Le Monde - entree

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Le Monde - entree
SCIENCE & MÉDECINE
PILLEURS D’ÉPAVE
EN EAUX TROUBLES
SUPPLÉMENT→
Mercredi 10 février 2016 ­ 72e année ­ No 22105 ­ 2,40 € ­ France métropolitaine ­ www.lemonde.fr ―
Fondateur : Hubert Beuve­Méry ­ Directeur : Jérôme Fenoglio
Et si les banques faisaient replonger le monde
▶ Les marchés mondiaux
▶ Le CAC 40 est désormais
▶ La perspective
▶ Incertitudes sur
▶ Les banques sont massa­
ont connu une nouvelle
journée noire lundi.
De Tokyo à New York,
de Londres à Paris, tous
les indicateurs ont reculé
près des 4 000 points, à
son plus bas depuis décem­
bre 2014. Outre­Atlantique,
le S&P500 est revenu
deux ans en arrière
d’une 3 crise financière
mondiale, après celles
des subprimes en 2008
et des dettes souveraines
en 2011, n’est plus exclue
la croissance chinoise,
ralentissement aux Etats­
Unis, chute des matières
premières : les investis­
seurs sont inquiets
crées en Bourse : en risque
sur les émergents et l’éner­
gie, elles ont aussi perdu
en rentabilité structurelle
e
LE C A HIE R É CO PAGE S 2 - 3
BERNIE
SANDERS,
L’IDOLE
DES JEUNES
Alain Juppé
s’impose avec
force à droite
A
▶ Il distancerait largement
tous les meetings qui
ont précédé la primaire
dans le New Hampshire,
mardi 9 février, le sénateur du
Vermont a, du haut de ses 74 ans,
fait un tabac chez les moins de
30 ans. Depuis des semaines, l’ad­
versaire d’Hillary Clinton à l’in­
vestiture démocrate défend la né­
cessité d’une « révolution politique » faite de mesures radicales :
gratuité des études supérieures,
couverture santé universelle et
augmentation massive du salaire
minimum…
ses rivaux à la primaire,
selon l’enquête du Cevipof
▶ Il est le seul à dépasser
les 30 % d’intentions de vote
à l‘élection présidentielle,
devant Le Pen, Sarkozy
et Hollande
→ LIR E
→ LIR E
PAGE S 6 - 7
→ LIR E
PAGE 3
ÉLEVAGE,
UN MAL
FRANÇAIS
A Marly (Moselle),
le 13 janvier.
→ LI R E P A G E 22
MATHIEU CUGNOT POUR « LE MONDE »
CINÉMA
« HOMELAND »,
BOULEVERSANTE
SAGA
IRAKIENNE
A
bbas Fahdel, un Irakien
arrivé en France à 18 ans
pour faire du cinéma –
sans parler un traître mot de fran­
çais – est retourné en Irak
en 2002, avant la chute de Sad­
dam Hussein. Pour filmer sa fa­
mille et donner un visage à ces
25 millions d’Irakiens inconnus, il
a fait de son neveu, Haidar, un pe­
tit garçon rayonnant, le pivot de
cette saga familiale. Haidar s’est
fait tuer, et pendant dix ans, Ab­
bas Fahdel n’a pas voulu regarder
les rushes. Puis il est retourné au
pays, saccagé par la guerre. Il en a
tiré un long documentaire, de
deux fois trois heures, sans un
mot de commentaire. Une fres­
que déchirante, saluée dans tous
les festivals, et saturée d’émotion.
→ LIR E
PAGE S 1 6 - 1 7
LE REGARD DE PLANTU
TURQUIE
LE BUSINESS
LUCRATIF DES
PASSEURS D’IZMIR
→ LIR E
PAGE 4
DÉBATS
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EDGAR MORIN :
LUTTER CONTRE LE
FANATISME À L’ÉCOLE
→ LIR E
P. 1 2 E T
NOS INFOR M AT IONS P. 1 0
CANADA
LA LÉGALISATION
DU CANNABIS,
PROJET FUMEUX
→ LIR E
PAGE 3
CONSTITUTION
VOTE SUR L’ÉTAT
D’URGENCE DANS
UN HÉMICYCLE VIDE
→ LIR E
PAGE S 8 E T 2 2
%"*)!44!2!0* %) "80=2%
Algérie 200 DA, Allemagne 2,80 €, Andorre 2,60 €, Autriche 3,00 €, Belgique 2,40 €, Cameroun 2 000 F CFA, Canada 4,75 $, Côte d'Ivoire 2 000 F CFA, Danemark 32 KRD, Espagne 2,70 €, Espagne Canaries 2,90 €, Finlande 4,00 €, Gabon 2 000 F CFA, Grande-Bretagne 2,00 £, Grèce 2,80 €, Guadeloupe-Martinique 2,60 €, Guyane 3,00 €, Hongrie 990 HUF,
Irlande 2,70 €, Italie 2,70 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,40 €, Malte 2,70 €, Maroc 15 DH, Pays-Bas 2,80 €, Portugal cont. 2,70 €, La Réunion 2,60 €, Sénégal 2 000 F CFA, Slovénie 2,70 €, Saint-Martin 3,00 €, Suisse 3,60 CHF, TOM Avion 480 XPF, Tunisie 2,80 DT, Turquie 11,50 TL, Afrique CFA autres 2 000 F CFA
2 | international
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
Le dirigeant
nord-coréen, Kim
Jong-un, assiste
au tir de la fusée
censée mettre en
orbite un satellite,
le 7 février.
IMAGE DE LA TÉLÉVISION
NORD-CORÉENNE/YONHAP/
AFP
Pékin victime des bravades de Kim Jong-un
Face à son voisin du Nord, la Corée du Sud veut déployer un système antimissile fourni par Washington
tokyo - correspondance
P
yongyang est en passe de
réussir à dégrader un peu
plus les relations déjà difficiles entre Washington
et Pékin. A la suite du lancement
par la Corée du Nord, dimanche
7 février, d’une fusée, ce que tous
ses voisins interprètent comme
un test déguisé de missile balistique, la Corée du Sud est désormais
prête à déployer sur son territoire
un système de radars et de missiles américain, capable d’intercepter un vecteur balistique nord-coréen en phase de descente.
Le président américain, Barack
Obama, a confirmé, lundi, sur la
chaîne CBS, que des consultations
sont en cours « pour la première
fois ». « Nous aimerions que cela se
fasse vite », a précisé Peter Cook, le
porte-parole du Pentagone, au sujet du système antimissile baptisé
« THAAD », pour Terminal High
Altitude Area Defense.
Pékin juge qu’une telle infras-
LE LEXIQUE
THAAD
Le Thaad, pour Terminal High
Altitude Area Defense, est un système d’interception de missiles
balistiques de portée moyenne
ou intermédiaire. Produit par le
groupe américain Lockheed
Martin, il comprend un radar de
détection de la menace, un ensemble de contrôle du tir et une
batterie de missiles intercepteurs.
L’interception se fait dans la
phase terminale du vol du missile
balistique. L’intercepteur n’emporte pas de charge explosive. Il
utilise l’énergie cinétique (celle
que possède un corps du fait de
son mouvement) pour détruire sa
cible. Son déploiement en Corée
du Sud coûterait environ 2,6 milliards de dollars (2,33 milliards
d’euros), selon Séoul.
tructure d’interception pourrait
également affaiblir sa propre dissuasion nucléaire. Rien n’empêche de tourner à terme le système
THAAD contre l’arsenal nucléaire
chinois. « La Chine ne voit pas le
système THAAD comme une question de radar ou de missile, juge
Kim Heung-kyu, spécialiste de la
Chine à l’université sud-coréenne
Ajou, mais comme une alliance
régionale entre les Etats-Unis, le
Japon et la Corée du Sud. »
« Sentiment d’échec »
Les autorités chinoises ont
convoqué dès dimanche l’ambassadeur sud-coréen à Pékin. La porte-parole du ministère des affaires
étrangères chinois, Hua Chunying, a déclaré : « En quête de sa
propre sécurité, un pays ne devrait
pas altérer les intérêts sécuritaires
de l’autre. » En cela, la Chine ne
sort pas vainqueur de l’essai nucléaire et du tir nord-coréens. « Le
sentiment d’échec est grand, car
elle n’a pas réussi à convaincre le
Nord d’y renoncer et souffre de voir
le Sud se rapprocher en conséquence des Etats-Unis », constate
Shi Yinhong, professeur de relations internationales à l’Université du peuple, à Pékin.
La Chine avait pourtant déployé
d’importants efforts pour tenter
de convaincre son allié nord-coréen de renoncer à ce tir. « S’il y a
une chose que la Chine ne veut pas
voir, ce sont des essais, juge Mathieu Duchâtel, sous-directeur du
programme Asie du European
Council on Foreign Relations. Cela
pousse la Corée du Sud à demander
davantage aux Etats-Unis pour sa
défense. Le Japon aussi est plus
actif, le tout dans un contexte stratégique qui se détériore. »
Le représentant spécial chinois
pour les affaires coréennes, Wu
Dawei, s’était rendu à Pyongyang
le 2 février ; un « effort diplomatique très sérieux » au cours duquel
M. Wu avait indiqué avoir « dit ce
qu’il y avait à dire et fait ce qu’il y
avait à faire ». Visiblement sans effet puisque, le même jour, Pyon-
gyang, témoignant de son peu de
considération pour la démarche
chinoise, avait informé l’Organisation maritime internationale de
l’imminence de son tir. « La priorité de la Corée du Nord est sécuritaire, face au Sud et aux Etats-Unis.
Sur ce terrain, elle ne se sent pas protégée par la Chine et ne l’écoute
donc pas », relève Cai Jian, directeur du centre d’études coréennes
de l’université Fudan, à Shanghaï.
L’impuissance chinoise à peser
sur les décisions nord-coréennes
et sa réticence à se prononcer
pour des sanctions après l’essai
nucléaire du 6 janvier alimentent
par ailleurs les frustrations de
Séoul. En janvier, quand le ministre sud-coréen de la défense a
tenté de joindre son homologue
chinois pour discuter de l’essai
nucléaire nord-coréen, il n’a eu
aucune réponse. « Les meilleurs
partenaires sont ceux qui vous
tiennent la main dans les mo-
L’impuissance
chinoise à peser
sur les décisions
nord-coréennes
alimente
les frustrations
de Séoul
ments difficiles », a souligné, une
semaine plus tard, la présidente
sud-coréenne, Park Geun-hye.
Auparavant, Mme Park avait accepté de ne pas pousser plus avant
les discussions sur le THAAD, la
Chine ayant averti que cela affecterait les relations bilatérales. Depuis sa prise de fonctions en 2013,
elle a rencontré à six reprises son
homologue chinois, Xi Jinping.
Séoul a ainsi tenté de maintenir
l’équilibre entre priorité écono-
mique et nécessité sécuritaire. La
Chine est son premier partenaire
commercial et devrait, selon les
estimations de Séoul, lui envoyer
huit millions de visiteurs en 2016.
Mais, pour ce qui est de se protéger, elle mise sur les 28 500 militaires américains stationnés sur
son territoire. « Il serait ridicule,
pour un pays souverain comme la
Corée du Sud, de ne pas renforcer
sa défense face à une menace
grandissante comme celle des missiles nucléaires nord-coréens », estime Park Chang-kwon, de l’Institut coréen des analyses de défense, un organisme public sudcoréen. La presse sud-coréenne,
pourtant généralement proche
du pouvoir, n’hésite plus à parler
d’une « décomposition » du lien
avec Pékin, voire d’une véritable
« claque » pour la présidente Park.
Le déploiement du système
THAAD intéresse aussi le Japon.
En novembre 2015, le ministre de
la défense, Gen Nakatani, avait
évoqué cette option. Et le 8 février,
l’agence de presse japonaise
Kyodo a évoqué la relance de discussions sur la coopération nippo-sud-coréenne dans le domaine
du renseignement militaire.
Séoul a toutefois démenti, affirmant qu’il fallait d’abord avoir
l’appui de la population pour un
tel accord, tout en admettant que
cette option était envisagée.
Les Etats-Unis peuvent désormais retourner contre eux l’argumentaire des Chinois : leur politique de modération et d’incitation
aux réformes économiques n’a
pas convaincu Pyongyang d’abandonner sa quête de l’arme nucléaire. Selon cette vision, Pékin
ne peut donc s’en prendre qu’à luimême si ses voisins, Sud-Coréens
ou Japonais, se tournent encore
davantage vers Washington. p
philippe mesmer
et harold thibault (à paris)
Un déserteur chinois « de grande valeur » pour Washington
il est, historiquement, le déserteur chinois récupéré par les Etats-Unis « de la plus
grande valeur », pense savoir le Financial
Times qui, en même temps que le site Free
Beacon, révèle ce dernier épisode de la
chute du clan Ling. Actuellement « débriefé » par les services américains,
l’homme d’affaires Ling Wancheng leur
aurait confié de précieux détails sur « les
procédures de lancement d’armes nucléaires, la vie personnelle des dirigeants chinois
et les dispositions pour leur sécurité et pour
la protection de Zhongnanhai », nom des
palais gouvernementaux à Pékin.
Son frère aîné, Ling Jihua, fut l’équivalent
d’un secrétaire général de l’Elysée sous le
président précédent, Hu Jintao. Les Ling et
leur « gang du Shanxi », du nom de leur
province minière d’origine, ont été ciblés
par la purge sous forme de campagne contre la corruption menée par le président
actuel, Xi Jinping. Ling Jihua – son prénom,
Jihua, signifie « planification » – fut placé
en détention en 2014, de même qu’un
autre des frères Ling, Zhengce (« politique »
en chinois). On lui reproche d’avoir accepté
des pots-de-vin directement et par le biais
de son épouse, de s’être rendu coupable
d’adultère et d’avoir usé de son pouvoir en
échange de faveurs sexuelles.
Une ligne de la dépêche de l’agence Chine
Nouvelle annonçant son limogeage à l’été
2015 portait déjà sur un autre terrain : Ling
Jihua était accusé d’avoir « également obtenu un grand volume de secrets essentiels
du Parti [communiste chinois, PCC] et de
l’Etat, en violation des lois et de la discipline ».
Grâce aux connexions de son frère, Ling
Wancheng (un prénom signifiant « accomplir ») avait pu s’offrir une villa à 2,5 millions
de dollars (2,24 millions d’euros) à Loomis,
en Californie. Il avait aussi investi dans deux
terrains de golf dans cette région entre Sacramento et la Sierra Nevada.
Trésor d’informations
La presse de Hongkong affirmait en décembre 2015 que Ling Wancheng aurait pu
livrer des documents sensibles aux Américains. Selon le scénario le plus probable,
Ling Jihua aurait confié ces éléments
– 2 700 documents classés, selon une ver-
sion de l’affaire – à son frère cadet, une
forme d’assurance pour se prémunir au
cas où les luttes au sein du PCC se retourneraient contre lui. Ce risque s’est réalisé,
et son frère utiliserait désormais ce trésor
d’informations en échange de garanties
américaines sur sa sécurité.
En novembre, une délégation du ministère de la sécurité a rendu visite au procureur à Sacramento. La Chine a aussi tenté
d’intercepter Ling Wancheng en terre américaine par des moyens moins diplomatiques. C’est dans ce contexte qu’il faut lire les
avertissements de Washington, intimant
en août 2015 à Pékin de cesser d’envoyer
clandestinement des agents sur son sol.
Ling Wancheng serait désormais dans un
lieu tenu secret par les services américains.
Interrogé le 15 janvier sur cette affaire
embarrassante, le directeur de la coopération internationale de la commission disciplinaire du PCC, Liu Jianchao, s’était contenté de répondre : « Pour ce qui est du cas
de Ling Wancheng, la partie chinoise s’en occupe et communique avec les Etats-Unis. » p
h. th.
international | 3
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MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
La jeune garde
du doyen
Bernie Sanders
L’adversaire d’Hillary Clinton
défend une « révolution politique »
exeter (new hampshire) envoyé spécial
T
ête nue sous les rafales de
neige, Alexandra Merillo
est dépitée. Une foule
compacte l’a déjà précédée à l’intérieur de la mairie de briques rouges d’Exeter, dans l’est du
New Hampshire. La salle dans laquelle doit s’exprimer le sénateur
du Vermont Bernie Sanders affiche complet, et les derniers arrivés
sont aimablement mais fermement refoulés par la police. La
jeune étudiante n’est tout de
même pas venue pour rien. Arrivé
au pas de charge malgré le sol glissant, le sénateur remercie chaleureusement et harangue les éconduits pendant quelques minutes
depuis le perron, avant de s’engouffrer dans le bâtiment.
Les jeunes sont nombreux à applaudir les diatribes du candidat à
l’investiture démocrate contre la
finance, ce vendredi 5 février au
matin, à quatre jours du vote pour
la primaire du New Hampshire.
« Allez sur ma page Facebook, et
vous verrez », promet Ashley Lauderdale, 16 ans, qui adhère fiévreusement aux idées du sénateur.
Quatre jours plus tôt, dans
l’Iowa, le doyen de la course présidentielle, 74 ans, étiqueté « socialiste » – ce qui en fait une curiosité
politique aux Etats-Unis –, a
écrasé sa rivale Hillary Clinton
dans la catégorie des moins de
30 ans en obtenant 84 % de leurs
suffrages contre seulement 14 %
pour l’ancienne secrétaire d’Etat.
En 2008, un sénateur autrement
plus jeune, Barack Obama, n’avait
obtenu que 43 % des voix de la
même classe d’âge…
Depuis des semaines, Bernie
Sanders défend la nécessité d’une
« révolution politique » et des mesures radicales : gratuité des études supérieures, couverture santé
universelle et augmentation massive du salaire minimum.
De son côté, Hillary Clinton
plaide pour un plus grand pragmatisme, mettant en garde contre des promesses jugées intenables. Un appel à la raison qui rebute Alexandra Merillo, venue devant la mairie d’Exeter avec un
ami, Derrick Spencer. L’un et
l’autre sont effrayés par les niveaux d’endettement qu’impliquent les cursus universitaires. A
chaque meeting, l’énoncé de cette
gratuité électrise les jeunes venus
assister à un discours où il est
moins question de rêve américain
que de réalité des inégalités.
Electorat jeune, blanc, éduqué
« La politique des petits pas, je ne
vois pas trop où ça va nous conduire », estime le jeune homme.
« Demander beaucoup, fixer la
barre le plus haut possible, c’est au
moins la garantie d’obtenir quelque
chose », ajoute son amie. Des études abordables, voilà ce qui motive
également Margaux Morris, venue dans l’espoir d’entendre le sénateur du Vermont. « Je ne suis pas
une anti-Hillary Clinton, prend
Un meeting de Bernie Sanders à l’université du New Hampshire, à Durham, lundi 8 février. DARCY PADILLA POUR « LE MONDE »
soin de préciser cette jeune fille,
mais Bernie Sanders me semble
plus convaincant. » Changeraientils d’avis, ces jeunes supporteurs
du sénateur, si Barack Obama prenait ouvertement parti pour son
ex-secrétaire d’Etat ? « Même si le
président était candidat, on voterait tout de même Sanders », assurent Alexandra et Derrick.
Quelques heures plus tôt, le
champion d’une partie de la jeunesse américaine s’exprimait dans
le cadre cossu d’un petit déjeuner
organisé près de Manchester par
des institutions locales dont le
Saint Anselm College et le New
Hampshire Institute of Politics.
Aucun bolchevique signalé autour
des tables coquettes, mais quelques jeunes pousses rebelles identifiées parmi les costumes-cravates, particulièrement attentives au
discours du sénateur contre Wall
Street, que son accent de Brooklyn
M. Sanders prône
la gratuité
des études
supérieures et
une couverture
santé universelle
transforme en « chtreet », comme
dans le « Strasse » allemand.
Il y a là deux développeurs de
jeux vidéo, Neal Laurenza, 25 ans,
et Chelsea Stearns, 24 ans. Le premier a pratiquement fait son
choix en faveur de M. Sanders.
« Ce qui me plaît chez lui, c’est ce
souci des gens, sans parler de ses
positions par rapport à des guerres
qui n’avaient pas à être livrées. »
Contrairement à Mme Clinton,
M. Sanders avait voté contre l’invasion de l’Irak, en 2002 et il ne
cesse d’opposer son « jugement » à
« l’expertise » dont se prévaut l’ancienne secrétaire d’Etat en matière de politique étrangère.
Le réalisme assumé de l’ancienne First Lady laisse de marbre
le jeune homme. « On ne peut plus
attendre, il faut vraiment un changement », ajoute-t-il. La « révolution politique » que le sénateur
mentionne une nouvelle fois à ce
petit déjeuner devant une bonne
société qui n’en fait certainement
pas son alpha et son oméga ? Neal
Laurenza sourit, manifestement
peu attaché au slogan : « La révolution, c’est un thème qui se prête à
une définition très large. »
« L’électorat de Bernie Sanders ? Il
suffit de relire l’histoire politique
des Etats-Unis, c’est celui d’Eugene
McCarthy en 1968, jeune, blanc,
éduqué », énumère Bill Galston,
expert électoral de la Brookings, à
Washington. A l’époque où Bernie
Sanders militait à l’extrême gauche, des hippies s’étaient faits
« clean for Gene », chevelure et
barbe taillées pour se lancer dans
le porte-à-porte au profit du sénateur du Minnesota. Un mouvement enthousiaste contre la
guerre du Vietnam qui s’était
soldé par un fiasco politique.
La peur d’une telle déroute n’effraie pas Neal Laurenza : « Si Donald Trump est éligible, alors je ne
vois pas pourquoi Sanders ne le serait pas. » « On ne doit pas se résigner à voter Hillary Clinton sous
prétexte qu’elle serait la seule à
pouvoir être élue. Si on est convaincu par les idées de Sanders, ça
vaut la peine d’essayer », ajoute
Chelsea Stearns. « Avec mes amis,
on parle en tout cas beaucoup plus
de politique cette année que d’habitude, et on est majoritairement
prêts à voter pour lui. » p
gilles paris
Le projet de légalisation du cannabis sème la pagaille au Canada
Les vendeurs officiels de marijuana à usage médical s’inquiètent de l’ouverture de comptoirs de vente illégaux à travers le pays
Sara Forestier
Agnès Jaoui
et société : « Quarante ans de guerre
à la drogue montrent que l’interdiction est un échec. »
La légalisation permet de « réglementer le processus, de la production à la distribution, dans un
objectif de santé publique », souligne Mme Beauchesne. Déjà responsable du cannabis médical, le
ministère de la santé devrait, selon elle, être chargé du cannabis
récréatif. Le groupe de travail aura
du pain sur la planche : il doit se
pencher sur les règles d’accessibilité et d’âge légal de consommation, de prix de vente, taxation,
taux légal de THC (principe actif
du cannabis), contrôle de la qualité des produits, des réseaux de
production et distribution…
L’interdiction de vente aux mineurs, une taxation « raisonna-
Sidse Babett Knudsen
le César 2016 de la Meilleure Actrice dans un Second Rôle
ble » et une autoproduction restreinte semblent acquises. « Le
prix doit être assez élevé pour être
dissuasif, et les taxes non, pour limiter le marché noir », juge
Mme Beauchesne. Il faudra encore
faire le choix des lieux de vente.
Seront-ils limités aux régies provinciales qui vendent de l’alcool,
comme le veut l’Ontario ? Elargi
aux « pharmacies » drugstores ou
à des centres agréés ?
Enfin se pose la question de savoir à quel niveau interdire la conduite sous l’effet du cannabis. A
cet égard, il n’existe même pas
d’instrument fiable pour contrôler le taux de THC, avouait dimanche 7 février le président de l’Association canadienne des chefs de
police, Clive Weighill. p
anne pélouas
© Jerome Prebois
« L’interdiction est un échec »
« M. Trudeau n’a pas intérêt à précipiter les choses », souligne Line
Beauchesne, criminologue spécialiste des drogues à l’université
d’Ottawa. Surtout avant l’Assemblée générale de l’ONU sur la drogue qui se penchera à New York,
en avril, sur la consommation de
cannabis, illégale en vertu des
conventions internationales.
La route sera donc longue – au
moins un an – avant de voir les Canadiens libres de fumer du « pot »,
ou manger des muffins au cannabis. La trentaine de producteursvendeurs qui ont une licence pour
vendre du cannabis médical depuis 2015 mettent en tout cas leur
expertise en avant pour profiter
du futur marché « public ». Son cadre réglementaire s’inspirera de
celui retenu pour l’usage médical,
et la consommation sera légalisée
et pas seulement dépénalisée.
« L’interdiction n’est pas efficace et
fait fructifier le marché noir, alors
que la légalisation couperait l’herbe
sous le pied aux narcotrafiquants »,
soutient Hugo Alves, avocat chez
Bennett Jones, qui conseille l’industrie du cannabis médical.
Même avis pour Jean-Sébastien
Fallu, professeur en psycho-éducation à l’université de Montréal et
directeur de la revue Drogue, santé
©DR
©DR
nommées pour
ordres de gouvernement (fédéral,
provincial, territorial) pour démêler la multitude de problèmes juridiques, économiques et sociaux
que pose la légalisation, même si
elle ne soulève guère d’opposition
dans la société.
© Jerome Prebois
T
rois mois après l’entrée en
fonctions du premier ministre canadien, Justin Trudeau, qui a promis la légalisation
du cannabis, « la confusion règne
dans les rues », s’inquiète le président de l’Association canadienne
des policiers, Tom Stamatakis. Le
simple fait que le projet soit désormais à l’agenda politique créerait
une situation intenable, selon lui.
« De nombreux citoyens sont convaincus que la marijuana est désormais légale, qu’on peut la consommer, mais aussi en produire et
en vendre », alors que le code criminel continue de s’appliquer.
L’association rapporte une frénésie sur le marché du cannabis
et l’ouverture de comptoirs de
vente illégaux à travers le pays.
Les vendeurs officiels de cannabis
à usage médical, autorisé en 2014,
réclament la fermeture des « dispensaires » illégaux et une réglementation rapide de l’usage récréatif de cannabis, dont ils pourraient être producteurs.
Le député libéral Bill Blair, exchef de police de Toronto et
« M. Cannabis » auprès de la ministre de la justice, Jody WilsonRaybould, a répliqué : « Nous allons prendre le temps nécessaire
pour bien faire les choses : légaliser
le cannabis, mais aussi encadrer
strictement sa consommation et
la restreindre pour les jeunes. » En
attendant, « la législation actuelle
doit être appliquée ». M. Blair s’apprête à créer un groupe de travail
avec des représentants des trois
© Anne-Françoise Brillot - Why Not Productions
montréal - correspondance
Noémie Lvovsky
Karin Viard
L’Académie des César vous propose de voir ou de revoir en salle les ilms pour lesquels elles ont été nommées dans une programmation
Programme sur www.academie-cinema.org
spéciale César dans les cinémas parisiens Le Balzac et Les 3 Luxembourg.
4 | international
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
A Izmir, les réfugiés meurent, les passeurs prospèrent
Les autorités turques ont du mal à démanteler des réseaux qui créent une véritable économie de l’ombre
REPORTAGE
« Tous ont leur
part dans le trafic,
commerçants,
pêcheurs, forces
de l’ordre »
izmir, dikili (turquie) envoyée spéciale
L’
unité de gardes-côtes
de Dikili, un petit port
de pêche dans la province d’Izmir, a beau
multiplier les patrouilles, les naufrages se succèdent à un rythme
effrayant en mer Egée. Lundi 8 février, 38 réfugiés qui tentaient la
traversée vers les îles grecques
dans la baie d’Edremit et au large
de Dikili se sont noyés. La moitié
des victimes sont des enfants.
Plus de deux mois après la signature du « plan d’action » entre
l’Union européenne et la Turquie,
rien ne décourage les candidats au
départ vers l’Europe. Chaque jour,
la mer Egée charrie les dépouilles
de nouveaux petits Aylan Kurdi, ce
garçonnet retrouvé mort noyé sur
une plage turque le 2 septembre 2015 et dont la photographie
avait ému le monde entier.
27 janvier : 6 corps, dont celui
d’un enfant, ont été repêchés au
large de l’île grecque de Kos. 28 janvier : 25 corps, dont ceux de 10 enfants, ont été retrouvés par les gardes-côtes turcs non loin de celle de
Samos. 30 janvier : 39 corps, pour
moitié des enfants, ont échoué sur
le littoral turc, non loin de Lesbos.
YÜCEL
ouvrier agricole
Des gardes-côtes turcs de la ville de Dikili devant des corps de migrants repêchés dans la mer Egée, lundi 8 février. AP
« Activité lucrative »
Toutes les dépouilles mortelles retrouvées sur la côte égéenne de la
Turquie sont regroupées à l’institut médico-légal d’Izmir, où un
numéro leur est attribué, ainsi
qu’une fiche avec mention de
l’ADN. Passé quinze jours, les corps
non réclamés sont envoyés au
cimetière de Dogançay, sur les
hauteurs d’Izmir. « Quarante-quatre nouvelles tombes en quatre
mois. Il y a beaucoup d’enfants », se
désole l’imam Ahmet Altan, qui
gère l’endroit. Il montre les petites
tombes numérotées : « Nous
n’avons pas leurs noms, juste leurs
empreintes génétiques. » Récemment, grâce au témoignage d’un
rescapé, il a pu mettre des noms
sur les tombes des cinq membres
de la famille Humra, morts en mer
le 24 décembre 2015, dont deux
garçonnets, de 2 ans et 9 mois.
A Bruxelles, les autorités turques
s’étaient engagées à faire de leur
mieux pour décourager les départs. Depuis, les forces de l’ordre
ont été mises en alerte, les réfugiés sont limités dans leurs déplacements. A Izmir, troisième ville
de Turquie sur la côte égéenne, les
chauffeurs de taxi ont reçu la consigne de ne plus les transporter
au-delà des limites de la cité.
Pour venir à bout de ce problème, les autorités turques vont
devoir affronter un défi majeur :
mettre un terme à l’activité des
passeurs dont l’incroyable vitalité
ne se dément pas. « Environ
400 000 réfugiés vivent dans la région d’Izmir. Le business des clandestins est devenu une activité lucrative », affirme Cem Terzi, chirurgien à Izmir. Militant d’une as-
HON GKON G
La police tire en l’air
lors d’une émeute
Les policiers de Hongkong
ont tiré des coups de semonce aux premières heures,
mardi 9 février, pendant une
émeute survenue lors d’une
tentative des autorités de
disperser des vendeurs à la
sauvette le jour du Nouvel An
chinois. Ces incidents surve-
nus à Mongkok, quartier
très densément peuplé situé
dans la partie continentale de
Hongkong, sont les plus graves depuis les manifestations
prodémocratie de l’automne
2014. Les manifestants, parmi
lesquels des membres de la
mouvance dite « localiste »,
qui milite contre l’influence
de Pékin, ont pris la défense
des vendeurs. – (AFP.)
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avec
sociation locale d’aide aux
migrants, le médecin décrit des
transactions financières bien rodées : « Les réfugiés transportent
rarement sur eux de grosses sommes d’argent. En cas de traversée
réussie, les sommes dues aux passeurs sont virées depuis des pays
tiers sur des comptes ouverts dans
des banques turques par des prêtenoms. Un coup de fil suffit. »
Le parcours du réfugié commence à Izmir, dans le quartier de
Basmane, situé autour de la gare.
Avec ses hôtels miteux, ses sexshops criards, ses salons de thé
enfumés, l’endroit est le point de
ralliement des déracinés. Les passeurs sont là, qui guettent les plus
nantis. Les nouveaux arrivants
ont tôt fait d’être repérés. Toute
une économie de l’ombre s’est
installée. Le trafic des êtres humains nourrit les commerçants,
les artisans, les hôteliers, les passeurs et leurs réseaux d’informateurs sans que la police parvienne
réellement à l’endiguer.
A Izmir, des ateliers clandestins
s’étaient mis à fabriquer à la pelle
des gilets de sauvetage bon marché. En vente dans tous les bazars,
ils n’offraient aucune protection.
Après la noyade de 36 réfugiés
revêtus de ces gilets factices, la
police turque a arrêté cinq trafiquants (trois citoyens turcs, deux
porteurs de passeports algériens)
entre Dikili et Ayvalik. Un atelier
de fabrication illégale de gilets a
été démantelé à Izmir.
Depuis, les boutiques de Basmane ne proposent plus de gilets
de sauvetage à la vente, du moins
en apparence. Les canots pneumatiques ne sont plus exposés au
grand jour, mais des ateliers clandestins continuent d’en produire.
Samedi 6 février, la police en a
perquisitionné trois à Izmir.
Des passeurs au grand jour
A la sortie de Bademli, un petit village de pêcheurs niché au creux
des oliveraies, à 117 kilomètres
d’Izmir, des agriculteurs occupés
à la taille des arbres racontent
avoir vu plus d’une fois les passeurs à l’œuvre en plein jour dans
les baies de Tosyali et de Zindancik, situées en contrebas.
« Ils montrent le maniement du
bateau à un ou deux réfugiés. Puis
viennent les minibus avec les passagers, entre 40 et 60 personnes
quand les canots sont prévus pour
10 ou 20. S’ils refusent d’embarquer,
ils sont tapés. Les gardes-côtes patrouillent quand la mer est mauvaise, sinon ils les laissent passer »,
explique Yücel, ouvrier agricole.
Un commerçant de Bademli confirme : « Tout le monde a sa part
dans le trafic, les commerçants, les
pêcheurs, les forces de l’ordre… »
Le 23 janvier, un sous-officier de
la gendarmerie, basé à Izmir, a
été arrêté en même temps que
six autres trafiquants, quatre
Turcs et deux Algériens. Le gendarme aidait les passeurs à contourner les dispositifs de
contrôle : il livrait les plans des
opérations de surveillance et
touchait 3 000 euros pour chaque traversée. Le réseau avait ses
racines à Izmir, à Ankara, à Berlin.
Son démantèlement a été possible par le biais d’une coopération
entre la Turquie et l’Allemagne.
Les gardes-côtes, sur le qui-vive,
doutent de la finalité de leur mission. Un fonctionnaire, soucieux
d’anonymat, explique : « Le gardecôte qui arraisonne l’une de ces
embarcations va devoir ramener
ses passagers à terre, les enregistrer, faire en sorte qu’ils soient
nourris et reçoivent des soins. Puis
il faudra les faire escorter jusqu’à
Izmir où, au final, ils seront relâchés pour mieux recommencer
quelques jours plus tard. Quel est le
sens de tout cela ? »
Le 29 janvier, les gendarmes de
Dikili ont intercepté deux minibus de réfugiés en route vers une
crique. Ils ont été emmenés dans
un gymnase, où certains de leurs
compagnons d’infortune sont enfermés depuis quelques jours.
Quand le groupe sera assez nombreux, il sera transféré à Izmir et
tout recommencera. p
marie jégo
L’UE étudie le renvoi de migrants en Turquie
Le ministre de l’intérieur grec accepte de considérer Ankara « comme un pays tiers sûr »
athènes, bruxelles correspondants
L
a question d’une « réadmission » par la Turquie de candidats réfugiés qui auraient
transité par son territoire pour
passer en Grèce est au programme
des responsables européens. Le
5 février, alors que Bernard Cazeneuve et Thomas de Maizière, les
ministres français et allemand de
l’intérieur, étaient à Athènes pour
évoquer, une fois encore, la crise
migratoire, la surprise est venue
de leur homologue grec, Panagiotis Kouroumblis, qui a déclaré que
son pays avait « accepté de reconnaître la Turquie comme un pays
tiers sûr ». Un terme qui figure
dans le droit européen et permet à
certains pays de ne pas examiner,
ou de considérer comme « irrecevables », les demandes d’asile des
personnes qui seraient passées
par un tel pays.
Le ministre grec semblait donc
ouvrir la porte non seulement au
renvoi vers la Turquie de migrants dits « économiques », mais
aussi de demandeurs d’asile : si ce
pays est jugé « sûr », pourquoi ne
pas y renvoyer les réfugiés potentiels, qui pourraient y introduire
leur demande ? « En fait, il y a eu
une pression très forte, notam-
ment de l’Allemagne, pour que
Kouroumblis fasse cette déclaration, dont il n’a sans doute pas
compris l’ampleur », explique une
source grecque. Et, de fait, Athènes s’est livré à une sorte de rétropédalage : « Nous ne sommes pas
prêts à renvoyer des réfugiés vers la
Turquie, ce serait moralement et
juridiquement contraire à notre
tradition européenne », affirme
aujourd’hui une autre source.
Cette discussion fait, en réalité,
écho à une proposition de l’actuelle présidence néerlandaise de
l’Union européenne (UE). Elle envisagerait de labelliser la Turquie
comme « pays tiers sûr » afin d’y
renvoyer tous ceux qui y auraient
transité, quitte à organiser ensuite, à partir du territoire turc,
leur relocalisation en Europe.
« Une simple idée, comme il en
Pour Amnesty
International,
mettre en place
des camps
de réinstallation
en Turquie serait
une bonne idée
circule beaucoup », souligne une
source diplomatique.
Pour Amnesty International,
mettre en place des camps de
réinstallation en amont – en Turquie – avant une traversée dangereuse serait une bonne idée, mais
qui ne doit toutefois « pas être
conditionnée au renvoi de ceux qui
traverseraient la frontière illégalement », souligne Amnesty, qui
évoque une violation du droit et
une « faillite morale ».
3 milliards promis à Ankara
Dans le cadre des accords entre
l’UE et Ankara, il est bien envisagé
qu’à partir de juin un accord de
réadmission entre en vigueur,
mais il ne concerne que ceux (ressortissants turcs ou d’une autre
nationalité) qui ne peuvent prétendre à l’asile dans l’Union. Les
citoyens turcs devraient bénéficier, en échange, d’une libéralisation de la politique des visas et
pouvoir accéder plus facilement
aux pays membres de l’UE.
La Commission doit réexaminer cette question mercredi 10 février et évaluera, en mars, l’état
exact de la relation avec Ankara.
Dans l’intervalle, Bruxelles devrait accroître son aide matérielle
et humanitaire et, surtout, régler
la question des 3 milliards d’euros
promis à Ankara pour aider au
maintien des réfugiés sur le territoire turc. Les Vingt-Huit ont confirmé leur engagement financier
et l’accord politique sur le principe de cette aide est entériné.
Le débat sur la réadmission relance aussi les polémiques sur
l’établissement d’une liste européenne des « pays d’origine sûrs ».
Dans sa dernière proposition, en
septembre 2015, la Commission
proposait une liste de sept pays,
dont la Turquie, candidate potentielle à l’élargissement, et donc
censée répondre aux critères garantissant l’Etat de droit, les droits
de l’homme, etc.
La liste des « idées » de dirigeants européens ne s’arrête pas
là, confirmant leur désarroi. Il y a
quelques jours, les ministres des
affaires étrangères, en réunion informelle à Amsterdam, ont mentionné une mission militaire
européenne à la frontière entre la
Grèce et la Macédoine. Une initiative étouffée dans l’œuf par la
Grèce et le Luxembourg. Lundi, la
chancelière Angela Merkel, en
visite à Ankara, évoquait, avec le
premier ministre, Ahmet Davutoglu, une surveillance par l’OTAN
des frontières sud de l’Union. p
adéa guillot
et jean-pierre stroobants
international | 5
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
Habré, sa police politique et ses geôles secrètes
Les archives sur la mécanique répressive de l’ancien dictateur tchadien sont au cœur de son procès
N
ous avons quelques
questions à vous poser. »
N’Djamena,
3 mai 1988. Le ton
ferme, des agents de renseignement en civil raflent, à la sortie de
la mosquée, Brahim Kossé Abkara. Agé de 44 ans, ce Zaghawa,
une ethnie du nord-est du Tchad,
est soupçonné de participer à une
« révolution » contre le régime du
président Hissène Habré, dont le
procès pour crimes contre l’humanité, devant les Chambres africaines extraordinaires, a repris
lundi 8 février à Dakar. Le Tchad
est alors en guerre contre la Libye
de Mouammar Kadhafi.
C’est encadré par ces nervis de la
Direction de la documentation et
de la sécurité (DDS) qu’il traverse
la ville à bord d’une Peugeot 404,
qui, dans sa version pick-up, sert
aussi de corbillard pour les victimes de la police politique du régime. Lorsqu’il descend, il est
poussé de force dans la « piscine », le nom donné à un bassin
hérité de la période coloniale, et
transformé en 1987 en un mouroir aux cellules exiguës. La « piscine » est l’un des sept centres de
détention et de torture qui com-
LE CONTEXTE
PROCÈS
Le procès de l’ex-président tchadien Hissène Habré, jugé depuis
le 20 juillet 2015 pour « crimes contre l’humanité, torture et crimes
de guerre », a repris lundi 8 février
à Dakar, devant les Chambres
africaines extraordinaires, pour
une semaine de plaidoiries.
Les avocats des parties civiles, les
premiers à s’exprimer, ont dénoncé un dictateur omnipotent,
qui « veillait sur sa machine
répressive » et exerçait un « droit
de vie et de mort » sur son peuple.
La parole sera au parquet général mercredi, puis à la défense
jeudi et vendredi. Le prononcé
du verdict est attendu fin mai.
M. Habré encourt une peine
de travaux forcés à perpétuité.
En moyenne,
treize prisonniers
sont morts chaque
jour durant le
règne d’Hissène
Habré, de juin 1982
à décembre 1990
posent l’« archipel des prisons »
de la capitale tchadienne.
Dans les archives de la DDS exhumées par Human Rights
Watch, et dont une partie a été
versée au dossier judiciaire, que Le
Monde a pu consulter, on découvre une mécanique répressive restituée dans des rapports « secretconfidentiel » ou dans les « comptes rendus de décès » rédigés par
des petites mains qui prennent
soin de ne jamais évoquer clairement les tortures. Le système est
animé par des proches d’Hissène
Habré. Comme le redoutable
Guihini Koreï, un parent. Le plus
souvent, ce sont des illettrés, capables de tuer sans trembler.
Paranoïa
Chaque jour, des dizaines de « prisonniers de guerre » sont livrés
sur ces sites de la DDS. Chaque
jour, plusieurs meurent. Jusqu’au
cœur du système, la surveillance
est omniprésente. Les agents surveillent la société et n’hésitent
pas à s’espionner. Devant les menaces d’invasion libyenne, la paranoïa entretenue permet les exécutions de nuit, de laisser pourrir
des cadavres au milieu des détenus encore vivants, de soumettre
à la « diète noire » (privation de
nourriture et d’eau) les incarcérés.
