nord est sécuritaire, face au Sud et aux Etats-Unis. Sur ce terrain, elle ne se sent pas protégée par la Chine et ne l’écoute donc pas », relève Cai Jian, directeur du centre d’études coréennes de l’université Fudan, à Shanghaï. L’impuissance chinoise à peser sur les décisions nord-coréennes et sa réticence à se prononcer pour des sanctions après l’essai nucléaire du 6 janvier alimentent par ailleurs les frustrations de Séoul. En janvier, quand le ministre sud-coréen de la défense a tenté de joindre son homologue chinois pour discuter de l’essai nucléaire nord-coréen, il n’a eu aucune réponse. « Les meilleurs partenaires sont ceux qui vous tiennent la main dans les mo- L’impuissance chinoise à peser sur les décisions nord-coréennes alimente les frustrations de Séoul ments difficiles », a souligné, une semaine plus tard, la présidente sud-coréenne, Park Geun-hye. Auparavant, Mme Park avait accepté de ne pas pousser plus avant les discussions sur le THAAD, la Chine ayant averti que cela affecterait les relations bilatérales. Depuis sa prise de fonctions en 2013, elle a rencontré à six reprises son homologue chinois, Xi Jinping. Séoul a ainsi tenté de maintenir l’équilibre entre priorité écono- mique et nécessité sécuritaire. La Chine est son premier partenaire commercial et devrait, selon les estimations de Séoul, lui envoyer huit millions de visiteurs en 2016. Mais, pour ce qui est de se protéger, elle mise sur les 28 500 militaires américains stationnés sur son territoire. « Il serait ridicule, pour un pays souverain comme la Corée du Sud, de ne pas renforcer sa défense face à une menace grandissante comme celle des missiles nucléaires nord-coréens », estime Park Chang-kwon, de l’Institut coréen des analyses de défense, un organisme public sudcoréen. La presse sud-coréenne, pourtant généralement proche du pouvoir, n’hésite plus à parler d’une « décomposition » du lien avec Pékin, voire d’une véritable « claque » pour la présidente Park. Le déploiement du système THAAD intéresse aussi le Japon. En novembre 2015, le ministre de la défense, Gen Nakatani, avait évoqué cette option. Et le 8 février, l’agence de presse japonaise Kyodo a évoqué la relance de discussions sur la coopération nippo-sud-coréenne dans le domaine du renseignement militaire. Séoul a toutefois démenti, affirmant qu’il fallait d’abord avoir l’appui de la population pour un tel accord, tout en admettant que cette option était envisagée. Les Etats-Unis peuvent désormais retourner contre eux l’argumentaire des Chinois : leur politique de modération et d’incitation aux réformes économiques n’a pas convaincu Pyongyang d’abandonner sa quête de l’arme nucléaire. Selon cette vision, Pékin ne peut donc s’en prendre qu’à luimême si ses voisins, Sud-Coréens ou Japonais, se tournent encore davantage vers Washington. p philippe mesmer et harold thibault (à paris) Un déserteur chinois « de grande valeur » pour Washington il est, historiquement, le déserteur chinois récupéré par les Etats-Unis « de la plus grande valeur », pense savoir le Financial Times qui, en même temps que le site Free Beacon, révèle ce dernier épisode de la chute du clan Ling. Actuellement « débriefé » par les services américains, l’homme d’affaires Ling Wancheng leur aurait confié de précieux détails sur « les procédures de lancement d’armes nucléaires, la vie personnelle des dirigeants chinois et les dispositions pour leur sécurité et pour la protection de Zhongnanhai », nom des palais gouvernementaux à Pékin. Son frère aîné, Ling Jihua, fut l’équivalent d’un secrétaire général de l’Elysée sous le président précédent, Hu Jintao. Les Ling et leur « gang du Shanxi », du nom de leur province minière d’origine, ont été ciblés par la purge sous forme de campagne contre la corruption menée par le président actuel, Xi Jinping. Ling Jihua – son prénom, Jihua, signifie « planification » – fut placé en détention en 2014, de même qu’un autre des frères Ling, Zhengce (« politique » en chinois). On lui reproche d’avoir accepté des pots-de-vin directement et par le biais de son épouse, de s’être rendu coupable d’adultère et d’avoir usé de son pouvoir en échange de faveurs sexuelles. Une ligne de la dépêche de l’agence Chine Nouvelle annonçant son limogeage à l’été 2015 portait déjà sur un autre terrain : Ling Jihua était accusé d’avoir « également obtenu un grand volume de secrets essentiels du Parti [communiste chinois, PCC] et de l’Etat, en violation des lois et de la discipline ». Grâce aux connexions de son frère, Ling Wancheng (un prénom signifiant « accomplir ») avait pu s’offrir une villa à 2,5 millions de dollars (2,24 millions d’euros) à Loomis, en Californie. Il avait aussi investi dans deux terrains de golf dans cette région entre Sacramento et la Sierra Nevada. Trésor d’informations La presse de Hongkong affirmait en décembre 2015 que Ling Wancheng aurait pu livrer des documents sensibles aux Américains. Selon le scénario le plus probable, Ling Jihua aurait confié ces éléments – 2 700 documents classés, selon une ver- sion de l’affaire – à son frère cadet, une forme d’assurance pour se prémunir au cas où les luttes au sein du PCC se retourneraient contre lui. Ce risque s’est réalisé, et son frère utiliserait désormais ce trésor d’informations en échange de garanties américaines sur sa sécurité. En novembre, une délégation du ministère de la sécurité a rendu visite au procureur à Sacramento. La Chine a aussi tenté d’intercepter Ling Wancheng en terre américaine par des moyens moins diplomatiques. C’est dans ce contexte qu’il faut lire les avertissements de Washington, intimant en août 2015 à Pékin de cesser d’envoyer clandestinement des agents sur son sol. Ling Wancheng serait désormais dans un lieu tenu secret par les services américains. Interrogé le 15 janvier sur cette affaire embarrassante, le directeur de la coopération internationale de la commission disciplinaire du PCC, Liu Jianchao, s’était contenté de répondre : « Pour ce qui est du cas de Ling Wancheng, la partie chinoise s’en occupe et communique avec les Etats-Unis. » p h. th. international | 3 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 La jeune garde du doyen Bernie Sanders L’adversaire d’Hillary Clinton défend une « révolution politique » exeter (new hampshire) envoyé spécial T ête nue sous les rafales de neige, Alexandra Merillo est dépitée. Une foule compacte l’a déjà précédée à l’intérieur de la mairie de briques rouges d’Exeter, dans l’est du New Hampshire. La salle dans laquelle doit s’exprimer le sénateur du Vermont Bernie Sanders affiche complet, et les derniers arrivés sont aimablement mais fermement refoulés par la police. La jeune étudiante n’est tout de même pas venue pour rien. Arrivé au pas de charge malgré le sol glissant, le sénateur remercie chaleureusement et harangue les éconduits pendant quelques minutes depuis le perron, avant de s’engouffrer dans le bâtiment. Les jeunes sont nombreux à applaudir les diatribes du candidat à l’investiture démocrate contre la finance, ce vendredi 5 février au matin, à quatre jours du vote pour la primaire du New Hampshire. « Allez sur ma page Facebook, et vous verrez », promet Ashley Lauderdale, 16 ans, qui adhère fiévreusement aux idées du sénateur. Quatre jours plus tôt, dans l’Iowa, le doyen de la course présidentielle, 74 ans, étiqueté « socialiste » – ce qui en fait une curiosité politique aux Etats-Unis –, a écrasé sa rivale Hillary Clinton dans la catégorie des moins de 30 ans en obtenant 84 % de leurs suffrages contre seulement 14 % pour l’ancienne secrétaire d’Etat. En 2008, un sénateur autrement plus jeune, Barack Obama, n’avait obtenu que 43 % des voix de la même classe d’âge… Depuis des semaines, Bernie Sanders défend la nécessité d’une « révolution politique » et des mesures radicales : gratuité des études supérieures, couverture santé universelle et augmentation massive du salaire minimum. De son côté, Hillary Clinton plaide pour un plus grand pragmatisme, mettant en garde contre des promesses jugées intenables. Un appel à la raison qui rebute Alexandra Merillo, venue devant la mairie d’Exeter avec un ami, Derrick Spencer. L’un et l’autre sont effrayés par les niveaux d’endettement qu’impliquent les cursus universitaires. A chaque meeting, l’énoncé de cette gratuité électrise les jeunes venus assister à un discours où il est moins question de rêve américain que de réalité des inégalités. Electorat jeune, blanc, éduqué « La politique des petits pas, je ne vois pas trop où ça va nous conduire », estime le jeune homme. « Demander beaucoup, fixer la barre le plus haut possible, c’est au moins la garantie d’obtenir quelque chose », ajoute son amie. Des études abordables, voilà ce qui motive également Margaux Morris, venue dans l’espoir d’entendre le sénateur du Vermont. « Je ne suis pas une anti-Hillary Clinton, prend Un meeting de Bernie Sanders à l’université du New Hampshire, à Durham, lundi 8 février. DARCY PADILLA POUR « LE MONDE » soin de préciser cette jeune fille, mais Bernie Sanders me semble plus convaincant. » Changeraientils d’avis, ces jeunes supporteurs du sénateur, si Barack Obama prenait ouvertement parti pour son ex-secrétaire d’Etat ? « Même si le président était candidat, on voterait tout de même Sanders », assurent Alexandra et Derrick. Quelques heures plus tôt, le champion d’une partie de la jeunesse américaine s’exprimait dans le cadre cossu d’un petit déjeuner organisé près de Manchester par des institutions locales dont le Saint Anselm College et le New Hampshire Institute of Politics. Aucun bolchevique signalé autour des tables coquettes, mais quelques jeunes pousses rebelles identifiées parmi les costumes-cravates, particulièrement attentives au discours du sénateur contre Wall Street, que son accent de Brooklyn M. Sanders prône la gratuité des études supérieures et une couverture santé universelle transforme en « chtreet », comme dans le « Strasse » allemand. Il y a là deux développeurs de jeux vidéo, Neal Laurenza, 25 ans, et Chelsea Stearns, 24 ans. Le premier a pratiquement fait son choix en faveur de M. Sanders. « Ce qui me plaît chez lui, c’est ce souci des gens, sans parler de ses positions par rapport à des guerres qui n’avaient pas à être livrées. » Contrairement à Mme Clinton, M. Sanders avait voté contre l’invasion de l’Irak, en 2002 et il ne cesse d’opposer son « jugement » à « l’expertise » dont se prévaut l’ancienne secrétaire d’Etat en matière de politique étrangère. Le réalisme assumé de l’ancienne First Lady laisse de marbre le jeune homme. « On ne peut plus attendre, il faut vraiment un changement », ajoute-t-il. La « révolution politique » que le sénateur mentionne une nouvelle fois à ce petit déjeuner devant une bonne société qui n’en fait certainement pas son alpha et son oméga ? Neal Laurenza sourit, manifestement peu attaché au slogan : « La révolution, c’est un thème qui se prête à une définition très large. » « L’électorat de Bernie Sanders ? Il suffit de relire l’histoire politique des Etats-Unis, c’est celui d’Eugene McCarthy en 1968, jeune, blanc, éduqué », énumère Bill Galston, expert électoral de la Brookings, à Washington. A l’époque où Bernie Sanders militait à l’extrême gauche, des hippies s’étaient faits « clean for Gene », chevelure et barbe taillées pour se lancer dans le porte-à-porte au profit du sénateur du Minnesota. Un mouvement enthousiaste contre la guerre du Vietnam qui s’était soldé par un fiasco politique. La peur d’une telle déroute n’effraie pas Neal Laurenza : « Si Donald Trump est éligible, alors je ne vois pas pourquoi Sanders ne le serait pas. » « On ne doit pas se résigner à voter Hillary Clinton sous prétexte qu’elle serait la seule à pouvoir être élue. Si on est convaincu par les idées de Sanders, ça vaut la peine d’essayer », ajoute Chelsea Stearns. « Avec mes amis, on parle en tout cas beaucoup plus de politique cette année que d’habitude, et on est majoritairement prêts à voter pour lui. » p gilles paris Le projet de légalisation du cannabis sème la pagaille au Canada Les vendeurs officiels de marijuana à usage médical s’inquiètent de l’ouverture de comptoirs de vente illégaux à travers le pays Sara Forestier Agnès Jaoui et société : « Quarante ans de guerre à la drogue montrent que l’interdiction est un échec. » La légalisation permet de « réglementer le processus, de la production à la distribution, dans un objectif de santé publique », souligne Mme Beauchesne. Déjà responsable du cannabis médical, le ministère de la santé devrait, selon elle, être chargé du cannabis récréatif. Le groupe de travail aura du pain sur la planche : il doit se pencher sur les règles d’accessibilité et d’âge légal de consommation, de prix de vente, taxation, taux légal de THC (principe actif du cannabis), contrôle de la qualité des produits, des réseaux de production et distribution… L’interdiction de vente aux mineurs, une taxation « raisonna- Sidse Babett Knudsen le César 2016 de la Meilleure Actrice dans un Second Rôle ble » et une autoproduction restreinte semblent acquises. « Le prix doit être assez élevé pour être dissuasif, et les taxes non, pour limiter le marché noir », juge Mme Beauchesne. Il faudra encore faire le choix des lieux de vente. Seront-ils limités aux régies provinciales qui vendent de l’alcool, comme le veut l’Ontario ? Elargi aux « pharmacies » drugstores ou à des centres agréés ? Enfin se pose la question de savoir à quel niveau interdire la conduite sous l’effet du cannabis. A cet égard, il n’existe même pas d’instrument fiable pour contrôler le taux de THC, avouait dimanche 7 février le président de l’Association canadienne des chefs de police, Clive Weighill. p anne pélouas © Jerome Prebois « L’interdiction est un échec » « M. Trudeau n’a pas intérêt à précipiter les choses », souligne Line Beauchesne, criminologue spécialiste des drogues à l’université d’Ottawa. Surtout avant l’Assemblée générale de l’ONU sur la drogue qui se penchera à New York, en avril, sur la consommation de cannabis, illégale en vertu des conventions internationales. La route sera donc longue – au moins un an – avant de voir les Canadiens libres de fumer du « pot », ou manger des muffins au cannabis. La trentaine de producteursvendeurs qui ont une licence pour vendre du cannabis médical depuis 2015 mettent en tout cas leur expertise en avant pour profiter du futur marché « public ». Son cadre réglementaire s’inspirera de celui retenu pour l’usage médical, et la consommation sera légalisée et pas seulement dépénalisée. « L’interdiction n’est pas efficace et fait fructifier le marché noir, alors que la légalisation couperait l’herbe sous le pied aux narcotrafiquants », soutient Hugo Alves, avocat chez Bennett Jones, qui conseille l’industrie du cannabis médical. Même avis pour Jean-Sébastien Fallu, professeur en psycho-éducation à l’université de Montréal et directeur de la revue Drogue, santé ©DR ©DR nommées pour ordres de gouvernement (fédéral, provincial, territorial) pour démêler la multitude de problèmes juridiques, économiques et sociaux que pose la légalisation, même si elle ne soulève guère d’opposition dans la société. © Jerome Prebois T rois mois après l’entrée en fonctions du premier ministre canadien, Justin Trudeau, qui a promis la légalisation du cannabis, « la confusion règne dans les rues », s’inquiète le président de l’Association canadienne des policiers, Tom Stamatakis. Le simple fait que le projet soit désormais à l’agenda politique créerait une situation intenable, selon lui. « De nombreux citoyens sont convaincus que la marijuana est désormais légale, qu’on peut la consommer, mais aussi en produire et en vendre », alors que le code criminel continue de s’appliquer. L’association rapporte une frénésie sur le marché du cannabis et l’ouverture de comptoirs de vente illégaux à travers le pays. Les vendeurs officiels de cannabis à usage médical, autorisé en 2014, réclament la fermeture des « dispensaires » illégaux et une réglementation rapide de l’usage récréatif de cannabis, dont ils pourraient être producteurs. Le député libéral Bill Blair, exchef de police de Toronto et « M. Cannabis » auprès de la ministre de la justice, Jody WilsonRaybould, a répliqué : « Nous allons prendre le temps nécessaire pour bien faire les choses : légaliser le cannabis, mais aussi encadrer strictement sa consommation et la restreindre pour les jeunes. » En attendant, « la législation actuelle doit être appliquée ». M. Blair s’apprête à créer un groupe de travail avec des représentants des trois © Anne-Françoise Brillot - Why Not Productions montréal - correspondance Noémie Lvovsky Karin Viard L’Académie des César vous propose de voir ou de revoir en salle les ilms pour lesquels elles ont été nommées dans une programmation Programme sur www.academie-cinema.org spéciale César dans les cinémas parisiens Le Balzac et Les 3 Luxembourg. 4 | international 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 A Izmir, les réfugiés meurent, les passeurs prospèrent Les autorités turques ont du mal à démanteler des réseaux qui créent une véritable économie de l’ombre REPORTAGE « Tous ont leur part dans le trafic, commerçants, pêcheurs, forces de l’ordre » izmir, dikili (turquie) envoyée spéciale L’ unité de gardes-côtes de Dikili, un petit port de pêche dans la province d’Izmir, a beau multiplier les patrouilles, les naufrages se succèdent à un rythme effrayant en mer Egée. Lundi 8 février, 38 réfugiés qui tentaient la traversée vers les îles grecques dans la baie d’Edremit et au large de Dikili se sont noyés. La moitié des victimes sont des enfants. Plus de deux mois après la signature du « plan d’action » entre l’Union européenne et la Turquie, rien ne décourage les candidats au départ vers l’Europe. Chaque jour, la mer Egée charrie les dépouilles de nouveaux petits Aylan Kurdi, ce garçonnet retrouvé mort noyé sur une plage turque le 2 septembre 2015 et dont la photographie avait ému le monde entier. 27 janvier : 6 corps, dont celui d’un enfant, ont été repêchés au large de l’île grecque de Kos. 28 janvier : 25 corps, dont ceux de 10 enfants, ont été retrouvés par les gardes-côtes turcs non loin de celle de Samos. 30 janvier : 39 corps, pour moitié des enfants, ont échoué sur le littoral turc, non loin de Lesbos. YÜCEL ouvrier agricole Des gardes-côtes turcs de la ville de Dikili devant des corps de migrants repêchés dans la mer Egée, lundi 8 février. AP « Activité lucrative » Toutes les dépouilles mortelles retrouvées sur la côte égéenne de la Turquie sont regroupées à l’institut médico-légal d’Izmir, où un numéro leur est attribué, ainsi qu’une fiche avec mention de l’ADN. Passé quinze jours, les corps non réclamés sont envoyés au cimetière de Dogançay, sur les hauteurs d’Izmir. « Quarante-quatre nouvelles tombes en quatre mois. Il y a beaucoup d’enfants », se désole l’imam Ahmet Altan, qui gère l’endroit. Il montre les petites tombes numérotées : « Nous n’avons pas leurs noms, juste leurs empreintes génétiques. » Récemment, grâce au témoignage d’un rescapé, il a pu mettre des noms sur les tombes des cinq membres de la famille Humra, morts en mer le 24 décembre 2015, dont deux garçonnets, de 2 ans et 9 mois. A Bruxelles, les autorités turques s’étaient engagées à faire de leur mieux pour décourager les départs. Depuis, les forces de l’ordre ont été mises en alerte, les réfugiés sont limités dans leurs déplacements. A Izmir, troisième ville de Turquie sur la côte égéenne, les chauffeurs de taxi ont reçu la consigne de ne plus les transporter au-delà des limites de la cité. Pour venir à bout de ce problème, les autorités turques vont devoir affronter un défi majeur : mettre un terme à l’activité des passeurs dont l’incroyable vitalité ne se dément pas. « Environ 400 000 réfugiés vivent dans la région d’Izmir. Le business des clandestins est devenu une activité lucrative », affirme Cem Terzi, chirurgien à Izmir. Militant d’une as- HON GKON G La police tire en l’air lors d’une émeute Les policiers de Hongkong ont tiré des coups de semonce aux premières heures, mardi 9 février, pendant une émeute survenue lors d’une tentative des autorités de disperser des vendeurs à la sauvette le jour du Nouvel An chinois. Ces incidents surve- nus à Mongkok, quartier très densément peuplé situé dans la partie continentale de Hongkong, sont les plus graves depuis les manifestations prodémocratie de l’automne 2014. Les manifestants, parmi lesquels des membres de la mouvance dite « localiste », qui milite contre l’influence de Pékin, ont pris la défense des vendeurs. – (AFP.) #& '.)$,(!+"& '& -%.)* %* 3*2%6 )* ($2%/$%6 7 ,!#" )($& 462&$2+ 06/$+. 51*/2)36-+$ )* '12%$ avec sociation locale d’aide aux migrants, le médecin décrit des transactions financières bien rodées : « Les réfugiés transportent rarement sur eux de grosses sommes d’argent. En cas de traversée réussie, les sommes dues aux passeurs sont virées depuis des pays tiers sur des comptes ouverts dans des banques turques par des prêtenoms. Un coup de fil suffit. » Le parcours du réfugié commence à Izmir, dans le quartier de Basmane, situé autour de la gare. Avec ses hôtels miteux, ses sexshops criards, ses salons de thé enfumés, l’endroit est le point de ralliement des déracinés. Les passeurs sont là, qui guettent les plus nantis. Les nouveaux arrivants ont tôt fait d’être repérés. Toute une économie de l’ombre s’est installée. Le trafic des êtres humains nourrit les commerçants, les artisans, les hôteliers, les passeurs et leurs réseaux d’informateurs sans que la police parvienne réellement à l’endiguer. A Izmir, des ateliers clandestins s’étaient mis à fabriquer à la pelle des gilets de sauvetage bon marché. En vente dans tous les bazars, ils n’offraient aucune protection. Après la noyade de 36 réfugiés revêtus de ces gilets factices, la police turque a arrêté cinq trafiquants (trois citoyens turcs, deux porteurs de passeports algériens) entre Dikili et Ayvalik. Un atelier de fabrication illégale de gilets a été démantelé à Izmir. Depuis, les boutiques de Basmane ne proposent plus de gilets de sauvetage à la vente, du moins en apparence. Les canots pneumatiques ne sont plus exposés au grand jour, mais des ateliers clandestins continuent d’en produire. Samedi 6 février, la police en a perquisitionné trois à Izmir. Des passeurs au grand jour A la sortie de Bademli, un petit village de pêcheurs niché au creux des oliveraies, à 117 kilomètres d’Izmir, des agriculteurs occupés à la taille des arbres racontent avoir vu plus d’une fois les passeurs à l’œuvre en plein jour dans les baies de Tosyali et de Zindancik, situées en contrebas. « Ils montrent le maniement du bateau à un ou deux réfugiés. Puis viennent les minibus avec les passagers, entre 40 et 60 personnes quand les canots sont prévus pour 10 ou 20. S’ils refusent d’embarquer, ils sont tapés. Les gardes-côtes patrouillent quand la mer est mauvaise, sinon ils les laissent passer », explique Yücel, ouvrier agricole. Un commerçant de Bademli confirme : « Tout le monde a sa part dans le trafic, les commerçants, les pêcheurs, les forces de l’ordre… » Le 23 janvier, un sous-officier de la gendarmerie, basé à Izmir, a été arrêté en même temps que six autres trafiquants, quatre Turcs et deux Algériens. Le gendarme aidait les passeurs à contourner les dispositifs de contrôle : il livrait les plans des opérations de surveillance et touchait 3 000 euros pour chaque traversée. Le réseau avait ses racines à Izmir, à Ankara, à Berlin. Son démantèlement a été possible par le biais d’une coopération entre la Turquie et l’Allemagne. Les gardes-côtes, sur le qui-vive, doutent de la finalité de leur mission. Un fonctionnaire, soucieux d’anonymat, explique : « Le gardecôte qui arraisonne l’une de ces embarcations va devoir ramener ses passagers à terre, les enregistrer, faire en sorte qu’ils soient nourris et reçoivent des soins. Puis il faudra les faire escorter jusqu’à Izmir où, au final, ils seront relâchés pour mieux recommencer quelques jours plus tard. Quel est le sens de tout cela ? » Le 29 janvier, les gendarmes de Dikili ont intercepté deux minibus de réfugiés en route vers une crique. Ils ont été emmenés dans un gymnase, où certains de leurs compagnons d’infortune sont enfermés depuis quelques jours. Quand le groupe sera assez nombreux, il sera transféré à Izmir et tout recommencera. p marie jégo L’UE étudie le renvoi de migrants en Turquie Le ministre de l’intérieur grec accepte de considérer Ankara « comme un pays tiers sûr » athènes, bruxelles correspondants L a question d’une « réadmission » par la Turquie de candidats réfugiés qui auraient transité par son territoire pour passer en Grèce est au programme des responsables européens. Le 5 février, alors que Bernard Cazeneuve et Thomas de Maizière, les ministres français et allemand de l’intérieur, étaient à Athènes pour évoquer, une fois encore, la crise migratoire, la surprise est venue de leur homologue grec, Panagiotis Kouroumblis, qui a déclaré que son pays avait « accepté de reconnaître la Turquie comme un pays tiers sûr ». Un terme qui figure dans le droit européen et permet à certains pays de ne pas examiner, ou de considérer comme « irrecevables », les demandes d’asile des personnes qui seraient passées par un tel pays. Le ministre grec semblait donc ouvrir la porte non seulement au renvoi vers la Turquie de migrants dits « économiques », mais aussi de demandeurs d’asile : si ce pays est jugé « sûr », pourquoi ne pas y renvoyer les réfugiés potentiels, qui pourraient y introduire leur demande ? « En fait, il y a eu une pression très forte, notam- ment de l’Allemagne, pour que Kouroumblis fasse cette déclaration, dont il n’a sans doute pas compris l’ampleur », explique une source grecque. Et, de fait, Athènes s’est livré à une sorte de rétropédalage : « Nous ne sommes pas prêts à renvoyer des réfugiés vers la Turquie, ce serait moralement et juridiquement contraire à notre tradition européenne », affirme aujourd’hui une autre source. Cette discussion fait, en réalité, écho à une proposition de l’actuelle présidence néerlandaise de l’Union européenne (UE). Elle envisagerait de labelliser la Turquie comme « pays tiers sûr » afin d’y renvoyer tous ceux qui y auraient transité, quitte à organiser ensuite, à partir du territoire turc, leur relocalisation en Europe. « Une simple idée, comme il en Pour Amnesty International, mettre en place des camps de réinstallation en Turquie serait une bonne idée circule beaucoup », souligne une source diplomatique. Pour Amnesty International, mettre en place des camps de réinstallation en amont – en Turquie – avant une traversée dangereuse serait une bonne idée, mais qui ne doit toutefois « pas être conditionnée au renvoi de ceux qui traverseraient la frontière illégalement », souligne Amnesty, qui évoque une violation du droit et une « faillite morale ». 3 milliards promis à Ankara Dans le cadre des accords entre l’UE et Ankara, il est bien envisagé qu’à partir de juin un accord de réadmission entre en vigueur, mais il ne concerne que ceux (ressortissants turcs ou d’une autre nationalité) qui ne peuvent prétendre à l’asile dans l’Union. Les citoyens turcs devraient bénéficier, en échange, d’une libéralisation de la politique des visas et pouvoir accéder plus facilement aux pays membres de l’UE. La Commission doit réexaminer cette question mercredi 10 février et évaluera, en mars, l’état exact de la relation avec Ankara. Dans l’intervalle, Bruxelles devrait accroître son aide matérielle et humanitaire et, surtout, régler la question des 3 milliards d’euros promis à Ankara pour aider au maintien des réfugiés sur le territoire turc. Les Vingt-Huit ont confirmé leur engagement financier et l’accord politique sur le principe de cette aide est entériné. Le débat sur la réadmission relance aussi les polémiques sur l’établissement d’une liste européenne des « pays d’origine sûrs ». Dans sa dernière proposition, en septembre 2015, la Commission proposait une liste de sept pays, dont la Turquie, candidate potentielle à l’élargissement, et donc censée répondre aux critères garantissant l’Etat de droit, les droits de l’homme, etc. La liste des « idées » de dirigeants européens ne s’arrête pas là, confirmant leur désarroi. Il y a quelques jours, les ministres des affaires étrangères, en réunion informelle à Amsterdam, ont mentionné une mission militaire européenne à la frontière entre la Grèce et la Macédoine. Une initiative étouffée dans l’œuf par la Grèce et le Luxembourg. Lundi, la chancelière Angela Merkel, en visite à Ankara, évoquait, avec le premier ministre, Ahmet Davutoglu, une surveillance par l’OTAN des frontières sud de l’Union. p adéa guillot et jean-pierre stroobants international | 5 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 Habré, sa police politique et ses geôles secrètes Les archives sur la mécanique répressive de l’ancien dictateur tchadien sont au cœur de son procès N ous avons quelques questions à vous poser. » N’Djamena, 3 mai 1988. Le ton ferme, des agents de renseignement en civil raflent, à la sortie de la mosquée, Brahim Kossé Abkara. Agé de 44 ans, ce Zaghawa, une ethnie du nord-est du Tchad, est soupçonné de participer à une « révolution » contre le régime du président Hissène Habré, dont le procès pour crimes contre l’humanité, devant les Chambres africaines extraordinaires, a repris lundi 8 février à Dakar. Le Tchad est alors en guerre contre la Libye de Mouammar Kadhafi. C’est encadré par ces nervis de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS) qu’il traverse la ville à bord d’une Peugeot 404, qui, dans sa version pick-up, sert aussi de corbillard pour les victimes de la police politique du régime. Lorsqu’il descend, il est poussé de force dans la « piscine », le nom donné à un bassin hérité de la période coloniale, et transformé en 1987 en un mouroir aux cellules exiguës. La « piscine » est l’un des sept centres de détention et de torture qui com- LE CONTEXTE PROCÈS Le procès de l’ex-président tchadien Hissène Habré, jugé depuis le 20 juillet 2015 pour « crimes contre l’humanité, torture et crimes de guerre », a repris lundi 8 février à Dakar, devant les Chambres africaines extraordinaires, pour une semaine de plaidoiries. Les avocats des parties civiles, les premiers à s’exprimer, ont dénoncé un dictateur omnipotent, qui « veillait sur sa machine répressive » et exerçait un « droit de vie et de mort » sur son peuple. La parole sera au parquet général mercredi, puis à la défense jeudi et vendredi. Le prononcé du verdict est attendu fin mai. M. Habré encourt une peine de travaux forcés à perpétuité. En moyenne, treize prisonniers sont morts chaque jour durant le règne d’Hissène Habré, de juin 1982 à décembre 1990 posent l’« archipel des prisons » de la capitale tchadienne. Dans les archives de la DDS exhumées par Human Rights Watch, et dont une partie a été versée au dossier judiciaire, que Le Monde a pu consulter, on découvre une mécanique répressive restituée dans des rapports « secretconfidentiel » ou dans les « comptes rendus de décès » rédigés par des petites mains qui prennent soin de ne jamais évoquer clairement les tortures. Le système est animé par des proches d’Hissène Habré. Comme le redoutable Guihini Koreï, un parent. Le plus souvent, ce sont des illettrés, capables de tuer sans trembler. Paranoïa Chaque jour, des dizaines de « prisonniers de guerre » sont livrés sur ces sites de la DDS. Chaque jour, plusieurs meurent. Jusqu’au cœur du système, la surveillance est omniprésente. Les agents surveillent la société et n’hésitent pas à s’espionner. Devant les menaces d’invasion libyenne, la paranoïa entretenue permet les exécutions de nuit, de laisser pourrir des cadavres au milieu des détenus encore vivants, de soumettre à la « diète noire » (privation de nourriture et d’eau) les incarcérés. Seul un homme a une vision totale de cette machine où le cloisonnement est la règle : Hissène Habré. Le dictateur jouit du soutien des Etats-Unis. Une manière pour Washington de corseter cet ennemi de Kadhafi et de réduire l’influence française. Des agents de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) forment aussi des hommes de la DDS. Mais les Américains, eux, déploient des Hissène Habré, lors de son procès devant les Chambres africaines extraordinaires, à Dakar, le 20 juillet 2015. IBRAHIMA NDIAYE/AP « conseillers » de la CIA. C’est ainsi que les agents John Blanc, puis « Monsieur Maurice » disposent d’un bureau non loin de celui de Saleh Younous, le premier directeur de la DDS (1983-1987). « John était particulièrement intéressé par le problème libyen », se souvient Saleh Younous, interrogé dans le cadre de la commission d’enquête nationale de 1992. Les Américains apportent aussi un soutien matériel et financier. Insuffisant cependant selon ses bénéficiaires. Le 8 juin 1987, dans un courrier, un responsable de la DDS se plaint des « moyens dérisoires » qui lui sont octroyés. A cette date, selon un rapport interne, les cellules de la DDS comptent 124 « détenus politiques » et 464 « prisonniers de guerre ». Selon la commission d’enquête tchadienne, en moyenne, treize prisonniers sont morts chaque jour durant le règne d’Hissène Habré, de juin 1982 à décembre 1990. Soit près de 40 000 morts en prison, en 3 000 jours. « Activités clandestines » Le siège de la DDS est à quelques pas de la « piscine ». C’est dans ce bâtiment délabré que les fonctionnaires traitent les renseignements transmis par les correspondants éparpillés sur le territoire. Des synthèses précises où les menées libyennes sont désignées par l’expression « activités clandestines » et les rébellions qualifiées « d’activités subversives ». Sous la plume Les Nations unies accusent le régime syrien d’« exterminer » des détenus Une commission d’enquête dénonce une « politique d’Etat » visant la population civile L es témoignages d’anciens détenus et de familles de détenus morts dans les geôles du président Bachar Al-Assad depuis mars 2011 donnaient déjà la mesure de l’ampleur de la répression mise en œuvre par le régime pour mater le soulèvement syrien. Les 28 000 clichés de corps décharnés pris dans deux morgues gouvernementales par le photographe de la police militaire exfiltré de Syrie en 2013 sous le nom de code « César » ont apporté la preuve de l’existence d’une véritable industrie de la mort. Dans un rapport rendu public lundi 8 février, la commission d’enquête des Nations unies accuse le régime de M. Assad d’« exterminer » des détenus, une conduite « assimilable à un crime contre l’humanité » et estime que ces « morts massives » de prisonniers sont le résultat d’une « politique d’Etat ayant pour but de s’en prendre à la population civile ». L’ampleur et la systématisation de ces pratiques sont sans commune mesure avec les crimes de guerre perpétrés par les groupes djihadistes Front Al-Nosra et l’organisation Etat islamique (EI), également cou- pable de crimes contre l’humanité, pointe le rapport. Les enquêteurs onusiens ne minimisent pas pour autant la gravité des sévices infligés par ces deux organisations à leurs prisonniers et le recours aux exécutions de masse de soldats des forces gouvernementales capturés et soumis à des « procès illicites » par leurs tribunaux religieux. « Secret quasi complet » Les quatre membres de la commission d’enquête n’ont jamais eu le feu vert de Damas pour entrer en Syrie, malgré leurs demandes répétées. Ils ont rencontré 621 survivants et témoins, et collecté des milliers de documents et de photos satellite pour établir le rapport, intitulé « Loin des yeux : morts en détention », qui couvre la période allant du 10 mars 2011 au 30 novembre 2015. Ils estiment le nombre de personnes détenues dans les prisons gouvernementales et les centres de détention des services de renseignement à plusieurs dizaines de milliers. Des hommes, pour la plupart, mais aussi des femmes et des enfants. Des milliers d’autres ont « disparu » après leur arrestation par les forces gou- vernementales ou leur enlèvement par des groupes armés. Le tout « dans un secret quasi complet », déplore l’ONU. D’anciens détenus du régime ont raconté comment leurs camarades de cellule étaient battus à mort ou torturés pendant des interrogatoires, et laissés sans soins, mourants. Un témoin a décrit comment un vieil homme détenu dans un centre militaire à Homs avait été durement battu puis pendu par les poignets. « Les gardiens lui ont brûlé les yeux avec une cigarette et ont transpercé son corps avec un objet tranchant chauffé », indique le rapport, ajoutant qu’« après être resté pendu dans la même position durant trois heures, l’homme était mort ». D’autres sont morts faute de soins et en raison de « conditions de vie inhumaines », notamment dans des cellules surpeuplées et dépourvues d’hygiène, de nourriture et d’eau potable, de nombreux prisonniers étant forcés de boire l’eau des latrines pour soulager leur soif. « Un grand nombre de prisonniers sont morts de diarrhée », indiquent les experts, ajoutant que « les victimes ont souvent souffert durant des mois avant que la mort ne survienne ». Cette « politique d’Etat » est mise en œuvre « avec un soutien logistique important impliquant de vastes ressources de l’Etat », indique le rapport. « Sanctions ciblées » Aux yeux des enquêteurs, il est évident que les autorités gouvernementales « étaient au courant que les morts se produisaient sur une échelle massive ». Ils estiment que des « officiers de haut rang », parmi lesquels les chefs des administrations responsables des centres de détention et de la police militaire, ainsi que leurs supérieurs civils, sont au fait de ces pratiques et sont donc « pénalement responsables à titre individuel ». La commission d’enquête préconise l’application de « sanctions ciblées » contre les responsables par le Conseil de sécurité et que la Syrie soit poursuivie par la Cour pénale internationale. « La recherche des responsabilités pour ces crimes et d’autres doivent faire partie de toute solution politique », concluent les enquêteurs. p hélène sallon de Guihini Koreï, ce dispositif de près de 1 500 agents permanents en civil et en uniforme est décrit comme une « toile d’araignée ». A cela s’ajoutent les « invisibles », ces indicateurs dont les identités sont codées, mais parfois révélées dans les rapports, par inadvertance. L’histoire de la Stasi, la police politique est-allemande, a démontré combien ces sources étaient déterminantes. Les agents locaux envoient également à N’Djamena des camions chargés de suspects et de « prisonniers de guerre » qui subiront les tortures systématisées. « Comme tout autre citoyen, je sais que les personnes arrêtées et détenues à la DDS ne sortent jamais, a expliqué Alhady Togou Djimé, dernier mi- nistre de l’intérieur du régime. Tout ce qui concerne la DDS est réservé au président. » Alors que la guerre se joue au nord, la police politique d’Habré traque, avec les moyens du bord, la « 5e colonne » libyenne dans tout le pays. Une obsession qu’elle projette au Congo ou encore dans les pays voisins, comme en Centrafrique, où la DDS relève dans une note interne datée de juillet 1988 une cellule d’opposants installée à Bangui et dont le réseau s’étend au Gabon. Quant aux « ralliés », les rebelles repentis, ils font l’objet d’une surveillance particulière. Dans ce Tchad en guerre perpétuelle, on reste suspect à vie. p ALLEMAGN E Plusieurs morts dans la collision de deux trains en Bavière Deux trains se sont percutés frontalement, mardi 9 février peu avant 7 heures, près de la petite ville de Bad Aibling, en Bavière. Selon la police, quatre personnes ont péri dans la collision et 150 passagers ont été blessés, dont 15 si grièvement que la police craint que le bilan des morts ne s’alourdisse. L’accident s’est produit sur une ligne à voie unique qui relie Holzkirchen à Rosenheim. Les deux trains, exploités par la ligne privée Meridian, ont partiellement déraillé après s’être percutés. La cause de la collision est pour l’instant inconnue. L’accident aurait pu être plus dramatique encore : à cause des vacances du carnaval, le train n’était pas plein. En temps normal, la ligne est empruntée par des dizaines d’enfants se rendant à l’école. « C’est un énorme choc pour nous », a déclaré Bernd Rosenbusch, le directeur de la compagnie ferroviaire qui exploite ces lignes locales. C EN T RAF R I QU E L’enquête française sur des viols présumés étendue Le parquet de Paris a étendu, vendredi 5 février, l’enquête sur des allégations de viols de mineurs centrafricains par jean-pierre bat et joan tilouine des soldats français de la mission « Sangaris » à de nouvelles accusations révélées par les Nations unies. Ces accusations de viols, qui auraient été commis en 2014, ont été portées par une sœur et un frère de 7 et 9 ans contre des militaires de « Sangaris » au sein du camp de déplacés de M’Poko, près de l’aéroport de Bangui. L’enquête préliminaire ouverte par le parquet de Paris fin juillet 2014 implique au moins 14 soldats français déployés sous commandement français en Centrafrique. – (AFP.) ÉTATS - U N I S Obama veut débloquer 1,8 milliard de dollars pour lutter contre Zika Le président des Etats-Unis, Barack Obama, s’apprête à demander le déblocage de 1,8 milliard de dollars (1,6 milliard d’euros) pour financer en urgence la prévention et la lutte contre le virus Zika dans le pays. La demande sera soumise au vote du Congrès américain « sous peu », a précisé la Maison Blanche dans un communiqué, lundi 8 février. De son côté, l’Agence européenne du médicament a annoncé la constitution d’un groupe d’experts sur Zika, destiné à accélérer la mise en place de traitements ou de vaccins contre le virus très actif en Amérique latine. – (AFP.) 6 | france 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 ENQUÊTE ÉLECTORALE FRANÇAISE 2017 Alain Juppé, favori de la primaire à droite La primaire à droite, clé de la prochaine présidentielle Sarkozy, Juppé, Fillon… Selon le candidat choisi par la droite, le rapport des force en 2017 sera très différent, démontre l’enquête électorale du Cevipof Intention de vote au premier tour Pronostic de victoire Question : si le premier tour de la primaire à droite avait lieu dimanche prochain et si vous aviez le choix entre les candidats suivants, pour lequel y aurait-il le plus de chances que vous votiez ? EN % DES PERSONNES CERTAINES D’ALLER VOTER* Question : selon vous, quel candidat l’emportera lors de cette primaire à droite ? EN % DE L’ENSEMBLE DES FRANÇAIS 44 Autres candidats Bruno Le Maire François Fillon 32 8 Nicolas Sarkozy 11 Alain Juppé Nicolas Sarkozy Bruno Le Maire Alain Juppé 43 63 22 9 François Fillon 2 1 0,5 0,5 Nathalie KosciuskoMorizet Nadine Morano Frédéric Lefebvre Hervé Mariton EN % DES PERSONNES CERTAINES D’ALLER VOTER SELON LA PRÉFÉRENCE PARTISANE, EN % DES PERSONNES CERTAINES D’ALLER VOTER* Alain Juppé I nédite par son ampleur, l’enquête électorale entreprise par le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), en collaboration avec Le Monde, et réalisée par Ipsos-Sopra Steria repose sur l’interrogation régulière d’un échantillon initial de plus de 20 000 personnes. Enclenchée à la veille des élections régionales de décembre 2015, elle va être poursuivie jusqu’en juin 2017. La deuxième vague de cette enquête, dont nous publions aujourd’hui les résultats, est donc le point de départ de la longue séquence électorale qui sera marquée par la primaire de la droite, les 20 et 27 novembre, puis par les élections présidentielle et législatives du printemps 2017. Elle dresse, en quelque sorte, le paysage et l’état du terrain avant la bataille. Le premier constat est que ces rendez-vous suscitent déjà un intérêt soutenu chez les Français. Plus d’un an avant l’échéance, lorsqu’on interroge les 21 326 personnes de l’échantillon sur leur niveau d’intérêt pour le scrutin présidentiel, 5 % se disent pas ou peu intéressées (notes de 0 à 3 sur une échelle de 0 à 10), 20 % moyennement intéressées (notes de 4 à 6) et 75 % intéressées, dont 40 % beaucoup (notes de 9 à 10). De même, pour la primaire de la droite, le potentiel de participation correspond aux ambitions affichées par les responsables des Républicains. Toujours sur une échelle de 0 (ceux qui sont certains de ne pas participer à ce scrutin) à 10 (ceux qui sont certains d’aller voter), 1 408 personnes se disent aujourd’hui certaines de participer au premier tour de la primaire, soit 6,6 % de l’échantillon. Rapporté aux 45,3 millions de Français inscrits sur les listes électorales, cela représente un potentiel proche de 3 millions de votants à la primaire. Même en tenant compte du fait que les électeurs surestiment systématiquement leur participation à un scrutin, surtout plusieurs mois à l’avance, l’objectif de mobiliser au moins 2,5 millions d’électeurs paraît donc réaliste. En octobre 2011, 2,7 millions d’électeurs avaient voté au premier tour de la primaire socialiste ; 2,9 millions au second. En outre, l’enquête du Cevipof permet de dessiner le profil politique de ces participants déclarés à la primaire. Les deux tiers se disent proches des partis de droite ou du centre (55 % des Républicains, 7 % de l’UDI et 5 % du MoDem) ; le tiers restant se dit proche de la gauche (10 %, dont 6 % de socialistes), du Front national (10 %) ou d’aucun La primaire à droite et l’élection présidentielle suscitent déjà un intérêt soutenu chez les Français Nicolas Sarkozy Bruno Le Maire François Fillon 87 Sympathisants MoDem 66 Sympathisants UDI Sympathisants LR Autres candidats 37 10 42 3 12 Autres candidats Bruno Le Maire François Fillon 6 3 1 10 2 9 2 10 6 Nicolas Sarkozy 30 Alain Juppé 53 56 SOURCE : IPSOS - SOPRA STERIA, CEVIPOF ET LE MONDE ; INFOGRAPHIE LE MONDE Echantillon : 21 326 personnes inscrites sur les listes électorales, constituant un échantillon national représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus ; dont 1 333 personnes certaines d’aller voter à la primaire à droite. Sondage effectué du 22 au 31 janvier 2016. parti (9 %). Il sera intéressant, dans les prochains mois, d’observer l’évolution de ces électeurs « tactiques » qui ne se reconnaissent pas dans la droite, mais entendent participer à sa primaire. Le deuxième constat porte sur les rapports de force globaux entre les grandes formations politiques, quinze mois avant la présidentielle. Etablis à partir des réponses des quelque 15 000 personnes certaines d’aller voter, ils confirment les enseignements des élections récentes. Tout d’abord, la candidate du Front national, Marine Le Pen, est, à ce stade, assurée de se qualifier pour le second tour : elle arriverait nettement en tête du premier tour si Nicolas Sarkozy ou François Fillon étaient le candidat des Républicains (LR) et clairement en seconde position si c’était Alain Juppé. De son côté, l’ensem- ble de la gauche (extrême gauche, Front de gauche, écologistes et socialistes) continue à plafonner, au mieux, à 35 % des intentions de vote, contre 65 % au moins pour l’ensemble des droites (FN, LR, Debout la France). L’impact de la primaire Toutefois, le sort du candidat socialiste, François Hollande par hypothèse, n’est pas scellé d’avance. Certes, il ne dépasse pas 20 % des intentions de vote au premier tour. En outre, l’enquête du Cevipof interroge les sondés sur leur satisfaction à l’égard de l’action du président de la République : 8 % seulement de l’ensemble se disent satisfaits (de 7 à 10 sur une échelle de 0 à 10) et 61 % insatisfaits (de 0 à 3), tandis que 31 % (de 4 à 6) ne sont ni satisfaits ni insatisfaits. Mais la même question po- sée aux électeurs de M. Hollande de 2012 est instructive : 22 % sont satisfaits, 25 % insatisfaits et 52 % ni l’un ni l’autre. S’il parvient à retrouver leur confiance, le chef de l’Etat dispose donc, chez ces hésitants, d’un réservoir de soutiens non négligeable. En outre, et c’est le troisième enseignement majeur de cette enquête, l’impact de la primaire à droite va être déterminant. Parmi les huit candidats actuellement déclarés ou putatifs, la hiérarchie aujourd’hui est claire. Alain Juppé et Nicolas Sarkozy font figure de favoris, avec un net avantage pour le premier : 44 % des sondés certains de participer ont l’intention de voter pour le maire de Bordeaux et 32 % pour l’ancien président de la République ; dans les deux cas, 65 % assurent que leur choix est définitif. L’ensemble de la gauche plafonne à 35 % des intentions de vote, contre 65 % pour l’ensemble des droites Deux autres candidats sont en position d’outsiders : Bruno Le Maire (11 % des certains d’aller voter) et François Fillon (9 %) ; dans les deux cas, leurs soutiens sont plus fragiles, puisque la moitié d’entre eux disent qu’ils peuvent encore changer leur choix. Enfin quatre candidats sont, pour l’heure, réduits au rôle de figurants : Nathalie Koscius- Face à Nicolas Sarkozy, Alain Juppé creuse nettement l’écart Près de 7 % des Français se disent aujourd’hui certains de participer à la primaire de la droite, soit près de 3 millions d’électeurs potentiels ANALYSE A quinze mois de la prochaine élection présidentielle, seul Alain Juppé dépasse la barre des 30 % d’intentions de vote, ce qui lui permet de prendre la première place qu’occupe pour l’instant Marine Le Pen lorsqu’elle est opposée à d’autres représentants de la droite (François Fillon ou Nicolas Sarkozy). Ce rapport de force très favorable au maire de Bordeaux évoluera bien sûr dans les mois qui viennent, mais il donne une idée d’un « phénomène Juppé » puisque, contrairement à ses challengers issus des rangs des Républicains, il surclasse nettement (+ 6 points) la candidate du Front national et, surtout, il parvient – pour l’instant – à capter à son profit un capital de soutiens beaucoup plus important que celui de ses rivaux (+ 10 points par rapport à Nicolas Sarkozy ; + 12 points par rapport à François Fillon). La force d’Alain Juppé est d’ajouter à l’électorat « naturel » de son camp (aux alentours de 20 %) un électorat qui vient sur sa personnalité et sur les idées qu’elle porte. Dans la perspective, même lointaine, d’une présidentielle, cet « électorat personnel » peut être décisif. Car cette élection n’est pas seulement celle de représentants de partis, elle est aussi l’élection d’un homme sur lequel un peuple projette des attentes et des espoirs. Au regard des intentions de vote mesurées fin janvier, seul Alain Juppé semble vraiment avoir la capacité de s’émanciper d’un électorat partisan et d’aller glaner des soutiens, des marges du PS à celles du FN. Certes, pour pouvoir épanouir cette structure centrale de soutiens, Alain Juppé a besoin de franchir la première étape de cette « élection présidentielle à trois tours » que l’institutionnalisation des primaires installe peu à peu dans le système politique français. L’enquête électorale française du Cevipof permet de juger à la fois de la mobilisation que suscite la primaire à droite, à dix mois de l’échéance, et du rapport de force entre les divers candidats déclarés ou non. Près de 7 % des électeurs interrogés déclarent leur certitude d’aller voter, soit environ 3 millions d’électeurs. Trois caractéristiques Ceux qui déclarent leur certitude de se déplacer aux urnes en novembre sont beaucoup plus âgés, retirés de la vie active et très nettement plus politisés que la moyenne de l’électorat. 