Seul un homme a une vision totale de cette machine où le cloisonnement est la règle : Hissène
Habré. Le dictateur jouit du soutien des Etats-Unis. Une manière
pour Washington de corseter cet
ennemi de Kadhafi et de réduire
l’influence française. Des agents
de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) forment
aussi des hommes de la DDS. Mais
les Américains, eux, déploient des
Hissène Habré, lors de son procès devant les Chambres africaines extraordinaires, à Dakar, le 20 juillet 2015. IBRAHIMA NDIAYE/AP
« conseillers » de la CIA. C’est ainsi
que les agents John Blanc, puis
« Monsieur Maurice » disposent
d’un bureau non loin de celui de
Saleh Younous, le premier directeur de la DDS (1983-1987). « John
était particulièrement intéressé
par le problème libyen », se souvient Saleh Younous, interrogé
dans le cadre de la commission
d’enquête nationale de 1992.
Les Américains apportent aussi
un soutien matériel et financier.
Insuffisant cependant selon ses
bénéficiaires. Le 8 juin 1987, dans
un courrier, un responsable de la
DDS se plaint des « moyens dérisoires » qui lui sont octroyés. A
cette date, selon un rapport interne, les cellules de la DDS comptent 124 « détenus politiques » et
464 « prisonniers de guerre ». Selon la commission d’enquête
tchadienne, en moyenne, treize
prisonniers sont morts chaque
jour durant le règne d’Hissène Habré, de juin 1982 à décembre 1990.
Soit près de 40 000 morts en prison, en 3 000 jours.
« Activités clandestines »
Le siège de la DDS est à quelques
pas de la « piscine ». C’est dans ce
bâtiment délabré que les fonctionnaires traitent les renseignements
transmis par les correspondants
éparpillés sur le territoire. Des synthèses précises où les menées libyennes sont désignées par l’expression « activités clandestines »
et les rébellions qualifiées « d’activités subversives ». Sous la plume
Les Nations unies accusent le régime syrien
d’« exterminer » des détenus
Une commission d’enquête dénonce une « politique d’Etat » visant la population civile
L
es témoignages d’anciens
détenus et de familles de détenus morts dans les geôles
du président Bachar Al-Assad depuis mars 2011 donnaient déjà la
mesure de l’ampleur de la répression mise en œuvre par le régime
pour mater le soulèvement syrien.
Les 28 000 clichés de corps décharnés pris dans deux morgues gouvernementales par le photographe de la police militaire exfiltré
de Syrie en 2013 sous le nom de
code « César » ont apporté la
preuve de l’existence d’une véritable industrie de la mort.
Dans un rapport rendu public
lundi 8 février, la commission
d’enquête des Nations unies accuse le régime de M. Assad d’« exterminer » des détenus, une conduite « assimilable à un crime contre l’humanité » et estime que ces
« morts massives » de prisonniers
sont le résultat d’une « politique
d’Etat ayant pour but de s’en prendre à la population civile ». L’ampleur et la systématisation de ces
pratiques sont sans commune
mesure avec les crimes de guerre
perpétrés par les groupes djihadistes Front Al-Nosra et l’organisation
Etat islamique (EI), également cou-
pable de crimes contre l’humanité,
pointe le rapport. Les enquêteurs
onusiens ne minimisent pas pour
autant la gravité des sévices infligés par ces deux organisations à
leurs prisonniers et le recours aux
exécutions de masse de soldats
des forces gouvernementales capturés et soumis à des « procès illicites » par leurs tribunaux religieux.
« Secret quasi complet »
Les quatre membres de la commission d’enquête n’ont jamais eu
le feu vert de Damas pour entrer
en Syrie, malgré leurs demandes
répétées. Ils ont rencontré 621 survivants et témoins, et collecté des
milliers de documents et de photos satellite pour établir le rapport,
intitulé « Loin des yeux : morts en
détention », qui couvre la période
allant du 10 mars 2011 au 30 novembre 2015. Ils estiment le nombre de personnes détenues dans
les prisons gouvernementales et
les centres de détention des services de renseignement à plusieurs
dizaines de milliers. Des hommes,
pour la plupart, mais aussi des
femmes et des enfants. Des milliers d’autres ont « disparu » après
leur arrestation par les forces gou-
vernementales ou leur enlèvement par des groupes armés. Le
tout « dans un secret quasi complet », déplore l’ONU.
D’anciens détenus du régime
ont raconté comment leurs camarades de cellule étaient battus à
mort ou torturés pendant des interrogatoires, et laissés sans soins,
mourants. Un témoin a décrit
comment un vieil homme détenu
dans un centre militaire à Homs
avait été durement battu puis
pendu par les poignets. « Les gardiens lui ont brûlé les yeux avec une
cigarette et ont transpercé son
corps avec un objet tranchant
chauffé », indique le rapport, ajoutant qu’« après être resté pendu
dans la même position durant
trois heures, l’homme était mort ».
D’autres sont morts faute de
soins et en raison de « conditions
de vie inhumaines », notamment
dans des cellules surpeuplées et
dépourvues d’hygiène, de nourriture et d’eau potable, de nombreux prisonniers étant forcés de
boire l’eau des latrines pour soulager leur soif. « Un grand nombre de
prisonniers sont morts de diarrhée », indiquent les experts, ajoutant que « les victimes ont souvent
souffert durant des mois avant que
la mort ne survienne ».
Cette « politique d’Etat » est mise
en œuvre « avec un soutien logistique important impliquant de vastes ressources de l’Etat », indique le
rapport.
« Sanctions ciblées »
Aux yeux des enquêteurs, il est
évident que les autorités gouvernementales « étaient au courant
que les morts se produisaient sur
une échelle massive ». Ils estiment
que des « officiers de haut rang »,
parmi lesquels les chefs des administrations responsables des centres de détention et de la police
militaire, ainsi que leurs supérieurs civils, sont au fait de ces pratiques et sont donc « pénalement
responsables à titre individuel ».
La commission d’enquête préconise l’application de « sanctions ciblées » contre les responsables par
le Conseil de sécurité et que la Syrie soit poursuivie par la Cour pénale internationale. « La recherche
des responsabilités pour ces crimes
et d’autres doivent faire partie de
toute solution politique », concluent les enquêteurs. p
hélène sallon
de Guihini Koreï, ce dispositif de
près de 1 500 agents permanents
en civil et en uniforme est décrit
comme une « toile d’araignée ».
A cela s’ajoutent les « invisibles »,
ces indicateurs dont les identités
sont codées, mais parfois révélées
dans les rapports, par inadvertance. L’histoire de la Stasi, la police politique est-allemande, a démontré combien ces sources
étaient déterminantes.
Les agents locaux envoient également à N’Djamena des camions
chargés de suspects et de « prisonniers de guerre » qui subiront les
tortures systématisées. « Comme
tout autre citoyen, je sais que les
personnes arrêtées et détenues à la
DDS ne sortent jamais, a expliqué
Alhady Togou Djimé, dernier mi-
nistre de l’intérieur du régime.
Tout ce qui concerne la DDS est réservé au président. »
Alors que la guerre se joue au
nord, la police politique d’Habré
traque, avec les moyens du bord, la
« 5e colonne » libyenne dans tout le
pays. Une obsession qu’elle projette au Congo ou encore dans les
pays voisins, comme en Centrafrique, où la DDS relève dans une
note interne datée de juillet 1988
une cellule d’opposants installée à
Bangui et dont le réseau s’étend au
Gabon. Quant aux « ralliés », les rebelles repentis, ils font l’objet
d’une surveillance particulière.
Dans ce Tchad en guerre perpétuelle, on reste suspect à vie. p
ALLEMAGN E
Plusieurs morts
dans la collision de
deux trains en Bavière
Deux trains se sont percutés
frontalement, mardi 9 février
peu avant 7 heures, près de la
petite ville de Bad Aibling, en
Bavière. Selon la police, quatre personnes ont péri dans
la collision et 150 passagers
ont été blessés, dont 15 si
grièvement que la police
craint que le bilan des morts
ne s’alourdisse. L’accident
s’est produit sur une ligne à
voie unique qui relie Holzkirchen à Rosenheim. Les deux
trains, exploités par la ligne
privée Meridian, ont partiellement déraillé après s’être
percutés. La cause de la collision est pour l’instant inconnue. L’accident aurait pu être
plus dramatique encore : à
cause des vacances du carnaval, le train n’était pas plein.
En temps normal, la ligne est
empruntée par des dizaines
d’enfants se rendant à l’école.
« C’est un énorme choc pour
nous », a déclaré Bernd Rosenbusch, le directeur de la
compagnie ferroviaire qui
exploite ces lignes locales.
C EN T RAF R I QU E
L’enquête française
sur des viols présumés
étendue
Le parquet de Paris a étendu,
vendredi 5 février, l’enquête
sur des allégations de viols de
mineurs centrafricains par
jean-pierre bat
et joan tilouine
des soldats français de la mission « Sangaris » à de nouvelles accusations révélées par
les Nations unies. Ces accusations de viols, qui auraient
été commis en 2014, ont été
portées par une sœur et un
frère de 7 et 9 ans contre des
militaires de « Sangaris » au
sein du camp de déplacés de
M’Poko, près de l’aéroport de
Bangui. L’enquête préliminaire ouverte par le parquet
de Paris fin juillet 2014 implique au moins 14 soldats français déployés sous commandement français en
Centrafrique. – (AFP.)
ÉTATS - U N I S
Obama veut débloquer
1,8 milliard de dollars
pour lutter contre Zika
Le président des Etats-Unis,
Barack Obama, s’apprête à
demander le déblocage de
1,8 milliard de dollars
(1,6 milliard d’euros) pour financer en urgence la prévention et la lutte contre le virus
Zika dans le pays. La demande sera soumise au vote
du Congrès américain « sous
peu », a précisé la Maison
Blanche dans un communiqué, lundi 8 février. De son
côté, l’Agence européenne du
médicament a annoncé la
constitution d’un groupe
d’experts sur Zika, destiné à
accélérer la mise en place de
traitements ou de vaccins
contre le virus très actif en
Amérique latine. – (AFP.)
6 | france
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
ENQUÊTE ÉLECTORALE FRANÇAISE 2017
Alain Juppé, favori de la primaire à droite
La primaire à
droite, clé de
la prochaine
présidentielle
Sarkozy, Juppé, Fillon… Selon
le candidat choisi par la droite,
le rapport des force en 2017 sera
très différent, démontre l’enquête
électorale du Cevipof
Intention de vote au premier tour
Pronostic de victoire
Question : si le premier tour de la primaire à droite avait lieu dimanche prochain et si vous aviez le choix
entre les candidats suivants, pour lequel y aurait-il le plus de chances que vous votiez ?
EN % DES PERSONNES CERTAINES D’ALLER VOTER*
Question : selon vous, quel candidat l’emportera
lors de cette primaire à droite ?
EN % DE L’ENSEMBLE DES FRANÇAIS
44
Autres candidats
Bruno Le Maire
François Fillon
32
8
Nicolas
Sarkozy
11
Alain
Juppé
Nicolas
Sarkozy
Bruno
Le Maire
Alain Juppé
43
63
22
9
François
Fillon
2
1
0,5
0,5
Nathalie
KosciuskoMorizet
Nadine
Morano
Frédéric
Lefebvre
Hervé
Mariton
EN % DES PERSONNES CERTAINES D’ALLER VOTER
SELON LA PRÉFÉRENCE PARTISANE, EN % DES PERSONNES CERTAINES D’ALLER VOTER*
Alain Juppé
I
nédite par son ampleur, l’enquête électorale entreprise
par le Centre de recherches
politiques de Sciences Po (Cevipof), en collaboration avec Le
Monde, et réalisée par Ipsos-Sopra
Steria repose sur l’interrogation
régulière d’un échantillon initial
de plus de 20 000 personnes. Enclenchée à la veille des élections régionales de décembre 2015, elle va
être poursuivie jusqu’en juin 2017.
La deuxième vague de cette
enquête, dont nous publions
aujourd’hui les résultats, est donc
le point de départ de la longue séquence électorale qui sera marquée par la primaire de la droite,
les 20 et 27 novembre, puis par les
élections présidentielle et législatives du printemps 2017. Elle dresse,
en quelque sorte, le paysage et
l’état du terrain avant la bataille.
Le premier constat est que ces
rendez-vous suscitent déjà un intérêt soutenu chez les Français.
Plus d’un an avant l’échéance, lorsqu’on interroge les 21 326 personnes de l’échantillon sur leur niveau
d’intérêt pour le scrutin présidentiel, 5 % se disent pas ou peu intéressées (notes de 0 à 3 sur une
échelle de 0 à 10), 20 % moyennement intéressées (notes de 4 à 6) et
75 % intéressées, dont 40 % beaucoup (notes de 9 à 10).
De même, pour la primaire de la
droite, le potentiel de participation correspond aux ambitions affichées par les responsables des
Républicains. Toujours sur une
échelle de 0 (ceux qui sont certains
de ne pas participer à ce scrutin) à
10 (ceux qui sont certains d’aller
voter), 1 408 personnes se disent
aujourd’hui certaines de participer au premier tour de la primaire,
soit 6,6 % de l’échantillon. Rapporté aux 45,3 millions de Français
inscrits sur les listes électorales,
cela représente un potentiel proche de 3 millions de votants à la
primaire. Même en tenant compte
du fait que les électeurs surestiment systématiquement leur participation à un scrutin, surtout
plusieurs mois à l’avance, l’objectif
de mobiliser au moins 2,5 millions
d’électeurs paraît donc réaliste. En
octobre 2011, 2,7 millions d’électeurs avaient voté au premier tour
de la primaire socialiste ; 2,9 millions au second.
En outre, l’enquête du Cevipof
permet de dessiner le profil politique de ces participants déclarés à
la primaire. Les deux tiers se disent
proches des partis de droite ou du
centre (55 % des Républicains, 7 %
de l’UDI et 5 % du MoDem) ; le tiers
restant se dit proche de la gauche
(10 %, dont 6 % de socialistes), du
Front national (10 %) ou d’aucun
La primaire
à droite
et l’élection
présidentielle
suscitent déjà un
intérêt soutenu
chez les Français
Nicolas Sarkozy
Bruno Le Maire
François Fillon
87
Sympathisants
MoDem
66
Sympathisants
UDI
Sympathisants
LR
Autres candidats
37
10
42
3
12
Autres candidats
Bruno Le Maire
François Fillon
6 3 1
10
2
9
2
10
6
Nicolas
Sarkozy
30
Alain Juppé
53
56
SOURCE : IPSOS - SOPRA STERIA, CEVIPOF ET LE MONDE ; INFOGRAPHIE LE MONDE
Echantillon : 21 326 personnes inscrites sur les listes électorales, constituant un échantillon national représentatif de la population
française âgée de 18 ans et plus ; dont 1 333 personnes certaines d’aller voter à la primaire à droite. Sondage effectué du 22 au 31 janvier 2016.
parti (9 %). Il sera intéressant, dans
les prochains mois, d’observer
l’évolution de ces électeurs « tactiques » qui ne se reconnaissent pas
dans la droite, mais entendent participer à sa primaire.
Le deuxième constat porte sur
les rapports de force globaux entre
les grandes formations politiques,
quinze mois avant la présidentielle. Etablis à partir des réponses
des quelque 15 000 personnes certaines d’aller voter, ils confirment
les enseignements des élections
récentes. Tout d’abord, la candidate du Front national, Marine
Le Pen, est, à ce stade, assurée de se
qualifier pour le second tour : elle
arriverait nettement en tête du
premier tour si Nicolas Sarkozy ou
François Fillon étaient le candidat
des Républicains (LR) et clairement en seconde position si c’était
Alain Juppé. De son côté, l’ensem-
ble de la gauche (extrême gauche,
Front de gauche, écologistes et socialistes) continue à plafonner, au
mieux, à 35 % des intentions de
vote, contre 65 % au moins pour
l’ensemble des droites (FN, LR,
Debout la France).
L’impact de la primaire
Toutefois, le sort du candidat socialiste, François Hollande par hypothèse, n’est pas scellé d’avance.
Certes, il ne dépasse pas 20 % des
intentions de vote au premier
tour. En outre, l’enquête du Cevipof interroge les sondés sur leur
satisfaction à l’égard de l’action
du président de la République :
8 % seulement de l’ensemble se
disent satisfaits (de 7 à 10 sur une
échelle de 0 à 10) et 61 % insatisfaits (de 0 à 3), tandis que 31 % (de 4
à 6) ne sont ni satisfaits ni insatisfaits. Mais la même question po-
sée aux électeurs de M. Hollande
de 2012 est instructive : 22 % sont
satisfaits, 25 % insatisfaits et 52 %
ni l’un ni l’autre. S’il parvient à retrouver leur confiance, le chef de
l’Etat dispose donc, chez ces hésitants, d’un réservoir de soutiens
non négligeable.
En outre, et c’est le troisième
enseignement majeur de cette
enquête, l’impact de la primaire à
droite va être déterminant.
Parmi les huit candidats actuellement déclarés ou putatifs, la hiérarchie aujourd’hui est claire.
Alain Juppé et Nicolas Sarkozy
font figure de favoris, avec un net
avantage pour le premier : 44 %
des sondés certains de participer
ont l’intention de voter pour le
maire de Bordeaux et 32 % pour
l’ancien président de la République ; dans les deux cas, 65 % assurent que leur choix est définitif.
L’ensemble
de la gauche
plafonne à 35 %
des intentions de
vote, contre 65 %
pour l’ensemble
des droites
Deux autres candidats sont en
position d’outsiders : Bruno Le
Maire (11 % des certains d’aller
voter) et François Fillon (9 %) ;
dans les deux cas, leurs soutiens
sont plus fragiles, puisque la
moitié d’entre eux disent qu’ils
peuvent encore changer leur
choix. Enfin quatre candidats
sont, pour l’heure, réduits au rôle
de figurants : Nathalie Koscius-
Face à Nicolas Sarkozy, Alain Juppé creuse nettement l’écart
Près de 7 % des Français se disent aujourd’hui certains de participer à la primaire de la droite, soit près de 3 millions d’électeurs potentiels
ANALYSE
A
quinze mois de la prochaine élection présidentielle, seul Alain Juppé dépasse la barre des 30 % d’intentions de vote, ce qui lui permet de
prendre la première place qu’occupe pour l’instant Marine Le Pen
lorsqu’elle est opposée à d’autres
représentants de la droite (François Fillon ou Nicolas Sarkozy).
Ce rapport de force très favorable au maire de Bordeaux évoluera bien sûr dans les mois qui
viennent, mais il donne une idée
d’un « phénomène Juppé » puisque, contrairement à ses challengers issus des rangs des Républicains, il surclasse nettement
(+ 6 points) la candidate du Front
national et, surtout, il parvient
– pour l’instant – à capter à son
profit un capital de soutiens beaucoup plus important que celui de
ses rivaux (+ 10 points par rapport
à Nicolas Sarkozy ; + 12 points par
rapport à François Fillon).
La force d’Alain Juppé est d’ajouter
à l’électorat « naturel » de son camp
(aux alentours de 20 %) un électorat
qui vient sur sa personnalité et sur
les idées qu’elle porte. Dans la perspective, même lointaine, d’une présidentielle, cet « électorat personnel » peut être décisif.
Car cette élection n’est pas seulement celle de représentants de
partis, elle est aussi l’élection d’un
homme sur lequel un peuple projette des attentes et des espoirs.
Au regard des intentions de vote
mesurées fin janvier, seul Alain
Juppé semble vraiment avoir la
capacité de s’émanciper d’un électorat partisan et d’aller glaner des
soutiens, des marges du PS à celles du FN.
Certes, pour pouvoir épanouir
cette structure centrale de soutiens, Alain Juppé a besoin de
franchir la première étape de
cette « élection présidentielle à
trois tours » que l’institutionnalisation des primaires installe peu à
peu dans le système politique
français. L’enquête électorale
française du Cevipof permet de
juger à la fois de la mobilisation
que suscite la primaire à droite, à
dix mois de l’échéance, et du rapport de force entre les divers candidats déclarés ou non. Près de 7 %
des électeurs interrogés déclarent
leur certitude d’aller voter, soit
environ 3 millions d’électeurs.
Trois caractéristiques
Ceux qui déclarent leur certitude
de se déplacer aux urnes en novembre sont beaucoup plus âgés,
retirés de la vie active et très nettement plus politisés que la
moyenne de l’électorat. 43 % de
ceux qui ont l’intention de participer à la primaire ont 65 ans ou
plus (23 % dans l’ensemble de
l’électorat), 50 % sont des retraités
(33 % dans l’ensemble de l’électorat) et 79 % se disent intéressés
par la politique (50 % dans l’ensemble de l’électorat).
Ces trois caractéristiques sont
celles du cœur de l’électorat de la
droite traditionnelle et du centre.
Cette structure de la mobilisation
électorale telle qu’on l’anticipe
pour la primaire de droite n’est
pas défavorable à un Alain Juppé
qui est le plus âgé des candidats et
qui dispose d’un pedigree politique très complet.
Le profil de cette mobilisation
électorale anticipée permet de
comprendre la forte position que
le maire de Bordeaux occupe en
termes d’intentions de vote au
premier tour de la primaire : 44 %
de ceux qui sont certains d’aller
voter choisissent aujourd’hui
Alain Juppé, 32 % se tournent vers
Nicolas Sarkozy.
Cette forte avance par rapport au
président des Républicains (LR)
s’explique par le fait qu’Alain Juppé
fait presque jeu égal avec lui parmi
les sympathisants LR (37 % contre
42 % en faveur de Nicolas Sarkozy)
et le domine outrageusement
parmi les sympathisants centristes (66 % contre 10 % chez les sympathisants UDI, et 87 % contre 3 %
chez ceux du MoDem), tout en gardant un impact significatif chez les
sympathisants frontistes susceptibles de se mobiliser (28 % contre
41 % pour Nicolas Sarkozy).
Et si ce qui avait pu faire la force
de Nicolas Sarkozy pour s’emparer de la présidence des Républicains (à savoir un discours très
droitier) faisait aujourd’hui sa faiblesse ? Il ne s’agit plus
aujourd’hui de convaincre les
150 000 militants et adhérents
qui s’étaient déplacés lors de
l’élection, en novembre 2014, à la
présidence de l’UMP, mais de
s’adresser à plusieurs millions
d’électeurs venant de tous les horizons de la droite et du centre.
Cette position centrale d’Alain
Juppé est également sensible
dans les seconds choix des soutiens de chacun des candidats de
la primaire et dans leurs pronostics de victoire. Là aussi, le maire
de Bordeaux est toujours mieux
placé que le président des Républicains : 24 % des soutiens de
Bruno Le Maire qui pourraient
changer d’avis le feraient au profit
d’Alain Juppé contre seulement
9 % en faveur de Nicolas Sarkozy,
18 % de ceux de François Fillon feraient de même contre 15 % qui
choisiraient l’ancien chef de l’Etat.
Ces chiffres montrent toute la
difficulté du combat qu’aura à
mener Nicolas Sarkozy pour rallier des soutiens dans la campagne interne des primaires. Enfin,
ce sont 56 % des électeurs potentiels de cette primaire qui pronostiquent la victoire d’Alain Juppé
contre seulement 30 % qui prévoient celle de Nicolas Sarkozy.
Tous ces éléments, et particulièrement la croyance en la victoire,
mettent Alain Juppé au cœur du
dispositif des primaires. Il ne reste
à la campagne qu’à infléchir ou
corriger ces tendances lourdes
inscrites dans le peuple de droite
et du centre à moins d’un an de la
primaire. p
pascal perrineau
(professeur à sciences po)
france | 7
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
Les plateaux télévisés,
l’autre front de la guerre des droites
Choix définitif au premier tour...
A dix mois du scrutin, les chaînes se livrent à une vive concurrence pour accueillir les débats
Part des électeurs sûrs de leur choix au premier tour
de la primaire à droite, selon le candidat choisi
S
EN % DES PERSONNES CERTAINES D’ALLER VOTER*
65
65
Alain Juppé
Nicolas Sarkozy
51
Bruno Le Maire
François Fillon
50
Lecture : parmi ceux qui ont l’intention de voter pour Alain Juppé
lors de la primaire à droite, 65 % indiquent que leur choix est
définitif.
... ou second choix
Second choix des électeurs** au premier tour de la primaire
à droite, selon le candidat choisi en premier
EN % DES PERSONNES CERTAINES D’ALLER VOTER*
1er choix
2nd choix
Alain Juppé
Nicolas Sarkozy
11 %
Nicolas Sarkozy
Alain Juppé
16 %
François Fillon
Alain Juppé
18 %
Bruno Le Maire
Alain Juppé
24 %
*Hors les 9 % des personnes interrrogées qui n’ont pas exprimé d’intention de vote
**Si finalement ils ne devaient pas voter pour leur premier choix au premier tour
ko-Morizet, Nadine Morano, Frédéric Lefebvre et Hervé Mariton.
Cette hiérarchie est encore plus
nette quand on demande aux sondés leur pronostic sur le résultat de
la primaire. Pour l’ensemble des
Français, cela ne fait aucun doute :
63 % d’entre eux estiment qu’Alain
Juppé l’emportera, contre 22 %
Nicolas Sarkozy, 8 % François
Fillon et 4 % Bruno Le Maire.
L’écart est atténué, mais encore
spectaculaire, parmi ceux qui sont
certains d’aller voter à la primaire :
56 % d’entre eux pronostiquent la
victoire d’Alain Juppé, 30 % celle de
Nicolas Sarkozy.
Or le choix du candidat des Républicains est de nature à modifier
sensiblement les intentions de
vote au premier tour de la présidentielle. Pour l’heure, l’enquête
du Cevipof a exploré trois scénarios – Juppé, Sarkozy et Fillon – et
retenu l’hypothèse que François
Bayrou, pour le centre, et Nicolas
Dupont-Aignan, pour la droite
souverainiste, seraient candidats.
Là encore, Alain Juppé est en position de force : avec 31 % des intentions de vote au premier tour, il devance nettement Marine Le Pen
(25 %) et François Hollande (18 %).
Ce n’est le cas ni pour M. Sarkozy ni
pour M. Fillon : le premier ne recueillerait que 21 % des suffrages,
distancé par Mme Le Pen (26 %) et
talonné par M. Hollande (20 %) ; le
second, avec 19 %, serait écarté du
second tour par Mme Le Pen (29 %)
et M. Hollande (20 %). A dix mois
de la primaire et quinze mois de la
présidentielle, Alain Juppé apparaît donc nettement en position de
force. Tout l’enjeu, pour lui, va être
de préserver, voire consolider, cet
avantage. p
gérard courtois
MÉTHODOLOGIE
Une enquête sans précédent
depuis une dizaine d’années,
les progrès des enquêtes sur Internet ont permis de faire un
bond en avant dans l’étude des
attitudes politiques et la compréhension des comportements
électoraux, à partir d’effectifs
plus importants que les enquêtes en face à face ou par téléphone. C’est pourquoi les chercheurs du Cevipof, en partenariat avec Ipsos et Le Monde, ont
choisi d’innover : de novembre 2015 à juin 2017, nous interrogerons seize fois un panel de
25 000 Français, de 1 000 jeunes
âgés de 16 ans à 18 ans et de
2 500 personnes non inscrites
sur liste électorale.
Cette enquête, comme celles
conduites par nos collègues
américains, canadiens ou britanniques, répondra à quatre objectifs dans la perspective de la
présidentielle de 2017. Le premier concerne la dynamique des
comportements
électoraux :
quels sont les facteurs individuels et contextuels susceptibles d’ancrer un choix électoral ?
Le deuxième objectif met l’accent sur la causalité des phénomènes politiques : les variables
lourdes de la sociologie électorale (socio-démographie, éducation, religion, patrimoine) expliquent-ils encore le vote ? Les variables de conjoncture politique
ou les ressorts psychologiques
ne sont-ils pas de plus en plus
décisifs ?
Le troisième vise à identifier
les changements observés au
cours des vingt mois d’enquête :
quelle est l’influence, sur le vote
ou sur la participation, des changements matrimoniaux, professionnels, géographiques, politiques ou encore familiaux ?
Enfin, il s’agira de poursuivre
le travail engagé depuis plusieurs années sur les formes de
mobilisation et de démobilisation politique des « primovotants ».
Ce dispositif unique en France
et ouvert à la communauté des
chercheurs a l’ambition de saisir
la complexité et la dynamique
du choix électoral. p
es contempteurs la comparent à une « Star Academy »
de la politique. Ses adorateurs la voient comme une modernisation de la Ve République
plébiscitée par les Français. Si le
principe de la primaire fait encore
débat dans le milieu politique, les
chaînes de télévision l’attendent
avec gourmandise pour épicer
leurs programmes de rentrée.
A moins de 300 jours du premier
tour, le 20 novembre, les chaînes
avancent leurs pions pour accueillir les débats. « J’ai vu beaucoup de responsables des médias,
confie Thierry Solère, président du
comité d’organisation de la primaire de la droite et du centre.
L’idée est de travailler avec eux pour
définir une méthode, un calendrier,
des formules novatrices pour intéresser le plus grand monde, tout en
nous assurant que tous les candidats soient d’accord. »
Dans l’idéal, le comité d’organisation de la primaire aimerait
caler le dispositif avant fin juin.
M. Solère doit réunir l’ensemble
des communicants des candidats
en avril, puis rencontrer une nouvelle fois les représentants des
médias pour écouter leurs propositions. Nicolas Sarkozy a repoussé
au maximum cette réunion car il
n’a pas encore calé sa stratégie.
Mais les chaînes pressent les organisateurs de se décider. En coulisses, TF1 et France 2 se livrent à une
vive concurrence pour obtenir les
deux débats les plus importants :
le premier, qui peut être organisé
dès l’annonce officielle des candidatures, le 21 septembre, et celui
de l’entre-deux-tours, entre les
deux finalistes.
Cinq ans après la primaire à gauche qui avait contribué à placer
France 2 au centre de la campagne
présidentielle de 2012, la chaîne
publique espère rééditer ce succès. Après plusieurs contacts et
déjeuners, dès juin 2014, M. Solère
doit rencontrer prochainement le
nouveau directeur de l’information de France Télévisions, Michel
Field. Selon nos informations, la
chaîne a proposé la même formule qu’en 2011 : un débat du premier tour et celui de l’entre-deuxtours. « Nous avons acquis une légitimité », plaide un proche du
dossier à France Télévisions.
LCI, BFM et i-Télé
Sauf que TF1 affiche cette fois les
mêmes ambitions. En 2011, elle
était passée à côté de la primaire à
gauche. Pas question de répéter la
même erreur. « Notre souhait est
de nous positionner sur un débat
d’avant-premier-tour et sur le débat de l’entre-deux-tours, revendique Catherine Nayl, directrice générale adjointe à l’information du
groupe. C’est cette formule qui
nous semble le mieux assurer la
bonne information de notre public. » LCI, dont le passage en gratuit est attendu d’ici au 5 avril, participerait au dispositif. L’arrivée
de TF1 est vue avec bienveillance
TF1 et France 2
veulent diffuser
deux débats,
avant le premier
tour et à l’entredeux-tours.
Mais les chaînes
d’info en continu
sont sur les rangs
par les dirigeants de droite, qui savent qu’une bonne partie de leur
électorat s’informe sur la première chaîne.
Les organisateurs et les candidats devront donc trancher… et
faire des déçus. D’autant que les
deux grandes chaînes ne sont pas
seules sur les rangs. BFM-TV, leader
des chaînes d’info en continu, est
candidate à l’organisation du premier ou du dernier débat du premier tour. La chaîne a gardé un
bon souvenir de sa couverture du
« débat décisif » de la primaire socialiste, dernière émission rassemblant tous les candidats.
Sa rivale i-Télé se montre également offensive avec le lancement,
le 26 janvier, du « Journal de la primaire », chaque mardi soir. Déjà
partenaire – avec Le Monde – d’Europe 1 pour l’émission « Le Grand
Rendez-vous », i-Télé pourrait envisager un couplage avec cette ra-
dio pour la diffusion d’un débat.
Comme en 2011, les chaînes parlementaires (LCP - Assemblée nationale et Public Sénat) pourraient
aussi être de la partie. « Nous avons
reçu l’assurance que nous ne serions pas oubliés », a récemment
déclaré à la presse Emmanuel Kessler, le président de Public Sénat.
M. Solère n’a pour l’instant
fermé la porte à personne. L’organisateur de la primaire aimerait
qu’il y ait plus de débats que pour
la primaire socialiste. En 2011, les
candidats de la gauche s’étaient retrouvés trois fois avant le premier
tour, puis Martine Aubry et François Hollande s’étaient affrontés
une fois dans l’entre-deux-tours.
Pour la droite, il pourrait donc y
avoir quatre ou cinq débats avant
le premier tour. Une façon de contenter les médias et d’intéresser le
maximum d’électeurs. Reste à obtenir l’accord des favoris des sondages, qui n’ont pas forcément envie de multiplier les joutes avec
leurs adversaires. « Les discussions
portent surtout sur le nombre de
débats : en faut-il trois ou quatre
avant le premier tour ? Les gros candidats comme Sarkozy ou Juppé en
veulent moins, les petits davantage,
dans l’espoir de profiter de l’exposition médiatique et de faire comme
Montebourg », sourit un responsable de chaîne, en référence au bon
score de l’ancien candidat à la primaire du PS. p
alexis delcambre, matthieu
goar et alexandre piquard
La qualification de Hollande au second tour très incertaine
par sa durée (vingt mois), l’enquête électorale du Cevipof et
Ipsos-Sopra Steria pour Le
Monde a pour objectif de saisir
la dynamique en cours jusqu’aux échéances présidentielle
et législatives de 2017. Comprendre les ressorts de la décision
électorale implique de définir
un point de départ tôt pour observer les moments-clés d’une
campagne qui, par l’introduc-
tion de primaires à droite, en
modifie le tempo.
C’est pourquoi, nous avons décidé de tester dès maintenant le
rapport de forces politiques de
personnalités pressenties candidates en 2017. Attendre l’annonce des candidatures par le
Conseil constitutionnel en
mars 2017 aurait l’avantage d’interroger les Français sur offre
réelle, mais l’inconvénient de
sévèrement restreindre la période de suivi de la dynamique
de la campagne présidentielle,
dont on sait qu’elle prend forme
des mois avant l’échéance.
Une question méthodologique s’impose : quel sens donner
à la mesure d’intentions de vote
au premier tour d’une présidentielle dont l’offre électorale est
inconnue aujourd’hui, à l’exception de Marine Le Pen pour le FN
Intention de vote au premier tour de la présidentielle
Question : si le premier tour de l’élection présidentielle avait lieu dimanche prochain, quel est le candidat
pour lequel il y aurait plus de chances que vous votiez ? Si vous avez le choix entre les candidats suivants...
HYPOTHÈSE 1
Nicolas
Sarkozy
HYPOTHÈSE 2
Alain
Juppé
HYPOTHÈSE 3
François
Fillon
NATHALIE ARTHAUD
1,5 %
1,5 %
1,5 %
PHILIPPE POUTOU
1,5 %
1,5 %
1,5 %
JEAN-LUC MÉLENCHON
9%
8,5 %
9%
CÉCILE DUFLOT
3%
2,5 %
3%
FRANÇOIS HOLLANDE
20 %
18 %
20 %
FRANÇOIS BAYROU
13 %
8%
12 %
SELON LE CANDIDAT LES RÉPUBLICAINS,
EN % DES PERSONNES CERTAINES
D’ALLER VOTER
LE CANDIDAT LR
NICOLAS DUPONT-AIGNAN
MARINE LE PEN
Personnes certaines d’aller voter
n’ayant pas exprimé d’intention
de vote
N. SARKOZY
21 %
A. JUPPÉ
31 %
F. FILLON
19 %
5%
4%
5%
26 %
25 %
29 %
13 %
11 %
14 %
SOURCE : IPSOS - SOPRA STERIA, CEVIPOF ET LE MONDE - INFOGRAPHIE LE MONDE
Echantillon : 21 326 personnes inscrites sur les listes électorales, constituant un échantillon national représentatif de la population française
âgée de 18 ans et plus ; dont 14 954 personnes certaines d’aller voter à la présidentielle de 2017. Sondage effectué du 22 au 31 janvier 2016.
et Nicolas Dupont-Aignan pour
Debout la France ? Il ne s’agit ni
d’une prévision électorale ni
d’une prophétie politique, mais
plutôt un rapport de forces entre candidats potentiels.
Un rapport de forces qui traduit la prédisposition des électeurs à reconnaître parmi ces
candidats celui ou celle qui se
rapproche le plus de leurs préférences. C’est la compréhension
de l’évolution de telles attitudes
politiques sur un temps long
qui rend la démarche originale.
L’occurrence d’événements politiques, sociaux et économiques, internes ou externes à la
France peut affecter au cours
des quinze prochains mois la
dynamique électorale et de modifier le choix des électeurs.
Tripartition
Au-delà de la nécessaire prudence dans l’interprétation d’intentions de vote établies en janvier 2016, il est tout aussi important de se concentrer sur l’ordre
d’arrivée que sur le niveau des
suffrages exprimés. Parmi les
seuls répondants déclarant être
certains d’aller voter (environ
13 000 personnes), leur choix se
porte nettement en faveur d’un
trio composé de François Hollande, le candidat des Républicains et Marine Le Pen. Ces résultats confirment la tripartition de la vie politique française
adossée à l’existence d’un Front
de gauche faisant jeu égal avec
une candidature centriste.
La relative stabilité du score du
président de la République, quel
que soit son adversaire de
droite, lui semblerait suffisante
pour disputer sa présence au second tour face à Marine Le Pen
si Alain Juppé ne sort pas vainqueur de la primaire à droite.
Dans l’hypothèse d’une victoire
de ce dernier, le candidat socialiste serait distancé de 13 points
par lui et 7 points par la candidate du FN. p
martial foucault
(directeur du cevipof)
8 | france
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
L’état d’urgence
entre dans la
Constitution par
la petite porte
Moins d’un quart des députés
ont pris part au vote de l’article 1er
du projet de loi constitutionnelle
A
près deux mois de débats dans l’espace public, et alors que les députés ont enfin commencé l’examen en détail du projet de loi constitutionnelle, il
semblerait que le sujet n’intéresse
déjà plus grand monde à l’Assemblée. C’est dans un Hémicycle au
quart rempli que l’inscription de
l’état d’urgence dans la Constitution a été approuvée, lundi 8 février au soir : 103 voix pour,
26 contre, 7 abstentions. Si l’adoption de ce premier des deux articles de la révision constitutionnelle ne faisait guère de doute, il
reste que 441 députés n’ont pas estimé nécessaire de venir en débattre, ou au moins de prendre part
au vote au sein de cette assemblée
constituante.
Parmi les absentéistes au moment du vote, des figures de l’aile
gauche du PS, comme Christian
Paul (Nièvre), Pascal Cherki (Paris)
ou François Lamy (Essonne), proche de Martine Aubry, ou des piliers du groupe, comme Bernard
Roman (Nord). Mais, surtout, une
immense partie du groupe Les
Républicains, puisque dix seulement (sur 196 élus LR) ont participé au vote, dont neuf pour dire
non ou s’abstenir. Seuls deux centristes se sont également prononcés, pour le non (dont le président
du groupe, Philippe Vigier), ainsi
que les trois députés du Front de
gauche présents, la majorité des
écologistes et huit socialistes.
En sept heures d’un débat de
bonne tenue et parfois juridiquement très pointu, les députés n’ont
que légèrement modifié le texte
du gouvernement. Un seul « coup
de canif aux principes posés par
l’opposition », comme l’a dénoncé
Eric Ciotti (Alpes-Maritimes), est
venu troubler le relatif consensus
sur l’état d’urgence. Un amendement du député PS Sébastien
Denaja (Hérault) visant à empêcher la dissolution de l’Assemblée
nationale pendant l’état d’urgence
et qui dénaturerait l’« équilibre »
des institutions selon la droite.
Relative maîtrise
Adopté à main levée contre l’avis
du gouvernement, cet amendement a incité Manuel Valls à intervenir plus tard pour « attirer l’attention des parlementaires » sur le
fait qu’il fallait « rester au cadre tel
qu’il a été défini ». Déplorant
qu’« on ouvre trop de problématiques », le premier ministre a estimé qu’« il faudra sans doute revenir » sur l’amendement de M. Denaja, pour assurer une certaine
unité avec la droite et le Sénat.
Cette déconvenue mise à part, le
gouvernement a pu garder une relative maîtrise sur le texte, grâce au
dévouement des ministres de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, et de la
justice, Jean-Jacques Urvoas, prêts à
Lors du débat sur la révision constitutionnelle, à l’Assemblée, lundi 8 février. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE/FRENCH-POLITICS POUR « LE MONDE »
défendre le texte sans faillir, aux
côtés de Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’Etat aux relations avec le
Parlement. Assis sur le même rang,
le président de la commission des
lois qui a succédé à M. Urvoas, Dominique Raimbourg (Loire-Atlantique), n’a, quant à lui, pas essayé de
masquer ses convictions personnelles sur ce texte, se disant parfois
favorable « à titre personnel », mais
opposé au nom de la commission à
certains amendements écologistes
finalement rejetés.
Parmi les aménagements, le
principe d’un contrôle parlementaire de l’état d’urgence a été acté,
mais en renvoyant les détails de
mise en œuvre aux règlements
des deux assemblées. Une durée
maximale de prorogation de l’état
d’urgence a également été fixée à
des périodes de quatre mois renouvelables, à l’issue d’un compromis entre le gouvernement et
l’UDI. Sur ce premier article, le
Parmi
les absentéistes
au moment du
vote, des figures
de l’aile gauche
du PS et une
immense partie
du groupe LR
président du parti centriste, JeanChristophe Lagarde (Seine-SaintDenis) a d’ailleurs été parfois le
meilleur avocat de l’exécutif, bien
plus enthousiaste que beaucoup
de députés socialistes.
Mais c’est surtout à l’ouverture
des débats sur l’article 2 et la déchéance de nationalité, tard dans
la soirée, que le malaise s’est vraiment fait sentir. De tous les bords,
une cinquantaine de députés ont
Patronat et syndicats doivent faire valider une « position commune » par leurs instances
C
semblant, dès son entrée dans le
monde du travail, « les droits sociaux personnels utiles pour sécuriser son parcours professionnel ».
De quels droits s’agit-il ? Comment sont-ils financés ? De multiples questions restant en suspens,
le gouvernement avait demandé,
en octobre 2015, aux partenaires
sociaux d’en débattre, leurs réflexions ayant vocation à être prises en compte dans le projet de loi
que la ministre de l’emploi,
Myriam El Khomri, doit présenter
en conseil des ministres, le
9 mars, en principe.