43 % de ceux qui ont l’intention de participer à la primaire ont 65 ans ou plus (23 % dans l’ensemble de l’électorat), 50 % sont des retraités (33 % dans l’ensemble de l’électorat) et 79 % se disent intéressés par la politique (50 % dans l’ensemble de l’électorat). Ces trois caractéristiques sont celles du cœur de l’électorat de la droite traditionnelle et du centre. Cette structure de la mobilisation électorale telle qu’on l’anticipe pour la primaire de droite n’est pas défavorable à un Alain Juppé qui est le plus âgé des candidats et qui dispose d’un pedigree politique très complet. Le profil de cette mobilisation électorale anticipée permet de comprendre la forte position que le maire de Bordeaux occupe en termes d’intentions de vote au premier tour de la primaire : 44 % de ceux qui sont certains d’aller voter choisissent aujourd’hui Alain Juppé, 32 % se tournent vers Nicolas Sarkozy. Cette forte avance par rapport au président des Républicains (LR) s’explique par le fait qu’Alain Juppé fait presque jeu égal avec lui parmi les sympathisants LR (37 % contre 42 % en faveur de Nicolas Sarkozy) et le domine outrageusement parmi les sympathisants centristes (66 % contre 10 % chez les sympathisants UDI, et 87 % contre 3 % chez ceux du MoDem), tout en gardant un impact significatif chez les sympathisants frontistes susceptibles de se mobiliser (28 % contre 41 % pour Nicolas Sarkozy). Et si ce qui avait pu faire la force de Nicolas Sarkozy pour s’emparer de la présidence des Républicains (à savoir un discours très droitier) faisait aujourd’hui sa faiblesse ? Il ne s’agit plus aujourd’hui de convaincre les 150 000 militants et adhérents qui s’étaient déplacés lors de l’élection, en novembre 2014, à la présidence de l’UMP, mais de s’adresser à plusieurs millions d’électeurs venant de tous les horizons de la droite et du centre. Cette position centrale d’Alain Juppé est également sensible dans les seconds choix des soutiens de chacun des candidats de la primaire et dans leurs pronostics de victoire. Là aussi, le maire de Bordeaux est toujours mieux placé que le président des Républicains : 24 % des soutiens de Bruno Le Maire qui pourraient changer d’avis le feraient au profit d’Alain Juppé contre seulement 9 % en faveur de Nicolas Sarkozy, 18 % de ceux de François Fillon feraient de même contre 15 % qui choisiraient l’ancien chef de l’Etat. Ces chiffres montrent toute la difficulté du combat qu’aura à mener Nicolas Sarkozy pour rallier des soutiens dans la campagne interne des primaires. Enfin, ce sont 56 % des électeurs potentiels de cette primaire qui pronostiquent la victoire d’Alain Juppé contre seulement 30 % qui prévoient celle de Nicolas Sarkozy. Tous ces éléments, et particulièrement la croyance en la victoire, mettent Alain Juppé au cœur du dispositif des primaires. Il ne reste à la campagne qu’à infléchir ou corriger ces tendances lourdes inscrites dans le peuple de droite et du centre à moins d’un an de la primaire. p pascal perrineau (professeur à sciences po) france | 7 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 Les plateaux télévisés, l’autre front de la guerre des droites Choix définitif au premier tour... A dix mois du scrutin, les chaînes se livrent à une vive concurrence pour accueillir les débats Part des électeurs sûrs de leur choix au premier tour de la primaire à droite, selon le candidat choisi S EN % DES PERSONNES CERTAINES D’ALLER VOTER* 65 65 Alain Juppé Nicolas Sarkozy 51 Bruno Le Maire François Fillon 50 Lecture : parmi ceux qui ont l’intention de voter pour Alain Juppé lors de la primaire à droite, 65 % indiquent que leur choix est définitif. ... ou second choix Second choix des électeurs** au premier tour de la primaire à droite, selon le candidat choisi en premier EN % DES PERSONNES CERTAINES D’ALLER VOTER* 1er choix 2nd choix Alain Juppé Nicolas Sarkozy 11 % Nicolas Sarkozy Alain Juppé 16 % François Fillon Alain Juppé 18 % Bruno Le Maire Alain Juppé 24 % *Hors les 9 % des personnes interrrogées qui n’ont pas exprimé d’intention de vote **Si finalement ils ne devaient pas voter pour leur premier choix au premier tour ko-Morizet, Nadine Morano, Frédéric Lefebvre et Hervé Mariton. Cette hiérarchie est encore plus nette quand on demande aux sondés leur pronostic sur le résultat de la primaire. Pour l’ensemble des Français, cela ne fait aucun doute : 63 % d’entre eux estiment qu’Alain Juppé l’emportera, contre 22 % Nicolas Sarkozy, 8 % François Fillon et 4 % Bruno Le Maire. L’écart est atténué, mais encore spectaculaire, parmi ceux qui sont certains d’aller voter à la primaire : 56 % d’entre eux pronostiquent la victoire d’Alain Juppé, 30 % celle de Nicolas Sarkozy. Or le choix du candidat des Républicains est de nature à modifier sensiblement les intentions de vote au premier tour de la présidentielle. Pour l’heure, l’enquête du Cevipof a exploré trois scénarios – Juppé, Sarkozy et Fillon – et retenu l’hypothèse que François Bayrou, pour le centre, et Nicolas Dupont-Aignan, pour la droite souverainiste, seraient candidats. Là encore, Alain Juppé est en position de force : avec 31 % des intentions de vote au premier tour, il devance nettement Marine Le Pen (25 %) et François Hollande (18 %). Ce n’est le cas ni pour M. Sarkozy ni pour M. Fillon : le premier ne recueillerait que 21 % des suffrages, distancé par Mme Le Pen (26 %) et talonné par M. Hollande (20 %) ; le second, avec 19 %, serait écarté du second tour par Mme Le Pen (29 %) et M. Hollande (20 %). A dix mois de la primaire et quinze mois de la présidentielle, Alain Juppé apparaît donc nettement en position de force. Tout l’enjeu, pour lui, va être de préserver, voire consolider, cet avantage. p gérard courtois MÉTHODOLOGIE Une enquête sans précédent depuis une dizaine d’années, les progrès des enquêtes sur Internet ont permis de faire un bond en avant dans l’étude des attitudes politiques et la compréhension des comportements électoraux, à partir d’effectifs plus importants que les enquêtes en face à face ou par téléphone. C’est pourquoi les chercheurs du Cevipof, en partenariat avec Ipsos et Le Monde, ont choisi d’innover : de novembre 2015 à juin 2017, nous interrogerons seize fois un panel de 25 000 Français, de 1 000 jeunes âgés de 16 ans à 18 ans et de 2 500 personnes non inscrites sur liste électorale. Cette enquête, comme celles conduites par nos collègues américains, canadiens ou britanniques, répondra à quatre objectifs dans la perspective de la présidentielle de 2017. Le premier concerne la dynamique des comportements électoraux : quels sont les facteurs individuels et contextuels susceptibles d’ancrer un choix électoral ? Le deuxième objectif met l’accent sur la causalité des phénomènes politiques : les variables lourdes de la sociologie électorale (socio-démographie, éducation, religion, patrimoine) expliquent-ils encore le vote ? Les variables de conjoncture politique ou les ressorts psychologiques ne sont-ils pas de plus en plus décisifs ? Le troisième vise à identifier les changements observés au cours des vingt mois d’enquête : quelle est l’influence, sur le vote ou sur la participation, des changements matrimoniaux, professionnels, géographiques, politiques ou encore familiaux ? Enfin, il s’agira de poursuivre le travail engagé depuis plusieurs années sur les formes de mobilisation et de démobilisation politique des « primovotants ». Ce dispositif unique en France et ouvert à la communauté des chercheurs a l’ambition de saisir la complexité et la dynamique du choix électoral. p es contempteurs la comparent à une « Star Academy » de la politique. Ses adorateurs la voient comme une modernisation de la Ve République plébiscitée par les Français. Si le principe de la primaire fait encore débat dans le milieu politique, les chaînes de télévision l’attendent avec gourmandise pour épicer leurs programmes de rentrée. A moins de 300 jours du premier tour, le 20 novembre, les chaînes avancent leurs pions pour accueillir les débats. « J’ai vu beaucoup de responsables des médias, confie Thierry Solère, président du comité d’organisation de la primaire de la droite et du centre. L’idée est de travailler avec eux pour définir une méthode, un calendrier, des formules novatrices pour intéresser le plus grand monde, tout en nous assurant que tous les candidats soient d’accord. » Dans l’idéal, le comité d’organisation de la primaire aimerait caler le dispositif avant fin juin. M. Solère doit réunir l’ensemble des communicants des candidats en avril, puis rencontrer une nouvelle fois les représentants des médias pour écouter leurs propositions. Nicolas Sarkozy a repoussé au maximum cette réunion car il n’a pas encore calé sa stratégie. Mais les chaînes pressent les organisateurs de se décider. En coulisses, TF1 et France 2 se livrent à une vive concurrence pour obtenir les deux débats les plus importants : le premier, qui peut être organisé dès l’annonce officielle des candidatures, le 21 septembre, et celui de l’entre-deux-tours, entre les deux finalistes. Cinq ans après la primaire à gauche qui avait contribué à placer France 2 au centre de la campagne présidentielle de 2012, la chaîne publique espère rééditer ce succès. Après plusieurs contacts et déjeuners, dès juin 2014, M. Solère doit rencontrer prochainement le nouveau directeur de l’information de France Télévisions, Michel Field. Selon nos informations, la chaîne a proposé la même formule qu’en 2011 : un débat du premier tour et celui de l’entre-deuxtours. « Nous avons acquis une légitimité », plaide un proche du dossier à France Télévisions. LCI, BFM et i-Télé Sauf que TF1 affiche cette fois les mêmes ambitions. En 2011, elle était passée à côté de la primaire à gauche. Pas question de répéter la même erreur. « Notre souhait est de nous positionner sur un débat d’avant-premier-tour et sur le débat de l’entre-deux-tours, revendique Catherine Nayl, directrice générale adjointe à l’information du groupe. C’est cette formule qui nous semble le mieux assurer la bonne information de notre public. » LCI, dont le passage en gratuit est attendu d’ici au 5 avril, participerait au dispositif. L’arrivée de TF1 est vue avec bienveillance TF1 et France 2 veulent diffuser deux débats, avant le premier tour et à l’entredeux-tours. Mais les chaînes d’info en continu sont sur les rangs par les dirigeants de droite, qui savent qu’une bonne partie de leur électorat s’informe sur la première chaîne. Les organisateurs et les candidats devront donc trancher… et faire des déçus. D’autant que les deux grandes chaînes ne sont pas seules sur les rangs. BFM-TV, leader des chaînes d’info en continu, est candidate à l’organisation du premier ou du dernier débat du premier tour. La chaîne a gardé un bon souvenir de sa couverture du « débat décisif » de la primaire socialiste, dernière émission rassemblant tous les candidats. Sa rivale i-Télé se montre également offensive avec le lancement, le 26 janvier, du « Journal de la primaire », chaque mardi soir. Déjà partenaire – avec Le Monde – d’Europe 1 pour l’émission « Le Grand Rendez-vous », i-Télé pourrait envisager un couplage avec cette ra- dio pour la diffusion d’un débat. Comme en 2011, les chaînes parlementaires (LCP - Assemblée nationale et Public Sénat) pourraient aussi être de la partie. « Nous avons reçu l’assurance que nous ne serions pas oubliés », a récemment déclaré à la presse Emmanuel Kessler, le président de Public Sénat. M. Solère n’a pour l’instant fermé la porte à personne. L’organisateur de la primaire aimerait qu’il y ait plus de débats que pour la primaire socialiste. En 2011, les candidats de la gauche s’étaient retrouvés trois fois avant le premier tour, puis Martine Aubry et François Hollande s’étaient affrontés une fois dans l’entre-deux-tours. Pour la droite, il pourrait donc y avoir quatre ou cinq débats avant le premier tour. Une façon de contenter les médias et d’intéresser le maximum d’électeurs. Reste à obtenir l’accord des favoris des sondages, qui n’ont pas forcément envie de multiplier les joutes avec leurs adversaires. « Les discussions portent surtout sur le nombre de débats : en faut-il trois ou quatre avant le premier tour ? Les gros candidats comme Sarkozy ou Juppé en veulent moins, les petits davantage, dans l’espoir de profiter de l’exposition médiatique et de faire comme Montebourg », sourit un responsable de chaîne, en référence au bon score de l’ancien candidat à la primaire du PS. p alexis delcambre, matthieu goar et alexandre piquard La qualification de Hollande au second tour très incertaine par sa durée (vingt mois), l’enquête électorale du Cevipof et Ipsos-Sopra Steria pour Le Monde a pour objectif de saisir la dynamique en cours jusqu’aux échéances présidentielle et législatives de 2017. Comprendre les ressorts de la décision électorale implique de définir un point de départ tôt pour observer les moments-clés d’une campagne qui, par l’introduc- tion de primaires à droite, en modifie le tempo. C’est pourquoi, nous avons décidé de tester dès maintenant le rapport de forces politiques de personnalités pressenties candidates en 2017. Attendre l’annonce des candidatures par le Conseil constitutionnel en mars 2017 aurait l’avantage d’interroger les Français sur offre réelle, mais l’inconvénient de sévèrement restreindre la période de suivi de la dynamique de la campagne présidentielle, dont on sait qu’elle prend forme des mois avant l’échéance. Une question méthodologique s’impose : quel sens donner à la mesure d’intentions de vote au premier tour d’une présidentielle dont l’offre électorale est inconnue aujourd’hui, à l’exception de Marine Le Pen pour le FN Intention de vote au premier tour de la présidentielle Question : si le premier tour de l’élection présidentielle avait lieu dimanche prochain, quel est le candidat pour lequel il y aurait plus de chances que vous votiez ? Si vous avez le choix entre les candidats suivants... HYPOTHÈSE 1 Nicolas Sarkozy HYPOTHÈSE 2 Alain Juppé HYPOTHÈSE 3 François Fillon NATHALIE ARTHAUD 1,5 % 1,5 % 1,5 % PHILIPPE POUTOU 1,5 % 1,5 % 1,5 % JEAN-LUC MÉLENCHON 9% 8,5 % 9% CÉCILE DUFLOT 3% 2,5 % 3% FRANÇOIS HOLLANDE 20 % 18 % 20 % FRANÇOIS BAYROU 13 % 8% 12 % SELON LE CANDIDAT LES RÉPUBLICAINS, EN % DES PERSONNES CERTAINES D’ALLER VOTER LE CANDIDAT LR NICOLAS DUPONT-AIGNAN MARINE LE PEN Personnes certaines d’aller voter n’ayant pas exprimé d’intention de vote N. SARKOZY 21 % A. JUPPÉ 31 % F. FILLON 19 % 5% 4% 5% 26 % 25 % 29 % 13 % 11 % 14 % SOURCE : IPSOS - SOPRA STERIA, CEVIPOF ET LE MONDE - INFOGRAPHIE LE MONDE Echantillon : 21 326 personnes inscrites sur les listes électorales, constituant un échantillon national représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus ; dont 14 954 personnes certaines d’aller voter à la présidentielle de 2017. Sondage effectué du 22 au 31 janvier 2016. et Nicolas Dupont-Aignan pour Debout la France ? Il ne s’agit ni d’une prévision électorale ni d’une prophétie politique, mais plutôt un rapport de forces entre candidats potentiels. Un rapport de forces qui traduit la prédisposition des électeurs à reconnaître parmi ces candidats celui ou celle qui se rapproche le plus de leurs préférences. C’est la compréhension de l’évolution de telles attitudes politiques sur un temps long qui rend la démarche originale. L’occurrence d’événements politiques, sociaux et économiques, internes ou externes à la France peut affecter au cours des quinze prochains mois la dynamique électorale et de modifier le choix des électeurs. Tripartition Au-delà de la nécessaire prudence dans l’interprétation d’intentions de vote établies en janvier 2016, il est tout aussi important de se concentrer sur l’ordre d’arrivée que sur le niveau des suffrages exprimés. Parmi les seuls répondants déclarant être certains d’aller voter (environ 13 000 personnes), leur choix se porte nettement en faveur d’un trio composé de François Hollande, le candidat des Républicains et Marine Le Pen. Ces résultats confirment la tripartition de la vie politique française adossée à l’existence d’un Front de gauche faisant jeu égal avec une candidature centriste. La relative stabilité du score du président de la République, quel que soit son adversaire de droite, lui semblerait suffisante pour disputer sa présence au second tour face à Marine Le Pen si Alain Juppé ne sort pas vainqueur de la primaire à droite. Dans l’hypothèse d’une victoire de ce dernier, le candidat socialiste serait distancé de 13 points par lui et 7 points par la candidate du FN. p martial foucault (directeur du cevipof) 8 | france 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 L’état d’urgence entre dans la Constitution par la petite porte Moins d’un quart des députés ont pris part au vote de l’article 1er du projet de loi constitutionnelle A près deux mois de débats dans l’espace public, et alors que les députés ont enfin commencé l’examen en détail du projet de loi constitutionnelle, il semblerait que le sujet n’intéresse déjà plus grand monde à l’Assemblée. C’est dans un Hémicycle au quart rempli que l’inscription de l’état d’urgence dans la Constitution a été approuvée, lundi 8 février au soir : 103 voix pour, 26 contre, 7 abstentions. Si l’adoption de ce premier des deux articles de la révision constitutionnelle ne faisait guère de doute, il reste que 441 députés n’ont pas estimé nécessaire de venir en débattre, ou au moins de prendre part au vote au sein de cette assemblée constituante. Parmi les absentéistes au moment du vote, des figures de l’aile gauche du PS, comme Christian Paul (Nièvre), Pascal Cherki (Paris) ou François Lamy (Essonne), proche de Martine Aubry, ou des piliers du groupe, comme Bernard Roman (Nord). Mais, surtout, une immense partie du groupe Les Républicains, puisque dix seulement (sur 196 élus LR) ont participé au vote, dont neuf pour dire non ou s’abstenir. Seuls deux centristes se sont également prononcés, pour le non (dont le président du groupe, Philippe Vigier), ainsi que les trois députés du Front de gauche présents, la majorité des écologistes et huit socialistes. En sept heures d’un débat de bonne tenue et parfois juridiquement très pointu, les députés n’ont que légèrement modifié le texte du gouvernement. Un seul « coup de canif aux principes posés par l’opposition », comme l’a dénoncé Eric Ciotti (Alpes-Maritimes), est venu troubler le relatif consensus sur l’état d’urgence. Un amendement du député PS Sébastien Denaja (Hérault) visant à empêcher la dissolution de l’Assemblée nationale pendant l’état d’urgence et qui dénaturerait l’« équilibre » des institutions selon la droite. Relative maîtrise Adopté à main levée contre l’avis du gouvernement, cet amendement a incité Manuel Valls à intervenir plus tard pour « attirer l’attention des parlementaires » sur le fait qu’il fallait « rester au cadre tel qu’il a été défini ». Déplorant qu’« on ouvre trop de problématiques », le premier ministre a estimé qu’« il faudra sans doute revenir » sur l’amendement de M. Denaja, pour assurer une certaine unité avec la droite et le Sénat. Cette déconvenue mise à part, le gouvernement a pu garder une relative maîtrise sur le texte, grâce au dévouement des ministres de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, et de la justice, Jean-Jacques Urvoas, prêts à Lors du débat sur la révision constitutionnelle, à l’Assemblée, lundi 8 février. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE/FRENCH-POLITICS POUR « LE MONDE » défendre le texte sans faillir, aux côtés de Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’Etat aux relations avec le Parlement. Assis sur le même rang, le président de la commission des lois qui a succédé à M. Urvoas, Dominique Raimbourg (Loire-Atlantique), n’a, quant à lui, pas essayé de masquer ses convictions personnelles sur ce texte, se disant parfois favorable « à titre personnel », mais opposé au nom de la commission à certains amendements écologistes finalement rejetés. Parmi les aménagements, le principe d’un contrôle parlementaire de l’état d’urgence a été acté, mais en renvoyant les détails de mise en œuvre aux règlements des deux assemblées. Une durée maximale de prorogation de l’état d’urgence a également été fixée à des périodes de quatre mois renouvelables, à l’issue d’un compromis entre le gouvernement et l’UDI. Sur ce premier article, le Parmi les absentéistes au moment du vote, des figures de l’aile gauche du PS et une immense partie du groupe LR président du parti centriste, JeanChristophe Lagarde (Seine-SaintDenis) a d’ailleurs été parfois le meilleur avocat de l’exécutif, bien plus enthousiaste que beaucoup de députés socialistes. Mais c’est surtout à l’ouverture des débats sur l’article 2 et la déchéance de nationalité, tard dans la soirée, que le malaise s’est vraiment fait sentir. De tous les bords, une cinquantaine de députés ont Patronat et syndicats doivent faire valider une « position commune » par leurs instances C semblant, dès son entrée dans le monde du travail, « les droits sociaux personnels utiles pour sécuriser son parcours professionnel ». De quels droits s’agit-il ? Comment sont-ils financés ? De multiples questions restant en suspens, le gouvernement avait demandé, en octobre 2015, aux partenaires sociaux d’en débattre, leurs réflexions ayant vocation à être prises en compte dans le projet de loi que la ministre de l’emploi, Myriam El Khomri, doit présenter en conseil des ministres, le 9 mars, en principe. La « position commune » arrêtée lundi soir fixe les grands principes du CPA. Celui-ci a vocation à être « accessible à toute personne quel que soit son statut » c’est-àdire les salariés, les travailleurs indépendants, les fonctionnaires, etc. Mobilisable tout au long de la carrière, il poursuit plusieurs objectifs : renforcer « l’autonomie et la liberté d’action » de ses titulaires, lever « les freins à la mobilité » liés, par exemple, à des problèmes de logement ou de garde d’enfant. Début 2017, il intégrera deux dispositifs mis en place durant le mandat de M. Hollande : le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) et le compte personnel de formation (CPF). Un « portail numérique » sera créé afin de fournir une « information gratuite » aux actifs sur les droits dont ils sont crédités (heures de formation, points accumulés au titre de la pénibilité, estimation du montant et de la durée des allocations-chômage…). Les partenaires sociaux sont convenus de se revoir d’ici à fin juin pour réfléchir à d’autres sujets, en particulier celui des « différents types de congés existants ». Le but, en filigrane, est de tendre vers une généralisation du compte épargne-temps : les actifs pourraient y verser des jours de RTT ou de congés « classiques » de manière à les consommer en fonction de leurs besoins ou de leurs aspirations (formation, bénévolat…). Une mesure à laquelle la CFDT est très attachée. « Premier pas » Pour Joseph Thouvenel, vice-président de la CFTC, cette « position commune » constitue « un texte nécessaire » mais il « manque cruellement d’ambition ». C’est un projet d’accord « a minima », qui permet, cependant, d’envoyer un « message politique au gouvernement et aux parlementaires », a renchéri Stéphane Lardy, secrétaire confédéral de FO. « Il s’agit d’un premier pas, je pense que ça ne sert pas à rien », a complété Franck Mikula, secrétaire national de la CFE-CGC. Un « épouvantail inefficace » Les souvenirs de la guerre ont été rappelés, et Charles de Courson (UDI, Marne), bien que favorable à la mesure, en a été ému jusqu’aux larmes à l’évocation de la mémoire de son grand-père, qui avait voté contre les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en 1940, et de son père résistant. « Quand nous avons nous-mêmes enfanté les monstres, comment fuir nos responsabilités ? », a, de son côté, demandé la socialiste Hélène Geoffroy (Rhône). Dans son sillage, une vingtaine de députés socialistes se sont exprimés pour dire aussi tout le mal qu’ils pensaient de cette mesure, un « épouvantail inefficace », pour Kheira Bouziane-Laroussi (Côte-d’Or), du « bricolage constitu- tionnel dérisoire », pour Christian Paul, un « déni de responsabilité », selon l’ancien ministre socialiste Benoît Hamon (Yvelines), qui avait déjà voté contre l’article 1. Tous, ou presque, ont par ailleurs plaidé pour une déchéance nationale, qui serait plus à même selon eux de rassembler à gauche. A droite, seules quelques voix d’opposants se sont fait vraiment entendre pour le moment. Ce sont les mêmes qui, depuis le début, réfutent l’idée même de réviser la Constitution, comme Jean-Frédéric Poisson (Yvelines), Hervé Mariton (Drôme) ou Pierre Lellouche (Paris). Reste environ 95 % du groupe qui ne s’est pas encore exprimé, ainsi qu’un bon tiers de socialistes. Le vote de l’article 2, qui concerne l’extension de la déchéance de nationalité, mardi soir, pourrait être une bonne occasion de prendre position. p hélène bekmezian L’HISTOIRE DU JOUR Un « Gaudin Tour » pour vanter l’état des écoles de Marseille Vers un accord a minima sur le compte personnel d’activité e n’est qu’une première ébauche mais elle pourrait constituer le socle d’une future Sécurité sociale professionnelle. A l’issue d’une quatrième et ultime séance de négociations, le patronat a proposé, lundi 8 février, aux syndicats une « position commune » sur le compte personnel d’activité (CPA), un dispositif présenté par François Hollande comme « la grande réforme sociale [de son] quinquennat ». Les représentants des organisations de salariés – à l’exception de ceux la CGT, qui se sont déclarés « pas satisfaits » – ont laissé entendre qu’ils étaient plutôt enclins à signer ce texte, même s’il n’est « pas révolutionnaire », selon la formule de Véronique Descacq, la secrétaire générale adjointe de la CFDT. Ils diront dans quelques jours si c’est oui ou non, une fois que leurs instances dirigeantes auront été consultées. Même chose du côté du Medef, de la CGPME et de l’UPA (professionnels de l’artisanat). Jusqu’à présent, le CPA n’était qu’une coquille vide dont les contours ont été esquissés dans la loi sur le « dialogue social » du 17 août 2015. Le texte se contente de prévoir que « chaque personne » disposera, à partir du 1er janvier 2017, d’un compte ras- pris tour à tour la parole pour exprimer leurs doutes et leurs réticences sur un ton souvent grave, et parfois très personnel. P Le patronat a fait une concession en réintégrant le compte pénibilité dans le CPA. Le 26 janvier, lors de la précédente séance, il ne voulait plus en entendre parler, sous la pression, notamment, des professionnels du bâtiment. Mais ce geste d’ouverture ne peut pas être considéré « comme une acceptation d’un dispositif qui reste, en l’état, impossible à mettre en œuvre pour les entreprises », ont tenu à préciser, lundi soir, le Medef, la CGPME et l’UPA. Ces trois organisations ont clairement suggéré qu’elles ne donneront leur imprimatur à la « position commune » que si des solutions sont trouvées par « la mission en cours sur la pénibilité » ; ses conclusions doivent être connues prochainement. A Matignon, on « se réjouit que le patronat, par cet accord, montre qu’il a compris que toute réforme du droit du travail doit avancer sur deux jambes : plus de place à la négociation d’entreprise et, en même temps, une sécurisation des parcours individuels ». A la question de savoir si les organisations d’employeurs signeront, une source au sein de l’exécutif confie : « Je le pense. » Manière de reconnaître que les jeux ne sont pas encore faits. Si la « position commune » est rejetée, le gouvernement reprendra la main sur le dossier. p our tenter de prouver que les écoles primaires de Marseille ne sont pas, comme l’a titré Libération en « une » mardi 2 février, une « honte de la République », la municipalité de Jean-Claude Gaudin (LR) a choisi une méthode étonnante : mettre une quarantaine de journalistes dans un bus et leur faire visiter une série d’établissements scolaires. Le matin de ce lundi 8 février, en introduction au conseil municipal, le maire de Marseille a commencé par dénoncer « une manipulation des faits, truqués, tronqués, déformés ». Pour clore une polémique qui dure depuis une semaine sur le délabrement des écoles marseillaises, sa majorité accuse le gouvernement, ministre de l’éducation nationale en tête, de « faire de la communication politique sur le dos des petits Marseillais ». S’il réfute toute idée d’un « plan d’urgence », le maire de Marseille a toutefois annoncé lundi un effort financier de 3 millions d’euros par an sur trois ans pour effectuer des travaux dans les écoles. Devant l’assemblée municipale, des associations de parents d’élèves et des syndicats d’enseignants distribuaient, eux, le premier bilan d’un appel à témoignages lancé sur les réseaux sociaux. « Quarante écoles indiquent la présence de DES ENFANTS rats », « une quinzaine connaît des problèmes d’infiltrations et d’humidité », SAUTENT AUTOUR « vingt-trois établissements font l’objet d’un diagnostic amiante positif », DES JOURNALISTES comptabilise, entre autres, l’association de parents d’élèves MPE 13. EN SCANDANT : Devant les écoles, l’après-midi, des « MA CLASSE PUE ! » mères d’élèves se sont déplacées pour confirmer l’état des classes et s’indigner de l’absence du maire. « C’est le Gaudin Tour sans Gaudin », râle l’une d’elles. Les mamans montrent les plaques de sol manquantes, les fenêtres qui ne s’ouvrent pas, les volets roulants bloqués. Une heure plus tard, c’est devant l’école Consolat (15e) et son préfabriqué totalement rongé par l’humidité que les parents d’élèves bouillonnent. Des enfants sautent autour des journalistes en scandant : « Ma classe pue, ma classe pue ! » Ici, la démonstration municipale se fracasse sur la réalité. « On vous prévient, le 22 février, à la rentrée, nous ne laisserons personne dans ces préfabriqués », annonce l’un des délégués de parents. p bertrand bissuel gilles rof (marseille, correspondance) france | 9 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 Les internes formés à l’étranger dans le viseur J UST I C E Pour la première fois, des étudiants jugés incompétents ont été exclus de services hospitaliers Un jeune homme de 18 ans a été interpellé lundi 8 février près de Dijon dans l’enquête sur des appels anonymes menaçant des lycées parisiens. Il a été placé en garde à vue à Paris dans le cadre d’une enquête ouverte pour menaces de destruction dangereuses et fausses alertes. Les investigations techniques ont mené les enquêteurs à l’adresse IP (numéro d’identification de la connexion Internet) de ce jeune homme. – (AFP.) L e phénomène est encore marginal, il n’en est pas moins inquiétant. Huit internes en médecine générale affectés dans des hôpitaux d’Ile-de-France ont été exclus de leur service pour cause d’incompétence. Et ont été priés de suivre un stage de remise à niveau de six mois, comme l’a révélé Le Quotidien du médecin, mi-janvier. C’est une première. Six d’entre eux, trois Français ayant fait leurs études en Roumanie et trois Roumains ayant commencé leur cursus dans leur pays, LE CONTEXTE CONFÉRENCE SANTÉ La grande conférence de santé du 11 février, annoncée en mars 2015 par le premier ministre, Manuel Valls, portera notamment sur la formation continue et initiale et en particulier sur les futurs médecins. « Les étudiants en santé et les jeunes installés appellent de leurs vœux des changements profonds afin d’être mieux préparés à la réalité de l’exercice quotidien », a déclaré M. Valls dans une interview au magazine professionnel Le Généraliste. Les syndicats de médecins libéraux ont décidé de boycotter cette conférence de santé, pour protester contre la loi santé promulguée fin janvier, qu’ils qualifient de « liberticide ». avaient choisi de faire leur premier stage de six mois à l’hôpital de Villeneuve-Saint-Georges (Val-deMarne). « Ils sont arrivés en novembre, trois étaient affectés en pneumologie, trois autres en gastro-entérologie, raconte Didier Hoeltgen, directeur de l’hôpital. Très rapidement, les chefs de service et les praticiens hospitaliers nous ont fait remonter leurs difficultés. » A un manque criant de pratique s’ajoutait, pour les étudiants roumains, un niveau de français insuffisant. « Or, je ne peux pas me permettre d’avoir du personnel médical inefficace. C’est aussi un problème de sécurité. » Ces étudiants avaient aussi comme point commun d’occuper les dernières places – entre la 8 688e et la 8 876e sur un total de 8 881 – aux épreuves classantes nationales (ECN), l’examen qui permet à tout étudiant en médecine ayant validé un 2e cycle d’études de faire son internat. Il aura suffi de trois semaines pour que ces internes soient exfiltrés et réaffectés dans des services de médecine interne d’hôpitaux de l’AP-HP (Lariboisière, Bicêtre, Tenon, Georges-Pompidou…) « Ils sont en surnombre pour un stage rémunéré mais non validant pour leur internat », explique le Pr Philippe Jaury. Ces huit étudiants ne seraient que la partie émergée de l’iceberg. Le coordonnateur du diplômé d’étude spécialisée (DES) de médecine générale a du mal à masquer sa colère : « A la rentrée 2014, nous avions déjà décelé ce type de problème. Nous avions été reçus au ministère de la santé et au A un manque criant de pratique s’ajoutait un niveau de français insuffisant pour les étudiants roumains ministère de l’enseignement supérieur, mais ils nous ont dit : “On ne peut rien faire, ce sont des étudiants européens” ! » « C’est la première fois qu’un hôpital prend une telle décision mais c’est un phénomène que l’on dénonce depuis des années et qui risque de s’aggraver », réagit de son côté Jean-Pierre Vinel, ex-président de la Conférence des doyens, fraîchement élu président de l’université Toulouse-III-Paul-Sabatier. En effet, la particularité du système français est d’être plutôt accueillant avec les étudiants étrangers et les Français qui font leurs études de médecine à l’étranger. Certains pays exigent, au contraire, une épreuve de langue comme l’Allemagne ou imposent un concours pour intégrer l’internat, comme en Roumanie. Au ministère de la santé, on rappelle les dispositions européennes : tout étudiant d’un pays membre de l’Union européenne engagé dans des études médicales qui a validé son deuxième cycle peut s’inscrire en troisième cycle dans un autre pays membre de l’Union. En août 2011, un décret avait interdit l’accès aux ECN aux étudiants n’ayant pas réussi à intégrer les études de médecine après la première année commune aux études de santé (Paces). Une manière de fermer la porte, de fait, à tous les étudiants qui poursuivaient leur cursus à l’étranger. Mais le Conseil d’Etat avait annulé ce décret. L’ECN a ceci de spécifique qu’il ne s’agit pas d’un concours mais d’un examen où chaque étudiant est classé… même s’il a rendu copie blanche. « Il sera bon dernier mais sera interne et aura une place dans un hôpital », s’indigne Philippe Jaury. En 2014, 250 candidats de l’Union européenne ayant suivi leur cursus hors de France ont passé les ECN. En 2015, ils étaient 350, dont 50 % de Roumains. Failles du numerus clausus Cet épisode remet aussi en lumière les failles du numerus clausus. « Aujourd’hui, il est possible de contourner la Paces par une inscription dans une autre université européenne donnant droit à revenir lors de l’ECN qui, en l’absence de note éliminatoire, donne droit à exercer la responsabilité d’interne », insiste Jean-Luc DuboisRandé, doyen de l’université ParisEst-Créteil. Une des solutions serait alors d’instaurer une note éliminatoire aux ECN. Elle a les faveurs des doyens de faculté de médecine. Mais les syndicats d’étudiants y sont farouchement opposés. Et puis quelle note choisir ? Une autre serait de remettre un examen de fin d’études du 2e cycle avec un oral que tous les étudiants seraient tenus de valider avant de pouvoir passer l’ECN. Enfin, la réforme du 3e cycle, qui doit entrer en vigueur à la rentrée 2017, devrait aussi prévoir une année socle en début d’internat permettant de s’assurer que chaque étudiant a les compétences pour poursuivre dans sa spécialisation. En attendant, les huit internes en question seront-ils à la hauteur à la fin de leur stage de remise à niveau en avril ? Rien n’est moins sûr. « Mon interne est roumain. Il est plein de bonne volonté et d’humilité mais son niveau est très faible. Je l’ai renvoyé suivre le cours de deuxième année de sémiologie médicale », dit Jean-François Bergmann, chef du service de médecine interne à Lariboisière. A l’hôpital Bicêtre, le Pr Cécile Goujard est, elle aussi, assez pessimiste. « C’est un étudiant français formé en Roumanie. Nous avons repris l’encadrement comme s’il était en 3e ou en 4e année. Il n’a aucune responsabilité. » A l’hôpital Tenon, le Pr Gilles Grateau est plus confiant. « Il est très travailleur. On le remet à niveau et cela devrait être bon à la fin du stage. On lui confie peu de responsabilités mais il a une formation satisfaisante du point de vue des connaissances. Son problème est qu’il a une expérience clinique limitée par rapport aux étudiants formés en France et qui sont face à des malades dès la troisième année. » p nathalie brafman Alertes dans des lycées : un jeune homme en garde à vue Jean-François Copé échappe à une mise en examen Le maire de Meaux (LR) a été entendu lundi 8 février, sous le statut de témoin assisté, par un juge financier qui enquête sur les comptes de campagne de Nicolas Sarkozy en 2012. A l’époque, JeanFrançois Copé dirigeait l’UMP. Il n’a pas été mis en examen. Jean-François Copé a indiqué, lundi, sur Europe 1 qu’il dirait « d’ici quelques semaines » s’il est candidat à la primaire de la droite pour 2017. – (AFP.) Manifestations à Calais : peine de prison ferme Deux hommes interpellés à Calais lors d’une manifestation antimigrants interdite, convoquée par l’extrême droite, ont été condamnés à deux mois et trois mois de prison ferme. En revanche, le procès du général Piquemal a été ajourné en raison d’un état de santé « incompatible avec une comparution immédiate devant le tribunal correctionnel », selon le parquet. Jérôme Cahuzac, l’argent Sur le vapotage, les cafés dans le brouillard et le prix des libertés La loi proscrit l’e-cigarette dans les salles fermées, mais le gouvernement entretient le flou Le procureur a attaqué, lundi, la contestation par l’ancien ministre de son procès au pénal U ne fois noté que Jérôme Cahuzac avait violemment repoussé la meute encore plus violente de caméras qui le traquait à son arrivée au palais de justice, que les ex-époux Cahuzac avaient laissé dans le prétoire une chaise vide entre eux, que l’un regardait vers le haut quand l’autre fixait le bas et inversement, et que le célèbre prévenu avait répondu « retraité » à la question du président sur ses activités professionnelles, l’intérêt pour la comparution de l’ancien ministre du budget, lundi 8 février, devant le tribunal correctionnel de Paris pour y répondre de « fraude fiscale » et de « blanchiment de fraude fiscale », commençait sérieusement à s’étioler. Comme ils l’avaient annoncé, les conseils des deux principaux prévenus, Mes Jean-Alain Michel et Jean Veil pour Jérôme Cahuzac, Me Sébastien Schapira pour Patricia Cahuzac, ont soutenu une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Ils demandent au tribunal de surseoir à statuer afin que la Cour de cassation, puis le Conseil constitutionnel, se prononcent sur le problème du cumul des poursuites fiscales et pénales, qui serait, selon eux, attentatoire au principe selon lequel on ne peut pas être jugé deux fois pour les mêmes faits. Venue en personne soutenir l’accusation à l’audience, la chef du parquet national financier Eliane Houlette s’est irritée de cette offensive tardive de la défense, dont elle a laissé entendre qu’elle n’est pour elle qu’un moyen dilatoire destiné à retarder l’examen du dossier. Mais le parquet sait aussi qu’une éventuelle condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme dans ce dossier Cahuzac serait évidemment du plus mauvais effet. Sur le fond, c’est le jeune viceprocureur Jean-Marc Toublanc qui s’est chargé de répondre point par point à l’argumentation des prévenus. Comme s’il anticipait la décision de surseoir du tribunal, il a saisi l’occasion de faire passer un message qui s’adressait moins aux juristes qu’à l’opinion : « Lorsqu’il était ministre du budget, Jérôme Cahuzac ne s’est jamais ému du problème que poserait le fait de poursuivre un citoyen à la fois au plan fiscal et au plan pénal. Il a même renforcé le dispositif de lutte contre la fraude fiscale. Aujourd’hui que la loi s’applique à sa personne, il considère qu’elle est inconstitutionnelle. Pourquoi ne l’a-t-il pas soutenu lorsqu’il était aux commandes ? », a interrogé le vice-procureur, sous les regards agacés des avocats de Jérôme Cahuzac. « Etrange conception » A la défense qui, à l’appui de sa QPC, avait relevé que les peines fiscales encourues étaient proportionnelles aux peines pénales, il a répondu : « Au plan fiscal, les sanctions encourues sont uniquement financières. Au plan pénal, elles peuvent cumuler des peines d’amende, de détention, des interdictions professionnelles, civiles et civiques, telle que la suspension du droit de vote », avant d’envoyer, cinglant, l’estocade finale : « Quelle étrange conception que de mettre ainsi l’argent sur le même piédestal que les libertés individuelles ! Au parquet national financier, ce ne sont pas nos valeurs. L’argent n’a, pour nous, pas le même prix que nos libertés les plus précieuses. » p pascale robert-diard V apoter dans les cafés, bars, restaurants et discothèques sera-t-il bientôt aussi strictement interdit que d’y fumer des « vraies » cigarettes ? La loi de santé promulguée le 26 janvier proscrit officiellement l’usage de l’e-cigarette dans les établissements accueillant des enfants, dans les « moyens de transport collectif fermés » et dans « les lieux de travail fermés et couverts à usage collectif ». Une interdiction en apparence claire et systématique à destination des 1,5 million de Français qui vapotent quotidiennement, mais qui pourrait pourtant souffrir quelques exceptions lorsque paraîtra le décret d’application d’ici à la fin mars. Au ministère de la santé, la Direction générale de la santé assure en effet que « le gouvernement ne prévoit pas d’interdire de vapoter » dans les bars et restaurants, se rangeant en cela à l’avis du Conseil d’Etat d’octobre 2013 qui avait jugé « disproportionnée » une « interdiction générale » de l’usage de l’e-cigarette. Pour les autorités sanitaires, il s’agit aujourd’hui de tenir un étroit chemin de crête : limiter fortement l’usage de l’e-cigarette pour ne pas banaliser le geste de fumer, sans non plus la stigmatiser totalement car elle pourrait être un instrument de sevrage efficace, même si cela fait pour l’instant toujours l’objet de controverses scientifiques. « Sur la question des bars et des restaurants, le ministère de la santé a une position floue qui nous laisse à penser qu’il souhaite renvoyer le débat à l’établissement d’une jurisprudence, ce qui prendrait plusieurs années », regrette Rémi Parola, le coordinateur de la Fivape, la structure qui rassemble les professionnels de l’e-cigarette. Pour certaines associations d’utilisateurs, composées d’anciens gros fumeurs qui ont réussi à arrêter grâce à la vape, Au ministère de la santé, on assure que « le gouvernement ne prévoit pas d’interdire de vapoter » ramener les vapoteurs dans les fumoirs ou sur le trottoir avec les autres fumeurs risque de favoriser leur reprise du tabac. Chez les associations antitabac hostiles à l’e-cigarette, la loi est suffisamment claire et ne pourra pas être assouplie par le décret d’application. « Les bars et les restaurants sont des lieux de travail couverts collectifs, il sera donc logiquement interdit d’y vapoter », analyse Yves Martinet, le président du Comité national contre le tabagisme (CNCT), farouche contempteur de l’e-cigarette. « A moins d’imaginer des clients sans personne pour les servir, il n’y a sur ce point ni ambiguïté ni échappatoire », abonde Eric Rocheblave, avocat spécialiste en droit du travail. « Zones vapoteurs » Pour trouver une réponse intermédiaire, le ministère a demandé aux cafetiers et restaurateurs ce qu’ils penseraient de la mise en place de « zones vapoteurs », comme il existait autrefois des zones fumeurs. « Il est hors de question de mettre en place de telles zones », a répondu, catégorique, Laurent Lutse, le président national de la branche cafés, brasseries et établissements de nuit de l’UMIH, l’organisation professionnelle des hôteliers. « Nous disons non au vapotage à l’intérieur des établissements, dit-il. Dans vingt ans, on pourrait nous accuser d’avoir laissé fumer dans les établissements. » Interrogés par Le Monde, plusieurs responsables de brasseries parisiennes rapportent que les clients vapotant à l’intérieur sont aujourd’hui « très rares ». Signe du tâtonnement des autorités sanitaires sur cette question, le gouvernement a demandé, il y a quelques mois, au Haut Conseil de la santé publique (HCSP) d’actualiser son avis de mai 2014 sur le rapport bénéfices-risques de l’e-cigarette. « On met en balance les avantages pour les fumeurs et les inconvénients pour les jeunes, et ce n’est pas facile de savoir de quel côté penche cette balance », commente le professeur Roger Salamon, le président du HCSP. Les conclusions sont attendues d’ici à la fin février. « Pourquoi le Haut Conseil est-il saisi si tard ? Pourra-t-il formuler des recommandations qui vont à l’encontre de la loi santé ? », s’interroge Brice Lepoutre, le président de l’Aiduce, l’Association indépendante des utilisateurs de cigarette électronique. En octobre, 120 médecins, pneumologues, tabacologues, addictologues et cancérologues avaient lancé un appel en faveur de la promotion de l’e-cigarette auprès du grand public et du corps médical pour en développer l’usage. « Si les autorités étaient vraiment déboussolées sur cette question, lance M. Lepoutre, elles auraient dû mettre un moratoire sur le projet de loi santé avant de s’acharner contre la vape. » p françois béguin Jean-Claude MAILLY Invité de Mercredi 10 février à 20h30 Emission politique présentée par Frédéric HAZIZA Avec : Françoise FRESSOZ, Frédéric DUMOULIN et Yaël GOOSZ sur le canal 13 de la TNT, le câble, le satellite, l’ADSL, la téléphonie mobile, sur iPhone et iPad. En vidéo à la demande sur www.lcpan.fr et sur Free TV Replay. www.lcpan.fr 10 | france 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 A Marseille, un lycée catholique, école de la laïcité La Tour-Sainte, qui accueille 80 % d’élèves musulmans, fait face par la pédagogie à un regain de religiosité REPORTAGE « Madame, comment fait-on pour aimer son pays ? », ont lancé des élèves à la professeure d’histoire marseille - envoyée spéciale D ans la petite classe de terminale L de la TourSainte, l’un des établissements privés implantés dans les quartiers nord de Marseille, on ne fait aucun secret de sa religion. Tout simplement, soutient la dizaine de lycéens, parce que le sujet ne soulève parmi eux ni passions ni questions. « Qu’on soit musulman, catholique ou juif, ici, on est avant tout des élèves », affirme Sabri, suscitant hochements de tête et murmures d’approbation. Qu’un groupe scolaire catholique comme le leur puisse accueillir 80 % d’élèves de confession musulmane, cela les étonne à peine. « Si nos parents nous ont mis dans le privé, c’est pour nous sentir en sécurité, explique Tasnim. Pour travailler évidemment, c’est la priorité. Mais aussi pour être au contact avec d’autres façons de penser, note l’adolescente, et rester ouverts. » Cette ouverture d’esprit chez ses futurs bacheliers, Marie-Pierre Chabartier aime la voir s’exprimer : c’est le signe, selon la proviseure, que son équipe « ultra-impliquée » fait bien son travail ; que les adolescents ont mûri au fil des années, ont compris ce « sens de la laïcité » (de l’« éthique républicaine », préfère-t-on dire dans l’enseignement catholique) martelé comme un slogan, depuis un an, par le gouvernement. Mais elle