La « position commune » arrêtée
lundi soir fixe les grands principes du CPA. Celui-ci a vocation à
être « accessible à toute personne
quel que soit son statut » c’est-àdire les salariés, les travailleurs indépendants, les fonctionnaires,
etc. Mobilisable tout au long de la
carrière, il poursuit plusieurs objectifs : renforcer « l’autonomie et
la liberté d’action » de ses titulaires, lever « les freins à la mobilité »
liés, par exemple, à des problèmes
de logement ou de garde d’enfant.
Début 2017, il intégrera deux dispositifs mis en place durant le
mandat de M. Hollande : le
compte personnel de prévention
de la pénibilité (C3P) et le compte
personnel de formation (CPF). Un
« portail numérique » sera créé
afin de fournir une « information
gratuite » aux actifs sur les droits
dont ils sont crédités (heures de
formation, points accumulés au
titre de la pénibilité, estimation
du montant et de la durée des allocations-chômage…).
Les partenaires sociaux sont
convenus de se revoir d’ici à fin
juin pour réfléchir à d’autres sujets, en particulier celui des « différents types de congés existants ».
Le but, en filigrane, est de tendre
vers une généralisation du
compte épargne-temps : les actifs
pourraient y verser des jours de
RTT ou de congés « classiques » de
manière à les consommer en
fonction de leurs besoins ou de
leurs aspirations (formation, bénévolat…). Une mesure à laquelle
la CFDT est très attachée.
« Premier pas »
Pour Joseph Thouvenel, vice-président de la CFTC, cette « position
commune » constitue « un texte
nécessaire » mais il « manque
cruellement d’ambition ». C’est un
projet d’accord « a minima », qui
permet, cependant, d’envoyer un
« message politique au gouvernement et aux parlementaires », a
renchéri Stéphane Lardy, secrétaire confédéral de FO. « Il s’agit
d’un premier pas, je pense que ça
ne sert pas à rien », a complété
Franck Mikula, secrétaire national de la CFE-CGC.
Un « épouvantail inefficace »
Les souvenirs de la guerre ont été
rappelés, et Charles de Courson
(UDI, Marne), bien que favorable à
la mesure, en a été ému jusqu’aux
larmes à l’évocation de la mémoire
de son grand-père, qui avait voté
contre les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en 1940, et de son
père résistant. « Quand nous avons
nous-mêmes enfanté les monstres,
comment fuir nos responsabilités ? », a, de son côté, demandé la
socialiste
Hélène
Geoffroy
(Rhône). Dans son sillage, une
vingtaine de députés socialistes se
sont exprimés pour dire aussi tout
le mal qu’ils pensaient de cette mesure, un « épouvantail inefficace »,
pour Kheira Bouziane-Laroussi
(Côte-d’Or), du « bricolage constitu-
tionnel dérisoire », pour Christian
Paul, un « déni de responsabilité »,
selon l’ancien ministre socialiste
Benoît Hamon (Yvelines), qui avait
déjà voté contre l’article 1.
Tous, ou presque, ont par ailleurs
plaidé pour une déchéance nationale, qui serait plus à même selon
eux de rassembler à gauche. A
droite, seules quelques voix d’opposants se sont fait vraiment entendre pour le moment. Ce sont
les mêmes qui, depuis le début, réfutent l’idée même de réviser la
Constitution, comme Jean-Frédéric Poisson (Yvelines), Hervé Mariton (Drôme) ou Pierre Lellouche
(Paris). Reste environ 95 % du
groupe qui ne s’est pas encore exprimé, ainsi qu’un bon tiers de socialistes. Le vote de l’article 2, qui
concerne l’extension de la déchéance de nationalité, mardi soir,
pourrait être une bonne occasion
de prendre position. p
hélène bekmezian
L’HISTOIRE DU JOUR
Un « Gaudin Tour » pour vanter
l’état des écoles de Marseille
Vers un accord a minima
sur le compte personnel d’activité
e n’est qu’une première
ébauche mais elle pourrait constituer le socle
d’une future Sécurité sociale professionnelle. A l’issue d’une quatrième et ultime séance de négociations, le patronat a proposé,
lundi 8 février, aux syndicats une
« position commune » sur le
compte personnel d’activité
(CPA), un dispositif présenté par
François Hollande comme « la
grande réforme sociale [de son]
quinquennat ».
Les représentants des organisations de salariés – à l’exception de
ceux la CGT, qui se sont déclarés
« pas satisfaits » – ont laissé entendre qu’ils étaient plutôt enclins à
signer ce texte, même s’il n’est
« pas révolutionnaire », selon la
formule de Véronique Descacq, la
secrétaire générale adjointe de la
CFDT. Ils diront dans quelques
jours si c’est oui ou non, une fois
que leurs instances dirigeantes
auront été consultées. Même
chose du côté du Medef, de la
CGPME et de l’UPA (professionnels de l’artisanat).
Jusqu’à présent, le CPA n’était
qu’une coquille vide dont les contours ont été esquissés dans la loi
sur le « dialogue social » du
17 août 2015. Le texte se contente
de prévoir que « chaque personne » disposera, à partir du
1er janvier 2017, d’un compte ras-
pris tour à tour la parole pour exprimer leurs doutes et leurs réticences sur un ton souvent grave,
et parfois très personnel.
P
Le patronat a fait une concession
en réintégrant le compte pénibilité dans le CPA. Le 26 janvier, lors
de la précédente séance, il ne voulait plus en entendre parler, sous la
pression, notamment, des professionnels du bâtiment. Mais ce
geste d’ouverture ne peut pas être
considéré « comme une acceptation d’un dispositif qui reste, en
l’état, impossible à mettre en œuvre
pour les entreprises », ont tenu à
préciser, lundi soir, le Medef, la
CGPME et l’UPA. Ces trois organisations ont clairement suggéré
qu’elles ne donneront leur imprimatur à la « position commune »
que si des solutions sont trouvées
par « la mission en cours sur la pénibilité » ; ses conclusions doivent
être connues prochainement.
A Matignon, on « se réjouit que le
patronat, par cet accord, montre
qu’il a compris que toute réforme
du droit du travail doit avancer sur
deux jambes : plus de place à la négociation d’entreprise et, en même
temps, une sécurisation des parcours individuels ». A la question
de savoir si les organisations d’employeurs signeront, une source au
sein de l’exécutif confie : « Je le
pense. » Manière de reconnaître
que les jeux ne sont pas encore
faits. Si la « position commune » est
rejetée, le gouvernement reprendra la main sur le dossier. p
our tenter de prouver que les écoles primaires de Marseille ne sont pas, comme l’a titré Libération en « une »
mardi 2 février, une « honte de la République », la municipalité de Jean-Claude Gaudin (LR) a choisi une méthode étonnante : mettre une quarantaine de journalistes dans un bus et
leur faire visiter une série d’établissements scolaires.
Le matin de ce lundi 8 février, en introduction au conseil municipal, le maire de Marseille a commencé par dénoncer « une
manipulation des faits, truqués, tronqués, déformés ». Pour clore
une polémique qui dure depuis une semaine sur le délabrement
des écoles marseillaises, sa majorité accuse le gouvernement,
ministre de l’éducation nationale en tête, de « faire de la communication politique sur le dos des petits Marseillais ». S’il réfute
toute idée d’un « plan d’urgence », le maire de Marseille a toutefois annoncé lundi un effort financier de 3 millions d’euros par
an sur trois ans pour effectuer des travaux dans les écoles.
Devant l’assemblée municipale, des associations de parents
d’élèves et des syndicats d’enseignants distribuaient, eux, le premier bilan d’un appel à témoignages
lancé sur les réseaux sociaux. « Quarante écoles indiquent la présence de
DES ENFANTS
rats », « une quinzaine connaît des problèmes d’infiltrations et d’humidité »,
SAUTENT AUTOUR
« vingt-trois établissements font l’objet
d’un diagnostic amiante positif »,
DES JOURNALISTES
comptabilise, entre autres, l’association de parents d’élèves MPE 13.
EN SCANDANT :
Devant les écoles, l’après-midi, des
« MA CLASSE PUE ! »
mères d’élèves se sont déplacées pour
confirmer l’état des classes et s’indigner de l’absence du maire. « C’est le Gaudin Tour sans Gaudin »,
râle l’une d’elles. Les mamans montrent les plaques de sol manquantes, les fenêtres qui ne s’ouvrent pas, les volets roulants bloqués. Une heure plus tard, c’est devant l’école Consolat (15e) et
son préfabriqué totalement rongé par l’humidité que les parents d’élèves bouillonnent. Des enfants sautent autour des
journalistes en scandant : « Ma classe pue, ma classe pue ! » Ici, la
démonstration municipale se fracasse sur la réalité. « On vous
prévient, le 22 février, à la rentrée, nous ne laisserons personne
dans ces préfabriqués », annonce l’un des délégués de parents. p
bertrand bissuel
gilles rof (marseille, correspondance)
france | 9
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
Les internes formés à l’étranger dans le viseur
J UST I C E
Pour la première fois, des étudiants jugés incompétents ont été exclus de services hospitaliers
Un jeune homme de 18 ans
a été interpellé lundi 8 février
près de Dijon dans l’enquête
sur des appels anonymes menaçant des lycées parisiens.
Il a été placé en garde à vue à
Paris dans le cadre d’une enquête ouverte pour menaces
de destruction dangereuses
et fausses alertes. Les investigations techniques ont mené
les enquêteurs à l’adresse IP
(numéro d’identification
de la connexion Internet)
de ce jeune homme. – (AFP.)
L
e phénomène est encore
marginal, il n’en est pas
moins inquiétant. Huit internes en médecine générale affectés dans des hôpitaux
d’Ile-de-France ont été exclus de
leur service pour cause d’incompétence. Et ont été priés de suivre
un stage de remise à niveau de six
mois, comme l’a révélé Le Quotidien du médecin, mi-janvier. C’est
une première.
Six d’entre eux, trois Français
ayant fait leurs études en Roumanie et trois Roumains ayant commencé leur cursus dans leur pays,
LE CONTEXTE
CONFÉRENCE SANTÉ
La grande conférence de santé
du 11 février, annoncée en
mars 2015 par le premier ministre, Manuel Valls, portera notamment sur la formation continue
et initiale et en particulier sur les
futurs médecins. « Les étudiants
en santé et les jeunes installés
appellent de leurs vœux des
changements profonds afin d’être
mieux préparés à la réalité de
l’exercice quotidien », a déclaré
M. Valls dans une interview au
magazine professionnel Le Généraliste. Les syndicats de médecins libéraux ont décidé de boycotter cette conférence de santé,
pour protester contre la loi santé
promulguée fin janvier, qu’ils
qualifient de « liberticide ».
avaient choisi de faire leur premier
stage de six mois à l’hôpital de Villeneuve-Saint-Georges (Val-deMarne). « Ils sont arrivés en novembre, trois étaient affectés en pneumologie, trois autres en gastro-entérologie, raconte Didier Hoeltgen,
directeur de l’hôpital. Très rapidement, les chefs de service et les praticiens hospitaliers nous ont fait remonter leurs difficultés. »
A un manque criant de pratique
s’ajoutait, pour les étudiants roumains, un niveau de français insuffisant. « Or, je ne peux pas me
permettre d’avoir du personnel médical inefficace. C’est aussi un problème de sécurité. » Ces étudiants
avaient aussi comme point commun d’occuper les dernières places – entre la 8 688e et la 8 876e sur
un total de 8 881 – aux épreuves
classantes nationales (ECN), l’examen qui permet à tout étudiant en
médecine ayant validé un 2e cycle
d’études de faire son internat.
Il aura suffi de trois semaines
pour que ces internes soient exfiltrés et réaffectés dans des services
de médecine interne d’hôpitaux
de l’AP-HP (Lariboisière, Bicêtre,
Tenon, Georges-Pompidou…) « Ils
sont en surnombre pour un stage
rémunéré mais non validant pour
leur internat », explique le Pr Philippe Jaury. Ces huit étudiants ne
seraient que la partie émergée de
l’iceberg. Le coordonnateur du diplômé d’étude spécialisée (DES) de
médecine générale a du mal à
masquer sa colère : « A la rentrée
2014, nous avions déjà décelé ce
type de problème. Nous avions été
reçus au ministère de la santé et au
A un manque
criant de pratique
s’ajoutait un
niveau de français
insuffisant pour
les étudiants
roumains
ministère de l’enseignement supérieur, mais ils nous ont dit : “On ne
peut rien faire, ce sont des étudiants
européens” ! »
« C’est la première fois qu’un hôpital prend une telle décision mais
c’est un phénomène que l’on dénonce depuis des années et qui risque de s’aggraver », réagit de son
côté Jean-Pierre Vinel, ex-président de la Conférence des doyens,
fraîchement élu président de l’université Toulouse-III-Paul-Sabatier. En effet, la particularité du système français est d’être plutôt accueillant avec les étudiants étrangers et les Français qui font leurs
études de médecine à l’étranger.
Certains pays exigent, au contraire, une épreuve de langue
comme l’Allemagne ou imposent
un concours pour intégrer l’internat, comme en Roumanie.
Au ministère de la santé, on rappelle les dispositions européennes : tout étudiant d’un pays
membre de l’Union européenne
engagé dans des études médicales
qui a validé son deuxième cycle
peut s’inscrire en troisième cycle
dans un autre pays membre de
l’Union. En août 2011, un décret
avait interdit l’accès aux ECN aux
étudiants n’ayant pas réussi à intégrer les études de médecine après
la première année commune aux
études de santé (Paces). Une manière de fermer la porte, de fait, à
tous les étudiants qui poursuivaient leur cursus à l’étranger.
Mais le Conseil d’Etat avait annulé
ce décret.
L’ECN a ceci de spécifique qu’il
ne s’agit pas d’un concours mais
d’un examen où chaque étudiant
est classé… même s’il a rendu copie blanche. « Il sera bon dernier
mais sera interne et aura une place
dans un hôpital », s’indigne Philippe Jaury. En 2014, 250 candidats
de l’Union européenne ayant suivi
leur cursus hors de France ont
passé les ECN. En 2015, ils étaient
350, dont 50 % de Roumains.
Failles du numerus clausus
Cet épisode remet aussi en lumière les failles du numerus
clausus. « Aujourd’hui, il est possible de contourner la Paces par une
inscription dans une autre université européenne donnant droit à revenir lors de l’ECN qui, en l’absence
de note éliminatoire, donne droit à
exercer la responsabilité d’interne », insiste Jean-Luc DuboisRandé, doyen de l’université ParisEst-Créteil. Une des solutions serait alors d’instaurer une note éliminatoire aux ECN. Elle a les
faveurs des doyens de faculté de
médecine. Mais les syndicats
d’étudiants y sont farouchement
opposés. Et puis quelle note choisir ? Une autre serait de remettre
un examen de fin d’études du
2e cycle avec un oral que tous les
étudiants seraient tenus de valider avant de pouvoir passer l’ECN.
Enfin, la réforme du 3e cycle, qui
doit entrer en vigueur à la rentrée
2017, devrait aussi prévoir une année socle en début d’internat permettant de s’assurer que chaque
étudiant a les compétences pour
poursuivre dans sa spécialisation.
En attendant, les huit internes
en question seront-ils à la hauteur
à la fin de leur stage de remise à niveau en avril ? Rien n’est moins
sûr. « Mon interne est roumain. Il
est plein de bonne volonté et d’humilité mais son niveau est très faible. Je l’ai renvoyé suivre le cours de
deuxième année de sémiologie médicale », dit Jean-François Bergmann, chef du service de médecine interne à Lariboisière. A l’hôpital Bicêtre, le Pr Cécile Goujard
est, elle aussi, assez pessimiste.
« C’est un étudiant français formé
en Roumanie. Nous avons repris
l’encadrement comme s’il était en
3e ou en 4e année. Il n’a aucune responsabilité. »
A l’hôpital Tenon, le Pr Gilles
Grateau est plus confiant. « Il est
très travailleur. On le remet à niveau et cela devrait être bon à la
fin du stage. On lui confie peu de
responsabilités mais il a une formation satisfaisante du point de
vue des connaissances. Son problème est qu’il a une expérience clinique limitée par rapport aux étudiants formés en France et qui sont
face à des malades dès la troisième
année. » p
nathalie brafman
Alertes dans des lycées :
un jeune homme
en garde à vue
Jean-François Copé
échappe à une mise
en examen
Le maire de Meaux (LR) a été
entendu lundi 8 février, sous
le statut de témoin assisté,
par un juge financier qui
enquête sur les comptes de
campagne de Nicolas Sarkozy
en 2012. A l’époque, JeanFrançois Copé dirigeait l’UMP.
Il n’a pas été mis en examen.
Jean-François Copé a indiqué,
lundi, sur Europe 1 qu’il dirait
« d’ici quelques semaines » s’il
est candidat à la primaire de
la droite pour 2017. – (AFP.)
Manifestations à Calais :
peine de prison ferme
Deux hommes interpellés à
Calais lors d’une manifestation antimigrants interdite,
convoquée par l’extrême
droite, ont été condamnés
à deux mois et trois mois de
prison ferme. En revanche,
le procès du général Piquemal
a été ajourné en raison d’un
état de santé « incompatible
avec une comparution immédiate devant le tribunal correctionnel », selon le parquet.
Jérôme Cahuzac, l’argent Sur le vapotage, les cafés dans le brouillard
et le prix des libertés
La loi proscrit l’e-cigarette dans les salles fermées, mais le gouvernement entretient le flou
Le procureur a attaqué, lundi, la contestation
par l’ancien ministre de son procès au pénal
U
ne fois noté que Jérôme
Cahuzac avait violemment repoussé la meute
encore plus violente de caméras
qui le traquait à son arrivée au palais de justice, que les ex-époux
Cahuzac avaient laissé dans le prétoire une chaise vide entre eux,
que l’un regardait vers le haut
quand l’autre fixait le bas et inversement, et que le célèbre prévenu
avait répondu « retraité » à la
question du président sur ses activités professionnelles, l’intérêt
pour la comparution de l’ancien
ministre du budget, lundi 8 février, devant le tribunal correctionnel de Paris pour y répondre
de « fraude fiscale » et de « blanchiment de fraude fiscale », commençait sérieusement à s’étioler.
Comme ils l’avaient annoncé,
les conseils des deux principaux
prévenus, Mes Jean-Alain Michel
et Jean Veil pour Jérôme Cahuzac,
Me Sébastien Schapira pour Patricia Cahuzac, ont soutenu une
question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Ils demandent
au tribunal de surseoir à statuer
afin que la Cour de cassation, puis
le Conseil constitutionnel, se prononcent sur le problème du cumul des poursuites fiscales et pénales, qui serait, selon eux, attentatoire au principe selon lequel on
ne peut pas être jugé deux fois
pour les mêmes faits.
Venue en personne soutenir
l’accusation à l’audience, la chef
du parquet national financier
Eliane Houlette s’est irritée de
cette offensive tardive de la défense, dont elle a laissé entendre
qu’elle n’est pour elle qu’un
moyen dilatoire destiné à retarder l’examen du dossier. Mais le
parquet sait aussi qu’une éventuelle condamnation de la France
par la Cour européenne des droits
de l’homme dans ce dossier Cahuzac serait évidemment du plus
mauvais effet.
Sur le fond, c’est le jeune viceprocureur Jean-Marc Toublanc
qui s’est chargé de répondre point
par point à l’argumentation des
prévenus. Comme s’il anticipait
la décision de surseoir du tribunal, il a saisi l’occasion de faire
passer un message qui s’adressait
moins aux juristes qu’à l’opinion :
« Lorsqu’il était ministre du budget, Jérôme Cahuzac ne s’est jamais ému du problème que poserait le fait de poursuivre un citoyen
à la fois au plan fiscal et au plan
pénal. Il a même renforcé le dispositif de lutte contre la fraude fiscale. Aujourd’hui que la loi s’applique à sa personne, il considère
qu’elle est inconstitutionnelle.
Pourquoi ne l’a-t-il pas soutenu
lorsqu’il était aux commandes ? »,
a interrogé le vice-procureur,
sous les regards agacés des avocats de Jérôme Cahuzac.
« Etrange conception »
A la défense qui, à l’appui de sa
QPC, avait relevé que les peines fiscales encourues étaient proportionnelles aux peines pénales, il a
répondu : « Au plan fiscal, les sanctions encourues sont uniquement
financières. Au plan pénal, elles
peuvent cumuler des peines
d’amende, de détention, des interdictions professionnelles, civiles et
civiques, telle que la suspension du
droit de vote », avant d’envoyer,
cinglant, l’estocade finale : « Quelle
étrange conception que de mettre
ainsi l’argent sur le même piédestal
que les libertés individuelles ! Au
parquet national financier, ce ne
sont pas nos valeurs. L’argent n’a,
pour nous, pas le même prix que
nos libertés les plus précieuses. » p
pascale robert-diard
V
apoter dans les cafés, bars,
restaurants et discothèques sera-t-il bientôt aussi
strictement interdit que d’y fumer
des « vraies » cigarettes ? La loi de
santé promulguée le 26 janvier
proscrit officiellement l’usage de
l’e-cigarette dans les établissements accueillant des enfants,
dans les « moyens de transport collectif fermés » et dans « les lieux de
travail fermés et couverts à usage
collectif ». Une interdiction en apparence claire et systématique à
destination des 1,5 million de Français qui vapotent quotidiennement, mais qui pourrait pourtant
souffrir quelques exceptions lorsque paraîtra le décret d’application
d’ici à la fin mars.
Au ministère de la santé, la Direction générale de la santé assure en
effet que « le gouvernement ne prévoit pas d’interdire de vapoter »
dans les bars et restaurants, se rangeant en cela à l’avis du Conseil
d’Etat d’octobre 2013 qui avait jugé
« disproportionnée » une « interdiction générale » de l’usage de l’e-cigarette. Pour les autorités sanitaires, il s’agit aujourd’hui de tenir un
étroit chemin de crête : limiter fortement l’usage de l’e-cigarette
pour ne pas banaliser le geste de
fumer, sans non plus la stigmatiser totalement car elle pourrait
être un instrument de sevrage efficace, même si cela fait pour l’instant toujours l’objet de controverses scientifiques.
« Sur la question des bars et des
restaurants, le ministère de la santé
a une position floue qui nous laisse
à penser qu’il souhaite renvoyer le
débat à l’établissement d’une jurisprudence, ce qui prendrait plusieurs
années », regrette Rémi Parola, le
coordinateur de la Fivape, la structure qui rassemble les professionnels de l’e-cigarette. Pour certaines
associations d’utilisateurs, composées d’anciens gros fumeurs qui
ont réussi à arrêter grâce à la vape,
Au ministère
de la santé,
on assure que « le
gouvernement
ne prévoit
pas d’interdire
de vapoter »
ramener les vapoteurs dans les fumoirs ou sur le trottoir avec les
autres fumeurs risque de favoriser
leur reprise du tabac.
Chez les associations antitabac
hostiles à l’e-cigarette, la loi est suffisamment claire et ne pourra pas
être assouplie par le décret d’application. « Les bars et les restaurants
sont des lieux de travail couverts
collectifs, il sera donc logiquement
interdit d’y vapoter », analyse Yves
Martinet, le président du Comité
national contre le tabagisme
(CNCT), farouche contempteur de
l’e-cigarette. « A moins d’imaginer
des clients sans personne pour les
servir, il n’y a sur ce point ni ambiguïté ni échappatoire », abonde
Eric Rocheblave, avocat spécialiste
en droit du travail.
« Zones vapoteurs »
Pour trouver une réponse intermédiaire, le ministère a demandé
aux cafetiers et restaurateurs ce
qu’ils penseraient de la mise en
place de « zones vapoteurs »,
comme il existait autrefois des zones fumeurs. « Il est hors de question de mettre en place de telles zones », a répondu, catégorique, Laurent Lutse, le président national de
la branche cafés, brasseries et établissements de nuit de l’UMIH,
l’organisation professionnelle des
hôteliers. « Nous disons non au vapotage à l’intérieur des établissements, dit-il. Dans vingt ans, on
pourrait nous accuser d’avoir laissé
fumer dans les établissements. » Interrogés par Le Monde, plusieurs
responsables de brasseries parisiennes rapportent que les clients
vapotant à l’intérieur sont
aujourd’hui « très rares ».
Signe du tâtonnement des autorités sanitaires sur cette question,
le gouvernement a demandé, il y a
quelques mois, au Haut Conseil de
la santé publique (HCSP) d’actualiser son avis de mai 2014 sur le rapport bénéfices-risques de l’e-cigarette. « On met en balance les avantages pour les fumeurs et les inconvénients pour les jeunes, et ce n’est
pas facile de savoir de quel côté penche cette balance », commente le
professeur Roger Salamon, le président du HCSP. Les conclusions
sont attendues d’ici à la fin février.
« Pourquoi le Haut Conseil est-il
saisi si tard ? Pourra-t-il formuler
des recommandations qui vont à
l’encontre de la loi santé ? », s’interroge Brice Lepoutre, le président
de l’Aiduce, l’Association indépendante des utilisateurs de cigarette
électronique. En octobre, 120 médecins, pneumologues, tabacologues, addictologues et cancérologues avaient lancé un appel en faveur de la promotion de l’e-cigarette auprès du grand public et du
corps médical pour en développer
l’usage. « Si les autorités étaient
vraiment déboussolées sur cette
question, lance M. Lepoutre, elles
auraient dû mettre un moratoire
sur le projet de loi santé avant de
s’acharner contre la vape. » p
françois béguin
Jean-Claude MAILLY
Invité de
Mercredi 10 février à 20h30
Emission politique présentée par Frédéric HAZIZA
Avec :
Françoise FRESSOZ, Frédéric DUMOULIN et Yaël GOOSZ
sur le canal 13 de la TNT, le câble, le satellite, l’ADSL, la téléphonie mobile, sur iPhone
et iPad. En vidéo à la demande sur www.lcpan.fr et sur Free TV Replay.
www.lcpan.fr
10 | france
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
A Marseille, un lycée catholique, école de la laïcité
La Tour-Sainte, qui accueille 80 % d’élèves musulmans, fait face par la pédagogie à un regain de religiosité
REPORTAGE
« Madame,
comment fait-on
pour aimer son
pays ? », ont
lancé des élèves
à la professeure
d’histoire
marseille - envoyée spéciale
D
ans la petite classe de
terminale L de la TourSainte, l’un des établissements privés
implantés dans les quartiers nord
de Marseille, on ne fait aucun secret de sa religion. Tout simplement, soutient la dizaine de lycéens, parce que le sujet ne soulève parmi eux ni passions ni
questions. « Qu’on soit musulman,
catholique ou juif, ici, on est avant
tout des élèves », affirme Sabri,
suscitant hochements de tête et
murmures d’approbation.
Qu’un groupe scolaire catholique comme le leur puisse accueillir 80 % d’élèves de confession musulmane, cela les étonne
à peine. « Si nos parents nous ont
mis dans le privé, c’est pour nous
sentir en sécurité, explique
Tasnim. Pour travailler évidemment, c’est la priorité. Mais aussi
pour être au contact avec d’autres
façons de penser, note l’adolescente, et rester ouverts. »
Cette ouverture d’esprit chez ses
futurs bacheliers, Marie-Pierre
Chabartier aime la voir s’exprimer : c’est le signe, selon la proviseure, que son équipe « ultra-impliquée » fait bien son travail ; que
les adolescents ont mûri au fil des
années, ont compris ce « sens de la
laïcité » (de l’« éthique républicaine », préfère-t-on dire dans
l’enseignement catholique) martelé comme un slogan, depuis un
an, par le gouvernement. Mais
elle sait, aussi, qu’entre ce qui se
dit en classe et ce qui se vit au-dehors – à la maison, dans le quartier –, il peut y avoir un décalage.
Voire un grand écart que les élèves – surtout les plus jeunes –
peinent, sans aide, à surmonter.
Ce que la proviseure perçoit depuis un an, depuis les hauteurs du
quartier Sainte-Marthe où est implanté son collège-lycée de
760 élèves, dominant la rade de
Marseille, mais aussi ses cités,
c’est une « affirmation identitaire » qui lui semble « de plus en
plus forte ». De toutes jeunes filles
Dans une
salle d’étude
du lycée
de la TourSainte à
Marseille,
le 4 février.
PATRICK
GHERDOUSSI/
DIVERGENCE
POUR « LE MONDE »
qui portent le voile avant l’âge de
la puberté, d’autres qui, en l’espace de deux mois, troquent leur
jean troué pour le hidjab, des garçons qui citent le Prophète sans
vraiment connaître le Coran ni
même l’arabe…
« Une quête de spiritualité »
Mme Chabartier sait qu’elle met les
pieds dans le plat en s’en alarmant : officiellement, ce n’est pas
de son ressort puisque cela ne se
joue pas « dans » le groupe scolaire, mais « aux abords ». De fait,
les têtes sont toutes découvertes
avant le passage du portail d’entrée. Le règlement intérieur est
respecté. Comme l’a été, à TourSainte, la minute de silence après
les attentats de janvier 2015.
Mais, parmi les enseignants, habitués à s’impliquer bien au-delà
de leurs missions classiques (soutien le dimanche, lien avec les services sociaux, virées en voiture
pour sortir les jeunes de la cité…),
cette « religiosité » et son sens interrogent. « Le Coran dit ceci, le Coran dit le contraire : c’est vrai qu’on
l’entend, mais ce n’est jamais
agressif ni directement contestataire, témoigne Jean-Paul Sebban,
professeur documentaliste. Dans
une société en crise où la quête de
sens ne passe plus par l’engagement politique, assez peu par l’associatif, la posture de certains de
ces jeunes qui se sentent relégués
ne m’étonne guère. On s’en émeut…
mais cela reste minoritaire. C’est
pour moi plus une quête de spiritualité que de religion. »
Dans le lot des données de l’enquête CNRS-Sciences Po Grenoble
divulguée le 4 février, un chiffre
n’a pas échappé à la proviseure :
parmi les collégiens revendiquant leur religion, 68 % des musulmans – et 34 % des catholiques – affirment qu’ils feraient
passer leurs principes religieux
avant ceux de la République en
cas de contradiction entre les
deux. Cette donnée, prompte à
toutes les instrumentalisations,
laisse Mme Chabartier perplexe :
« N’est-ce pas précisément à nous,
membres de la communauté éducative, d’entendre ces contradictions, d’offrir aux jeunes un espace
pour les verbaliser, les réfléchir… et
les surmonter ? »
Tour-Sainte l’a encore expérimenté il y a trois semaines, quand
un petit groupe de terminale S a
pris de court la professeure d’histoire en lançant : « Madame, comment fait-on pour aimer son
pays ? » Des élèves rentre-dedans,
mais brillants, promis à une
classe préparatoire l’an prochain
– ils en ont le niveau. Or, les épreuves du baccalauréat coïncident
avec le ramadan. Jeûner à ce moment-là, n’est-ce pas compromettre ses chances de réussite ?
Pour ouvrir le débat, un imam a
été convié dans l’établissement –
une initiative plus aisée dans le
privé que dans le public. Les élèves de 1re et de terminale ont salué l’initiative. Imène confie en
avoir tiré une certaine sérénité :
« Le ramadan, on le fait pour soi,
pas pour les autres, dit-elle. Le
jour du bac, on peut avoir avec soi
de l’eau, un casse-croûte… Juste
au cas où. »
Ne pas céder à l’alarmisme, lutter contre la fracture sociale et
scolaire dans un arrondissement
marseillais (le 14e) doté d’une
mairie FN : c’est le pari relevé au
quotidien à Tour-Sainte. « Pas en
assommant les jeunes de messes
et de cérémonies, y confie-t-on,
mais en restant disponibles de
7 heures à 18 heures, bienveillants
et vigilants. » Et en ne boutant pas
le fait religieux en dehors de
l’école : l’heure hebdomadaire de
pastorale, dispensée de la 6e à la
2de, et qui s’adresse presque plus
aux non-catholiques qu’aux catholiques, « contribue aussi à faire
tomber les a priori », affirme sa
responsable, Brigitte Frischbach.
Avec, parfois, des déconvenues :
dans les premiers jours de septembre, l’établissement a perdu
douze familles qui ne se reconnaissaient plus dans son projet.
Des foyers musulmans progressistes pour la plupart, redoutant
les « mauvaises fréquentations »,
la détérioration du climat scolaire. De quoi raviver de mauvais
souvenirs : il y a quelques années
encore, Tour-Sainte se vidait.
Mais, en quatre ans, le collège-lycée a regagné une petite centaine
d’élèves.
Une réputation et une fierté,
aussi, consacrées par le ministère
de l’éducation en 2013 : cette année-là, le groupe scolaire a été
placé tout en haut du palmarès
des meilleurs lycées de France au
bac, en termes de « valeur ajoutée » – ces établissements qui
font le mieux réussir leurs élèves
sans tri ni exclusion. A l’époque,
les professeurs avaient cru à une
blague. Aujourd’hui, c’est une raison de plus pour lutter contre le
repli sur soi. p
mattea battaglia
L’éducation revendique la fermeté sur les valeurs de la République
Selon le ministère de l’éducation, 150 « atteintes au principe de la laïcité » ont été signalées en décembre 2015 par les équipes éducatives
L
e débat sur la laïcité continue d’agiter l’école. Alors
que la plupart des établissements sont encore sous le coup de
l’émotion née des attentats de
janvier et de novembre 2015, le
ministère de l’éducation nationale vient de lâcher un chiffre :
150 « atteintes au principe de la laïcité et aux valeurs de la République » ont été signalées par les
équipes éducatives en décembre
2015. Une petite bombe, divulguée au hasard d’un entretien
donné par Najat Vallaud-Belkacem à L’Obs du 4 février, dans lequel la ministre de l’éducation insiste sur la « prégnance du sentiment religieux parmi les élèves ».
A la manœuvre, la délégation ministérielle chargée de la prévention et de la lutte contre les violences scolaires, léguée par le sociologue Eric Debarbieux à l’inspecteur
général André Canvel à la rentrée
2015. « Ces 150 atteintes recouvrent
des paroles, des propos ressentis
comme intégristes, détaille M. Canvel, mais aussi des postures, des
comportements exprimant une
radicalité. Il n’y a pas de problème
lié au port du voile ; en revanche, des
enseignants s’alarment de l’impact
du complotisme : des élèves s’en inspirent pour enfreindre le règlement,
contester un enseignement. »
Quels élèves ? « Nous n’avons pas
la géographie de ces atteintes,
répond l’inspecteur. Nous savons
« L’investissement
des enseignants
juste après
les attentats
a porté ses fruits »
ANDRÉ CANVEL
inspecteur général
qu’elles concernent plus le collège
que le lycée. Que le primaire est
aussi impacté. Mais attention au
risque de la surinterprétation, prévient-il : 150, rapportés à 12 millions
d’élèves, c’est très minoritaire. »
Attention, aussi, au risque d’une
surenchère de signalements, ceux
sur les atteintes à la laïcité venant
s’ajouter à la catégorie, déjà floue,
des « suspicions de radicalisation »
créée en 2014 (857 décomptées lors
de l’année scolaire 2014-2015 ;
617 depuis septembre).
D’autant qu’on ne dispose
d’aucun recul : ces remontées,
permises par l’ajout, à la rentrée,
d’une nouvelle catégorie dans la
« machine statistique » du ministère, permettent certes d’affirmer
que ces atteintes à la laïcité représentent 10 % des « faits graves »
dans les établissements, mais pas
de les mettre en perspective dans
le temps. « En novembre, c’était un
peu moins que 150, fait valoir
M. Canvel. L’investissement des
enseignants juste après les attentats a porté ses fruits. Mais en décembre, après la sidération, on a
connu un raidissement. C’était prévisible. »
Rue de Grenelle, on revendique
la fermeté. « Le temps où l’éducation nationale détournait le regard
est terminé : jouer la transparence,
c’est une manière de contrer le fantasme d’une vague de fondamentalisme déferlant sur l’école… mais
aussi les dénégations préjudiciables au système », martèle-t-on au
cabinet de la ministre. Ses adversaires politiques pourront toujours souligner que cette prise de
position intervient à un an de
l’échéance présidentielle… et
deux semaines après une prestation télévisée critiquée face à
Idriss Sihamedi, président d’une
ONG musulmane, BarakaCity, intervenant en Syrie. Najat VallaudBelkacem : fini la « myopie », fini la
logique du « ne pas faire de vagues ». Place à celle du « ne plus
rien laisser passer ».
Mais laisser passer quoi, au
juste ? Une enquête du CNRS et
Sciences Po Grenoble, rendue publique le 4 février, pointe bel et
bien une adhésion forte à la religion chez les adolescents musulmans (la religion est « importante »
ou « très importante » pour 83 %
des musulmans, contre 22 % des
catholiques), mais elle ne permet
absolument pas d’affirmer que
cette religiosité entraîne des contestations massives des enseignements ou un rejet de l’école.
Les adolescents des villes
Ainsi, la confiance en l’école « ne
varie pas nettement suivant la confession et la religiosité », souligne
cette enquête, réalisée dans les
Bouches-du-Rhône entre avril et
juin 2015 auprès de quelque
9 000 collégiens de 5e, 4e et 3e
– âgés de 12 à 15 ans donc. Ils sont
une majorité, entre 56 % et 65 %, à
afficher cette confiance en l’école.
La laïcité « permet de vivre ensemble » pour la plupart d’entre eux
– de 62 % à 75 %. Plus de 80 %,
quelle que soit leur confession, estiment qu’on a le droit de changer
de religion. Malgré tout, à la lecture des résultats, il apparaît que
cette religiosité peut avoir des incidences en classe. Il en va ainsi de la
question des signes religieux : un
La confiance en
l’école « ne varie
pas suivant
la confession »,
selon l’enquête
menée auprès de
9 000 collégiens
petit tiers (32,5 %) pense que l’interdiction de porter des signes religieux à l’école est contraire à la liberté et à l’égalité de chacun. Un
autre gros tiers (36,8 %) est favorable à cette interdiction, et 28,5 %
n’ont pas de réponse.
A une question portant sur l’origine des espèces, au programme
de 3e, ils sont 71,8 % chez les collégiens musulmans « affirmés »,
48,2 % chez les catholiques « affirmés », à penser que « Dieu a créé les
espèces vivantes », et non l’évolution. Il est « normal de séparer les
hommes et les femmes à la piscine »
pour 36,4 % des musulmans affirmés (17 % des musulmans moins
affirmés), contre respectivement
10 % et 6,4 % chez les catholiques,
5 % chez ceux qui se disent athées.
Reste que cette étude, qui porte
plus généralement sur le rapport
des adolescents à la loi et s’inscrit
dans un programme international
de recherche sur la délinquance,
est concentrée sur un certain
échantillon, les « adolescents des
villes », dans l’un des départements les plus urbains de France.
C’est un parti pris des chercheurs :
« C’est en ville que sont les enjeux de
la délinquance, les clivages sociaux,
religieux, ethniques… », assume
Sébastian Roché, le directeur de la
recherche, un politologue spécialiste de la délinquance. p
mattea battaglia
et aurélie collas
LES CHIFFRES
22,5 %
des adolescents pensent que « la
femme est faite avant tout pour
faire des enfants et les élever »,
selon une enquête du CNRS et
Sciences-Po Grenoble réalisée
dans les Bouches-du-Rhône entre avril et juin 2015 auprès de
9 000 collégiens. C’est le cas de
16,4 % de ceux qui se disent
athées, de 29,4 % des catholiques « affirmés » et de 41 % des
musulmans « affirmés ».
74,3 %
estiment que les homosexuels
sont « des gens comme les
autres » : 86,7 % chez les athées,
respectivement 76,5 % et 53 %
chez les catholiques et les musulmans « affirmés ».
27 %
de ces collégiens estiment que
« les livres et les films qui attaquent la religion doivent être interdits », 30,4 % qu’ils doivent
être autorisés ; 39,9 % ne savent
pas. Les catholiques « affirmés »
se prononcent à 32,3 % pour l’interdiction, les musulmans « affirmés » à 53,3 %.
enquête | 11
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
Rawabi,
en Cisjordanie,
le 24 février 2014.
Pour l’instant
650 appartements
ont été vendus.
Une fois achevée,
la ville
en comptera
6 000.
OLIVER WEIKEN/EPA
Rawabi, la Palestine urbaine
piotr smolar
jérusalem - correspondant
U
n miracle sort de terre. Lentement, péniblement, dans
le vacarme et la poussière.
Les obstacles sont nombreux, les vents contraires
puissants. Mais pierre par
pierre, Rawabi cesse d’être seulement un plan
d’architecte à la géométrie parfaite ou encore
une maquette pour visiteurs. Rawabi existe. Et
confirme, après de longues années, son destin
révolutionnaire : devenir la première ville palestinienne moderne, pensée et bâtie au service de ses occupants. Elle va ainsi bouleverser
les clichés sur les territoires palestiniens, selon lesquels les seules zones d’habitation confortables seraient les colonies, irriguées par
l’argent public israélien.
Encore faut-il que Rawabi se peuple. Les occupants s’installent au compte-gouttes, en
pionniers enthousiastes, tandis que les grues
et les ouvriers s’activent sur cet immense
chantier, situé à 9 kilomètres au nord de Ramallah, la capitale de la Cisjordanie. Sur une
colline proche, les habitants juifs de la colonie d’Ateret observent avec inquiétude les
avancées. A trois reprises, des mains mystérieuses ont arraché le grand drapeau palestinien flottant au sommet de Rawabi. Pour
l’heure, deux quartiers sur les vingt-trois que
comptera la cité sont déjà opérationnels. Le
centre, construit en forme de lettre Q
– comme Qatar, principal bailleur de fonds,
par l’intermédiaire de la société Qatari Diar –
abritera des boutiques, des restaurants, des
cinémas, des salles de conférence, des locaux
pour jeunes entrepreneurs.
Un rêve de classes moyennes. Tout est écologique, accessible aux handicapés. Pas d’antennes satellites ni de citernes d’eau sur les
toits, comme ailleurs dans les territoires palestiniens. Les eaux usagées sont traitées
dans une usine spécialement bâtie, les câbles
électriques et la fibre optique enterrés.
Rawabi espère devenir un incubateur pour
start-up, s’inspirant des réussites israéliennes extraordinaires dans ce secteur. On y
trouve une mosquée et une église grecque
orthodoxe, ainsi qu’un amphithéâtre de type
romain de 15 000 places, jouxtant des terrains de sport. Le rêve est de voir se produire
dans ce cadre majestueux les plus grands
artistes arabes.
On viendra à Rawabi en famille, le weekend, pour se divertir ou faire des courses. Par
temps clair, il paraît qu’on distingue la mer,
au loin, et les contours de Tel-Aviv. Un centre
médical parfaitement équipé sortira de terre.
Une mairie accueillera le premier édile. Trois
écoles sont aussi prévues, mais leur édification a pris du retard, par manque de fonds.
Elles devraient ouvrir à la rentrée 2016. Coût
Le plus grand projet immobilier de Cisjordanie accueille
enfin ses premiers habitants. Malgré les obstacles posés
par l’occupation israélienne, l’entrepreneur palestinien
Bachar Masri est en train de parvenir à ses fins
total de Rawabi, à cette heure : 1,2 milliard de
dollars (1,1 milliard d’euros), contre 850 millions prévus à l’origine.
Les deux quartiers achevés ressemblent pour
l’instant à un décor de film, avant l’arrivée des
acteurs. La propreté est impeccable, les allées
piétonnes ne résonnent pas des cris des enfants. Il faudra encore patienter quelques mois
avant que les premiers magasins – épicerie et
pharmacie – permettent aux habitants de se ravitailler sur place. Rien de cela n’a rebuté la famille Al-Gabareen. Raga, 30 ans, et son mari,
Mohammed, 34 ans, achèvent le déballage des
cartons. Les plaques électriques ne sont pas encore posées, ils ont donc provisoirement installé un ballon de gaz et un réchaud dans la cuisine. La famille vivait à Al-Bireh, près de Ramallah, dans une rue bruyante, sans jardin ni ascenseur. Les voilà qui s’émerveillent de leur
nouveau cadre de vie, 190 mètres carrés sentant la peinture fraîche et le cuir neuf. En attendant que des copains apparaissent dans la cage
d’escalier, les enfants sont vissés devant un
grand écran diffusant des dessins animés.
« Pour l’instant, on est les seuls à vivre dans l’immeuble, c’est bizarre mais très relaxant, s’amuse
Raga. Des familles viennent nous demander des
conseils avant d’emménager. »
UNE « VILLE INTELLIGENTE »
Manager dans une agence de publicité, elle
explique leur démarche. « Rawabi est une ville
intelligente, toutes les infrastructures sont prévues à l’avance, dit-elle. Je veux que mes enfants grandissent dans un environnement sécurisé et écologique. » Le couple a acheté l’appartement pour 126 000 dollars. Il a payé 15 %
de la somme et contracté un crédit à 4,75 %,
particulièrement bas, consenti par la banque
pour ce projet à nul autre pareil. Plusieurs
établissements bancaires ont un guichet
dans le bâtiment spécialement construit
pour accueillir les visiteurs. Ceux-ci sont invités à regarder un film futuriste en 3D sur
Rawabi, puis à étudier les différentes options
d’aménagement des cuisines et des chambres. Les prestigieux visiteurs étrangers qui
se sont succédé en ces lieux ont forcément
été impressionnés. Ils ont dû aussi se demander s’il y avait assez de Palestiniens aux revenus confortables, capables de consentir un
tel investissement.
A ce jour, 650 appartements ont été vendus.
Une fois achevé, Rawabi en comptera 6 000.
RAWABI EST
UN RÊVE DE
CLASSES
MOYENNES. TOUT
EST ÉCOLOGIQUE,
ACCESSIBLE
AUX HANDICAPÉS.
PAS D’ANTENNES
SATELLITE NI
DE CITERNES D’EAU
SUR LES TOITS
Les candidats sont attirés à la fois par le confort et les installations modernes, par l’espace
proposé, mais aussi par les prix. « On est 25 %
moins cher que Naplouse, au nord, ou Ramallah, explique Amir Dajani, manager adjoint
du chantier. On veut capitaliser sur la population jeune et éduquée, grâce, notamment, à la
proximité de l’université Beir Zeit. » Parmi les
acheteurs, il y a des chrétiens, des personnes
vivant en Israël, voire des Palestiniens résidant à l’étranger, voulant investir dans un projet d’avenir. Mais le promoteur fait attention
de ne pas transformer Rawabi en ville déserte.
Par la fenêtre de son modeste bureau, Bashar
Masri ne se lasse pas d’observer les premiers
camions de déménagement qui pénètrent
dans Rawabi, sa folie. Agé de 54 ans, le patron
de Massar International est l’un des plus riches entrepreneurs palestiniens. Il a fait fortune dans des projets immobiliers au MoyenOrient et en Afrique du Nord. Sur le mur, un
plan de la ville, qui ressemble à un scarabée.
« C’est le plus grand projet de l’histoire palestinienne, dit-il. Ma vision n’est pas Rawabi, mais
l’effet domino qu’il provoquera. Le manque de
logements en Cisjordanie s’élève à 200 000 unités. Nous n’en construisons ici que 6 000. Je
crois qu’un Etat palestinien est en gestation,
mais cela réclame des dizaines d’années. La
question n’est pas si l’occupation israélienne
s’achèvera un jour. C’est sûr. La question est :
quelle sera la nature de notre Etat ? Quelle
bonne gouvernance, quelle économie saine,
quel cadre de vie ? »
Bashar Masri est un visionnaire endurant.
Rawabi l’obsède depuis 2007. Rencontré une
première fois au printemps 2015, il retenait sa
respiration. Après un an de retard dans la
construction, de lourds problèmes financiers,
des intérêts à payer par dizaines de millions de
dollars, la lumière apparaissait. En pleine campagne électorale israélienne, le gouvernement
venait de donner le feu vert à l’ouverture de
l’eau vers Rawabi. C’était une affaire de vie ou
de mort. Jusqu’alors, la construction de canalisations passant par une zone sous contrôle
militaire israélien se heurtait à un refus. A présent, 300 mètres cubes d’eau parviennent chaque jour jusqu’à la ville. Il en faudra bien davantage lorsque les habitants afflueront. Mais
le robinet est ouvert, voilà l’essentiel.
Le grand problème à régler reste celui de la
route. Une seule voie d’accès, étroite, permet
d’arriver à Rawabi. La ville se trouve en zone A,
sous contrôle de l’Autorité palestinienne. Mais
la construction d’une route large, à plusieurs
voies, qui permettrait de rejoindre Ramallah en
10 minutes en passant par la zone C, réclame
l’accord de l’administration israélienne. « Ils finiront par accepter, soupire M. Masri. Mais le
diable est dans les détails. Tout d’un coup, ils demandent une étude d’impact environnemental,
et une autre sur la circulation prévue… »
Masri a tout fait pour dépolitiser Rawabi,
afin de ne pas devenir otage du conflit. Puisque les officiels palestiniens eux-mêmes, incapables de percevoir la puissance symbolique du projet, ne s’y sont pas beaucoup intéressés, l’entrepreneur a continué son chemin, seul. « L’Autorité [palestinienne] nous a
donné un soutien moral et politique, mais
sans investir un seul sou, regrette-t-il. Ils
auraient dû, grâce à la perception des impôts,
construire l’électricité, le poste de police, la caserne des pompiers, les routes d’accès ! » Avant
la nouvelle vague de violences, dès octobre
2015, il avait observé un regain d’intérêt du
pouvoir pour sa ville nouvelle. Depuis, les
restrictions renforcées par les Israéliens concernant les déplacements ont ralenti le chantier, et notamment la circulation des travailleurs en provenance d’Hébron, plus au
sud du territoire. Certains sous-traitants ont
même décidé de leur louer des appartements, à proximité de Rawabi.
UN « DÉCALQUE DES COLONIES JUIVES »
Pendant plusieurs années, M. Masri a été critiqué, jalousé. On lui a reproché, dans un premier temps, d’exproprier les habitants des
douze villages aux alentours, dont une partie
des terres a été rachetée. Puis d’acquérir des
matériaux de construction en Israël, et de stimuler ainsi l’économie de l’occupant. « Certains ont considéré que Rawabi entérinait l’occupation, puisque tout passait par des discussions avec les Israéliens, explique un membre
du comité exécutif de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Mais, si on fait
quelque chose pour protéger notre terre, c’est
positif, au final. » Alors, « collabo » plutôt que
résistant, Bashar Masri ? « Je hais les colonies,
mais je ne vais pas abandonner le sommet des
collines à ces gens, tranche l’homme d’affaires. Je préfère ignorer ce ressentiment émotionnel passager. »
On a aussi raillé Rawabi en le décrivant
comme un projet artificiel, un décalque des
colonies juives arrogantes qui dominent les
villages palestiniens traditionnels, en contrebas. Comme si les Palestiniens n’avaient pas
le droit, eux aussi, à un plan d’urbanisation, à
un environnement favorable. Comme si tout
ne devait être que lutte, et pas jouissance.
Voilà, au fond, le reproche majeur adressé au
projet : il symbolisait, aux yeux des révolutionnaires professionnels, l’abandon de la
lutte nationaliste au profit d’une quête banale, celle d’une vie confortable. p
12 | débats
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
Prévenons l’éclosion du fanatisme dès l’école
Nul ne naît fanatique, rappelle
Edgar Morin. Pour empêcher
le basculement dans la
radicalité, l’enseignement
devrait agir sans relâche
à délivrer la connaissance,
et à repérer les illusions
par edgar morin
L
a première déclaration de
l’Unesco à sa fondation avait indiqué que la guerre se trouve
d’abord dans l’esprit, et l’Unesco a
voulu promouvoir une éducation
pour la paix. Mais en fait il ne peut
être que banal d’enseigner que paix vaut
mieux que guerre, ce qui est évident dans les
temps paisibles.
Le problème se pose quand l’esprit de guerre
submerge les mentalités. Eduquer à la paix signifie donc de lutter pour résister à l’esprit de
guerre. Cela dit, en temps même de paix peut
se développer une forme extrême de l’esprit
de guerre, qui est le fanatisme. Celui-ci porte
en lui la certitude de vérité absolue, la conviction d’agir pour la plus juste cause, et la volonté de détruire comme ennemis ceux qui
s’opposent à lui, ainsi que ceux qui font partie
d’une communauté jugée perverse ou néfaste, voire les incrédules (réputés impies).
Nous avons pu constater, dans l’histoire
des sociétés humaines, de multiples irruptions et manifestations de fanatismes religieux, nationalistes, idéologiques. Ma propre vie a pu faire l’expérience des fanatismes
nazis et des fanatismes staliniens. Nous pouvons nous souvenir des fanatismes maoïstes, et de ceux des petits groupes qui, dans
nos pays européens, en pleine paix, ont perpétré des attentats visant non seulement des
personnes jugées responsables des maux de
la société, mais aussi indistinctement des civils ; Fraction armée rouge (la bande à Baader) en Allemagne, Brigades noires et Brigades rouges en Italie, indépendantistes basques en Espagne. Le mot de terrorisme est à
chaque fois employé pour dénoncer ces agissements tueurs, mais il ne témoigne que de
notre terreur et nullement de ce qui meut les
auteurs d’attentats.
UNE STRUCTURE MENTALE COMMUNE
Et surtout, si diverses soient les causes auxquelles se vouent les fanatiques, le fanatisme
a partout et toujours une structure mentale
commune. C’est pourquoi je préconise depuis vingt ans d’introduire dans nos écoles,
dès la fin du primaire et dans le secondaire,
l’enseignement de ce qu’est la connaissance,
c’est-à-dire aussi l’enseignement de ce qui
provoque ses erreurs, ses illusions, ses perversions. Car la possibilité d’erreur et d’illusion est dans la nature même de la connaissance. La connaissance première, qui est perceptive, est toujours une traduction en code
binaire dans nos réseaux nerveux des stimuli
sur nos terminaux sensoriels, puis une reconstruction cérébrale. Les mots sont des
traductions en langage, les idées sont des
reconstructions en systèmes.
Or, comment devient-on fanatique, c’est-àdire enfermé dans un système clos et illusoire de perceptions et d’idées sur le monde
extérieur et sur soi-même ? Nul ne naît fanatique. Il peut le devenir progressivement, s’il
s’enferme dans des modes pervers ou illusoires de connaissance. Il en est trois qui sont indispensables à la formation de tout fanatisme : le réductionnisme, le manichéisme, la
réification. Et l’enseignement devrait agir
sans relâche pour les énoncer, les dénoncer,
et les déraciner. Car déraciner est préventif,
UN IDÉAL
DE CONSOMMATION,
DE SUPERMARCHÉ,
DE GAIN,
DE PRODUCTIVITÉ,
NE PEUT SATISFAIRE
LES ASPIRATIONS
LES PLUS PROFONDES
DE L’ÊTRE HUMAIN
alors que déradicaliser vient trop tard, lorsque le fanatisme est consolidé. La réduction
est cette propension de l’esprit à croire connaître un tout à partir de la connaissance
d’une partie.
Ainsi, dans les relations humaines superficielles, on croit connaître une personne à son
apparence, à quelques informations, ou à un
trait de caractère qu’elle a manifesté en notre
présence. Là où entrent en jeu la crainte ou
l’antipathie, on réduit cette personne au pire
d’elle-même, ou au contraire, là où entrent en
jeu sympathie ou amour, on la réduit au
meilleur d’elle-même. Or la réduction de ce
qui est nôtre en son meilleur et ce qui est
l’autre en son pire est un trait typique de l’esprit de guerre, et il conduit au fanatisme. La
réduction est ainsi un chemin commun à
l’esprit de guerre et surtout à son développement en temps de paix qui est le fanatisme.
DU RÉDUCTIONNISME AU MANICHÉISME
Le manichéisme se propage et se développe
dans le sillage du réductionnisme. Il n’y a
plus que la lutte du Bien absolu contre le Mal
absolu. Il pousse à l’absolutisme la vision
unilatérale du réductionnisme, il devient vision du monde dans laquelle le manichéisme
aveugle cherche à frapper par tous les
moyens les suppôts du mal, ce qui du reste favorise le manichéisme de l’ennemi. Il faut
donc que pour l’ennemi notre société soit la
pire et que ses ressortissants soient les pires
pour qu’il soit justifié dans son désir de
meurtre et de destruction. Il advient alors
que, menacés, nous considérons comme le
pire de l’humanité l’ennemi qui nous attaque, et nous entrons nous-mêmes plus ou
moins profondément dans le manichéisme.
Il faut encore un autre ingrédient, que sécrète l’esprit humain, pour arriver au fanatisme. Celui-ci peut être nommé réification :
les esprits d’une communauté sécrètent des
idéologies ou visions du monde, comme
elles sécrètent des dieux, qui alors prennent
une réalité formidable et supérieure. L’idéologie ou la croyance religieuse, en masquant
le réel, devient pour l’esprit fanatique le vrai
réel. Le mythe, le Dieu, bien que sécrété par
les esprits humains, deviennent tout-puissants sur ces esprits et leur ordonnent sou-
¶
Edgar Morin est sociologue, philosophe. Né
en 1921, il est directeur
de recherche émérite
au CNRS, président de
l’Agence européenne pour
la culture (Unesco) et président de l’Association pour
la pensée complexe.
Il a notamment publié
Pour et contre
Marx (Temps présent,
2010), Ma gauche (Bourin
éd., 2010), La Voie (Fayard,
2011), Au péril des idées,
avec Tariq Ramadan
(Archipoche, 2015)
mission, sacrifice, meurtre. Tout cela s’est
sans cesse manifesté et n’est pas une originalité propre à l’islam. Il a trouvé depuis quelques décennies, avec le dépérissement des fanatismes révolutionnaires (eux-mêmes animés par une foi ardente dans un salut terrestre) un terreau de développement dans un
monde arabo-islamique passé d’une antique
grandeur à l’abaissement et à l’humiliation.
Mais l’exemple de jeunes Français d’origine
chrétienne passés à l’islamisme montre que
le besoin peut se fixer sur une Foi qui apporte
la Vérité absolue.
En fait, plusieurs sources diverses créent
des courants qui peuvent converger sur le
« daechisme » : ce ne sont pas les jeunes
rejetés ou ghettoïsés d’origine islamique de
nos pays européens, ce sont aussi des désespérés sans croyance dans le nihilisme ambiant et qui trouvent enfin dans la conversion leur Vérité, ce sont aussi des dogmatiques doctrinaires qui donnent les justifications et les condamnations, ce sont aussi des
chercheurs de ferveur et de communauté qui
ont remplacé la Foi révolutionnaire dans une
Foi restauratrice.
Nous ne voulons voir que la cruauté et la
monstruosité de l’organisation Etat islamique, mais eux voient la cruauté et l’inhumanité de la guerre des drones et des missiles, ils
voient la continuation, par nos interventions
militaires au Moyen-Orient, de notre colonialisme, ils voient le pouvoir de l’argent et le
vide moral d’une civilisation qu’ils veulent
fuir et détruire pour un monde nouveau
ordonné par Dieu.
La fin justifie les moyens : cette maxime
archiconnue et dont nous sommes maintenant écœurés exalte les nouveaux fanatiques. Il nous semble aujourd’hui plus que nécessaire, vital, d’intégrer dans notre enseignement dès le primaire et jusqu’à l’université, la « connaissance de la connaissance »,
qui permet de faire détecter aux âges adolescents où l’esprit se forme, les perversions et
risques d’illusions, et d’opposer à la réduction, au manichéisme, à la réification, une
connaissance capable de relier tous les aspects divers, voire antagonistes, d’une même
réalité, de reconnaître les complexités au sein
d’une même personne, d’une même société,
d’une même civilisation. En bref, le talon
d’Achille dans notre esprit est ce que nous
croyons avoir le mieux développé et qui est
en fait le plus sujet à l’aveuglement : la connaissance. En réformant la connaissance,
nous nous donnons les moyens de reconnaître les aveuglements auxquels conduit l’esprit de guerre et de prévenir en partie chez les
adolescents les processus qui conduisent au
fanatisme. A cela il faut ajouter l’enseignement de la compréhension d’autrui, et l’enseignement à affronter l’incertitude.
Tout n’est pas résolu pour autant : reste le
besoin de foi, d’aventure, d’exaltation. Notre
société n’apporte rien de cela, que nous trouvons seulement dans nos vies privées, dans
nos amours, fraternités, communions temporaires. Un idéal de consommation, de supermarché, de gain, de productivité, de PIB ne
peut satisfaire les aspirations les plus profondes de l’être humain, qui sont de se réaliser
comme personne au sein d’une communauté solidaire.
CRISE PLANÉTAIRE
D’autre part, nous sommes entrés dans des
temps d’incertitude et de précarité, dus non
seulement à la crise économique, mais à
notre crise de civilisation et à la crise planétaire, où l’humanité est menacée d’énormes
périls. L’incertitude sécrète l’angoisse, et
alors l’esprit cherche la sécurité psychique,
soit en se refermant sur son identité ethnique ou nationale puisque le péril est censé venir de l’extérieur, soit sur une promesse de salut qu’apporte la foi religieuse.
C’est ici qu’un humanisme régénéré pourrait apporter la prise de conscience de la
communauté de destin qui unit en fait tous
les humains, le sentiment d’appartenance à
notre patrie terrestre, le sentiment d’appartenance à l’aventure extraordinaire et incertaine de l’humanité, avec ses chances et ses
périls. C’est ici que l’on peut révéler ce que
chacun porte en lui-même, mais occulté par
la superficialité de notre civilisation présente ; que l’on peut avoir foi en l’amour et
en la fraternité, qui sont nos besoins profonds, que cette foi est exaltante, qu’elle permet d’affronter les incertitudes et de refouler les angoisses. p
éclairages | 13
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MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
Les calculs risqués de la Corée du Nord
ANALYSE
philippe pons
tokyo - correspondant
BRAVER L’ENNEMI
AMÉRICAIN ET
AFFIRMER SON
INDÉPENDANCE
VIS-À-VIS DE
L’ALLIÉ CHINOIS
EST UNE MÉTHODE
ÉPROUVÉE
L
e scénario se répète : essai nucléaire
puis balistique ; tollé international ;
sanctions du Conseil de sécurité des
Nations unies ; nouvelle phase de tension… Depuis que l’administration Bush a fait
voler en éclats en 2002 l’accord de 1994 qui gelait le programme nucléaire nord-coréen, le cycle provocation-sanction-provocation se poursuit. A chaque crise, la barre d’une négociation
est placée un peu plus haut en raison des progrès accomplis dans l’intervalle par Pyongyang
en matière nucléaire et balistique.
Le régime nord-coréen passe pour « imprévisible ». C’est une erreur si l’on se place dans sa
logique. Depuis une trentaine d’années, il
mène une stratégie cohérente visant à se doter
de l’arme nucléaire. Son argumentaire est
connu : menacée par les Etats-Unis, la République populaire démocratique de Corée (RPDC)
s’estime en droit de se doter d’une force de dissuasion et les puissances nucléaires, qui acceptent de facto d’autres pays dans le club (Inde,
Pakistan), n’ont pas de leçon à lui donner.
Dans un pays animé d’un nationalisme farouche, braver l’ennemi américain et affirmer
son indépendance vis-à-vis de l’allié chinois
est une méthode éprouvée pour rehausser le
prestige du dirigeant et entretenir une mentalité d’« assiégé permanent » dans la popula-
tion. Détourner l’attention de celle-ci des problèmes internes à la veille de la tenue en mai
du 7e congrès du Parti du travail et renforcer la
stature de Kim Jong-un, comme l’avance Koh
Yu-hwan de l’université Dongguk à Séoul, n’est
pas à exclure. Mais pour d’autres experts de la
RPDC, la stabilité du pouvoir et la situation économique ne sont pas des sujets d’inquiétude
immédiats pour Kim Jong-un.
Par des purges à la tête de l’armée et du parti
depuis son arrivée au pouvoir en 2012, ce dernier a renforcé sa position, avance Cheong
Seong-chang de l’Institut Sejong à Séoul. La
récente réapparition de celui qui passe pour le
numéro deux du régime, Choe Ryong-hae,
secrétaire du Parti du travail, disparu de la
scène depuis octobre 2015 (ainsi que d’autres
hiérarques « évaporés » et également « ressuscités ») en serait le signe : Kim Jong-un n’a plus
besoin de recourir à la terreur, estime l’analyste John G. Grisafi dans NK News. L’essor
d’une économie de facto de marché, enkystée
dans celle de l’Etat, a en outre amorcé un redressement de la production, écrivent dans
East Asia Forum le politologue Moon Chung-in
et Hwang Ildo du quotidien Dong-ha à Séoul.
Ces nouveaux essais s’inscrivent dans la stratégie de la RPDC visant à être reconnue comme
un Etat disposant d’une force de dissuasion.
Nécessaires pour améliorer la technologie de
miniaturisation des ogives nucléaires et de
guidage des missiles à longue portée, ces actes
de défiance au regard des résolutions de l’ONU
ont des effets diplomatiques problématiques.
Le premier, qui ne déplaît pas à Pyongyang, a
été d’accroître la tension entre la Chine et les
Etats-Unis, qui se rejettent mutuellement la
responsabilité de ne pas avoir su juguler Pyongyang. Pékin critique Washington pour son
absence de flexibilité – la « stratégie de la
patience » de l’administration Obama consistant à faire du renoncement à son programme
nucléaire un préalable à toute négociation –
tandis que les Etats-Unis accusent la Chine
d’être le maillon faible de la politique de sanctions internationales. Pékin estime que celle-ci
« n’est pas une fin en soi » et prône le dialogue.
L’IMPASSE
Pyongyang fait le pari que la Chine préférera,
en dépit de son irritation, ne pas risquer de
déstabiliser son impétueux voisin alors que
le rapprochement de la Corée du Sud et du Japon sous la houlette américaine la vise directement. La Russie, hostile à la prolifération,
ne souhaite pas non plus mettre le régime le
dos au mur.
C’est l’impasse. Pyongyang ne recule pas : sa
force de dissuasion nucléaire a été obtenue au
prix des souffrances infligées à la population
en raison des sommes considérables soustraites à l’amélioration des conditions de vie
et elle est désormais inscrite dans la Loi fondamentale comme un élément constituant
de l’Etat. Les Etats-Unis et leurs alliés sont arcboutés sur leurs principes : non à la prolifération et pas de prime à la mauvaise conduite
d’un « Etat-voyou ».
Comme il faut bien se rendre à l’évidence que
la RPDC a des capacités nucléaires, les faucons
à Washington changent de tactique : « On doit
faire comprendre à Pyongyang que l’arme nucléaire ne garantira pas sa sécurité », écrit dans
le New York Times Victor Cha, ancien conseiller
de George Bush pour les affaires asiatiques : en
d’autres termes, poursuivre sur la voie de la
confrontation bien qu’elle se soit avérée contre-productive. « Il faut tenir compte de ce que
cherche la RPDC avec la bombe et lui donner des
raisons d’y renoncer », fait valoir au contraire
Siegfried S. Hecker, spécialiste nucléaire à l’université Stanford qui visita, en 2010, le site d’enrichissement de l’uranium nord-coréen et se
déclara « stupéfait » par ses équipements.
« Quels que soient les risques d’une négociation, ils sont moins grands que de ne rien
faire », aimait à dire Stephen Bosworth, représentant des Etats-Unis dans les pourparlers
avec la RPDC de 2009 à 2011, qui vient de
mourir. Pour ce diplomate, faire du renoncement par la RPDC à l’arme nucléaire une précondition bloque tout dialogue et que cette
question doit être placée dans un accord global : traité de paix avec les Etats-Unis, normalisation des relations entre les deux pays et
garanties de sécurité. Mais une telle stratégie
n’est guère attrayante pour des gouvernements qui ont les yeux rivés sur les prochaines élections, note Andreï Lankov, de l’université Kookmin à Séoul. p
[email protected]
LETTRE DE SAO PAULO | par cl air e gat inois
Au Brésil, le carnaval des illusions perdues
I
l y a encore quelques mois, Newton Ishii
était un simple flic. Rien d’autre qu’un
agent de la police fédérale avec une
bonne tête de père de famille. Les yeux
bridés, le teint hâlé, un poil ventripotent, les
Ray Ban toujours sur le nez, le « Japonais de la
fédérale » est devenu une star au Brésil. Le public se damne pour arracher un selfie à ses côtés, les réseaux sociaux en ont fait une idole,
et voilà que le carnaval, dont les défilés se terminent mercredi 10 février, exutoire de la
joie, des peurs et de la rage des Brésiliens, lui
offre une consécration.
Dans les rues de Rio de Janeiro et de Sao
Paulo, les boutiques de carnaval ont ajouté
aux paillettes, aux plumes et aux sifflets, des
masques du « Japonais de la fédérale ». Cette
tête de flic de série B se vend par milliers. Peu
connaissent son nom, mais le visage du « Samouraï » est plus célèbre que celui d’une actrice de telenovela. Tous l’ont vu dans le journal du soir de TV Globo accompagner les prévenus du scandale de corruption lié au
groupe pétrolier public Petrobras impliquant
des politiques de tous bords et des hommes
d’affaires de haut rang.
Le « Japonais de la fédérale », mascotte de la
justice, accompagnera en version cartonpâte les défilés d’un carnaval un peu particulier. « Le carnaval de la récession », décrit le
LES INDÉGIVRABLES PAR GORCE
quotidien espagnol El Pais. « La fête au bord
du précipice », résume l’hebdomadaire britannique The Economist. Un carnaval des illusions perdues, aussi.
Le géant d’Amérique latine n’a guère le
cœur aux réjouissances. Le pays traverse une
interminable récession. Depuis début 2015,
les pertes d’emplois se chiffrent à plus de
1,5 million, la monnaie s’effondre, l’inflation
dérape, l’affaire Lava Jato – « lavage express »,
l’opération « mains propres » version brésilienne – écœure les citoyens, la présidente
Dilma Rousseff est menacée de destitution.
LA MENACE DU VIRUS ZIKA
Enfin, une épidémie étrange et monstrueuse, due au virus Zika, transmis par le
moustique Aedes aegypti, est suspectée de
provoquer chez la femme enceinte de graves
malformations fœtales, la microcéphalie, à
même de décimer toute une génération. Le
Brésil est sur une pente glissante qui semble
avoir symboliquement démarré après son
humiliante défaite face aux Allemands lors
de la Coupe du monde de 2014. Que la fête
commence ?
Par décence ou par obligation, certaines villes ont mis le holà aux festivités carnavalesques. Cinquante-quatre villes de 9 Etats (sur
les 27 que compte le pays) ont choisi d’annu-
ler les défilés ou d’en réduire les frais. A Porto
Ferreira (Etat de Sao Paulo), le maire a préféré
consacrer les 150 000 reais (près de
35 000 euros) prévus à l’achat d’une ambulance, relatait le quotidien Folha de Sao Paulo
en janvier. A Irati (Parana), les 100 000 reais
serviront à des travaux de voirie. A Cabo de
Santo Agostinho, dans l’Etat du Pernambouc,
la fête a tout simplement été annulée. A Mariana (Minas Gerais), où l’effondrement de
deux barrages, opérés par les groupes miniers Vale et BHP Billiton, a provoqué une catastrophe écologique historique en déversant des millions de litres de boue toxique
dans le fleuve Rio Doce, le carnaval a été
maintenu. Mais il sera plus modeste.
Le carnaval brésilien, grande liesse populaire, est devenu au fil des ans dépendant des
subventions publiques et des sponsors. Comment, dès lors, reprocher à un maire inquiet
de la grogne sociale de préférer investir dans
une ambulance plutôt que dans un char allégorique ? Comment ne pas comprendre
qu’une entreprise y regarde à deux fois avant
d’investir dans une mascarade aussi sublime
qu’éphémère ?
Certains défilés comme ceux des écoles de
samba, retransmis sur Globo pendant les
quatre jours qui précèdent le carême, pourraient en rabattre, mais l’autre carnaval, celui
de la rue, se joue de la crise. Emmené par les
« blocos » (les fêtes des quartiers), il brave la
poisse qui semble s’être emparée du pays. Débauche démocratique où – presque – tout est
permis, ces « folies » ont attiré 600 000 personnes à Rio dimanche 31 janvier. A Sao
Paulo, ils étaient 90 000, selon la mairie, à
descendre la bien nommée rue de la Consolaçao (consolation). La veille, dans la grande
ville côtière de Recife, touchée par les cas de
microcéphalies, 1 à 2 millions de Nordestins
se grisaient autour du Bloco Galo da Madrugada, dans une ambiance de satire et d’irrévérence mêlées.
L’occasion, pour les Brésiliens, d’oublier ou,
au contraire, de s’épancher sur leurs déboires
sur un air de samba, maudissant Zika, la crise
et surtout les politiques. Au milieu des « fantasias », on revêt le masque de la présidente
haïe, Dilma Rousseff, de son prédécesseur,
Luiz Inacio Lula da Silva, ou du président de la
Chambre des députés, le sulfureux Eduardo
Cunha, à l’origine de la procédure de destitution de la présidente et lui-même accusé de
corruption. Mais la coqueluche reste le masque du « Samouraï », que l’on revêt en chantonnant : « Ah mon Dieu, j’ai mal, a tapé à ma
porte le Japonais de la fédérale… » p
CINQUANTEQUATRE VILLES
DE NEUF ÉTATS
ONT CHOISI
D’ANNULER
LES DÉFILÉS
OU D’EN RÉDUIRE
LES FRAIS
[email protected]
Pékin, après la puissance
LIVRE DU JOUR
françois bougon
P
rédire l’effondrement de l’Etat-parti
chinois n’est pas une mince affaire.
Loin de là. Ceux qui s’y sont risqués
ont été invariablement contredits par
la réalité. En 2001, dans son livre The Coming
Collapse of China, l’auteur américain Gordon G.
Chang prévoyait que d’ici à 2006 le Parti communiste chinois (PCC), au pouvoir depuis 1949,
ne résisterait pas à la faillite de son système
bancaire public. Trop de dettes et pas assez de
légitimité politique pour résister à ce tsunami.
Mais l’année fatidique est passée. Rien. Les héritiers de Mao Zedong et de Deng Xiaoping ont
tenu. Gordon G. Chang n’en a pas démordu.
L’heure de « sa » vérité viendrait. En 2012, s’est-il
de nouveau aventuré. Nouveau flop.
Dans son dernier livre, La Chine à bout de
souffle, la démographe française Isabelle Attané ne se risque pas à ce petit jeu, contrairement à ce que pourrait laisser croire le titre.
Elle pointe les maux d’un système qui, certes, a
permis au géant asiatique de retrouver son
rang parmi les économies mondiales,
deuxième juste derrière les Etats-Unis, mais
qui a fait son temps. Mme Attané se concentre
particulièrement sur son domaine d’études, la
démographie. Le « miracle chinois », une hybridation du marxisme-léninisme et du capitalisme entre autoritarisme et consommation
effrénée, a été rendu possible par une « fenêtre
démographique incomparable », souligne la sinologue et directrice de recherche à l’Institut
national d’études démographiques (INED). Un
réservoir de main-d’œuvre important – plus
de 940 millions d’adultes d’âge actif (15-59 ans)
en 2010 – a soutenu et nourri un dynamisme
économique incontestable et incontesté, et
bâti un modèle fondé sur les exportations et
les investissements.
PÉRIODE DE TRANSITION
Mais les années à venir ne seront pas aussi roses. La Chine vit un changement historique et
sur elle pèse le danger d’être vieille avant d’être
riche, avec tous les problèmes que cela peut entraîner, par exemple l’absence de Sécurité sociale suffisante pour les personnes âgées les
moins riches… « Sa population devrait bientôt
plafonner avant d’amorcer une lente décroissance, qui pourrait se poursuivre tout au long du
XIXe siècle », relève-t-elle.
Le modèle économique vit également une
période de transition, avec la volonté des autorités de développer le tertiaire et la consommation intérieure. Dans ce contexte, l’urbanisation peut être un atout, encore faut-il accélérer
l’intégration de ces « ouvriers migrants » venus
des campagnes, qui sont considérés comme
des citoyens de seconde zone dans ces grandes
villes qu’ils ont pourtant contribué à construire et à développer. La relance de la fécondité
après l’abandon de la politique de l’enfant unique est aussi une piste explorée par Pékin.
Sans cacher ses craintes que les Chinois finissent par s’essouffler, car « depuis les années
1950, l’Etat a beaucoup demandé à la population », l’auteure se garde cependant de toute
prédiction. Une sagesse et une prudence toutes
asiatiques qui la feront échapper à la cruauté
d’être démentie dans quelques années. p
La Chine à bout de souffle
d’Isabelle Attané
Fayard, 272 p., 19 euros
14 | disparitions
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
Camille Lacoste-Dujardin
Ethnologue de la culture kabyle
C
amille Lacoste-Dujardin
est morte le 28 janvier, à
Bourg-la-Reine, dans les
Hauts-de-Seine, des suites d’une maladie qui, à partir de
l’automne 2014, devait lentement
l’éloigner de sa table de travail.
Née à Rouen, le 1er mars 1929, Camille Dujardin vécut d’abord à
Cherbourg, où son père travaillait
comme technicien à l’arsenal maritime. Celui-ci ayant été amené,
avec le personnel de la marine, à
se replier pour échapper à l’occupation allemande, Camille Dujardin suivit sa famille à Casablanca.
Revenue en France à l’issue de la
guerre, elle finit ses études secondaires à Paris et entra à l’Institut
de géographie de Paris (19491950). Deux rencontres décideraient de son orientation de recherche sur le Maghreb : celle de
Jean Dresch, éminent géographe
du Maghreb, et celle, sur les bancs
de l’université, d’Yves Lacoste.
En 1951-1952, elle commença une
initiation à l’ethnologie à l’Institut d’ethnologie du Musée de
l’homme avec Hélène Balfet. En
compagnie d’Yves Lacoste qu’elle
avait épousé et qui, jeune agrégé,
avait été nommé au lycée
Bugeaud d’Alger, elle partit pour
l’Algérie en 1952.
A la faveur de ce séjour, elle découvrit la Kabylie, sa société et sa
culture. Considéré comme politiquement « indésirable » par les
autorités françaises, le couple dut
quitter l’Algérie en 1955. De retour
à Paris, elle fit un stage au Centre
de formation aux recherches ethnologiques et au département
d’Afrique blanche et Levant du
Musée de l’homme. Elle fut des
46 ethnologues qui, le 12 mars
1956, envoyèrent une lettre
ouverte à Guy Mollet, alors président du Conseil, pour appuyer le
droit à l’autodétermination du
peuple algérien. A partir de 1958,
attachée de recherche au CNRS,
elle suivit à l’Ecole nationale des
langues orientales vivantes l’enseignement du berbère et obtint,
en 1961, son diplôme de berbère,
ce qui devait en faire « l’une des rarissimes anthropologues français
à maîtriser parfaitement le dialecte kabyle », selon l’anthropologue Alain Mahé.
« Art de reconnaître »
Commença alors une longue carrière au CNRS. Une fois nommée
directrice de recherche, à la suite
de Germaine Tillion, elle dirigea le
laboratoire du CNRS « littérature
orale, dialectologie, ethnologie du
domaine arabo-berbère » (19781994), puis présida la section 38 :
langues et civilisations orientales,
du comité national du CNRS
(1976-1981).
Essentiellement consacrée à
l’étude de la Kabylie, de sa société
et de sa culture en Algérie et en
diaspora, l’œuvre de Camille
Lacoste-Dujardin est abondante.
En premier, elle a consacré des
ouvrages à la littérature orale qui,
au départ de sa carrière, lui permit
de conjuguer travail sur la langue
et recherches ethnologiques dans
un contexte de guerre en Algérie
qui lui interdisait tout accès au
terrain : après avoir traduit et
publié en 1965 un recueil de contes et légendes de Grande Kabylie
(recueillis, transcrits en caractères
latins et publiés en 1893 par
Auguste Mouliéras), elle fit du
conte kabyle l’objet de sa thèse
d’Etat en ethnologie, publiée
en 1970.
Deuxième axe de recherche qui
élargit son audience au-delà
même des études berbères : les
femmes, avec plusieurs ouvrages
marquants, singulièrement Des
mères contre les femmes (La Découverte, 1985), mais aussi La
Vaillance des femmes (La Découverte, 2008), ce dernier s’inscrivant en faux contre les thèses du
« consentement à la domination » des femmes kabyles,
formulées par Pierre Bourdieu.
Enfin, dernier axe, celui faisant
un retour sur l’ethnologie coloniale, notamment à propos d’une
dramatique affaire occultée de la
guerre d’Algérie, l’iconoclaste
Opération oiseau bleu (La Découverte, 1997).
Au-delà d’une ethnologie
comme « art de connaître »,
Camille Lacoste-Dujardin pratiqua une ethnologie comme « art
de reconnaître » : aussi fut-elle
sensible à rendre aux femmes et
hommes qu’elle avait rencontrés
le savoir qu’elle avait acquis à leur
contact, et œuvra-t-elle pour la
valorisation du patrimoine cultu-
Vers 1995.
LOUIS MONNIER/
LA DÉCOUVERTE
rel kabyle (Dictionnaire de la culture berbère en Kabylie, La Découverte, 2005).
Sa vie consacrée à connaître
l’univers kabyle lui valut d’ultimes hommages : la publication,
en 2014, de son dernier ouvrage, à
Tizi-Ouzou, et sa réception en décembre 2014 – dernière apparition publique – par la Coordination des Berbères de France à
Drancy (Seine-Saint-Denis) pour
ses soixante ans de recherche sur
la Kabylie, qui venait humaine-
Gaston Mialaret
G
pierre-andré baduel
(directeur de recherche
honoraire au cnrs)
Traducteur
O
à 1982), pose les bases de la nouvelle discipline.
Ce n’est pas la première fois que
les mots « science » et « éducation » sont accolés. A l’époque de
Jules Ferry, une chaire de « science
de l’éducation » (au singulier) avait
été confiée à la Sorbonne à Henri
Marion. Gaston Mialaret, dans les
années 1960, inscrit son action
dans la lignée de la pédagogie.
Dimension philosophique
Jeune homme, il a été enthousiasmé par le plan Langevin-Wallon de 1946 en faveur de la démocratisation de l’enseignement. Il
s’implique, au niveau international, dans des associations pédagogiques. Il est aussi, depuis 1949,
membre du Groupe français
d’éducation nouvelle, qu’il présidera de 1962 à 1969. Son parcours
implique une méfiance envers
tout « scientisme » et une ouverture à la dimension philosophique
de la réflexion sur l’éducation.
Cependant, écrit Daniel Hameline, professeur honoraire à l’université de Genève, « il pense pouvoir sortir l’éducation des sempiternelles querelles d’opinion et trancher par l’administration de la
preuve ». Sans réussir sur ce point,
puisque les sciences de l’éducation
sont encore en butte à une contestation récurrente de leur légitimité
scientifique, Mialaret opte pour la
cohabitation en leur sein des différentes disciplines des sciences humaines alors en pleine émergence.
Paradoxalement, ce choix de
juxtaposer les approches scientifiques va contribuer à marginaliser
la tradition pédagogique, qui ne
peut se prévaloir d’un cadrage disciplinaire précis. Juste après la
création des sciences de l’éducation, certains de leurs fondateurs
1ER MARS 1929 Naissance
à Rouen
2008 Publie « La Vaillance
des femmes » (La Découverte)
2005 Publie « Dictionnaire
de la culture berbère en
Kabylie » (La Découverte)
28 JANVIER 2016 Mort
à Bourg-la-Reine (Hautsde-Seine)
Jean-Pierre Carasso
Fondateur des sciences
de l’éducation
aston Mialaret, né le
10 octobre 1918 à Cahus
(Lot), et mort le 30 janvier à Garches (Hautsde-Seine), à l’âge de 97 ans, aura été
l’une des figures les plus marquantes des sciences de l’éducation
dans l’espace francophone. Il en
fut même un des fondateurs, puisque c’est lui qui créa en France,
en 1967, la première chaire universitaire portant cet intitulé.
Après des études de mathématiques et de psychologie, Gaston
Mialaret est d’abord instituteur, à
Figeac (Lot), puis devient professeur de mathématiques en collège
et en lycée. Parallèlement, il poursuit ses études universitaires et,
après sa thèse, met en place,
en 1948, le premier laboratoire de
psychopédagogie de l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud.
Devenu professeur à l’université
de Caen, il y crée la licence de psychologie. En 1967, avec le soutien
du ministère de l’éducation, il intitule sa chaire de psychologie
« chaire des sciences de l’éducation », dont il sera ainsi le premier
introducteur à l’université. La
même année, les deux autres seront Maurice Debesse, professeur
à la Sorbonne et figure de la pédagogie depuis la Libération, et Jean
Château, professeur de psychologie à l’université de Bordeaux.