sait, aussi, qu’entre ce qui se dit en classe et ce qui se vit au-dehors – à la maison, dans le quartier –, il peut y avoir un décalage. Voire un grand écart que les élèves – surtout les plus jeunes – peinent, sans aide, à surmonter. Ce que la proviseure perçoit depuis un an, depuis les hauteurs du quartier Sainte-Marthe où est implanté son collège-lycée de 760 élèves, dominant la rade de Marseille, mais aussi ses cités, c’est une « affirmation identitaire » qui lui semble « de plus en plus forte ». De toutes jeunes filles Dans une salle d’étude du lycée de la TourSainte à Marseille, le 4 février. PATRICK GHERDOUSSI/ DIVERGENCE POUR « LE MONDE » qui portent le voile avant l’âge de la puberté, d’autres qui, en l’espace de deux mois, troquent leur jean troué pour le hidjab, des garçons qui citent le Prophète sans vraiment connaître le Coran ni même l’arabe… « Une quête de spiritualité » Mme Chabartier sait qu’elle met les pieds dans le plat en s’en alarmant : officiellement, ce n’est pas de son ressort puisque cela ne se joue pas « dans » le groupe scolaire, mais « aux abords ». De fait, les têtes sont toutes découvertes avant le passage du portail d’entrée. Le règlement intérieur est respecté. Comme l’a été, à TourSainte, la minute de silence après les attentats de janvier 2015. Mais, parmi les enseignants, habitués à s’impliquer bien au-delà de leurs missions classiques (soutien le dimanche, lien avec les services sociaux, virées en voiture pour sortir les jeunes de la cité…), cette « religiosité » et son sens interrogent. « Le Coran dit ceci, le Coran dit le contraire : c’est vrai qu’on l’entend, mais ce n’est jamais agressif ni directement contestataire, témoigne Jean-Paul Sebban, professeur documentaliste. Dans une société en crise où la quête de sens ne passe plus par l’engagement politique, assez peu par l’associatif, la posture de certains de ces jeunes qui se sentent relégués ne m’étonne guère. On s’en émeut… mais cela reste minoritaire. C’est pour moi plus une quête de spiritualité que de religion. » Dans le lot des données de l’enquête CNRS-Sciences Po Grenoble divulguée le 4 février, un chiffre n’a pas échappé à la proviseure : parmi les collégiens revendiquant leur religion, 68 % des musulmans – et 34 % des catholiques – affirment qu’ils feraient passer leurs principes religieux avant ceux de la République en cas de contradiction entre les deux. Cette donnée, prompte à toutes les instrumentalisations, laisse Mme Chabartier perplexe : « N’est-ce pas précisément à nous, membres de la communauté éducative, d’entendre ces contradictions, d’offrir aux jeunes un espace pour les verbaliser, les réfléchir… et les surmonter ? » Tour-Sainte l’a encore expérimenté il y a trois semaines, quand un petit groupe de terminale S a pris de court la professeure d’histoire en lançant : « Madame, comment fait-on pour aimer son pays ? » Des élèves rentre-dedans, mais brillants, promis à une classe préparatoire l’an prochain – ils en ont le niveau. Or, les épreuves du baccalauréat coïncident avec le ramadan. Jeûner à ce moment-là, n’est-ce pas compromettre ses chances de réussite ? Pour ouvrir le débat, un imam a été convié dans l’établissement – une initiative plus aisée dans le privé que dans le public. Les élèves de 1re et de terminale ont salué l’initiative. Imène confie en avoir tiré une certaine sérénité : « Le ramadan, on le fait pour soi, pas pour les autres, dit-elle. Le jour du bac, on peut avoir avec soi de l’eau, un casse-croûte… Juste au cas où. » Ne pas céder à l’alarmisme, lutter contre la fracture sociale et scolaire dans un arrondissement marseillais (le 14e) doté d’une mairie FN : c’est le pari relevé au quotidien à Tour-Sainte. « Pas en assommant les jeunes de messes et de cérémonies, y confie-t-on, mais en restant disponibles de 7 heures à 18 heures, bienveillants et vigilants. » Et en ne boutant pas le fait religieux en dehors de l’école : l’heure hebdomadaire de pastorale, dispensée de la 6e à la 2de, et qui s’adresse presque plus aux non-catholiques qu’aux catholiques, « contribue aussi à faire tomber les a priori », affirme sa responsable, Brigitte Frischbach. Avec, parfois, des déconvenues : dans les premiers jours de septembre, l’établissement a perdu douze familles qui ne se reconnaissaient plus dans son projet. Des foyers musulmans progressistes pour la plupart, redoutant les « mauvaises fréquentations », la détérioration du climat scolaire. De quoi raviver de mauvais souvenirs : il y a quelques années encore, Tour-Sainte se vidait. Mais, en quatre ans, le collège-lycée a regagné une petite centaine d’élèves. Une réputation et une fierté, aussi, consacrées par le ministère de l’éducation en 2013 : cette année-là, le groupe scolaire a été placé tout en haut du palmarès des meilleurs lycées de France au bac, en termes de « valeur ajoutée » – ces établissements qui font le mieux réussir leurs élèves sans tri ni exclusion. A l’époque, les professeurs avaient cru à une blague. Aujourd’hui, c’est une raison de plus pour lutter contre le repli sur soi. p mattea battaglia L’éducation revendique la fermeté sur les valeurs de la République Selon le ministère de l’éducation, 150 « atteintes au principe de la laïcité » ont été signalées en décembre 2015 par les équipes éducatives L e débat sur la laïcité continue d’agiter l’école. Alors que la plupart des établissements sont encore sous le coup de l’émotion née des attentats de janvier et de novembre 2015, le ministère de l’éducation nationale vient de lâcher un chiffre : 150 « atteintes au principe de la laïcité et aux valeurs de la République » ont été signalées par les équipes éducatives en décembre 2015. Une petite bombe, divulguée au hasard d’un entretien donné par Najat Vallaud-Belkacem à L’Obs du 4 février, dans lequel la ministre de l’éducation insiste sur la « prégnance du sentiment religieux parmi les élèves ». A la manœuvre, la délégation ministérielle chargée de la prévention et de la lutte contre les violences scolaires, léguée par le sociologue Eric Debarbieux à l’inspecteur général André Canvel à la rentrée 2015. « Ces 150 atteintes recouvrent des paroles, des propos ressentis comme intégristes, détaille M. Canvel, mais aussi des postures, des comportements exprimant une radicalité. Il n’y a pas de problème lié au port du voile ; en revanche, des enseignants s’alarment de l’impact du complotisme : des élèves s’en inspirent pour enfreindre le règlement, contester un enseignement. » Quels élèves ? « Nous n’avons pas la géographie de ces atteintes, répond l’inspecteur. Nous savons « L’investissement des enseignants juste après les attentats a porté ses fruits » ANDRÉ CANVEL inspecteur général qu’elles concernent plus le collège que le lycée. Que le primaire est aussi impacté. Mais attention au risque de la surinterprétation, prévient-il : 150, rapportés à 12 millions d’élèves, c’est très minoritaire. » Attention, aussi, au risque d’une surenchère de signalements, ceux sur les atteintes à la laïcité venant s’ajouter à la catégorie, déjà floue, des « suspicions de radicalisation » créée en 2014 (857 décomptées lors de l’année scolaire 2014-2015 ; 617 depuis septembre). D’autant qu’on ne dispose d’aucun recul : ces remontées, permises par l’ajout, à la rentrée, d’une nouvelle catégorie dans la « machine statistique » du ministère, permettent certes d’affirmer que ces atteintes à la laïcité représentent 10 % des « faits graves » dans les établissements, mais pas de les mettre en perspective dans le temps. « En novembre, c’était un peu moins que 150, fait valoir M. Canvel. L’investissement des enseignants juste après les attentats a porté ses fruits. Mais en décembre, après la sidération, on a connu un raidissement. C’était prévisible. » Rue de Grenelle, on revendique la fermeté. « Le temps où l’éducation nationale détournait le regard est terminé : jouer la transparence, c’est une manière de contrer le fantasme d’une vague de fondamentalisme déferlant sur l’école… mais aussi les dénégations préjudiciables au système », martèle-t-on au cabinet de la ministre. Ses adversaires politiques pourront toujours souligner que cette prise de position intervient à un an de l’échéance présidentielle… et deux semaines après une prestation télévisée critiquée face à Idriss Sihamedi, président d’une ONG musulmane, BarakaCity, intervenant en Syrie. Najat VallaudBelkacem : fini la « myopie », fini la logique du « ne pas faire de vagues ». Place à celle du « ne plus rien laisser passer ». Mais laisser passer quoi, au juste ? Une enquête du CNRS et Sciences Po Grenoble, rendue publique le 4 février, pointe bel et bien une adhésion forte à la religion chez les adolescents musulmans (la religion est « importante » ou « très importante » pour 83 % des musulmans, contre 22 % des catholiques), mais elle ne permet absolument pas d’affirmer que cette religiosité entraîne des contestations massives des enseignements ou un rejet de l’école. Les adolescents des villes Ainsi, la confiance en l’école « ne varie pas nettement suivant la confession et la religiosité », souligne cette enquête, réalisée dans les Bouches-du-Rhône entre avril et juin 2015 auprès de quelque 9 000 collégiens de 5e, 4e et 3e – âgés de 12 à 15 ans donc. Ils sont une majorité, entre 56 % et 65 %, à afficher cette confiance en l’école. La laïcité « permet de vivre ensemble » pour la plupart d’entre eux – de 62 % à 75 %. Plus de 80 %, quelle que soit leur confession, estiment qu’on a le droit de changer de religion. Malgré tout, à la lecture des résultats, il apparaît que cette religiosité peut avoir des incidences en classe. Il en va ainsi de la question des signes religieux : un La confiance en l’école « ne varie pas suivant la confession », selon l’enquête menée auprès de 9 000 collégiens petit tiers (32,5 %) pense que l’interdiction de porter des signes religieux à l’école est contraire à la liberté et à l’égalité de chacun. Un autre gros tiers (36,8 %) est favorable à cette interdiction, et 28,5 % n’ont pas de réponse. A une question portant sur l’origine des espèces, au programme de 3e, ils sont 71,8 % chez les collégiens musulmans « affirmés », 48,2 % chez les catholiques « affirmés », à penser que « Dieu a créé les espèces vivantes », et non l’évolution. Il est « normal de séparer les hommes et les femmes à la piscine » pour 36,4 % des musulmans affirmés (17 % des musulmans moins affirmés), contre respectivement 10 % et 6,4 % chez les catholiques, 5 % chez ceux qui se disent athées. Reste que cette étude, qui porte plus généralement sur le rapport des adolescents à la loi et s’inscrit dans un programme international de recherche sur la délinquance, est concentrée sur un certain échantillon, les « adolescents des villes », dans l’un des départements les plus urbains de France. C’est un parti pris des chercheurs : « C’est en ville que sont les enjeux de la délinquance, les clivages sociaux, religieux, ethniques… », assume Sébastian Roché, le directeur de la recherche, un politologue spécialiste de la délinquance. p mattea battaglia et aurélie collas LES CHIFFRES 22,5 % des adolescents pensent que « la femme est faite avant tout pour faire des enfants et les élever », selon une enquête du CNRS et Sciences-Po Grenoble réalisée dans les Bouches-du-Rhône entre avril et juin 2015 auprès de 9 000 collégiens. C’est le cas de 16,4 % de ceux qui se disent athées, de 29,4 % des catholiques « affirmés » et de 41 % des musulmans « affirmés ». 74,3 % estiment que les homosexuels sont « des gens comme les autres » : 86,7 % chez les athées, respectivement 76,5 % et 53 % chez les catholiques et les musulmans « affirmés ». 27 % de ces collégiens estiment que « les livres et les films qui attaquent la religion doivent être interdits », 30,4 % qu’ils doivent être autorisés ; 39,9 % ne savent pas. Les catholiques « affirmés » se prononcent à 32,3 % pour l’interdiction, les musulmans « affirmés » à 53,3 %. enquête | 11 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 Rawabi, en Cisjordanie, le 24 février 2014. Pour l’instant 650 appartements ont été vendus. Une fois achevée, la ville en comptera 6 000. OLIVER WEIKEN/EPA Rawabi, la Palestine urbaine piotr smolar jérusalem - correspondant U n miracle sort de terre. Lentement, péniblement, dans le vacarme et la poussière. Les obstacles sont nombreux, les vents contraires puissants. Mais pierre par pierre, Rawabi cesse d’être seulement un plan d’architecte à la géométrie parfaite ou encore une maquette pour visiteurs. Rawabi existe. Et confirme, après de longues années, son destin révolutionnaire : devenir la première ville palestinienne moderne, pensée et bâtie au service de ses occupants. Elle va ainsi bouleverser les clichés sur les territoires palestiniens, selon lesquels les seules zones d’habitation confortables seraient les colonies, irriguées par l’argent public israélien. Encore faut-il que Rawabi se peuple. Les occupants s’installent au compte-gouttes, en pionniers enthousiastes, tandis que les grues et les ouvriers s’activent sur cet immense chantier, situé à 9 kilomètres au nord de Ramallah, la capitale de la Cisjordanie. Sur une colline proche, les habitants juifs de la colonie d’Ateret observent avec inquiétude les avancées. A trois reprises, des mains mystérieuses ont arraché le grand drapeau palestinien flottant au sommet de Rawabi. Pour l’heure, deux quartiers sur les vingt-trois que comptera la cité sont déjà opérationnels. Le centre, construit en forme de lettre Q – comme Qatar, principal bailleur de fonds, par l’intermédiaire de la société Qatari Diar – abritera des boutiques, des restaurants, des cinémas, des salles de conférence, des locaux pour jeunes entrepreneurs. Un rêve de classes moyennes. Tout est écologique, accessible aux handicapés. Pas d’antennes satellites ni de citernes d’eau sur les toits, comme ailleurs dans les territoires palestiniens. Les eaux usagées sont traitées dans une usine spécialement bâtie, les câbles électriques et la fibre optique enterrés. Rawabi espère devenir un incubateur pour start-up, s’inspirant des réussites israéliennes extraordinaires dans ce secteur. On y trouve une mosquée et une église grecque orthodoxe, ainsi qu’un amphithéâtre de type romain de 15 000 places, jouxtant des terrains de sport. Le rêve est de voir se produire dans ce cadre majestueux les plus grands artistes arabes. On viendra à Rawabi en famille, le weekend, pour se divertir ou faire des courses. Par temps clair, il paraît qu’on distingue la mer, au loin, et les contours de Tel-Aviv. Un centre médical parfaitement équipé sortira de terre. Une mairie accueillera le premier édile. Trois écoles sont aussi prévues, mais leur édification a pris du retard, par manque de fonds. Elles devraient ouvrir à la rentrée 2016. Coût Le plus grand projet immobilier de Cisjordanie accueille enfin ses premiers habitants. Malgré les obstacles posés par l’occupation israélienne, l’entrepreneur palestinien Bachar Masri est en train de parvenir à ses fins total de Rawabi, à cette heure : 1,2 milliard de dollars (1,1 milliard d’euros), contre 850 millions prévus à l’origine. Les deux quartiers achevés ressemblent pour l’instant à un décor de film, avant l’arrivée des acteurs. La propreté est impeccable, les allées piétonnes ne résonnent pas des cris des enfants. Il faudra encore patienter quelques mois avant que les premiers magasins – épicerie et pharmacie – permettent aux habitants de se ravitailler sur place. Rien de cela n’a rebuté la famille Al-Gabareen. Raga, 30 ans, et son mari, Mohammed, 34 ans, achèvent le déballage des cartons. Les plaques électriques ne sont pas encore posées, ils ont donc provisoirement installé un ballon de gaz et un réchaud dans la cuisine. La famille vivait à Al-Bireh, près de Ramallah, dans une rue bruyante, sans jardin ni ascenseur. Les voilà qui s’émerveillent de leur nouveau cadre de vie, 190 mètres carrés sentant la peinture fraîche et le cuir neuf. En attendant que des copains apparaissent dans la cage d’escalier, les enfants sont vissés devant un grand écran diffusant des dessins animés. « Pour l’instant, on est les seuls à vivre dans l’immeuble, c’est bizarre mais très relaxant, s’amuse Raga. Des familles viennent nous demander des conseils avant d’emménager. » UNE « VILLE INTELLIGENTE » Manager dans une agence de publicité, elle explique leur démarche. « Rawabi est une ville intelligente, toutes les infrastructures sont prévues à l’avance, dit-elle. Je veux que mes enfants grandissent dans un environnement sécurisé et écologique. » Le couple a acheté l’appartement pour 126 000 dollars. Il a payé 15 % de la somme et contracté un crédit à 4,75 %, particulièrement bas, consenti par la banque pour ce projet à nul autre pareil. Plusieurs établissements bancaires ont un guichet dans le bâtiment spécialement construit pour accueillir les visiteurs. Ceux-ci sont invités à regarder un film futuriste en 3D sur Rawabi, puis à étudier les différentes options d’aménagement des cuisines et des chambres. Les prestigieux visiteurs étrangers qui se sont succédé en ces lieux ont forcément été impressionnés. Ils ont dû aussi se demander s’il y avait assez de Palestiniens aux revenus confortables, capables de consentir un tel investissement. A ce jour, 650 appartements ont été vendus. Une fois achevé, Rawabi en comptera 6 000. RAWABI EST UN RÊVE DE CLASSES MOYENNES. TOUT EST ÉCOLOGIQUE, ACCESSIBLE AUX HANDICAPÉS. PAS D’ANTENNES SATELLITE NI DE CITERNES D’EAU SUR LES TOITS Les candidats sont attirés à la fois par le confort et les installations modernes, par l’espace proposé, mais aussi par les prix. « On est 25 % moins cher que Naplouse, au nord, ou Ramallah, explique Amir Dajani, manager adjoint du chantier. On veut capitaliser sur la population jeune et éduquée, grâce, notamment, à la proximité de l’université Beir Zeit. » Parmi les acheteurs, il y a des chrétiens, des personnes vivant en Israël, voire des Palestiniens résidant à l’étranger, voulant investir dans un projet d’avenir. Mais le promoteur fait attention de ne pas transformer Rawabi en ville déserte. Par la fenêtre de son modeste bureau, Bashar Masri ne se lasse pas d’observer les premiers camions de déménagement qui pénètrent dans Rawabi, sa folie. Agé de 54 ans, le patron de Massar International est l’un des plus riches entrepreneurs palestiniens. Il a fait fortune dans des projets immobiliers au MoyenOrient et en Afrique du Nord. Sur le mur, un plan de la ville, qui ressemble à un scarabée. « C’est le plus grand projet de l’histoire palestinienne, dit-il. Ma vision n’est pas Rawabi, mais l’effet domino qu’il provoquera. Le manque de logements en Cisjordanie s’élève à 200 000 unités. Nous n’en construisons ici que 6 000. Je crois qu’un Etat palestinien est en gestation, mais cela réclame des dizaines d’années. La question n’est pas si l’occupation israélienne s’achèvera un jour. C’est sûr. La question est : quelle sera la nature de notre Etat ? Quelle bonne gouvernance, quelle économie saine, quel cadre de vie ? » Bashar Masri est un visionnaire endurant. Rawabi l’obsède depuis 2007. Rencontré une première fois au printemps 2015, il retenait sa respiration. Après un an de retard dans la construction, de lourds problèmes financiers, des intérêts à payer par dizaines de millions de dollars, la lumière apparaissait. En pleine campagne électorale israélienne, le gouvernement venait de donner le feu vert à l’ouverture de l’eau vers Rawabi. C’était une affaire de vie ou de mort. Jusqu’alors, la construction de canalisations passant par une zone sous contrôle militaire israélien se heurtait à un refus. A présent, 300 mètres cubes d’eau parviennent chaque jour jusqu’à la ville. Il en faudra bien davantage lorsque les habitants afflueront. Mais le robinet est ouvert, voilà l’essentiel. Le grand problème à régler reste celui de la route. Une seule voie d’accès, étroite, permet d’arriver à Rawabi. La ville se trouve en zone A, sous contrôle de l’Autorité palestinienne. Mais la construction d’une route large, à plusieurs voies, qui permettrait de rejoindre Ramallah en 10 minutes en passant par la zone C, réclame l’accord de l’administration israélienne. « Ils finiront par accepter, soupire M. Masri. Mais le diable est dans les détails. Tout d’un coup, ils demandent une étude d’impact environnemental, et une autre sur la circulation prévue… » Masri a tout fait pour dépolitiser Rawabi, afin de ne pas devenir otage du conflit. Puisque les officiels palestiniens eux-mêmes, incapables de percevoir la puissance symbolique du projet, ne s’y sont pas beaucoup intéressés, l’entrepreneur a continué son chemin, seul. « L’Autorité [palestinienne] nous a donné un soutien moral et politique, mais sans investir un seul sou, regrette-t-il. Ils auraient dû, grâce à la perception des impôts, construire l’électricité, le poste de police, la caserne des pompiers, les routes d’accès ! » Avant la nouvelle vague de violences, dès octobre 2015, il avait observé un regain d’intérêt du pouvoir pour sa ville nouvelle. Depuis, les restrictions renforcées par les Israéliens concernant les déplacements ont ralenti le chantier, et notamment la circulation des travailleurs en provenance d’Hébron, plus au sud du territoire. Certains sous-traitants ont même décidé de leur louer des appartements, à proximité de Rawabi. UN « DÉCALQUE DES COLONIES JUIVES » Pendant plusieurs années, M. Masri a été critiqué, jalousé. On lui a reproché, dans un premier temps, d’exproprier les habitants des douze villages aux alentours, dont une partie des terres a été rachetée. Puis d’acquérir des matériaux de construction en Israël, et de stimuler ainsi l’économie de l’occupant. « Certains ont considéré que Rawabi entérinait l’occupation, puisque tout passait par des discussions avec les Israéliens, explique un membre du comité exécutif de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Mais, si on fait quelque chose pour protéger notre terre, c’est positif, au final. » Alors, « collabo » plutôt que résistant, Bashar Masri ? « Je hais les colonies, mais je ne vais pas abandonner le sommet des collines à ces gens, tranche l’homme d’affaires. Je préfère ignorer ce ressentiment émotionnel passager. » On a aussi raillé Rawabi en le décrivant comme un projet artificiel, un décalque des colonies juives arrogantes qui dominent les villages palestiniens traditionnels, en contrebas. Comme si les Palestiniens n’avaient pas le droit, eux aussi, à un plan d’urbanisation, à un environnement favorable. Comme si tout ne devait être que lutte, et pas jouissance. Voilà, au fond, le reproche majeur adressé au projet : il symbolisait, aux yeux des révolutionnaires professionnels, l’abandon de la lutte nationaliste au profit d’une quête banale, celle d’une vie confortable. p 12 | débats 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 Prévenons l’éclosion du fanatisme dès l’école Nul ne naît fanatique, rappelle Edgar Morin. Pour empêcher le basculement dans la radicalité, l’enseignement devrait agir sans relâche à délivrer la connaissance, et à repérer les illusions par edgar morin L a première déclaration de l’Unesco à sa fondation avait indiqué que la guerre se trouve d’abord dans l’esprit, et l’Unesco a voulu promouvoir une éducation pour la paix. Mais en fait il ne peut être que banal d’enseigner que paix vaut mieux que guerre, ce qui est évident dans les temps paisibles. Le problème se pose quand l’esprit de guerre submerge les mentalités. Eduquer à la paix signifie donc de lutter pour résister à l’esprit de guerre. Cela dit, en temps même de paix peut se développer une forme extrême de l’esprit de guerre, qui est le fanatisme. Celui-ci porte en lui la certitude de vérité absolue, la conviction d’agir pour la plus juste cause, et la volonté de détruire comme ennemis ceux qui s’opposent à lui, ainsi que ceux qui font partie d’une communauté jugée perverse ou néfaste, voire les incrédules (réputés impies). Nous avons pu constater, dans l’histoire des sociétés humaines, de multiples irruptions et manifestations de fanatismes religieux, nationalistes, idéologiques. Ma propre vie a pu faire l’expérience des fanatismes nazis et des fanatismes staliniens. Nous pouvons nous souvenir des fanatismes maoïstes, et de ceux des petits groupes qui, dans nos pays européens, en pleine paix, ont perpétré des attentats visant non seulement des personnes jugées responsables des maux de la société, mais aussi indistinctement des civils ; Fraction armée rouge (la bande à Baader) en Allemagne, Brigades noires et Brigades rouges en Italie, indépendantistes basques en Espagne. Le mot de terrorisme est à chaque fois employé pour dénoncer ces agissements tueurs, mais il ne témoigne que de notre terreur et nullement de ce qui meut les auteurs d’attentats. UNE STRUCTURE MENTALE COMMUNE Et surtout, si diverses soient les causes auxquelles se vouent les fanatiques, le fanatisme a partout et toujours une structure mentale commune. C’est pourquoi je préconise depuis vingt ans d’introduire dans nos écoles, dès la fin du primaire et dans le secondaire, l’enseignement de ce qu’est la connaissance, c’est-à-dire aussi l’enseignement de ce qui provoque ses erreurs, ses illusions, ses perversions. Car la possibilité d’erreur et d’illusion est dans la nature même de la connaissance. La connaissance première, qui est perceptive, est toujours une traduction en code binaire dans nos réseaux nerveux des stimuli sur nos terminaux sensoriels, puis une reconstruction cérébrale. Les mots sont des traductions en langage, les idées sont des reconstructions en systèmes. Or, comment devient-on fanatique, c’est-àdire enfermé dans un système clos et illusoire de perceptions et d’idées sur le monde extérieur et sur soi-même ? Nul ne naît fanatique. Il peut le devenir progressivement, s’il s’enferme dans des modes pervers ou illusoires de connaissance. Il en est trois qui sont indispensables à la formation de tout fanatisme : le réductionnisme, le manichéisme, la réification. Et l’enseignement devrait agir sans relâche pour les énoncer, les dénoncer, et les déraciner. Car déraciner est préventif, UN IDÉAL DE CONSOMMATION, DE SUPERMARCHÉ, DE GAIN, DE PRODUCTIVITÉ, NE PEUT SATISFAIRE LES ASPIRATIONS LES PLUS PROFONDES DE L’ÊTRE HUMAIN alors que déradicaliser vient trop tard, lorsque le fanatisme est consolidé. La réduction est cette propension de l’esprit à croire connaître un tout à partir de la connaissance d’une partie. Ainsi, dans les relations humaines superficielles, on croit connaître une personne à son apparence, à quelques informations, ou à un trait de caractère qu’elle a manifesté en notre présence. Là où entrent en jeu la crainte ou l’antipathie, on réduit cette personne au pire d’elle-même, ou au contraire, là où entrent en jeu sympathie ou amour, on la réduit au meilleur d’elle-même. Or la réduction de ce qui est nôtre en son meilleur et ce qui est l’autre en son pire est un trait typique de l’esprit de guerre, et il conduit au fanatisme. La réduction est ainsi un chemin commun à l’esprit de guerre et surtout à son développement en temps de paix qui est le fanatisme. DU RÉDUCTIONNISME AU MANICHÉISME Le manichéisme se propage et se développe dans le sillage du réductionnisme. Il n’y a plus que la lutte du Bien absolu contre le Mal absolu. Il pousse à l’absolutisme la vision unilatérale du réductionnisme, il devient vision du monde dans laquelle le manichéisme aveugle cherche à frapper par tous les moyens les suppôts du mal, ce qui du reste favorise le manichéisme de l’ennemi. Il faut donc que pour l’ennemi notre société soit la pire et que ses ressortissants soient les pires pour qu’il soit justifié dans son désir de meurtre et de destruction. Il advient alors que, menacés, nous considérons comme le pire de l’humanité l’ennemi qui nous attaque, et nous entrons nous-mêmes plus ou moins profondément dans le manichéisme. Il faut encore un autre ingrédient, que sécrète l’esprit humain, pour arriver au fanatisme. Celui-ci peut être nommé réification : les esprits d’une communauté sécrètent des idéologies ou visions du monde, comme elles sécrètent des dieux, qui alors prennent une réalité formidable et supérieure. L’idéologie ou la croyance religieuse, en masquant le réel, devient pour l’esprit fanatique le vrai réel. Le mythe, le Dieu, bien que sécrété par les esprits humains, deviennent tout-puissants sur ces esprits et leur ordonnent sou- ¶ Edgar Morin est sociologue, philosophe. Né en 1921, il est directeur de recherche émérite au CNRS, président de l’Agence européenne pour la culture (Unesco) et président de l’Association pour la pensée complexe. Il a notamment publié Pour et contre Marx (Temps présent, 2010), Ma gauche (Bourin éd., 2010), La Voie (Fayard, 2011), Au péril des idées, avec Tariq Ramadan (Archipoche, 2015) mission, sacrifice, meurtre. Tout cela s’est sans cesse manifesté et n’est pas une originalité propre à l’islam. Il a trouvé depuis quelques décennies, avec le dépérissement des fanatismes révolutionnaires (eux-mêmes animés par une foi ardente dans un salut terrestre) un terreau de développement dans un monde arabo-islamique passé d’une antique grandeur à l’abaissement et à l’humiliation. Mais l’exemple de jeunes Français d’origine chrétienne passés à l’islamisme montre que le besoin peut se fixer sur une Foi qui apporte la Vérité absolue. En fait, plusieurs sources diverses créent des courants qui peuvent converger sur le « daechisme » : ce ne sont pas les jeunes rejetés ou ghettoïsés d’origine islamique de nos pays européens, ce sont aussi des désespérés sans croyance dans le nihilisme ambiant et qui trouvent enfin dans la conversion leur Vérité, ce sont aussi des dogmatiques doctrinaires qui donnent les justifications et les condamnations, ce sont aussi des chercheurs de ferveur et de communauté qui ont remplacé la Foi révolutionnaire dans une Foi restauratrice. Nous ne voulons voir que la cruauté et la monstruosité de l’organisation Etat islamique, mais eux voient la cruauté et l’inhumanité de la guerre des drones et des missiles, ils voient la continuation, par nos interventions militaires au Moyen-Orient, de notre colonialisme, ils voient le pouvoir de l’argent et le vide moral d’une civilisation qu’ils veulent fuir et détruire pour un monde nouveau ordonné par Dieu. La fin justifie les moyens : cette maxime archiconnue et dont nous sommes maintenant écœurés exalte les nouveaux fanatiques. Il nous semble aujourd’hui plus que nécessaire, vital, d’intégrer dans notre enseignement dès le primaire et jusqu’à l’université, la « connaissance de la connaissance », qui permet de faire détecter aux âges adolescents où l’esprit se forme, les perversions et risques d’illusions, et d’opposer à la réduction, au manichéisme, à la réification, une connaissance capable de relier tous les aspects divers, voire antagonistes, d’une même réalité, de reconnaître les complexités au sein d’une même personne, d’une même société, d’une même civilisation. En bref, le talon d’Achille dans notre esprit est ce que nous croyons avoir le mieux développé et qui est en fait le plus sujet à l’aveuglement : la connaissance. En réformant la connaissance, nous nous donnons les moyens de reconnaître les aveuglements auxquels conduit l’esprit de guerre et de prévenir en partie chez les adolescents les processus qui conduisent au fanatisme. A cela il faut ajouter l’enseignement de la compréhension d’autrui, et l’enseignement à affronter l’incertitude. Tout n’est pas résolu pour autant : reste le besoin de foi, d’aventure, d’exaltation. Notre société n’apporte rien de cela, que nous trouvons seulement dans nos vies privées, dans nos amours, fraternités, communions temporaires. Un idéal de consommation, de supermarché, de gain, de productivité, de PIB ne peut satisfaire les aspirations les plus profondes de l’être humain, qui sont de se réaliser comme personne au sein d’une communauté solidaire. CRISE PLANÉTAIRE D’autre part, nous sommes entrés dans des temps d’incertitude et de précarité, dus non seulement à la crise économique, mais à notre crise de civilisation et à la crise planétaire, où l’humanité est menacée d’énormes périls. L’incertitude sécrète l’angoisse, et alors l’esprit cherche la sécurité psychique, soit en se refermant sur son identité ethnique ou nationale puisque le péril est censé venir de l’extérieur, soit sur une promesse de salut qu’apporte la foi religieuse. C’est ici qu’un humanisme régénéré pourrait apporter la prise de conscience de la communauté de destin qui unit en fait tous les humains, le sentiment d’appartenance à notre patrie terrestre, le sentiment d’appartenance à l’aventure extraordinaire et incertaine de l’humanité, avec ses chances et ses périls. C’est ici que l’on peut révéler ce que chacun porte en lui-même, mais occulté par la superficialité de notre civilisation présente ; que l’on peut avoir foi en l’amour et en la fraternité, qui sont nos besoins profonds, que cette foi est exaltante, qu’elle permet d’affronter les incertitudes et de refouler les angoisses. p éclairages | 13 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 Les calculs risqués de la Corée du Nord ANALYSE philippe pons tokyo - correspondant BRAVER L’ENNEMI AMÉRICAIN ET AFFIRMER SON INDÉPENDANCE VIS-À-VIS DE L’ALLIÉ CHINOIS EST UNE MÉTHODE ÉPROUVÉE L e scénario se répète : essai nucléaire puis balistique ; tollé international ; sanctions du Conseil de sécurité des Nations unies ; nouvelle phase de tension… Depuis que l’administration Bush a fait voler en éclats en 2002 l’accord de 1994 qui gelait le programme nucléaire nord-coréen, le cycle provocation-sanction-provocation se poursuit. A chaque crise, la barre d’une négociation est placée un peu plus haut en raison des progrès accomplis dans l’intervalle par Pyongyang en matière nucléaire et balistique. Le régime nord-coréen passe pour « imprévisible ». C’est une erreur si l’on se place dans sa logique. Depuis une trentaine d’années, il mène une stratégie cohérente visant à se doter de l’arme nucléaire. Son argumentaire est connu : menacée par les Etats-Unis, la République populaire démocratique de Corée (RPDC) s’estime en droit de se doter d’une force de dissuasion et les puissances nucléaires, qui acceptent de facto d’autres pays dans le club (Inde, Pakistan), n’ont pas de leçon à lui donner. Dans un pays animé d’un nationalisme farouche, braver l’ennemi américain et affirmer son indépendance vis-à-vis de l’allié chinois est une méthode éprouvée pour rehausser le prestige du dirigeant et entretenir une mentalité d’« assiégé permanent » dans la popula- tion. Détourner l’attention de celle-ci des problèmes internes à la veille de la tenue en mai du 7e congrès du Parti du travail et renforcer la stature de Kim Jong-un, comme l’avance Koh Yu-hwan de l’université Dongguk à Séoul, n’est pas à exclure. Mais pour d’autres experts de la RPDC, la stabilité du pouvoir et la situation économique ne sont pas des sujets d’inquiétude immédiats pour Kim Jong-un. Par des purges à la tête de l’armée et du parti depuis son arrivée au pouvoir en 2012, ce dernier a renforcé sa position, avance Cheong Seong-chang de l’Institut Sejong à Séoul. La récente réapparition de celui qui passe pour le numéro deux du régime, Choe Ryong-hae, secrétaire du Parti du travail, disparu de la scène depuis octobre 2015 (ainsi que d’autres hiérarques « évaporés » et également « ressuscités ») en serait le signe : Kim Jong-un n’a plus besoin de recourir à la terreur, estime l’analyste John G. Grisafi dans NK News. L’essor d’une économie de facto de marché, enkystée dans celle de l’Etat, a en outre amorcé un redressement de la production, écrivent dans East Asia Forum le politologue Moon Chung-in et Hwang Ildo du quotidien Dong-ha à Séoul. Ces nouveaux essais s’inscrivent dans la stratégie de la RPDC visant à être reconnue comme un Etat disposant d’une force de dissuasion. Nécessaires pour améliorer la technologie de miniaturisation des ogives nucléaires et de guidage des missiles à longue portée, ces actes de défiance au regard des résolutions de l’ONU ont des effets diplomatiques problématiques. Le premier, qui ne déplaît pas à Pyongyang, a été d’accroître la tension entre la Chine et les Etats-Unis, qui se rejettent mutuellement la responsabilité de ne pas avoir su juguler Pyongyang. Pékin critique Washington pour son absence de flexibilité – la « stratégie de la patience » de l’administration Obama consistant à faire du renoncement à son programme nucléaire un préalable à toute négociation – tandis que les Etats-Unis accusent la Chine d’être le maillon faible de la politique de sanctions internationales. Pékin estime que celle-ci « n’est pas une fin en soi » et prône le dialogue. L’IMPASSE Pyongyang fait le pari que la Chine préférera, en dépit de son irritation, ne pas risquer de déstabiliser son impétueux voisin alors que le rapprochement de la Corée du Sud et du Japon sous la houlette américaine la vise directement. La Russie, hostile à la prolifération, ne souhaite pas non plus mettre le régime le dos au mur. C’est l’impasse. Pyongyang ne recule pas : sa force de dissuasion nucléaire a été obtenue au prix des souffrances infligées à la population en raison des sommes considérables soustraites à l’amélioration des conditions de vie et elle est désormais inscrite dans la Loi fondamentale comme un élément constituant de l’Etat. Les Etats-Unis et leurs alliés sont arcboutés sur leurs principes : non à la prolifération et pas de prime à la mauvaise conduite d’un « Etat-voyou ». Comme il faut bien se rendre à l’évidence que la RPDC a des capacités nucléaires, les faucons à Washington changent de tactique : « On doit faire comprendre à Pyongyang que l’arme nucléaire ne garantira pas sa sécurité », écrit dans le New York Times Victor Cha, ancien conseiller de George Bush pour les affaires asiatiques : en d’autres termes, poursuivre sur la voie de la confrontation bien qu’elle se soit avérée contre-productive. « Il faut tenir compte de ce que cherche la RPDC avec la bombe et lui donner des raisons d’y renoncer », fait valoir au contraire Siegfried S. Hecker, spécialiste nucléaire à l’université Stanford qui visita, en 2010, le site d’enrichissement de l’uranium nord-coréen et se déclara « stupéfait » par ses équipements. « Quels que soient les risques d’une négociation, ils sont moins grands que de ne rien faire », aimait à dire Stephen Bosworth, représentant des Etats-Unis dans les pourparlers avec la RPDC de 2009 à 2011, qui vient de mourir. Pour ce diplomate, faire du renoncement par la RPDC à l’arme nucléaire une précondition bloque tout dialogue et que cette question doit être placée dans un accord global : traité de paix avec les Etats-Unis, normalisation des relations entre les deux pays et garanties de sécurité. Mais une telle stratégie n’est guère attrayante pour des gouvernements qui ont les yeux rivés sur les prochaines élections, note Andreï Lankov, de l’université Kookmin à Séoul. p [email protected] LETTRE DE SAO PAULO | par cl air e gat inois Au Brésil, le carnaval des illusions perdues I l y a encore quelques mois, Newton Ishii était un simple flic. Rien d’autre qu’un agent de la police fédérale avec une bonne tête de père de famille. Les yeux bridés, le teint hâlé, un poil ventripotent, les Ray Ban toujours sur le nez, le « Japonais de la fédérale » est devenu une star au Brésil. Le public se damne pour arracher un selfie à ses côtés, les réseaux sociaux en ont fait une idole, et voilà que le carnaval, dont les défilés se terminent mercredi 10 février, exutoire de la joie, des peurs et de la rage des Brésiliens, lui offre une consécration. Dans les rues de Rio de Janeiro et de Sao Paulo, les boutiques de carnaval ont ajouté aux paillettes, aux plumes et aux sifflets, des masques du « Japonais de la fédérale ». Cette tête de flic de série B se vend par milliers. Peu connaissent son nom, mais le visage du « Samouraï » est plus célèbre que celui d’une actrice de telenovela. Tous l’ont vu dans le journal du soir de TV Globo accompagner les prévenus du scandale de corruption lié au groupe pétrolier public Petrobras impliquant des politiques de tous bords et des hommes d’affaires de haut rang. Le « Japonais de la fédérale », mascotte de la justice, accompagnera en version cartonpâte les défilés d’un carnaval un peu particulier. « Le carnaval de la récession », décrit le LES INDÉGIVRABLES PAR GORCE quotidien espagnol El Pais. « La fête au bord du précipice », résume l’hebdomadaire britannique The Economist. Un carnaval des illusions perdues, aussi. Le géant d’Amérique latine n’a guère le cœur aux réjouissances. Le pays traverse une interminable récession. Depuis début 2015, les pertes d’emplois se chiffrent à plus de 1,5 million, la monnaie s’effondre, l’inflation dérape, l’affaire Lava Jato – « lavage express », l’opération « mains propres » version brésilienne – écœure les citoyens, la présidente Dilma Rousseff est menacée de destitution. LA MENACE DU VIRUS ZIKA Enfin, une épidémie étrange et monstrueuse, due au virus Zika, transmis par le moustique Aedes aegypti, est suspectée de provoquer chez la femme enceinte de graves malformations fœtales, la microcéphalie, à même de décimer toute une génération. Le Brésil est sur une pente glissante qui semble avoir symboliquement démarré après son humiliante défaite face aux Allemands lors de la Coupe du monde de 2014. Que la fête commence ? Par décence ou par obligation, certaines villes ont mis le holà aux festivités carnavalesques. Cinquante-quatre villes de 9 Etats (sur les 27 que compte le pays) ont choisi d’annu- ler les défilés ou d’en réduire les frais. A Porto Ferreira (Etat de Sao Paulo), le maire a préféré consacrer les 150 000 reais (près de 35 000 euros) prévus à l’achat d’une ambulance, relatait le quotidien Folha de Sao Paulo en janvier. A Irati (Parana), les 100 000 reais serviront à des travaux de voirie. A Cabo de Santo Agostinho, dans l’Etat du Pernambouc, la fête a tout simplement été annulée. A Mariana (Minas Gerais), où l’effondrement de deux barrages, opérés par les groupes miniers Vale et BHP Billiton, a provoqué une catastrophe écologique historique en déversant des millions de litres de boue toxique dans le fleuve Rio Doce, le carnaval a été maintenu. Mais il sera plus modeste. Le carnaval brésilien, grande liesse populaire, est devenu au fil des ans dépendant des subventions publiques et des sponsors. Comment, dès lors, reprocher à un maire inquiet de la grogne sociale de préférer investir dans une ambulance plutôt que dans un char allégorique ? Comment ne pas comprendre qu’une entreprise y regarde à deux fois avant d’investir dans une mascarade aussi sublime qu’éphémère ? Certains défilés comme ceux des écoles de samba, retransmis sur Globo pendant les quatre jours qui précèdent le carême, pourraient en rabattre, mais l’autre carnaval, celui de la rue, se joue de la crise. Emmené par les « blocos » (les fêtes des quartiers), il brave la poisse qui semble s’être emparée du pays. Débauche démocratique où – presque – tout est permis, ces « folies » ont attiré 600 000 personnes à Rio dimanche 31 janvier. A Sao Paulo, ils étaient 90 000, selon la mairie, à descendre la bien nommée rue de la Consolaçao (consolation). La veille, dans la grande ville côtière de Recife, touchée par les cas de microcéphalies, 1 à 2 millions de Nordestins se grisaient autour du Bloco Galo da Madrugada, dans une ambiance de satire et d’irrévérence mêlées. L’occasion, pour les Brésiliens, d’oublier ou, au contraire, de s’épancher sur leurs déboires sur un air de samba, maudissant Zika, la crise et surtout les politiques. Au milieu des « fantasias », on revêt le masque de la présidente haïe, Dilma Rousseff, de son prédécesseur, Luiz Inacio Lula da Silva, ou du président de la Chambre des députés, le sulfureux Eduardo Cunha, à l’origine de la procédure de destitution de la présidente et lui-même accusé de corruption. Mais la coqueluche reste le masque du « Samouraï », que l’on revêt en chantonnant : « Ah mon Dieu, j’ai mal, a tapé à ma porte le Japonais de la fédérale… » p CINQUANTEQUATRE VILLES DE NEUF ÉTATS ONT CHOISI D’ANNULER LES DÉFILÉS OU D’EN RÉDUIRE LES FRAIS [email protected] Pékin, après la puissance LIVRE DU JOUR françois bougon P rédire l’effondrement de l’Etat-parti chinois n’est pas une mince affaire. Loin de là. Ceux qui s’y sont risqués ont été invariablement contredits par la réalité. En 2001, dans son livre The Coming Collapse of China, l’auteur américain Gordon G. Chang prévoyait que d’ici à 2006 le Parti communiste chinois (PCC), au pouvoir depuis 1949, ne résisterait pas à la faillite de son système bancaire public. Trop de dettes et pas assez de légitimité politique pour résister à ce tsunami. Mais l’année fatidique est passée. Rien. Les héritiers de Mao Zedong et de Deng Xiaoping ont tenu. Gordon G. Chang n’en a pas démordu. L’heure de « sa » vérité viendrait. En 2012, s’est-il de nouveau aventuré. Nouveau flop. Dans son dernier livre, La Chine à bout de souffle, la démographe française Isabelle Attané ne se risque pas à ce petit jeu, contrairement à ce que pourrait laisser croire le titre. Elle pointe les maux d’un système qui, certes, a permis au géant asiatique de retrouver son rang parmi les économies mondiales, deuxième juste derrière les Etats-Unis, mais qui a fait son temps. Mme Attané se concentre particulièrement sur son domaine d’études, la démographie. Le « miracle chinois », une hybridation du marxisme-léninisme et du capitalisme entre autoritarisme et consommation effrénée, a été rendu possible par une « fenêtre démographique incomparable », souligne la sinologue et directrice de recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED). Un réservoir de main-d’œuvre important – plus de 940 millions d’adultes d’âge actif (15-59 ans) en 2010 – a soutenu et nourri un dynamisme économique incontestable et incontesté, et bâti un modèle fondé sur les exportations et les investissements. PÉRIODE DE TRANSITION Mais les années à venir ne seront pas aussi roses. La Chine vit un changement historique et sur elle pèse le danger d’être vieille avant d’être riche, avec tous les problèmes que cela peut entraîner, par exemple l’absence de Sécurité sociale suffisante pour les personnes âgées les moins riches… « Sa population devrait bientôt plafonner avant d’amorcer une lente décroissance, qui pourrait se poursuivre tout au long du XIXe siècle », relève-t-elle. Le modèle économique vit également une période de transition, avec la volonté des autorités de développer le tertiaire et la consommation intérieure. Dans ce contexte, l’urbanisation peut être un atout, encore faut-il accélérer l’intégration de ces « ouvriers migrants » venus des campagnes, qui sont considérés comme des citoyens de seconde zone dans ces grandes villes qu’ils ont pourtant contribué à construire et à développer. La relance de la fécondité après l’abandon de la politique de l’enfant unique est aussi une piste explorée par Pékin. Sans cacher ses craintes que les Chinois finissent par s’essouffler, car « depuis les années 1950, l’Etat a beaucoup demandé à la population », l’auteure se garde cependant de toute prédiction. Une sagesse et une prudence toutes asiatiques qui la feront échapper à la cruauté d’être démentie dans quelques années. p La Chine à bout de souffle d’Isabelle Attané Fayard, 272 p., 19 euros 14 | disparitions 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 Camille Lacoste-Dujardin Ethnologue de la culture kabyle C amille Lacoste-Dujardin est morte le 28 janvier, à Bourg-la-Reine, dans les Hauts-de-Seine, des suites d’une maladie qui, à partir de l’automne 2014, devait lentement l’éloigner de sa table de travail. Née à Rouen, le 1er mars 1929, Camille Dujardin vécut d’abord à Cherbourg, où son père travaillait comme technicien à l’arsenal maritime. Celui-ci ayant été amené, avec le personnel de la marine, à se replier pour échapper à l’occupation allemande, Camille Dujardin suivit sa famille à Casablanca. Revenue en France à l’issue de la guerre, elle finit ses études secondaires à Paris et entra à l’Institut de géographie de Paris (19491950). Deux rencontres décideraient de son orientation de recherche sur le Maghreb : celle de Jean Dresch, éminent géographe du Maghreb, et celle, sur les bancs de l’université, d’Yves Lacoste. En 1951-1952, elle commença une initiation à l’ethnologie à l’Institut d’ethnologie du Musée de l’homme avec Hélène Balfet. En compagnie d’Yves Lacoste qu’elle avait épousé et qui, jeune agrégé, avait été nommé au lycée Bugeaud d’Alger, elle partit pour l’Algérie en 1952. A la faveur de ce séjour, elle découvrit la Kabylie, sa société et sa culture. Considéré comme politiquement « indésirable » par les autorités françaises, le couple dut quitter l’Algérie en 1955. De retour à Paris, elle fit un stage au Centre de formation aux recherches ethnologiques et au département d’Afrique blanche et Levant du Musée de l’homme. Elle fut des 46 ethnologues qui, le 12 mars 1956, envoyèrent une lettre ouverte à Guy Mollet, alors président du Conseil, pour appuyer le droit à l’autodétermination du peuple algérien. A partir de 1958, attachée de recherche au CNRS, elle suivit à l’Ecole nationale des langues orientales vivantes l’enseignement du berbère et obtint, en 1961, son diplôme de berbère, ce qui devait en faire « l’une des rarissimes anthropologues français à maîtriser parfaitement le dialecte kabyle », selon l’anthropologue Alain Mahé. « Art de reconnaître » Commença alors une longue carrière au CNRS. Une fois nommée directrice de recherche, à la suite de Germaine Tillion, elle dirigea le laboratoire du CNRS « littérature orale, dialectologie, ethnologie