Sur cette impulsion, les sciences
de l’éducation seront consacrées, à
partir de 1969, comme la 70e section du Comité consultatif des universités, instance qui deviendra le
Conseil national des universités
en 1987. Gaston Mialaret, avec une
équipe de philosophes et d’universitaires qui se regroupera en 1971
au sein de l’Association des enseignants-chercheurs en sciences de
l’éducation (qu’il présidera de 1976
ment consacrer la longue relation
privilégiée qu’elle avait nouée,
notamment avec les femmes de
cette communauté en Algérie et
en émigration. Tous ceux qui ont
connu Camille Lacoste-Dujardin
conserveront d’elle le souvenir de
sa « vaillance » intellectuelle et
morale, de sa générosité avec ses
amis, étudiants et collègues, et
d’un lumineux sourire. p
En 2011. PIERRE LALONGÉ/
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC/CHICOUTIMI
s’aperçurent ainsi que Célestin
Freinet lui-même, mort en 1966,
n’aurait probablement pas été admis dans cette discipline…
Néanmoins, Gaston Mialaret,
qui est resté longtemps, à travers
ses publications, ses nombreuses
fonctions associatives et son
rayonnement international, un
« pape » des sciences de l’éducation, « n’a pas été l’homme d’une
chapelle », souligne M. Hameline,
ajoutant qu’il a « respecté et promu
les orientations des autres, dès lors
qu’elles avaient leur cohérence intellectuelle et leur rationalité ».
Après sa retraite, en 1984, Gaston
Mialaret assure la direction du Bureau international de l’éducation à
Genève (1987-1988) et multiplie les
interventions dans de nombreux
pays comme professeur ou conférencier. Il publie en 2003 son dernier livre, Propos impertinents sur
l’éducation actuelle (PUF). Nonagénaire à l’esprit vif, il avait lancé,
en 2012, un « appel pour des états
généraux de l’éducation ». p
luc cédelle
10 OCTOBRE 1918
Naissance à Cahus (Lot)
1962-1969 Président du
Groupe français d’éducation
nouvelle
1987 Publie « La psychopédagogie » (PUF)
1991 « Pédagogie générale »
(PUF)
2003 « Propos impertinents
sur l’éducation actuelle »
(PUF)
30 JANVIER 2016 Mort
à Garches (Hauts-de-Seine)
n lui doit des centaines de
traductions. On lui doit
surtout d’avoir fait « passer » en français de nombreux
auteurs américains parmi lesquels
Raymond Carver ou Howard Buten. Le traducteur Jean-Pierre Carasso est mort mardi 2 février, à
Quimper. Il était âgé de 73 ans.
Né le 25 juillet 1942 à Marseille,
Jean-Pierre Carasso étudie les lettres en hypokhâgne. Elève doué, il
renonce cependant à la khâgne et
s’oriente vers la traduction. Il traduira ou retraduira certains des
textes les plus marquants de la littérature américaine du XXe siècle :
La Conjuration des imbéciles, de
John Kennedy Toole (Laffont,
1981), Last Exit to Brooklyn, d’Hubert Selby Jr (Albin Michel, 1964,
retraduit en 2014) ou Trente ans et
des poussières, de Jay McInerney
(L’Olivier, 1993).
Etroitement lié aux éditions de
l’Olivier depuis leur création
en 1991, Jean-Pierre Carasso était
devenu un pilier de cette maison.
Pour L’Olivier, il avait traduit les
grands anglophones : Raymond
Carver, Jay McInerney, Jonathan
Safran Foer, Jamaica Kincaid, Alice
Munro, Cynthia Ozick, Ethan
Coen, E. L. Doctorow, Sapphire… la
plupart du temps en collaboration
avec Jacqueline Huet.
« Un conteur avant tout »
« Sa compétence était sans limites,
comme ses accès de colère contre
un milieu dont il fustigeait parfois
la médiocrité », note Olivier Cohen,
patron des éditions de l’Olivier.
« Mais Jean-Pierre était avant tout
un conteur. Son répertoire semblait
infini, depuis le récit des mésaventures qui, à l’entendre, ne cessaient
de l’accabler au quotidien, jusqu’à
la saga de ses origines orientales
auxquelles il ne cessait d’ajouter
oralement des chapitres inédits. »
Chez d’autres éditeurs, Jean-Pierre
Carasso avait traduit des textes de
Stanley Elkin, Ian McEwan, etc.
25 JUILLET 1942 Naissance
à Marseille
1993 Traduit « Trente ans et
des poussières » (L’Olivier),
de Jay McInerney
2014 Retraduit « Last Exit
to Brooklyn » (Albin Michel),
d’Hubert Selby Jr.
2 FÉVRIER 2016 Mort
à Quimper
Drôle et tonitruant, Jean-Pierre
Carasso savait faire preuve d’humilité devant la voix des auteurs.
Dans « Comment j’ai traduit Last
Exit to Brooklyn », publié sur La République des livres, le blog de
Pierre Assouline, il notait : « Au risque de tomber dans le cliché qui
veut que toute œuvre littéraire soit
une traduction, qu’il me soit permis
de penser que nous avons modestement réussi à nous effacer à notre
tour stylistiquement parlant devant Selby pour laisser monter dans
le lecteur toutes les émotions que ce
rescapé de la tuberculose, privé de
dix côtes, respirant avec un seul
poumon, alcoolique, drogué et de
son propre aveu assez frappadingue (“whacky”), s’est génialement
acharné à évoquer. »
Jean-Pierre Carasso était aussi le
traducteur attitré d’Howard Buten, psychologue et écrivain américain à qui l’on doit Quand j’avais
cinq ans, je m’ai tué (Seuil, 1981).
Avec Buten, il avait cosigné un roman, Histoire de Rofo, clown, paru
à L’Olivier en 1991. « Le visage fendu
en tirelire et un chapeau à fleur
vissé sur la tête », c’est comme ça
qu’était né Rofo sous la plume des
deux compères. Un soir, le clown
était rentré chez lui accablé d’un
lourd secret. Il venait de tuer Gus
Brandt, son seul ami. Conte de fées
pour adultes, entre l’effroi, le rire et
les larmes, ce texte subtil semble à
l’image de Jean-Pierre Carasso, du
moins si l’on en juge par l’univers
de ses écrivains de prédilection. p
florence noiville
carnet | 15
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
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AU CARNET DU «MONDE»
Naissance
Alexandre STOBINSKY
Aurélia SCHAFF-STOBINSKY
et leur ille,
Léna,
ont l’immense bonheur de faire part de la
naissance magistrale de
Camille
Jacques Buisson,
son mari
Et sa famille proche,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
Josette BUISSON,
née HENGER.
La cérémonie religieuse sera célébrée
le mercredi 10 février 2016, à 15 heures,
en l’église d’Etrigny (Saône-et-Loire).
Bertrand Deloche de Noyelle,
son mari,
son amour de cinquante-sept ans,
son ami,
Cédric Deloche de Noyelle,
son ils,
Camille Deloche de Noyelle,
sa ille,
Nihne Deloche de Noyelle,
sa petite-ille,
Julie Aguttes,
sa belle-ille
Ainsi que Sacha et Solal Ordonneau,
Daniel et Danielle Douxami,
Thierry et Sylvie Douxami,
Françoise et Robert Meahl,
Matthieu et Danielle Douxami,
Gérard et Marie-Odile Deloche
de Noyelle,
Alain Deloche de Noyelle,
Patrick et Cécile Deloche de Noyelle,
ses frères, sœurs, beaux-frères et bellessœurs et leurs enfants, petits-enfants
et arrière-petits-enfants,
ont la tristesse d’annoncer la mort de
Sylvie
DELOCHE de NOYELLE,
née Sylvie DOUXAMI,
survenue le 1er février 2016,
à l’âge de soixante et onze ans.
L’inhumation de l’urne a eu lieu ce
9 février dans l’intimité familiale et
amicale au cimetière du Montparnasse,
Paris 14e, dans le caveau de famille.
Un culte d’action de grâce sera célébré
le 13 février, à 15 heures, au temple
de l’Eglise protestante unie de
l’Annonciation, 19 rue Cortambert,
Paris 16e.
Ni fleurs ni couronnes. Des dons
peuvent être adressés à la CIMADE.
« Vous êtes le sel de la terre.
Mais si le sel perd sa saveur,
avec quoi la rendra-t-on ? »
Evangile selon Matthieu, 5-13.
le 2 février 2016,
aussi pressée d’arriver que sa grande
sœur.
Décès
M Yves Béchade,
née Madeleine Tesseraud,
son épouse,
me
Marie-Hélène Béchade (†),
Anne-Marie Béchade (†),
Véronique Squélard et Thierry,
Xavier et Jocelyne Béchade,
Bertrand Béchade,
Marie-José et Frédéric Allier,
Alix Béchade (†),
ses enfants,
Ses quatorze petits-enfants,
leurs conjoints ou conjointes, compagnons
ou compagnes,
Ses dix arrière-petits-enfants,
Les familles Tesseraud, Sourbès,
Mourgues, Béchade, Lafabrie, Allier,
Périnet et Squélard,
ont la grande tristesse de faire part
du décès, le 4 février 2016,
dans sa quatre-vingt-quinzième année, de
Yves BÉCHADE,
Cet avis tient lieu de faire-part.
78, boulevard Saint-Germain,
75005 Paris.
M Juliette Lévy, née Benamour,
son épouse,
Catherine et Patrice Mertl,
Gabriel Lévy,
Claude et Claudia Lévy,
ses enfants,
Alexandre, Jonathan, Julia, Hanna,
Elsa, Dora, Joseph,
ses petits-enfants,
Ses frères, ses sœurs et beaux-frères,
Ses neveux et nièces,
Les familles Lévy, Bencheton,
Marrache, Dahan,
me
ont la tristesse de faire part du décès du
docteur Sion LÉVY,
Bordeaux.
Biarritz.
Bertrand Perret
et sa compagne,
Catherine Louradour,
Dominique Perret,
ses enfants,
Fleur, Charlotte et Martin, Paul,
Mathilde, Maxime,
ses petits-enfants,
Jacques, Victor,
ses arrière-petits-enfants,
Les familles Perret, Garaud et Texte,
ont la tristesse de faire part du décès de
Mme Marie Françoise PERRET,
née GARAUD,
survenu le 8 février 2016, à Biarritz,
dans sa quatre-vingt-douzième année.
Ses obsèques seront célébrées le
mercredi 10 février, à 16 heures, en l’église
de Bidache, suivie de l’inhumation dans
le caveau familial, à Bidache (PyrénéesAtlantiques).
Paris.
Mme Christine Rébélo,
son épouse,
Ariane Rébélo,
Frédéric da Vitoria,
ses enfants,
Patrice, Didier, Xavier, Olivier,
ses neveux,
ont la douleur de faire part du décès du
docteur
Fernando da Piedade
RÉBÉLO,
survenu le 4 février 2016,
à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.
La cérémonie religieuse a lieu ce mardi
9 février, à 14 h 30, en l’église SaintLambert de Vaugirard, Paris 15e, suivie
de l’inhumation vers 16 h 30, au cimetière
du Père-Lachaise, entrée par le boulevard
de Ménilmontant, Paris 20 e , dans la
sépulture Robert Lefebvre.
M. et Mme Bruno Rebillaud,
M. et Mme Gilles Rebillaud,
ses enfants,
Mélanie, Jeanne, Léo, Renaud
et Louise,
ses petits-enfants,
ont la douleur de faire part du décès de
La cérémonie religieuse est célébrée
ce mardi 9 février, à 14 h 30, en l’église
Saint-Stanislas-des-Blagis, 104, avenue
Gabriel Péri, à Fontenay-aux-Roses
(Hauts-de-Seine), suivie de l’inhumation
à 16 heures, au cimetière de Sceaux,
170, rue Houdan.
professeur d’ Histoire bienveillant,
bricoleur passionné,
jardinier amoureux des plantes,
cuisinier d’exception
et grand amateur de bonne chère,
père, mari et grand-père aimant...
et tant d’autres choses encore.
Jean-François MANDROU,
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le 4 février 2016,
à l’âge de cinquante-quatre ans.
La SoPHAU s’associe au chagrin
de ses proches.
Ingrid,
son épouse,
Thomas et Claudia,
Arnaud et Laurence,
Alexandre, Luc, Marlène,
ses petits-enfants
Et ses amis,
Eric et Yulia Vassalli,
Nicolas et Taruna Vassalli,
Camille-Alexandre Filippi,
Pascal Filippi,
ses petits-enfants,
Raïssa Bambara
et sa famille à Ouagadougou,
ont la grande tristesse de faire part du
décès de
Plateforme de la création
architecturale,
M. René-Jean WILHELM,
Les rendez-vous métropolitains,
Saint-Etienne,
nouvelle économie créative,
jeudi 11 février 2016, à 19 heures.
survenu le 3 février 2016, à Genève,
à l’âge de cent ans.
Le service funèbre aura lieu le jeudi
11 février, à 14 h 45, en la chapelle du
Centre funéraire de Saint-Georges, PetitLancy, Canton de Genève.
Bernard SOUCHE,
architecte DPLG. honoraire,
Cet avis tient lieu de faire-part.
survenu le 7 février 2016,
à l’âge de soixante-dix-huit ans.
Les obsèques auront lieu le vendredi
12 février, à 13 heures, au crématorium
du cimetière du Père-Lachaise, 71, rue des
Rondeaux, Paris 20e.
Virginie SUMPF,
née LAMOUR,
survenu le 4 février 2016,
à l’âge de soixante-trois ans.
Les obsèques se dérouleront le jeudi
11 février, à 16 heures, au crématorium
du Val de Bièvre, à Arcueil.
Les Entretiens de Chaillot,
Youssef Tohmé, Ytaa, Beyrouth,
lundi 15 février 2016, à 19 heures.
Entrée libre,
inscriptions sur citechaillot.fr
Au
docteur Albert Adrien DAT.
Cérémonie religieuse
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de
Les Rendez-vous Critiques,
avec Frédéric Edelmann,
Richard Scofier, Sophie Trelcat,
Philippe Trétiack.
Tribune animée par Francis Rambert
jeudi 18 février 2016, à 19 heures.
Anniversaire de décès
Cela fait un an, tu nous manques...
Jacqueline Lamour,
sa mère,
Alban, Alexandre, Minh et Paul,
Sa famille,
Ses amis,
L’Espace culturel et universitaire juif
d’Europe : hommage à Béate et Serge
Klarsfeld « Justice n’est pas vengeance... »,
mercredi 10 février 2016, à 18 heures.
Film « La Traque » à 19 h 30. Témoignages
en présence de nombreuses personnalités.
www.centrecomparis.com
119, rue La Fayette,
75010 Paris.
Julie, Emilie, Krish et Alya,
ses arrière-petits-enfants,
ancien directeur adjoint
au Comité international
de la Croix-Rouge,
font part du décès de
Communications diverses
Nominations
Le vendredi 5 février 2016, ont été élus
à l’Académie des Inscriptions et BellesLettres
deux nouveaux associés étrangers,
M. Thomas RÖMER,
Jean-Philippe et Eric,
ses enfants,
Ses six petits-enfants,
vous convient à un culte d’action de grâce,
au Temple protestant de PassyAnnonciation, 19, rue Cortambert,
Paris 16 e , le mardi 16 février 2016,
à 10 h 30, à l’intention de
M. Roland PEUGEOT,
décédé le 6 janvier 2016,
dans sa quatre-vingt-dixième année.
spécialiste du monde de la Bible,
exégète de l’Ancien Testament
et philologue,
professeur au Collège de France,
dont il est le vice-administrateur,
né à Mannheim (Allemagne),
le 13 décembre 1955,
M. Michael SCREECH,
historien de la littérature du 16e siècle,
spécialiste de Rabelais et de Montaigne,
Emeritus fellow
du All Souls College d’Oxford,
né à Plymouth (Grande-Bretagne),
le 2 mai 1926.
Mme Jane REBILLAUD,
née BRIGAND,
survenu le 5 février 2016,
à l’âge de quatre-vingt-seize ans.
FORMULE
INTÉGRALE
La cérémonie religieuse aura lieu
le jeudi 11 février, à 14 h 30, en l’église
Saint-Lambert de Vaugirard, Paris 15e.
3 MOIS
9, place Adolphe-Chérioux,
75015 Paris.
LE QUOTIDIEN ET SES SUPPLÉMENTS
+ M LE MAGAZINE DU MONDE
+ L’ACCÈS À L’ÉDITION ABONNÉS DU MONDE.FR
7 JOURS�7
Plamen Roussev,
Lutchezara Roussev,
ses enfants,
Ses petits-enfants
Ainsi que toute la famille,
69
ont la tristesse de faire part du décès de
survenu le 6 février 2016,
dans sa quatre-vingt-seizième année.
Toute sa famille
Et ses proches,
professeur d’histoire grecque
et président de l’université de Caen,
Marjolaine et Jean-Dominique
Vassalli,
Laurence et Freddy Filippi,
ses enfants,
ont la tristesse de faire part du décès de
survenu le 6 février 2016, à Versailles.
conseiller maître honoraire
de la Cour des comptes,
oficier de la Légion d’honneur.
Pierre SINEUX,
Genève. Paris. Old Greenwich (USA).
Adèle, Sarah, Nathael, Emilie,
ses arrière-petits-enfants,
Mme Milka ROUSSEVA,
Résidence la Source,
30 ter, rue Séméraire,
78150 Le Chesnay.
a la tristesse d’annoncer la brutale
disparition de
Cet avis tient lieu de faire-part et
de remerciements.
chevalier de la Légion d’honneur,
Les obsèques ont lieu ce mardi 9 février,
au cimetière parisien de Bagneux,
à 15 heures.
La Société des professeurs d’histoire
ancienne de l’université
(SoPHAU),
�
La cérémonie religieuse sera célébrée
le mercredi 10 février, à 9 heures, en
la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky,
12, rue Daru, Paris 8 e , suivie de
l’inhumation au cimetière du
Montparnasse, Paris 14e, dans le caveau
de famille.
AU LIEU DE 195€
Plamen Roussev,
20, rue Clément-Marot,
75008 Paris.
Mme Simone Sandier,
son épouse,
Hélène, Etienne et Natacha,
ses enfants,
Myriam, Alexandra et Irène,
ses petites-illes,
Yvonne,
sa belle-sœur,
Ses neveux et nièces,
ont la douleur de faire part du décès de
M. Gérard SANDIER,
survenu le 8 février 2016.
Les obsèques auront lieu le mercredi
10 février, à 15 heures, au cimetière du
Montparnasse, 3, boulevard Edgar-Quinet,
Paris 14e.
Ni leurs ni couronnes.
Cet avis tient lieu de faire-part.
16, rue du Docteur Roux,
75015 Paris.
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ces données pourraient êtres communiquées à des tiers, sauf si vous cochez la case ci-contre.
16 | culture
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
pppp CHEF-D'ŒUVRE
pppv À NE PAS MANQUER
ppvv À VOIR
pvvv POURQUOI PAS
vvvv ON PEUT ÉVITER
Haidar, neveu du
réalisateur Abbas Fahdel,
tient le rôle principal du
documentaire. NOUR FILMS
HOMELAND :
IRAK ANNÉE ZÉRO
pppp
T
out au long de l’année
1991, le critique Serge Daney consacre, dans ses
colonnes de Libération et
d’ailleurs, de nombreux articles à
la couverture médiatique, plus
précisément télévisuelle, de la
guerre du Golfe. « Ce qui a frappé
tout le monde face à ce télé-Irak
bombardé, écrit-il alors, c’est la disparition des images », car, préciset-il plus loin, « nous entrons dans
une période où l’image n’existe plus
que du point de vue du pouvoir,
c’est-à-dire d’un champ sans contrechamp ».
Ce contrechamp eût été, selon
l’auteur, de montrer, non pas « le
fantasme de la guerre en direct », ni
ces visuels robotiques de missiles
pleuvant sur Bagdad, mais la vie
de tous les jours et ses lieux, intérieurs et extérieurs, foyers, rues,
« boîtes de nuit », pour attester que
l’« autre », le peuple irakien, avait
bien un visage, et pas forcément
celui de Saddam Hussein.
Abbas Fahdel, Franco-Irakien
installé en France depuis ses
18 ans, qui fut l’élève de Daney à
l’université, a pris son invective au
sérieux. Douze ans plus tard, en février 2003, alors que la coalition
menée par les Etats-Unis s’apprête
à lancer une nouvelle offensive en
Irak, sous le prétexte de dénicher
des « armes de destruction massive », le cinéaste revient au pays
avec une caméra légère et se met à
filmer les membres de sa famille,
partout, tout le temps, et à travers
eux ce quotidien irakien, dont
nous savions si peu de chose, qui
faisait jusqu’alors tant défaut.
Deux mois après l’assaut américain qu’il a vécu depuis la France,
Fahdel reprend le tournage, retrouve les mêmes personnes, les
mêmes lieux, ébranlés par un choc
terrible dont il est encore difficile
de prendre la mesure. Le film qu’il
tire des cent vingt heures de
rushes accumulés, grande fresque
qui nous parvient près de dix ans
après les faits, est découpé en deux
parties : un « avant » et un « après »
ce point aveugle qu’est la guerre.
La première partie, « Avant la
chute », nous accueille le matin,
au réveil de la famille, entre le crépitement du poêle, la chaleur du
thé et la télévision qui crache un
spot de propagande, où Saddam
Hussein apparaît en Petit Père des
armées. Ce qui sous-tend le volet,
c’est évidemment l’imminence
du conflit, qui plonge chacun
Bagdad, ville ouverte
En 2002 et 2003, Abbas Fahdel a filmé l’irruption de la guerre
dans le quotidien de sa famille, en Irak ; de ces images
précieuses, il a tiré une fresque déchirante
dans une sorte de résignation angoissée, ravive le souvenir encore
proche de l’embargo (1990-1996),
qui avait si durement frappé la population, voire celui plus lointain
de la longue guerre avec l’Iran
(1980-1988). Alors, on creuse un
puits dans le jardin, on fait des
provisions de nourriture et de
médicaments, on consolide les vitres avec des bandes de Scotch, on
joue à la guerre, mais surtout, on
attend.
Un autre sentiment, très vite,
prend le relais, celui que ce mode
de vie, qui se perpétue malgré
tout, ne disparaisse bientôt dans
la déflagration de la guerre. Dans
la plus pure tradition du documentaire, Fahdel recueille alors
tout ce qu’il peut, sans autre intervention de sa part qu’un sous-titrage contextualisant (pas de
commentaires). C’est la belle séquence du marché, où la caméra
Le film considère
la famille
comme le point
d’ancrage d’un
large déploiement
vers le paysage
social, naturel,
culturel de l’Irak
largue les amarres familiales,
pour aller « collectionner » les établis, les visages, les matières, les
produits, les épices, le chant élégiaque d’un mendiant aveugle.
C’est aussi le merveilleux passage
des vacances à Hit, dans la bellefamille, où les enfants, au soleil
couchant, jouent sur les rives du
Tigre, à proximité de majestueux
vestiges assyriens (qu’en restera-
t-il ?). Dernières heures d’une
existence résiduelle dont la perte
annoncée se noie dans les reflets
mordorés du crépuscule.
Un monde peuplé d’enfants
La seconde partie, « Après la bataille », est consacrée aux stigmates des affrontements, aux béances flagrantes qu’ils viennent de
creuser dans le tissu social : bâtiments délabrés, traces d’incendies, ruines omniprésentes, quartiers résidentiels détruits. Le revers de la propagande baasiste,
c’est désormais l’occupation américaine, avec les longues rangées
de véhicules militaires qui sillonnent ou bloquent les rues, et les injonctions plus ou moins conciliantes des soldats. Dans les détonations éclatant à toute heure, dans
la menace qui circule de gangs nés
du chaos, qui tirent à vue, enlèvent
femmes et enfants, se profile l’ori-
gine délétère de l’organisation Etat
islamique. Homeland ne considère pas tant la famille comme refuge, mais surtout comme le point
d’ancrage d’un plus large déploiement, vers le paysage social, naturel, culturel de l’Irak, assemblant,
dans un montage extraordinaire,
un rhizome de rencontres, de discours, d’affects, de refoulements,
de craintes, d’aspirations, et même
de déni (l’épisode des juifs convertis à l’islam).
Il y a là tout un héritage néoréaliste, rossellinien (si cher à Daney),
comme l’indique le sous-titre du
film – en référence à l’Allemagne
année zéro, de Roberto Rossellini
(1948). A ce titre, les images, d’apparence fragile, domestique, qui
prêtent si peu le flanc à l’épate, ne
sont si belles, si justes, qu’à mesure
de leur anonymat, de leur dépouillement, par cette façon de ne
jamais ornementer ni « griffer » le
réel d’un auteurisme surplombant.
Mais ce qui frappe le plus, ici,
c’est à quel point l’Irak que nous
montre le film est un monde peuplé d’enfants. Ils semblent surgir
de partout, faire du moindre tas de
gravats leur terrain de jeu, et la caméra de Fahdel éprouve pour
ceux-ci un véritable tropisme.
Mieux, le cinéaste réserve à son
neveu d’une dizaine d’années, le
petit Haidar, le rôle principal d’Homeland, le laissant peu à peu devenir une sorte de guide, d’éclaireur,
d’enquêteur, d’indicateur, partout
où la caméra passe. Idée sublime
que de confier les rênes du film,
non pas à la raison adulte, ni
même à une autorité certifiée,
mais à un petit garçon rayonnant,
enjoué, terriblement lucide.
Plus le film avance et plus il se
referme sur lui comme un mausolée – puisque Haidar fut raflé par
une rafale de tirs perdus (ce qu’on
apprend dès la première partie).
Raison pour laquelle Abbas Fahdel a mis si longtemps à affronter ces images, et qui achève de
conférer à ce geste documentaire,
d’une ampleur et d’une urgence
inouïes, une terrassante densité
émotionnelle. p
mathieu macheret
Documentaire irakien
d’Abbas Fahdel. En deux parties
(2 h 40 et 2 h 54).
Abbas Fahdel : « Je me sens comme un survivant »
Le réalisateur, arrivé en France à 18 ans pour étudier le cinéma, raconte son retour en Irak et l’aventure de son film
ENTRETIEN
A
utoproduit, son home
movie irakien de six heures a fait le tour du monde
des festivals, rencontrant un insolent succès. Premier étonné de
l’affaire, Abbas Fahdel, cinéphile
mordu réfugié en France depuis
trente ans, nous parle de son histoire et de son amour du cinéma,
de l’exil et de la liberté, de religion
et de politique. Il apparaît que sa
vie est un roman conté avec une
verve orientale, un humour percutant, un humanisme opportunément hors de saison.
Ce choix de la France ?
Une vieille histoire. Mon père
était cuisinier de la prison de Hilla
[à 100 km au sud de Bagdad], et assez cinéphile. A 14 heures, il rentrait de son travail, allait vendre
des crêpes salées en ville dans une
charrette à bras, puis je le rejoi-
gnais et on allait au cinéma. C’était
un triple programme, avec des
films qui changeaient tous les
jours. On voyait des comédies musicales égyptiennes, des westerns
spaghettis, de l’art et essai. C’est là
que j’ai découvert La Nuit, d’Antonioni, et Le Mépris, de Godard, qui
m’a ouvert un monde que je ne
soupçonnais même pas. J’ai aussi
découvert Jules et Jim, de Truffaut,
au centre culturel français, Jeanne
Moreau et la langue française
m’ont subjugué. J’avais 15 ans, je savais que je voulais devenir réalisateur, mon père était d’accord, puis
il a changé d’avis, il a eu peur. Je
suis parti quand même, avec l’appui secret de ma mère, et je n’ai jamais revu mon père, qui est mort
avant que je ne revienne au pays.
L’installation ne fut-elle pas
trop difficile ?
Elle l’a été, mais j’étais trop heureux pour m’en apercevoir. Je
n’avais pas un sou, je ne parlais pas
la langue, j’habitais une chambre
de bonne à Pigalle avec les prostituées et les travestis à ma porte,
Paris me terrorisait, mais j’allais
étudier le cinéma ! Renonçant à
l’Idhec, je me suis inscrit à Paris-III,
où enseignait Serge Daney. Pour
gagner des sous, j’ai même fait les
vendanges, ce qui m’a permis de
visiter le pays. A la Cinémathèque,
j’ai rencontré Henri Langlois, qui
me donnait la permission de me
faufiler dans la salle.
Qu’est-ce qui motive, en 2002,
votre retour en Irak
pour y filmer ?
L’imminence de la guerre, un
pressentiment apocalyptique. Je
me dis que si les Américains y retournent, ils vont raser le pays. Il
me semble impératif de rejoindre
ma famille, de filmer le pays de
mon enfance, dont j’ai le sentiment qu’il peut disparaître. Et
puis je souffrais de la représentation qu’on donnait de l’Irak en
Occident. Je n’y retrouvais ni le
pays ni les hommes. Vingt-cinq
millions d’Irakiens étaient sans
visage. J’ai tourné de février 2002
à juillet 2003, en y retournant
plusieurs fois. A la fin, mon neveu s’est fait tuer, et pendant dix
ans, je n’ai même plus voulu regarder ces rushes.
Mais vous finissez
par les regarder.
Oui, et je vois soudain le film.
J’essaie de vendre l’idée à la télévision, personne n’en veut. Je le
monte seul, enragé contre ce formatage dont plusieurs autres de
mes films avaient été l’objet. Je le
monte contre la télévision. Sur
une durée longue, sans un mot de
commentaire, sans simplisme pédagogique. Et le film prend miraculeusement vie grâce aux festivals. Luciano Barisone, du festival
Visions du réel, à Nyon [Suisse], est
le premier à y croire. Une trentaine
d’autres à sa suite. Je suis le premier surpris, je pensais que les
gens en avaient marre de l’Irak.
C’est tout le contraire qui se passe.
Les gens découvrent que les Irakiens sont comme eux ! Que ce ne
sont ni des arriérés ni des sauvages, qu’ils n’ont rien à voir avec
l’image qu’on donne du pays depuis vingt ans.
Il y a une sorte de déterminisme
de la mort dans votre parcours.
Votre père que vous fuyez pour
devenir cinéaste, votre neveu
dont la présence et l’absence
déterminent votre film…
Oui, c’est vrai. Et il y a eu aussi
cet état de guerre quasi permanent en Irak. En même temps,
c’est ce qui me fait sentir comme
un survivant et regarder le
monde différemment. Il faut
avoir vécu cette menace du néant
pour mesurer ce que la vie a de
précieux, pour s’attacher à la trivialité des êtres et des choses.
On se rend aussi compte en
voyant votre film que l’invasion
américaine est le point de départ d’un chaos dont on subit
depuis lors les conséquences.
Ils ont ouvert la boîte de Pandore. La destruction de l’Etat a attisé les conflits et débouché sur la
loi de la jungle, sur la prolifération des milices et des voyous.
L’Etat islamique, ce sont les mêmes qui se sont redéfinis comme
des fous de Dieu. Et en réaction,
tout le monde revient en arrière.
La déchéance de nationalité me
fait sentir aujourd’hui comme un
citoyen de seconde zone en
France. J’appartiens pourtant à
une génération qui pensait que le
progrès était inéluctable. p
propos recueillis par
jacques mandelbaum
culture | 17
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
Face au viol,
l’arme
de la foi
Lou de Laâge
(au centre) incarne
un médecin de la
Croix-Rouge.
MARS FILMS
Anne Fontaine relate le drame
vécu par des nonnes, enceintes
après avoir été abusées par des
soldats russes, en Pologne, en 1945
pppv
T
rès différents dans le ton,
la forme, les interprètes
et leurs styles de jeu, les
deux derniers films
d’Anne Fontaine, Gemma Bovery
(2014) et Perfect Mothers (2013),
avaient ceci de commun de placer
le plaisir des sens à la racine de
leurs histoires. Perfect Mothers,
adaptation des Grand-Mères, de
Doris Lessing, mettait en scène
deux quadragénaires entretenant
chacune une liaison avec le fils de
l’autre. Gemma Bovery, inspiré de
Madame Bovary, contait les
amours extraconjugales d’une
jeune femme fraîchement installée en Normandie.
Au cœur de l’histoire des Innocentes se trouvent les rigueurs de
la vie monastique et la foi. Inspiré
de l’histoire vraie de Madeleine
Pauliac, jeune médecin de la CroixRouge qui se trouvait en 1945 en
Pologne, le film se construit à rebours du plaisir des sens, dans le
traumatisme d’un viol collectif.
On n’éprouvera de ce dernier
qu’un écho, quelques mois plus
tard, lorsque Mathilde Beaulieu
(remarquable Lou de Laâge, précise dans sa jeunesse un peu grave,
avec une pointe de sauvagerie
dans l’œil), avatar de Madeleine
Pauliac, est amenée en secret par
une jeune sœur dans un couvent.
Y vivent plusieurs religieuses enceintes de soldats russes qui les
ont agressées lors de leur passage.
Si la sensualité n’y sera presque
jamais de mise, Les Innocentes relève pourtant à nouveau d’une approche profondément sensorielle
du langage cinématographique,
qui trouve ici une puissance et une
beauté singulières. On y parle
beaucoup : Madeleine, fille de
communistes, débat avec Sœur
Maria (mystérieuse et subtile
Agata Buzek), affronte la mère supérieure (Agata Kulesza, passant
après Ida du côté monastique du
dilemme, avec la même intensité
de jeu), joue au chat et à la souris
avec son supérieur à la CroixRouge, Samuel (Vincent Macaigne,
auquel l’assurance va bien).
Des dialogues fins et sensibles
Les dialogues imaginés par Anne
Fontaine et Pascal Bonitzer sont
aussi fins que sensibles : il y a du
sublime et du grotesque dans chaque rôle, une âme dans chaque
personnage, même ceux qui
n’ont que quelques répliques et
quelques plans pour exister. La
confrontation de l’athéisme, de la
foi et de l’application des règles
monastiques donne lieu à des
joutes oratoires formidables,
étonnantes d’actualité.
Mais l’œil est happé bien avant
que l’esprit ne s’éveille à l’histoire,
dès ce prologue sans paroles où
l’on suit une jeune sœur traversant
la forêt ouatée de neige. La terrible
histoire n’a pas encore été dite :
cette forêt blanche pourrait encore
être le théâtre d’un conte. Mais il y
a dans l’urgence du pas, la peti-
Les tribulations
d’une Libanaise à Paris
Danielle Arbib nous replonge dans la vie
estudiantine de la France des années 1990
PEUR DE RIEN
ppvv
P
aris, 1993. C’était il y a longtemps, hier, ou peut-être
aujourd’hui. Imaginant les
tribulations d’une étudiante libanaise dans la capitale, Lina, Peur de
rien promène son spectateur entre
passé tout court, passé proche et
présent.
En 1993, on paie encore en francs
et les cabines téléphoniques servent à téléphoner : passé. Lorsqu’on parle politique, on dit déjà
« Le Pen », mais encore « Jean-Marie » : passé proche. Les douze travaux d’Hercule sont une récréation au regard des formalités
d’inscription à la Sorbonne, et l’on
y suit déjà certains cours assis par
terre : présent. On y rencontre des
profs qui parlent à un amphi
comme à un ami proche, avec des
mots qui vibrent : « J’ai relu Pascal
ce dimanche, et j’ai pensé à vous. »
Fiction ?
Paris vécu, Paris connu, Paris
rêvé : Danielle Arbid ne nous invite pas à un cours d’histoire, mais
à un tableau amoureux de la
France et de sa capitale. Un polyptyque construit au gré des idylles
de Lina, qui lui ouvrent des Paris
différents – nanti ou fauché, étudiant ou trentenaire, communiste
ou royaliste, indolent ou engagé.
On lui reproche un jour ces revirements au gré des portes qui se ferment et s’ouvrent, mais Lina est
moins opportuniste que curieuse,
moins coureuse que gourmande,
elle a 18 ans, le sourire aux lèvres,
et du temps encore devant elle
pour juger et passer en jugement.
Le film pourrait ne se donner à
voir que légèrement. C’est plus
complexe. Ce Paris au passé proche nous interdit de vivre le présent : depuis 2016, on est toujours
plus vieux que Lina. On téléphone
avec un portable. Le Pen a changé
de sexe et de prénom. Qu’avonsnous gardé en un quart de siècle,
défait, nié, que reste-t-il à faire ?
Peur de rien, qui a la joie au cœur
comme son héroïne, n’impose pas
ces questions, il les propose,
comme elle se propose elle­même
à la rencontre, en souriant. Ce sourire ne rend pas la vie politique
plus stimulante ni la France moins
contradictoire, mais il aide à y vivre. Reste à savoir s’il se conjugue
au passé, au passé proche, à la fiction ou au présent. p
n. lu.
Film français de Danielle Arbid.
Avec Manal Issa, Vincent Lacoste,
Paul Hamy, Damien Chapelle,
Dominique Blanc… (2 heures).
tesse du visage cerclé par la coiffe,
le mouvement de la cape sombre,
un mélange de fragilité et de grandeur dans lequel tout le film se devine, où l’émotion naît déjà. Caroline Champetier, à la photographie, continuera de travailler la palette de ces images superbes : un
double jeu de contrastes et de
nuances bleutées, des lignes fortes, floutées dans les scènes d’intérieur par des jeux de lumière délicats donnant à certains plans cette
vibration singulière des tableaux
de Georges de La Tour. Un matériau subtil et expressif, dont cette
grande artiste fait merveille.
C’est à l’oreille ensuite, mais
autour ou à la place des mots, que
l’histoire se raconte en une partition de sons quotidiens faite de
tonalités capricieuses et de
contretemps. Un instant, le rire
cristallin d’une jeune sœur ricoche contre les murs du couvent,
faisant jaillir la joie après le naufrage. L’instant suivant, le fracas
encore lointain d’une troupe de
soldats ramène toutes les souf-
L’histoire
se raconte en
une partition de
sons quotidiens
faite de tonalités
capricieuses et
de contretemps
frances passées sur les visages. A
ce stade de l’histoire, l’emprise
physique du film est telle qu’on a
le sentiment que tout y fait sens,
une lampe allumée dans une
chambre obscure, un chuchotement, une fissure entre deux pans
de mur ; les arbres sous la neige
ont des airs de forêt de symboles.
La force de ce récit écrit et porté
à l’écran avec toute la sensibilité
possible est de parvenir à transmettre cette sensibilité au spectateur : une capacité d’attention aux
détails presque invisibles, petits
gestes et sons infimes. Elle invite
dans le présent du film à vivre et à
sentir l’histoire avant de la juger,
et autorise au bout du parcours
les effets les plus grands, sans que
l’on perde jamais en sens ni en justesse, comme ces violons languissants d’On the Nature of Daylight
de Max Richter, qui referment,
avec tout le lyrisme auquel il a gagné le droit, ce beau film sur la foi,
l’enfantement, mais surtout sur la
tolérance. p
noémie luciani
Film franco-polonais d’Anne
Fontaine. Avec Lou de Laâge,
Agata Buzek, Agata Kulesza,
Vincent Macaigne (1 h 55).
« Les Tuche 2 »
triomphe au box-office
Avec plus de 1 million de spectateurs en cinq jours, Les Tuche 2 : Le Rêve américain opère
un démarrage en trombe qui
annonce, à l’arrivée, des
scores bien supérieurs au premier volet des aventures de
cette famille de prolétaires excentriques (la production vise
aujourd’hui les 3,8 millions de
spectateurs). Devenue en
quelques années un véritable
phénomène populaire, cette
comédie signée Olivier
Baroux, interprétée par JeanPaul Rouve et Isabelle Nanty,
avait rassemblé 1,5 million de
spectateurs en salles en 2010,
et consolidé sa notoriété en
faisant exploser l’Audimat à
chacun de ses passages télé,
VOD, etc.
Loin derrière, en deuxième
position, Chocolat, de Roschdy Zem, qui ravive la mémoire du clown Chocolat, fils
d’esclave afro-cubain devenu,
au début du XXe siècle, une vedette du music-hall, peut se
targuer d’avoir damé le pion à
la stridente machine de
guerre hollywoodienne Alvin
et les Chipmunks.
« UN FILM PUISSANT
ET AMBITIEUX »
MARIANNE
COUP DE CŒUR
Julie Bertuccelli dans ELLE
Les Prix Lumières
de la presse étrangère
couronnent « Mustang »
Le film Mustang de la réalisatrice Deniz Gamze Ergüven
a été sacré, lundi 8 février,
meilleur film lors des 21e Prix
Lumières décernés par
les correspondants de la
presse étrangère en France.
Le film défendra les couleurs
françaises aux Oscars
le 28 février. – (AFP.)
UN FILM DE NAËL MARANDIN
QIU LAN
CRÉATION
LES INNOCENTES
YA N N I C K C H O I R AT
/LaMarcheuse
LOUISE CHEN
PHILIPPE LAUDENBACH
ACTUELLEMENT AU CINÉMA
REZOFILMS.COM
18 | culture
0123
Petits arrangements
autour d’un pactole
L A
Le Roumain Corneliu Porumboiu renoue avec la veine comique
S E M A I N E
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
LE TRÉSOR
D E
pppv
Pince-sans-rire
Pourtant, Porumboiu ne lâche
rien de son jeu matois du chat et
de la souris avec le spectateur. Difficile, dans un premier temps, de
définir clairement un sujet, dans
cette histoire de deux voisins grevés de dettes, Costi (Toma Cuzin)
et Adrian (Adrian Purcarescu), qui
se piquent d’aller déterrer un trésor hypothétique, dans la maison
de campagne du second.
Tout commence comme une fable pince-sans-rire sur la précarité
des classes moyennes roumaines.
Costi, père de famille, salarié trop
honnête, s’échine à recueillir la
somme qui lui permettra de louer
le détecteur de métaux nécessaire
à l’exhumation du pactole. Mais
les liquidités manquent, en temps
A U T R E S
F I L M S
C
La chasse au trésor de deux voisins grevés de dettes, Costi (Toma Cuzin)
et Adrian (Adrian Purcarescu) ADI MARINECI/LE PACTE
Plus la réalité du
trésor s’éloigne,
plus sa virtualité
s’accroît et sature
l’espace des
personnages
de crise, et l’opération nécessite
une combinaison serrée de petits
arrangements et d’économies de
bouts de chandelle, qui menace de
capoter à tout moment. Avant de
sonder le sol, il faut d’abord sonder la possibilité d’un butin, sonder son complice, se sonder soimême et ses propres « avoirs ». Le
comique est alors affaire de distance entre l’imaginaire aventureux que charrie l’idée du trésor et
les ajustements sordides, tout à
fait antihéroïques, auxquels les
personnages en sont réduits.
Puis le sujet se reconfigure à vue.
Les compères, bientôt rejoints par
un troisième larron, employé
nonchalant qui manie le détecteur selon le principe du moindre
effort, se retrouvent face à un jar-
din qui ne veut rien leur livrer de
ses secrets. Où creuser ? Comment
comprendre les miaulements
électriques de l’appareil, ou les
graphiques en 3D qui modélisent
les profondeurs du sol ? Les esprits
s’échauffent, les mots volent plus
haut que d’autres, et la situation
s’opacifie à mesure que la nuit
tombe. Plus la réalité du trésor
s’éloigne, plus sa virtualité s’accroît, sature l’espace physique et
mental des personnages, et vire à
l’obsession. On touche là au cœur
du projet de Porumboiu : la résistance butée d’un réel indifférent,
qui piège les hommes aux rets de
leurs propres discours et de leurs
vaines légiférations. Il en va ainsi
du trésor, dont on pensait qu’il
renfermait, symboliquement, le
refoulé des exactions communistes, mais qui n’a peut-être d’autre
signification que la présence têtue
de ce gazon clairsemé, de ce grand
chêne penaud, de cette maison
délabrée, qui semblent regarder
les personnages droit dans les
yeux, comme pour les interroger à
l’endroit de leur crédulité.
Au-delà de ce programme de
brouillage, le film finit par se révé-
L E S
orneliu Porumboiu est le
cinéaste le plus insaisissable de la « nouvelle vague
roumaine », qui a bien du mal à se
renouveler. Rien, dans ses films,
de l’hyperréalisme obtus, affirmatif et sérieux de certains de ses
compatriotes ; mais une façon discrètement narquoise de contrecarrer le bloc des réalités (Policier,
adjectif, 2009), de taquiner le sens
du visible (Métabolisme ou Quand
le soir tombe sur Bucarest, 2013), de
trébucher sur les chausse-trappes
du langage (12 h 08 à l’est de Bucarest, 2006), le tout pour mieux
épingler l’opacité des notions de
code, de loi, de devoir.
Jusque-là, ses films se présentaient sous la forme d’expérimentations ou de dispositifs (Match
retour, 2014, échange entre le cinéaste et son père sur la retransmission d’un vieux match de
foot), certes passionnants, mais
dont le côté parfois abrupt pouvait
encore rebuter. Le Trésor, montré
en 2015 à Cannes (où il reçut le prix
Fipresci et le prix du jury Un certain regard), renoue avec la veine
comique de la première heure,
celle de 12 h 08 à l’est de Bucarest,
qui l’avait révélé à la Quinzaine des
réalisateurs, et revient à une forme
narrative plus abordable, ouverte à
un public plus large.
ler moins cynique qu’on pouvait le
penser, dans une dernière partie
magnifique, dont il ne faut évidemment rien dévoiler, sinon
qu’elle est stevensonienne en diable et qu’elle réaffirme l’enchantement du réel par la transfiguration
de ses valeurs. Elle renvoie à la
toute première image du film,
celle d’un petit garçon boudeur,
déçu parce que son papa (Costi)
n’est pas venu le chercher à l’école,
et qui se réchauffe, le soir, à la lecture de Robin des bois. C’est alors
seulement, à l’occasion d’un dernier plan superbe, s’élevant majestueusement vers le soleil, par-dessus un jardin d’enfants, qu’on comprend que Le Trésor est un grand
film sur le contrat, c’est-à-dire sur
la « parole donnée ». Contrat réel,
moral, social, mais avant tout, car
c’est là le plus important, cette promesse tacite qui lie indéfectiblement les turpitudes de l’adulte aux
rêves éternels des enfants. p
mathieu macheret
Film roumain et français
de Corneliu Porumboiu. Avec
Toma Cuzin, Adrian Purcarescu,
Corneliu Cozmei (1 h 29).
Après un début aux allures de documentaire militant, le film de Jean-Henri Meunier
vire au road-movie burlesque avec, pour héros, Jean-Marc Rouillan et Noël Godin
ppvv
U
n vieil homme à la démarche mal assurée arrive gare du Nord, à Paris. Il passe en taxi à l’hôpital Lariboisière pour prendre un autre
sexagénaire, plus alerte, qui sort
d’une visite de contrôle avec de
bonnes nouvelles : son cancer est
toujours en rémission. Le premier vient de Belgique, le second
de prison. Noël Godin, entarteur
anarchiste,
et
Jean-Marc
Rouillan, ex-membre d’Action directe, commencent un incertain
voyage.
Pendant les quatre-vingt-dix
minutes qui vont suivre, le sentiment qui dominera chez le spectateur (chez celui-ci en tout cas)
sera l’incrédulité. Jean-Henri
Meunier, le réalisateur, fait
d’abord semblant de lancer ses
deux personnages (car il apparaît
très vite que les deux hommes
tiennent un rôle, celui que la vie
leur a assigné) sur une trajectoire
militante rectiligne. Ils sont à la
recherche d’une grosse voiture –
une Cadillac noire, Rouillan n’en
démord pas – pour parcourir les
routes de l’Europe rouge, ou de ce
qu’il en reste : la Catalogne indépendantiste, Gênes l’altermondialiste, la Grèce victime de l’Europe.
Mais tout va de travers, la voiture se fait désirer (et le désir de
voiture du partisan de la lutte armée devient un leitmotiv), des
acteurs (Miss Ming, Sergi Lopez)
se mêlent aux militants zadistes
que croise le duo. Le doute finit
par se dissiper, ce film est une fiction, une espèce de grande vadrouille sur les routes de la subversion.
Noël Godin est un personnage
lunaire, dont les affections multiples entravent les mouvements
mais pas le langage : enfoncé
dans la boue d’un campement ou
crapahutant le long d’une voie de
chemin de fer, il n’arrête pas de
pérorer. Jean-Marc Rouillan
garde un air bougon, égrène ra-
geusement les raisons de l’échec
de la révolution. Se constitue
ainsi un duo de cinéma classique
qui met aux prises une énergie
brute et une force d’inertie, la
puissance du geste et celle de la
parole. La mise en scène est évidente, mais aussi la vérité de ces
deux regards sur des idéaux qui
s’estompent dans les brumes du
passé.
Laurel et Hardy du grand soir
On pourra, bien sûr, reprocher à
Faut savoir se contenter de beaucoup d’éluder les questions que
pose l’histoire qui surgit par la
seule présence de Rouillan. On
voit une affiche célébrant Puig
Antich, le camarade anarchiste
garrotté par le régime franquiste,
mais on n’entendra pas parler
des victimes d’Action directe. Pas
plus, sur un registre beaucoup
plus bénin, que de celles de Noël
Godin.
On peut aussi interpréter ce silence comme une mise en scène
du grand âge. Jean-Henri Meunier, qui appartient à la même
ppvv À VOIR
A une heure incertaine
Film portugais de Carlos Saboga (1 h 17).
Lisbonne 1942. Sous le régime de Salazar, Vargas, un policier,
tombe amoureux d’une réfugiée française juive qui espère, avec
son frère, s’enfuir d’Europe en passant par le Portugal. Il la cache dans une chambre chez lui, à l’insu de sa femme, alitée et
malade, et de sa fille. Le film construit délicatement des personnages qui tentent chacun de se trouver une issue, au cœur
d’une société figée et autoritaire, et caressent ainsi l’espoir
d’une fuite. Le romanesque s’allie ici généreusement avec une
description complexe et attachante des caractères. p j.-f.-r.
Ferda la Fourmi
Programme de cinq films d’animation tchèque
de Hermina Tyrlova (40 minutes).
Qu’elle insuffle la vie à des marionnettes, des personnages en
feutrine, des cailloux, bijoux et autres fanfreluches en dentelle, la pionnière du cinéma d’animation tchèque fait évoluer
ses personnages avec une grâce fragile et beaucoup d’humour
dans de virevoltantes petites symphonie de couleurs, de mouvements et de musique. p i. r.
L’Odorat
Documentaire canadien de Kim Nguyen (1 h 24).
Point d’étalage scolaire de faits de science ni de modélisations
par ordinateur en rafales : il est rarement aussi plaisant d’apprendre qu’à travers ce documentaire sur l’odorat, qui parle le
langage de l’émotion avec autant d’aisance que celui de la recherche, et se savoure comme un poème autour d’un sens,
autant et plus que comme un exposé de science. p n. lu.
pvvv POURQUOI PAS
Les Espiègles
Programme de quatre courts-métrages d’animation lettons de
Janis Cimermanis, Maris Brinkmanis et Evalds Lacis (45 min).
Bel échantillon d’animation venue de Lettonie et de ses célèbres studios AB, ce programme rassemble quatre courts-métrages en image par image et presque sans paroles autour du
thème de la vie à la campagne : une promenade mignonne et
malicieuse, et une bonne occasion de sensibiliser les plus petits à la réflexion environnementale. p n. lu.
Deadpool
Film américain et canadien de Tim Miller (1 h 49).
Bien connu des fans de comics, le tâcheron Marvel, Deadpool,
au parler grossier et à la morale douteuse, n’avait pas encore eu
les honneurs du grand écran – à l’exception d’une baston dans
X-Men Origins : Wolverine. C’est chose faite avec ce blockbuster
qui, bien qu’assurant une fréquence respectable de rires gras
dans la salle, reste bien plus formaté qu’impertinent. p n. lu.
Free Love
Film américain de Peter Solett (1 h 44).
Frappée par le cancer, une policière du New Jersey lutte pour que
sa pension soit versée à sa compagne après sa mort. Nous sommes en 2005, le mariage n’est pas encore pour tous, et ce film en
défend la cause avec une sincérité portée par les interprètes, Julianne Moore et Ellen Page. On aimerait que le récit, didactique,
et la mise en scène, timide, soient à la hauteur de l’enjeu. p t. s.
Heidi
Film germano-suisse d’Alain Gsponer (1 h 46).
Les deux romans pour enfants de Johanna Spyri, dont le film
d’Alain Gsponer propose une contraction, ont été plusieurs fois
adaptés au cinéma. Curieuse idée de réactiver un tel récit, dont
le kitsch primitif est remis au goût du jour par un style « écolonaturaliste ». Le désir infantile de la vie sauvage et sans contraintes, le refus de l’autorité civilisée, la construction d’un roman familial idéal forment le socle d’un récit ici rehaussé par le charme
de la petite comédienne interprétant l’héroïne. p j.-f.-r.
Peace to Us in Our Dreams
Grande vadrouille sur les chemins de la subversion
FAUT SAVOIR
SE CONTENTER
DE BEAUCOUP
K Retrouvez l’intégralité des critiques sur Lemonde.fr
(édition abonnés)
génération que ses héros, les
filme avec une gourmandise ironique lorsqu’ils vont faire un
tour en mer sur le voilier d’un
ami.
La retraite des révolutionnaires
ressemble furieusement à celle
des cadres supérieurs, et on dirait bien qu’il faut beaucoup
d’énergie aux Laurel et Hardy du
grand soir pour reprendre leur
pèlerinage incertain vers les derniers lieux saints de la subversion et refuser un oubli salutaire.
Ces hésitations, cette mélancolie – qui parfois vire à la violente
tristesse – luttent contre l’ironie
(parfois lourde) et le volontarisme politique pour finir par
l’emporter. Faut savoir se contenter de beaucoup, commencé
comme un road-movie d’ultragauche, finit presque comme un
éloge funèbre. p
thomas sotinel
Film lituanien de Sharunas Bartas (1 h 47).
De loin en loin, le réalisateur lituanien Sharunas Bartas envoie
des nouvelles indéchiffrables à la planète cinéphile. Ténébreux
et contemplatif, plastiquement somptueux, son cinéma évalue
la possibilité d’une communauté, et tient tout entier dans une
maison, avec des gens dedans et de la nature dehors. S’y prêtent, aujourd’hui, lui-même, sa fille, sa compagne, accaparés
par le fantôme d’une femme aimée. p j. ma.
La Tour 2 contrôle infernale
Film français d’Eric Judor (1 h 28).
On ne retrouvera pas les héros de La Tour Montparnasse infernale (2001), mais des personnages de gentils abrutis, toujours incarnés par Eric et Ramzy, censés être les géniteurs de leurs prédécesseurs. Le film joue sur le décalage dans l’époque, sur des
trouvailles poétiques, mais manque de rythme. p t. s.
vvvv ON PEUT ÉVITER
Chair de poule
Film américain de Rob Letterman (1 h 43).
Aux romans pour la jeunesse de R. L. Stine, ce film emprunte
non seulement une version aseptisée du cinéma d’horreur,
mais le personnage du romancier. Le talent de Jack Black et
une multitude de créatures numériques ne suffisent pas à
donner vie à ce b.a.-ba de la terreur. p t. s.
Alaska
Film italien, français de Claudio Cupellini (2 h 05).
Unis par un coup de foudre express, les destins de Nadine et
Fausto évoluent, de la France à l’Italie, de la prison aux podiums
de la Fashion Week, comme des morceaux de tissus qui s’effilochent sans réussir à se détacher l’un de l’autre. Le scénario repose sur l’hypothèse romantique d’une passion violente, irréductible aux assauts du temps et du monde extérieur, qui n’est
malheureusement étayée par aucune réalité sensible. p i. r.
NOUS N’AVONS PAS PU VOIR
The Monkey King 2
Film français de Jean-Henri
Meunier. Avec Noël Godin,
Jean-Marc Rouillan, Miss Ming,
Sergi Lopez (1 h 25).
Film chinois de Cheang Pou-soi (2 heures).
Joséphine s’arrondit
Film français de Marilou Berry (1 h 34).
culture | 19
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MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
A Buenos Aires, la dictature prolifère dans la cave
Dans une farce macabre, une famille bourgeoise poursuit, avec profit, la violence des années noires
EL CLAN
Le réalisateur
met en scène
l’horreur avec
une sorte
de rayonnante
légèreté
pppv
O
n ne trouve guère,
parmi les films du
nouveau cinéma argentin apparu dans les
années 1990, de tentatives de se
confronter aux années noires de
la dictature, comme ont pu le faire
leurs aînés, représentants d’un cinéma engagé et militant. Hormis
Los Rubios (2003), précis de déconstruction inouï d’Albertina
Carri, fille de « disparus » et cinéaste hors normes, ce sont plutôt
les miasmes, les ombres portées
de cette période qui se déposent
sur les films de ces réalisateurs.
Il revient à Pablo Trapero – maître de l’inquiétude sociale et troisième frère, spirituel celui-ci, des
Dardenne en Argentine – d’interrompre le règne de la litote et de
mettre les pieds dans le plat, avec
une sorte de cruauté tranquille
dans la distillation de l’horreur
qui confine à la farce macabre.
Kidnappings, extorsion de fond
Son scénario – et c’est bien là le
clou – n’en est pas moins tiré de la
plus plate réalité. En l’occurrence
celle du clan Puccio, une famille
de la moyenne bourgeoisie argentine du début des années 1980,
qui jouit d’une honnête réputation dans un quartier résidentiel
du grand Buenos Aires, grâce à
l’activité de son magasin d’articles nautiques, tout en se livrant,
dans le sous-sol de la maison familiale, à la séquestration, à la torture et à l’assassinat.
C’est dire, d’emblée, la porosité
de l’ordre familialiste bourgeois et
de l’ordre étatique fasciste, quand
bien même ils ne seraient pas nécessairement réductibles l’un à
l’autre. C’est, toutefois, le cas ici.
Arquimedes, patriarche et cerveau de l’affaire, notable portant
beau, est un ancien des renseignements militaires qui, à l’heure de
la démocratisation du pays, a
transféré ses « activités » dans le
Guillermo Francella interprète Arquimedes, le patriache tortionnaire qui met son fils aîné, Alexandro (Peter Lanzani)
à contribution pour sa lucrative « entreprise ». DIAPHANA DISTRIBUTION/PROKINO FILMVERLEIH GMBH
privé, dans un but, cette fois, purement lucratif : kidnappings, extorsion de fonds, disparition des
corps. Sous son autorité naturelle,
la famille suit, sans se poser trop
de questions. Alejandro, le fils
aîné, beau bébé, vedette de
l’équipe nationale de rugby, est
mis directement à contribution,
quitte à se faire tordre un peu le
bras. Epifania, l’épouse et mère,
assure, en bonne ménagère, la logistique domestique.
Les cadets, terrorisés, suivent la
cadence. Il est, en tout cas, tacitement convenu que les gémisse-
Difficile
de ne pas voir
l’ombre joueuse
et cruelle
du grand
Luis Buñuel
ments, qui montent régulièrement de la cellule aménagée au
sous-sol, font partie des petits désagréments d’une manne financière utile à toute la famille.
Cette horreur, qui témoigne,
une fois de plus, de la consternante banalité du mal, Pablo Trapero la met en scène avec une
sorte de rayonnante légèreté (tunnels musicaux pop ou jazzy, lumière cuivrée, tranquillité des
beaux quartiers de la capitale,
narration joueuse), qui ne fait
qu’accuser la monstruosité du
clan et, plus largement, de la so-
ciété, qui a rendu possibles ses
agissements. Ses exactions proprement dites, montrées par
éclairs, paraissent ainsi moins
violentes que le dispositif psychologique collectif qui les naturalise.
Psychopathe impavide
Un autre exemple de cette approche est le choix de l’acteur qui interprète le père de famille sous les
espèces d’un psychopathe impavide. Guillermo Francella est, en
effet, en Argentine et, plus largement, en Amérique latine, une
star comique qui s’est notam-
ment illustrée dans une franchise
de pastiches de films d’action, intitulée Les Exterminateurs. On appréciera l’ironie de ce contre-emploi, tout en constatant que Francella est un quasi-sosie de l’acteur
chilien Alfredo Castro, qui interprète lui aussi les monstres doucereux dans les films de Pablo Larrain traitant de la dictature chilienne : Tony Manero (2008), Santiago 73, post mortem (2010), etc.
Difficile de ne pas voir, derrière
l’un et l’autre de ces Latino-Américains, qui confèrent à l’histoire
tragique de leur continent sa part
de surréalité macabre, l’ombre
joueuse et cruelle du grand Luis
Buñuel.
Leur propos, loin de ne concerner qu’un passé révolu, interroge
en effet les fondements mêmes
de la démocratie qui a succédé à la
dictature, notamment son impuissance à rendre justice des crimes commis, comme à s’émanciper de la politique néolibérale
adoptée par les juntes au pouvoir.
Nul hasard si le récit d’El Clan se
déroule précisément durant
cette période de « normalisation » démocratique. C’est que le
film parle aux Argentins de leur
situation présente, et que ces derniers l’ont ainsi compris en faisant d’El Clan l’un des films les
plus populaires de l’histoire du
cinéma national. p
jacques mandelbaum
Film argentin de Pablo Trapero.
Avec Guillermo Francella,
Peter Lanzani, Lili Popovich,
Stefania Koessl (1 h 48).
Pablo Trapero ressuscite les fantômes de l’Argentine
Le cinéaste revient sur la genèse et l’extraordinaire succès d’un film qui raconte le passé tourmenté de son pays
RENCONTRE
P
ablo Trapero avait 13 ans,
en août 1985, au moment
de l’arrestation d’Arquimedes Puccio, dans une station-service de Buenos Aires. Le cinéaste
argentin garde « un souvenir très
net des gros titres sur une famille
d’un quartier bourgeois qui séquestrait des gens qu’elle connaissait
avant de les tuer. D’autant qu[’il]
vien[t] d’un quartier qui est l’opposé de San Isidro, La Matanza est
un quartier très populaire ».
Ce souvenir est revenu à la surface en 2007, après le tournage de
Leonera, son cinquième long-métrage. Devenu projet de film, il a
rencontré un accueil très froid
chez les producteurs. « On m’a répondu que le public n’avait pas envie de voir ce genre de film très
dur », se rappelle le cinéaste.
Il a fallu attendre 2014 et la rencontre entre Pablo Trapero et les
frères Almodovar, coproducteurs
d’El Clan avec les Argentins Kramer & Sigman, pour que le film
soit mis en chantier. Un an plus
tard, El Clan était devenu le plus
gros succès de l’histoire du cinéma
argentin, avec plus de 2,6 millions
d’entrées, dans un pays qui
compte 43 millions d’habitants. Ce
succès a pris des proportions hors
du commun. « La maison où
étaient détenues les victimes d’enlèvement est devenue une espèce de
Puccioland, où les gens prenaient
des selfies », observe Trapero.
Reflet d’une adolescence
Ce succès, le réalisateur et scénariste l’explique par « la combinaison de l’affaire criminelle, du portrait de famille et du contexte historique. [Il a] eu l’intuition que le
mélange était propre à nourrir un
film noir, qui raconterait le
monde à partir d’un cas très particulier ».
Ce monde, c’est avant tout l’Argentine, ses fantômes et ses cauchemars. C’est aussi le reflet de
l’adolescence d’un jeune Porteño,
comme on appelle les habitants
de la capitale, nommé Pablo Trapero. « Mon adolescence est arrivée en même temps que le printemps radical [du nom du parti
de Raul Alfonsin, premier président élu après la chute du régime
militaire], mais ce printemps était
menacé, personne ne savait si la
démocratie allait durer. J’étais très
jeune, mais j’entendais mes parents, leurs amis se demander
combien de temps tout cela allait
durer, cette fois. Ce n’aurait pas été
la première fois qu’un processus
démocratique aurait été inter-
L'HOMME
QUI RÉPARE
LES FEMMES
rompu. J’ai un souvenir très précis
de ce mélange d’espérance et de
peur. » Dans les salles argentines,
le public s’est levé lorsqu’on entend Alfonsin dire « jamais plus »,
à propos des crimes de la junte.
Reconstitution minutieuse
Mais, justement, El Clan, qui raconte les forfaits d’un homme
issu des services secrets de la
junte, est sorti dans la foulée de
l’affaire Nisman, du nom de ce
procureur qui enquêtait sur les
services et dont la mort par balle
a été officiellement présentée
comme un suicide, alors qu’une
contre-enquête a conclu à un assassinat. Pour Pablo Trapero,
« ces systèmes obscurs travaillent,
et peu importe si le régime est dictatorial ou démocratique, de
droite ou de gauche. L’important
est qu’ils restent cachés ».
Pour jeter de la lumière sur ces
ombres, le cinéaste a choisi de
réaliser un film plus formel, plus
contraint que les précédents. Si la
reconstitution historique minutieuse, costumes, décors, véhicules, élocution des personnages,
tend à imposer une atmosphère
de film noir, « la contrainte formelle répondait aussi à la nécessité de protéger les victimes, fait remarquer le réalisateur. Nous
avons gardé les noms de tous les
protagonistes de l’affaire, ce qui
entraîne une responsabilité morale. Je me souciais plus de l’effet
du film sur les victimes et leurs familles que du scénario ».
Cette exactitude s’entend aussi
dans la bande originale, qui mêle
des succès de « la pop stridente des
années 1980 », dont le clan Puccio
se servait pour terroriser ses détenus et dissimuler leurs cris, des
succès anglophones, autorisés au
moment de la transition démocratique après avoir été interdits
pendant le conflit des Malouines,
et des succès du rock argentin, qui
s’épanouissait alors.
Pablo Trapero met aussi la popularité du film sur le compte de
l’autre sport national argentin,
après le football – la psychanalyse.
« Je suis en analyse, ma femme et
productrice, Martina Gusman, est
en analyse et a étudié la psychologie, ma sœur est thérapeute, énumère-t-il. Ce qui dit beaucoup de
l’obsession de l’Argentine pour le
passé. Le succès du film affirme la
maturité d’un public qui veut regarder les problèmes en face. Ça
veut dire que nous sommes prêts à
regarder le passé pour passer à
autre chose, à quelque chose de
nouveau. » p
thomas sotinel
17
FÉV.
LA COLÈRE D’HIPPOCRATE
UN FILM DE THIERRY MICHEL ET COLETTE BRAECKMAN
RÉALISÉ PAR THIERRY MICHEL
WWW.JHR FILMS.COM
20 | télévisions
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
Premières dames
de l’horreur
VOTRE
SOIRÉE
TÉLÉ
M E RCR E D I 10 F É VR IE R
Le documentariste Joel Soler a recueilli les
témoignages de femmes de dictateur, dans
lesquels elles n’expriment aucun remords
FRANCE Ô
MERCREDI 10 – 20 H 50
SÉRIE DOCUMENTAIRE
A
voir le sourire affable
de Nexhmije Hodja se
figer, puis le corps de
cette petite dame de
90 ans se raidir, lorsque Joel Soler
l’interroge sur le terme de « dictateur » accolé au nom de son époux,
Enver Hodja – qui dirigea d’une
main de fer l’Albanie de 1945 à sa
mort, en 1985 –, on mesure les difficultés que le réalisateur français
a dû rencontrer pour mener à bien
cette remarquable série documentaire (5 × 52 min) consacrée aux
femmes des despotes. Mais aussi
la diplomatie – et les ruses, sans
doute – qu’il lui a fallu déployer
pour parvenir à les approcher.
Si certaines, comme Leïla Ben Ali
et Michèle Duvalier, ont choisi de
ne pas apparaître, d’autres, en revanche, telles Imelda Marcos, Nexhmije Hodja ou Agathe
Habyarimana, ont accepté d’évoquer longuement les heurs et malheurs de leurs parcours. A défaut
– et c’est l’un des points communs
qui les unissent – d’exprimer une
once de culpabilité ou de remords
quant à leur responsabilité directe
ou indirecte.
Ce qui rend d’autant plus stupéfiante, sinon dérangeante, cette
série au long cours – fruit d’un travail de cinq ans –, qui s’inscrit
dans la lignée des précédents documentaires de Joel Soler consacrés à Saddam Hussein, Ben Laden ou encore Hitler. Déjà, il y explorait l’horreur de ces régimes
autoritaires sous le prisme intimiste et familial.
Discours monstrueux
Outre de brefs mais nécessaires
rappels historiques, le réalisateur
thématise son propos en classant
ces despot housewives en « cinq familles » : « les grandes dépensières » (Imelda Marcos, Michèle Duvalier, Leïla Ben Ali…) ; « les impératrices rouges » (Jiang Qing
– l’épouse de Mao –, Margot Honecker, Mirjana Milosevic…) ; « les
cuisinières de la terreur » (Rachele
Mussolini, Sadjida Hussein ou Safia Kadhafi) ; « les illusionnistes »
et autres ambassadrices au
charme vénéneux (Eva Peron,
Jewel Taylor, Asma Al-Assad…) ; et
« les reines sans couronne » (Lucia
Pinochet, Suzanne Moubarak…).
Leïla
Ben Ali,
la femme
de l’ancien
président
tunisien,
en octobre
2009.
DEREK HUDSON/
LT/GETTY IMAGES
Chacun des volets est construit à
partir d’un long entretien où l’on
peut mesurer toute l’habileté de
celle qui est interrogée. A pas de
velours, Joel Soler avance au milieu de discours rodés, voire
monstrueux par leur dénégation.
Ces entretiens « fil rouge » étant
eux-mêmes éclairés par des témoignages à charge ou à décharge
des victimes et de proches.
Si, lors du premier opus, les propos d’Imelda Marcos sur l’argent
ou la beauté peuvent « prêter » à
sourire par leur caractère surréaliste, il n’en est pas de même avec
Nexhmije Hodja, incarnation
même de ces idéologues – devenues souvent les numéros deux
du régime – à partir desquelles Joel
Soler dresse une généalogie de
l’horreur. Est-ce sa posture d’aînée
ou son « idéalisme » pur et dur ?
Toujours est-il que l’épouse d’Enver Hodja n’a pas de mots assez
durs contre certaines de ses sombres et sanguinaires homologues.
Ainsi d’Elena Ceausescu, trop
« clinquante à son goût », de Jiang
Qing, jugée « capricieuse », ou de
Mirjana Milosevic, dont elle refuse
de parler, en raison des actes crimi-
nels que cette dernière a poussé
son mari à commettre. Comment
se juge cette femme, qui s’apprête
aujourd’hui comme une vieille
dame presque ordinaire ? Evoquant sa rencontre avec Mère Teresa, elle n’est pas loin de comparer son œuvre à la sienne, en ajoutant sereinement : « J’ai fait mon
devoir et je suis très tranquille. » p
christine rousseau
Despot Housewives, série
écrite et réalisée par Joel Soler
(Fr., 2015, 5 × 52 min).
Deux épisodes tous les mercredis
Familles, je vous aime
Malgré quelques petites paresses scénaristiques, les tribulations des Bouley et des Lepic enchantent toujours
FRANCE 2
MERCREDI 10 – 20 H 55
SÉRIE
L
es Bouley (bourgeois bohèmes) et les Lepic (bourgeois
tout court) sont de retour.
Avec leurs amis, leurs amours,
leurs emmerdes. Et leurs multiples névroses. Même si l’écriture
de cette huitième saison se révèle
un peu paresseuse, le retour de
ces personnages attachants est
une bonne nouvelle, à la fois pour
des millions de téléspectateurs
devenus accros et aussi pour
France 2, qui bat des records
d’audience avec ce programme
véritablement fédérateur.
Créée par Anne Giafferi et
Thierry Bizot en 2007, « Fais pas ci,
fais pas ça » est devenue l’une des
séries les plus populaires du paysage audiovisuel français. Les raisons de ce succès : qualité d’écriture, dialogues enlevés, problématiques familiales dans lesquelles
plusieurs générations peuvent se
retrouver et casting impeccable :
Isabelle Gélinas, Valérie Bonneton,
Guillaume de Tonquédec et Bruno
Salomone sont des parents à la fois
paumés, crédibles, touchants, drôles et insupportables. Les enfants
que l’on a vu grandir (d’Alexandra
Gentil à Lilian Dugois en passant
par Cannelle Carré-Cassaigne, Tiphaine Haas ou Yaniss Lespert)
sont parfaitement interprétés et se
bonifient avec le temps.
Une virée épique
Quelques invités surprises viennent pimenter les aventures des
deux familles. Ainsi, dans cette
huitième saison, on retrouve avec
plaisir André Manoukian, Isabelle Nanty et Eva Darlan. Sans
oublier une apparition de Daniel
Cohn-Bendit.
Au bout de tant d’années, les
équipes de scénaristes qui se succèdent doivent se creuser les méninges pour inventer de nouvelles
situations. Lors de cette saison, on
a droit, entre autres, aux difficultés à tenir un gîte en Sologne ou à
faire vivre un restaurant installé
sur une péniche solidaire. A la participation de Fabienne Lepic à un
stage de récupération de points de
permis de conduire. Sans oublier
une virée familiale épique dans un
célèbre parc d’attractions, les an-
goisses de Valérie Bouley guettée
par la ménopause, ou le mariage
de sa mère avec… un ex-petit copain ! A ne surtout pas rater à la fin
du premier épisode : le tournage
d’une pub japonaise pour une
marque de pâtes, avec un Denis
Bouley déchaîné. p
alain constant
« Fais pas ci, fais pas ça »,
série créée par Anne Giafferi
et Thierry Bizot. Avec Bruno
Salomone, Isabelle Gélinas,
Guillaume de Tonquédec, Valérie
Bonneton (Fr., 2016, 8 × 52 min).
TF1
20.55 Les Experts : Cyber
Série créée par Carol Mendelsohn,
Ann Donahue et Anthony E. Zuiker.
Avec Patricia Arquette,
James Van Der Beek, Peter MacNicol
et Shad Moss (EU, saison 1,
ép. 13/13, S2, ép. 1 et 2/22).
23.25 Les Experts
Série créée par Anthony E. Zuiker.
Avec Ted Danson, Elisabeth Shue,
George Eads et Jorja Fox (EU, S13,
ép. 14 et 10/22 ; S9, ép. 21 et 24/24).
France 2
20.55 Fais pas ci, fais pas ça
Série créée par Anne Giafferi et
Thierry Bizot. Avec Bruno Salomone,
Isabelle Gélinas, Guillaume de
Tonquédec (Fr., S8, ép. 1 et 2/6).
22.40 Folie passagère
Animé par Frédéric Lopez.
France 3
20.55 Football
8es de finale de la Coupe de France :
Paris-SG-Lyon.
23.55 Avenue de l’Europe, le mag
Présenté par Véronique Auger.
Canal+
21.00 Suite française
Drame de Saul Dibb. Avec Michelle
Williams, Matthias Schoenaerts
et Kristin Scott Thomas
(GB-Fr.-Can., 2014, 100 min).
22.40 Les Recettes du bonheur
Comédie dramatique
de Lasse Hallström. Avec Helen
Mirren, Om Puri et Manish Dayal
(EU-Inde, 2014, 120 min).
France 5
20.40 Carnuntum,
la cité perdue des gladiateurs
Documentaire de Klaus T. Steindl
et Klaus Feichtenberger
(Autr., 2015, 50 min).
21.30 Les Mystérieuses
Catacombes de Rome
Documentaire de Paul Olding
(GB, 2013, 55 min).
Arte
20.55 L’Aveu
Thriller politique de Costa-Gavras.
Avec Yves Montand et Simone
Signoret (Fr.-Ital., 1970, 135 min).
23.10 Ulrich Seidl
et les méchants garçons
Documentaire de Constantin Wulff
(Fr.-All.-Autr., 2014, 50 min).
M6
20.55 Maison à vendre
Présenté par Stéphane Plaza.
0123 est édité par la Société éditrice
HORIZONTALEMENT
I. Fait tomber les blocages et les barGRILLE N° 16 - 034
PAR PHILIPPE DUPUIS
rières. II. Réaction au laboratoire. De
très vieux des mers chaudes. III. Lancier venu de l’Est. Conservations in-
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
I
II
III
terdites. IV. Se fait voir chez les plus
maigres. Couvrit le toit de ferraille.
V. Perdons les eaux. Espagnol ou breton selon l’accent. VI. Mécènes italiens. S’accroche au ventre. Pour tirer
droit. VII. Cœur de cactus. Assure le
IV
V
développement. Tout le monde peut
le prendre. VIII. Eau troublée. Fait
monter le rouge. Finit dans les cordes
VI
VII
et les feuilles. IX. Allongèrent inement. X. Fins déinitives à de gros
problèmes de santé.
VIII
IX
VERTICALEMENT
1. Clos un bon repas. 2. Vient en renfort pour exciter les papilles. 3. Un pi-
X
SUDOKU
N°16-034
du « Monde » SA
Durée de la société : 99 ans
à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 94.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 80, boulevard Auguste-Blanqui,
75707 Paris Cedex 13 Tél. : 01-57-28-20-00
Abonnements par téléphone :
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de l’étranger : (33) 1-76-26-32-89 ;
par courrier électronique :
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Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
Courrier des lecteurs
blog : http://mediateur.blog.lemonde.fr/ ;
Par courrier électronique :
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Médiateur : [email protected]
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Finances : http://inance.lemonde.fr ;
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Collection : Le Monde sur CD-ROM :
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Le Monde sur microilms : 03-88-04-28-60
La reproduction de tout article est interdite
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n° 0717 C 81975 ISSN 0395-2037
card à pâte molle. Fit des dégâts.
4. Première arrivée. En réduction.
SOLUTION DE LA GRILLE N° 16 - 034
5. Naturels. Brik ou Boulanger. 6. Possessif. A ouvert de nombreuses
HORIZONTALEMENT I. Intoxication. II. Neuneu. Gorge. III. Vue. Priera.
grilles. 7. Donnera de la hauteur.
IV. Irréelle. Sen. V. To. Psaume. Sd. VI. Allô. Diérèse. VII. Toi. Créneler.
8. A la in de l’oice. Piégée. Fait la
VIII. Ignoré. TVA. IX. Oigne. Réarma. X. Née. Arien. Il.
liaison. 9. Se rallia aux Bourbons
VERTICALEMENT 1. Invitation. 2. Neurologie. 3. Tuer. Ligne. 4. On. EPO.
On. 5. Xérès. Créa. 6. Iu. Ladre. 7. Pluie. Ri. 8. Agrémentée. 9. Toi. Erévan. 10. Ires. Elar (râle). 11. Ogresse. Mi. 12. Neandertal.
après avoir servi l’empereur. Fut capitale pour les Arméniens. 10. Bout
d’intestin. Gros violon. 11. Héros helvète. Tient en tête. 12. Me lancerais.
Présidente :
Corinne Mrejen
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80, bd Auguste-Blanqui,
75707 PARIS CEDEX 13
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L’Imprimerie, 79 rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Toulouse (Occitane Imprimerie)
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0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
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Au sud de Marrakech, en s’enfonçant dans le Haut Atlas, un autre Maroc se révèle.
Plaine déserte, routes à lacets et hôtels de charme, qui, chacun, racontent une histoire
VOYAGE
haut atlas (maroc)
envoyé spécial
O
n prend la route 203
vers Moulay Brahim,
en direction de Taroudant, à l’assaut du
Haut Atlas. C’est un projet de
voyage simple : sortir de Marrakech, si belle et pourtant si
bruyante, si polluée et comme
« occupée » de touristes. Fuir surtout ce qu’elle devient : une addition croissante d’hôtels dits « de
luxe » qui ouvrent les uns après
les autres sans toujours convaincre – sauf peut-être de leur froide
inhumanité. Rejoindre Tafraout,
pour retrouver un peu de déglingue et d’air pur, un Maroc berbère encore authentique, et dormir chemin faisant dans des hô­
tels indépendants, chargés d’histoire, qui ne jouent pas l’escalade
des prix mais soignent l’accueil
de leurs hôtes.
En roulant vers le domaine de
La Roseraie, notre première
étape, à Ouirgane, on est déjà
tenté de s’arrêter dix fois tant la
route est belle. Accrochée à 1 000
mètres d’altitude sur les contreforts du Haut Atlas, La Roseraie
est une retraite 4 étoiles en
pleine nature. Le confort des
chambres est simple mais soigné. On est à la campagne. Touche de modernité, le spa ouvert
en 2015 propose des cours de
beauté marocaine. On y apprend
à faire le rhassoul, une « terre à laver » naturelle qui purifie la peau.
En 1969, Abdelkader Fenjiro, directeur général de La Mamounia
de la grande époque, à Marrakech, achète ce jardin de roses à
une aristocrate anglaise. Un an
plus tard, il ouvre son hôtel, qui
deviendra un domaine au fil des
agrandissements. Contraint par
l’isolement, Fenjiro forme les vil­
lageois des alentours pour en
faire ce qu’il appelle des « techniciens de l’hôtellerie moderne ».
Son petit paradis montagnard ne
tarde pas à attirer des clients fidèles, à l’image d’Edmond Valès,
peintre orientaliste et professeur
d’art au lycée Paul-Valéry de
Meknès.
Il faut partir, pour s’arrêter
presque immédiatement au
sanctuaire du rabbin Haïm Ben
Diwan. Un pèlerinage s’y déroule
chaque année en mai, qui attire
sur ce chemin de terre rouge des
juifs marocains et d’autres, venus de France et d’Israël. Ils s’y recueillent sur des tombeaux en
pierre gravés en hébreu et protégés par un jardin clos, à ciel
ouvert, dans une sérénité totale.
Plus loin, on atteint le petit village d’Ijoukak à l’heure du déjeuner. Une salade marocaine et un
tajine de poulet coûtent 75 dirhams (6,90 euros) au bord de la
route. L’odeur de sucre du thé
aux feuilles d’absinthe attire les
abeilles sauvages. Avec l’altitude,
le paysage change, les oliviers
EN PLEIN DÉSERT,
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EST UNE MER DE VERDURE
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compte 14 bungalows, 8 suites et 8 tentes caïdales « de
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chambres, un restaurant
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1960 » et une piscine.
Chambre double à partir de
47 euros. Pension complète
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Hôtel La Roseraie, à Ouirgane. DR
disparaissent, les amandiers
fleurissent dès le début de l’année. On traverse ce qui fut le territoire du caïd Goundafi (18551928), qui aida l’armée française
au temps du protectorat. Sa biographie, préfacée par le maréchal
Juin, parle d’« un grand Berbère »,
dont il ne reste que des casbahs
en ruines.
Montagnes de granit rose
On laisse à gauche de la route
l’enclos d’Iguer, en regrettant de
ne pas aller à la rencontre des
mouflons à manchettes qui y
sont protégés. C’est alors qu’on
atteint le sommet : le col de TiziN-Test, à 2 100 mètres d’altitude,
porte d’entrée de la province de
Taroudant. On s’arrête pour la
vue, indiciblement profonde,
dans laquelle se jettent les parapentistes. La descente est
d’autant plus raide que la route se
fait mauvaise. Une fois dans la
plaine, on accède à Taroudant
après d’infinies lignes droites
bordées de plantations latifundiaires.
Réputé élégant, abordable et
charmant, le Palais Salam, à Taroudant, n’est, hélas, plus que
l’ombre de lui-même. Une partie
des employés est en grève. L’eau
chaude et le Wi-Fi discriminent
les chambres : certaines en ont,
d’autres pas. Le petit déjeuner est
indigne, les piscines à l’abandon,
le charme des remparts du
XVIe siècle de cet ancien palais
n’agit plus.
En route vers l’Anti-Atlas, à
30 km au sud-est de Taroudant,
on fait un crochet vers l’oasis de
Tiout. En plein désert, c’est une
mer de verdure plantée de plus de
Hotel-lesamandiers.com
20 000 palmiers dattiers, dominée par une casbah majestueuse
de l’époque saadienne. Dans la
palmeraie, un double bassin d’irrigation, qui sert aussi de piscine
en été, est alimenté par une
source. Chez Hassan Adnane, à
l’enseigne
« Café-restaurant
Amado », on déjeune très bien
pour trois fois rien. Hassan fait
aussi office de guide et d’épicier.
Il explique qu’ici un paysan vit
bien avec 5 hectares. « Au-delà, ce
sont les capitalistes », dit-il dans
un éclat de rire. Suivent des paysages de plateaux, vides de toute
vie, qui semblent ne jamais finir.
Après quatre heures de lacets,
on découvre, émerveillé, Tafraout et la vallée d’Ameln. Ancien hôtel d’Etat inauguré par le
roi Mohammed V en 1958, l’hôtel
4 étoiles Les Amandiers fait face
au vaste cirque des montagnes de
granit rose qui entourent la ville.
Aux Amandiers, le chic du restaurant et des parties communes est
indescriptible.
L’expression
« dans son jus » semble avoir été
inventée pour cet établissement
modeste et terriblement attachant. Sa piscine invite au repos,
mais les gorges d’Ait Mansour, au
sud, méritent de s’échapper une
journée.
La progression de village en village à l’ombre des palmiers
donne tout son sens à ce voyage
en voiture. Les chants proprement assourdissants des oiseaux
enivrent. Le spectacle est total.