du domaine arabo-berbère » (19781994), puis présida la section 38 : langues et civilisations orientales, du comité national du CNRS (1976-1981). Essentiellement consacrée à l’étude de la Kabylie, de sa société et de sa culture en Algérie et en diaspora, l’œuvre de Camille Lacoste-Dujardin est abondante. En premier, elle a consacré des ouvrages à la littérature orale qui, au départ de sa carrière, lui permit de conjuguer travail sur la langue et recherches ethnologiques dans un contexte de guerre en Algérie qui lui interdisait tout accès au terrain : après avoir traduit et publié en 1965 un recueil de contes et légendes de Grande Kabylie (recueillis, transcrits en caractères latins et publiés en 1893 par Auguste Mouliéras), elle fit du conte kabyle l’objet de sa thèse d’Etat en ethnologie, publiée en 1970. Deuxième axe de recherche qui élargit son audience au-delà même des études berbères : les femmes, avec plusieurs ouvrages marquants, singulièrement Des mères contre les femmes (La Découverte, 1985), mais aussi La Vaillance des femmes (La Découverte, 2008), ce dernier s’inscrivant en faux contre les thèses du « consentement à la domination » des femmes kabyles, formulées par Pierre Bourdieu. Enfin, dernier axe, celui faisant un retour sur l’ethnologie coloniale, notamment à propos d’une dramatique affaire occultée de la guerre d’Algérie, l’iconoclaste Opération oiseau bleu (La Découverte, 1997). Au-delà d’une ethnologie comme « art de connaître », Camille Lacoste-Dujardin pratiqua une ethnologie comme « art de reconnaître » : aussi fut-elle sensible à rendre aux femmes et hommes qu’elle avait rencontrés le savoir qu’elle avait acquis à leur contact, et œuvra-t-elle pour la valorisation du patrimoine cultu- Vers 1995. LOUIS MONNIER/ LA DÉCOUVERTE rel kabyle (Dictionnaire de la culture berbère en Kabylie, La Découverte, 2005). Sa vie consacrée à connaître l’univers kabyle lui valut d’ultimes hommages : la publication, en 2014, de son dernier ouvrage, à Tizi-Ouzou, et sa réception en décembre 2014 – dernière apparition publique – par la Coordination des Berbères de France à Drancy (Seine-Saint-Denis) pour ses soixante ans de recherche sur la Kabylie, qui venait humaine- Gaston Mialaret G pierre-andré baduel (directeur de recherche honoraire au cnrs) Traducteur O à 1982), pose les bases de la nouvelle discipline. Ce n’est pas la première fois que les mots « science » et « éducation » sont accolés. A l’époque de Jules Ferry, une chaire de « science de l’éducation » (au singulier) avait été confiée à la Sorbonne à Henri Marion. Gaston Mialaret, dans les années 1960, inscrit son action dans la lignée de la pédagogie. Dimension philosophique Jeune homme, il a été enthousiasmé par le plan Langevin-Wallon de 1946 en faveur de la démocratisation de l’enseignement. Il s’implique, au niveau international, dans des associations pédagogiques. Il est aussi, depuis 1949, membre du Groupe français d’éducation nouvelle, qu’il présidera de 1962 à 1969. Son parcours implique une méfiance envers tout « scientisme » et une ouverture à la dimension philosophique de la réflexion sur l’éducation. Cependant, écrit Daniel Hameline, professeur honoraire à l’université de Genève, « il pense pouvoir sortir l’éducation des sempiternelles querelles d’opinion et trancher par l’administration de la preuve ». Sans réussir sur ce point, puisque les sciences de l’éducation sont encore en butte à une contestation récurrente de leur légitimité scientifique, Mialaret opte pour la cohabitation en leur sein des différentes disciplines des sciences humaines alors en pleine émergence. Paradoxalement, ce choix de juxtaposer les approches scientifiques va contribuer à marginaliser la tradition pédagogique, qui ne peut se prévaloir d’un cadrage disciplinaire précis. Juste après la création des sciences de l’éducation, certains de leurs fondateurs 1ER MARS 1929 Naissance à Rouen 2008 Publie « La Vaillance des femmes » (La Découverte) 2005 Publie « Dictionnaire de la culture berbère en Kabylie » (La Découverte) 28 JANVIER 2016 Mort à Bourg-la-Reine (Hautsde-Seine) Jean-Pierre Carasso Fondateur des sciences de l’éducation aston Mialaret, né le 10 octobre 1918 à Cahus (Lot), et mort le 30 janvier à Garches (Hautsde-Seine), à l’âge de 97 ans, aura été l’une des figures les plus marquantes des sciences de l’éducation dans l’espace francophone. Il en fut même un des fondateurs, puisque c’est lui qui créa en France, en 1967, la première chaire universitaire portant cet intitulé. Après des études de mathématiques et de psychologie, Gaston Mialaret est d’abord instituteur, à Figeac (Lot), puis devient professeur de mathématiques en collège et en lycée. Parallèlement, il poursuit ses études universitaires et, après sa thèse, met en place, en 1948, le premier laboratoire de psychopédagogie de l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud. Devenu professeur à l’université de Caen, il y crée la licence de psychologie. En 1967, avec le soutien du ministère de l’éducation, il intitule sa chaire de psychologie « chaire des sciences de l’éducation », dont il sera ainsi le premier introducteur à l’université. La même année, les deux autres seront Maurice Debesse, professeur à la Sorbonne et figure de la pédagogie depuis la Libération, et Jean Château, professeur de psychologie à l’université de Bordeaux. Sur cette impulsion, les sciences de l’éducation seront consacrées, à partir de 1969, comme la 70e section du Comité consultatif des universités, instance qui deviendra le Conseil national des universités en 1987. Gaston Mialaret, avec une équipe de philosophes et d’universitaires qui se regroupera en 1971 au sein de l’Association des enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation (qu’il présidera de 1976 ment consacrer la longue relation privilégiée qu’elle avait nouée, notamment avec les femmes de cette communauté en Algérie et en émigration. Tous ceux qui ont connu Camille Lacoste-Dujardin conserveront d’elle le souvenir de sa « vaillance » intellectuelle et morale, de sa générosité avec ses amis, étudiants et collègues, et d’un lumineux sourire. p En 2011. PIERRE LALONGÉ/ UNIVERSITÉ DU QUÉBEC/CHICOUTIMI s’aperçurent ainsi que Célestin Freinet lui-même, mort en 1966, n’aurait probablement pas été admis dans cette discipline… Néanmoins, Gaston Mialaret, qui est resté longtemps, à travers ses publications, ses nombreuses fonctions associatives et son rayonnement international, un « pape » des sciences de l’éducation, « n’a pas été l’homme d’une chapelle », souligne M. Hameline, ajoutant qu’il a « respecté et promu les orientations des autres, dès lors qu’elles avaient leur cohérence intellectuelle et leur rationalité ». Après sa retraite, en 1984, Gaston Mialaret assure la direction du Bureau international de l’éducation à Genève (1987-1988) et multiplie les interventions dans de nombreux pays comme professeur ou conférencier. Il publie en 2003 son dernier livre, Propos impertinents sur l’éducation actuelle (PUF). Nonagénaire à l’esprit vif, il avait lancé, en 2012, un « appel pour des états généraux de l’éducation ». p luc cédelle 10 OCTOBRE 1918 Naissance à Cahus (Lot) 1962-1969 Président du Groupe français d’éducation nouvelle 1987 Publie « La psychopédagogie » (PUF) 1991 « Pédagogie générale » (PUF) 2003 « Propos impertinents sur l’éducation actuelle » (PUF) 30 JANVIER 2016 Mort à Garches (Hauts-de-Seine) n lui doit des centaines de traductions. On lui doit surtout d’avoir fait « passer » en français de nombreux auteurs américains parmi lesquels Raymond Carver ou Howard Buten. Le traducteur Jean-Pierre Carasso est mort mardi 2 février, à Quimper. Il était âgé de 73 ans. Né le 25 juillet 1942 à Marseille, Jean-Pierre Carasso étudie les lettres en hypokhâgne. Elève doué, il renonce cependant à la khâgne et s’oriente vers la traduction. Il traduira ou retraduira certains des textes les plus marquants de la littérature américaine du XXe siècle : La Conjuration des imbéciles, de John Kennedy Toole (Laffont, 1981), Last Exit to Brooklyn, d’Hubert Selby Jr (Albin Michel, 1964, retraduit en 2014) ou Trente ans et des poussières, de Jay McInerney (L’Olivier, 1993). Etroitement lié aux éditions de l’Olivier depuis leur création en 1991, Jean-Pierre Carasso était devenu un pilier de cette maison. Pour L’Olivier, il avait traduit les grands anglophones : Raymond Carver, Jay McInerney, Jonathan Safran Foer, Jamaica Kincaid, Alice Munro, Cynthia Ozick, Ethan Coen, E. L. Doctorow, Sapphire… la plupart du temps en collaboration avec Jacqueline Huet. « Un conteur avant tout » « Sa compétence était sans limites, comme ses accès de colère contre un milieu dont il fustigeait parfois la médiocrité », note Olivier Cohen, patron des éditions de l’Olivier. « Mais Jean-Pierre était avant tout un conteur. Son répertoire semblait infini, depuis le récit des mésaventures qui, à l’entendre, ne cessaient de l’accabler au quotidien, jusqu’à la saga de ses origines orientales auxquelles il ne cessait d’ajouter oralement des chapitres inédits. » Chez d’autres éditeurs, Jean-Pierre Carasso avait traduit des textes de Stanley Elkin, Ian McEwan, etc. 25 JUILLET 1942 Naissance à Marseille 1993 Traduit « Trente ans et des poussières » (L’Olivier), de Jay McInerney 2014 Retraduit « Last Exit to Brooklyn » (Albin Michel), d’Hubert Selby Jr. 2 FÉVRIER 2016 Mort à Quimper Drôle et tonitruant, Jean-Pierre Carasso savait faire preuve d’humilité devant la voix des auteurs. Dans « Comment j’ai traduit Last Exit to Brooklyn », publié sur La République des livres, le blog de Pierre Assouline, il notait : « Au risque de tomber dans le cliché qui veut que toute œuvre littéraire soit une traduction, qu’il me soit permis de penser que nous avons modestement réussi à nous effacer à notre tour stylistiquement parlant devant Selby pour laisser monter dans le lecteur toutes les émotions que ce rescapé de la tuberculose, privé de dix côtes, respirant avec un seul poumon, alcoolique, drogué et de son propre aveu assez frappadingue (“whacky”), s’est génialement acharné à évoquer. » Jean-Pierre Carasso était aussi le traducteur attitré d’Howard Buten, psychologue et écrivain américain à qui l’on doit Quand j’avais cinq ans, je m’ai tué (Seuil, 1981). Avec Buten, il avait cosigné un roman, Histoire de Rofo, clown, paru à L’Olivier en 1991. « Le visage fendu en tirelire et un chapeau à fleur vissé sur la tête », c’est comme ça qu’était né Rofo sous la plume des deux compères. Un soir, le clown était rentré chez lui accablé d’un lourd secret. Il venait de tuer Gus Brandt, son seul ami. Conte de fées pour adultes, entre l’effroi, le rire et les larmes, ce texte subtil semble à l’image de Jean-Pierre Carasso, du moins si l’on en juge par l’univers de ses écrivains de prédilection. p florence noiville carnet | 15 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 Ng Ectpgv Xqu itcpfu fixfipgogpvu Pckuucpegu. dcrv‒ogu. hkcp›cknngu. octkcigu. cppkxgtucktgu fg pckuucpeg. cppkxgtucktgu fg octkcig Cxku fg ffieflu. tgogtekgogpvu. oguugu. eqpfqnficpegu. jqoocigu. cppkxgtucktgu fg ffieflu. uqwxgpktu Eqnnqswgu. eqphfitgpegu. ufiokpcktgu. vcdngu/tqpfgu. rqtvgu/qwxgtvgu. hqtwou. lqwtpfigu fÔfivwfgu. eqpitflu. rtqlgevkqpu/ffidcvu. pqokpcvkqpu. cuugodnfigu ifipfitcngu Uqwvgpcpegu fg ofioqktg. vjflugu. JFT. fkuvkpevkqpu. hfinkekvcvkqpu Gzrqukvkqpu. xgtpkuucigu. ukipcvwtgu. ffifkecegu. ngevwtgu. eqoowpkecvkqpu fkxgtugu Rqwt vqwvg kphqtocvkqp < 23 79 4: 4: 4: 23 79 4: 43 58 ectpgvBorwdnkekvg0ht AU CARNET DU «MONDE» Naissance Alexandre STOBINSKY Aurélia SCHAFF-STOBINSKY et leur ille, Léna, ont l’immense bonheur de faire part de la naissance magistrale de Camille Jacques Buisson, son mari Et sa famille proche, ont l’immense tristesse de faire part du décès de Josette BUISSON, née HENGER. La cérémonie religieuse sera célébrée le mercredi 10 février 2016, à 15 heures, en l’église d’Etrigny (Saône-et-Loire). Bertrand Deloche de Noyelle, son mari, son amour de cinquante-sept ans, son ami, Cédric Deloche de Noyelle, son ils, Camille Deloche de Noyelle, sa ille, Nihne Deloche de Noyelle, sa petite-ille, Julie Aguttes, sa belle-ille Ainsi que Sacha et Solal Ordonneau, Daniel et Danielle Douxami, Thierry et Sylvie Douxami, Françoise et Robert Meahl, Matthieu et Danielle Douxami, Gérard et Marie-Odile Deloche de Noyelle, Alain Deloche de Noyelle, Patrick et Cécile Deloche de Noyelle, ses frères, sœurs, beaux-frères et bellessœurs et leurs enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, ont la tristesse d’annoncer la mort de Sylvie DELOCHE de NOYELLE, née Sylvie DOUXAMI, survenue le 1er février 2016, à l’âge de soixante et onze ans. L’inhumation de l’urne a eu lieu ce 9 février dans l’intimité familiale et amicale au cimetière du Montparnasse, Paris 14e, dans le caveau de famille. Un culte d’action de grâce sera célébré le 13 février, à 15 heures, au temple de l’Eglise protestante unie de l’Annonciation, 19 rue Cortambert, Paris 16e. Ni fleurs ni couronnes. Des dons peuvent être adressés à la CIMADE. « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, avec quoi la rendra-t-on ? » Evangile selon Matthieu, 5-13. le 2 février 2016, aussi pressée d’arriver que sa grande sœur. Décès M Yves Béchade, née Madeleine Tesseraud, son épouse, me Marie-Hélène Béchade (†), Anne-Marie Béchade (†), Véronique Squélard et Thierry, Xavier et Jocelyne Béchade, Bertrand Béchade, Marie-José et Frédéric Allier, Alix Béchade (†), ses enfants, Ses quatorze petits-enfants, leurs conjoints ou conjointes, compagnons ou compagnes, Ses dix arrière-petits-enfants, Les familles Tesseraud, Sourbès, Mourgues, Béchade, Lafabrie, Allier, Périnet et Squélard, ont la grande tristesse de faire part du décès, le 4 février 2016, dans sa quatre-vingt-quinzième année, de Yves BÉCHADE, Cet avis tient lieu de faire-part. 78, boulevard Saint-Germain, 75005 Paris. M Juliette Lévy, née Benamour, son épouse, Catherine et Patrice Mertl, Gabriel Lévy, Claude et Claudia Lévy, ses enfants, Alexandre, Jonathan, Julia, Hanna, Elsa, Dora, Joseph, ses petits-enfants, Ses frères, ses sœurs et beaux-frères, Ses neveux et nièces, Les familles Lévy, Bencheton, Marrache, Dahan, me ont la tristesse de faire part du décès du docteur Sion LÉVY, Bordeaux. Biarritz. Bertrand Perret et sa compagne, Catherine Louradour, Dominique Perret, ses enfants, Fleur, Charlotte et Martin, Paul, Mathilde, Maxime, ses petits-enfants, Jacques, Victor, ses arrière-petits-enfants, Les familles Perret, Garaud et Texte, ont la tristesse de faire part du décès de Mme Marie Françoise PERRET, née GARAUD, survenu le 8 février 2016, à Biarritz, dans sa quatre-vingt-douzième année. Ses obsèques seront célébrées le mercredi 10 février, à 16 heures, en l’église de Bidache, suivie de l’inhumation dans le caveau familial, à Bidache (PyrénéesAtlantiques). Paris. Mme Christine Rébélo, son épouse, Ariane Rébélo, Frédéric da Vitoria, ses enfants, Patrice, Didier, Xavier, Olivier, ses neveux, ont la douleur de faire part du décès du docteur Fernando da Piedade RÉBÉLO, survenu le 4 février 2016, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. La cérémonie religieuse a lieu ce mardi 9 février, à 14 h 30, en l’église SaintLambert de Vaugirard, Paris 15e, suivie de l’inhumation vers 16 h 30, au cimetière du Père-Lachaise, entrée par le boulevard de Ménilmontant, Paris 20 e , dans la sépulture Robert Lefebvre. M. et Mme Bruno Rebillaud, M. et Mme Gilles Rebillaud, ses enfants, Mélanie, Jeanne, Léo, Renaud et Louise, ses petits-enfants, ont la douleur de faire part du décès de La cérémonie religieuse est célébrée ce mardi 9 février, à 14 h 30, en l’église Saint-Stanislas-des-Blagis, 104, avenue Gabriel Péri, à Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine), suivie de l’inhumation à 16 heures, au cimetière de Sceaux, 170, rue Houdan. professeur d’ Histoire bienveillant, bricoleur passionné, jardinier amoureux des plantes, cuisinier d’exception et grand amateur de bonne chère, père, mari et grand-père aimant... et tant d’autres choses encore. Jean-François MANDROU, # # $ !# $ # #$ $# &. + *2.+ #$ $ #$ $ $# $ # *'$ %&# & #$ # . *&%%* # $ !# ! #! *%& + &/& #$ %# # # " $ #$ ! #! # %&!- &(). % * ** %%#&%. * % # %* # * .* # # ** &.*-& + # % *&% 2#/ .$%% *%. (*$%- * # $ $ %%- &- # (( &.* # 3"&0+" # $# *%" &%%+ # .** % * +- % ++&# #$ $ $ %# $ $ ##+ /% &- #$ $ %# $ $ .# % *&&.*#$ % !# # #! %%- * # % &.1 #$ #!#$ * + (-&&*&. # &#+ $%3 * 3 #$ *%" &. # $ $ -* %  # # * +- % ! !$ % ** * (*+ %- +- % *% & / (*+ %- le 4 février 2016, à l’âge de cinquante-quatre ans. La SoPHAU s’associe au chagrin de ses proches. Ingrid, son épouse, Thomas et Claudia, Arnaud et Laurence, Alexandre, Luc, Marlène, ses petits-enfants Et ses amis, Eric et Yulia Vassalli, Nicolas et Taruna Vassalli, Camille-Alexandre Filippi, Pascal Filippi, ses petits-enfants, Raïssa Bambara et sa famille à Ouagadougou, ont la grande tristesse de faire part du décès de Plateforme de la création architecturale, M. René-Jean WILHELM, Les rendez-vous métropolitains, Saint-Etienne, nouvelle économie créative, jeudi 11 février 2016, à 19 heures. survenu le 3 février 2016, à Genève, à l’âge de cent ans. Le service funèbre aura lieu le jeudi 11 février, à 14 h 45, en la chapelle du Centre funéraire de Saint-Georges, PetitLancy, Canton de Genève. Bernard SOUCHE, architecte DPLG. honoraire, Cet avis tient lieu de faire-part. survenu le 7 février 2016, à l’âge de soixante-dix-huit ans. Les obsèques auront lieu le vendredi 12 février, à 13 heures, au crématorium du cimetière du Père-Lachaise, 71, rue des Rondeaux, Paris 20e. Virginie SUMPF, née LAMOUR, survenu le 4 février 2016, à l’âge de soixante-trois ans. Les obsèques se dérouleront le jeudi 11 février, à 16 heures, au crématorium du Val de Bièvre, à Arcueil. Les Entretiens de Chaillot, Youssef Tohmé, Ytaa, Beyrouth, lundi 15 février 2016, à 19 heures. Entrée libre, inscriptions sur citechaillot.fr Au docteur Albert Adrien DAT. Cérémonie religieuse ont la profonde tristesse de faire part du décès de Les Rendez-vous Critiques, avec Frédéric Edelmann, Richard Scofier, Sophie Trelcat, Philippe Trétiack. Tribune animée par Francis Rambert jeudi 18 février 2016, à 19 heures. Anniversaire de décès Cela fait un an, tu nous manques... Jacqueline Lamour, sa mère, Alban, Alexandre, Minh et Paul, Sa famille, Ses amis, L’Espace culturel et universitaire juif d’Europe : hommage à Béate et Serge Klarsfeld « Justice n’est pas vengeance... », mercredi 10 février 2016, à 18 heures. Film « La Traque » à 19 h 30. Témoignages en présence de nombreuses personnalités. www.centrecomparis.com 119, rue La Fayette, 75010 Paris. Julie, Emilie, Krish et Alya, ses arrière-petits-enfants, ancien directeur adjoint au Comité international de la Croix-Rouge, font part du décès de Communications diverses Nominations Le vendredi 5 février 2016, ont été élus à l’Académie des Inscriptions et BellesLettres deux nouveaux associés étrangers, M. Thomas RÖMER, Jean-Philippe et Eric, ses enfants, Ses six petits-enfants, vous convient à un culte d’action de grâce, au Temple protestant de PassyAnnonciation, 19, rue Cortambert, Paris 16 e , le mardi 16 février 2016, à 10 h 30, à l’intention de M. Roland PEUGEOT, décédé le 6 janvier 2016, dans sa quatre-vingt-dixième année. spécialiste du monde de la Bible, exégète de l’Ancien Testament et philologue, professeur au Collège de France, dont il est le vice-administrateur, né à Mannheim (Allemagne), le 13 décembre 1955, M. Michael SCREECH, historien de la littérature du 16e siècle, spécialiste de Rabelais et de Montaigne, Emeritus fellow du All Souls College d’Oxford, né à Plymouth (Grande-Bretagne), le 2 mai 1926. Mme Jane REBILLAUD, née BRIGAND, survenu le 5 février 2016, à l’âge de quatre-vingt-seize ans. FORMULE INTÉGRALE La cérémonie religieuse aura lieu le jeudi 11 février, à 14 h 30, en l’église Saint-Lambert de Vaugirard, Paris 15e. 3 MOIS 9, place Adolphe-Chérioux, 75015 Paris. LE QUOTIDIEN ET SES SUPPLÉMENTS + M LE MAGAZINE DU MONDE + L’ACCÈS À L’ÉDITION ABONNÉS DU MONDE.FR 7 JOURS�7 Plamen Roussev, Lutchezara Roussev, ses enfants, Ses petits-enfants Ainsi que toute la famille, 69 ont la tristesse de faire part du décès de survenu le 6 février 2016, dans sa quatre-vingt-seizième année. Toute sa famille Et ses proches, professeur d’histoire grecque et président de l’université de Caen, Marjolaine et Jean-Dominique Vassalli, Laurence et Freddy Filippi, ses enfants, ont la tristesse de faire part du décès de survenu le 6 février 2016, à Versailles. conseiller maître honoraire de la Cour des comptes, oficier de la Légion d’honneur. Pierre SINEUX, Genève. Paris. Old Greenwich (USA). Adèle, Sarah, Nathael, Emilie, ses arrière-petits-enfants, Mme Milka ROUSSEVA, Résidence la Source, 30 ter, rue Séméraire, 78150 Le Chesnay. a la tristesse d’annoncer la brutale disparition de Cet avis tient lieu de faire-part et de remerciements. chevalier de la Légion d’honneur, Les obsèques ont lieu ce mardi 9 février, au cimetière parisien de Bagneux, à 15 heures. La Société des professeurs d’histoire ancienne de l’université (SoPHAU), � La cérémonie religieuse sera célébrée le mercredi 10 février, à 9 heures, en la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky, 12, rue Daru, Paris 8 e , suivie de l’inhumation au cimetière du Montparnasse, Paris 14e, dans le caveau de famille. AU LIEU DE 195€ Plamen Roussev, 20, rue Clément-Marot, 75008 Paris. Mme Simone Sandier, son épouse, Hélène, Etienne et Natacha, ses enfants, Myriam, Alexandra et Irène, ses petites-illes, Yvonne, sa belle-sœur, Ses neveux et nièces, ont la douleur de faire part du décès de M. Gérard SANDIER, survenu le 8 février 2016. Les obsèques auront lieu le mercredi 10 février, à 15 heures, au cimetière du Montparnasse, 3, boulevard Edgar-Quinet, Paris 14e. Ni leurs ni couronnes. Cet avis tient lieu de faire-part. 16, rue du Docteur Roux, 75015 Paris. BULLETIN D’ABONNEMENT A compléter et à renvoyer à : Le Monde - Service Abonnements - A1100 - 62066 Arras Cedex 9 152EMQADCV Oui Nom : je m’abonne à la Formule Intégrale du Monde Le quotidien chaque jour + tous les suppléments Prénom : + M le magazine du Monde + l’accès à l’Édition abonnés Adresse : du Monde.fr pendant 3 mois pour 69 € au lieu de 195€* *Prix de vente en kiosque **Sous réserve de la possibilité pour nos porteurs de servir votre adresse Lyon. Etrigny. 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NOUR FILMS HOMELAND : IRAK ANNÉE ZÉRO pppp T out au long de l’année 1991, le critique Serge Daney consacre, dans ses colonnes de Libération et d’ailleurs, de nombreux articles à la couverture médiatique, plus précisément télévisuelle, de la guerre du Golfe. « Ce qui a frappé tout le monde face à ce télé-Irak bombardé, écrit-il alors, c’est la disparition des images », car, préciset-il plus loin, « nous entrons dans une période où l’image n’existe plus que du point de vue du pouvoir, c’est-à-dire d’un champ sans contrechamp ». Ce contrechamp eût été, selon l’auteur, de montrer, non pas « le fantasme de la guerre en direct », ni ces visuels robotiques de missiles pleuvant sur Bagdad, mais la vie de tous les jours et ses lieux, intérieurs et extérieurs, foyers, rues, « boîtes de nuit », pour attester que l’« autre », le peuple irakien, avait bien un visage, et pas forcément celui de Saddam Hussein. Abbas Fahdel, Franco-Irakien installé en France depuis ses 18 ans, qui fut l’élève de Daney à l’université, a pris son invective au sérieux. Douze ans plus tard, en février 2003, alors que la coalition menée par les Etats-Unis s’apprête à lancer une nouvelle offensive en Irak, sous le prétexte de dénicher des « armes de destruction massive », le cinéaste revient au pays avec une caméra légère et se met à filmer les membres de sa famille, partout, tout le temps, et à travers eux ce quotidien irakien, dont nous savions si peu de chose, qui faisait jusqu’alors tant défaut. Deux mois après l’assaut américain qu’il a vécu depuis la France, Fahdel reprend le tournage, retrouve les mêmes personnes, les mêmes lieux, ébranlés par un choc terrible dont il est encore difficile de prendre la mesure. Le film qu’il tire des cent vingt heures de rushes accumulés, grande fresque qui nous parvient près de dix ans après les faits, est découpé en deux parties : un « avant » et un « après » ce point aveugle qu’est la guerre. La première partie, « Avant la chute », nous accueille le matin, au réveil de la famille, entre le crépitement du poêle, la chaleur du thé et la télévision qui crache un spot de propagande, où Saddam Hussein apparaît en Petit Père des armées. Ce qui sous-tend le volet, c’est évidemment l’imminence du conflit, qui plonge chacun Bagdad, ville ouverte En 2002 et 2003, Abbas Fahdel a filmé l’irruption de la guerre dans le quotidien de sa famille, en Irak ; de ces images précieuses, il a tiré une fresque déchirante dans une sorte de résignation angoissée, ravive le souvenir encore proche de l’embargo (1990-1996), qui avait si durement frappé la population, voire celui plus lointain de la longue guerre avec l’Iran (1980-1988). Alors, on creuse un puits dans le jardin, on fait des provisions de nourriture et de médicaments, on consolide les vitres avec des bandes de Scotch, on joue à la guerre, mais surtout, on attend. Un autre sentiment, très vite, prend le relais, celui que ce mode de vie, qui se perpétue malgré tout, ne disparaisse bientôt dans la déflagration de la guerre. Dans la plus pure tradition du documentaire, Fahdel recueille alors tout ce qu’il peut, sans autre intervention de sa part qu’un sous-titrage contextualisant (pas de commentaires). C’est la belle séquence du marché, où la caméra Le film considère la famille comme le point d’ancrage d’un large déploiement vers le paysage social, naturel, culturel de l’Irak largue les amarres familiales, pour aller « collectionner » les établis, les visages, les matières, les produits, les épices, le chant élégiaque d’un mendiant aveugle. C’est aussi le merveilleux passage des vacances à Hit, dans la bellefamille, où les enfants, au soleil couchant, jouent sur les rives du Tigre, à proximité de majestueux vestiges assyriens (qu’en restera- t-il ?). Dernières heures d’une existence résiduelle dont la perte annoncée se noie dans les reflets mordorés du crépuscule. Un monde peuplé d’enfants La seconde partie, « Après la bataille », est consacrée aux stigmates des affrontements, aux béances flagrantes qu’ils viennent de creuser dans le tissu social : bâtiments délabrés, traces d’incendies, ruines omniprésentes, quartiers résidentiels détruits. Le revers de la propagande baasiste, c’est désormais l’occupation américaine, avec les longues rangées de véhicules militaires qui sillonnent ou bloquent les rues, et les injonctions plus ou moins conciliantes des soldats. Dans les détonations éclatant à toute heure, dans la menace qui circule de gangs nés du chaos, qui tirent à vue, enlèvent femmes et enfants, se profile l’ori- gine délétère de l’organisation Etat islamique. Homeland ne considère pas tant la famille comme refuge, mais surtout comme le point d’ancrage d’un plus large déploiement, vers le paysage social, naturel, culturel de l’Irak, assemblant, dans un montage extraordinaire, un rhizome de rencontres, de discours, d’affects, de refoulements, de craintes, d’aspirations, et même de déni (l’épisode des juifs convertis à l’islam). Il y a là tout un héritage néoréaliste, rossellinien (si cher à Daney), comme l’indique le sous-titre du film – en référence à l’Allemagne année zéro, de Roberto Rossellini (1948). A ce titre, les images, d’apparence fragile, domestique, qui prêtent si peu le flanc à l’épate, ne sont si belles, si justes, qu’à mesure de leur anonymat, de leur dépouillement, par cette façon de ne jamais ornementer ni « griffer » le réel d’un auteurisme surplombant. Mais ce qui frappe le plus, ici, c’est à quel point l’Irak que nous montre le film est un monde peuplé d’enfants. Ils semblent surgir de partout, faire du moindre tas de gravats leur terrain de jeu, et la caméra de Fahdel éprouve pour ceux-ci un véritable tropisme. Mieux, le cinéaste réserve à son neveu d’une dizaine d’années, le petit Haidar, le rôle principal d’Homeland, le laissant peu à peu devenir une sorte de guide, d’éclaireur, d’enquêteur, d’indicateur, partout où la caméra passe. Idée sublime que de confier les rênes du film, non pas à la raison adulte, ni même à une autorité certifiée, mais à un petit garçon rayonnant, enjoué, terriblement lucide. Plus le film avance et plus il se referme sur lui comme un mausolée – puisque Haidar fut raflé par une rafale de tirs perdus (ce qu’on apprend dès la première partie). Raison pour laquelle Abbas Fahdel a mis si longtemps à affronter ces images, et qui achève de conférer à ce geste documentaire, d’une ampleur et d’une urgence inouïes, une terrassante densité émotionnelle. p mathieu macheret Documentaire irakien d’Abbas Fahdel. En deux parties (2 h 40 et 2 h 54). Abbas Fahdel : « Je me sens comme un survivant » Le réalisateur, arrivé en France à 18 ans pour étudier le cinéma, raconte son retour en Irak et l’aventure de son film ENTRETIEN A utoproduit, son home movie irakien de six heures a fait le tour du monde des festivals, rencontrant un insolent succès. Premier étonné de l’affaire, Abbas Fahdel, cinéphile mordu réfugié en France depuis trente ans, nous parle de son histoire et de son amour du cinéma, de l’exil et de la liberté, de religion et de politique. Il apparaît que sa vie est un roman conté avec une verve orientale, un humour percutant, un humanisme opportunément hors de saison. Ce choix de la France ? Une vieille histoire. Mon père était cuisinier de la prison de Hilla [à 100 km au sud de Bagdad], et assez cinéphile. A 14 heures, il rentrait de son travail, allait vendre des crêpes salées en ville dans une charrette à bras, puis je le rejoi- gnais et on allait au cinéma. C’était un triple programme, avec des films qui changeaient tous les jours. On voyait des comédies musicales égyptiennes, des westerns spaghettis, de l’art et essai. C’est là que j’ai découvert La Nuit, d’Antonioni, et Le Mépris, de Godard, qui m’a ouvert un monde que je ne soupçonnais même pas. J’ai aussi découvert Jules et Jim, de Truffaut, au centre culturel français, Jeanne Moreau et la langue française m’ont subjugué. J’avais 15 ans, je savais que je voulais devenir réalisateur, mon père était d’accord, puis il a changé d’avis, il a eu peur. Je suis parti quand même, avec l’appui secret de ma mère, et je n’ai jamais revu mon père, qui est mort avant que je ne revienne au pays. L’installation ne fut-elle pas trop difficile ? Elle l’a été, mais j’étais trop heureux pour m’en apercevoir. Je n’avais pas un sou, je ne parlais pas la langue, j’habitais une chambre de bonne à Pigalle avec les prostituées et les travestis à ma porte, Paris me terrorisait, mais j’allais étudier le cinéma ! Renonçant à l’Idhec, je me suis inscrit à Paris-III, où enseignait Serge Daney. Pour gagner des sous, j’ai même fait les vendanges, ce qui m’a permis de visiter le pays. A la Cinémathèque, j’ai rencontré Henri Langlois, qui me donnait la permission de me faufiler dans la salle. Qu’est-ce qui motive, en 2002, votre retour en Irak pour y filmer ? L’imminence de la guerre, un pressentiment apocalyptique. Je me dis que si les Américains y retournent, ils vont raser le pays. Il me semble impératif de rejoindre ma famille, de filmer le pays de mon enfance, dont j’ai le sentiment qu’il peut disparaître. Et puis je souffrais de la représentation qu’on donnait de l’Irak en Occident. Je n’y retrouvais ni le pays ni les hommes. Vingt-cinq millions d’Irakiens étaient sans visage. J’ai tourné de février 2002 à juillet 2003, en y retournant plusieurs fois. A la fin, mon neveu s’est fait tuer, et pendant dix ans, je n’ai même plus voulu regarder ces rushes. Mais vous finissez par les regarder. Oui, et je vois soudain le film. J’essaie de vendre l’idée à la télévision, personne n’en veut. Je le monte seul, enragé contre ce formatage dont plusieurs autres de mes films avaient été l’objet. Je le monte contre la télévision. Sur une durée longue, sans un mot de commentaire, sans simplisme pédagogique. Et le film prend miraculeusement vie grâce aux festivals. Luciano Barisone, du festival Visions du réel, à Nyon [Suisse], est le premier à y croire. Une trentaine d’autres à sa suite. Je suis le premier surpris, je pensais que les gens en avaient marre de l’Irak. C’est tout le contraire qui se passe. Les gens découvrent que les Irakiens sont comme eux ! Que ce ne sont ni des arriérés ni des sauvages, qu’ils n’ont rien à voir avec l’image qu’on donne du pays depuis vingt ans. Il y a une sorte de déterminisme de la mort dans votre parcours. Votre père que vous fuyez pour devenir cinéaste, votre neveu dont la présence et l’absence déterminent votre film… Oui, c’est vrai. Et il y a eu aussi cet état de guerre quasi permanent en Irak. En même temps, c’est ce qui me fait sentir comme un survivant et regarder le monde différemment. Il faut avoir vécu cette menace du néant pour mesurer ce que la vie a de précieux, pour s’attacher à la trivialité des êtres et des choses. On se rend aussi compte en voyant votre film que l’invasion américaine est le point de départ d’un chaos dont on subit depuis lors les conséquences. Ils ont ouvert la boîte de Pandore. La destruction de l’Etat a attisé les conflits et débouché sur la loi de la jungle, sur la prolifération des milices et des voyous. L’Etat islamique, ce sont les mêmes qui se sont redéfinis comme des fous de Dieu. Et en réaction, tout le monde revient en arrière. La déchéance de nationalité me fait sentir aujourd’hui comme un citoyen de seconde zone en France. J’appartiens pourtant à une génération qui pensait que le progrès était inéluctable. p propos recueillis par jacques mandelbaum culture | 17 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 Face au viol, l’arme de la foi Lou de Laâge (au centre) incarne un médecin de la Croix-Rouge. MARS FILMS Anne Fontaine relate le drame vécu par des nonnes, enceintes après avoir été abusées par des soldats russes, en Pologne, en 1945 pppv T rès différents dans le ton, la forme, les interprètes et leurs styles de jeu, les deux derniers films d’Anne Fontaine, Gemma Bovery (2014) et Perfect Mothers (2013), avaient ceci de commun de placer le plaisir des sens à la racine de leurs histoires. Perfect Mothers, adaptation des Grand-Mères, de Doris Lessing, mettait en scène deux quadragénaires entretenant chacune une liaison avec le fils de l’autre. Gemma Bovery, inspiré de Madame Bovary, contait les amours extraconjugales d’une jeune femme fraîchement installée en Normandie. Au cœur de l’histoire des Innocentes se trouvent les rigueurs de la vie monastique et la foi. Inspiré de l’histoire vraie de Madeleine Pauliac, jeune médecin de la CroixRouge qui se trouvait en 1945 en Pologne, le film se construit à rebours du plaisir des sens, dans le traumatisme d’un viol collectif. On n’éprouvera de ce dernier qu’un écho, quelques mois plus tard, lorsque Mathilde Beaulieu (remarquable Lou de Laâge, précise dans sa jeunesse un peu grave, avec une pointe de sauvagerie dans l’œil), avatar de Madeleine Pauliac, est amenée en secret par une jeune sœur dans un couvent. Y vivent plusieurs religieuses enceintes de soldats russes qui les ont agressées lors de leur passage. Si la sensualité n’y sera presque jamais de mise, Les Innocentes relève pourtant à nouveau d’une approche profondément sensorielle du langage cinématographique, qui trouve ici une puissance et une beauté singulières. On y parle beaucoup : Madeleine, fille de communistes, débat avec Sœur Maria (mystérieuse et subtile Agata Buzek), affronte la mère supérieure (Agata Kulesza, passant après Ida du côté monastique du dilemme, avec la même intensité de jeu), joue au chat et à la souris avec son supérieur à la CroixRouge, Samuel (Vincent Macaigne, auquel l’assurance va bien). Des dialogues fins et sensibles Les dialogues imaginés par Anne Fontaine et Pascal Bonitzer sont aussi fins que sensibles : il y a du sublime et du grotesque dans chaque rôle, une âme dans chaque personnage, même ceux qui n’ont que quelques répliques et quelques plans pour exister. La confrontation de l’athéisme, de la foi et de l’application des règles monastiques donne lieu à des joutes oratoires formidables, étonnantes d’actualité. Mais l’œil est happé bien avant que l’esprit ne s’éveille à l’histoire, dès ce prologue sans paroles où l’on suit une jeune sœur traversant la forêt ouatée de neige. La terrible histoire n’a pas encore été dite : cette forêt blanche pourrait encore être le théâtre d’un conte. Mais il y a dans l’urgence du pas, la peti- Les tribulations d’une Libanaise à Paris Danielle Arbib nous replonge dans la vie estudiantine de la France des années 1990 PEUR DE RIEN ppvv P aris, 1993. C’était il y a longtemps, hier, ou peut-être aujourd’hui. Imaginant les tribulations d’une étudiante libanaise dans la capitale, Lina, Peur de rien promène son spectateur entre passé tout court, passé proche et présent. En 1993, on paie encore en francs et les cabines téléphoniques servent à téléphoner : passé. Lorsqu’on parle politique, on dit déjà « Le Pen », mais encore « Jean-Marie » : passé proche. Les douze travaux d’Hercule sont une récréation au regard des formalités d’inscription à la Sorbonne, et l’on y suit déjà certains cours assis par terre : présent. On y rencontre des profs qui parlent à un amphi comme à un ami proche, avec des mots qui vibrent : « J’ai relu Pascal ce dimanche, et j’ai pensé à vous. » Fiction ? Paris vécu, Paris connu, Paris rêvé : Danielle Arbid ne nous invite pas à un cours d’histoire, mais à un tableau amoureux de la France et de sa capitale. Un polyptyque construit au gré des idylles de Lina, qui lui ouvrent des Paris différents – nanti ou fauché, étudiant ou trentenaire, communiste ou royaliste, indolent ou engagé. On lui reproche un jour ces revirements au gré des portes qui se ferment et s’ouvrent, mais Lina est moins opportuniste que curieuse, moins coureuse que gourmande, elle a 18 ans, le sourire aux lèvres, et du temps encore devant elle pour juger et passer en jugement. Le film pourrait ne se donner à voir que légèrement. C’est plus complexe. Ce Paris au passé proche nous interdit de vivre le présent : depuis 2016, on est toujours plus vieux que Lina. On téléphone avec un portable. Le Pen a changé de sexe et de prénom. Qu’avonsnous gardé en un quart de siècle, défait, nié, que reste-t-il à faire ? Peur de rien, qui a la joie au cœur comme son héroïne, n’impose pas ces questions, il les propose, comme elle se propose ellemême à la rencontre, en souriant. Ce sourire ne rend pas la vie politique plus stimulante ni la France moins contradictoire, mais il aide à y vivre. Reste à savoir s’il se conjugue au passé, au passé proche, à la fiction ou au présent. p n. lu. Film français de Danielle Arbid. Avec Manal Issa, Vincent Lacoste, Paul Hamy, Damien Chapelle, Dominique Blanc… (2 heures). tesse du visage cerclé par la coiffe, le mouvement de la cape sombre, un mélange de fragilité et de grandeur dans lequel tout le film se devine, où l’émotion naît déjà. Caroline Champetier, à la photographie, continuera de travailler la palette de ces images superbes : un double jeu de contrastes et de nuances bleutées, des lignes fortes, floutées dans les scènes d’intérieur par des jeux de lumière délicats donnant à certains plans cette vibration singulière des tableaux de Georges de La Tour. Un matériau subtil et expressif, dont cette grande artiste fait merveille. C’est à l’oreille ensuite, mais autour ou à la place des mots, que l’histoire se raconte en une partition de sons quotidiens faite de tonalités capricieuses et de contretemps. Un instant, le rire cristallin d’une jeune sœur ricoche contre les murs du couvent, faisant jaillir la joie après le naufrage. L’instant suivant, le fracas encore lointain d’une troupe de soldats ramène toutes les souf- L’histoire se raconte en une partition de sons quotidiens faite de tonalités capricieuses et de contretemps frances passées sur les visages. A ce stade de l’histoire, l’emprise physique du film est telle qu’on a le sentiment que tout y fait sens, une lampe allumée dans une chambre obscure, un chuchotement, une fissure entre deux pans de mur ; les arbres sous la neige ont des airs de forêt de symboles. La force de ce récit écrit et porté à l’écran avec toute la sensibilité possible est de parvenir à transmettre cette sensibilité au spectateur : une capacité d’attention aux détails presque invisibles, petits gestes et sons infimes. Elle invite dans le présent du film à vivre et à sentir l’histoire avant de la juger, et autorise au bout du parcours les effets les plus grands, sans que l’on perde jamais en sens ni en justesse, comme ces violons languissants d’On the Nature of Daylight de Max Richter, qui referment, avec tout le lyrisme auquel il a gagné le droit, ce beau film sur la foi, l’enfantement, mais surtout sur la tolérance. p noémie luciani Film franco-polonais d’Anne Fontaine. Avec Lou de Laâge, Agata Buzek, Agata Kulesza, Vincent Macaigne (1 h 55). « Les Tuche 2 » triomphe au box-office Avec plus de 1 million de spectateurs en cinq jours, Les Tuche 2 : Le Rêve américain opère un démarrage en trombe qui annonce, à l’arrivée, des scores bien supérieurs au premier volet des aventures de cette famille de prolétaires excentriques (la production vise aujourd’hui les 3,8 millions de spectateurs). Devenue en quelques années un véritable phénomène populaire, cette comédie signée Olivier Baroux, interprétée par JeanPaul Rouve et Isabelle Nanty, avait rassemblé 1,5 million de spectateurs en salles en 2010, et consolidé sa notoriété en faisant exploser l’Audimat à chacun de ses passages télé, VOD, etc. Loin derrière, en deuxième position, Chocolat, de Roschdy Zem, qui ravive la mémoire du clown Chocolat, fils d’esclave afro-cubain devenu, au début du XXe siècle, une vedette du music-hall, peut se targuer d’avoir damé le pion à la stridente machine de guerre hollywoodienne Alvin et les Chipmunks. « UN FILM PUISSANT ET AMBITIEUX » MARIANNE COUP DE CŒUR Julie Bertuccelli dans ELLE Les Prix Lumières de la presse étrangère couronnent « Mustang » Le film Mustang de la réalisatrice Deniz Gamze Ergüven a été sacré, lundi 8 février, meilleur film lors des 21e Prix Lumières décernés par les correspondants de la presse étrangère en France. Le film défendra les couleurs françaises aux Oscars le 28 février. – (AFP.) UN FILM DE NAËL MARANDIN QIU LAN CRÉATION LES INNOCENTES YA N N I C K C H O I R AT /LaMarcheuse LOUISE CHEN PHILIPPE LAUDENBACH ACTUELLEMENT AU CINÉMA REZOFILMS.COM 18 | culture 0123 Petits arrangements autour d’un pactole L A Le Roumain Corneliu Porumboiu renoue avec la veine comique S E M A I N E MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 LE TRÉSOR D E pppv Pince-sans-rire Pourtant, Porumboiu ne lâche rien de son jeu matois du chat et de la souris avec le spectateur. Difficile, dans un premier temps, de définir clairement un sujet, dans cette histoire de deux voisins grevés de dettes, Costi (Toma Cuzin) et Adrian (Adrian Purcarescu), qui se piquent d’aller déterrer un trésor hypothétique, dans la maison de campagne du second. Tout commence comme une fable pince-sans-rire sur la précarité des classes moyennes roumaines. Costi, père de famille, salarié trop honnête, s’échine à recueillir la somme qui lui permettra de louer le détecteur de métaux nécessaire à l’exhumation du pactole. Mais les liquidités manquent, en temps A U T R E S F I L M S C La chasse au trésor de deux voisins grevés de dettes, Costi (Toma Cuzin) et Adrian (Adrian Purcarescu) ADI MARINECI/LE PACTE Plus la réalité du trésor s’éloigne, plus sa virtualité s’accroît et sature l’espace des personnages de crise, et l’opération nécessite une combinaison serrée de petits arrangements et d’économies de bouts de chandelle, qui menace de capoter à tout moment. Avant de sonder le sol, il faut d’abord sonder la possibilité d’un butin, sonder son complice, se sonder soimême et ses propres « avoirs ». Le comique est alors affaire de distance entre l’imaginaire aventureux que charrie l’idée du trésor et les ajustements sordides, tout à fait antihéroïques, auxquels les personnages en sont réduits. Puis le sujet se reconfigure à vue. Les compères, bientôt rejoints par un troisième larron, employé nonchalant qui manie le détecteur selon le principe du moindre effort, se retrouvent face à un jar- din qui ne veut rien leur livrer de ses secrets. Où creuser ? Comment comprendre les miaulements électriques de l’appareil, ou les graphiques en 3D qui modélisent les profondeurs du sol ? Les esprits s’échauffent, les mots volent plus haut que d’autres, et la situation s’opacifie à mesure que la nuit tombe. Plus la réalité du trésor s’éloigne, plus sa virtualité s’accroît, sature l’espace physique et mental des personnages, et vire à l’obsession. On touche là au cœur du projet de Porumboiu : la résistance butée d’un réel indifférent, qui piège les hommes aux rets de leurs propres discours et de leurs vaines légiférations. Il en va ainsi du trésor, dont on pensait qu’il renfermait, symboliquement, le refoulé des exactions communistes, mais qui n’a peut-être d’autre signification que la présence têtue de ce gazon clairsemé, de ce grand chêne penaud, de cette maison délabrée, qui semblent regarder les personnages droit dans les yeux, comme pour les interroger à l’endroit de leur crédulité. Au-delà de ce programme de brouillage, le film finit par se révé- L E S orneliu Porumboiu est le cinéaste le plus insaisissable de la « nouvelle vague roumaine », qui a bien du mal à se renouveler. Rien, dans ses films, de l’hyperréalisme obtus, affirmatif et sérieux de certains de ses compatriotes ; mais une façon discrètement narquoise de contrecarrer le bloc des réalités (Policier, adjectif, 2009), de taquiner le sens du visible (Métabolisme ou Quand le soir tombe sur Bucarest, 2013), de trébucher sur les chausse-trappes du langage (12 h 08 à l’est de Bucarest, 2006), le tout pour mieux épingler l’opacité des notions de code, de loi, de devoir. Jusque-là, ses films se présentaient sous la forme d’expérimentations ou de dispositifs (Match retour, 2014, échange entre le cinéaste et son père sur la retransmission d’un vieux match de foot), certes passionnants, mais dont le côté parfois abrupt pouvait encore rebuter. Le Trésor, montré en 2015 à Cannes (où il reçut le prix Fipresci et le prix du jury Un certain regard), renoue avec la veine comique de la première heure, celle de 12 h 08 à l’est de Bucarest, qui l’avait révélé à la Quinzaine des réalisateurs, et revient à une forme narrative plus abordable, ouverte à un public plus large. ler moins cynique qu’on pouvait le penser, dans une dernière partie magnifique, dont il ne faut évidemment rien dévoiler, sinon qu’elle est stevensonienne en diable et qu’elle réaffirme l’enchantement du réel par la transfiguration de ses valeurs. Elle renvoie à la toute première image du film, celle d’un petit garçon boudeur, déçu parce que son papa (Costi) n’est pas venu le chercher à l’école, et qui se réchauffe, le soir, à la lecture de Robin des bois. C’est alors seulement, à l’occasion d’un dernier plan superbe, s’élevant majestueusement vers le soleil, par-dessus un jardin d’enfants, qu’on comprend que Le Trésor est un grand film sur le contrat, c’est-à-dire sur la « parole donnée ». Contrat réel, moral, social, mais avant tout, car c’est là le plus important, cette promesse tacite qui lie indéfectiblement les turpitudes de l’adulte aux rêves éternels des enfants. p mathieu macheret Film roumain et français de Corneliu Porumboiu. Avec Toma Cuzin, Adrian Purcarescu, Corneliu Cozmei (1 h 29). Après un début aux allures de documentaire militant, le film de Jean-Henri Meunier vire au road-movie burlesque avec, pour héros, Jean-Marc Rouillan et Noël Godin ppvv U n vieil homme à la démarche mal assurée arrive gare du Nord, à Paris. Il passe en taxi à l’hôpital Lariboisière pour prendre un autre sexagénaire, plus alerte, qui sort d’une visite de contrôle avec de bonnes nouvelles : son cancer est toujours en rémission. Le premier vient de Belgique, le second de prison. Noël Godin, entarteur anarchiste, et Jean-Marc Rouillan, ex-membre d’Action directe, commencent un incertain voyage. Pendant les quatre-vingt-dix minutes qui vont suivre, le sentiment qui dominera chez le spectateur (chez celui-ci en tout cas) sera l’incrédulité. Jean-Henri Meunier, le réalisateur, fait d’abord semblant de lancer ses deux personnages (car il apparaît très vite que les deux hommes tiennent un rôle, celui que la vie leur a assigné) sur une trajectoire militante rectiligne. Ils sont à la recherche d’une grosse voiture – une Cadillac noire, Rouillan n’en démord pas – pour parcourir les routes de l’Europe rouge, ou de ce qu’il en reste : la Catalogne indépendantiste, Gênes l’altermondialiste, la Grèce victime de l’Europe. Mais tout va de travers, la voiture se fait désirer (et le désir de voiture du partisan de la lutte armée devient un leitmotiv), des acteurs (Miss Ming, Sergi Lopez) se mêlent aux militants zadistes que croise le duo. Le doute finit par se dissiper, ce film est une fiction, une espèce de grande vadrouille sur les routes de la subversion. Noël Godin est un personnage lunaire, dont les affections multiples entravent les mouvements mais pas le langage : enfoncé dans la boue d’un campement ou crapahutant le long d’une voie de chemin de fer, il n’arrête pas de pérorer. Jean-Marc Rouillan garde un air bougon, égrène ra- geusement les raisons de l’échec de la révolution. Se constitue ainsi un duo de cinéma classique qui met aux prises une énergie brute et une force d’inertie, la puissance du geste et celle de la parole. La mise en scène est évidente, mais aussi la vérité de ces deux regards sur des idéaux qui s’estompent dans les brumes du passé. Laurel et Hardy du grand soir On pourra, bien sûr, reprocher à Faut savoir se contenter de beaucoup d’éluder les questions que pose l’histoire qui surgit par la seule présence de Rouillan. On voit une affiche célébrant Puig Antich, le camarade anarchiste garrotté par le régime franquiste, mais on n’entendra pas parler des victimes d’Action directe. Pas plus, sur un registre beaucoup plus bénin, que de celles de Noël Godin. On peut aussi interpréter ce silence comme une mise en scène du grand âge. Jean-Henri Meunier, qui appartient à la même ppvv À VOIR A une heure incertaine Film portugais de Carlos Saboga (1 h 17). Lisbonne 1942. Sous le régime de Salazar, Vargas, un policier, tombe amoureux d’une réfugiée française juive qui espère, avec son frère, s’enfuir d’Europe en passant par le Portugal. Il la cache dans une chambre chez lui, à l’insu de sa femme, alitée et malade, et de sa fille. Le film construit délicatement des personnages qui tentent chacun de se trouver une issue, au cœur d’une société figée et autoritaire, et caressent ainsi l’espoir d’une fuite. Le romanesque s’allie ici généreusement avec une description complexe et attachante des caractères. p j.-f.-r. Ferda la Fourmi Programme de cinq films d’animation tchèque de Hermina Tyrlova (40 minutes). Qu’elle insuffle la vie à des marionnettes, des personnages en feutrine, des cailloux, bijoux et autres fanfreluches en dentelle, la pionnière du cinéma d’animation tchèque fait évoluer ses personnages avec une grâce fragile et beaucoup d’humour dans de virevoltantes petites symphonie de couleurs, de mouvements et de musique. p i. r. L’Odorat Documentaire canadien de Kim Nguyen (1 h 24). Point d’étalage scolaire de faits de science ni de modélisations par ordinateur en rafales : il est rarement aussi plaisant d’apprendre qu’à travers ce documentaire sur l’odorat, qui parle le langage de l’émotion avec autant d’aisance que celui de la recherche, et se savoure comme un poème autour d’un sens, autant et plus que comme un exposé de science. p n. lu. pvvv POURQUOI PAS Les Espiègles Programme de quatre courts-métrages d’animation lettons de Janis Cimermanis, Maris Brinkmanis et Evalds Lacis (45 min). Bel échantillon d’animation venue de Lettonie et de ses célèbres studios AB, ce programme rassemble quatre courts-métrages en image par image et presque sans paroles autour du thème de la vie à la campagne : une promenade mignonne et malicieuse, et une bonne occasion de sensibiliser les plus petits à la réflexion environnementale. p n. lu. Deadpool Film américain et canadien de Tim Miller (1 h 49). Bien connu des fans de comics, le tâcheron Marvel, Deadpool, au parler grossier et à la morale douteuse, n’avait pas encore eu les honneurs du grand écran – à l’exception d’une baston dans X-Men Origins : Wolverine. C’est chose faite avec ce blockbuster qui, bien qu’assurant une fréquence respectable de rires gras dans la salle, reste bien plus formaté qu’impertinent. p n. lu. Free Love Film américain de Peter Solett (1 h 44). Frappée par le cancer, une policière du New Jersey lutte pour que sa pension soit versée à sa compagne après sa mort. Nous sommes en 2005, le mariage n’est pas encore pour tous, et ce film en défend la cause avec une sincérité portée par les interprètes, Julianne Moore et Ellen Page. On aimerait que le récit, didactique, et la mise en scène, timide, soient à la hauteur de l’enjeu. p t. s. Heidi Film germano-suisse d’Alain Gsponer (1 h 46). Les deux romans pour enfants de Johanna Spyri, dont le film d’Alain Gsponer propose une contraction, ont été plusieurs fois adaptés au cinéma. Curieuse idée de réactiver un tel récit, dont le kitsch primitif est remis au goût du jour par un style « écolonaturaliste ». Le désir infantile de la vie sauvage et sans contraintes, le refus de l’autorité civilisée, la construction d’un roman familial idéal forment le socle d’un récit ici rehaussé par le charme de la petite comédienne interprétant l’héroïne. p j.-f.-r. Peace to Us in Our Dreams Grande vadrouille sur les chemins de la subversion FAUT SAVOIR SE CONTENTER DE BEAUCOUP K Retrouvez l’intégralité des critiques sur Lemonde.fr (édition abonnés) génération que ses héros, les filme avec une gourmandise ironique lorsqu’ils vont faire un tour en mer sur le voilier d’un ami. La retraite des révolutionnaires ressemble furieusement à celle des cadres supérieurs, et on dirait bien qu’il faut beaucoup d’énergie aux Laurel et Hardy du grand soir pour reprendre leur pèlerinage incertain vers les derniers lieux saints de la subversion et refuser un oubli salutaire. Ces hésitations, cette mélancolie – qui parfois vire à la violente tristesse – luttent contre l’ironie (parfois lourde) et le volontarisme politique pour finir par l’emporter. Faut savoir se contenter de beaucoup, commencé comme un road-movie d’ultragauche, finit presque comme un éloge funèbre. p thomas sotinel Film lituanien de Sharunas Bartas (1 h 47). De loin en loin, le réalisateur lituanien Sharunas Bartas envoie des nouvelles indéchiffrables à la planète cinéphile. Ténébreux et contemplatif, plastiquement somptueux, son cinéma évalue la possibilité d’une communauté, et tient tout entier dans une maison, avec des gens dedans et de la nature dehors. S’y prêtent, aujourd’hui, lui-même, sa fille, sa compagne, accaparés par le fantôme d’une femme aimée. p j. ma. La Tour 2 contrôle infernale Film français d’Eric Judor (1 h 28). On ne retrouvera pas les héros de La Tour Montparnasse infernale (2001), mais des personnages de gentils abrutis, toujours incarnés par Eric et Ramzy, censés être les géniteurs de leurs prédécesseurs. Le film joue sur le décalage dans l’époque, sur des trouvailles poétiques, mais manque de rythme. p t. s. vvvv ON PEUT ÉVITER Chair de poule Film américain de Rob Letterman (1 h 43). Aux romans pour la jeunesse de R. L. Stine, ce film emprunte non seulement une version aseptisée du cinéma d’horreur, mais le personnage du romancier. Le talent de Jack Black et une multitude de créatures numériques ne suffisent pas à donner vie à ce b.a.-ba de la terreur. p t. s. Alaska Film italien, français de Claudio Cupellini (2 h 05). Unis par un coup de foudre express, les destins de Nadine et Fausto évoluent, de la France à l’Italie, de la prison aux podiums de la Fashion Week, comme des morceaux de tissus qui s’effilochent sans réussir à se détacher l’un de l’autre. Le scénario repose sur l’hypothèse romantique d’une passion violente, irréductible aux assauts du temps et du monde extérieur, qui n’est malheureusement étayée par aucune réalité sensible. p i. r. NOUS N’AVONS PAS PU VOIR The Monkey King 2 Film français de Jean-Henri Meunier. Avec Noël Godin, Jean-Marc Rouillan, Miss Ming, Sergi Lopez (1 h 25). Film chinois de Cheang Pou-soi (2 heures). Joséphine s’arrondit Film français de Marilou Berry (1 h 34). culture | 19 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 A Buenos Aires, la dictature prolifère dans la cave Dans une farce macabre, une famille bourgeoise poursuit, avec profit, la violence des années noires EL CLAN Le réalisateur met en scène l’horreur avec une sorte de rayonnante légèreté pppv O n ne trouve guère, parmi les films du nouveau cinéma argentin apparu dans les années 1990, de tentatives de se confronter aux années noires de la dictature, comme ont pu le faire leurs aînés, représentants d’un cinéma engagé et militant. Hormis Los Rubios (2003), précis de déconstruction inouï d’Albertina Carri, fille de « disparus » et cinéaste hors normes, ce sont plutôt les miasmes, les ombres portées de cette période qui se déposent sur les films de ces réalisateurs. Il revient à Pablo Trapero – maître de l’inquiétude sociale et troisième frère, spirituel celui-ci, des Dardenne en Argentine – d’interrompre le règne de la litote et de mettre les pieds dans le plat, avec une sorte de cruauté tranquille dans la distillation de l’horreur qui confine à la farce macabre. Kidnappings, extorsion de fond Son scénario – et c’est bien là le clou – n’en est pas moins tiré de la plus plate réalité. En l’occurrence celle du clan Puccio, une famille de la moyenne bourgeoisie argentine du début des années 1980, qui jouit d’une honnête réputation dans un quartier résidentiel du grand Buenos Aires, grâce à l’activité de son magasin d’articles nautiques, tout en se livrant, dans le sous-sol de la maison familiale, à la séquestration, à la torture et à l’assassinat. C’est dire, d’emblée, la porosité de l’ordre familialiste bourgeois et de l’ordre étatique fasciste, quand bien même ils ne seraient pas nécessairement réductibles l’un à l’autre. C’est, toutefois, le cas ici. Arquimedes, patriarche et cerveau de l’affaire, notable portant beau, est un ancien des renseignements militaires qui, à l’heure de la démocratisation du pays, a transféré ses « activités » dans le Guillermo Francella interprète Arquimedes, le patriache tortionnaire qui met son fils aîné, Alexandro (Peter Lanzani) à contribution pour sa lucrative « entreprise ». DIAPHANA DISTRIBUTION/PROKINO FILMVERLEIH GMBH privé, dans un but, cette fois, purement lucratif : kidnappings, extorsion de fonds, disparition des corps. Sous son autorité naturelle, la famille suit, sans se poser trop de questions. Alejandro, le fils aîné, beau bébé, vedette de l’équipe nationale de rugby, est mis directement à contribution, quitte à se faire tordre un peu le bras. Epifania, l’épouse et mère, assure, en bonne ménagère, la logistique domestique. Les cadets, terrorisés, suivent la cadence. Il est, en tout cas, tacitement convenu que les gémisse- Difficile de ne pas voir l’ombre joueuse et cruelle du grand Luis Buñuel ments, qui montent régulièrement de la cellule aménagée au sous-sol, font partie des petits désagréments d’une manne financière utile à toute la famille. Cette horreur, qui témoigne, une fois de plus, de la consternante banalité du mal, Pablo Trapero la met en scène avec une sorte de rayonnante légèreté (tunnels musicaux pop ou jazzy, lumière cuivrée, tranquillité des beaux quartiers de la capitale, narration joueuse), qui ne fait qu’accuser la monstruosité du clan et, plus largement, de la so- ciété, qui a rendu possibles ses agissements. Ses exactions proprement dites, montrées par éclairs, paraissent ainsi moins violentes que le dispositif psychologique collectif qui les naturalise. Psychopathe impavide Un autre exemple de cette approche est le choix de l’acteur qui interprète le père de famille sous les espèces d’un psychopathe impavide. Guillermo Francella est, en effet, en Argentine et, plus largement, en Amérique latine, une star comique qui s’est notam- ment illustrée dans une franchise de pastiches de films d’action, intitulée Les Exterminateurs. On appréciera l’ironie de ce contre-emploi, tout en constatant que Francella est un quasi-sosie de l’acteur chilien Alfredo Castro, qui interprète lui aussi les monstres doucereux dans les films de Pablo Larrain traitant de la dictature chilienne : Tony Manero (2008), Santiago 73, post mortem (2010), etc. Difficile de ne pas voir, derrière l’un et l’autre de ces Latino-Américains, qui confèrent à l’histoire tragique de leur continent sa part de surréalité macabre, l’ombre joueuse et cruelle du grand Luis Buñuel. Leur propos, loin de ne concerner qu’un passé révolu, interroge en effet les fondements mêmes de la démocratie qui a succédé à la dictature, notamment son impuissance à rendre justice des crimes commis, comme à s’émanciper de la politique néolibérale adoptée par les juntes au pouvoir. Nul hasard si le récit d’El Clan se déroule précisément durant cette période de « normalisation » démocratique. C’est que le film parle aux Argentins de leur situation présente, et que ces derniers l’ont ainsi compris en faisant d’El Clan l’un des films les plus populaires de l’histoire du cinéma national. p jacques mandelbaum Film argentin de Pablo Trapero. Avec Guillermo Francella, Peter Lanzani, Lili Popovich, Stefania Koessl (1 h 48). Pablo Trapero ressuscite les fantômes de l’Argentine Le cinéaste revient sur la genèse et l’extraordinaire succès d’un film qui raconte le passé tourmenté de son pays RENCONTRE P ablo Trapero avait 13 ans, en août 1985, au moment de l’arrestation d’Arquimedes Puccio, dans une station-service de Buenos Aires. Le cinéaste argentin garde « un souvenir très net des gros titres sur une famille d’un quartier bourgeois qui séquestrait des gens qu’elle connaissait avant de les tuer. D’autant qu[’il] vien[t] d’un quartier qui est l’opposé de San Isidro, La Matanza est un quartier très populaire ». Ce souvenir est revenu à la surface en 2007, après le tournage de Leonera, son cinquième long-métrage. Devenu projet de film, il a rencontré un accueil très froid chez les producteurs. « On m’a répondu que le public n’avait pas envie de voir ce genre de film très dur », se rappelle le cinéaste. Il a fallu attendre 2014 et la rencontre entre Pablo Trapero et les frères Almodovar, coproducteurs d’El Clan avec les Argentins Kramer & Sigman, pour que le film soit mis en chantier. Un an plus tard, El Clan était devenu le plus gros succès de l’histoire du cinéma argentin, avec plus de 2,6 millions d’entrées, dans un pays qui compte 43 millions d’habitants. Ce succès a pris des proportions hors du commun. « La maison où étaient détenues les victimes d’enlèvement est devenue une espèce de Puccioland, où les gens prenaient des selfies », observe Trapero. Reflet d’une adolescence Ce succès, le réalisateur et scénariste l’explique par « la combinaison de l’affaire criminelle, du portrait de famille et du contexte historique. [Il a] eu l’intuition que le mélange était propre à nourrir un film noir, qui raconterait le monde à partir d’un cas très particulier ». Ce monde, c’est avant tout l’Argentine, ses fantômes et ses cauchemars. C’est aussi le reflet de l’adolescence d’un jeune Porteño, comme on appelle les habitants de la capitale, nommé Pablo Trapero. « Mon adolescence est arrivée en même temps que le printemps radical [du nom du parti de Raul Alfonsin, premier président élu après la chute du régime militaire], mais ce printemps était menacé, personne ne savait si la démocratie allait durer. J’étais très jeune, mais j’entendais mes parents, leurs amis se demander combien de temps tout cela allait durer, cette fois. Ce n’aurait pas été la première fois qu’un processus démocratique aurait été inter- L'HOMME QUI RÉPARE LES FEMMES rompu. J’ai un souvenir très précis de ce mélange d’espérance et de peur. » Dans les salles argentines, le public s’est levé lorsqu’on entend Alfonsin dire « jamais plus », à propos des crimes de la junte. Reconstitution minutieuse Mais, justement, El Clan, qui raconte les forfaits d’un homme issu des services secrets de la junte, est sorti dans la foulée de l’affaire Nisman, du nom de ce procureur qui enquêtait sur les services et dont la mort par balle a été officiellement présentée comme un suicide, alors qu’une contre-enquête a conclu à un assassinat. Pour Pablo Trapero, « ces systèmes obscurs travaillent, et peu importe si le régime est dictatorial ou démocratique, de droite ou de gauche. L’important est qu’ils restent cachés ». Pour jeter de la lumière sur ces ombres, le cinéaste a choisi de réaliser un film plus formel, plus contraint que les précédents. Si la reconstitution historique minutieuse, costumes, décors, véhicules, élocution des personnages, tend à imposer une atmosphère de film noir, « la contrainte formelle répondait aussi à la nécessité de protéger les victimes, fait remarquer le réalisateur. Nous avons gardé les noms de tous les protagonistes de l’affaire, ce qui entraîne une responsabilité morale. Je me souciais plus de l’effet du film sur les victimes et leurs familles que du scénario ». Cette exactitude s’entend aussi dans la bande originale, qui mêle des succès de « la pop stridente des années 1980 », dont le clan Puccio se servait pour terroriser ses détenus et dissimuler leurs cris, des succès anglophones, autorisés au moment de la transition démocratique après avoir été interdits pendant le conflit des Malouines, et des succès du rock argentin, qui s’épanouissait alors. Pablo Trapero met aussi la popularité du film sur le compte de l’autre sport national argentin, après le football – la psychanalyse. « Je suis en analyse, ma femme et productrice, Martina Gusman, est en analyse et a étudié la psychologie, ma sœur est thérapeute, énumère-t-il. Ce qui dit beaucoup de l’obsession de l’Argentine pour le passé. Le succès du film affirme la maturité d’un public qui veut regarder les problèmes en face. Ça veut dire que nous sommes prêts à regarder le passé pour passer à autre chose, à quelque chose de nouveau. » p thomas sotinel 17 FÉV. LA COLÈRE D’HIPPOCRATE UN FILM DE THIERRY MICHEL ET COLETTE BRAECKMAN RÉALISÉ PAR THIERRY MICHEL WWW.JHR FILMS.COM 20 | télévisions 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 Premières dames de l’horreur VOTRE SOIRÉE TÉLÉ M E RCR E D I 10 F É VR IE R Le documentariste Joel Soler a recueilli les témoignages de femmes de dictateur, dans lesquels elles n’expriment aucun remords FRANCE Ô MERCREDI 10 – 20 H 50 SÉRIE DOCUMENTAIRE A voir le sourire affable de Nexhmije Hodja se figer, puis le corps de cette petite dame de 90 ans se raidir, lorsque Joel Soler l’interroge sur le terme de « dictateur » accolé au nom de son époux, Enver Hodja – qui dirigea d’une main de fer l’Albanie de 1945 à sa mort, en 1985 –, on mesure les difficultés que le réalisateur français a dû rencontrer pour mener à bien cette remarquable série documentaire (5 × 52 min) consacrée aux femmes des despotes. Mais aussi la diplomatie – et les ruses, sans doute – qu’il lui a fallu déployer pour parvenir à les approcher. Si certaines, comme Leïla Ben Ali et Michèle Duvalier, ont choisi de ne pas apparaître, d’autres, en revanche, telles Imelda Marcos, Nexhmije Hodja ou Agathe Habyarimana, ont accepté d’évoquer longuement les heurs et malheurs de leurs parcours. A défaut – et c’est l’un des points communs qui les unissent – d’exprimer une once de culpabilité ou de remords quant à leur responsabilité directe ou indirecte. Ce qui rend d’autant plus stupéfiante, sinon dérangeante, cette série au long cours – fruit d’un travail de cinq ans –, qui s’inscrit dans la lignée des précédents documentaires de Joel Soler consacrés à Saddam Hussein, Ben Laden ou encore Hitler. Déjà, il y explorait l’horreur de ces régimes autoritaires sous le prisme intimiste et familial. Discours monstrueux Outre de brefs mais nécessaires rappels historiques, le réalisateur thématise son propos en classant ces despot housewives en « cinq familles » : « les grandes dépensières » (Imelda Marcos, Michèle Duvalier, Leïla Ben Ali…) ; « les impératrices rouges » (Jiang Qing – l’épouse de Mao –, Margot Honecker, Mirjana Milosevic…) ; « les cuisinières de la terreur » (Rachele Mussolini, Sadjida Hussein ou Safia Kadhafi) ; « les illusionnistes » et autres ambassadrices au charme vénéneux (Eva Peron, Jewel Taylor, Asma Al-Assad…) ; et « les reines sans couronne » (Lucia Pinochet, Suzanne Moubarak…). Leïla Ben Ali, la femme de l’ancien président tunisien, en octobre 2009. DEREK HUDSON/ LT/GETTY IMAGES Chacun des volets est construit à partir d’un long entretien où l’on peut mesurer toute l’habileté de celle qui est interrogée. A pas de velours, Joel Soler avance au milieu de discours rodés, voire monstrueux par leur dénégation. Ces entretiens « fil rouge » étant eux-mêmes éclairés par des témoignages à charge ou à décharge des victimes et de proches. Si, lors du premier opus, les propos d’Imelda Marcos sur l’argent ou la beauté peuvent « prêter » à sourire par leur caractère surréaliste, il n’en est pas de même avec Nexhmije Hodja, incarnation même de ces idéologues – devenues souvent les numéros deux du régime – à partir desquelles Joel Soler dresse une généalogie de l’horreur. Est-ce sa posture d’aînée ou son « idéalisme » pur et dur ? Toujours est-il que l’épouse d’Enver Hodja n’a pas de mots assez durs contre certaines de ses sombres et sanguinaires homologues. Ainsi d’Elena Ceausescu, trop « clinquante à son goût », de Jiang Qing, jugée « capricieuse », ou de Mirjana Milosevic, dont elle refuse de parler, en raison des actes crimi- nels que cette dernière a poussé son mari à commettre. Comment se juge cette femme, qui s’apprête aujourd’hui comme une vieille dame presque ordinaire ? Evoquant sa rencontre avec Mère Teresa, elle n’est pas loin de comparer son œuvre à la sienne, en ajoutant sereinement : « J’ai fait mon devoir et je suis très tranquille. » p christine rousseau Despot Housewives, série écrite et réalisée par Joel Soler (Fr., 2015, 5 × 52 min). Deux épisodes tous les mercredis Familles, je vous aime Malgré quelques petites paresses scénaristiques, les tribulations des Bouley et des Lepic enchantent toujours FRANCE 2 MERCREDI 10 – 20 H 55 SÉRIE L es Bouley (bourgeois bohèmes) et les Lepic (bourgeois tout court) sont de retour. Avec leurs amis, leurs amours, leurs emmerdes. Et leurs multiples névroses. Même si l’écriture de cette huitième saison se révèle un peu paresseuse, le retour de ces personnages attachants est une bonne nouvelle, à la fois pour des millions de téléspectateurs devenus accros et aussi pour France 2, qui bat des records d’audience avec ce programme véritablement fédérateur. Créée par Anne Giafferi et Thierry Bizot en 2007, « Fais pas ci, fais pas ça » est devenue l’une des séries les plus populaires du paysage audiovisuel français. Les raisons de ce succès : qualité d’écriture, dialogues enlevés, problématiques familiales dans lesquelles plusieurs générations peuvent se retrouver et casting impeccable : Isabelle Gélinas, Valérie Bonneton, Guillaume de Tonquédec et Bruno Salomone sont des parents à la fois paumés, crédibles, touchants, drôles et insupportables. Les enfants que l’on a vu grandir (d’Alexandra Gentil à Lilian Dugois en passant par Cannelle Carré-Cassaigne, Tiphaine Haas ou Yaniss Lespert) sont parfaitement interprétés et se bonifient avec le temps. Une virée épique Quelques invités surprises viennent pimenter les aventures des deux familles. Ainsi, dans cette huitième saison, on retrouve avec plaisir André Manoukian, Isabelle Nanty et Eva Darlan. Sans oublier une apparition de Daniel Cohn-Bendit. Au bout de tant d’années, les équipes de scénaristes qui se succèdent doivent se creuser les méninges pour inventer de nouvelles situations. Lors de cette saison, on a droit, entre autres, aux difficultés à tenir un gîte en Sologne ou à faire vivre un restaurant installé sur une péniche solidaire. A la participation de Fabienne Lepic à un stage de récupération de points de permis de conduire. Sans oublier une virée familiale épique dans un célèbre parc d’attractions, les an- goisses de Valérie Bouley guettée par la ménopause, ou le mariage de sa mère avec… un ex-petit copain ! A ne surtout pas rater à la fin du premier épisode : le tournage d’une pub japonaise pour une marque de pâtes, avec un Denis Bouley déchaîné. p alain constant « Fais pas ci, fais pas ça », série créée par Anne Giafferi et Thierry Bizot. Avec Bruno Salomone, Isabelle Gélinas, Guillaume de Tonquédec, Valérie Bonneton (Fr., 2016, 8 × 52 min). TF1 20.55 Les Experts : Cyber Série créée par Carol Mendelsohn, Ann Donahue et Anthony E. Zuiker. Avec Patricia Arquette, James Van Der Beek, Peter MacNicol et Shad Moss (EU, saison 1, ép. 13/13, S2, ép. 1 et 2/22). 23.25 Les Experts Série créée par Anthony E. Zuiker. Avec Ted Danson, Elisabeth Shue, George Eads et Jorja Fox (EU, S13, ép. 14 et 10/22 ; S9, ép. 21 et 24/24). France 2 20.55 Fais pas ci, fais pas ça Série créée par Anne Giafferi et Thierry Bizot. Avec Bruno Salomone, Isabelle Gélinas, Guillaume de Tonquédec (Fr., S8, ép. 1 et 2/6). 22.40 Folie passagère Animé par Frédéric Lopez. France 3 20.55 Football 8es de finale de la Coupe de France : Paris-SG-Lyon. 23.55 Avenue de l’Europe, le mag Présenté par Véronique Auger. Canal+ 21.00 Suite française Drame de Saul Dibb. Avec Michelle Williams, Matthias Schoenaerts et Kristin Scott Thomas (GB-Fr.-Can., 2014, 100 min). 22.40 Les Recettes du bonheur Comédie dramatique de Lasse Hallström. Avec Helen Mirren, Om Puri et Manish Dayal (EU-Inde, 2014, 120 min). France 5 20.40 Carnuntum, la cité perdue des gladiateurs Documentaire de Klaus T. Steindl et Klaus Feichtenberger (Autr., 2015, 50 min). 21.30 Les Mystérieuses Catacombes de Rome Documentaire de Paul Olding (GB, 2013, 55 min). Arte 20.55 L’Aveu Thriller politique de Costa-Gavras. Avec Yves Montand et Simone Signoret (Fr.-Ital., 1970, 135 min). 23.10 Ulrich Seidl et les méchants garçons Documentaire de Constantin Wulff (Fr.-All.-Autr., 2014, 50 min). M6 20.55 Maison à vendre Présenté par Stéphane Plaza. 0123 est édité par la Société éditrice HORIZONTALEMENT I. Fait tomber les blocages et les barGRILLE N° 16 - 034 PAR PHILIPPE DUPUIS rières. II. Réaction au laboratoire. De très vieux des mers chaudes. III. Lancier venu de l’Est. Conservations in- 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 I II III terdites. IV. Se fait voir chez les plus maigres. Couvrit le toit de ferraille. V. Perdons les eaux. Espagnol ou breton selon l’accent. VI. Mécènes italiens. S’accroche au ventre. Pour tirer droit. VII. Cœur de cactus. Assure le IV V développement. Tout le monde peut le prendre. VIII. Eau troublée. Fait monter le rouge. Finit dans les cordes VI VII et les feuilles. IX. Allongèrent inement. X. Fins déinitives à de gros problèmes de santé. VIII IX VERTICALEMENT 1. Clos un bon repas. 2. Vient en renfort pour exciter les papilles. 3. Un pi- X SUDOKU N°16-034 du « Monde » SA Durée de la société : 99 ans à compter du 15 décembre 2000. Capital social : 94.610.348,70 ¤. Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS). Rédaction 80, boulevard Auguste-Blanqui, 75707 Paris Cedex 13 Tél. : 01-57-28-20-00 Abonnements par téléphone : de France 3289 (Service 0,30 e/min + prix appel) ; de l’étranger : (33) 1-76-26-32-89 ; par courrier électronique : [email protected]. 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Créneler. 8. A la in de l’oice. Piégée. Fait la VIII. Ignoré. TVA. IX. Oigne. Réarma. X. Née. Arien. Il. liaison. 9. Se rallia aux Bourbons VERTICALEMENT 1. Invitation. 2. Neurologie. 3. Tuer. Ligne. 4. On. EPO. On. 5. Xérès. Créa. 6. Iu. Ladre. 7. Pluie. Ri. 8. Agrémentée. 9. Toi. Erévan. 10. Ires. Elar (râle). 11. Ogresse. Mi. 12. Neandertal. après avoir servi l’empereur. Fut capitale pour les Arméniens. 10. Bout d’intestin. Gros violon. 11. Héros helvète. Tient en tête. 12. Me lancerais. Présidente : Corinne Mrejen PRINTED IN FRANCE 80, bd Auguste-Blanqui, 75707 PARIS CEDEX 13 Tél : 01-57-28-39-00 Fax : 01-57-28-39-26 L’Imprimerie, 79 rue de Roissy, 93290 Tremblay-en-France Toulouse (Occitane Imprimerie) Montpellier (« Midi Libre ») styles | 21 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 OCÉAN ATLANTIQUE La mosquée rouge, à Tafraout. Tanger Rabat MAROC JON ARNOLD/HEMIS.FR Essaouira Marrakech Ouirgane Taroudant Tafraout ALGÉRIE Sahara occidental 250 km C A R N E T D E R O U T E Y aller Vol Paris-Marrakech à partir de 47 euros aller-retour avec Ryan Air. Ben Badis Tours propose un 4 × 4 avec chauffeur pour 147 euros par jour, pour une à quatre personnes. [email protected] beautés berbères, de taroudant à tafraout Se loger Au sud de Marrakech, en s’enfonçant dans le Haut Atlas, un autre Maroc se révèle. Plaine déserte, routes à lacets et hôtels de charme, qui, chacun, racontent une histoire VOYAGE haut atlas (maroc) envoyé spécial O n prend la route 203 vers Moulay Brahim, en direction de Taroudant, à l’assaut du Haut Atlas. C’est un projet de voyage simple : sortir de Marrakech, si belle et pourtant si bruyante, si polluée et comme « occupée » de touristes. Fuir surtout ce qu’elle devient : une addition croissante d’hôtels dits « de luxe » qui ouvrent les uns après les autres sans toujours convaincre – sauf peut-être de leur froide inhumanité. Rejoindre Tafraout, pour retrouver un peu de déglingue et d’air pur, un Maroc berbère encore authentique, et dormir chemin faisant dans des hô tels indépendants, chargés d’histoire, qui ne jouent pas l’escalade des prix mais soignent l’accueil de leurs hôtes. En roulant vers le domaine de La Roseraie, notre première étape, à Ouirgane, on est déjà tenté de s’arrêter dix fois tant la route est belle. Accrochée à 1 000 mètres d’altitude sur les contreforts du Haut Atlas, La Roseraie est une retraite 4 étoiles en pleine nature. Le confort des chambres est simple mais soigné. On est à la campagne. Touche de modernité, le spa ouvert en 2015 propose des cours de beauté marocaine. On y apprend à faire le rhassoul, une « terre à laver » naturelle qui purifie la peau. En 1969, Abdelkader Fenjiro, directeur général de La Mamounia de la grande époque, à Marrakech, achète ce jardin de roses à une aristocrate anglaise. Un an plus tard, il ouvre son hôtel, qui deviendra un domaine au fil des agrandissements. Contraint par l’isolement, Fenjiro forme les vil lageois des alentours pour en faire ce qu’il appelle des « techniciens de l’hôtellerie moderne ». Son petit paradis montagnard ne tarde pas à attirer des clients fidèles, à l’image d’Edmond Valès, peintre orientaliste et professeur d’art au lycée Paul-Valéry de Meknès. Il faut partir, pour s’arrêter presque immédiatement au sanctuaire du rabbin Haïm Ben Diwan. Un pèlerinage s’y déroule chaque année en mai, qui attire sur ce chemin de terre rouge des juifs marocains et d’autres, venus de France et d’Israël. Ils s’y recueillent sur des tombeaux en pierre gravés en hébreu et protégés par un jardin clos, à ciel ouvert, dans une sérénité totale. Plus loin, on atteint le petit village d’Ijoukak à l’heure du déjeuner. Une salade marocaine et un tajine de poulet coûtent 75 dirhams (6,90 euros) au bord de la route. L’odeur de sucre du thé aux feuilles d’absinthe attire les abeilles sauvages. Avec l’altitude, le paysage change, les oliviers EN PLEIN DÉSERT, L’OASIS DE TIOUT EST UNE MER DE VERDURE PLANTÉE DE PLUS DE 20 000 PALMIERS DATTIERS Hôtel Les Amandiers, à Tafraout. DR Domaine de La Roseraie, à Ouirgane, un 4-étoiles, en pleine nature, de 40 chambres et suites auxquelles s’ajoutent un spa, trois piscines et un centre équestre. Chambre double à partir de 113 euros. Tél. : + 212- 524-48-56-94 Laroseraiehotel.com Dar Zitoune, à cinq minutes de la médina de Taroudant. Ouvert en 2003 par un couple suisse, ce 4-étoiles compte 14 bungalows, 8 suites et 8 tentes caïdales « de luxe », installées dans un parc de 2 hectares. Chambre double à partir de 90 euros. Du 1er juin au 30 septembre, formule 999 euros pour deux personnes pour une semaine. Tél. : + 212- 528-55-11-41 Darzitoune.com Hôtel Les Amandiers, un 4-étoiles qui domine la ville de Tafraout et la vallée d’Ameln. Soixante chambres, un restaurant « comme dans les années 1960 » et une piscine. Chambre double à partir de 47 euros. Pension complète à 73 euros. Hôtel La Roseraie, à Ouirgane. DR disparaissent, les amandiers fleurissent dès le début de l’année. On traverse ce qui fut le territoire du caïd Goundafi (18551928), qui aida l’armée française au temps du protectorat. Sa biographie, préfacée par le maréchal Juin, parle d’« un grand Berbère », dont il ne reste que des casbahs en ruines. Montagnes de granit rose On laisse à gauche de la route l’enclos d’Iguer, en regrettant de ne pas aller à la rencontre des mouflons à manchettes qui y sont protégés. C’est alors qu’on atteint le sommet : le col de TiziN-Test, à 2 100 mètres d’altitude, porte d’entrée de la province de Taroudant. On s’arrête pour la vue, indiciblement profonde, dans laquelle se jettent les parapentistes. La descente est d’autant plus raide que la route se fait mauvaise. Une fois dans la plaine, on accède à Taroudant après d’infinies lignes droites bordées de plantations latifundiaires. Réputé élégant, abordable et charmant, le Palais Salam, à Taroudant, n’est, hélas, plus que l’ombre de lui-même. Une partie des employés est en grève. L’eau chaude et le Wi-Fi discriminent les chambres : certaines en ont, d’autres pas. Le petit déjeuner est indigne, les piscines à l’abandon, le charme des remparts du XVIe siècle de cet ancien palais n’agit plus. En route vers l’Anti-Atlas, à 30 km au sud-est de Taroudant, on fait un crochet vers l’oasis de Tiout. En plein désert, c’est une mer de verdure plantée de plus de Hotel-lesamandiers.com 20 000 palmiers dattiers, dominée par une casbah majestueuse de l’époque saadienne. Dans la palmeraie, un double bassin d’irrigation, qui sert aussi de piscine en été, est alimenté par une source. Chez Hassan Adnane, à l’enseigne « Café-restaurant Amado », on déjeune très bien pour trois fois rien. Hassan fait aussi office de guide et d’épicier. Il explique qu’ici un paysan vit bien avec 5 hectares. « Au-delà, ce sont les capitalistes », dit-il dans un éclat de rire. Suivent des paysages de plateaux, vides de toute vie, qui semblent ne jamais finir. Après quatre heures de lacets, on découvre, émerveillé, Tafraout et la vallée d’Ameln. Ancien hôtel d’Etat inauguré par le roi Mohammed V en 1958, l’hôtel 4 étoiles Les Amandiers fait face au vaste cirque des montagnes de granit rose qui entourent la ville. Aux Amandiers, le chic du restaurant et des parties communes est indescriptible. L’expression « dans son jus » semble avoir été inventée pour cet établissement modeste et terriblement attachant. Sa piscine invite au repos, mais les gorges d’Ait Mansour, au sud, méritent de s’échapper une journée. La progression de village en village à l’ombre des palmiers donne tout son sens à ce voyage en voiture. Les chants proprement assourdissants des oiseaux enivrent. Le spectacle est total. Dans la fraîcheur de cette vallée bordée par les montagnes arides, on se dit que cette route étroite et malaisée est sans doute une des plus belles au monde. p thomas doustaly Faire de la culture votre voyage www.artsetvie.com IMMATRICULATION N° : IM075110169 22 | 0123 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 FRANCE | CHRONIQUE par gé r ar d co urtois Les mirages de l’union nationale L’ affaire de la révision constitutionnelle est si mal emmanchée qu’elle pourrait bien finir par capoter. Soit que l’Assemblée nationale, qui l’examine actuellement, et le Sénat, qui fera de même ensuite, ne parviennent pas à un texte commun, indispensable pour une réforme de la Constitution ; cela conduirait à l’annulation du Congrès censé l’adopter. Soit que, les deux Chambres s’étant mises d’accord, le Congrès soit convoqué mais que la majorité requise des trois cinquièmes des parlementaires ne soit pas atteinte ; le projet serait, alors, rejeté. Chaque jour qui passe rend plus plausible l’un ou l’autre de ces deux scénarios. Il n’est d’ailleurs pas certain que le président de la République n’y trouve la moins mauvaise échappatoire au piège dans lequel il s’est enfermé. On devine aisément, en effet, le discours qu’il pourrait tenir en cas d’échec : au lendemain des attentats du 13 novembre, j’ai assumé mes responsabilités pour protéger au mieux les Français de la menace djihadiste, les parlementaires, en particulier ceux de droite, ont esquivé les leurs pour des raisons de médiocre politique, les Français jugeront. Cela permettrait peut-être au chef de l’Etat de sauver la face, mais pas de masquer le fiasco de son entreprise. Stupéfiante confusion Quant à l’hypothèse d’une révision finalement adoptée par le Congrès, elle pourrait bien n’être, au bout du compte, qu’une victoire à la Pyrrhus. L’inscription dans la Constitution de la déchéance de la nationalité française pour des personnes condamnées pour des actes de terrorisme a, en effet, provoqué un trouble profond, voire une rupture irrémédiable entre le pouvoir exécutif et une partie de la gauche, y compris parmi les socialistes. L’on voit mal comment François Hollande pourrait recoller les morceaux d’ici à la présidentielle de 2017 et rassembler toutes les voix de gauche dont il aurait, s’il se représente, un besoin vital. Le président de la République ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Pour deux raisons de nature très différente. La première tient à la manière dont il a décidé d’inclure la déchéance de nationalité dans le projet de réforme. Le 16 novembre 2015, devant le Congrès réuni trois jours après les attentats de Paris et Saint-Denis, la réforme annoncée ne porte explicitement que sur la constitutionnalisation de l’état d’urgence. D’une formule ambiguë, le président ajoute : « Cette révision doit s’accompagner d’autres mesures ; il en va de la déchéance de nationalité… » Un mois plus tard, le 23 décembre, le pas est franchi. Le projet de loi présenté en conseil des ministres prévoit la possibilité de déchoir de sa nationalité « une personne née française qui détient une autre nationalité, lorsqu’elle est condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la nation ». On pouvait donc penser la décision mûrement réfléchie et soigneusement « bordée ». Face aux DEPUIS SIX SEMAINES, BRICOLAGES ET CONTORSIONS JURIDIQUES ONT ÉTÉ PERMANENTS ON VOIT MAL COMMENT LE CHEF DE L’ÉTAT POURRAIT RECOLLER LES MORCEAUX D’ICI À LA PRÉSIDENTIELLE critiques qui se sont immédiatement exprimées – notamment sur la rupture d’égalité entre les binationaux, seuls susceptibles d’être visés par la déchéance, et les nationaux, épargnés puisque cette peine aurait pour résultat, inacceptable, de les rendre apatrides –, la réaction du gouvernement a témoigné du contraire. Depuis six semaines, bricolages et contorsions juridiques ont été permanents pour tenter de résoudre la quadrature du cercle : initialement réservé aux binationaux, la déchéance est désormais étendue à tous les Français, sans que l’on comprenne comment la question de l’apatridie éventuelle serait résolue ; de même, s’ils ne sont plus stigmatisés, les binationaux restent les seuls susceptibles de se voir déchus de la nationalité française ; et, pour corser les choses, la déchéance ne serait plus seulement applicable à des auteurs de crimes portant atteinte à la nation, mais également à des auteurs de délits de même nature… Cette stupéfiante confusion, qu’en d’autres temps Lionel Jospin aurait pu qualifier d’« expérimentation hasardeuse », se double d’une erreur de jugement surprenante chez un homme aussi averti que François Hollande de l’histoire politique du pays. Depuis les attentats du 13 novembre, il a invoqué, à juste titre, « l’unité nationale face à une telle abomination ». Il l’a redit lors de ses vœux du 31 décembre : « Quand il s’agit de votre protection, la France ne doit pas se désunir. Elle doit prendre les bonnes décisions audelà des clivages partisans. » Et ces derniers jours, devant l’Assemblée nationale, le premier ministre n’a cessé d’appeler à « une unité sans faille » face à la menace terroriste. C’est pourtant le même président, lorsqu’on l’interrogeait, peu avant le 13 novembre, sur ce mirage très français de l’union nationale, qui répondait sans une hésitation : « Avec nos institutions et l’élection présidentielle, une coalition droite-gauche est impossible. » A-t-il estimé que la « guerre » déclarée à la France par le terrorisme djihadiste permettait de dépasser cette contrainte et d’abolir les « clivages partisans » ? A l’évidence. Il peut mesurer, aujourd’hui, qu’il n’en est rien. L’élection présidentielle à venir est plus que jamais la pierre de touche des positions des uns et des autres. Quand François Fillon dénonce la réforme de la Constitution, c’est pour mieux se démarquer de Nicolas Sarkozy. Comme Nathalie Kociusko-Morizet et, de façon plus sinueuse, Alain Juppé. Quand Cécile Duflot réclame le retrait de ce projet « inutile et dangereux », nul doute qu’elle entend apparaître en porte-voix de la vraie gauche. Et quand le président du Sénat laisse entendre que les sénateurs vont réécrire ce texte, chacun comprend que la droite n’entend pas faire au chef de l’Etat le cadeau d’un Congrès réussi. François Hollande pourra bien déplorer ces manœuvres. Il n’en sera pas moins la victime. p [email protected] Tirage du Monde daté mardi 9 février : 242 337 exemplaires ÉLEVAGE, UN MAL FRANÇAIS L e stratagème est vieux comme l’Europe. Lorsqu’une crise dépasse les responsables politiques français, ces derniers finissent bien souvent par dénoncer Bruxelles. C’est un peu ce qu’a fait le premier ministre, Manuel Valls, accusant, lundi 8 février, la Commission européenne d’en « faire trop peu ou trop tard » dans la crise agricole qui frappe les filières porcine, bovine et laitière et provoque le désespoir des éleveurs français. En réalité, la crise a une triple explication : contexte international défavorable, désarmement européen et défaillance française. Le contexte, c’est l’effondrement mondial du prix des matières premières agricoles, accentué par la chute des cours du pétrole. Cette baisse s’explique par la surproduc- tion mondiale et le ralentissement de la demande. En cause, le ralentissement de l’économie chinoise et le faible appétit des consommateurs pour les produits carnés. Cette crise conjoncturelle survient à un mauvais moment pour l’Europe. Cette dernière a supprimé, au printemps 2015, les quotas laitiers qui permettaient de limiter la production et de soutenir les prix. Les exploitants en ont profité pour augmenter à contretemps – légèrement en France et en Allemagne, outrancièrement en Irlande – leur nombre de vaches laitières, faisant dévisser les prix. La filière porcine, quant à elle, n’a jamais été régulée. Mais elle est frappée par l’embargo russe, imposé en raison d’une épizootie survenue en Pologne et dans les pays baltes. Bruxelles peut aider. Pas en recréant la forteresse européenne des années 1970, qui avait conduit à une surproduction généralisée, mais en obtenant la levée de l’embargo russe, en forçant les éleveurs à stocker leur surproduction, et en réfléchissant à orienter à terme les aides agricoles. Les 10 milliards d’euros versés chaque année aux agriculteurs français par an seraient mieux alloués s’ils étaient versés sous la forme de garantie face aux vicissitudes des marchés mondiaux. Il n’empêche, le nœud de la crise française se trouve… en France. Elle est structurelle. Premier problème, les éleveurs porcins et bovins ont refusé de choisir entre la production de masse, très industrialisée, et une filière haut de gamme productrice de valeur ajoutée. Ils sont restés prisonniers d’exploitations familiales de taille moyenne. Elles sont trop petites et pas assez performantes pour fournir la grande distribution et les marchés mondiaux à des prix compétitifs. Le refus de l’industrialisation s’incarne dans le rejet emblématique de ladite « ferme des mille vaches ». C’est pourtant le choix qu’ont fait les Danois et les Allemands, couplant cette activité avec la méthanisation, qui concilie écologie et second revenu. Les éleveurs n’ont pas su non plus monter en gamme. Cet échec s’illustre dans l’incapacité de créer une filière distincte pour la viande de qualité. On touche au deuxième mal français : les éleveurs sont dans les mains des abattoirs et des grandes centrales de distribution, qui captent une part croissance de la valeur ajoutée et ne valorisent pas la filière. Ils doivent s’organiser comme l’ont fait les autres secteurs agricoles. Si abus de position dominante il y a, c’est au gouvernement de s’y attaquer, et il ne l’a jamais fait sérieusement. Le problème est autant agricole qu’industriel. Un sursaut est indispensable, faute de quoi les éleveurs de Bretagne subiront le sort des usines Moulinex de Normandie, la disparition. p CETTE SEMAINE DUT, BTS, LICENCE PRO, BACHELOR : QUELLES PERSPECTIVES POUR LE MANAGEMENT INTERMÉDIAIRE ? P Les formations courtes et leurs perspectives d’emploi P Quel diplôme choisir et à quel coût P L’essor des licences pro et des bachelors Dans « Le Monde » du mercredi 10 daté jeudi 11 février CHAQUE MERCREDI, LES ÉTUDIANTS ONT RENDEZ-VOUS DANS « LE MONDE » Retrouvez aussi toute l’actualité lycéenne et étudiante sur Lemonde.fr/campus Bourses : la crainte d’un nouveau krach bancaire Engie pourrait céder 15 à 20 milliards d’euros d’actifs ▶ Les indices boursiers ▶ Ralentissement chinois, ▶ Les banques européen- ▶ Les gérants de fonds ont fortement chuté lundi 8 février. A Paris, le CAC 40 a cédé plus de 3 %, s’approchant du seuil des 4 000 points prix du pétrole… Les Bourses ne sont pas les seules à souffrir. Les marchés obligataires sont aussi pris dans la tourmente nes, qui ont prêté beaucoup d’argent au secteur pétrolier et souffrent des taux bas, sont particulièrement attaquées conseillent aux petits épargnants d’alléger leur portefeuille et de limiter leur exposition au risque → LIR E PAGE S 2 - 3 G érard Mestrallet, PDG d’Engie, présentera, le 25 février, des résultats annuels qui s’annoncent mauvais, notamment en raison de dépréciations d’actifs qui devraient faire plonger l’exercice dans le rouge, après un bénéfice de 2,4 milliards d’euros en 2014. L’ex-GDF Suez traverse une période de transition difficile : au moment où il se réorganise autour de zones géographiques et non plus de métiers, il doit s’adapter à la nouvelle donne mondiale, qui fait la part belle aux productions et aux technologies bas carbone. Les dirigeants du groupe passent en revue toutes les activités et prévoient de céder pour 15 à 20 milliards d’euros d’actifs en 2016-2018, dont 7 milliards à court terme, indique La Lettre de l’Expansion du lundi 8 février. Ces chiffres n’ont pas été démentis. Lors de la COP21 à Paris, fin 2015, Engie avait annoncé qu’il ne construirait plus de centrales au charbon. Il devrait même en vendre, comme il vient de le faire au Royaume-Uni, et espère en retirer 2 à 3 milliards d’euros. M. Mestrallet cherche aussi « activement » des repreneurs pour des centrales au gaz dans les régions des Etats-Unis où les prix sont libres. Engie attend 4 à 5 milliards d’euros de la vente de 10 000 mégawatts. p → LIR E PAGE 4 74 MILLIARDS D’EUROS A la Bourse de Tokyo, mardi 9 février. ISSEI KATO/REUTERS AGRICULTURE UNE RÉUNION POUR RIEN AVEC LA GRANDE DISTRIBUTION → LIR E PAGE 4 MÉDIAS L’AFP S’INSTALLE EN CORÉE DU NORD → LIR E PAGE 8 j CAC 40 | 4 079 PTS + 0,29 % J DOW JONES | 16 027 PTS – 1,10 % J EURO-DOLLAR | 1,1183 J PÉTROLE | 33,39 $ LE BARIL J TAUX FRANÇAIS À 10 ANS | 0,60 % VALEURS AU 09/02 À 9 HEURES C’EST LE CHIFFRE D’AFFAIRES DE L’ÉNERGÉTICIEN FRANÇAIS EN 2014 PERTES & PROFITS | OR La prime de la peur S urtout pas de panique ! La Bourse plonge, la Chine vacille, les émergents dévissent, le pétrole s’enfonce, la Réserve fédérale américaine (Fed, banque centrale) ne sait plus sur quel pied danser… Mais alors, à qui se fier ? A l’or, bien sûr, refuge de toutes les angoisses et siège de tous les délires depuis l’Antiquité. Comme par hasard, le métal jaune tient la vedette en ce début d’année troublée. Avec une progression de plus de 12 % depuis le 1er janvier, c’est même le meilleur placement de 2016. A 1 200 dollars l’once (1 074 euros), il a atteint son plus haut niveau depuis huit mois. Certes, on est encore loin du record historique de septembre 2011, quand le cours avait dépassé les 1 900 dollars, au plus fort de la crise, mais après trois ans de baisse, le lingot retrouve de son lustre. C’est la prime de la peur. Quand plus rien ne fonctionne correctement, que les règles de base de la finance ne sont plus respectées, l’or revient sur le devant de la scène. Une bulle éclate En théorie, la baisse des cours du pétrole devrait entraîner celle du métal jaune. Mais voilà, le ralentissement économique mondial, causé par l’atterrissage de plus en plus brutal de l’économie chinoise, et les inquiétudes sur les pays émergents, notamment les producteurs d’or noir, ont provoqué la dégringolade des marchés actions, inquiets pour la croissance des entreprises. Témoin la chute du Nasdaq, le marché américain des valeurs technologiques, qui a Cahier du « Monde » No 22105 daté Mercredi 10 février 2016 - Ne peut être vendu séparément perdu plus de 15 % depuis le début de l’année. Amazon, Tesla, Netflix, les actions des vedettes de la nouvelle économie ont chuté de près de 30 % en un mois et demi. Une bulle éclate. Quel rapport avec l’or ? Eh bien, cette désaffection pour les marchés actions laisse planer le doute sur la poursuite de la remontée des taux d’intérêt entamée par la Fed. Si le loyer de l’argent ne remonte pas, le dollar perd son attrait et son cours chute, comme on l’a vu ces derniers jours. Les capitaux, notamment en provenance des pays émergents, Chine et Inde en tête, en quête désespérée d’une valeur sûre, se reportent alors sur l’or. Equilibre fragile donc, puisqu’il se base, comme la plupart des décisions d’investissement ces dernières semaines, sur l’attitude de la banque centrale américaine. Chaque indicateur macroéconomique, comme celui sur l’emploi, est surinterprété dans un sens ou dans l’autre. Drogués à l’argent facile et souvent schizophrènes, les investisseurs redoutent que la remontée des taux mette fin à cette période faste, et en même temps ils comprennent le danger mortel, à moyen terme, du maintien d’une politique monétaire trop laxiste. D’ailleurs, les économistes de Goldman Sachs continuent d’anticiper une hausse des taux en trois fois cette année, et en conséquence ne croient pas à une nouvelle ruée vers l’or. Dans ce contexte, le retour en grâce du métal jaune reste, comme toujours, le symptôme d’un monde sans boussole. p philippe escande DJIHADISME Un hors-série du « Monde » et de France Info 100 pages - 8,50 € Chez votre marchand de journaux et sur Lemonde.fr/boutique 2 | économie & entreprise 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 CHUTE DES BOURSES Nouvelle tempête sur la planète financière Chine, pétrole, banques… Les places boursières et les marchés obligataires ont connu un nouveau lundi noir EN POINTS CAC 40 DAX PARIS 11 436,05 5 025,30 FOOTSIE FRANCFORT FTSE MIB LONDRES 6 953,58 MILAN 23 435,67 ‒ 21,7 % 1ER JUIN 2015 9 FÉVRIER 2016 1ER JUIN 2015 2 763,49 ‒ 31,1 % 5 000 8 000 3 000 ‒ 18,3 % 9 FÉVRIER 2016 1ER JUIN 2015 ‒ 11,16 % 15 000 15 000 9 FÉVRIER 2016 1ER JUIN 2015 8 FÉVRIER 2016 1ER JUIN 2015 FRANCE TOTAL (FR.) BP (R.