Dans la fraîcheur de cette vallée
bordée par les montagnes arides,
on se dit que cette route étroite et
malaisée est sans doute une des
plus belles au monde. p
thomas doustaly
Faire de la culture
votre voyage
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IMMATRICULATION N° : IM075110169
22 | 0123
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
FRANCE | CHRONIQUE
par gé r ar d co urtois
Les mirages de
l’union nationale
L’
affaire de la révision
constitutionnelle est si
mal emmanchée qu’elle
pourrait bien finir par
capoter. Soit que l’Assemblée nationale, qui l’examine actuellement, et le Sénat, qui fera de
même ensuite, ne parviennent
pas à un texte commun, indispensable pour une réforme de la
Constitution ; cela conduirait à
l’annulation du Congrès censé
l’adopter. Soit que, les deux
Chambres s’étant mises d’accord,
le Congrès soit convoqué mais
que la majorité requise des trois
cinquièmes des parlementaires
ne soit pas atteinte ; le projet serait, alors, rejeté.
Chaque jour qui passe rend plus
plausible l’un ou l’autre de ces
deux scénarios. Il n’est d’ailleurs
pas certain que le président de la
République n’y trouve la moins
mauvaise échappatoire au piège
dans lequel il s’est enfermé. On
devine aisément, en effet, le discours qu’il pourrait tenir en cas
d’échec : au lendemain des attentats du 13 novembre, j’ai assumé
mes responsabilités pour protéger au mieux les Français de la
menace djihadiste, les parlementaires, en particulier ceux de
droite, ont esquivé les leurs pour
des raisons de médiocre politique,
les Français jugeront. Cela permettrait peut-être au chef de l’Etat
de sauver la face, mais pas de masquer le fiasco de son entreprise.
Stupéfiante confusion
Quant à l’hypothèse d’une révision finalement adoptée par le
Congrès, elle pourrait bien n’être,
au bout du compte, qu’une victoire à la Pyrrhus. L’inscription
dans la Constitution de la déchéance de la nationalité française pour des personnes condamnées pour des actes de terrorisme a, en effet, provoqué un
trouble profond, voire une rupture irrémédiable entre le pouvoir
exécutif et une partie de la gauche, y compris parmi les socialistes. L’on voit mal comment François Hollande pourrait recoller les
morceaux d’ici à la présidentielle
de 2017 et rassembler toutes les
voix de gauche dont il aurait, s’il
se représente, un besoin vital.
Le président de la République ne
peut s’en prendre qu’à lui-même.
Pour deux raisons de nature très
différente. La première tient à la
manière dont il a décidé d’inclure
la déchéance de nationalité dans
le projet de réforme. Le 16 novembre 2015, devant le Congrès réuni
trois jours après les attentats de
Paris et Saint-Denis, la réforme annoncée ne porte explicitement
que sur la constitutionnalisation
de l’état d’urgence. D’une formule
ambiguë, le président ajoute :
« Cette révision doit s’accompagner
d’autres mesures ; il en va de la déchéance de nationalité… » Un mois
plus tard, le 23 décembre, le pas est
franchi. Le projet de loi présenté
en conseil des ministres prévoit la
possibilité de déchoir de sa nationalité « une personne née française
qui détient une autre nationalité,
lorsqu’elle est condamnée pour un
crime constituant une atteinte
grave à la vie de la nation ».
On pouvait donc penser la décision mûrement réfléchie et soigneusement « bordée ». Face aux
DEPUIS SIX
SEMAINES,
BRICOLAGES ET
CONTORSIONS
JURIDIQUES ONT
ÉTÉ PERMANENTS
ON VOIT MAL
COMMENT
LE CHEF DE L’ÉTAT
POURRAIT
RECOLLER LES
MORCEAUX D’ICI À
LA PRÉSIDENTIELLE
critiques qui se sont immédiatement exprimées – notamment
sur la rupture d’égalité entre les
binationaux, seuls susceptibles
d’être visés par la déchéance, et les
nationaux, épargnés puisque
cette peine aurait pour résultat,
inacceptable, de les rendre apatrides –, la réaction du gouvernement a témoigné du contraire.
Depuis six semaines, bricolages
et contorsions juridiques ont été
permanents pour tenter de résoudre la quadrature du cercle : initialement réservé aux binationaux,
la déchéance est désormais étendue à tous les Français, sans que
l’on comprenne comment la question de l’apatridie éventuelle serait
résolue ; de même, s’ils ne sont
plus stigmatisés, les binationaux
restent les seuls susceptibles de se
voir déchus de la nationalité française ; et, pour corser les choses, la
déchéance ne serait plus seulement applicable à des auteurs de
crimes portant atteinte à la nation,
mais également à des auteurs de
délits de même nature…
Cette stupéfiante confusion,
qu’en d’autres temps Lionel Jospin aurait pu qualifier d’« expérimentation hasardeuse », se double
d’une erreur de jugement surprenante chez un homme aussi
averti que François Hollande de
l’histoire politique du pays. Depuis les attentats du 13 novembre,
il a invoqué, à juste titre, « l’unité
nationale face à une telle abomination ». Il l’a redit lors de ses
vœux du 31 décembre : « Quand il
s’agit de votre protection, la France
ne doit pas se désunir. Elle doit
prendre les bonnes décisions audelà des clivages partisans. » Et ces
derniers jours, devant l’Assemblée
nationale, le premier ministre n’a
cessé d’appeler à « une unité sans
faille » face à la menace terroriste.
C’est pourtant le même président, lorsqu’on l’interrogeait, peu
avant le 13 novembre, sur ce mirage très français de l’union nationale, qui répondait sans une hésitation : « Avec nos institutions et
l’élection présidentielle, une coalition droite-gauche est impossible. »
A-t-il estimé que la « guerre » déclarée à la France par le terrorisme djihadiste permettait de dépasser
cette contrainte et d’abolir les « clivages partisans » ? A l’évidence.
Il peut mesurer, aujourd’hui,
qu’il n’en est rien. L’élection présidentielle à venir est plus que jamais la pierre de touche des positions des uns et des autres. Quand
François Fillon dénonce la réforme de la Constitution, c’est
pour mieux se démarquer de Nicolas Sarkozy. Comme Nathalie
Kociusko-Morizet et, de façon plus
sinueuse, Alain Juppé. Quand Cécile Duflot réclame le retrait de ce
projet « inutile et dangereux », nul
doute qu’elle entend apparaître en
porte-voix de la vraie gauche. Et
quand le président du Sénat laisse
entendre que les sénateurs vont
réécrire ce texte, chacun comprend que la droite n’entend pas
faire au chef de l’Etat le cadeau
d’un Congrès réussi. François Hollande pourra bien déplorer ces
manœuvres. Il n’en sera pas moins
la victime. p
[email protected]
Tirage du Monde daté mardi 9 février : 242 337 exemplaires
ÉLEVAGE,
UN MAL
FRANÇAIS
L
e stratagème est vieux comme
l’Europe. Lorsqu’une crise dépasse
les responsables politiques français,
ces derniers finissent bien souvent par dénoncer Bruxelles. C’est un peu ce qu’a fait le
premier ministre, Manuel Valls, accusant,
lundi 8 février, la Commission européenne
d’en « faire trop peu ou trop tard » dans la
crise agricole qui frappe les filières porcine,
bovine et laitière et provoque le désespoir
des éleveurs français.
En réalité, la crise a une triple explication :
contexte international défavorable, désarmement européen et défaillance française.
Le contexte, c’est l’effondrement mondial
du prix des matières premières agricoles,
accentué par la chute des cours du pétrole.
Cette baisse s’explique par la surproduc-
tion mondiale et le ralentissement de la demande. En cause, le ralentissement de
l’économie chinoise et le faible appétit des
consommateurs pour les produits carnés.
Cette crise conjoncturelle survient à un
mauvais moment pour l’Europe. Cette dernière a supprimé, au printemps 2015, les
quotas laitiers qui permettaient de limiter
la production et de soutenir les prix. Les exploitants en ont profité pour augmenter à
contretemps – légèrement en France et en
Allemagne, outrancièrement en Irlande –
leur nombre de vaches laitières, faisant dévisser les prix. La filière porcine, quant à
elle, n’a jamais été régulée. Mais elle est
frappée par l’embargo russe, imposé en raison d’une épizootie survenue en Pologne
et dans les pays baltes. Bruxelles peut aider.
Pas en recréant la forteresse européenne
des années 1970, qui avait conduit à une
surproduction généralisée, mais en obtenant la levée de l’embargo russe, en forçant
les éleveurs à stocker leur surproduction, et
en réfléchissant à orienter à terme les aides
agricoles. Les 10 milliards d’euros versés
chaque année aux agriculteurs français par
an seraient mieux alloués s’ils étaient versés sous la forme de garantie face aux vicissitudes des marchés mondiaux.
Il n’empêche, le nœud de la crise française
se trouve… en France. Elle est structurelle.
Premier problème, les éleveurs porcins et
bovins ont refusé de choisir entre la production de masse, très industrialisée, et
une filière haut de gamme productrice de
valeur ajoutée. Ils sont restés prisonniers
d’exploitations familiales de taille
moyenne. Elles sont trop petites et pas assez performantes pour fournir la grande
distribution et les marchés mondiaux à des
prix compétitifs. Le refus de l’industrialisation s’incarne dans le rejet emblématique
de ladite « ferme des mille vaches ». C’est
pourtant le choix qu’ont fait les Danois et
les Allemands, couplant cette activité avec
la méthanisation, qui concilie écologie et
second revenu.
Les éleveurs n’ont pas su non plus monter
en gamme. Cet échec s’illustre dans l’incapacité de créer une filière distincte pour la
viande de qualité. On touche au deuxième
mal français : les éleveurs sont dans les
mains des abattoirs et des grandes centrales
de distribution, qui captent une part croissance de la valeur ajoutée et ne valorisent
pas la filière. Ils doivent s’organiser comme
l’ont fait les autres secteurs agricoles.
Si abus de position dominante il y a, c’est
au gouvernement de s’y attaquer, et il ne l’a
jamais fait sérieusement. Le problème est
autant agricole qu’industriel. Un sursaut
est indispensable, faute de quoi les éleveurs
de Bretagne subiront le sort des usines
Moulinex de Normandie, la disparition. p
CETTE SEMAINE
DUT, BTS, LICENCE PRO, BACHELOR :
QUELLES PERSPECTIVES POUR
LE MANAGEMENT INTERMÉDIAIRE ?
P Les formations courtes et leurs perspectives d’emploi
P Quel diplôme choisir et à quel coût
P L’essor des licences pro et des bachelors
Dans « Le Monde » du mercredi 10 daté jeudi 11 février
CHAQUE MERCREDI, LES ÉTUDIANTS
ONT RENDEZ-VOUS DANS « LE MONDE »
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Bourses : la crainte
d’un nouveau krach bancaire
Engie pourrait
céder 15 à 20
milliards
d’euros d’actifs
▶ Les indices boursiers
▶ Ralentissement chinois,
▶ Les banques européen-
▶ Les gérants de fonds
ont fortement chuté lundi
8 février. A Paris, le CAC 40
a cédé plus de 3 %, s’approchant du seuil
des 4 000 points
prix du pétrole… Les Bourses ne sont pas les seules
à souffrir. Les marchés
obligataires sont aussi
pris dans la tourmente
nes, qui ont prêté beaucoup d’argent au secteur
pétrolier et souffrent des
taux bas, sont particulièrement attaquées
conseillent aux petits
épargnants d’alléger leur
portefeuille et de limiter
leur exposition au risque
→ LIR E
PAGE S 2 - 3
G
érard Mestrallet, PDG
d’Engie, présentera, le
25 février, des résultats
annuels qui s’annoncent mauvais, notamment en raison de dépréciations d’actifs qui devraient
faire plonger l’exercice dans le
rouge, après un bénéfice de
2,4 milliards d’euros en 2014.
L’ex-GDF Suez traverse une période de transition difficile : au
moment où il se réorganise
autour de zones géographiques
et non plus de métiers, il doit
s’adapter à la nouvelle donne
mondiale, qui fait la part belle
aux productions et aux technologies bas carbone.
Les dirigeants du groupe passent en revue toutes les activités
et prévoient de céder pour 15 à
20 milliards d’euros d’actifs
en 2016-2018, dont 7 milliards à
court terme, indique La Lettre de
l’Expansion du lundi 8 février. Ces
chiffres n’ont pas été démentis.
Lors de la COP21 à Paris, fin 2015,
Engie avait annoncé qu’il ne
construirait plus de centrales au
charbon. Il devrait même en vendre, comme il vient de le faire au
Royaume-Uni, et espère en retirer
2 à 3 milliards d’euros.
M. Mestrallet cherche aussi « activement » des repreneurs pour
des centrales au gaz dans les régions des Etats-Unis où les prix
sont libres. Engie attend 4 à 5 milliards d’euros de la vente de
10 000 mégawatts. p
→ LIR E PAGE 4
74
MILLIARDS D’EUROS
A la Bourse de Tokyo,
mardi 9 février.
ISSEI KATO/REUTERS
AGRICULTURE
UNE RÉUNION
POUR RIEN AVEC
LA GRANDE DISTRIBUTION
→ LIR E
PAGE 4
MÉDIAS
L’AFP S’INSTALLE
EN CORÉE DU NORD
→ LIR E
PAGE 8
j CAC 40 | 4 079 PTS + 0,29 %
J DOW JONES | 16 027 PTS – 1,10 %
J EURO-DOLLAR | 1,1183
J PÉTROLE | 33,39 $ LE BARIL
J TAUX FRANÇAIS À 10 ANS | 0,60 %
VALEURS AU 09/02 À 9 HEURES
C’EST LE CHIFFRE D’AFFAIRES
DE L’ÉNERGÉTICIEN
FRANÇAIS EN 2014
PERTES & PROFITS | OR
La prime de la peur
S
urtout pas de panique ! La Bourse
plonge, la Chine vacille, les émergents
dévissent, le pétrole s’enfonce, la Réserve fédérale américaine (Fed, banque
centrale) ne sait plus sur quel pied danser…
Mais alors, à qui se fier ? A l’or, bien sûr, refuge
de toutes les angoisses et siège de tous les délires depuis l’Antiquité. Comme par hasard, le
métal jaune tient la vedette en ce début d’année troublée. Avec une progression de plus de
12 % depuis le 1er janvier, c’est même le meilleur
placement de 2016. A 1 200 dollars l’once
(1 074 euros), il a atteint son plus haut niveau
depuis huit mois.
Certes, on est encore loin du record historique de septembre 2011, quand le cours avait dépassé les 1 900 dollars, au plus fort de la crise,
mais après trois ans de baisse, le lingot retrouve de son lustre. C’est la prime de la peur.
Quand plus rien ne fonctionne correctement,
que les règles de base de la finance ne sont plus
respectées, l’or revient sur le devant de la scène.
Une bulle éclate
En théorie, la baisse des cours du pétrole devrait
entraîner celle du métal jaune. Mais voilà, le ralentissement économique mondial, causé par
l’atterrissage de plus en plus brutal de l’économie chinoise, et les inquiétudes sur les pays
émergents, notamment les producteurs d’or
noir, ont provoqué la dégringolade des marchés
actions, inquiets pour la croissance des entreprises. Témoin la chute du Nasdaq, le marché
américain des valeurs technologiques, qui a
Cahier du « Monde » No 22105 daté Mercredi 10 février 2016 - Ne peut être vendu séparément
perdu plus de 15 % depuis le début de l’année.
Amazon, Tesla, Netflix, les actions des vedettes
de la nouvelle économie ont chuté de près de
30 % en un mois et demi. Une bulle éclate.
Quel rapport avec l’or ? Eh bien, cette désaffection pour les marchés actions laisse planer
le doute sur la poursuite de la remontée des
taux d’intérêt entamée par la Fed. Si le loyer de
l’argent ne remonte pas, le dollar perd son attrait et son cours chute, comme on l’a vu ces
derniers jours. Les capitaux, notamment en
provenance des pays émergents, Chine et Inde
en tête, en quête désespérée d’une valeur sûre,
se reportent alors sur l’or.
Equilibre fragile donc, puisqu’il se base,
comme la plupart des décisions d’investissement ces dernières semaines, sur l’attitude de
la banque centrale américaine. Chaque indicateur macroéconomique, comme celui sur l’emploi, est surinterprété dans un sens ou dans
l’autre. Drogués à l’argent facile et souvent
schizophrènes, les investisseurs redoutent que
la remontée des taux mette fin à cette période
faste, et en même temps ils comprennent le
danger mortel, à moyen terme, du maintien
d’une politique monétaire trop laxiste.
D’ailleurs, les économistes de Goldman
Sachs continuent d’anticiper une hausse des
taux en trois fois cette année, et en conséquence ne croient pas à une nouvelle ruée vers
l’or. Dans ce contexte, le retour en grâce du métal jaune reste, comme toujours, le symptôme
d’un monde sans boussole. p
philippe escande
DJIHADISME
Un hors-série du « Monde » et de France Info
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2 | économie & entreprise
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
CHUTE DES BOURSES
Nouvelle tempête sur la planète financière
Chine, pétrole, banques… Les places boursières et les marchés obligataires ont connu un nouveau lundi noir
EN POINTS
CAC 40
DAX
PARIS
11 436,05
5 025,30
FOOTSIE
FRANCFORT
FTSE MIB
LONDRES
6 953,58
MILAN
23 435,67
‒ 21,7
%
1ER JUIN 2015
9 FÉVRIER 2016 1ER JUIN 2015
2 763,49
‒ 31,1
%
5 000
8 000
3 000
‒ 18,3
%
9 FÉVRIER 2016 1ER JUIN 2015
‒ 11,16
%
15 000
15 000
9 FÉVRIER 2016 1ER JUIN 2015
8 FÉVRIER 2016 1ER JUIN 2015
FRANCE
TOTAL (FR.)
BP (R.-U.)
en euros
en pences
46
447,4
38,17
343,5
ALLEMAGNE
0,584
0,863
‒ 32,3 %
1ER JUIN 2015
CHEVRON (E.-U.)
en dollars
0,541
‒ 51,7 %
– 23,2 %
en dollars
5 FÉVRIER 2016
68,14
32,91
EXXONMOBIL (E.-U.)
%
RENDEMENT DES OBLIGATIONS D'ÉTAT À DIX ANS, EN %
DEPUIS LE 1ER JUIN 2015
– 17 %
‒ 42,8
%
0
9 FÉVRIER 2016 1ER JUIN 2015
COURS DU PÉTROLE BRENT DE LA MER DU NORD, EN DOLLARS LE BARIL
COURS DES ACTIONS PÉTROLIÈRES,
4 828,73
16 027,05
16 157,77
5 683,67
‒ 19,4
SHANGHAÏ
NEW YORK
18 040,37
8 956,76
4 052,31
DOW JONES
1ER JUIN 2015
8 FÉVRIER 2016
9 FÉVRIER 2016
1ER JUIN 2015
VALEURS BANCAIRES, DEPUIS LE 1ER JUIN 2015, VARIATION
110,43
85,13
81,16
85,99
– 4,7 %
– 22,1 %
Cercles proportionnels à la baisse
CRÉDIT AGRICOLE (FR.)
SOCIÉTÉ GÉNÉRALE (FR.)
BNP PARIBAS (FR.)
DEUTSCHE BANK (ALL.)
COMMERZBANK (ALL.)
UNICREDIT (ITAL.)
en euros
en euros
en euros
en euros
en euros
en euros
en euros
13,51
42,2
54,85
27,29
12,1
6,32
9,32
8,21
30,15
39,3
13,91
6,59
3,01
5,98
– 49 %
– 45,5 %
– 52,4 %
– 39,2 %
– 28,6 %
– 28,4 %
MEDIOBANCA (ITA
– 35,8 %
SOURCE : BLOOMBERG
J
usqu’où ira la chute ? Les
marchés mondiaux ont de
nouveau connu une journée
noire, lundi 8 février, et peinaient à se reprendre mardi.
La Bourse de Tokyo a dégringolé
de 5,40 % mardi. A Paris, le CAC 40
a terminé la séance lundi tout
près du seuil des 4 000 points, à
son plus bas niveau depuis décembre 2014. Même débandade
outre-Atlantique, où le S & P500
est revenu près de deux ans en arrière.
Les emprunts d’Etat français et
allemand, considérés comme des
valeurs refuge, ont vu leur rendement – qui évolue en sens inverse
de leur prix – reculer de nouveau,
tandis que les rendements italiens et espagnols se tendaient.
« Serions-nous entré dans une
troisième crise financière mondiale [après celle des subprimes
en 2008 et des dettes souveraines
en 2011 ?] », s’interrogent les économistes de Capital Economics
face à cette dégringolade qui, en
un mois, a fait perdre plus de 10 %
aux marchés mondiaux.
« Nous n’en sommes pas là, mais
la corrélation entre les différentes
classes d’actifs est anormalement
élevée », répond Frédérik Ducrozet, économiste chez Pictet. Comprendre : en temps normal, les investisseurs vendent certains produits financiers pour en préférer
« Certains
estiment que
la Fed a commis
une grave erreur
en relevant ses
taux directeurs »
AUREL BGC
d’autres. Depuis le début de l’année, c’est toute la planète finance
qui convulse à l’unisson : actions,
obligations souveraines, valeurs
bancaires, dettes d’entreprise…
« En plus des craintes initiales sur
la Chine et l’énergie, deux nouveaux sujets pèsent sur les marchés : le ralentissement de la croissance américaine et le resserrement des conditions financières »,
résument les analystes de
Deutsche Bank.
Chine et pétrole
en chute
En Chine, les marchés du pays
ont beau être fermés cette semaine en raison du Nouvel An,
une nouvelle statistique est venue
raviver l’inquiétude des investisseurs, dimanche 7 février. Les réserves de devises du pays ont
fondu à de 99,5 milliards de dol-
lars (86 milliards d’euros) en janvier pour tomber à 3 200 milliards
de dollars, soit leur plus bas niveau depuis mai 2012, a annoncé
la Banque centrale chinoise
(PBoC). Pékin vend en effet des
dollars pour soutenir le yuan, qui
pâtit du ralentissement économique et de la mauvaise communication des autorités financières.
Les nouvelles ne sont pas plus
réjouissantes sur le front du pétrole, en dépit d’un léger rebond
du baril au-dessus de 30 dollars.
Faute d’avancée concrète après
une rencontre entre les ministres
du pétrole du Venezuela et de
l’Arabie saoudite, lundi, l’or noir
est reparti à la baisse.
serve fédérale américaine) se
sont exprimés la semaine dernière pour évoquer une pause
dans la hausse des taux directeurs entamée en décembre 2015.
Mais « certains commencent à
estimer que la Fed pourrait avoir
commis une grave erreur en relevant ses taux directeurs le 16 décembre, alors que le risque que
l’économie entre en récession leur
semble avoir augmenté » expliquent les analystes d’Aurel BGC.
L’audition semestrielle de Janet
Yellen, la patronne de la Fed, devant le Congrès américain mercredi 10 et jeudi 11 février sera particulièrement scrutée.
Obligations et banques
dans la tourmente
Les Bourses mondiales ne sont
pas les seules à souffrir. Les marchés obligataires aussi sont pris
dans la tourmente. « L’augmentation de l’incertitude sur les perspectives économiques a des conséquences sur les relations entre obligations souveraines de la zone
euro. Les écarts de rendements à
dix ans entre [les pays] “cœur” de la
zone euro et “périphériques” ont
recommencé à augmenter ces dernières semaines. […] Le risque de
dégradation de la conjoncture pèse
sur les perspectives budgétaires et
financières des pays de la zone
Craintes sur l’économie
américaine
Chute des taux obligataires japonais
Côté américain, les craintes
quant à un ralentissement économique plus marqué que prévu
restent vives. Un indicateur d’emploi mitigé publié vendredi 5 février – les créations de postes ont
chuté en janvier, même si le taux
de chômage est tombé sous le
seuil des 5 % – a semé le doute.
Dans ce contexte de nervosité
extrême, les banques centrales,
jusqu’ici vues comme le dernier
rempart contre les turbulences
financières, peinent à rassurer.
Plusieurs membres de la Fed (ré-
Le taux de rendement des nouvelles obligations de l’Etat japonais à échéance dix ans a chuté, mardi 9 février, au-dessous de
0 %, un record de faiblesse, précipité par la débâcle des Bourses
mondiales et la récente adoption de taux négatifs par la Banque
du Japon (BoJ). Selon l’agence Bloomberg News, c’est la première fois que le rendement de ces titres tombe aussi bas dans
une économie du G7. Il a glissé à – 0,005 % en début d’après-midi
à Tokyo, une heure environ après être descendu à zéro. Le même
jour, l’indice Nikkei lâchait à Tokyo plus de 5 % en séance. Cette
nouvelle débâcle est venue amplifier la demande d’obligations,
considérées comme un placement sûr, ce qui se traduit mécaniquement par une hausse de leur valeur et une baisse de leur taux
de rendement. A titre de comparaison, ce taux se situe autour de
0,2 % en Allemagne et de 1,7 % aux Etats-Unis et à près de 10 %
en Grèce, pour attirer les investisseurs.
euro aux finances publiques jugées
les plus fragiles [Portugal, Espagne
et Italie notamment] » prévient
Aurel BGC. Rien de comparable au
pic de l’été 2012 toutefois.
La situation est plus inquiétante
du côté des obligations d’entreprises, notamment le « high yield »,
ces émissions de dettes à fort rendement car plus risquées.
L’alarme vient des spécialistes du
pétrole et du gaz de schiste aux
Etats-Unis. Des sociétés qui se
sont fortement endettées pour se
développer, et ont été touchées de
plein fouet par la chute du baril.
Chesapeake Energy, deuxième
producteur de gaz aux Etats-Unis
derrière ExxonMobil, a chuté de
plus de 30 % lundi après des annonces faisant état d’une restructuration de sa gigantesque dette…
Ces inquiétudes contaminent les
banques, largement exposées aux
matières premières. De quoi faire
craindre un mauvais remake de la
crise des subprimes, ces crédits à
risques américains qui avaient entraîné dans leur chute les plus
grands établissements bancaires.
M. Ducrozet se veut toutefois rassurant. « Le secteur pétrolier ne représente que 20 % du high yield aux
Etats-Unis. Et en Europe, la situation n’a rien de comparable avec
2008 : les banques ont davantage
de liquidités, et sont plus solvables »
assure-t-il. En revanche, « le high
économie & entreprise | 3
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
HANG SENG
HONGKONG
NIKKEI
TOKYO
20 569,87
27 597,16
16 085,44
19 288,17
‒ 30,1
Les établissements français ont perdu près de 25 % de leur valeur depuis le 1er janvier
‒ 21,8
%
ANALYSE
%
10 000
10 000
1ER JUIN 2015
5 FÉVRIER 2016
1ER JUIN 2015
9 FÉVRIER 2016
ÉTATS-UNIS
1,710
2,180
0,202
‒ 20,2 %
‒ 62,7 %
AL.)
9 FÉVRIER 2016
1ER JUIN 2015
9 FÉVRIER 2016
INTESA SANPAOLO (ITAL.)
BARCLAYS (R.-U.)
HSBC (R.-U.)
en euros
en pences
en pences
3,28
266,4
624
2,29
163,9
438
– 30,2 %
Trop exposées au secteur pétrolier,
les banques européennes sont attaquées
– 38,5 %
yield est nettement moins « liquide » [facile à vendre et à acheter] que les obligations souveraines. Ces dernières pourraient donc
souffrir de ventes massives, par
contagion » explique M. Ducrozet.
Ventes en série
Des facteurs techniques viennent compléter cette liste noire.
De nombreux investisseurs (banques, fonds…) ont mis en place des
mécanismes automatisés de vente
de leurs actifs en dessous d’un certain seuil, ou en cas de trop forte
volatilité (brusques mouvements
à la hausse ou à la baisse).
Ces « ventes forcées » engendrent un effet boule de neige à la
moindre alerte. Et bien malin qui
peut aujourd’hui prédire la fin de
la tempête. « Ces prochaines semaines, les taux d’intérêt américains
pourraient se montrer plus volatils,
au gré des indicateurs économiques (activité et inflation), mais
aussi des déclarations des banquiers centraux », soulignent les
analystes d’Aurel BGC. La Banque
centrale européenne (BCE) est attendue au tournant lors de sa prochaine réunion, le 10 mars. « En Europe, la BCE constitue un vrai filet
de sécurité. Mais elle ne pourra pas,
seule, stabiliser la situation mondiale… », indique M. Ducrozet. p
audrey tonnelier
– 29,8 %
A
l’épicentre du séisme
boursier, les valeurs
bancaires européennes n’en finissent pas de dégringoler. Lundi 8 février, l’action Société générale a encore
cédé 6,1 %, BNP Paribas 5,5 % et
le Crédit agricole 5 %. De son
côté, l’action Deutsche Bank –
la plus malmenée de toutes –
dévissait de près de 9 %, obligeant la banque allemande à
publier un communiqué pour
rassurer sur sa capacité à rembourser sa dette.
Depuis l’été 2015, les actions
des grandes banques européennes sont dans la tourmente. Alors que le CAC 40 a
abandonné 18 % ces six derniers mois, les trois grandes
banques françaises ont perdu
entre 35 % et 38 % de leur valeur. Pis, le mouvement s’accélère : les trois géantes tricolores
ont vu leur valeur dévisser de
22 % à 24 % depuis le 1er janvier,
contre « seulement » 12,3 %
pour l’indice phare de la place
de Paris.
Le phénomène est pour le
moment centré sur l’Europe.
Par comparaison, JPMorgan, la
plus internationale des banques américaines, a vu son action s’effriter de 11 % depuis le
1er janvier – contre 40 % pour
Deutsche Bank – et de 18 % depuis six mois.
Ce toboggan boursier s’accompagne de tensions sur le
marché du crédit. Les fameux
CDS (credit default swap) – ou
l’équivalent d’une prime d’assurance acquittée par les investisseurs pour se protéger du
risque de défaut d’un émetteur – se sont fortement ren-
Pour les
financiers, la
profitabilité des
banques est
compromise
pour
longtemps
chéris, afin de couvrir les emprunts des banques. Une spirale négative qui rappelle les
très mauvais souvenirs de
2007-2008, lors de la crise des
subprimes, ou encore de 20112012, au moment de la crise de
la zone euro.
Est-on aujourd’hui dans la
même situation ? « Les investisseurs ne comprennent pas plus
que nous le massacre des valeurs bancaires. Je ne ressens
pas la même inquiétude de leur
part qu’en 2008 ou 2011 », relate
un dirigeant d’une grande
banque française, qui précise :
« Les marchés interbancaires
regorgent de liquidités. Les CDS
sont des instruments de spéculation qui ne veulent plus rien
dire. S’il y a des tensions sur certains instruments de dette [hybride], notre coût d’emprunt
sur notre dette à long terme [senior] n’a pas augmenté et c’est
ça qui compte. »
Deux raisons motivent à première vue la chute des banques en Bourse. La première,
c’est la perspective du maintien d’un environnement de
taux bas, voire négatifs, dans la
zone euro, touchée par le contrecoup du ralentissement en
Chine. A ces niveaux de taux,
les banques perdent les revenus qu’elles tirent du place-
ment des dépôts sur les marchés. Elles peuvent masquer ce
manque à gagner pendant
quelques mois, grâce aux couvertures mises en place, mais
cela n’a qu’un temps…
Deuxième sujet d’inquiétude : la montée des risques
liée aux engagements pris sur
les pays émergents ou sur le
secteur de l’énergie. Avec un
prix du baril en chute libre, de
nombreux montages ayant
permis de financer des investissements de production, en
particulier dans le gaz de
schiste aux Etats-Unis, ne passent plus et vont devoir être renégociés. De quoi engendrer
des faillites en série et donc des
pertes pour les banques prêteuses. Lundi, le cours de l’action du producteur américain
de gaz naturel Chesapeake
Energy a été divisé par deux en
séance à Wall Street, avant
d’être suspendu, après une information évoquant une possible restructuration de sa dette.
« Cette crise est gérable »
Pas de quoi toutefois mettre en
péril le système bancaire européen, qui a considérablement
renforcé ses fonds propres ces
dernières années. Rien à voir
avec la crise des subprimes de
2007, qui avait mis en danger
des banques hypothécaires allemandes ou belges. « Notre
avis est que, en dépit d’une
large exposition des banques
au secteur de l’énergie, cette
crise est gérable », estiment les
analystes de Kepler-Cheuvreux, dans une étude parue le
3 février. Selon leurs estimations, Crédit agricole et BNP
Paribas sont les deux banques
européennes les plus exposées
au secteur pétrolier.
Au-delà des interrogations
sur la qualité des risques dans
les bilans des banques, la chute
du baril a un effet direct sur la
Bourse, dans la mesure où les
fonds souverains du MoyenOrient allègent leurs portefeuilles pour compenser la
baisse des recettes budgétaires.
Selon les spécialistes, toutefois, ces explications ne suffisent pas à justifier le bain de
sang subi sur les marchés par
les valeurs bancaires. Le problème est bien d’ordre structurel pour les établissements
européens. Les investisseurs
ont fini par se rendre compte
que leur profitabilité était
compromise pour longtemps.
Les incertitudes sur la croissance et la montée des risques
s’ajoutent, en effet, à un contexte réglementaire pénalisant, car de plus en plus exigeant en fonds propres.
Les Barclays, Deutsche Bank
et autres Credit suisse ont
nommé en 2015 de nouveaux
patrons, qui ont élaboré de
nouvelles stratégies. Mais
aucune n’apparaît convaincante face à un régulateur
européen qui continue de cacher son jeu, promettant de
durcir sans relâche les règles
mais sans jamais préciser le
modèle bancaire auquel il veut
aboutir.
Pour les plus malmenés, la
spirale négative paraît difficile
à contenir : plus l’action Deutsche Bank baisse, plus les investisseurs doutent de sa capacité
à augmenter son capital pour
répondre aux exigences des
régulateurs… et plus l’action
recule. p
isabelle chaperon
« Passer en revue son portefeuille et ne pas hésiter à vendre »
Face au yo-yo boursier, les professionnels conseillent aux épargnants de limiter leur exposition aux risques
N
e paniquez pas, faites
le dos rond, visez le
long terme… Les conseils que reçoivent les particuliers lors des violentes secousses
boursières sont toujours les mêmes. C’est bien gentil, mais à
l’arrivée, ils réagissent souvent
trop tard. Ils résistent à la première vague de baisse, puis à la
seconde, avant de craquer et de
vendre après tout le monde »,
prévient Didier Saint-Georges,
membre du comité de gestion
de Carmignac, société de gestion qui a quasiment réduit à
zéro son exposition aux actions en septembre 2015.
Après la chute de plus de 20 %
du CAC 40 en six mois, dont
12 % depuis le début de l’année,
les alternatives pour les
3,3 millions de détenteurs
d’actions en direct en France
sont limitées. En fait, tout va
dépendre de leur analyse de la
situation. Le ralentissement
amorcé en Chine, dans les pays
émergents et même aux EtatsUnis, marque-t-il le début d’un
profond retournement de
cycle qui ne laissera pas indemne l’Europe ?
« C’est ce que nous craignons.
Le marché risquant de continuer à reculer, mieux vaut vendre, quitte à prendre ses pertes
et revenir plus tard en Bourse »,
estime M. Saint-Georges, tout
en admettant que peu de particuliers arrivent à prendre cette
décision extrême. Contrairement aux traders, qui se fixent
des « ordres stop », c’est-à-dire
qu’ils soldent automatiquement leurs positions lorsque la
perte dépasse un certain niveau, l’investisseur tétanisé
par la baisse suit rarement
l’adage boursier selon lequel
« il vaut mieux se couper la
main qu’un bras ».
Le choix est d’autant plus
cornélien que les avis sont partagés. « A moins d’anticiper une
récession aux Etats-Unis, je ne
pense pas qu’il faille vendre
aujourd’hui, nous avons déjà
réalisé une bonne partie de la
baisse », estime de son côté
Marc Craquelin, directeur de la
gestion d’actifs à La Financière
de l’Echiquier. L’occasion d’investir de nouveau, alors ? Pas
encore, s’empresse de nuancer
M. Craquelin : « Le marché n’a
toujours pas capitulé. Le VIX,
cet indice qui est un bon indicateur du stress des investisseurs,
est encore loin du niveau atteint à l’été 2015 lors des craintes sur la Chine. C’est pourquoi
nous restons prudents. »
Ne pas faire l’autruche
Souvent, pendant ces périodes
chahutées, les analystes se raccrochent aux valorisations, en
expliquant qu’après leur dégringolade, les actions sont désormais sous-valorisées. Traduisez : elles ne sont pas chères
et il faut acheter. « Cet argument est aujourd’hui le plus
dangereux, car les cours n’intègrent pas l’hypothèse d’un violent ralentissement économique. S’il se produit, les valorisations sont caduques et au cours
des prochains mois, ces mêmes
analystes ne vont cesser de les
réviser en baisse », prévient
M. Saint-Georges.
De même, les particuliers
peuvent être tentés de renforcer certaines lignes de leur
portefeuille pour diminuer
leur prix de revient. Mais cette
technique n’est pas sans risque, outre qu’il faut disposer
de la surface financière pour le
faire. « Non seulement le titre
peut continuer à baisser, mais
le danger est d’augmenter votre
exposition à cette valeur et de
déséquilibrer votre portefeuille », explique Romain
L’investisseur
suit rarement
l’adage selon
lequel « il vaut
mieux se
couper la main
qu’un bras »
Burnand, codirigeant de Moneta Asset Management.
Mais une autre erreur serait
de faire l’autruche en attendant que la tempête passe. « Il
ne faut pas être naïf, ce qui se
déroule actuellement sur les
marchés montre que l’environnement qui prévalait encore il y
a quelques semaines a changé.
Aujourd’hui, les investisseurs
s’inquiètent de nouveau de la
dette, il est donc essentiel de
passer en revue son portefeuille
et ne pas hésiter à vendre des
valeurs dont les bilans ne seraient pas suffisamment solides », poursuit M. Burnand.
Ce tour d’horizon est l’occasion de revoir son allocation
d’actifs et tenter de protéger
son portefeuille. « Dans ce cas,
une option consisterait à investir dans les emprunts d’Etat
américains, qui évoluent à l’opposé des actions, ou dans des titres défensifs, comme ceux liés
à l’alimentation, par exemple »,
avance M. Saint-Georges. p
frédéric cazenave
4 | économie & entreprise
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
Engie prépare un big bang dans ses activités
L’énergéticien français pourrait céder de 15 à 20 milliards d’euros d’actifs d’ici à 2018
G
érard Mestrallet, PDG
d’Engie, présentera le
25 février des résultats
annuels qui s’annoncent mauvais, notamment en raison de dépréciations d’actifs qui
devraient faire plonger l’exercice
dans le rouge, après un bénéfice
de 2,4 milliards d’euros en 2014.
L’ex-GDF Suez traverse une période de transition difficile : au
moment où il se réorganise
autour de zones géographiques
et non plus de métiers (production d’électricité, vente de gaz, gaz
naturel liquéfié, gazoducs et stockages, services à l’énergie), il doit
s’adapter à la nouvelle donne
mondiale, qui fait la part belle
aux productions et aux technologies bas carbone.
Ses dirigeants passent en revue
toutes les activités et prévoient de
céder pour 15 à 20 milliards
d’euros d’actifs en 2016-2018, dont
7 milliards à court terme, indique
La Lettre de l’Expansion du lundi
8 février. Ces chiffres, qui n’ont pas
été démentis, reflètent la volonté
de M. Mestrallet, qui deviendra
président non exécutif d’Engie début mai, et d’Isabelle Kocher, alors
nommée directrice générale, de
faire de ce géant de 74 milliards de
chiffre d’affaires (en 2014) un leader de la transition énergétique.
« C’est une nouvelle étape dans la
vie d’un groupe » qui accélère sa
transition vers les services et les
énergies renouvelables ou peu
émettrices de CO2, avait souligné
M. Mestrallet, mi-janvier. Dans ce
contexte, avait-il ajouté, « les rotations d’actifs vont s’accélérer ».
Lors de la conférence mondiale
sur le climat (COP21), à Paris fin
2015, Engie avait annoncé qu’il ne
construirait plus de centrales au
charbon. Il devrait même en vendre, comme il vient de le faire au
Royaume Uni, et en espère 2 à
3 milliards d’euros, auxquels
s’ajouteront des infrastructures
et des actifs « non stratégiques »
pour 3 à 5 milliards. M. Mestrallet
et Mme Kocher veulent aussi limi-
PRÉSENTE
Le groupe
confirme
sa volonté
de devenir
un leader
de la transition
énergétique
ter l’exposition du groupe aux
risques tarifaires et se recentrer
sur les zones où le prix de l’électricité est régulé. C’est dans cet esprit qu’ils cherchent « activement » des repreneurs pour des
centrales au gaz dans les régions
des Etats-Unis où les prix sont libres. Engie attend 4 à 5 milliards
d’euros de la vente de
10 000 mégawatts (MW).
Avec le recul, on peut s’interroger sur la pertinence du rachat
en 2010 du britannique International Power, pour près de 30 mil-
liards d’euros. L’opération avait
certes donné une dimension
mondiale au groupe en le renforçant en Asie-Pacifique, aux EtatsUnis, au Moyen-Orient et au
Royaume-Uni. Mais il avait aussi
accentué son empreinte carbone,
avec ses centrales fonctionnant
aux énergies fossiles (dont 60 %
au gaz). Entre-temps, certaines
ont perdu beaucoup d’argent. Et
tous les concurrents d’Engie, notamment les allemands E.ON et
RWE ou l’italien Enel, ont eux
aussi lancé des stratégies de production d’électricité bas carbone.
Un parc belge vieillissant
Par ailleurs, les dirigeants du
groupe envisagent de sortir de
l’exploration-production d’hydrocarbures héritée de Gaz de France,
alors qu’ils pensaient encore, il y a
deux ans, acquérir le pétrolier canadien Talisman… quand le baril
de pétrole était à 100 dollars. Présent en Norvège, au Royaume
Uni, en Algérie, en Azerbaïdjan et
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n’est plus en odeur de sainteté,
même s’il trouvera preneur. Avec
un baril tombé à 30 dollars, il sera
difficile de vendre l’activité pétrogazière à bon prix. Quant à Electrabel, son parc nucléaire est
vieillissant et la perspective de
l’arrêt des réacteurs en 2025, imposé par la loi, n’a pas de quoi enthousiasmer les investisseurs.