-U.) en euros en pences 46 447,4 38,17 343,5 ALLEMAGNE 0,584 0,863 ‒ 32,3 % 1ER JUIN 2015 CHEVRON (E.-U.) en dollars 0,541 ‒ 51,7 % – 23,2 % en dollars 5 FÉVRIER 2016 68,14 32,91 EXXONMOBIL (E.-U.) % RENDEMENT DES OBLIGATIONS D'ÉTAT À DIX ANS, EN % DEPUIS LE 1ER JUIN 2015 – 17 % ‒ 42,8 % 0 9 FÉVRIER 2016 1ER JUIN 2015 COURS DU PÉTROLE BRENT DE LA MER DU NORD, EN DOLLARS LE BARIL COURS DES ACTIONS PÉTROLIÈRES, 4 828,73 16 027,05 16 157,77 5 683,67 ‒ 19,4 SHANGHAÏ NEW YORK 18 040,37 8 956,76 4 052,31 DOW JONES 1ER JUIN 2015 8 FÉVRIER 2016 9 FÉVRIER 2016 1ER JUIN 2015 VALEURS BANCAIRES, DEPUIS LE 1ER JUIN 2015, VARIATION 110,43 85,13 81,16 85,99 – 4,7 % – 22,1 % Cercles proportionnels à la baisse CRÉDIT AGRICOLE (FR.) SOCIÉTÉ GÉNÉRALE (FR.) BNP PARIBAS (FR.) DEUTSCHE BANK (ALL.) COMMERZBANK (ALL.) UNICREDIT (ITAL.) en euros en euros en euros en euros en euros en euros en euros 13,51 42,2 54,85 27,29 12,1 6,32 9,32 8,21 30,15 39,3 13,91 6,59 3,01 5,98 – 49 % – 45,5 % – 52,4 % – 39,2 % – 28,6 % – 28,4 % MEDIOBANCA (ITA – 35,8 % SOURCE : BLOOMBERG J usqu’où ira la chute ? Les marchés mondiaux ont de nouveau connu une journée noire, lundi 8 février, et peinaient à se reprendre mardi. La Bourse de Tokyo a dégringolé de 5,40 % mardi. A Paris, le CAC 40 a terminé la séance lundi tout près du seuil des 4 000 points, à son plus bas niveau depuis décembre 2014. Même débandade outre-Atlantique, où le S & P500 est revenu près de deux ans en arrière. Les emprunts d’Etat français et allemand, considérés comme des valeurs refuge, ont vu leur rendement – qui évolue en sens inverse de leur prix – reculer de nouveau, tandis que les rendements italiens et espagnols se tendaient. « Serions-nous entré dans une troisième crise financière mondiale [après celle des subprimes en 2008 et des dettes souveraines en 2011 ?] », s’interrogent les économistes de Capital Economics face à cette dégringolade qui, en un mois, a fait perdre plus de 10 % aux marchés mondiaux. « Nous n’en sommes pas là, mais la corrélation entre les différentes classes d’actifs est anormalement élevée », répond Frédérik Ducrozet, économiste chez Pictet. Comprendre : en temps normal, les investisseurs vendent certains produits financiers pour en préférer « Certains estiment que la Fed a commis une grave erreur en relevant ses taux directeurs » AUREL BGC d’autres. Depuis le début de l’année, c’est toute la planète finance qui convulse à l’unisson : actions, obligations souveraines, valeurs bancaires, dettes d’entreprise… « En plus des craintes initiales sur la Chine et l’énergie, deux nouveaux sujets pèsent sur les marchés : le ralentissement de la croissance américaine et le resserrement des conditions financières », résument les analystes de Deutsche Bank. Chine et pétrole en chute En Chine, les marchés du pays ont beau être fermés cette semaine en raison du Nouvel An, une nouvelle statistique est venue raviver l’inquiétude des investisseurs, dimanche 7 février. Les réserves de devises du pays ont fondu à de 99,5 milliards de dol- lars (86 milliards d’euros) en janvier pour tomber à 3 200 milliards de dollars, soit leur plus bas niveau depuis mai 2012, a annoncé la Banque centrale chinoise (PBoC). Pékin vend en effet des dollars pour soutenir le yuan, qui pâtit du ralentissement économique et de la mauvaise communication des autorités financières. Les nouvelles ne sont pas plus réjouissantes sur le front du pétrole, en dépit d’un léger rebond du baril au-dessus de 30 dollars. Faute d’avancée concrète après une rencontre entre les ministres du pétrole du Venezuela et de l’Arabie saoudite, lundi, l’or noir est reparti à la baisse. serve fédérale américaine) se sont exprimés la semaine dernière pour évoquer une pause dans la hausse des taux directeurs entamée en décembre 2015. Mais « certains commencent à estimer que la Fed pourrait avoir commis une grave erreur en relevant ses taux directeurs le 16 décembre, alors que le risque que l’économie entre en récession leur semble avoir augmenté » expliquent les analystes d’Aurel BGC. L’audition semestrielle de Janet Yellen, la patronne de la Fed, devant le Congrès américain mercredi 10 et jeudi 11 février sera particulièrement scrutée. Obligations et banques dans la tourmente Les Bourses mondiales ne sont pas les seules à souffrir. Les marchés obligataires aussi sont pris dans la tourmente. « L’augmentation de l’incertitude sur les perspectives économiques a des conséquences sur les relations entre obligations souveraines de la zone euro. Les écarts de rendements à dix ans entre [les pays] “cœur” de la zone euro et “périphériques” ont recommencé à augmenter ces dernières semaines. […] Le risque de dégradation de la conjoncture pèse sur les perspectives budgétaires et financières des pays de la zone Craintes sur l’économie américaine Chute des taux obligataires japonais Côté américain, les craintes quant à un ralentissement économique plus marqué que prévu restent vives. Un indicateur d’emploi mitigé publié vendredi 5 février – les créations de postes ont chuté en janvier, même si le taux de chômage est tombé sous le seuil des 5 % – a semé le doute. Dans ce contexte de nervosité extrême, les banques centrales, jusqu’ici vues comme le dernier rempart contre les turbulences financières, peinent à rassurer. Plusieurs membres de la Fed (ré- Le taux de rendement des nouvelles obligations de l’Etat japonais à échéance dix ans a chuté, mardi 9 février, au-dessous de 0 %, un record de faiblesse, précipité par la débâcle des Bourses mondiales et la récente adoption de taux négatifs par la Banque du Japon (BoJ). Selon l’agence Bloomberg News, c’est la première fois que le rendement de ces titres tombe aussi bas dans une économie du G7. Il a glissé à – 0,005 % en début d’après-midi à Tokyo, une heure environ après être descendu à zéro. Le même jour, l’indice Nikkei lâchait à Tokyo plus de 5 % en séance. Cette nouvelle débâcle est venue amplifier la demande d’obligations, considérées comme un placement sûr, ce qui se traduit mécaniquement par une hausse de leur valeur et une baisse de leur taux de rendement. A titre de comparaison, ce taux se situe autour de 0,2 % en Allemagne et de 1,7 % aux Etats-Unis et à près de 10 % en Grèce, pour attirer les investisseurs. euro aux finances publiques jugées les plus fragiles [Portugal, Espagne et Italie notamment] » prévient Aurel BGC. Rien de comparable au pic de l’été 2012 toutefois. La situation est plus inquiétante du côté des obligations d’entreprises, notamment le « high yield », ces émissions de dettes à fort rendement car plus risquées. L’alarme vient des spécialistes du pétrole et du gaz de schiste aux Etats-Unis. Des sociétés qui se sont fortement endettées pour se développer, et ont été touchées de plein fouet par la chute du baril. Chesapeake Energy, deuxième producteur de gaz aux Etats-Unis derrière ExxonMobil, a chuté de plus de 30 % lundi après des annonces faisant état d’une restructuration de sa gigantesque dette… Ces inquiétudes contaminent les banques, largement exposées aux matières premières. De quoi faire craindre un mauvais remake de la crise des subprimes, ces crédits à risques américains qui avaient entraîné dans leur chute les plus grands établissements bancaires. M. Ducrozet se veut toutefois rassurant. « Le secteur pétrolier ne représente que 20 % du high yield aux Etats-Unis. Et en Europe, la situation n’a rien de comparable avec 2008 : les banques ont davantage de liquidités, et sont plus solvables » assure-t-il. En revanche, « le high économie & entreprise | 3 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 HANG SENG HONGKONG NIKKEI TOKYO 20 569,87 27 597,16 16 085,44 19 288,17 ‒ 30,1 Les établissements français ont perdu près de 25 % de leur valeur depuis le 1er janvier ‒ 21,8 % ANALYSE % 10 000 10 000 1ER JUIN 2015 5 FÉVRIER 2016 1ER JUIN 2015 9 FÉVRIER 2016 ÉTATS-UNIS 1,710 2,180 0,202 ‒ 20,2 % ‒ 62,7 % AL.) 9 FÉVRIER 2016 1ER JUIN 2015 9 FÉVRIER 2016 INTESA SANPAOLO (ITAL.) BARCLAYS (R.-U.) HSBC (R.-U.) en euros en pences en pences 3,28 266,4 624 2,29 163,9 438 – 30,2 % Trop exposées au secteur pétrolier, les banques européennes sont attaquées – 38,5 % yield est nettement moins « liquide » [facile à vendre et à acheter] que les obligations souveraines. Ces dernières pourraient donc souffrir de ventes massives, par contagion » explique M. Ducrozet. Ventes en série Des facteurs techniques viennent compléter cette liste noire. De nombreux investisseurs (banques, fonds…) ont mis en place des mécanismes automatisés de vente de leurs actifs en dessous d’un certain seuil, ou en cas de trop forte volatilité (brusques mouvements à la hausse ou à la baisse). Ces « ventes forcées » engendrent un effet boule de neige à la moindre alerte. Et bien malin qui peut aujourd’hui prédire la fin de la tempête. « Ces prochaines semaines, les taux d’intérêt américains pourraient se montrer plus volatils, au gré des indicateurs économiques (activité et inflation), mais aussi des déclarations des banquiers centraux », soulignent les analystes d’Aurel BGC. La Banque centrale européenne (BCE) est attendue au tournant lors de sa prochaine réunion, le 10 mars. « En Europe, la BCE constitue un vrai filet de sécurité. Mais elle ne pourra pas, seule, stabiliser la situation mondiale… », indique M. Ducrozet. p audrey tonnelier – 29,8 % A l’épicentre du séisme boursier, les valeurs bancaires européennes n’en finissent pas de dégringoler. Lundi 8 février, l’action Société générale a encore cédé 6,1 %, BNP Paribas 5,5 % et le Crédit agricole 5 %. De son côté, l’action Deutsche Bank – la plus malmenée de toutes – dévissait de près de 9 %, obligeant la banque allemande à publier un communiqué pour rassurer sur sa capacité à rembourser sa dette. Depuis l’été 2015, les actions des grandes banques européennes sont dans la tourmente. Alors que le CAC 40 a abandonné 18 % ces six derniers mois, les trois grandes banques françaises ont perdu entre 35 % et 38 % de leur valeur. Pis, le mouvement s’accélère : les trois géantes tricolores ont vu leur valeur dévisser de 22 % à 24 % depuis le 1er janvier, contre « seulement » 12,3 % pour l’indice phare de la place de Paris. Le phénomène est pour le moment centré sur l’Europe. Par comparaison, JPMorgan, la plus internationale des banques américaines, a vu son action s’effriter de 11 % depuis le 1er janvier – contre 40 % pour Deutsche Bank – et de 18 % depuis six mois. Ce toboggan boursier s’accompagne de tensions sur le marché du crédit. Les fameux CDS (credit default swap) – ou l’équivalent d’une prime d’assurance acquittée par les investisseurs pour se protéger du risque de défaut d’un émetteur – se sont fortement ren- Pour les financiers, la profitabilité des banques est compromise pour longtemps chéris, afin de couvrir les emprunts des banques. Une spirale négative qui rappelle les très mauvais souvenirs de 2007-2008, lors de la crise des subprimes, ou encore de 20112012, au moment de la crise de la zone euro. Est-on aujourd’hui dans la même situation ? « Les investisseurs ne comprennent pas plus que nous le massacre des valeurs bancaires. Je ne ressens pas la même inquiétude de leur part qu’en 2008 ou 2011 », relate un dirigeant d’une grande banque française, qui précise : « Les marchés interbancaires regorgent de liquidités. Les CDS sont des instruments de spéculation qui ne veulent plus rien dire. S’il y a des tensions sur certains instruments de dette [hybride], notre coût d’emprunt sur notre dette à long terme [senior] n’a pas augmenté et c’est ça qui compte. » Deux raisons motivent à première vue la chute des banques en Bourse. La première, c’est la perspective du maintien d’un environnement de taux bas, voire négatifs, dans la zone euro, touchée par le contrecoup du ralentissement en Chine. A ces niveaux de taux, les banques perdent les revenus qu’elles tirent du place- ment des dépôts sur les marchés. Elles peuvent masquer ce manque à gagner pendant quelques mois, grâce aux couvertures mises en place, mais cela n’a qu’un temps… Deuxième sujet d’inquiétude : la montée des risques liée aux engagements pris sur les pays émergents ou sur le secteur de l’énergie. Avec un prix du baril en chute libre, de nombreux montages ayant permis de financer des investissements de production, en particulier dans le gaz de schiste aux Etats-Unis, ne passent plus et vont devoir être renégociés. De quoi engendrer des faillites en série et donc des pertes pour les banques prêteuses. Lundi, le cours de l’action du producteur américain de gaz naturel Chesapeake Energy a été divisé par deux en séance à Wall Street, avant d’être suspendu, après une information évoquant une possible restructuration de sa dette. « Cette crise est gérable » Pas de quoi toutefois mettre en péril le système bancaire européen, qui a considérablement renforcé ses fonds propres ces dernières années. Rien à voir avec la crise des subprimes de 2007, qui avait mis en danger des banques hypothécaires allemandes ou belges. « Notre avis est que, en dépit d’une large exposition des banques au secteur de l’énergie, cette crise est gérable », estiment les analystes de Kepler-Cheuvreux, dans une étude parue le 3 février. Selon leurs estimations, Crédit agricole et BNP Paribas sont les deux banques européennes les plus exposées au secteur pétrolier. Au-delà des interrogations sur la qualité des risques dans les bilans des banques, la chute du baril a un effet direct sur la Bourse, dans la mesure où les fonds souverains du MoyenOrient allègent leurs portefeuilles pour compenser la baisse des recettes budgétaires. Selon les spécialistes, toutefois, ces explications ne suffisent pas à justifier le bain de sang subi sur les marchés par les valeurs bancaires. Le problème est bien d’ordre structurel pour les établissements européens. Les investisseurs ont fini par se rendre compte que leur profitabilité était compromise pour longtemps. Les incertitudes sur la croissance et la montée des risques s’ajoutent, en effet, à un contexte réglementaire pénalisant, car de plus en plus exigeant en fonds propres. Les Barclays, Deutsche Bank et autres Credit suisse ont nommé en 2015 de nouveaux patrons, qui ont élaboré de nouvelles stratégies. Mais aucune n’apparaît convaincante face à un régulateur européen qui continue de cacher son jeu, promettant de durcir sans relâche les règles mais sans jamais préciser le modèle bancaire auquel il veut aboutir. Pour les plus malmenés, la spirale négative paraît difficile à contenir : plus l’action Deutsche Bank baisse, plus les investisseurs doutent de sa capacité à augmenter son capital pour répondre aux exigences des régulateurs… et plus l’action recule. p isabelle chaperon « Passer en revue son portefeuille et ne pas hésiter à vendre » Face au yo-yo boursier, les professionnels conseillent aux épargnants de limiter leur exposition aux risques N e paniquez pas, faites le dos rond, visez le long terme… Les conseils que reçoivent les particuliers lors des violentes secousses boursières sont toujours les mêmes. C’est bien gentil, mais à l’arrivée, ils réagissent souvent trop tard. Ils résistent à la première vague de baisse, puis à la seconde, avant de craquer et de vendre après tout le monde », prévient Didier Saint-Georges, membre du comité de gestion de Carmignac, société de gestion qui a quasiment réduit à zéro son exposition aux actions en septembre 2015. Après la chute de plus de 20 % du CAC 40 en six mois, dont 12 % depuis le début de l’année, les alternatives pour les 3,3 millions de détenteurs d’actions en direct en France sont limitées. En fait, tout va dépendre de leur analyse de la situation. Le ralentissement amorcé en Chine, dans les pays émergents et même aux EtatsUnis, marque-t-il le début d’un profond retournement de cycle qui ne laissera pas indemne l’Europe ? « C’est ce que nous craignons. Le marché risquant de continuer à reculer, mieux vaut vendre, quitte à prendre ses pertes et revenir plus tard en Bourse », estime M. Saint-Georges, tout en admettant que peu de particuliers arrivent à prendre cette décision extrême. Contrairement aux traders, qui se fixent des « ordres stop », c’est-à-dire qu’ils soldent automatiquement leurs positions lorsque la perte dépasse un certain niveau, l’investisseur tétanisé par la baisse suit rarement l’adage boursier selon lequel « il vaut mieux se couper la main qu’un bras ». Le choix est d’autant plus cornélien que les avis sont partagés. « A moins d’anticiper une récession aux Etats-Unis, je ne pense pas qu’il faille vendre aujourd’hui, nous avons déjà réalisé une bonne partie de la baisse », estime de son côté Marc Craquelin, directeur de la gestion d’actifs à La Financière de l’Echiquier. L’occasion d’investir de nouveau, alors ? Pas encore, s’empresse de nuancer M. Craquelin : « Le marché n’a toujours pas capitulé. Le VIX, cet indice qui est un bon indicateur du stress des investisseurs, est encore loin du niveau atteint à l’été 2015 lors des craintes sur la Chine. C’est pourquoi nous restons prudents. » Ne pas faire l’autruche Souvent, pendant ces périodes chahutées, les analystes se raccrochent aux valorisations, en expliquant qu’après leur dégringolade, les actions sont désormais sous-valorisées. Traduisez : elles ne sont pas chères et il faut acheter. « Cet argument est aujourd’hui le plus dangereux, car les cours n’intègrent pas l’hypothèse d’un violent ralentissement économique. S’il se produit, les valorisations sont caduques et au cours des prochains mois, ces mêmes analystes ne vont cesser de les réviser en baisse », prévient M. Saint-Georges. De même, les particuliers peuvent être tentés de renforcer certaines lignes de leur portefeuille pour diminuer leur prix de revient. Mais cette technique n’est pas sans risque, outre qu’il faut disposer de la surface financière pour le faire. « Non seulement le titre peut continuer à baisser, mais le danger est d’augmenter votre exposition à cette valeur et de déséquilibrer votre portefeuille », explique Romain L’investisseur suit rarement l’adage selon lequel « il vaut mieux se couper la main qu’un bras » Burnand, codirigeant de Moneta Asset Management. Mais une autre erreur serait de faire l’autruche en attendant que la tempête passe. « Il ne faut pas être naïf, ce qui se déroule actuellement sur les marchés montre que l’environnement qui prévalait encore il y a quelques semaines a changé. Aujourd’hui, les investisseurs s’inquiètent de nouveau de la dette, il est donc essentiel de passer en revue son portefeuille et ne pas hésiter à vendre des valeurs dont les bilans ne seraient pas suffisamment solides », poursuit M. Burnand. Ce tour d’horizon est l’occasion de revoir son allocation d’actifs et tenter de protéger son portefeuille. « Dans ce cas, une option consisterait à investir dans les emprunts d’Etat américains, qui évoluent à l’opposé des actions, ou dans des titres défensifs, comme ceux liés à l’alimentation, par exemple », avance M. Saint-Georges. p frédéric cazenave 4 | économie & entreprise 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 Engie prépare un big bang dans ses activités L’énergéticien français pourrait céder de 15 à 20 milliards d’euros d’actifs d’ici à 2018 G érard Mestrallet, PDG d’Engie, présentera le 25 février des résultats annuels qui s’annoncent mauvais, notamment en raison de dépréciations d’actifs qui devraient faire plonger l’exercice dans le rouge, après un bénéfice de 2,4 milliards d’euros en 2014. L’ex-GDF Suez traverse une période de transition difficile : au moment où il se réorganise autour de zones géographiques et non plus de métiers (production d’électricité, vente de gaz, gaz naturel liquéfié, gazoducs et stockages, services à l’énergie), il doit s’adapter à la nouvelle donne mondiale, qui fait la part belle aux productions et aux technologies bas carbone. Ses dirigeants passent en revue toutes les activités et prévoient de céder pour 15 à 20 milliards d’euros d’actifs en 2016-2018, dont 7 milliards à court terme, indique La Lettre de l’Expansion du lundi 8 février. Ces chiffres, qui n’ont pas été démentis, reflètent la volonté de M. Mestrallet, qui deviendra président non exécutif d’Engie début mai, et d’Isabelle Kocher, alors nommée directrice générale, de faire de ce géant de 74 milliards de chiffre d’affaires (en 2014) un leader de la transition énergétique. « C’est une nouvelle étape dans la vie d’un groupe » qui accélère sa transition vers les services et les énergies renouvelables ou peu émettrices de CO2, avait souligné M. Mestrallet, mi-janvier. Dans ce contexte, avait-il ajouté, « les rotations d’actifs vont s’accélérer ». Lors de la conférence mondiale sur le climat (COP21), à Paris fin 2015, Engie avait annoncé qu’il ne construirait plus de centrales au charbon. Il devrait même en vendre, comme il vient de le faire au Royaume Uni, et en espère 2 à 3 milliards d’euros, auxquels s’ajouteront des infrastructures et des actifs « non stratégiques » pour 3 à 5 milliards. M. Mestrallet et Mme Kocher veulent aussi limi- PRÉSENTE Le groupe confirme sa volonté de devenir un leader de la transition énergétique ter l’exposition du groupe aux risques tarifaires et se recentrer sur les zones où le prix de l’électricité est régulé. C’est dans cet esprit qu’ils cherchent « activement » des repreneurs pour des centrales au gaz dans les régions des Etats-Unis où les prix sont libres. Engie attend 4 à 5 milliards d’euros de la vente de 10 000 mégawatts (MW). Avec le recul, on peut s’interroger sur la pertinence du rachat en 2010 du britannique International Power, pour près de 30 mil- liards d’euros. L’opération avait certes donné une dimension mondiale au groupe en le renforçant en Asie-Pacifique, aux EtatsUnis, au Moyen-Orient et au Royaume-Uni. Mais il avait aussi accentué son empreinte carbone, avec ses centrales fonctionnant aux énergies fossiles (dont 60 % au gaz). Entre-temps, certaines ont perdu beaucoup d’argent. Et tous les concurrents d’Engie, notamment les allemands E.ON et RWE ou l’italien Enel, ont eux aussi lancé des stratégies de production d’électricité bas carbone. Un parc belge vieillissant Par ailleurs, les dirigeants du groupe envisagent de sortir de l’exploration-production d’hydrocarbures héritée de Gaz de France, alors qu’ils pensaient encore, il y a deux ans, acquérir le pétrolier canadien Talisman… quand le baril de pétrole était à 100 dollars. Présent en Norvège, au Royaume Uni, en Algérie, en Azerbaïdjan et EGYPTOMANIA Une collection pour découvrir la vie et les mystères de l’Egypte des pharaons 7,99 seulement www.EgyptomaniaLeMonde.fr CHAQUE SEMAINE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX n’est plus en odeur de sainteté, même s’il trouvera preneur. Avec un baril tombé à 30 dollars, il sera difficile de vendre l’activité pétrogazière à bon prix. Quant à Electrabel, son parc nucléaire est vieillissant et la perspective de l’arrêt des réacteurs en 2025, imposé par la loi, n’a pas de quoi enthousiasmer les investisseurs. Outre ces cessions, les dirigeants d’Engie vont muscler le plan Perform pour réduire les coûts de 2,8 milliards entre 2016 et 2018, soit 900 millions de plus que les quatre années précédentes, indique également La Lettre de l’Expansion. Pourront-ils le faire sans réduction d’effectifs, alors qu’ils se sont engagés auprès des syndicats à ne pas le faire dans le cadre de la réorganisation du groupe ? Et avec l’accord des pouvoirs publics, qui détiennent 33 % d’Engie, à un an de l’élection présidentielle ? Un début de réponse est attendu jeudi 25 février. p jean-michel bezat Crise agricole : Matignon épargne la distribution et charge Bruxelles Manuel Valls estime que « la Commission européenne a fait trop peu et trop tard » NUMÉRO 5 Une collection parrainée par Robert Solé Journaliste et écrivain, spécialiste de l’Egypte en Indonésie, Engie n’a pas la taille critique, ni les moyens d’assurer le développement de cette branche face aux géants Shell, BP ou Total. Jusqu’à présent, M. Mestrallet s’était contenté d’indiquer que « la question du périmètre sera abordée le cas échéant dans le courant de l’année ». Quant à une éventuelle introduction en Bourse de sa filiale belge Electrabel, elle reste dans les cartons. « Ce n’est pas un sujet tabou [mais] ce n’est pas une décision imminente », a précisé le patron d’Engie, même si les obstacles à cette opération ont été récemment levés : la taxe sur les sept réacteurs nucléaires versée à l’Etat belge a été fixée à un niveau acceptable pour Engie et l’autorité de sûreté nucléaire locale a donné son autorisation pour redémarrer deux réacteurs arrêtés plus d’un an et demi en raison de fissures repérées dans les cuves. Reste la question de la valeur de ces actifs aujourd’hui. Le charbon LE N°4 TOUJOURS EN VENTE D es agriculteurs continuent à faire entendre leur colère. Lundi 8 février, ils étaient près de deux cents à s’être donnés rendez-vous à Arras et une centaine de tracteurs ont bloqué les accès de la ville de Saintes en Charente-Maritime. Des rassemblements organisés par les branches locales du syndicat FNSEA associées aux Jeunes agriculteurs. Au même moment, les représentants de la distribution étaient reçus à Matignon par le premier ministre, Manuel Valls, le ministre de l’agriculture, Stéphane Le Foll, et celui de l’économie, Emmanuel Macron. Une rencontre programmée alors que le gouvernement tente de calmer le jeu. Depuis la mi-janvier, éleveurs de porcs, de vaches laitières et de bovins multiplient les manifestations et les actions. Le calendrier de ces protestations, pour dénoncer des prix non rémunérateurs pour les éleveurs, ne doit rien au hasard. Deux échéances majeures, quasiment en concordance de temps, sont en ligne de mire. Le Salon de l’agriculture, d’abord, qui va réunir, du 27 février au 6 mars à Paris le petit monde agricole et politique. A un peu plus d’un an de la présidentielle, les candidats ne vont pas manquer ce traditionnel rendezvous très médiatisé. Certains comme Nicolas Sarkozy, ont même pris les devants, présentant un « plan Marshall » pour les zones rurales de 10 milliards d’euros. Le FN, qui gagne des voix parmi les agriculteurs, a lui aussi présenté son projet agricole. Forte pression La pression est donc forte sur le gouvernement. M. Le Foll a accordé une rallonge de 125 millions d’euros d’aide aux éleveurs abondant un plan de 700 millions présenté à l’été 2015. Mais personne ne sait encore qui accompagnera François Hollande dans les allées du Salon, alors que les rumeurs sur le prochain remaniement vont bon train. La FNSEA, parfois débordée par sa base dans les manifestations, veut prouver qu’elle reste l’interlocuteur obligé des politiques. Elle projette de demander à chacune des personnalités politi- ques de passer sur son stand pour signer un engagement. L’autre échéance est fixée au 29 février, avec la fin des négociations commerciales entre enseignes de distribution et industriels qui conditionnent les tarifs des produits alimentaires. Souvent pointés du doigt par les agriculteurs pour la guerre des prix sans merci qu’ils se livrent et le partage inégal des marges, les distributeurs sont sortis satisfaits de leur réunion à Matignon. « Dès le départ, il a été dit que la grande distribution n’était pas responsable de la crise agricole », affirme Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération des entreprises de commerce et de distribution (FCD) mais, ajoute-t-il, « nous cherchons à aider à sortir de cette crise ». En terme d’« aide », aucun engagement concret n’a été pris. Le sujet d’un fonds de soutien aux éleveurs de porcs abondé par l’ensemble de la filière y compris la distribution, une idée de la FNSEA, a bien été abordé mais comme le précise M. Creyssel, « il est trop tôt pour parler d’accord sur ce projet. La création du fonds nécessite l’approbation préalable des autorités de la concurrence ». Un projet similaire lancé en Belgique est regardé de près. Les discussions ont aussi abordé le principe d’une négociation tripartite entre producteurs, industriels et distributeurs avec une indication des prix payés aux agriculteurs. Mais les distributeurs ne souhaitent pas que ce dispositif soit inscrit dans la loi. Si M. Valls s’est contenté d’appeler la distribution « à la responsabilité », il a chargé Bruxelles. « La Commission [européenne] a fait trop peu et trop tard », a-t-il déclaré. Bruxelles a rétorqué avoir débloqué 420 millions d’euros et financé des mesures d’aide au stockage de viande de porc et de poudre de lait. La France propose un renforcement de ses mesures qui sera discuté lors du sommet des ministres de l’agriculture des 28, le 15 février. Pour sa part, M. Valls s’est dit prêt à évoquer le sujet de la levée progressive de l’embargo russe sur le porc lors de sa rencontre samedi avec son homologue russe Dmitri Medvedev. p laurence girard économie & entreprise | 5 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 L’accident de TGV en Alsace dû à une vitesse « très excessive » Le déraillement de la rame d’essai, le 14 novembre 2015, avait provoqué la mort de 11 personnes C e n’est encore qu’une note d’étape succincte, mais elle est sans ambiguïté. Le Bureau d’enquêtes sur les accidents de transport terrestre (BEA-TT) a assuré, lundi 8 février, que la « vitesse très excessive » de la rame d’essai d’un TGV, dont l’accident le 14 novembre 2015 en Alsace a fait 11 morts et 42 blessés, était la « cause unique » du déraillement. Le BEA-TT parvient aux mêmes conclusions que le rapport d’audit interne de la SNCF, publié le 19 novembre 2015, cinq jours après l’accident. Selon les experts du ministère des transports, la rame, qui réalisait des essais en « survitesse de 10 % » sur l’extension de la nouvelle ligne à grande vitesse Est (LGV Est) et, plus précisément, sur une courbe de raccordement à la ligne classique à hauteur d’Eckwersheim, roulait à une vitesse bien supérieure à celle prévue lors des tests. Selon l’enregistreur de la motrice, la rame circulait à 265 km/h à l’entrée de la courbe de raccordement et à 243 km/h au point de déraillement, situé 200 mètres plus loin. Elle aurait dû rouler à 176 km/h. « Parallèlement, les constats effectués sur la voie en amont du point de déraillement et sur le matériel roulant n’ont mis en évidence aucune anomalie », précise la note. En calculant la vitesse du train, le rayon de la courbe, le dévers et la position du centre de gravité des véhicules, le Bureau d’enquête sur les accidents estime que la vitesse lors du renversement d’une rame de TGV roulant dans cette courbe est d’environ 235 km/h. Le train roulait 30 km/h au-delà de cette limite. Freinage « tardif » Par ailleurs, en s’appuyant sur les données de l’enregistreur, le BEA-TT a vérifié que le freinage de la rame avait répondu normalement, en temps et en puissance, aux commandes effectuées par le conducteur. « Cette vérification permet d’affirmer que l’excès de vitesse constaté était dû uniquement à un déclenchement du freinage trop tardif d’environ douze secondes pour pouvoir respecter, à partir d’une vitesse de 330 km/h, le seuil de 176 km/h prévu à l’entrée de la courbe », assure la note. « On connaît la cause de l’accident, et depuis plusieurs semaines déjà, indique un observateur du système ferroviaire. Il faut désormais connaître la cause de cette vitesse excessive… Et là, le BEA-TT est A Eckwersheim (Bas-Rhin), le 15 novembre 2015. VINCENT KESSLER/REUTERS très prudent. C’est l’enquête judiciaire qui donnera réellement les éléments de réponse ». Pour les experts du ministère des transports, les causes du freinage tardif apparaissent « multiples et ne sont pas encore complètement établies ». A ce stade de l’enquête, « les éléments recueillis par le BEA-TT ne permettent pas a priori de remettre en cause le sérieux des personnes chargées de l’exécution des essais, ni de mettre en évidence que la présence d’invités à bord de la rame, dont deux en cabine, ait pu jouer un rôle significatif dans la survenue de l’événement. » La révélation de la présence de sept personnes, au lieu de cinq maximum, dans la cabine de pilo- Sept personnes, au lieu de cinq maximum, étaient présentes dans la cabine de pilotage tage avait intrigué lors de la publication de l’audit interne de la SNCF. Les juges d’instruction, qui ont opéré les auditions des sept personnes présentes dans la cabine, sont les seuls à détenir aujourd’hui la clé de cette énigme. Au-delà des causes de l’accident, le BEA-TT s’interroge dans sa note sur les « conditions de réalisation En quête d’une nouvelle identité, Sanofi souffre mais sauve la face L Le groupe mise sur Genzyme, sa branche maladies rares, dont les ventes ont bondi de 30 % en 2015 lérer son lancement, le groupe n’a pas hésité à débourser 245 millions de dollars en décembre pour acquérir un « bon », appelé « priority voucher » dans le jargon, qui lui garantit une revue prioritaire par les autorités américaines. Grâce à cela, Sanofi espère arriver sur le marché américain avant Novo Nordisk, qui a en portefeuille un médicament comparable, le Xultophy. La division vétérinaire cédée Sanofi compte aussi sur son Praluent, qui inaugure une nouvelle génération d’anticholestérol, les anti-PCSK9. Il a reçu cet été le feu vert de l’agence américaine du médicament. Il est pour l’instant réservé aux patients atteint d’une hypercholestérolémie héréditaire ou qui présentent un risque élevé d’infarctus. Mais les indications pourraient être élargies. Vendu au prix catalogue de 14 600 dollars (13 000 euros) par an, il « figure désormais sur des formulaires couvrant plus de 170 millions de personnes aux Etats-Unis », indique le communiqué du groupe. Ces « formulaires » listent les médicaments sélectionnés et remboursés par les assureurs outre-Atlantique. Y figurer est clé, et les laboratoires consentent d’importants rabais à ceux qui leur accordent une exclusivité. En concurrence avec l’américain Amgen, qui a lancé quasiment en même temps un médicament identique, « Praluent est le seul inhibiteur de PCSK9 pris en charge et présent dans les formulaires du groupe UnitedHealth [l’un des plus gros assureurs du pays] », se félicite le groupe. « La performance du Praluent est l’un des grands enjeux de 2016, car jusqu’à présent, faute de remboursement, les prescriptions ne se traduisent pas encore par des ventes, souligne Philippe Lanone, analyste chez Natixis. Les résultats cliniques du dupilumab [une molécule développée pour traiter certaines formes d’asthme et d’eczéma] sont également très attendus. » En attendant un redémarrage de sa division pharmaceutique, Sanofi compte sur Genzyme, la branche du groupe dédiée aux maladies rares. Ses ventes se sont élevées à 3,6 milliards d’euros (à taux de change constant), soit un bond de près de 30 % par rapport à l’année dernière. Deux médicaments dans la sclérose en plaques, l’Aubagio et le Lemtrada, expliquent en grande partie ce succès. « Leur chiffre d’affaires a pour la première fois sur l’évolution des procédures d’essais. Un premier rapport intermédiaire est attendu fin février. Ce travail doit permettre de redéfinir les conditions de sécurité des prochaines campagnes d’essais pour les trois autres nouvelles lignes à grande vitesse, qui doivent ouvrir courant 2017 (Le Mans-Rennes, Tours-Bordeaux, Nîmes-Montpellier). Quant à la LGV Est, après de nouveaux tests, son ouverture est fixée non plus au 3 avril, la date initialement prévue, mais au 3 juillet, « dans des conditions provisoires car la voie qui a été accidentée est sous scellés judiciaires », indiquait mi-janvier Jacques Rapoport, le PDG de SNCF Réseau. p philippe jacqué 1 196 MILLIARDS Grâce aux effets de change, le groupe affiche une hausse de 7,7 % de son résultat en 2015 es grandes manœuvres ont commencé chez Sanofi, mais le paquebot est difficile à manœuvrer. Arrivé à la tête du géant pharmaceutique français en avril 2015, Olivier Brandicourt avait présenté en novembre sa nouvelle stratégie pour le groupe, mais les résultats annuels présentés mardi 9 février sont encore en demi-teinte : en 2015, le chiffre d’affaires a progressé de 9,7 %, à 37 milliards d’euros, et le résultat net de 7,7 %, à 7,3 milliards d’euros, par rapport à 2014. Mais cette performance est liée à un effet de change positif : à taux constant, les ventes n’ont progressé que de 2,2 % et le résultat est en recul de 0,9 %. Le grand coupable est la division diabète : le brevet qui protégeait le médicament phare du groupe, l’insuline Lantus, est tombé cette année, relançant la guerre des prix sur le marché très encombré des antidiabétiques. Sanofi est en concurrence avec le danois Novo Nordisk, numéro un mondial sur ce créneau, et l’américain Lilly, qui a lancé dès cet été en Europe une copie du Lantus. Les ventes de ce blockbuster ont chuté de 10 % en un an, à 6,3 milliards d’euros. Pour tenter d’éviter le trou d’air, le groupe tricolore a lancé en avril son Toujeo, un Lantus revisité. Mais la véritable nouveauté, le LixiLan, une association du Lantus avec une autre molécule, n’a pas encore reçu son autorisation de mise sur le marché. Pour accé- de ce type d’essais en survitesse ». A ce stade de l’enquête, « il n’apparaît pas qu’un “balayage” exhaustif en survitesse lors de l’homologation d’une ligne nouvelle soit nécessaire pour en garantir la sécurité de l’exploitation future ». Les experts du transport appellent à une évolution des règles d’homologation, surtout sur certaines portions de parcours comme celle où a eu lieu l’accident. Ces règles sont fixées par l’Union internationale des chemins de fer. En France, l’Autorité de sécurité ferroviaire (EPSF) est garante de leur application. Après l’accident d’Eckwersheim, la SNCF avait missionné PierreYves Lacoste, l’ancien patron de l’Autorité de sécurité nucléaire, dépassé 1 milliard d’euros de ventes annuelles […], en progression de 112,2 % », précise le laboratoire. Second moteur du groupe, les vaccins. Les ventes ont bondi de 7,3 % pour atteindre 4,7 milliards (à taux de change constant). A la fin de 2015, Sanofi a reçu le feu vert de trois pays – le Mexique, les Philippines et le Brésil – pour commercialiser son vaccin contre la dengue. Son Dengvaxia est à ce jour le seul vaccin autorisé pour prévenir cette maladie tropicale transmise par un moustique. Les investisseurs inquiets attendent cependant d’autres gages. Pour les rassurer, Olivier Brandicourt a déjà annoncé un plan de 1,5 milliard d’euros et se prépare à négocier un grand virage. Sanofi s’apprête ainsi à céder au groupe allemand Boehringer-Ingelheim sa division vétérinaire, Merial, en échange d’un portefeuille de médicaments vendus sans ordonnance. L’avenir de ses génériques est aussi en balance, et le dirigeant a indiqué en novembre qu’il envisageait une opération importante, comparable à l’acquisition de Genzyme en 2011 pour plus de 20 milliards de dollars. Après avoir bondi de 2 % à l’ouverture des marchés, le titre était en baisse de 1,30 % à 9 h 30. En six mois la capitalisation boursière du groupe a fondu de 30 %, pour se stabiliser à un peu plus de 90 milliards d’euros. p chloé hecketsweiler C’est le montant, en euros, des exportations allemandes sur l’ensemble de l’année 2015. Du jamais-vu outre-Rhin. Le niveau des ventes à l’étranger a permis à la première économie européenne de dégager un excédent commercial record de 248 milliards d’euros, selon les chiffres publiés mardi 9 février par l’Office fédéral des statistiques. A l’export, le « made in Germany » a progressé de 6,4 % en 2015. Dans le même temps, la chute des cours mondiaux du pétrole et du gaz a alimenté la baisse du coût des importations en Allemagne. Sur la période, elles se sont élevées à 948 milliards d’euros, en croissance de 4,2 %, permettant ainsi au solde de la balance commerciale de progresser. CON J ON CT U R E La production industrielle déçoit en Allemagne L’industrie allemande a terminé 2015 sur un recul de la production de 1,2 % sur le mois de décembre, portant à – 0,8 % le repli d’activité du quatrième trimestre, selon les chiffres publiés mardi 9 février, par l’Office fédéral des statistiques. Les analystes allemands tablaient sur une hausse de 0,4 %. « La production industrielle a connu une traversée du désert », a-t-on reconnu au ministère de l’économie allemand. capital en avril 2014, à hauteur de 6,1 %, les actionnaires des Galeries Lafayette occupent deux sièges au conseil d’administration de Carrefour. C I MEN TS Changement de coprésidence chez LafargeHolcim Le Suisse Beat Hess, administrateur de LafargeHoclim, devrait remplacer Wolfgang Reitzle au poste de coprésident du cimentier, lors de la prochaine assemblée générale des actionnaires. Wolfgang Reitzle n’a pas brigué un nouveau mandat. D I ST R I BU T I ON R ÉS EAUX La famille Moulin détient 11,51 % du capital de Carrefour Un acteur du « cloud souverain » français distingué La famille Moulin, qui possède les Galeries Lafayette, a franchi le seuil des 10 % de droits de vote chez Carrefour. Leur holding, Galfa, détient désormais 11,51 % du capital et 10,14 % des droits de vote, selon un avis publié, lundi 8 février, par l’Autorité des marchés financiers. Entrés au Numergy, la filiale en difficulté consacrée au « cloud souverain » (cloud national ou européen) qui avait été rachetée par l’opérateur télécoms SFR, s’est félicitée, mardi 9 février, que le consortium international qu’elle a fondé, CTA, ait été retenu par la Commission européenne. 6 | économie & entreprise 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 Orange poursuit ses emplettes en Afrique Le groupe français vient d’acheter Tigo, le troisième opérateur de la République démocratique du Congo F ace à une Europe vieillissante et suréquipée, Orange poursuit sa conquête de l’Afrique. Massivement présent sur le continent, le groupe français a annoncé, lundi 8 février, l’acquisition de Tigo, troisième opérateur mobile de la République démocratique du Congo (RDC). Il le fusionnera avec ses propres activités, se hissant à la deuxième ou troisième place du marché derrière le britannique Vodafone et aux côtés de l’indien Bharti Airtel. Orange n’a eu à débourser que 160 millions de dollars (143 millions d’euros) pour se payer cet opérateur qui compte 6,5 millions de clients. « La RDC compte 80 millions d’habitants. C’est cinq fois plus grand que le Sénégal et le taux de pénétration en téléphonie mobile n’y est que de 50 %, contre 100 % au Sénégal et 110 % en France. Le potentiel y est très important », se félicite Marc Rennard, vice-président international d’Orange. Depuis le début de l’année, Orange a déjà bouclé quatre opérations sur le continent africain Présent depuis vingt-cinq ans sur le continent africain, où il gérait les transmissions internationales, Orange a véritablement donné un coup d’accélérateur à ses activités dans cette région en 2004. « Nous avions 10 millions d’abonnés, nous en avons 115 millions aujourd’hui », dit M. Rennard. Depuis le début de l’année, l’opérateur a bouclé quatre opérations. Avant la RDC, Orange s’est offert Cellcom, le deuxième opérateur du Liberia, pour 100 millions d’euros, et deux filiales de l’indien Bharti Airtel en Sierra Leone et au Burkina Faso. En tout, il a dépensé un peu moins de 1 milliard d’euros. L’opérateur historique français, qui compte comme gros ancrage africain le Sénégal, l’Egypte, la Côte d’Ivoire et le Mali, est aujourd’hui numéro un dans dix des dix-neuf pays où il s’est implanté. Il est, en revanche, absent de deux des plus gros marchés africains, le Nigeria et l’Afrique du Sud. Mais, pour le moment, Orange devrait s’en tenir là. « Il n’y a plus de gros coups à faire », affirme Jean-Michel Huet, spécialiste Afrique chez Bearing Point. Instabilité politique Avec un chiffre d’affaires annuel de 4,2 milliards d’euros en 2014, une croissance d’environ 5 % par an et une marge de 34 % au dernier trimestre, Orange, qui se situe derrière le sud-africain MTN, Vodafone et l’opérateur des Emirats arabes unis Etisalat, profite d’une zone où il reste des pans entiers de population à équiper. Les embûches sont nombreuses dans cette conquête du continent africain. Orange doit régulièrement faire face aux problèmes de sécurité, comme au Tchad, où il aurait renoncé pour cette raison à racheter la filiale de Bharti Airtel, aux problèmes sanitaires et à l’instabilité politique. L’opérateur espère ainsi qu’en RDC, la situation se stabilise à l’occasion des prochaines élections. D’une manière générale, il est bien armé pour affronter ce genre de problématiques. « Tout le monde a besoin de téléphonie. Les belligérants ne s’attaquent pas aux infrastructures, même si les crises politiques peuvent nous ralentir dans certaines zones. En Centrafrique, le réseau tourne, en Egypte aussi », dit Marc Rennard. « La crise politique au Mali avait peu pesé dans les résultats », confirme un analyste parisien. Autre difficulté, l’attitude des Etats, qui ont tendance à prendre les opérateurs télécoms pour des vaches à lait. « Ce sont des activités En 2015, les ventes se sont accélérées. La reprise de l’immobilier porte ce mouvement S équipements de cuisson (+ 1,5 % de croissance) sont un peu en retrait, « sachant que le marché manque encore de dynamisme », estime M. Lohnherr. « Les Français ont acheté beaucoup de fours combinés – vapeur ou micro-onde – dont les prix sont élevés, mais pas encore d’équipement complet encastré ( four, plaques de cuisson et hotte), un achat qui dépend du marché immobilier et de leurs projets de déménagement. » De leur côté, les ventes de petits appareils électroménager (grillepain, robots culinaires…), soutenues par les articles culinaires, ont progressé de 6,5 % en valeur, à 1,292 milliard d’euros, fin 2015, après une année 2014 déjà dynamique (+ 4,3 %). En 2015, les machines de préparation culinaire ont encore eu le vent en poupe avec une progression de 17,4 % des ventes (+ 36,6 % pour les blenders, et + 20,2 % pour les robots). Les émissions culinaires semblent participer à l’engouement des Français pour les robots transparentes et faciles à taxer. Un opérateur peut devoir s’acquitter de dix à quinze taxes spécifiques. Au Nigeria, MTN a pris une amende de 5 milliards d’euros », dit Jean-Michel Huet. La guerre des prix, animée notamment Bharti Airtel, représente un problème plus important. « Dans certains pays, les opérateurs n’investissent plus dans la 3G. Orange est, par exemple, en train de se retirer du Kenya », dit M. Huet. Principal enjeu : fidéliser une clientèle volatile. Les clients possèdent de téléphones équipés de plusieurs cartes SIM, leur permettant de passer d’un « Ce sont des produits multifonctions dont les prix sont élevés », détaille M. Lohnherr. Selon lui, la vogue du « manger sain » et les émissions culinaires, dans lesquelles les grands chefs utilisent ce genre de robots, contribuent à l’engouement des consommateurs pour des machines qui offrent un résultat proche de celui obtenu par les professionnels. Les industriels relèvent également une croissance de 7,6 % des appareils d’entretien des sols, « et plus particulièrement des aspirateurs balais sans fil qui, après l’engouement que nous avons connu pour les aspirateurs sans sac, reviennent à la mode, surtout pour les petits logements », observe M. Lohnherr. Des machines connectées Cinq cents millions d’appareils équipent à l’heure actuelle les foyers Français, dont 190 millions de gros électroménager et 310 millions de petit électroménager. L’accélération observée au cours du deuxième semestre de l’exercice écoulé devrait se poursuivre en 2016. C’est du moins l’espoir du président du GIFAM, pour qui la reprise du marché immobilier est un facteur de soutien au secteur. Dans les prochaines années, les ventes d’électroménager devraient aussi être portées par l’innovation des marques. Les fa- H O R S - S É R I E 220 PAGES 12 € ÉDITION 2016 sandrine cassini E bricants ont dépensé 1,4 milliard d’euros en 2015 en recherche et développement. Les premières machines connectées commencent à apparaître dans les rayons, avec des lave-linge qui communiquent avec les téléphones portables, des robots cuiseurs avec des recettes intégrées… Et les constructeurs rivalisent d’imagination pour employer les nouvelles technologies afin de simplifier l’usage des machines. Dans les cartons des industriels, on trouve des caméras pour équiper les réfrigérateurs afin d’en montrer le contenu pendant que son propriétaire fait ses courses, ou encore une machine à laver, comme chez l’allemand Miele, qui commandera automatiquement de la lessive lorsque son réservoir est vide. Plus classiquement, une grande partie des apports technologiques de ces nouvelles machines connectées porte sur le diagnostic de réparation et d’entretien au quotidien. Les appareils équipés de ces innovations devraient arriver sur le marché dès cette année, sans toutes leurs fonctionnalités dans un premier temps, car les fabricants doivent nouer des partenariats avec la grande distribution ou les sites d’e-commerce. Reste à savoir si les consommateurs suivront. p rnest Beaux a signé Chanel N° 5 ; Edmond Roudnitska a créé L’Eau Sauvage, tandis que Jean Carles, Bertrand Dupont et Paul Vacher ont élaboré Miss Dior. C’est pour le faire savoir qu’est née officiellement la Société internationale des parfumeurs créateurs (SIPC), à Versailles lundi 8 février, sous l’égide de soixante des plus grands nez mondiaux. Précisément parce qu’« on sait qu’Edouard Manet a peint Le Déjeuner sur l’herbe ou qu’Auguste Rodin a sculpté Le Penseur », explique son président, Raymond Chaillan, mais que presque personne n’est capable de citer le « père » des parfums les plus connus. Les nez s’insurgent donc, fatigués de ne pas être reconnus comme artistes. La SIPC va notamment chercher à « œuvrer pour la défense de la palette des matières premières utilisées pour l’élaboration des parfums ». UN PARFUM N’EST PAS Se battre bec et ongles contre les directives de Bruxelles qui réduisent chaque PROTÉGÉ. L’INPI S’EST année la liste des substances autorisées, et « éviter que tous les nez fassent TOUJOURS REFUSÉ la même chose », assure M. Chaillan. Elle va aussi fournir des avis d’expert À ENREGISTRER DES et des arbitrages auprès des tribunaux MARQUES OLFACTIVES ou des organisations internationales. Mais l’ambition première de ce nouvel ordre est d’obtenir la reconnaissance de la création des parfums comme « œuvre de l’esprit », avec une protection juridique adaptée. Pas de vagues non plus. La SIPC ne veut pas « interférer avec les liens contractuels établis entre parfumeurs » et les sociétés qui les emploient comme les créateurs de parfums, Givaudan, Firmenich, IFF, ou les rares maisons de luxe qui ont à demeure leur propre parfumeur (Cartier, Hermès, Chanel, etc.) C’est là où le bât blesse. Un parfum aujourd’hui ne peut pas être protégé. L’Institut national de la propriété intellectuelle (INPI) s’est toujours refusé à enregistrer des marques olfactives. On peut déposer le nom d’un parfum, son flacon, mais pas son essence même. Le débat sur les droits d’auteurs réclamés par les parfumeurs fait l’objet de controverses. La Cour de cassation s’y oppose fermement. « Les tribunaux les assimilent à des recettes de cuisine », enrage M. Chaillan, l’auteur d’Anaïs Anaïs (Cacharel). « S’il faut aller plus loin juridiquement, nous irons », promet-il. Il assure d’abord vouloir « lutter contre les imposteurs qui pullulent sur Internet ». La nouvelle société n’acceptera que des parfumeurs adoubés par un jury. Pour que l’odeur soit sauve. p cécile prudhomme nicole vulser ANALYSEZ 2015 // DÉCHIFFREZ 2016 0123 opérateur à l’autre pour faire des économies. Orange n’encaisse donc qu’un revenu moyen par abonné de l’ordre de 4 à 5 euros par mois, bien moins qu’en France. L’opérateur tente aussi de développer l’accès à l’Internet mobile, alors que, jusque-là, l’Afrique constituait surtout un marché pour la voix. Pour retenir le chaland et le faire dépenser plus, l’opérateur historique français compte aussi sur Orange Money, son service de paiement mobile. Celui-ci compte 16 millions de clients et accroît le revenu par abonné de 25 %. A la demande des banques centrales locales, l’opérateur pourrait aussi devenir émetteur principal et se passer de l’intermédiation de ses partenaires bancaires, comme la BNP. Un moyen, là aussi, d’accroître ses marges et de lancer un premier galop d’entraînement avant de donner, en France, le coup d’envoi de sa véritable banque en ligne. p L’HISTOIRE DU JOUR Les « nez » de la parfumerie en mal de reconnaissance Du réfrigérateur au grille-pain, l’électroménager se porte bien i l’électroménager avait bien résisté à la crise grâce à la nécessité traditionnelle, pour les consommateurs, de remplacer leurs objets défectueux, les ventes d’appareils se sont accélérées en 2015, en France, dans le même élan que celui observé dans l’ameublement. « Un bon cru par rapport à ces quatre dernières années », souligne Alexander Lohnherr, le nouveau président du Groupement interprofessionnel des fabricants d’appareils d’équipements ménagers (GIFAM). Hors marques de distributeurs, les ventes de gros appareils d’électroménager (lave-linge, réfrigérateurs, etc.) ont progressé de 3,7 % en valeur, à 2,637 milliards d’euros, l’an dernier, après une quasi-stabilité un an plus tôt, en 2014 (– 0,4 %). Une progression tirée par les appareils réfrigérants, qui représentent plus d’un quart du marché, et dont les ventes ont augmenté en valeur de 7,1 %, « notamment parce que les prix unitaires sont plus élevés, car les gens veulent des plus gros réfrigérateurs », explique M. Lohnherr. Les ventes d’appareils de lavage (42 % du marché et + 3,2 % de croissance en 2015) ont été portées par les sèche-linge. Le taux d’équipement pour ces machines augmente sous l’effet d’une amélioration des technologies. Les Principal enjeu : fidéliser une clientèle volatile, qui jongle entre plusieurs cartes SIM et opérateurs LE BILAN DU MONDE ► GÉOPOLITIQUE ► ENVIRONNEMENT ► ÉCONOMIE + UN ATLAS DE 198 PAYS idées | 7 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 LETTRE DE LA CITY | ér ic al b ert HSBC met les centres financiers en concurrence D ans les jours qui viennent, au plus tard dans le courant de la semaine du 15 au 21 février, le conseil d’administration de HSBC va se réunir dans sa tour de Canary Wharf pour prendre une décision existentielle : conserver son siège à Londres ou partir vers de meilleurs auspices, probablement Hongkong. Difficile de surestimer la symbolique d’un tel déménagement. HSBC est un mastodonte incontournable, l’une des plus importantes banques du système financier mondial. Un départ poserait inévitablement de profondes questions sur l’avenir de la place financière britannique. Les tenants du « déclinisme » de la « vieille Europe » se verraient renforcés. En revanche, la Chine, dont l’économie traverse actuellement de sérieuses turbulences, ne manquerait pas de célébrer cette victoire. Bien sûr, le chantage au déménagement est partiellement un calcul politique. Pour les dirigeants de HSBC, c’est un excellent bâton à brandir chaque fois que les autorités britanniques se montrent un peu trop sévères. Avec 48 000 employés au Royaume-Uni, la banque possède là un excellent moyen de se faire écouter (même si l’immense majorité d’entre eux resteraient de toute façon outre-Manche). Il faut pourtant prendre la menace au sérieux. Pour essayer de comprendre les fourmis dans les jambes de HSBC, mettons-nous deux minutes dans la peau de Stuart Gulliver, son directeur général. Le Britannique, qui a luimême vécu deux décennies à Hongkong et aime beaucoup la ville asiatique, ne manque pas de raisons de déménager. Du jour au lendemain, les impôts de la banque seraient allégés. Le regard du régulateur se ferait moins insistant. Le brouhaha politique s’amenuiserait : ces dernières années, l’homme a régulièrement été appelé à s’expliquer devant différents comités parlementaires britanniques, séances très politiques qui frôlent souvent l’humiliation publique. Les députés savent que le grand public veut du sang de banquier, et ils en ont eu pour leur argent. BLANCHIMENT D’ARGENT HSBC (à l’origine The Hong Kong and Shanghai Banking Corporation) est de toute façon plus asiatique que britannique. Elle y réalise 60 % de ses bénéfices, une proportion qui ne cesse de progresser. Elle a été fondée en 1865, à Hongkong, et n’a installé son siège à Londres qu’en 1993. Spécialisée dans le financement du commerce international, la banque est tournée vers la Chine, où sont fabriqués les biens de consommation du reste du monde. Cette mise en perspective est nécessaire pour comprendre l’extraordinaire concurrence in- L’ÉCLAIRAGE Former les chômeurs, mais d’abord les salariés par philippe askenazy L’ annonce par le président de la République d’un grand plan de formation des chômeurs a attiré beaucoup de critiques. Le soupçon de manipulation des chiffres des demandeurs d’emploi est fort. L’appel à la contribution des nouveaux présidents de région – majoritairement d’opposition – permet également de mutualiser la responsabilité politique : le ministère du travail réunit régions, partenaires sociaux et Pôle emploi le 18 février. Si le second point paraît clair, le premier soupçon paraît peu justifié : 500 000 formations supplémentaires sur une année n’inverseront pas massivement la courbe, car la plupart ne dureront que quelques semaines ! Ces considérations politiques ont malheureusement évacué une fois de plus les réflexions de fond sur l’organisation de la formation en France, qu’elle soit initiale ou continue. La pertinence de former les chômeurs n’est proposée par aucun acteur. Pourtant, une formation peut s’avérer paradoxalement un nouveau handicap, pour deux raisons. Par construction, elle limite un temps la capacité de recherche d’emploi. Surtout, demeurer avec les mêmes difficultés sur le marché du travail après une formation inefficace est une violence sociale supplémentaire et un puissant facteur de découragement. PAS DE RECETTE MIRACLE Une formation doit donc être « utile ». Et cette utilité doit s’apprécier pour chaque individu. Il n’y a pas de recette miracle, mais encore faudrait-il que des injonctions contradictoires ne soient pas rajoutées sur les épaules des agents de Pôle emploi, des missions locales ou de l’APEC. En ¶ Philippe Askenazy est chercheur au Centre national de la recherche scientifique, Ecole d’économie de Paris poursuivant des objectifs chiffrés, ils doivent souvent sacrifier le suivi individuel. Une seconde injonction – mantra de la plupart des président(e)s de région – est de « répondre aux besoins locaux des entreprises », poussant à écarter les préférences individuelles du demandeur d’emploi, la construction de ses perspectives de long terme ou de ses opportunités de mobilité géographique. De plus, Pôle emploi ne peut désormais acheter de formations collectives que dans le cadre d’une convention avec la région. Au nom de la réactivité, les régions peuvent s’affranchir d’un appel d’offres en habilitant directement des organismes de formation pour les publics en difficulté d’insertion. Des évaluations de cette nouvelle architecture auraient été bienvenues avant d’appuyer sur l’accélérateur… PIÈGE Par ailleurs, reconnaissons qu’avant de le devenir, la plupart des chômeurs étaient… en emploi. La fin de contrat à durée indéterminée (CDI) demeure la première cause d’inscription à Pôle emploi. Or, d’après le Programme d’évaluation des compétences des adultes (PIAAC) mené par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), ce sont, en France, les travailleurs en CDI les moins diplômés qui bénéficient le moins des dépenses des entreprises, et les travailleurs en CDD bénéficient de moins de formation que les CDI. Travailler peut devenir ainsi… déqualifiant. D’où un piège à chômage de longue durée en cas de licenciement après des années, voire des décennies à ce régime. La formation des chômeurs procède donc d’une logique de réparation après coup. Or, comme dans le domaine médical, plus on traite tardivement une pathologie, moins les traitements sont efficaces. Le compte personnel de formation mis en place en 2015 ne changera éventuellement la donne que sur le long terme. Si on souhaite que le futur plan de formation des chômeurs soit un succès, une première étape serait d’inciter les entreprises à mieux répartir leurs dépenses de formation. Pourquoi pas, par exemple, interdire les licenciements de CDI qui n’auraient pas bénéficié dans les trois dernières années d’un programme sérieux de développement professionnel, et verser une prime différentielle de précarité formation aux CDD ? p ternationale qui se joue entre les places financières mondiales. Voilà bien longtemps que Londres ne fait plus face à Paris ni même à Francfort. La vraie concurrence est à New York, mais aussi, de plus en plus, à Hongkong et à Singapour, et même à Tokyo et à Séoul. Or, depuis la crise de 2008, la City a profondément changé. Elle n’est plus le paradis du laissez-faire qu’elle a été pendant deux décennies. Le régulateur d’autrefois a été remplacé par un autre, beaucoup plus sévère. Un impôt exceptionnel sur les banques a été instauré, qui coûte, tout de même, 1,5 milliard de dollars (1,3 milliard d’euros) par an à HSBC, soit 10 % de ses profits. Une séparation presque complète entre les banques de détail et les banques d’investissement a été imposée, avec des conséquences très réelles : HSBC est en train de construire, à Birmingham, un siège à part pour sa banque de détail britannique. Au regard du cataclysme financier de 2008, ces nouvelles règles se justifient aisément. Le problème est que HSBC est l’un des rares établissements à être resté solide pendant la crise. Jamais la banque n’a essuyé une perte nette sur une année pleine. Jamais elle n’a nécessité que les contribuables ne viennent à son secours. Pas question de pleurnicher sur son sort. HSBC n’est pas angélique. La banque s’est fait prendre la main dans le sac en train de blan- chir l’argent des cartels de la drogue du Mexique. Sa banque privée en Suisse n’avait absolument aucun scrupule à recevoir des fonds dont l’origine était pour le moins douteuse. L’éthique ne semblait pas étouffer ses dirigeants. En revanche, jamais l’équilibre même de la banque n’a été mis en danger. HSBC peut donc se permettre de faire jouer la concurrence entre les centres financiers et ne s’en prive pas. Toujours pragmatiques, les Britanniques ont semble-t-il entendu le message. Depuis l’été 2015, ils desserrent progressivement l’étau. L’impôt exceptionnel sur les banques a été légèrement réduit. Le patron du régulateur, particulièrement virulent, a été écarté, remplacé par le modéré Andrew Bailey, un vice-gouverneur de la Banque d’Angleterre. Au lendemain de sa nomination, celui-ci s’est empressé de rassurer qu’il serait plus mesuré que son prédécesseur. George Osborne, le chancelier de l’Echiquier, ne cache plus son intention de tourner la page du banker bashing. Les menaces de HSBC – et de quelques autres établissements – ont visiblement eu l’effet escompté. Et des « sources », au sein de la banque, laissaient entendre au Sunday Times du 7 février que la décision serait plutôt de rester à Londres. p UN DÉPART DE HSBC DE LONDRES POSERAIT DE PROFONDES QUESTIONS SUR L’AVENIR DE LA PLACE FINANCIÈRE BRITANNIQUE Twitter : @IciLondres Le big data mesure aussi l’empreinte sociale des entreprises En croisant les données disponibles, les sociétés peuvent mieux évaluer et gérer les risques sociaux et environnementaux afin de préserver leur valeur par éric duvaud et cyrus farhangi E n avril 2013, l’effondrement du Rana Plaza a provoqué 1 135 morts dans des ateliers de confection travaillant pour diverses marques internationales au Bangladesh. A cette tragédie s’est ajouté un coût économique considérable pour ce pays, qui a vu sa principale industrie désertée par les investisseurs. Pourtant, au début des années 2000, les données de sécurité au travail disponibles partout dans le monde auraient pu alerter les multinationales sur ce risque. Depuis, ces mêmes indicateurs sont scrutés à la loupe : d’après le Bureau international du travail, sur 3 508 sites industriels de prêt-à-porter du pays spécialisés dans l’export, plus de 70 % ont été inspectés depuis. En France, la loi sur le « devoir de vigilance », actuellement en deuxième lecture à l’Assemblée nationale, obligerait, si elle était promulguée, les grandes entreprises à des mesures de prévention envers leurs filiales et soustraitants. Mais avec ou sans contrainte législative, on observe à l’échelle mondiale la mise en place de dispositifs de gestion des risques, qu’ils soient sociaux, environnementaux ou de corruption, qui s’appuient sur l’analyse de masses de données permettant de repérer les zones sensibles. Une partie de ces données est hébergée au sein même des bases fournisseurs de l’entreprise. Elles peuvent être croisées avec des statistiques publiques pour modéliser les chaînes d’approvisionnement par pays et par secteur d’activité. Les indicateurs relatifs à la sécurité au travail, à la santé, au travail des mineurs, à l’environnement ou à la LE VOLUME DES DONNÉES STOCKÉES DANS « L’UNIVERS NUMÉRIQUE » DOUBLE TOUS LES DEUX ANS corruption, progressivement fiabilisés par des instituts de recherche ou les administrations, permettent alors d’identifier les zones de risque de la chaîne d’approvisionnement. Les entreprises sont assises sur des mines d’informations – achats, ventes, ressources humaines, santé, sécurité, énergie, environnement… – qui, une fois collectées, organisées et croisées avec d’autres données externes, peuvent offrir une vision quantifiée et élargie de leur empreinte. MARQUE ET CAPITALISATION Le volume des données stockées dans « l’univers numérique » double tous les deux ans. Entre 2010 et 2020, il aura été multiplié par cinquante selon IDC iView, The Digital Universe in 2020, décembre 2012. Les données sont produites de plus en plus par des machines, accélérant la tendance : l’Internet des objets compte déjà 50 milliards de capteurs connectés dans le monde ; le Sensors Summit en projette 100 trillions d’ici à 2030, soit 12 000 par habitant. Les données sont de plus en plus abondantes, mais aussi de plus en plus partagées dans des bases collaboratives. Ainsi, les acteurs économiques pourraient mieux exploiter toute la richesse du big data pour mesurer et maîtriser leur empreinte sur la société et sur l’environnement, démontrer leur utilité sociale et, in fine, renforcer leur propre valeur économique. Ainsi, les démarches d’écoconception des produits et les informations produites dans le cadre des PEP (profil environnemental produit) permettent d’estimer l’empreinte en aval, par exemple le CO2 évité par certains produits dans leur phase d’usage, comme les énergies renouvelables ou les matériaux d’isolation. Cette vision sur l’ensemble de la chaîne de valeur permet d’agir là où les impacts sont les plus importants, et les moins coûteux à réduire ; c’est une première étape indispensable lorsqu’il s’agit de définir une trajectoire carbone d’entreprise compatible avec l’objectif mondial de limitation du réchauffement climatique à + 2 °C. Certains acteurs vont jusqu’à exploiter des données géospatiales détaillées, publiquement disponibles, pour analyser leurs activités au regard de l’évolution des forêts, des océans et des autres écosystèmes constituant leur « capital naturel ». Cette vision élargie permet de mieux projeter la capacité de l’entreprise à créer de la valeur dans la durée, pour les actionnaires, mais également pour la société dans son ensemble. Avec l’inflation des données, la connaissance croît de manière exponentielle, et nous sommes de plus en plus nombreux à produire et à analyser l’information. Les experts en économie de l’environnement ou en économie du travail sont désormais en mesure de contribuer à la valorisation des impacts sociétaux et environnementaux. On peut ainsi attribuer une valeur économique à des phénomènes a priori immatériels : pollution de l’air, biodiversité, bruit, temps gagné… Lorsque les marchés sont défaillants dans la prise en compte de réalités auxquelles la collectivité attache du prix (par exemple, le prix de l’eau peut être quasi nul dans des zones de stress hydrique), les entreprises peuvent elles-mêmes leur attribuer un prix dans l’évaluation de leurs projets d’investissements. Elles sont, par exemple, de plus en plus nombreuses à intégrer un prix du carbone dans leur calcul de retour sur investissement pour anticiper les contraintes futures. Les entreprises sont aujourd’hui en mesure de réunir et analyser les données et connaissances nécessaires à l’évaluation et à la gestion de leurs impacts sociaux et environnementaux, mais aussi à la valorisation de ceux-ci. L’entreprise crée de la valeur pour la société à travers les emplois, les impacts positifs des produits vendus, et la réduction des impacts négatifs ; elle bénéficie en retour de la pérennisation de son modèle économique. Ce type d’analyse permet de nourrir, chiffres à l’appui, une stratégie intégrée, tenant compte des liens entre valeur boursière et valeur sociétale. C’est un pas essentiel vers une meilleure compréhension de la valeur immatérielle des entreprises, en vue de renforcer leur marque et leur capitalisation à long terme. p ¶ Eric Duvaud est associé de EY (anciennement Ernst & Young), conseil en développement durable Cyrus Farhangi est expert en « empreinte socio-économique » chez EY 8 | MÉDIAS&PIXELS 0123 MERCREDI 10 FÉVRIER 2016 L’AFP espère lever un peu le voile sur la Corée du Nord Déjà présente dans 150 pays, l’Agence France-Presse va ouvrir un bureau à Pyongyang tokyo - correspondant L’ AFP sera bientôt la seconde grande agence de presse mondiale à avoir une représentation permanente en République populaire démocratique de Corée (RPDC), après Associated Press (AP), présente depuis 2012. L’agence chinoise Xinhua, son homologue japonaise Kyodo et ItarTass (russe) ont des antennes à Pyongyang. Le contrat avec l’AFP a été signé en janvier et les travaux d’aménagement du bureau sont en cours dans les locaux de l’agence officielle de presse KCNA. L’ouverture du bureau de l’AFP est le signe d’une volonté de « désenclavement » du régime nordcoréen – et un geste de Pyongyang en direction de la France, qui est le seul pays de l’Union européenne avec l’Estonie à ne pas entretenir de relations diplomatiques avec la RPDC. Pour l’agence, il s’agit d’être présent dans un pays en mutation et dont les ambitions nucléaires et balistiques sont un facteur de fortes tensions en Asie du Nord-Est. Ainsi, le 7 février, le tir d’une fusée depuis le territoire nord-coréen a aussitôt été qualifié de « provocation intolérable » par le conseil de sécurité des Nations unies. Logique dans le cadre du renforcement du réseau de l’AFP, l’ouverture d’un bureau à Pyongyang, qui a donné lieu à une longue négociation, risque de susciter des controverses. Ce fut le cas pour AP, accusée par la droite américaine de se faire l’écho de la propagande de Pyongyang et d’offrir une reconnaissance à un « Etat-voyou » condamné par l’ONU pour ses violations des droits de l’homme. « En tant qu’agence de presse globale, l’AFP se doit d’être présente partout dans le monde. C’est sa mission et sa raison d’être, fait valoir Philippe Massonnet, directeur régional de l’AFP pour la région Asie-Pacifique, basé à Hongkong. La RPDC est l’un des rares pays importants où nous n’étions pas. Nous ne pouvons pas nous plaindre quand l’accès nous est refusé et faire la fine bouche quand les portes s’ouvrent. » Le bureau à Pyongyang aura en permanence deux journalistes nord-coréens, un photographe et un vidéaste, formés à Hongkong. « Démêler le vrai du faux à propos de la Corée du Nord est une tâche ardue » CHOI JUNG-HOON directeur de la radio Free North Korea Rim Ho-ryong, vice-président de l’agence de presse nord-coréenne, et le PDG de l’AFP, Emmanuel Hoog, le 19 janvier. LIONEL BONAVENTURE/AFP Son responsable, qui résidera dans un pays voisin, pourra s’y rendre une fois par mois comme d’autres journalistes de l’AFP basés en Asie. C’est aussi le cas pour AP dont le chef du bureau à Tokyo couvre la RPDC. La Corée du Nord ne permet pas à des journalistes étrangers de résider en permanence dans le pays, à l’exception des Chinois et des Russes. Tant par ses images que ses dépêches, AP a contribué depuis trois ans à une meilleure connaissance de la RPDC. Que ses activités (et, demain, celles de l’AFP) soient très surveillées par les services de sécurité ne fait guère de doute. Ses journalistes ne se font pas d’illusion sur le caractère fragmentaire de ce qu’ils voient et des informations qu’ils peuvent recueillir. Les correspondants étrangers en Union soviétique ou en Chine (dès 1957) ont connu les mêmes difficultés. Mais leur présence a permis de lever un peu le voile sur ces régimes. « Dans beaucoup de pays il y a des limites, parfois drastiques, au travail journalistique, poursuit M. Massonnet. Si l’AFP devait ne travailler que là où tout est rose, elle ne serait pas présente dans 150 pays. Pour le bureau de Pyongyang, nous n’avons signé aucun document contraignant. Il y aura des règles à respecter. Nous tirerons le meilleur de notre présence sur place. » Idée moins caricaturale du pays Quelles que soient les difficultés et les frustrations rencontrées par les journalistes étrangers en RPDC (cornaqués par un guide interprète), une présence sur place et des visites successives permettent de se forger une idée, certes incomplète mais moins caricaturale, du pays, et de corroborer ou d’infirmer des informations collectées à l’extérieur. Décrire ce que l’on voit, ou ce qui est donné à voir, est déjà un apport dans un pays où circulent les rumeurs les plus sensationnalistes au mépris, le plus souvent, de la vérification des informations. Celles qui émanent des services de renseignements de Corée du Sud et des récits des réfugiés mériteraient, à tout le moins, d’être présentées au conditionnel. Il s’agit d’une « source unique et anonyme, commente Chad O’Carrol, qui dirige NK News, un site d’informations et de commentai- res de qualité (avec le blog 38 North) sur la RPDC. Ce serait une ligne rouge à ne pas franchir pour tout autre pays.» Dans une dépêche de 2014, Jung Ha-won, journaliste de l’AFP à Séoul, rappelait que « démêler le vrai du faux à propos de la Corée du Nord est une tâche ardue. Les rumeurs les plus surréalistes confortent le public dans la perception d’un pays étrange, brutal et arriéré. » Il citait Choi Jung-hoon, directeur de la radio Free North Korea à Séoul, qui a fui la RPDC en 2007 et dresse de ce pays « un portrait souvent grotesque, très différent de celui où [il a] vécu ». p philippe pons HORS-SÉRIE UNe vie, UNe ŒUvRe L’Inde stoppe net les ambitions de Facebook dans l’Internet low cost Pour l’Autorité régulatrice des télécoms, l’offre gratuite et mobile du réseau social entraînait une inégalité d’accès entre les personnes F acebook vient de perdre une longue bataille en Inde. L’Autorité régulatrice des télécoms du pays (la TRAI) s’est opposée, lundi 8 février, au service d’accès à l’Internet mobile proposé par le réseau social. En février 2015, le groupe américain y avait lancé Free Basics, un service permettant d’utiliser Internet de façon limitée et allégée. Il est ainsi possible d’utiliser un moteur de recherche, de lire les infos, de regarder la météo et de naviguer sur les sites et produits de Facebook. Le tout, gratuitement. Mais cette inégalité d’accès au Web n’était pas du goût du régulateur, qui a lancé une consultation publique et bloqué préventivement Free Basics, en décembre 2015. Campagne publicitaire La TRAI a publié un règlement qui interdit aux opérateurs mobiles de proposer des tarifs différenciés et discriminants d’accès à Internet sur téléphone mobile, barrant la route à Free Basics dans sa formule actuelle. Les sociétés contrevenantes s’exposeront à des sanctions financières. La nouvelle règle sera réétudiée après deux ans d’application. Ces offres présentent plusieurs inconvénients, argue la TRAI. Elles peuvent désavantager les pe- tits opérateurs, qui n’auraient pas les moyens d’offrir ces tarifs low cost et donc de concurrencer les gros acteurs du marché. Plus largement, le régulateur affirme qu’autoriser les accès discriminés risque de compromettre « l’ouverture de l’Internet tel qu’on le connaît ». Avec cet argument, la TRAI offre une victoire aux défenseurs de la neutralité du Net, un principe d’accès égal et non discriminé à l’ensemble du réseau. Facebook a vite réagi au nouveau règlement. L’entreprise s’est dite « déçue » de la décision de la TRAI et a affirmé dans un communiqué qu’elle « [continuera] ses efforts pour faire tomber les barrières et donner aux déconnectés un accès plus facile à Internet et aux opportunités qu’il ouvre ». Pendant des mois, le réseau social a fait valoir que son service permettait à des millions de gens qui n’avaient pas accès à la Toile de se connecter pour la première fois, ouvrant la voie à une plus grande égalité. La TRAI souligne aussi l’importance d’ouvrir l’accès à Internet dans un pays où une grande partie de la population en est exclue, et assure qu’il ne sera pas interdit de proposer des forfaits data gratuits et limités, tant qu’ils donnent accès à tous les contenus. Depuis la suspension préventive de Free Basics, Facebook cherchait à se gagner les grâces de la population indienne. En plus d’une importante campagne publicitaire, l’entreprise avait poussé des dizaines de milliers d’internautes à participer à la consultation publique de la TRAI pour soutenir son service. Parasiter le débat Le PDG, Mark Zuckerberg, avait signé une tribune dans le quotidien The Times of India où il comparait Free Basics à un service public. « Si l’on pense que tout le monde doit avoir accès à Internet, on doit défendre Free Basics. Plus de trente pays l’ont reconnu comme un programme en accord avec la neutralité du Net et bon pour les consommateurs », affirmait-il. Mais ce lobbying n’était pas du goût de la TRAI qui, fin janvier, avait accusé Facebook de parasiter le débat et la consultation publique. De nombreux messages ne respectant pas le format de la consultation et ne répondant pas spécifiquement aux questions posées avaient été envoyés par l’intermédiaire d’un formulaire créé par le réseau social, compliquant la tâche de l’autorité des télécoms. p florian reynaud François Mitterrand Le pouvoir et la séduction ÉdItIOn 2016 Le centenaire de la naissance de l’ancien président Né il y a un siècle, mort il y a vingt ans, François Mitterrand est entré dans l’Histoire sans être tout à fait sorti de l’actualité. Son évocation renvoie tout autant à un passé révolu qu’à un présent qu’il continue de hanter, comme référence pour les uns, repoussoir pour les autres. Dans ce hors-série de la FRANÇOIS MITTERRAND collection Une vie, une œuvre, retrouvez des textes du premier président socialiste de la Ve République, son Un hors-série du « Monde » 124 pages - 8,50 € Mathias Bernard. A lire également, des contributions Chez votre marchand de journaux et sur Lemonde.fr/boutique portrait et un entretien-décryptage avec l’historien d’Edouard Balladur, Jack Lang, Benjamin Stora et Hubert Védrine. BIODIVERSITÉ NEUROLOGIE PORTRAIT LE PARTAGE DES DONNÉES SUSCITE DES RÉSISTANCES RÉORGANISER SON CERVEAU GRÂCE AU NEUROFEEDBACK CARL ELLIOTT, BIOÉTHICIEN ET LANCEUR D’ALERTE → PAGE 2 → PAGE 3 → PAGE 7 Le trésor volé de la « Jeanne-Elisabeth » Au terme d’une enquête associant archéologues et douaniers, des pilleurs d’un brick suédois coulé en 1755 au large d’une plage de l’Hérault viennent d’être condamnés. La fouille scientifique du navire continue tandis qu’une partie du butin est toujours dans la nature. PAGES 4-5 Mélange d’objets et de pièces découverts dans l’épave du navire suédois. TEDDY SEGUIN/DRASSM Tout est nombre U carte blanche Etienne Ghys Mathématicien, directeur de recherche au CNRS à l’Ecole normale supérieure de Lyon. [email protected] (PHOTO: FABRICE CATERINI) n nouveau record a été validé le 7 janvier : 2 à la puissance 74 207 281 moins 1 est le plus grand nombre premier connu à ce jour. Ce nombre s’écrit avec 22 338 618 chiffres. En soi, ce n’est pas une grande nouvelle. Depuis les années 1950, le nombre de chiffres du record suit de près le progrès des ordinateurs. Il est multiplié par 10 à peu près tous les dix ans et on devrait donc atteindre le milliard de chiffres d’ici une quinzaine d’années. Pourquoi cette course effrénée ? On pourrait parler de l’usage des nombres premiers en cryptologie, ou de l’intérêt de cette recherche pour tester les ordinateurs, mais il s’agit avant tout d’un de ces « problèmes plaisants et délectables qui se font par les nombres », selon le titre d’un livre de Bachet de Mériziac, publié à Lyon en 1612. La vraie motivation de nombreux mathématiciens est en effet le plaisir et la délectation. C’est l’occasion de présenter aux lecteurs du Monde une démonstration mathématique. Il ne s’agit certes pas d’une nouveauté puisqu’on la trouve dans Les Eléments, d’Euclide, composé il y a plus de deux mille ans. Mais elle représente pour beaucoup le paradigme Cahier du « Monde » No 22105 daté Mercredi 10 février 2016 - Ne peut être vendu séparément de la beauté mathématique. Certains neurobiologistes ont même enfermé des mathématiciens dans des tunnels IRM pour « mesurer » leurs émotions esthétiques. Un nombre entier est premier s’il n’est divisible que par deux nombres : 1 et lui-même. Par exemple, 6 n’est pas premier car il est égal à 2 fois 3, alors que 5 ne peut se décomposer que comme 5 fois 1 ou 1 fois 5, donc 5 est premier. Si un entier n’est pas premier, il peut se décomposer en un produit de deux nombres plus petits, qui peuvent à leur tour se décomposer s’ils ne sont pas premiers, etc. Au bout du compte, tout nombre entier se décompose en un produit de nombres premiers. C’est d’ailleurs ce qui fait leur intérêt : ce sont les briques élémentaires qui permettent de construire tous les nombres. Par exemple, 2016 est égal à 2 × 2 × 2 × 2 × 2 × 3 × 3 × 7. Euclide affirme qu’il existe une infinité de nombres premiers et voici comment il le démontre. Prenez quelques nombres premiers, par exemple 5, 13 et 31. Multipliez-les : vous obtenez 2015. Ajoutez 1. Vous obtenez un nombre entier N, égal à 2016 dans notre exemple. Evidemment, N n’est divisible par aucun des nombres premiers dont on est parti puisque le reste de la division est égal à 1. Tous les diviseurs premiers de N sont donc différents de ceux dont on est parti. Pour toute liste finie de nombres premiers, on peut ainsi trouver un nombre premier qui n’est pas dans la liste. Il y a donc une infinité de nombres premiers. CQFD. Pour battre le record du 7 janvier, il « suffirait » de multiplier tous les nombres premiers plus petits que le champion du moment, d’ajouter 1, et de choisir un diviseur premier du résultat. Hélas, de tels calculs dépassent très largement les capacités des ordinateurs les plus puissants, et il faut développer d’autres stratégies. L’un des problèmes de la recherche scientifique est qu’elle est devenue si technique qu’elle ne laisse presque plus de place aux amateurs. Il est vrai que certains astronomes amateurs découvrent encore de nouvelles comètes. De la même manière, la quête de nouveaux nombres premiers est accessible aux amateurs. Tout le monde peut télécharger gratuitement le logiciel GIMPS (Great Internet Mersenne Prime Search) et participer à la recherche collective de nouveaux nombres premiers. « Tout est nombre », enseignait Pythagore. p 2| 0123 Mercredi 10 février 2016 | SCIENCE & MÉDECINE | AC T UA L I T É Les défis de la nature en open data | Le projet de loi sur la biodiversité veut obliger les maîtres d’ouvrage à verser les données collectées lors des études d’impact dans l’inventaire national du patrimoine naturel, ouvert à tous. Cette initiative crée la polémique écologie audrey garric D es centaines d’outardes canepetières – des oiseaux des plaines rares et protégés –, des grandes sauterelles vertes ou encore des papillons dianes. Voilà la moisson récoltée, parmi plus de 300 espèces de plantes, 150 d’oiseaux et 100 d’insectes, par le bureau d’études Biotope sur le chantier de la ligne à grande vitesse qui doit relier Montpellier à Nîmes en 2017. Comme pour tout projet d’aménagement, l’entreprise réalise des études d’impact chaque année afin d’évaluer les effets sur l’environnement du futur ouvrage et ses mesures de compensation. Mais, pour la première fois, elle devait verser ces informations, le 10 février, à l’Inventaire national du patrimoine naturel (INPN), la plus grande base de données française en matière de biodiversité, qui dépend du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). Cette démarche préfigure une forme d’« open data pour la biodiversité », une nouveauté intégrée par la ministre de l’écologie, Ségolène Royal, au projet de loi pour la biodiversité. L’article 3 ter du texte, voté par les sénateurs le 26 janvier et qui doit revenir en seconde lecture devant l’Assemblée mi-mars, prévoit que « les maîtres d’ouvrage, publics ou privés, doivent contribuer à cet inventaire national par la saisie ou, à défaut, le versement des données brutes de biodiversité acquises à l’occasion des études d’impact des plans et programmes (…) et des projets d’aménagement ». Le texte précise que ces informations « sont diffusées comme des données publiques, gratuites, librement réutilisables ». « On va vers la démocratisation des données. Chaque citoyen pourra y avoir accès, ce qui améliore la connaissance de la nature et de son état de conservation », se réjouit Jean-Philippe Siblet, le directeur du Service du patrimoine naturel au MNHN. Objectif : tripler le nombre de données disponibles, pour atteindre près de 100 millions d’ici à 2020. « La transmission des données doit être encadrée. Mais cette mesure est inapplicable en l’état, c’est une bombe » frédéric melki président fondateur de Biotope Aujourd’hui, l’INPN contient 35 millions d’entrées sur 160 000 espèces de faune ou de flore françaises. La partie émergée de l’iceberg, c’est un site Internet qui affiche 120 000 visites par mois et offre la possibilité à chacun de chercher des informations sur un programme, un habitat ou une espèce. Entrez « pic épeichette » – un oiseau que l’on entend parfois dans les jardins du muséum – et vous obtiendrez son nom latin (Dendrocopos minor), sa photo, sa classification dans l’arbre du vivant et sa répartition sur l’ensemble du territoire français. La partie immergée, elle, est l’énorme machine qui agrège, standardise et rassemble toutes ces informations, à raison de 5 000 nouvelles données par jour. « Notre travail n’est pas de découvrir de nouvelles espèces, précise Jean-Philippe Siblet. Nous les récupérons auprès des experts, des taxonomistes, et nous les validons scientifiquement. » Les données sont saisies grâce à des outils en li- Trois exemples d’espèces protégées, mais menacées par des projets de construction : la sibthorpie d’Europe (à gauche), le pique-prune (en haut), la musaraigne aquatique (en bas). PHOTO12/ALAMY ; ROBERT HENNO/BIOSPHOTO ; MIKE LANE/BIOSPHOTO gne (tels que CardObs) par des milliers d’établissements publics, d’entreprises privées, d’associations naturalistes, de sociétés savantes ou bien de particuliers, qui acceptent de léguer leurs informations par voie de convention. Mais, jusqu’à présent, les bureaux d’études, mandatés par les maîtres d’ouvrage, ne contribuaient guère. Pour l’essentiel, les informations restaient consignées dans des carnets, sans protocole méthodologique harmonisé. « Ce sont des trésors cachés, souvent inexploités. De sorte qu’il faut parfois tout réinventer », reconnaît Christian Caye, délégué au développement durable de Vinci, qui réalise une centaine d’inventaires chaque année sur ses chantiers d’autoroutes, de lignes ferroviaires ou d’aéroports. Des données qui ne sont pas encore versées à l’INPN. La construction d’une telle mémoire naturaliste, publique et transparente divise les experts. « Je suis favorable à la transmission de données, mais de manière encadrée. Cette mesure est absolument inapplicable en l’état. C’est une bombe », lâche Frédéric Melki, président-fondateur de Biotope, premier bureau d’études français dans l’environnement, avec 240 salariés et un millier d’études par an. Et d’énumérer la liste des « problèmes à régler » : à quel moment les données seront-elles fournies au Muséum ? Quel sera leur degré de précision ? « Si on n’attend pas la fin de l’instruction d’un dossier et la délivrance du permis de construire, on s’expose à la divulgation d’informations confidentielles aux concurrents, de même que si les données sont trop fines », poursuit-il. Enfin, reste à savoir qui va financer la diffusion de ces informations. « La création de bases de données coûte cher. On dépense entre 5 000 euros et 1 million d’euros par inventaire. » L’ouverture des données au grand public est « nécessaire » et favorisera une meilleure protection de la nature, jugent au contraire les ONG. « Dans dix ans, on pourra réutiliser des études d’impact pour voir si les mesures compensatoires proposées par un aménageur ont permis de restaurer un écosystème qui avait été détruit ou endommagé », avance Frédéric Jiguet, professeur au MNHN (CNRS) et ornithologue. « Les associations et les citoyens pourront vérifier que les études ont été correctement réalisées, si tant est qu’on puisse s’assurer que les maîtres d’ouvrage versent bien les données », complète Emeline Bentz, de la Fondation Nicolas Hulot. Dernier exemple en date, rappelle-t-elle, le collectif des Naturalistes en lutte, opposé à la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), qui a affirmé fin 2015 avoir déniché cinq espèces rares et protégées « oubliées » lors de l’inventaire des bureaux d’études. Alors, l’open data naturaliste, un contre-pouvoir citoyen ? Le cas du petit scarabée baptisé pique-prune, qui a bloqué la construction d’une autoroute entre Alençon et Le Mans de 1996 à 2002, est resté dans les mémoires. « C’est un outil pour les associations qui veulent protéger des sites : les données sont publiques, du coup nul ne peut prétendre les ignorer », juge Grégoire Loïs, le directeur de Vigie-Nature, au MNHN, qui regroupe les programmes de sciences participatives. « On est certain de voir se multiplier les recours d’opposants », renchérit Frédéric Melki. « Nous sommes convaincus qu’il faut anticiper et privilégier la transparence dans tous les cas, rétorque Christian Caye, de Vinci. Notre intérêt est de prendre en considération le plus tôt possible les attentes de tous. » De manière étonnante, les réfractaires au partage des inventaires de faune et de flore ne se retrouvent pas forcément dans le secteur privé. Ainsi, au MNHN, seuls quatre des 17 programmes de sciences participatives protocolés de Vigie-Nature sont versés à l’INPN ! L’établisse- ment est partagé entre deux écoles, celle de l’open data contre celle de la protection des données. Sachant que les contraintes techniques et financières freinent tout le monde. « Centraliser les données brutes, oui ; les mettre en accès libre à tous, non », tranche Frédéric Jiguet, qui gère les observatoires oiseaux de VigieNature. Le chercheur craint surtout « les risques de détournement des informations par des groupes d’intérêt, comme nous l’avons déjà subi avec la Fédération nationale des chasseurs par exemple ». Le danger réside également, ajoute-t-il, dans la course à la recherche à laquelle se livrent les grandes universités mondiales : « Nous pourrions être “pillés” par des chercheurs concurrents, qui publieraient dans les revues scientifiques à partir de nos jeux de données. » « Il faut faire un gros travail pour changer les mentalités, juge Grégoire Loïs. C’est un leurre que de croire qu’une donnée brute a une valeur monétaire. C’est son interprétation qui compte, et elle demande une expertise naturaliste. » p L’apport des amateurs Les sciences participatives, qui font intervenir des nonscientifiques, enregistrent une forte croissance depuis une quinzaine d’années (recensements naturalistes, mesures, jeux sérieux en ligne, etc). Elles fournissent de nouvelles connaissances, mais suscitent des préoccupations (fiabilité et reproductibilité des données, rigueur des protocoles ou manipulation de la recherche). Un rapport sur le sujet, dirigé par François Houllier, PDG de l’INRA, a été remis à la ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche le 4 février. Les auteurs recommandent d’organiser une communauté de pratiques, de soutenir ce domaine par des moyens techniques, financiers et réglementaires et d’associer les publics scolaires. L’enfance glaciale du Système solaire Une mesure directe de la température d’un disque protoplanétaire promet de changer les modèles de formation des planètes I l va falloir revoir la recette de fabrication des corps, petits et gros, de notre Système solaire, formés il y a plus de 4 milliards d’années. La crêpe originelle dans laquelle des grumeaux sont apparus, futurs astéroïdes ou planètes, est peut-être deux fois plus froide que ce que l’on pensait jusqu’à présent, suggère une mesure directe de sa température publiée dans Astronomy & Astrophyics mercredi 3 février. Ce qui pourrait avoir tout changé dans l’enfance des systèmes planétaires. Après la formation d’une étoile, la matière se rassemble alentour en un disque plus ou moins épais constitué de grains de poussières de silicates, de glace… de l’ordre du millimètre de diamètre. L’agitation turbulente au cœur de cette crêpe force ensuite, par des mécanismes encore mal compris, des grains à s’agglomérer en des tailles de plus en plus grandes. Pour décrire ce phénomène, connaître la température du disque primitif est primordial. En effet, plus les grains sont froids, plus les gaz qui les entou- rent peuvent se fixer sur les grains et plus ils peuvent se coller entre eux. « En outre, on peut penser que cette faible température signifie que les disques sont deux fois plus massifs qu’estimé. Cela pourrait donc augmenter la capacité à former des planètes », estime Stéphane Guilloteau, directeur de recherche CNRS au Laboratoire d’astrophysique de Bordeaux (LAB). Il est l’un des auteurs de cette première mesure effectuée avec des collègues de l’Institut Max-Planck d’Heidelberg, en Allemagne. Ces chercheurs y sont parvenus en étudiant avec les télescopes Alma, au Chili, et IRAM, en Espagne, une… soucoupe volante. C’est en réalité le surnom donné à un disque découvert en 2003 qui a la particularité de se présenter par la tranche aux télescopes terrestres. « Soucoupe volante » Ce disque, situé à quelque 400 années-lumière environ, a pour autre particularité de se trouver devant des nuages moléculaires, plus chauds. En mesurant d’une part la différence de rayon- nement entre la « soucoupe volante » et ces nuages, et d’autre part directement la température des gaz, les chercheurs en ont déduit une température glaciale de –268 °C environ pour les poussières. Soit 5 degrés au-dessus du zéro absolu et cinq à dix degrés de moins que prévu dans les modèles. « Nous avons été surpris des premières images, mais la seule explication était cette température très froide », rappelle Stéphane Guilloteau. « C’est très intéressant, car la méthode est directe et ne dépend pas de modèles décrivant les grains », indique Karine Demyk, de l’Institut de recherche en astrophysique et planétologie, à Toulouse. Jusqu’à présent, seuls des modèles reliaient le rayonnement émis par les poussières et leur température. « Cela pourrait changer prodigieusement les modèles de formation planétaire », s’enthousiasme Valentine Wakelam, du LAB (qui n’a pas participé à l’étude de ses collègues). Mais avant de changer la recette, il faudra confirmer que la « soucoupe volante » n’est pas une exception dans l’Univers. p david larousserie AC T UA L I T É | SCIENCE & MÉDECINE | Passer son cerveau à l’autocontrôle | Les progrès de l’imagerie fonctionnelle et de l’électroencéphalographie ont relancé les recherches sur le neurofeedback, une technique datant des années 1970 neuropsychiatrie sandrine cabut T rouble déficit de l’attention/hyperactivité (TDAH), mais aussi autisme, dépression, anxiété, addictions, hallucinations… Les techniques d’autocontrôle du cerveau par neurofeedback sont évaluées dans de nombreuses pathologies neuropsychiatriques. Une première journée nationale consacrée à cette approche thérapeutique s’est tenue le 19 janvier à Paris. Le principe du neurofeedback est d’apprendre à un individu à moduler son activité cérébrale et à modifier son comportement, en fonction d’informations qu’il reçoit, le plus souvent sous forme visuelle ou auditive. Quand cette technique a émergé, dans les années 1970, ces informations étaient issues de données d’électroencéphalogrammes (EEG). Mais elle a décliné, faute d’encadrement des pratiques et d’évaluations rigoureuses. La numérisation des EEG, le développement des IRM fonctionnelles (IRMf) en temps réel, et celui des interfaces cerveau-machine lui donnent un nouvel élan. « C’est dans le domaine de l’hyperactivité [TDAH] que les études sont les plus avancées et que le niveau de preuves est le plus élevé, souligne le docteur Jean-Arthur MicoulaudFranchi, psychiatre au CHU de Bordeaux et coorganisateur du colloque. Aux Etats-Unis, le neurofeedback EEG a obtenu en 2013 une recommanda- tion de l’Académie de pédiatrie de niveau 1, plaçant cette technique dans les thérapies non pharmacologiques les plus validées. » « Le neurofeedback améliore en particulier l’inattention et l’impulsivité, et, contrairement aux médicaments, ses effets augmentent au fil du temps », relève Martin Arns (directeur de l’institut de recherche Brainclinics, PaysBas). Il met toutefois en garde contre les appareils « spectacle » en vente sur Internet à quelques centaines d’euros. « Utiliser le neurofeedback, ce n’est pas jouer à un jeu sophistiqué. Le cerveau doit apprendre des choses simples, dans le cadre de protocoles sérieux », insiste-t-il. En Europe, cette thérapeutique n’est pas encore validée pour le TDAH. Un essai doit débuter en septembre dans plusieurs pays, avec un dispositif (logiciel et casque EEG) développé par une start-up hexagonale, Mensia. Trois centres français y participeront : Montpellier, Lille, Bordeaux. « L’objectif est de comparer le neurofeedback au methylphenidate (Ritaline) chez 170 enfants TDAH âgés de 7 à 13 ans. L’entraînement durera trois mois, avec 4 séances hebdomadaires de neurofeedback, d’abord à l’hôpital, puis à domicile », précise le professeur Diane Purper-Ouakil, pédopsychiatre au CHU de Montpellier, et investigatrice principale de cette étude, coordonnée en France par Stéphanie Bioulac, pédopsychiatre au CHU de Bordeaux. Au CHU de Lille, le pédopsychiatre et chercheur Renaud Jardri a, lui, lancé un programme de recherche sur le neurofeedback guidé par IRM fonctionnelle chez des patients souffrant d’hallucinations. « Dans le domaine de la douleur, qui est un exemple typique de vécu subjectif, cette approche a fait ses preuves. Une étude menée il y a une dizaine d’années a montré qu’avec de l’entraînement des grands brûlés parvenaient à réduire l’intensité de leurs douleurs en modifiant l’activation d’une zone du cortex corrélée aux sensations douloureuses. Les effets étaient obtenus en quelques jours et duraient dans le temps », justifie le professeur Jardri. Le sujet apprend à moduler son activité cérébrale et à modifier son comportement Le chercheur lillois et ses collègues ont d’abord appris à repérer les hallucinations en IRMf, avec la collaboration des patients – qui signalent leur symptôme en appuyant sur un bouton. Puis ils ont utilisé un logiciel d’apprentissage machine pour détecter en temps réel l’activité hallucinatoire dans le cerveau avec une bonne fiabilité. « Actuellement, nous cher- chons à détecter les prémices des hallucinations, afin d’aider les patients à mettre en place des stratégies particulières pour les éviter, poursuit Renaud Jardri. Un autre objectif pourrait être de mettre fin plus rapidement à ces expériences. » A terme, selon lui, cette « psychothérapie guidée par imagerie » pourrait aussi être utile pour lutter contre d’autres symptômes subjectifs : les pensées intrusives des troubles obsessionnels compulsifs (TOC), les reviviscences des états de stress post-traumatique… Pour les experts réunis à Paris, la priorité est de structurer les pratiques scientifiques et cliniques. De fait, parallèlement aux études universitaires, toute une offre se développe sans contrôle médical. Le public peut acheter directement des casques sur Internet. Et divers praticiens proposent des séances de neurofeedback dans un cadre de bien-être (pour améliorer les performances sportives ou intellectuelles), mais aussi pour soulager divers symptômes : insomnies, anxiété, TOC… En France, ils seraient ainsi environ 170 à travailler avec le Neuroptimal, un équipement automatisé d’origine canadienne, selon l’Association pour la diffusion du neurofeedback en France. Le matériel peut être loué ou acheté par des particuliers pour un coût de 6 500 à 10 500 euros, selon le modèle. « Un investissement conséquent, pour un type d’appareil qui n’a pas été validé scientifiquement », estime le docteur Micoulaud-Franchi. p Biodiversité L’IRD démine la polémique sur son brevet SkE L’Institut de recherche pour le développement (IRD) a réagi rapidement à la polémique portant sur la molécule SkE – issue d’un arbre tropical, Quassia amara –, pour laquelle il a obtenu un brevet en 2015 (Le Monde du 2 février). Plusieurs représentants de l’établissement public ont rencontré, le 4 février, des membres de la Fondation DanielleMitterrand - France-Libertés, qui les accusaient de « biopiraterie ». Le 5 février était rendu public le protocole d’accord que l’IRD compte soumettre aux élus de Guyane, dont certains avaient protesté publiquement. Cet engagement doit garantir à l’avenir « un partage égalitaire des résultats de la recherche et de toute retombée économique et financière découlant de l’exploitation de ce brevet », l’information des populations et des prix adaptés, si la molécule SkE permet, à terme, la mise au point d’un nouveau médicament contre le paludisme. Paléogénétique Erreur d’analyse sur le génome d’un fossile humain africain En octobre 2015, une équipe de l’université de Cambridge (Angleterre) annonçait avoir séquencé le génome d’un fossile humain éthiopien vieux de 4 500 ans, baptisé Mota. Son analyse publiée dans Science révélait que de l’ADN d’origine eurasienne avait cheminé dans l’ensemble des populations africaines actuelles (Le Monde du 10 octobre 2015). Une nouvelle analyse des données effectuée par une équipe de Harvard montre cependant qu’une erreur bio-informatique affecte ces résultats : l’extension géographique de l’impact génétique de cette migration depuis l’Eurasie a été moindre qu’indiquée initialement, annoncent les chercheurs, dans un erratum mis en ligne le 25 janvier et rendu public le 4 février par le New York Times. CAROLINE ROBERT Étude de la variation intercellulaire de l’organisation génomique 3D pendant le développement embryonnaire et dans le cancer INSTITUT DE BIOLOGIE INTÉGRATIVE DE LA CELLULE - GIF-SUR-YVETTE Cartes de signalisation cellulaire des traitements anti-cancéreux INSTITUT GUSTAVE ROUSSY - VILLEJUIF LA FONDATION BETTENCOURT SCHUELLER CULTIVE LEUR TALENT. |3 télescope DAAN NOORDERMEER CES CHERCHEURS MISENT SUR LES FORCES DU VIVANT 0123 Mercredi 10 février 2016 Avec ses 4 prix annuels, la Fondation Bettencourt Schueller favorise le rayonnement de la recherche française pour l’amélioration de la santé : • Prix Liliane Bettencourt pour les sciences du vivant • Prix Coups d’élan pour la recherche française • Dotation du programme ATIP-Avenir • Prix pour les jeunes chercheurs. Depuis 1990, pour les sciences de la vie, elle a déjà attribué 352 prix, accordé 306 M€ de dons cumulés, encouragé plus de 5 000 chercheurs. ELLE LEUR DÉCERNE SES PRIX COUPS D’ÉLAN POUR LA RECHERCHE FRANÇAISE POUR AMÉLIORER LEURS CONDITIONS DE TRAVAIL. FONDATION RECONNUE D’UTILITÉ PUBLIQUE Pour en savoir plus : www.fondationbs.org 4| 0123 Mercredi 10 février 2016 | SCIENCE & MÉDECINE | ÉVÉNEMENT Un archéologue sous-marin procède à l’inventaire de la « JeanneElisabeth ». TEDDY SEGUIN/DRASSM Archéologie C viviane thivent ette affaire est l’une des plus incroyables que j’aie eu à traiter en vingt ans de carrière. » Dans la voix de Patrick Desjardins, il n’y a pas d’emphase ou d’exagération. Le procureur adjoint du tribunal de grande instance de Montpellier énonce juste un fait. Un fait qui, en octobre 2015, a pris la forme d’une sentence : deux ans de prison ferme pour deux individus. A ce jour, il s’agit de la plus sévère condamnation prononcée en France dans un cas de pillage sous-marin. Surtout, ce jugement signe le dénouement d’une épopée historico-policière débutée plus de deux cent cinquante ans plus tôt. Nous sommes le 30 octobre 1755, cinq mois avant le début de la guerre de Sept Ans. Les relations entre les Anglais et les Français sont tendues alors qu’un discret navire de commerce, la Jeanne-Elisabeth, quitte le plus grand port de commerce de l’époque, celui de Cadix, dans le sud de l’Espagne, pour prendre la direction de Marseille. Il bat pavillon suédois, un drapeau neutre qui l’immunise contre les attaques anglaises… mais pas contre les offensives météorologiques. Le vendredi 14 novembre, tandis qu’il est pris dans une violente tempête, il chavire à 150 mètres du bord, en face de la cathédrale romane de Villeneuve-lès-Maguelone, dans l’Hérault. Deux passagers meurent. Dès le 18 novembre, des équipes sont mobilisées pour récupérer ce qui peut l’être, et notamment la cargaison : du blé, de la cochenille, mais surtout 650 kg d’argent. Un trésor de 24 000 piastres – les dollars de l’époque – qui devait être acheminé dans le plus grand secret à des banquiers suisses. Il n’atteindra jamais sa destination. Les opérations de sauvetage tournent au vinaigre, les tempêtes se succèdent, et le bateau, couché sur le flanc, finit enseveli dans le sable. « Il s’agit d’une zone maudite, s’amuse Marine Jaouen, l’archéologue du Département des recherches archéologiques Chasse au trésor en eaux troubles enquête Après le pillage de la «Jeanne-Elisabeth», un brick du XVIIIe siècle, des archéologues ont épaulé les policiers. L’association a porté ses fruits subaquatiques et sous-marines (Drassm) chargée des fouilles actuellement menées au sujet de la Jeanne-Elisabeth. Depuis le début de nos recherches, en 2008, nous n’avons cessé de connaître des difficultés techniques. Au fond, nous avons perdu une suceuse ainsi que du matériel de deux à sept mètres de long ! » La faute des courants, mais surtout des masses de sable qui, dans cette zone, se déplacent très rapidement. « En 2010, il nous a fallu cent soixante-treize heures pour désensabler la Jeanne et, au moment de commencer notre travail une tempête a tout réensablé. » « C’est un phénomène similaire qui, à l’époque, a transformé la Jeanne-Elisabeth en un coffre-fort imprenable », commente Michel L’Hour, directeur du Drassm. Un coffre-fort certes imprenable mais surtout agaçant, car situé à seulement 5 mètres de profondeur et à 300 mètres de la ligne de côte actuelle. C’est ce que rappelle, en juillet 2004, un journaliste dans un numéro de Ça m’intéresse ayant pour thème « Les fabuleux trésors de nos côtes ». Dans son article, il retrace le destin tragique de la Jeanne-Elisabeth et donne une description assez précise de la cargaison monétaire (« Des caisses cerclées de fer qui contenaient 24 360 piastres dont 6 200 marquées HBC, 6 000 RPF et 3 960 AR »). Ce qui peut apparaître comme d’obscurs détails est lourd de sens pour les numismates. Depuis le XVIIIe siècle, la majorité des piastres ont en effet été refondues pour récupérer le métal qui, à l’époque, était de Les monnaies de la « Jeanne-Elisabeth » sont estimées entre 1 et 6 millions d’euros très bonne qualité. Ces monnaies, parfois très rares, peuvent de fait valoir jusqu’à 2 000 à 3 000 euros pièce, ce qui porte l’estimation du trésor de la Jeanne-Elisabeth à une valeur comprise entre 1 million et 6 millions d’euros. De quoi susciter la curiosité des chasseurs de trésor comme des archéologues amateurs. « A la suite de cet article, nous avons décidé de rechercher la Jeanne-Elisabeth », raconte Michèle Rauzier, du club de plongée Octopus, situé à Palavas-les-Flots (Hérault), non loin du site d’échouage de la Jeanne. En 2006, elle demande au Drassm une autorisation de prospection et l’obtient. Cet été-là, elle part donc à la recherche de la Jeanne, en groupe, épaulée par une équipe d’amateurs mais aussi par un certain Claude Marty, éleveur de moules. « Ce monsieur est très connu à Palavas, où il était propriétaire d’un magasin de matériel de plongée, explique Michèle Rauzier. Il venait souvent nous voir au club. Il avait décidé de se “ranger”, de se lancer dans l’archéologie “officielle”, et de suivre des cours pour obtenir des brevets fédéraux. » Il faut dire que, jusque-là, l’homme était plutôt connu pour ses activités de pilleur d’épaves. A la fin des années 1990, 130 objets archéologiques avaient été saisis chez lui. Les choses en étaient restées là, l’affaire s’étant réglée par une transaction financière avec les services douaniers. La saison terminée, Michèle Rauzier envoie un rapport au Drassm : selon elle, pas de traces de la Jeanne-Elisabeth. En revanche, elle aurait repéré une épave plus récente, datant du XIXe siècle, le Raymond, qu’elle souhaiterait fouiller. En mars 2007, sa demande passe entre les mains du nouveau directeur du Drassm, Michel L’Hour, qui est doublement interpellé : « D’abord, le rapport était expéditif : d’un bout de bois, elle déduisait qu’elle avait affaire au Raymond. Puis, dans les remerciements, il y avait le nom de Claude Marty, ce qui n’était pas bon signe. » Alors, discrètement, le directeur sollicite son réseau d’informateurs, et plusieurs sources lui confirment que des piastres sont en circulation. Ceux de la Jeanne ? Il alerte le parquet de Montpellier et donne une autorisation de fouilles à Michèle Rauzier. « Cela peut paraître paradoxal mais je n’étais pas certain de la culpabilité des plongeurs du club Octopus, et je ne souhaitais pas que des innocents soient inutilement mis en cause », explique-t-il. L’année suivante, lorsque la fouille du Raymond débute, toute l’équipe d’Octopus est mise sous surveillance. L’opération est d’envergure. Archéologues et douaniers patrouillent incognito sur la plage naturiste située devant le chantier de fouilles. A plusieurs reprises, ils plongent la nuit pour voir l’avancée des travaux. Ils constatent ainsi que l’épave en cours de fouille n’est pas le Raymond, mais une embarcation plus ancienne située à 40 mètres de là : la Jeanne-Elisabeth. Des mises sur écoute sont ordonnées et, en novembre, une demi-douzaine de perquisitions simultanées sont effectuées. Près de 65 douaniers, archéologues et membres du GIPN sont mobilisés pour cette seule opération. « Rien que chez Claude Marty, on a sorti trois camions d’objets archéologiques, se souvient Marine Jaouen, qui a assisté les douaniers dans cette saisie. Il y avait 258 piastres, une meule antique dans les haies, des amphores portemanteau ou des chandeliers en bronze plantés tout autour de la piscine. C’était hallucinant ! » Dans les documents à charge, il y a aussi une étonnante vidéo où l’on voit un proche de Claude Marty amuser les enfants en faisant exploser des pétards dans un canon de la Jeanne-Elisabeth. ÉVÉNEMENT | SCIENCE & MÉDECINE | Le brick suédois recelait quelque 24 000 piastres en argent. Ici, quelquesunes sont retrouvées dans l’épave. TEDDY SEGUIN/DRASSM sortis de l’épave en 2006. Le « découvreur » de l’épave ayant été écarté, Claude Marty garda 350 kg et Alain Charrière 180 kg. Alain Charrière vendit sa part à un certain « monsieur Pierre », pour 100 000 euros. Et, dans les semaines qui suivirent, la rumeur de la découverte d’un trésor commença à se répandre. De quoi inquiéter Claude Marty, qui avait caché sa part du butin d’abord dans son vide sanitaire, puis chez ses beaux-parents. Il contacta à son tour « M. Pierre » et lui vendit une partie de ses pièces pour 205 000 euros. Voilà pour leur version des faits. Après enquête, ce « M. Pierre » a été identifié. Il s’agirait de Jean-Luc Cougnard, un numismate de Montpellier qui aujourd’hui encore nie les faits. Interpellé fin 2009, il n’a été reconnu par aucun des pilleurs. « Un très important faisceau de présomptions ramène toutefois vers lui », constate Patrick Desjardins. « Il est probable que le numismate Lors du procès, des condamnations à de la prison ferme ont été prononcées La suite de l’histoire prend la forme d’une longue enquête menée par les douanes judiciaires. « La procédure a pris beaucoup de temps car le juge d’instruction a souhaité remonter toutes les pistes, jusqu’en Amérique latine où les piastres de la Jeanne auraient pu être revendues, explique Patrick Desjardins. Mais cela n’a pas abouti. » Par leur travail, les enquêteurs ont toutefois résolu un certain nombre de mystères. Leurs progrès, ainsi que la chronologie de l’affaire, ont été rappelés lors du procès. D’abord, l’épave de la Jeanne-Elisabeth aurait été en fait découverte au printemps 2006 par un certain Krystof Dabrowsky qui, à l’époque, pêchait des moules en apnée dans le coin. Il en in- forma un ami, Alain Charrière, avec lequel il perça la coque du navire qui recelait un chargement de blé. Un argument fort pour penser qu’il pourrait s’agir de la Jeanne-Elisabeth. Alain Charrière contacta alors Claude Marty, qui possédait le matériel nécessaire pour mener à bien une fouille de l’épave. Ce dernier se rapprocha du club de plongée local Octopus et de Michèle Rauzier, qui, justement, venait de demander une autorisation de recherche pour la Jeanne-Elisabeth. Un alibi inespéré qui lui permettrait d’expliquer la présence de son embarcation sur le site… d’autant que le bateau du club était en panne. Ne restait plus qu’à procéder au pillage. De 500 à 550 kg de pièces furent Les pilleurs ont sorti plus de 500 kg de piastres comme celles-ci de la « JeanneElisabeth ». Leur valeur estimée se situe entre 2 000 et 3 000 euros pièce. DRASSM/MCC auquel les pièces ont été cédées n’a versé qu’un à-valoir aux pilleurs et qu’il leur doit encore une forte somme d’argent, ajoute Michel L’Hour. Aucun d’eux n’a donc intérêt à le faire tomber. » Un non-lieu a été prononcé pour Michèle Rauzier qui, même si elle a enfreint le Code du patrimoine, se serait surtout fait manipuler par les pilleurs de Palavas. En octobre 2015, lors du procès, Jean-Luc Cougnard et Claude Marty ont été condamnés à quatre ans de prison, dont deux ferme, et ce alors que le parquet n’avait requis que de la prison avec sursis. Six des inculpés ont été condamnés à payer solidairement 720 000 euros à l’Etat français. La somme de 1,1 million d’euros de dommages et intérêts réclamée par l’Etat pour perte d’informations archéologiques n’a pas été retenue. « Les 720 000 euros ne correspondent qu’à la valeur basse du trésor de la Jeanne-Elisabeth, regrette Michel L’Hour. Or, pendant les saisies, nous avons trouvé des objets issus des pillages d’au moins quatre autres épaves. L’impact de ces pilleurs sur la destruction du patrimoine archéologique dépasse donc largement le cadre de la Jeanne. » Malgré tout, Michel L’Hour se félicite de l’exemplarité des peines prononcées. « Cette enquête a mobilisé beaucoup de monde, dont des douaniers plus habitués à pister de la drogue que des biens archéologiques. Or certains jugeaient ce type d’enquête peu valorisant : les condamnations seraient, disaient-ils, très faibles, et ne justifiaient pas les mois d’enquête et le nombre d’enquêteurs attachés au dossier. Il fallait donc leur montrer que le jeu en valait la chandelle. » A ce jour, seuls deux des sept inculpés – Claude Marty, qui n’a pas répondu à notre demande d’entretien, et Jean-Luc Cougnard – ont décidé de faire appel du jugement. p La « Jeanne-Elisabeth », préservée par la Méditerranée L a Jeanne-Elisabeth est un bateau légendaire, commence Marine Jaouen, l’archéologue du Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm) chargée de la fouille de l’épave, mais il est surtout très intéressant d’un point de vue archéologique. » D’abord, parce que l’examen de cette épave pourrait permettre d’en apprendre davantage sur les techniques de construction navale anciennes. « Ce brick suédois a été construit au XVIIIe siècle. Or, il n’existe aucun écrit sur les procédures de construction de cette époque. Il s’agissait d’un savoir purement oral. » D’où l’intérêt porté à cette fouille. Un intérêt d’autant plus fort que l’embarcation n’a rien perdu de son relief : « D’habitude, les épaves que l’on fouille sont plates et très abîmées, explique Gaëlle Dieulefet, une archéologue sous-marine spécialiste en céramiques qui, à l’été 2015, a participé à la fouille de la partie arrière du navire. « Comme il a été conservé dans le sable, à faible profondeur, il a gardé sa forme. Du coup, ce chantier est très impressionnant : on circule entre des murs de bois et des murs de sable. Bientôt, il nous faudra des lampes pour examiner le fond. » Et pour cause : « La Jeanne est une grosse dondon », s’amuse Marine Jaouen. Elle fait 25 mètres de long, 6 m de large et 6 m de hauteur. « Une grosse dondon qui paraît beaucoup plus récente qu’elle ne l’est en réalité. » Un effet causé par l’excellent état de conservation des bois mais aussi par la charpente, très serrée, de l’embarcation. Grâce aux techniques de dendrochronologie, science qui étudie les cernes des arbres, les chercheurs ont pu retrouver l’origine géographique des bois utilisés pour la construction : il s’agit de chênes issus de forêts polonaises. En outre, un dépôt de limon survenu par le passé au gré de l’ouverture d’une lagune méditerranéenne a permis la conservation exceptionnelle de tous les objets contenus dans le navire. « Ces limons – de l’argile – ont empêché l’oxygénation du lieu, ainsi que l’installation de vers qui d’ordinaire font de petits trous dans le bois », poursuit Marine Jaouen. Cela explique que l’on ait retrouvé intactes des nattes en paille – sorte de tapis de sol –, les voiles du navire, des dessins tracés à la craie ou des objets venus du monde entier : de la porcelaine de Chine, du mobilier ou des objets du quotidien. « On a retrouvé du taffetas, un peigne avec des cheveux et des poux, ou encore un bol gravé au nom du marin propriétaire. » Autant d’indices pour comprendre l’histoire de ce brick suédois détourné de sa fonction première. « Un navire camouflé » « Il s’agissait d’un navire de charge, pourtant il avait des canons pour se défendre… Ce qui n’était pas l’usage », explique Andrea Poletto, un Italien coresponsable du chantier de fouilles. D’ordinaire, c’étaient plutôt les navires militaires qui transportaient les cargaisons monétaires. Là, il s’agissait d’un navire camouflé. » Des canons, mais aussi les épées et les pistolets retrouvés à bord confortent cette hypothèse. En sus des objets sortis lors des premières campagnes de fouille, les archéologues du Drassm peuvent désormais exploiter le millier d’objets saisis chez les pilleurs de Palavas-lesFlots (Hérault). Jusqu’à une date récente, ces artefacts étaient stockés dans les réserves du Drassm, à Marseille ou à Aix-Les Milles. Les chercheurs avaient interdiction d’y toucher. « Il s’agissait de preuves, explique Michel L’Hour, le directeur du Drassm. Il nous fallait les conserver en l’état. » Aussi, après le pillage de l’épave, en 2006, pendant toutes les années d’enquête et de procédure pour retrouver et inculper les pilleurs, les objets de la Jeanne ont été simplement stabilisés et/ou stockés dans l’eau ou en chambre froide pour ralentir leur détérioration. Avec le verdict prononcé en octobre 2015 au tribunal de grande instance de Montpellier – incluant de la prison ferme –, la restauration des objets pillés va pouvoir commencer. « Mais cela n’effacera pas l’énorme perte d’informations causée par le pillage », souligne Michel L’Hour. Une fois sortis de leur contexte, ces objets ont en effet bien moins de valeur scientifique. p v. t. 0123 Mercredi 10 février 2016 |5 Interpol au secours du patrimoine L’ enquête conduite sur le pillage de la Jeanne-Elisabeth est la première de cette ampleur en France pour des biens culturels maritimes. Mais elle pourrait ne pas être la dernière. D’autres procédures sont en cours, comme celle portant sur le pillage du trésor de Lava, en Corse. En 1985, trois pêcheurs d’oursins découvrent au nord d’Ajaccio, dans le golfe de Lava, des centaines de pièces d’or romaines qu’ils revendent au plus offrant. Un an plus tard, le scandale éclate après qu’un article de Nice Matin a signalé la vente aux enchères, à Monaco, de pièces issues d’un « trésor corse ». Les pièces sont confisquées par les douanes, à la demande du Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm). Interpol entre alors dans la danse, prévenant les polices du monde entier que ces pièces romaines appartiennent à l’Etat français et qu’elles ne sont plus vendables. Car, en la matière, la réglementation française est très claire. Si, au cours du Moyen Age et pendant des siècles, la pratique puis les textes ont permis aux « sauveteurs » des épaves de se voir accorder un tiers des biens récupérés, la législation a renoué avec le droit romain, selon lequel le naufrage ne vaut pas rupture de propriété. Les droits du légitime propriétaire sont ainsi protégés, et si celui-ci n’est pas retrouvé, le bien « sans maître » appartient à l’Etat. Les droits du « découvreur » ont en revanche été partiellement préservés. Depuis une loi de 1989 reprise dans le code du patrimoine de 2004, il peut bénéficier d’une récompense dont le montant est accordé en fonction de l’intérêt scientifique de la découverte et non de sa valeur vénale. Dans les bagages d’un pêcheur Dans l’affaire de Lava, après neuf ans d’enquête, les trois pêcheurs d’oursins sont condamnés en 1995 à dix-huit mois de prison avec sursis et 15 200 euros d’amende. Pour autant, l’affaire n’en reste pas là, car une partie importante du trésor manque à l’appel, en particulier un plat en or très rare découvert en 1986 et pour lequel les archéologues ne disposent que d’un vague dessin. En 2009, Michel L’Hour, directeur du Drassm, relance l’enquête sur la foi d’informations confidentielles. La douane judicaire et l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels finissent par saisir le plat de Lava en 2010, à la gare TGV de Roissy, dans les bagages de l’un des pêcheurs d’oursins, Félix Biancamaria. Un nouveau procès est en préparation. L’exemplarité des peines prononcées dans l’affaire de la Jeanne-Elisabeth pourrait dans ce contexte faire jurisprudence. La France n’est pas le seul pays à durcir le ton en matière de protection de son patrimoine immergé. L’Espagne s’est récemment illustrée à propos d’une frégate espagnole, la Nuestra Senora de las Maravillas, surnommée La Mercedes, coulée au large du Portugal en 1804. Son trésor avait été découvert en 2007 par une entreprise américaine, Odyssey Marine Exploration, qui l’avait immédiatement rapatrié aux EtatsUnis. S’ensuivit une bataille juridique que l’Espagne remporta en 2011. Forte de ce succès, l’Espagne se propose d’entamer le même type de procédure pour récupérer le trésor – estimé à plus de 1 milliard d’euros – du galion San Jose, récemment découvert au large de la Colombie. Un autre thème, portant cette fois sur le transport des monnaies antiques, est en train de susciter l’intérêt des instances internationales. La vente de ces pièces serait en effet un très bon moyen pour blanchir de l’argent sale. C’est après avoir recueilli nombre de témoignages que Michel L’Hour a décidé d’avertir Interpol. « Dans les aéroports, aux frontières, les services de sécurité peuvent vous déshabiller, ouvrir votre valise, mais personne ne songera à vérifier votre porte-monnaie pour voir s’il contient ou non des pièces antiques. C’est omettre que certaines pièces romaines valent jusqu’à 700 000 euros. » Pour blanchir de l’argent à travers les monnaies antiques, la procédure est simple. Il suffit de contacter un numismate ou un collectionneur, d’acheter une monnaie antique, légale ou non. Ensuite, il n’y a plus qu’à prendre l’avion, gagner le pays de son choix et revendre la pièce sur place à la communauté des numismates. Facile, discret, imparable… mais peut-être plus pour très longtemps. p v. t. 6| 0123 Mercredi 10 février 2016 | SCIENCE & MÉDECINE | Les fous, de la camisole au pyjama Une grande bouche fait-elle le leader ? l’ e x p o s i t i o n Deux siècles d’évolution du vêtement porté par les patients en institution psychiatrique catherine mary C’ est pour cela que nous voudrions que la question des vêtements soit envisagée, car nous avons parfois l’air de romanichels, et la distribution des vêtements a parfois l’air d’un marché aux puces, les belles robes sont toutes froissées. » Malgré son ton docile, cette requête exprimée en 1956 dans le journal interne de l’hôpital du Vinatier, à Bron (Grand Lyon), n’en est pas moins chargée de sens. Car dans l’habit porté par la personne internée à l’hôpital psychiatrique se joue la représentation qu’une société se fait du fou et de la place qui lui est donnée. C’est la question explorée par l’exposition « Sens dessus dessous », qui se tient jusqu’au 3 juillet au Vinatier, l’un des plus grands hôpitaux français. Organisée par un comité scientifique composé d’anthropologues, de psychiatres, d’historiens et d’artistes, elle explore les fonctions et les usages de l’habit au sein de l’institution psychiatrique. La camisole, dont un modèle est présenté dans l’exposition, est ainsi indissociable du modèle asilaire, sur la base duquel ont été construits au XIXe siècle les asiles d’aliénés. Il s’agissait alors de tenir à l’écart l’aliéné agité, selon la terminologie de l’époque, dans un univers clos et autonome où il était contrôlé et soigné. La camisole faisait partie de ce projet. Faite de grosse toile de coton, elle permettait d’immobiliser le patient, les bras croisés sur le torse et les mains liées dans le dos à l’aide d’un système de lacets. Durant la seconde guerre mondiale, 45 000 personnes meurent en France derrière les murs des asiles, livrées à la famine par le régime de Vichy. Le modèle asilaire vole donc en éclats à la Libération. La psychothérapie institutionnelle est pensée pour humaniser les asiles et en casser l’ordre hiérarchique. Les médecins « tombent la blouse » pour se mettre à la portée des malades, la psychiatrie se déplace en ville avec la création des hôpitaux de jour et des centres médico-psychologiques. Avec l’arrivée, en 1952, du Largactil, le premier neuroleptique, la contention chimique remplace la contention physique, limitant le recours à la camisole sans pour autant le supprimer. Que dire du pyjama, uniforme rudimentaire marqué du sigle de l’hôpital ? Encore en usage au Vinatier, il tient une grande place dans l’exposition. Il permet de débarrasser le patient psychotique de ses vêtements souvent crasseux à son arrivée à l’hôpital et participe au projet thérapeutique en l’aidant à sortir du déni. Mais il marque aussi son appartenance à l’institution en le stigmatisant et en le dissuadant de s’évader. Si l’exposition évoque les alertes du contrôleur général des lieux de privation de liberté au sujet de ces dérives, la question de la dignité n’est pas posée aussi clairement qu’elle le mérite. Et les démonstrations de détournements du pyjama par les patients, s’en faisant des turbans ou retournant leur veste pour masquer le sigle de l’hôpital, ne suffisent pas à convaincre du bien-fondé de son usage. p « Sens dessus dessous », Ferme du Vinatier, Bron (Rhône). Tél. 04-81-92-56-25. http://www.ch-le-vinatier.fr/ferme Agenda Spectacle « Les Papotins ou la tache de Mariotte » Depuis plus de trente ans, Le Papotin est un journal atypique, à l’image de ses rédacteurs, pour la plupart de jeunes autistes. Les Papotins ou la tache de Mariotte est une adaptation théâtrale, avec quatre personnages dont tous les mots ont été dits ou écrits par des reporters du journal. La pièce est accompagnée de l’exposition d’une peintre autiste, Brigitte Nêmes. > Du 10 au 21 février, à la Maison des métallos, Paris 11e. Tél. 01-47-00-25-20. RENDEZ-VOUS improbablologie Pierre Barthélémy Journaliste et blogueur Passeurdesciences.blog.lemonde.fr A lors que la course présidentielle a commencé aux Etats-Unis, une étude canadienne parue en décembre 2015 dans le Journal of Experimental Social Psychology vient poser une drôle de question : la capacité à être un bon dirigeant est-elle écrite sur la figure des candidats ? Au lieu de défourailler sur ces chercheurs qui, décidément, sont payés à ne rien faire, ce qui est souvent le réflexe premier face à la science dite improbable, examinons d’où vient cette interrogation. Cette étude ne sort pas de nulle part : elle s’appuie sur de précédentes recherches où l’on a demandé à des panels d’évaluer, à partir de photographies de PDG, leur efficacité à mener leurs entreprises à la réussite. De manière surprenante, plus ces personnes étaient jugées aptes à diriger, plus leurs sociétés faisaient de profits… Le lien de corrélation apparaissait même quand les photos desdites personnes avaient été prises des décennies avant qu’elles soient nommées à un poste élevé. Jusqu’ici, ces travaux n’avaient pas tenté de déterminer sur quelles caractéristiques du visage les participants s’appuyaient pour estimer que tel patron était une garantie de succès – et tel autre une garantie de faillite. La seule piste évoquée était la « masculinité » des traits, qui tendait à appuyer l’idée évolutionniste que, dans l’inconscient des sociétés humaines, la figure du grand mâle dominateur et carnassier ainsi que la raison du plus fort occupent toujours une place de choix. Nos chercheurs canadiens ont essayé d’aller plus loin en testant l’hypothèse selon laquelle, chez les primates, la puissance physique passe, au niveau du visage, par celle de la mâchoire et, partant, par la largeur de la bouche. Un grand orifice buccal est-il la marque d’un chef ? Autorité naturelle Pour le tester, ces psychologues ont mené une série de quatre expériences, uniquement à partir de visages d’hommes, non pas par sexisme mais en se fondant, de manière pragmatique, sur le constat simple que les mâles occupent encore très majoritairement les postes de pouvoir. Dans la première, un panel estimait à quel point, sur une échelle de 1 (plus fait pour obéir) à 7 (Lider Maximo), 50 hommes dont on lui présentait la photo d’identité semblaient des dirigeants performants. Puis on reproduisait l’expérience avec 20 hommes dont la bouche avait été retouchée pour l’agrandir ou la rétrécir de 10 %. Chaque fois, plus la bouche était large, plus les visages étaient perçus – en moyenne – comme dégageant une autorité naturelle. Dans le troisième test, les chercheurs allaient plus loin en prenant les images des PDG des 25 entreprises américaines les plus importantes selon le magazine Fortune : en moyenne, plus vaste était la cavité orale, plus grands étaient les profits générés. Enfin, dans la dernière expérience, les auteurs de l’étude s’intéressaient aux hommes politiques, en revenant sur 68 élections sénatoriales aux EtatsUnis et sur autant d’élections au poste de gouverneur d’Etat. Dans le premier cas, la largeur de la bouche était un indice significatif quant au résultat du scrutin… mais pas dans le second. Reste à savoir si ce travail aura des conséquences sur les élections qui s’approchent. Aux Etats-Unis, le républicain Donald Trump a déjà visiblement fait sienne l’idée que celui qui a la plus grande gueule est un leader en puissance. Du côté des démocrates, la donne est plus compliquée en raison de la présence d’Hillary Clinton, l’impact de la bouche des femmes sur la politique n’ayant pas été étudié, hormis lors de l’affaire Monica Lewinsky. p De gauche à droite : « Michelangelo Buonarroti dans son atelier » (v. 1595, détail), de Pompeo Di Giulio Caccini ; « Michelangelo Buonarroti » (v. 1544, détail), de Daniele da Volterra ; « Michelangelo Buanarroti, autoportrait » (v. 1535, détail). CASA BUONARROTI/SCALA FLORENCE ; THE MET, DIST. RMN-GRAND PALAIS/IMAGE OF THE MMA/ART RESOURCE L’ostéoarthrite de Michel-Ange affaire de logique Si son confrère Léonard personnifie le génie protéiforme, lui incarne l’archétype de l’artiste-monstre. Mort en 1564, trois semaines avant ses 89 ans, le peintre et sculpteur n’a jamais cessé de créer, même lorsque son corps a commencé à le trahir. C’est à cet épisode de sa vie qu’une équipe de médecins italiens et australiens s’est attelée. En se fondant sur trois portraits du maître vers 60 ans, réalisés par d’autres artistes, ils ont entrepris de poser, dans le Journal of the Royal Society of Medicine, un diagnostic. Et ils sont formels : Michel-Ange ne souffrait pas de la goutte, comme on l’a longtemps cru. « Il n’y a aucun signe d’inflammation, ni trace de tophi », ces dépôts sous-cutanés de cristaux caractéristiques de la maladie, expliquent-ils. Les déformations de ses mains, évidentes sur les gros plans représentés ci-dessus, témoignent plus banalement d’une ostéoarthrite, d’abord favorisée par l’intensité de son travail, puis ralentie par cette même ardeur. Lui qui ne pouvait plus tenir une plume a continué de travailler jusqu’aux derniers jours. « Un triomphe sur l’infirmité », écrivent les scientifiques. Au passage, ils nous livrent une autre information : Michel-Ange était gaucher. p RENDEZ-VOUS | SCIENCE & MÉDECINE | Carl Elliott, à l’université du Minnesota, en avril 2015. 0123 Mercredi 10 février 2016 |7 Le corbeau se méfie du judas JENN ACKERMAN/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA catherine mary P endant plus de sept ans, le bioéthicien Carl Elliott a lancé l’alerte. Sept années durant lesquelles il a épluché les rapports des précédentes enquêtes, cherché des réponses auprès de la direction de l’université du Minnesota au sein de laquelle il travaille, raconté l’histoire dans la presse, alerté la communauté médicale. Sept années d’un combat qui, tout en lui donnant raison, l’a aussi laminé. « Avoir été réprimandé par le doyen, ce n’est pas si grave. Le plus dur, c’est quand certains collègues que vous pensiez être des amis commencent à vous attaquer par-derrière », racontait-il récemment, face à une douzaine de bioéthiciens rassemblés à la Fondation Brocher, à Genève, sur le thème des lanceurs d’alerte. Ses yeux, à la suite de ces propos, s’embuent de larmes. Barbe grisonnante, visage fatigué, Carl Elliott ne lâche pourtant pas le morceau. Et sans son opiniâtreté, aucune enquête indépendante n’aurait été menée sur les conditions dans lesquelles sont menés les essais cliniques au sein du département de psychiatrie de l’université du Minnesota. Et rien n’aurait transparu. Ni l’ampleur des conflits d’intérêts, ni les négligences dans la supervision des essais cliniques, ni le climat de peur. « Carl a un sens très fort de l’équité et de la loyauté, et il a senti que quelque chose n’allait pas dans cette histoire », commente le bioéthicien Leigh Turner, de l’université du Minnesota. Ami et collègue de Carl Elliott, il a contribué à lancer l’alerte et se trouve, comme lui, contraint à travailler à l’extérieur du département de bioéthique de l’université de Minnesota, pour en fuir l’hostilité. « Carl et Leigh sentaient vraiment qu’il y avait un problème et qu’ils mettraient en péril leur intégrité s’ils ne réagissaient pas », commente Trudo Lemmens, un bioéthicien de l’université de Toronto qui est à l’origine d’une pétition signée en 2010 par 175 spécialistes en médecine et en sciences sociales. « Carl a vraiment une excellente réputation professionnelle, même si, maintenant, certains le trouvent trop zélé », précise-t-il. Tout commence en 2008 par la lecture d’un article publié dans la presse locale relatant le suicide, en 2004, de Dan Markingson, un patient schizophrène de 26 ans, au cours d’un essai clinique mené au département de psychiatrie de l’université. L’article fait peser des soupçons sur les conditions dans lesquelles Dan Markingson avait accepté de participer à cet essai. Stephen Olson, le psychiatre qui l’examina lors de son admission, à l’automne 2003, diagnostiqua un premier épisode de schizophrénie et le jugea inapte à exercer son libre arbitre. Ce qui ne l’empêcha pas d’obtenir son consentement pour participer à l’essai clinique CAFE, financé par le laboratoire AstraZenecca. Il s’agissait de comparer l’efficacité de trois antipsychotiques, dont le Seroquel d’AstraZenecca qui, selon l’article, versait 15 000 dollars (près de Tout commence par la lecture d’un article relatant le suicide d’un patient schizophrène de 26 ans 14 000 euros) par patient recruté au département de psychiatrie de l’université du Minnesota. Rapidement, l’état de Dan Markingson se dégrada, sans que le docteur Olson ne s’en inquiète. Jusqu’à ce jour de mai 2004 où Dan Markingson fut retrouvé mort, après s’être tranché la gorge. Au moment où il prend connaissance de cette histoire, Carl Elliott est rompu aux questions éthiques qu’elle soulève. Né en 1961, il grandit dans une petite ville de Caroline du Sud, aux Etats-Unis, durant la période de l’abolition des lois de ségrégation raciale. « A l’école, je jouais au basket avec mes amis noirs, et j’ai compris que ces lois étaient une injustice institutionnalisée. Dans mon entourage proche, j’ai connu beaucoup de gens respectables qui restaient pourtant aveugles aux questions de race », raconte-t-il. Fils d’un médecin, il marche sur les traces de son père. Mais une fois zoologie hervé morin V Carl Elliott, lanceur d’alerte sur les essais cliniques ous savez sans doute vous représenter les divers états mentaux de vos contemporains. Cette faculté, qui peut être altérée chez les personnes autistes ou schizophrènes, est désignée sous l’appellation « théorie de l’esprit ». Depuis plus de quarante ans, les éthologues essaient de déterminer si les animaux en disposent eux aussi, et certains pensent l’avoir vue à l’œuvre chez des primates et des oiseaux. Mais les dispositifs expérimentaux butent toujours sur des objections méthodologiques. On sait depuis quinze ans que les corvidés, par exemple, sont très doués pour constituer de fausses caches de nourriture quand ils se savent observés. Mais les sceptiques font valoir que ces animaux sagaces peuvent fonder leurs agissements sur des indices comportementaux, comme le regard de leurs rivaux, ou même le souvenir de ces coups d’œil, pour motiver leurs ruses. Une nouvelle expérience, mettant en scène de jeunes corbeaux et décrite dans Nature Communications du 2 février, a tenté de répondre à ces objections. Thomas Bugnyar (université de Vienne) et ses collègues ont placé des jeunes corbeaux dans deux cages adjacentes, séparées par une vitre et un judas. Dans un premier temps, le corbeau testé restait dans la chambre de gauche, apprenant à observer par l’œilleton un camarade à qui on donnait de la nourriture. Ensuite, il était placé dans la pièce de droite, où il recevait à son tour de la nourriture, dans différentes configurations : avec la vitre occultée ou non, et le judas masqué ou non. Les chercheurs ont constaté que lorsqu’un enregistrement de corbeau était diffusé dans la pièce adjacente, vitre et œilleton fermés, le jeune Corvus corax ne se souciait pas de cacher sa nourriture. Mais quand le judas était découvert, il la dissimulait, comme quand la vitre n’était pas occultée. | Ce bioéthicien américain a mis en évidence des irrégularités dans des études conduites par son université portrait Un « Corvus corax ». son diplôme obtenu, il abandonne la médecine pour une thèse de philosophie, qu’il obtient à la fin des années 1980 à l’université de Glasgow, en Ecosse. Son sujet ? La responsabilité des patients psychiatriques dans les crimes qu’ils commettent. Il enchaîne ensuite plusieurs postdoctorats dans différentes universités aux EtatsUnis, en Nouvelle-Zélande et en Afrique du Sud, avant d’obtenir un poste de bioéthicien à l’université McGill, à Montréal, puis à l’université du Minnesota, en 1997. Dans ses travaux apparaissent des thèmes récurrents, dont l’analyse des stratégies utilisées par l’industrie pharmaceutique pour développer le marché de ses médicaments, ou la recherche médicale impliquant les patients vulnérables, tels que les prisonniers ou les patients psychiatriques. Il est aussi l’auteur de livres remarqués et d’articles parus dans de grands titres de la presse américaine, dont The New Yorker, The New York Times, The Atlantic et Mother Jones, un journal d’investigation de gauche. Intellectuel engagé, il y pointe sans détour les enjeux éthiques et philosophiques des mutations contemporaines. Dans l’article « The Drug Pushers » (« Les trafiquants de médicaments » ou « Les dealers », The Atlantic, 2006), il mêle ainsi souvenirs personnels et enquête pour analyser l’évolution de la relation entre médecins et visiteurs médicaux, et lever le voile sur les stratégies commerciales des industries pharmaceutiques. Un voile qu’il s’efforcera également de lever pour comprendre ce qui est arrivé à Dan Markingson. A une nuance près. Il s’agit, cette fois, d’enquêter sur sa propre université. Et rapidement, il acquiert la conviction qu’elle est en cause. Dans un article publié en 2010 dans Mother Jones, il livre une analyse implacable des enjeux de l’essai clinique CAFE, en le replaçant dans le contexte des stratégies que les industriels développent afin d’augmenter les prescriptions des antipsychotiques atypiques, dont font partie les trois médicaments testés. Dès lors, la notoriété de l’affaire augmente, et les efforts de Carl Elliott finissent par payer. En décembre 2013, une nouvelle enquête indépendante est ordonnée. Publié en février 2015 et fondé sur l’analyse de 20 essais cliniques en cours à l’université du Minnesota, son rapport révèle des négligences systématiques dans la protection des sujets vulnérables et le cumul des rôles entre médecin traitant et investigateur de l’essai clinique. Ces thématiques s’inscrivent une fois de plus dans un contexte bien plus large que celui de l’université de Minnesota. « Cette histoire ouvre toute la complexité du soin, note ainsi le psychiatre Bruno Falissard, directeur du Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations de la Maison de Solenn, à Paris. Aujourd’hui, on a l’impression que soigner, c’est technologique. Mais soigner le sujet pensant qu’est le patient, ce n’est pas seulement soigner ses organes. C’est plus complexe que cela, et lorsque vous mettez là-dedans de l’argent plus des firmes pharmaceutiques, c’est un bazar intégral. » A l’université du Minnesota, les qualités qui avaient valu à Carl Elliott son recrutement lui valent désormais de la défiance. « Sans savoir ce qu’il vous a dit et quels documents il a partagés, il m’est difficile d’ajouter des commentaires », répond à son sujet par mail Brian Lucas, directeur de la communication. Fidèle à lui-même, Carl Elliott, lui, tire les conclusions qui s’imposent. « Je n’étais pas surpris d’apprendre que l’industrie manipule les essais cliniques. Mais j’ai longtemps été partisan de l’université, car je pensais que c’était plus sain que l’industrie. Cela a été un choc pour moi de découvrir à quel point l’argent avait de l’influence », conclut-il. p JANA MÜLLER, UNIVERSITÄT WIEN Tout se passait comme s’il redoutait d’être observé, alors qu’il n’avait à sa disposition aucun indice direct, corporel ou comportemental montrant qu’un congénère l’espionnait. Les chercheurs sont-ils parvenus à isoler un des composants de la théorie de l’esprit, centré sur la vision subjective ? L’hypothèse, avancent-ils, est solide mais requiert d’autres études. p Dans l’ êt de la science mathieu vidard arré la tête au c 14 :00 -15 :00 avec, tous les mardis, la chronique de Pierre Barthélémy 8| 0123 Mercredi 10 février 2016 | SCIENCE & MÉDECINE | Mettez un moteur (discret) dans votre vélo hervé morin 1. L’engrenage du dopage mécanique Commercialisé par la société Vivax Drive, un moteur couplé à un engrenage permet de délivrer une assistance au pédalage d’une puissance de plus de 100 watts. Le surpoids est de 1,8 kg pour le modèle vendu à 2 700 euros. En situation de course, l’énergie nécessaire pour faire la différence dans une attaque pourrait ne nécessiter qu’une batterie de faible masse et encombrement, plus facile à camoufler. Electroaimant actif Electroaimant inactif Stator Batterie 1 3 Rotor crénelé Moteur Engrenage moteur 2 Electroaimants Engrenage pignon Système de contrôle Batterie Fer crénelé Axe du pédalier Pédalier Axe de rotation 2. L’hypothèse de la réluctance variable Fil de commande Batterie supplémentaire Bouton marche-arrêt Ce type de moteur s’appuie sur l’interaction électromagnétique entre une partie fixe (stator) et une partie mobile (rotor). Il nécessite d’injecter de façon séquentielle un courant dans des électroaimants — fixés sur le cadre — qui attirent tour à tour les dents d’une structure ferreuse crénelée placée sur la roue. Le dispositif nécessite des capteurs de position de celle-ci pour asservir très précisément la distribution du courant dans les électroaimants. La faille ? La distance entre rotor et stator, qui doit être très réduite pour éviter les pertes de puissance : les déformations de la roue pourraient être rhédibitoires. INFOGRAPHIE : HENRI-OLIVIER SOURCE : VIVAX CHRISTOPHE GRANGEASSE NATHALIE VERGNOLLE Caractérisation des réseaux de régulation par phosphorylation chez la bactérie Streptococcus pneumoniae INSTITUT DE BIOLOGIE ET CHIMIE DES PROTÉINES - LYON Utilisation de mini-côlons dans la compréhension des mécanismes physiopathologiques des pathologies intestinales inflammatoires INSTITUT DE RECHERCHE EN SANTÉ DIGESTIVE - TOULOUSE CES CHERCHEURS MISENT SUR LES FORCES DU VIVANT LA FONDATION BETTENCOURT SCHUELLER CULTIVE LEUR TALENT. Avec ses 4 prix annuels, la Fondation Bettencourt Schueller favorise le rayonnement de la recherche française pour l’amélioration de la santé : • Prix Liliane Bettencourt pour les sciences du vivant • Prix Coups d’élan pour la recherche française • Dotation du programme ATIP-Avenir • Prix pour les jeunes chercheurs. Depuis 1990, pour les sciences de la vie, elle a déjà attribué 352 prix, accordé 306 M€ de dons cumulés, encouragé plus de 5 000 chercheurs. ELLE LEUR DÉCERNE SES PRIX COUPS D’ÉLAN POUR LA RECHERCHE FRANÇAISE POUR AMÉLIORER LEURS CONDITIONS DE TRAVAIL. FONDATION RECONNUE D’UTILITÉ PUBLIQUE Pour en savoir plus : www.fondationbs.org théra • Photo : © CAPA L’Union cycliste internationale (UCI) a découvert un moteur caché dans le vélo de la coureuse belge Femke Van den Driessche, premier cas avéré de tricherie mécanique dans le cyclisme de haut niveau, lors des championnats du monde de cyclo-cross, en Belgique, samedi 30 janvier. La jeune Belge, qui avait abandonné sur ennui mécanique, assure s’être retrouvée au guidon de ce vélo en raison de la « méprise d’un mécanicien ». Divers es vidéos de chutes après lesquelles la roue arrière continue à tourner renforcent les suspicions. L’UCI n’a pas donné de détails sur les caractéristiques du moteur incriminé en Belgique. Plusieurs technologies sont suspectées. La plus simple pourrait s’inspirer d’un système commercialisé par la société autrichienne Vivax Drive : le moteur se situe dans le tube de la selle et se trouve en prise avec l’axe du pédalier, par l’intermédiaire d’un engrenage. La batterie peut être dissimulée dans le tube ou dans un faux bidon. Le déclenchement pourrait être asservi au cardiofréquencemètre. La Gazzetta dello Sport a évoqué un système électromagnétique très coûteux (200 000 euros), présenté comme plus facile à soustraire aux contrôles. Le site spécialisé Cyclingtips juge qu’un procédé faisant appel à une machine à réluctance variable serait possible en théorie, mais difficile à régler en pratique. p