Outre ces cessions, les dirigeants
d’Engie vont muscler le plan Perform pour réduire les coûts de
2,8 milliards entre 2016 et 2018,
soit 900 millions de plus que les
quatre années précédentes, indique également La Lettre de l’Expansion. Pourront-ils le faire sans
réduction d’effectifs, alors qu’ils se
sont engagés auprès des syndicats
à ne pas le faire dans le cadre de la
réorganisation du groupe ? Et avec
l’accord des pouvoirs publics, qui
détiennent 33 % d’Engie, à un an
de l’élection présidentielle ? Un
début de réponse est attendu
jeudi 25 février. p
jean-michel bezat
Crise agricole : Matignon
épargne la distribution
et charge Bruxelles
Manuel Valls estime que « la Commission
européenne a fait trop peu et trop tard »
NUMÉRO 5
Une collection parrainée
par Robert Solé
Journaliste et écrivain,
spécialiste de l’Egypte
en Indonésie, Engie n’a pas la
taille critique, ni les moyens d’assurer le développement de cette
branche face aux géants Shell, BP
ou Total. Jusqu’à présent, M. Mestrallet s’était contenté d’indiquer
que « la question du périmètre
sera abordée le cas échéant dans le
courant de l’année ».
Quant à une éventuelle introduction en Bourse de sa filiale
belge Electrabel, elle reste dans
les cartons. « Ce n’est pas un sujet
tabou [mais] ce n’est pas une décision imminente », a précisé le patron d’Engie, même si les obstacles à cette opération ont été récemment levés : la taxe sur les
sept réacteurs nucléaires versée à
l’Etat belge a été fixée à un niveau
acceptable pour Engie et l’autorité de sûreté nucléaire locale a
donné son autorisation pour redémarrer deux réacteurs arrêtés
plus d’un an et demi en raison de
fissures repérées dans les cuves.
Reste la question de la valeur de
ces actifs aujourd’hui. Le charbon
LE N°4
TOUJOURS
EN VENTE
D
es agriculteurs continuent à faire entendre
leur colère. Lundi 8 février, ils étaient près de deux cents
à s’être donnés rendez-vous à Arras et une centaine de tracteurs
ont bloqué les accès de la ville de
Saintes en Charente-Maritime.
Des rassemblements organisés
par les branches locales du syndicat FNSEA associées aux Jeunes
agriculteurs. Au même moment,
les représentants de la distribution étaient reçus à Matignon par
le premier ministre, Manuel Valls,
le ministre de l’agriculture, Stéphane Le Foll, et celui de l’économie, Emmanuel Macron.
Une rencontre programmée
alors que le gouvernement tente
de calmer le jeu. Depuis la mi-janvier, éleveurs de porcs, de vaches
laitières et de bovins multiplient
les manifestations et les actions.
Le calendrier de ces protestations, pour dénoncer des prix non
rémunérateurs pour les éleveurs,
ne doit rien au hasard. Deux
échéances majeures, quasiment
en concordance de temps, sont en
ligne de mire. Le Salon de l’agriculture, d’abord, qui va réunir, du
27 février au 6 mars à Paris le petit
monde agricole et politique. A un
peu plus d’un an de la présidentielle, les candidats ne vont pas
manquer ce traditionnel rendezvous très médiatisé. Certains
comme Nicolas Sarkozy, ont
même pris les devants, présentant
un « plan Marshall » pour les zones
rurales de 10 milliards d’euros. Le
FN, qui gagne des voix parmi les
agriculteurs, a lui aussi présenté
son projet agricole.
Forte pression
La pression est donc forte sur le
gouvernement. M. Le Foll a accordé une rallonge de 125 millions
d’euros d’aide aux éleveurs abondant un plan de 700 millions présenté à l’été 2015. Mais personne
ne sait encore qui accompagnera
François Hollande dans les allées
du Salon, alors que les rumeurs sur
le prochain remaniement vont
bon train. La FNSEA, parfois débordée par sa base dans les manifestations, veut prouver qu’elle reste
l’interlocuteur obligé des politiques. Elle projette de demander à
chacune des personnalités politi-
ques de passer sur son stand pour
signer un engagement.
L’autre échéance est fixée au
29 février, avec la fin des négociations commerciales entre enseignes de distribution et industriels
qui conditionnent les tarifs des
produits alimentaires. Souvent
pointés du doigt par les agriculteurs pour la guerre des prix sans
merci qu’ils se livrent et le partage
inégal des marges, les distributeurs sont sortis satisfaits de leur
réunion à Matignon. « Dès le départ, il a été dit que la grande distribution n’était pas responsable de la
crise agricole », affirme Jacques
Creyssel, délégué général de la Fédération des entreprises de commerce et de distribution (FCD)
mais, ajoute-t-il, « nous cherchons
à aider à sortir de cette crise ».
En terme d’« aide », aucun engagement concret n’a été pris. Le sujet d’un fonds de soutien aux éleveurs de porcs abondé par l’ensemble de la filière y compris la
distribution, une idée de la FNSEA,
a bien été abordé mais comme le
précise M. Creyssel, « il est trop tôt
pour parler d’accord sur ce projet.
La création du fonds nécessite l’approbation préalable des autorités
de la concurrence ». Un projet similaire lancé en Belgique est regardé
de près. Les discussions ont aussi
abordé le principe d’une négociation tripartite entre producteurs,
industriels et distributeurs avec
une indication des prix payés aux
agriculteurs. Mais les distributeurs ne souhaitent pas que ce dispositif soit inscrit dans la loi.
Si M. Valls s’est contenté d’appeler la distribution « à la responsabilité », il a chargé Bruxelles. « La
Commission [européenne] a fait
trop peu et trop tard », a-t-il déclaré.
Bruxelles a rétorqué avoir débloqué 420 millions d’euros et financé des mesures d’aide au stockage de viande de porc et de poudre de lait. La France propose un
renforcement de ses mesures qui
sera discuté lors du sommet des
ministres de l’agriculture des 28, le
15 février. Pour sa part, M. Valls
s’est dit prêt à évoquer le sujet de la
levée progressive de l’embargo
russe sur le porc lors de sa rencontre samedi avec son homologue
russe Dmitri Medvedev. p
laurence girard
économie & entreprise | 5
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
L’accident de
TGV en Alsace
dû à une vitesse
« très excessive »
Le déraillement de la rame d’essai,
le 14 novembre 2015, avait
provoqué la mort de 11 personnes
C
e n’est encore qu’une
note d’étape succincte,
mais elle est sans ambiguïté. Le Bureau d’enquêtes sur les accidents de transport terrestre (BEA-TT) a assuré,
lundi 8 février, que la « vitesse très
excessive » de la rame d’essai d’un
TGV, dont l’accident le 14 novembre 2015 en Alsace a fait 11 morts et
42 blessés, était la « cause unique »
du déraillement.
Le BEA-TT parvient aux mêmes
conclusions que le rapport
d’audit interne de la SNCF, publié
le 19 novembre 2015, cinq jours
après l’accident. Selon les experts
du ministère des transports, la
rame, qui réalisait des essais en
« survitesse de 10 % » sur l’extension de la nouvelle ligne à grande
vitesse Est (LGV Est) et, plus précisément, sur une courbe de raccordement à la ligne classique à hauteur d’Eckwersheim, roulait à une
vitesse bien supérieure à celle prévue lors des tests.
Selon l’enregistreur de la motrice, la rame circulait à 265 km/h
à l’entrée de la courbe de raccordement et à 243 km/h au point de
déraillement, situé 200 mètres
plus loin. Elle aurait dû rouler à
176 km/h. « Parallèlement, les
constats effectués sur la voie en
amont du point de déraillement et
sur le matériel roulant n’ont mis en
évidence aucune anomalie », précise la note.
En calculant la vitesse du train,
le rayon de la courbe, le dévers et
la position du centre de gravité
des véhicules, le Bureau d’enquête
sur les accidents estime que la vitesse lors du renversement d’une
rame de TGV roulant dans cette
courbe est d’environ 235 km/h. Le
train roulait 30 km/h au-delà de
cette limite.
Freinage « tardif »
Par ailleurs, en s’appuyant sur les
données de l’enregistreur, le
BEA-TT a vérifié que le freinage de
la rame avait répondu normalement, en temps et en puissance,
aux commandes effectuées par le
conducteur. « Cette vérification
permet d’affirmer que l’excès de vitesse constaté était dû uniquement à un déclenchement du freinage trop tardif d’environ douze
secondes pour pouvoir respecter, à
partir d’une vitesse de 330 km/h, le
seuil de 176 km/h prévu à l’entrée
de la courbe », assure la note.
« On connaît la cause de l’accident, et depuis plusieurs semaines
déjà, indique un observateur du
système ferroviaire. Il faut désormais connaître la cause de cette vitesse excessive… Et là, le BEA-TT est
A Eckwersheim (Bas-Rhin), le 15 novembre 2015. VINCENT KESSLER/REUTERS
très prudent. C’est l’enquête judiciaire qui donnera réellement les
éléments de réponse ».
Pour les experts du ministère
des transports, les causes du freinage tardif apparaissent « multiples et ne sont pas encore complètement établies ». A ce stade de
l’enquête, « les éléments recueillis
par le BEA-TT ne permettent pas a
priori de remettre en cause le sérieux des personnes chargées de
l’exécution des essais, ni de mettre
en évidence que la présence d’invités à bord de la rame, dont deux en
cabine, ait pu jouer un rôle significatif dans la survenue de l’événement. »
La révélation de la présence de
sept personnes, au lieu de cinq
maximum, dans la cabine de pilo-
Sept personnes,
au lieu de cinq
maximum,
étaient présentes
dans la cabine
de pilotage
tage avait intrigué lors de la publication de l’audit interne de la
SNCF. Les juges d’instruction, qui
ont opéré les auditions des sept
personnes présentes dans la cabine, sont les seuls à détenir
aujourd’hui la clé de cette énigme.
Au-delà des causes de l’accident,
le BEA-TT s’interroge dans sa note
sur les « conditions de réalisation
En quête d’une nouvelle identité,
Sanofi souffre mais sauve la face
L
Le groupe mise
sur Genzyme, sa
branche maladies
rares, dont les
ventes ont bondi
de 30 % en 2015
lérer son lancement, le groupe n’a
pas hésité à débourser 245 millions de dollars en décembre
pour acquérir un « bon », appelé
« priority voucher » dans le jargon, qui lui garantit une revue
prioritaire par les autorités américaines. Grâce à cela, Sanofi espère arriver sur le marché américain avant Novo Nordisk, qui a en
portefeuille un médicament
comparable, le Xultophy.
La division vétérinaire cédée
Sanofi compte aussi sur son Praluent, qui inaugure une nouvelle
génération d’anticholestérol, les
anti-PCSK9. Il a reçu cet été le feu
vert de l’agence américaine du
médicament. Il est pour l’instant
réservé aux patients atteint d’une
hypercholestérolémie héréditaire
ou qui présentent un risque élevé
d’infarctus. Mais les indications
pourraient être élargies. Vendu au
prix catalogue de 14 600 dollars
(13 000 euros) par an, il « figure désormais sur des formulaires couvrant plus de 170 millions de personnes aux Etats-Unis », indique le
communiqué du groupe.
Ces « formulaires » listent les
médicaments sélectionnés et
remboursés par les assureurs
outre-Atlantique. Y figurer est clé,
et les laboratoires consentent
d’importants rabais à ceux qui
leur accordent une exclusivité. En
concurrence avec l’américain
Amgen, qui a lancé quasiment en
même temps un médicament
identique, « Praluent est le seul inhibiteur de PCSK9 pris en charge et
présent dans les formulaires du
groupe UnitedHealth [l’un des
plus gros assureurs du pays] », se
félicite le groupe. « La performance
du Praluent est l’un des grands enjeux de 2016, car jusqu’à présent,
faute de remboursement, les prescriptions ne se traduisent pas encore par des ventes, souligne Philippe Lanone, analyste chez Natixis. Les résultats cliniques du dupilumab
[une
molécule
développée pour traiter certaines
formes d’asthme et d’eczéma]
sont également très attendus. »
En attendant un redémarrage de
sa division pharmaceutique, Sanofi compte sur Genzyme, la branche du groupe dédiée aux maladies rares. Ses ventes se sont élevées à 3,6 milliards d’euros (à taux
de change constant), soit un bond
de près de 30 % par rapport à l’année dernière. Deux médicaments
dans la sclérose en plaques, l’Aubagio et le Lemtrada, expliquent en
grande partie ce succès. « Leur chiffre d’affaires a pour la première fois
sur l’évolution des procédures
d’essais. Un premier rapport intermédiaire est attendu fin février. Ce travail doit permettre de
redéfinir les conditions de sécurité des prochaines campagnes
d’essais pour les trois autres nouvelles lignes à grande vitesse, qui
doivent ouvrir courant 2017
(Le Mans-Rennes, Tours-Bordeaux, Nîmes-Montpellier).
Quant à la LGV Est, après de nouveaux tests, son ouverture est
fixée non plus au 3 avril, la date
initialement prévue, mais au
3 juillet, « dans des conditions provisoires car la voie qui a été accidentée est sous scellés judiciaires »,
indiquait mi-janvier Jacques Rapoport, le PDG de SNCF Réseau. p
philippe jacqué
1 196 MILLIARDS
Grâce aux effets de change, le groupe affiche une hausse de 7,7 % de son résultat en 2015
es grandes manœuvres ont
commencé chez Sanofi,
mais le paquebot est difficile à manœuvrer. Arrivé à la tête
du géant pharmaceutique français
en avril 2015, Olivier Brandicourt
avait présenté en novembre sa
nouvelle stratégie pour le groupe,
mais les résultats annuels présentés mardi 9 février sont encore en
demi-teinte : en 2015, le chiffre
d’affaires a progressé de 9,7 %, à
37 milliards d’euros, et le résultat
net de 7,7 %, à 7,3 milliards d’euros,
par rapport à 2014. Mais cette performance est liée à un effet de
change positif : à taux constant, les
ventes n’ont progressé que de 2,2 %
et le résultat est en recul de 0,9 %.
Le grand coupable est la division
diabète : le brevet qui protégeait le
médicament phare du groupe,
l’insuline Lantus, est tombé cette
année, relançant la guerre des prix
sur le marché très encombré des
antidiabétiques. Sanofi est en concurrence avec le danois Novo Nordisk, numéro un mondial sur ce
créneau, et l’américain Lilly, qui a
lancé dès cet été en Europe une copie du Lantus. Les ventes de ce
blockbuster ont chuté de 10 % en
un an, à 6,3 milliards d’euros.
Pour tenter d’éviter le trou d’air,
le groupe tricolore a lancé en avril
son Toujeo, un Lantus revisité.
Mais la véritable nouveauté, le
LixiLan, une association du Lantus avec une autre molécule, n’a
pas encore reçu son autorisation
de mise sur le marché. Pour accé-
de ce type d’essais en survitesse ». A
ce stade de l’enquête, « il n’apparaît pas qu’un “balayage” exhaustif en survitesse lors de l’homologation d’une ligne nouvelle soit nécessaire pour en garantir la sécurité de l’exploitation future ».
Les experts du transport appellent à une évolution des règles
d’homologation, surtout sur certaines portions de parcours
comme celle où a eu lieu l’accident. Ces règles sont fixées par
l’Union internationale des chemins de fer. En France, l’Autorité de
sécurité ferroviaire (EPSF) est garante de leur application.
Après l’accident d’Eckwersheim,
la SNCF avait missionné PierreYves Lacoste, l’ancien patron de
l’Autorité de sécurité nucléaire,
dépassé 1 milliard d’euros de ventes
annuelles […], en progression de
112,2 % », précise le laboratoire.
Second moteur du groupe, les
vaccins. Les ventes ont bondi de
7,3 % pour atteindre 4,7 milliards (à
taux de change constant). A la fin
de 2015, Sanofi a reçu le feu vert de
trois pays – le Mexique, les Philippines et le Brésil – pour commercialiser son vaccin contre la dengue. Son Dengvaxia est à ce jour le
seul vaccin autorisé pour prévenir
cette maladie tropicale transmise
par un moustique.
Les investisseurs inquiets attendent cependant d’autres gages.
Pour les rassurer, Olivier Brandicourt a déjà annoncé un plan de
1,5 milliard d’euros et se prépare à
négocier un grand virage. Sanofi
s’apprête ainsi à céder au groupe
allemand Boehringer-Ingelheim
sa division vétérinaire, Merial, en
échange d’un portefeuille de médicaments vendus sans ordonnance. L’avenir de ses génériques
est aussi en balance, et le dirigeant
a indiqué en novembre qu’il envisageait une opération importante,
comparable à l’acquisition de Genzyme en 2011 pour plus de 20 milliards de dollars.
Après avoir bondi de 2 % à
l’ouverture des marchés, le titre
était en baisse de 1,30 % à 9 h 30. En
six mois la capitalisation boursière du groupe a fondu de 30 %,
pour se stabiliser à un peu plus de
90 milliards d’euros. p
chloé hecketsweiler
C’est le montant, en euros, des exportations allemandes sur l’ensemble
de l’année 2015. Du jamais-vu outre-Rhin. Le niveau des ventes à
l’étranger a permis à la première économie européenne de dégager un
excédent commercial record de 248 milliards d’euros, selon les chiffres
publiés mardi 9 février par l’Office fédéral des statistiques. A l’export, le
« made in Germany » a progressé de 6,4 % en 2015. Dans le même
temps, la chute des cours mondiaux du pétrole et du gaz a alimenté la
baisse du coût des importations en Allemagne. Sur la période, elles se
sont élevées à 948 milliards d’euros, en croissance de 4,2 %, permettant
ainsi au solde de la balance commerciale de progresser.
CON J ON CT U R E
La production
industrielle déçoit
en Allemagne
L’industrie allemande a terminé 2015 sur un recul de la
production de 1,2 % sur le
mois de décembre, portant à
– 0,8 % le repli d’activité du
quatrième trimestre, selon
les chiffres publiés mardi
9 février, par l’Office fédéral
des statistiques. Les analystes
allemands tablaient sur une
hausse de 0,4 %. « La production industrielle a connu une
traversée du désert », a-t-on
reconnu au ministère de
l’économie allemand.
capital en avril 2014, à hauteur
de 6,1 %, les actionnaires des
Galeries Lafayette occupent
deux sièges au conseil d’administration de Carrefour.
C I MEN TS
Changement
de coprésidence
chez LafargeHolcim
Le Suisse Beat Hess, administrateur de LafargeHoclim, devrait remplacer Wolfgang
Reitzle au poste de coprésident du cimentier, lors de la
prochaine assemblée générale
des actionnaires. Wolfgang
Reitzle n’a pas brigué un nouveau mandat.
D I ST R I BU T I ON
R ÉS EAUX
La famille Moulin
détient 11,51 %
du capital de Carrefour
Un acteur du « cloud
souverain » français
distingué
La famille Moulin, qui possède les Galeries Lafayette, a
franchi le seuil des 10 % de
droits de vote chez Carrefour.
Leur holding, Galfa, détient
désormais 11,51 % du capital et
10,14 % des droits de vote, selon un avis publié, lundi 8 février, par l’Autorité des marchés financiers. Entrés au
Numergy, la filiale en difficulté consacrée au « cloud
souverain » (cloud national
ou européen) qui avait été rachetée par l’opérateur télécoms SFR, s’est félicitée,
mardi 9 février, que le consortium international qu’elle a
fondé, CTA, ait été retenu par
la Commission européenne.
6 | économie & entreprise
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
Orange poursuit ses emplettes en Afrique
Le groupe français vient d’acheter Tigo, le troisième opérateur de la République démocratique du Congo
F
ace à une Europe vieillissante et suréquipée,
Orange poursuit sa conquête de l’Afrique. Massivement présent sur le continent,
le groupe français a annoncé,
lundi 8 février, l’acquisition de
Tigo, troisième opérateur mobile
de la République démocratique du
Congo (RDC). Il le fusionnera avec
ses propres activités, se hissant à
la deuxième ou troisième place du
marché derrière le britannique
Vodafone et aux côtés de l’indien
Bharti Airtel.
Orange n’a eu à débourser que
160 millions de dollars (143 millions d’euros) pour se payer cet
opérateur qui compte 6,5 millions
de clients. « La RDC compte
80 millions d’habitants. C’est cinq
fois plus grand que le Sénégal et le
taux de pénétration en téléphonie
mobile n’y est que de 50 %, contre
100 % au Sénégal et 110 % en
France. Le potentiel y est très important », se félicite Marc Rennard,
vice-président
international
d’Orange.
Depuis le début
de l’année,
Orange a déjà
bouclé quatre
opérations sur
le continent
africain
Présent depuis vingt-cinq ans
sur le continent africain, où il gérait les transmissions internationales, Orange a véritablement
donné un coup d’accélérateur à
ses activités dans cette région
en 2004. « Nous avions 10 millions
d’abonnés, nous en avons 115 millions aujourd’hui », dit M. Rennard. Depuis le début de l’année,
l’opérateur a bouclé quatre opérations. Avant la RDC, Orange s’est
offert Cellcom, le deuxième opérateur du Liberia, pour 100 millions d’euros, et deux filiales de
l’indien Bharti Airtel en Sierra
Leone et au Burkina Faso. En tout,
il a dépensé un peu moins de
1 milliard d’euros.
L’opérateur historique français,
qui compte comme gros ancrage
africain le Sénégal, l’Egypte, la
Côte d’Ivoire et le Mali, est
aujourd’hui numéro un dans
dix des dix-neuf pays où il s’est
implanté. Il est, en revanche,
absent de deux des plus gros
marchés africains, le Nigeria et
l’Afrique du Sud. Mais, pour le
moment, Orange devrait s’en
tenir là. « Il n’y a plus de gros coups
à faire », affirme Jean-Michel
Huet, spécialiste Afrique chez
Bearing Point.
Instabilité politique
Avec un chiffre d’affaires annuel
de 4,2 milliards d’euros en 2014,
une croissance d’environ 5 % par
an et une marge de 34 % au dernier trimestre, Orange, qui se situe derrière le sud-africain MTN,
Vodafone et l’opérateur des Emirats arabes unis Etisalat, profite
d’une zone où il reste des pans entiers de population à équiper.
Les embûches sont nombreuses dans cette conquête du continent africain. Orange doit régulièrement faire face aux problèmes de sécurité, comme au
Tchad, où il aurait renoncé pour
cette raison à racheter la filiale de
Bharti Airtel, aux problèmes sanitaires et à l’instabilité politique.
L’opérateur espère ainsi qu’en
RDC, la situation se stabilise à
l’occasion des prochaines élections. D’une manière générale, il
est bien armé pour affronter ce
genre de problématiques. « Tout
le monde a besoin de téléphonie.
Les belligérants ne s’attaquent pas
aux infrastructures, même si les
crises politiques peuvent nous ralentir dans certaines zones. En
Centrafrique, le réseau tourne, en
Egypte aussi », dit Marc Rennard.
« La crise politique au Mali avait
peu pesé dans les résultats », confirme un analyste parisien.
Autre difficulté, l’attitude des
Etats, qui ont tendance à prendre
les opérateurs télécoms pour des
vaches à lait. « Ce sont des activités
En 2015, les ventes se sont accélérées. La reprise de l’immobilier porte ce mouvement
S
équipements de cuisson (+ 1,5 %
de croissance) sont un peu en retrait, « sachant que le marché
manque encore de dynamisme »,
estime M. Lohnherr. « Les Français ont acheté beaucoup de fours
combinés – vapeur ou micro-onde
– dont les prix sont élevés, mais
pas encore d’équipement complet
encastré ( four, plaques de cuisson
et hotte), un achat qui dépend du
marché immobilier et de leurs
projets de déménagement. »
De leur côté, les ventes de petits
appareils électroménager (grillepain, robots culinaires…), soutenues par les articles culinaires,
ont progressé de 6,5 % en valeur,
à 1,292 milliard d’euros, fin 2015,
après une année 2014 déjà dynamique (+ 4,3 %). En 2015, les machines de préparation culinaire
ont encore eu le vent en poupe
avec une progression de 17,4 %
des ventes (+ 36,6 % pour les
blenders, et + 20,2 % pour les robots).
Les émissions
culinaires
semblent
participer
à l’engouement
des Français
pour les robots
transparentes et faciles à taxer. Un
opérateur peut devoir s’acquitter
de dix à quinze taxes spécifiques.
Au Nigeria, MTN a pris une
amende de 5 milliards d’euros », dit
Jean-Michel Huet.
La guerre des prix, animée notamment Bharti Airtel, représente un problème plus important. « Dans certains pays, les opérateurs n’investissent plus dans
la 3G. Orange est, par exemple, en
train de se retirer du Kenya », dit
M. Huet. Principal enjeu : fidéliser une clientèle volatile. Les
clients possèdent de téléphones
équipés de plusieurs cartes SIM,
leur permettant de passer d’un
« Ce sont des produits multifonctions dont les prix sont élevés », détaille M. Lohnherr. Selon
lui, la vogue du « manger sain » et
les émissions culinaires, dans
lesquelles les grands chefs utilisent ce genre de robots, contribuent à l’engouement des consommateurs pour des machines
qui offrent un résultat proche de
celui obtenu par les professionnels. Les industriels relèvent également une croissance de 7,6 %
des appareils d’entretien des sols,
« et plus particulièrement des aspirateurs balais sans fil qui, après
l’engouement que nous avons
connu pour les aspirateurs sans
sac, reviennent à la mode, surtout
pour les petits logements », observe M. Lohnherr.
Des machines connectées
Cinq cents millions d’appareils
équipent à l’heure actuelle les
foyers Français, dont 190 millions de gros électroménager et
310 millions de petit électroménager. L’accélération observée au
cours du deuxième semestre de
l’exercice écoulé devrait se poursuivre en 2016. C’est du moins
l’espoir du président du GIFAM,
pour qui la reprise du marché immobilier est un facteur de soutien au secteur.
Dans les prochaines années, les
ventes d’électroménager devraient aussi être portées par
l’innovation des marques. Les fa-
H O R S - S É R I E
220 PAGES
12 €
ÉDITION 2016
sandrine cassini
E
bricants ont dépensé 1,4 milliard
d’euros en 2015 en recherche et
développement. Les premières
machines connectées commencent à apparaître dans les rayons,
avec des lave-linge qui communiquent avec les téléphones portables, des robots cuiseurs avec des
recettes intégrées… Et les constructeurs rivalisent d’imagination pour employer les nouvelles
technologies afin de simplifier
l’usage des machines.
Dans les cartons des industriels, on trouve des caméras
pour équiper les réfrigérateurs
afin d’en montrer le contenu
pendant que son propriétaire fait
ses courses, ou encore une machine à laver, comme chez l’allemand Miele, qui commandera
automatiquement de la lessive
lorsque son réservoir est vide.
Plus classiquement, une grande
partie des apports technologiques de ces nouvelles machines
connectées porte sur le diagnostic de réparation et d’entretien au
quotidien.
Les appareils équipés de ces innovations devraient arriver sur
le marché dès cette année, sans
toutes leurs fonctionnalités dans
un premier temps, car les fabricants doivent nouer des partenariats avec la grande distribution
ou les sites d’e-commerce. Reste
à savoir si les consommateurs
suivront. p
rnest Beaux a signé Chanel N° 5 ; Edmond Roudnitska a
créé L’Eau Sauvage, tandis que Jean Carles, Bertrand Dupont et Paul Vacher ont élaboré Miss Dior. C’est pour le
faire savoir qu’est née officiellement la Société internationale
des parfumeurs créateurs (SIPC), à Versailles lundi 8 février,
sous l’égide de soixante des plus grands nez mondiaux. Précisément parce qu’« on sait qu’Edouard Manet a peint Le Déjeuner sur l’herbe ou qu’Auguste Rodin a sculpté Le Penseur », explique son président, Raymond Chaillan, mais que presque
personne n’est capable de citer le « père » des parfums les plus
connus. Les nez s’insurgent donc, fatigués de ne pas être reconnus comme artistes.
La SIPC va notamment chercher à « œuvrer pour la défense de
la palette des matières premières utilisées pour l’élaboration des parfums ».
UN PARFUM N’EST PAS Se battre bec et ongles contre les directives de Bruxelles qui réduisent chaque
PROTÉGÉ. L’INPI S’EST année la liste des substances autorisées, et « éviter que tous les nez fassent
TOUJOURS REFUSÉ
la même chose », assure M. Chaillan.
Elle va aussi fournir des avis d’expert
À ENREGISTRER DES
et des arbitrages auprès des tribunaux
MARQUES OLFACTIVES ou des organisations internationales.
Mais l’ambition première de ce nouvel
ordre est d’obtenir la reconnaissance de la création des parfums
comme « œuvre de l’esprit », avec une protection juridique
adaptée. Pas de vagues non plus. La SIPC ne veut pas « interférer
avec les liens contractuels établis entre parfumeurs » et les sociétés qui les emploient comme les créateurs de parfums, Givaudan, Firmenich, IFF, ou les rares maisons de luxe qui ont à demeure leur propre parfumeur (Cartier, Hermès, Chanel, etc.)
C’est là où le bât blesse. Un parfum aujourd’hui ne peut pas être
protégé. L’Institut national de la propriété intellectuelle (INPI)
s’est toujours refusé à enregistrer des marques olfactives. On
peut déposer le nom d’un parfum, son flacon, mais pas son essence même. Le débat sur les droits d’auteurs réclamés par les
parfumeurs fait l’objet de controverses. La Cour de cassation s’y
oppose fermement. « Les tribunaux les assimilent à des recettes
de cuisine », enrage M. Chaillan, l’auteur d’Anaïs Anaïs (Cacharel).
« S’il faut aller plus loin juridiquement, nous irons », promet-il.
Il assure d’abord vouloir « lutter contre les imposteurs qui pullulent sur Internet ». La nouvelle société n’acceptera que des parfumeurs adoubés par un jury. Pour que l’odeur soit sauve. p
cécile prudhomme
nicole vulser
ANALYSEZ 2015 // DÉCHIFFREZ 2016
0123
opérateur à l’autre pour faire des
économies. Orange n’encaisse
donc qu’un revenu moyen par
abonné de l’ordre de 4 à 5 euros
par mois, bien moins qu’en
France. L’opérateur tente aussi de
développer l’accès à l’Internet
mobile, alors que, jusque-là, l’Afrique constituait surtout un marché pour la voix.
Pour retenir le chaland et le faire
dépenser plus, l’opérateur historique français compte aussi sur
Orange Money, son service de
paiement
mobile.
Celui-ci
compte 16 millions de clients et
accroît le revenu par abonné de
25 %. A la demande des banques
centrales locales, l’opérateur
pourrait aussi devenir émetteur
principal et se passer de l’intermédiation de ses partenaires
bancaires, comme la BNP. Un
moyen, là aussi, d’accroître ses
marges et de lancer un premier
galop d’entraînement avant de
donner, en France, le coup d’envoi
de sa véritable banque en ligne. p
L’HISTOIRE DU JOUR
Les « nez » de la parfumerie
en mal de reconnaissance
Du réfrigérateur au grille-pain,
l’électroménager se porte bien
i l’électroménager avait
bien résisté à la crise grâce
à la nécessité traditionnelle, pour les consommateurs,
de remplacer leurs objets défectueux, les ventes d’appareils se
sont accélérées en 2015, en
France, dans le même élan que
celui observé dans l’ameublement. « Un bon cru par rapport à
ces quatre dernières années »,
souligne Alexander Lohnherr, le
nouveau président du Groupement interprofessionnel des fabricants d’appareils d’équipements ménagers (GIFAM).
Hors marques de distributeurs,
les ventes de gros appareils
d’électroménager (lave-linge, réfrigérateurs, etc.) ont progressé
de 3,7 % en valeur, à 2,637 milliards d’euros, l’an dernier, après
une quasi-stabilité un an plus tôt,
en 2014 (– 0,4 %). Une progression tirée par les appareils réfrigérants, qui représentent plus
d’un quart du marché, et dont les
ventes ont augmenté en valeur
de 7,1 %, « notamment parce que
les prix unitaires sont plus élevés,
car les gens veulent des plus gros
réfrigérateurs », explique M. Lohnherr.
Les ventes d’appareils de lavage
(42 % du marché et + 3,2 % de
croissance en 2015) ont été portées par les sèche-linge. Le taux
d’équipement pour ces machines
augmente sous l’effet d’une amélioration des technologies. Les
Principal enjeu :
fidéliser une
clientèle volatile,
qui jongle entre
plusieurs cartes
SIM et opérateurs
LE BILAN
DU MONDE
► GÉOPOLITIQUE
► ENVIRONNEMENT
► ÉCONOMIE
+ UN ATLAS DE 198 PAYS
idées | 7
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
LETTRE DE LA CITY | ér ic al b ert
HSBC met les centres financiers en concurrence
D
ans les jours qui viennent, au plus
tard dans le courant de la semaine
du 15 au 21 février, le conseil d’administration de HSBC va se réunir
dans sa tour de Canary Wharf pour prendre
une décision existentielle : conserver son
siège à Londres ou partir vers de meilleurs
auspices, probablement Hongkong.
Difficile de surestimer la symbolique d’un
tel déménagement. HSBC est un mastodonte
incontournable, l’une des plus importantes
banques du système financier mondial. Un
départ poserait inévitablement de profondes
questions sur l’avenir de la place financière
britannique. Les tenants du « déclinisme » de
la « vieille Europe » se verraient renforcés. En
revanche, la Chine, dont l’économie traverse
actuellement de sérieuses turbulences, ne
manquerait pas de célébrer cette victoire.
Bien sûr, le chantage au déménagement est
partiellement un calcul politique. Pour les dirigeants de HSBC, c’est un excellent bâton à
brandir chaque fois que les autorités britanniques se montrent un peu trop sévères. Avec
48 000 employés au Royaume-Uni, la banque
possède là un excellent moyen de se faire
écouter (même si l’immense majorité d’entre
eux resteraient de toute façon outre-Manche).
Il faut pourtant prendre la menace au sérieux. Pour essayer de comprendre les fourmis
dans les jambes de HSBC, mettons-nous deux
minutes dans la peau de Stuart Gulliver, son
directeur général. Le Britannique, qui a luimême vécu deux décennies à Hongkong et
aime beaucoup la ville asiatique, ne manque
pas de raisons de déménager. Du jour au lendemain, les impôts de la banque seraient allégés. Le regard du régulateur se ferait moins insistant. Le brouhaha politique s’amenuiserait :
ces dernières années, l’homme a régulièrement été appelé à s’expliquer devant différents comités parlementaires britanniques,
séances très politiques qui frôlent souvent
l’humiliation publique. Les députés savent
que le grand public veut du sang de banquier,
et ils en ont eu pour leur argent.
BLANCHIMENT D’ARGENT
HSBC (à l’origine The Hong Kong and Shanghai
Banking Corporation) est de toute façon plus
asiatique que britannique. Elle y réalise 60 %
de ses bénéfices, une proportion qui ne cesse
de progresser. Elle a été fondée en 1865, à Hongkong, et n’a installé son siège à Londres
qu’en 1993. Spécialisée dans le financement du
commerce international, la banque est tournée vers la Chine, où sont fabriqués les biens de
consommation du reste du monde.
Cette mise en perspective est nécessaire pour
comprendre l’extraordinaire concurrence in-
L’ÉCLAIRAGE
Former les chômeurs,
mais d’abord les salariés
par philippe askenazy
L’
annonce par le président
de la République d’un
grand plan de formation
des chômeurs a attiré
beaucoup de critiques. Le soupçon de
manipulation des chiffres des demandeurs d’emploi est fort. L’appel à
la contribution des nouveaux présidents de région – majoritairement
d’opposition – permet également de
mutualiser la responsabilité politique : le ministère du travail réunit régions, partenaires sociaux et Pôle
emploi le 18 février. Si le second point
paraît clair, le premier soupçon paraît
peu justifié : 500 000 formations
supplémentaires sur une année n’inverseront pas massivement la
courbe, car la plupart ne dureront
que quelques semaines !
Ces considérations politiques ont
malheureusement évacué une fois de
plus les réflexions de fond sur l’organisation de la formation en France,
qu’elle soit initiale ou continue. La
pertinence de former les chômeurs
n’est proposée par aucun acteur.
Pourtant, une formation peut s’avérer paradoxalement un nouveau handicap, pour deux raisons. Par construction, elle limite un temps la capacité de recherche d’emploi. Surtout,
demeurer avec les mêmes difficultés
sur le marché du travail après une formation inefficace est une violence
sociale supplémentaire et un puissant facteur de découragement.
PAS DE RECETTE MIRACLE
Une formation doit donc être
« utile ». Et cette utilité doit s’apprécier pour chaque individu. Il n’y a pas
de recette miracle, mais encore faudrait-il que des injonctions contradictoires ne soient pas rajoutées sur
les épaules des agents de Pôle emploi,
des missions locales ou de l’APEC. En
¶
Philippe Askenazy
est chercheur
au Centre national
de la recherche
scientifique, Ecole
d’économie de Paris
poursuivant des objectifs chiffrés, ils
doivent souvent sacrifier le suivi individuel. Une seconde injonction –
mantra de la plupart des président(e)s de région – est de « répondre
aux besoins locaux des entreprises »,
poussant à écarter les préférences individuelles du demandeur d’emploi,
la construction de ses perspectives de
long terme ou de ses opportunités de
mobilité géographique.
De plus, Pôle emploi ne peut désormais acheter de formations collectives que dans le cadre d’une convention avec la région. Au nom de la réactivité, les régions peuvent s’affranchir d’un appel d’offres en habilitant
directement des organismes de formation pour les publics en difficulté
d’insertion. Des évaluations de cette
nouvelle architecture auraient été
bienvenues avant d’appuyer sur l’accélérateur…
PIÈGE
Par ailleurs, reconnaissons qu’avant
de le devenir, la plupart des chômeurs étaient… en emploi. La fin de
contrat à durée indéterminée (CDI)
demeure la première cause d’inscription à Pôle emploi. Or, d’après le Programme d’évaluation des compétences des adultes (PIAAC) mené par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), ce
sont, en France, les travailleurs en
CDI les moins diplômés qui bénéficient le moins des dépenses des entreprises, et les travailleurs en CDD
bénéficient de moins de formation
que les CDI. Travailler peut devenir
ainsi… déqualifiant. D’où un piège à
chômage de longue durée en cas de licenciement après des années, voire
des décennies à ce régime.
La formation des chômeurs procède donc d’une logique de réparation après coup. Or, comme dans le
domaine médical, plus on traite tardivement une pathologie, moins les
traitements sont efficaces. Le compte
personnel de formation mis en place
en 2015 ne changera éventuellement
la donne que sur le long terme. Si on
souhaite que le futur plan de formation des chômeurs soit un succès,
une première étape serait d’inciter les
entreprises à mieux répartir leurs dépenses de formation. Pourquoi pas,
par exemple, interdire les licenciements de CDI qui n’auraient pas bénéficié dans les trois dernières années d’un programme sérieux de développement professionnel, et verser
une prime différentielle de précarité
formation aux CDD ? p
ternationale qui se joue entre les places financières mondiales. Voilà bien longtemps que
Londres ne fait plus face à Paris ni même à
Francfort. La vraie concurrence est à New York,
mais aussi, de plus en plus, à Hongkong et à
Singapour, et même à Tokyo et à Séoul.
Or, depuis la crise de 2008, la City a profondément changé. Elle n’est plus le paradis du
laissez-faire qu’elle a été pendant deux décennies. Le régulateur d’autrefois a été remplacé
par un autre, beaucoup plus sévère. Un impôt
exceptionnel sur les banques a été instauré,
qui coûte, tout de même, 1,5 milliard de dollars (1,3 milliard d’euros) par an à HSBC, soit
10 % de ses profits. Une séparation presque
complète entre les banques de détail et les
banques d’investissement a été imposée, avec
des conséquences très réelles : HSBC est en
train de construire, à Birmingham, un siège à
part pour sa banque de détail britannique.
Au regard du cataclysme financier de 2008,
ces nouvelles règles se justifient aisément. Le
problème est que HSBC est l’un des rares établissements à être resté solide pendant la crise.
Jamais la banque n’a essuyé une perte nette sur
une année pleine. Jamais elle n’a nécessité que
les contribuables ne viennent à son secours.
Pas question de pleurnicher sur son sort.
HSBC n’est pas angélique. La banque s’est fait
prendre la main dans le sac en train de blan-
chir l’argent des cartels de la drogue du Mexique. Sa banque privée en Suisse n’avait absolument aucun scrupule à recevoir des fonds
dont l’origine était pour le moins douteuse.
L’éthique ne semblait pas étouffer ses dirigeants. En revanche, jamais l’équilibre même
de la banque n’a été mis en danger.
HSBC peut donc se permettre de faire jouer
la concurrence entre les centres financiers et
ne s’en prive pas. Toujours pragmatiques, les
Britanniques ont semble-t-il entendu le message. Depuis l’été 2015, ils desserrent progressivement l’étau. L’impôt exceptionnel sur les
banques a été légèrement réduit. Le patron du
régulateur, particulièrement virulent, a été
écarté, remplacé par le modéré Andrew Bailey,
un vice-gouverneur de la Banque d’Angleterre.
Au lendemain de sa nomination, celui-ci
s’est empressé de rassurer qu’il serait plus mesuré que son prédécesseur. George Osborne,
le chancelier de l’Echiquier, ne cache plus son
intention de tourner la page du banker
bashing. Les menaces de HSBC – et de quelques autres établissements – ont visiblement
eu l’effet escompté. Et des « sources », au sein
de la banque, laissaient entendre au Sunday
Times du 7 février que la décision serait plutôt
de rester à Londres. p
UN DÉPART DE
HSBC DE LONDRES
POSERAIT
DE PROFONDES
QUESTIONS SUR
L’AVENIR DE LA
PLACE FINANCIÈRE
BRITANNIQUE
Twitter : @IciLondres
Le big data mesure aussi l’empreinte
sociale des entreprises
En croisant les données disponibles,
les sociétés peuvent mieux évaluer et gérer
les risques sociaux et environnementaux
afin de préserver leur valeur
par éric duvaud
et cyrus farhangi
E
n avril 2013, l’effondrement
du Rana Plaza a provoqué 1 135
morts dans des ateliers de
confection travaillant pour diverses marques internationales au
Bangladesh. A cette tragédie s’est
ajouté un coût économique considérable pour ce pays, qui a vu sa principale industrie désertée par les investisseurs. Pourtant, au début des
années 2000, les données de sécurité
au travail disponibles partout dans le
monde auraient pu alerter les multinationales sur ce risque. Depuis, ces
mêmes indicateurs sont scrutés à la
loupe : d’après le Bureau international
du travail, sur 3 508 sites industriels de
prêt-à-porter du pays spécialisés dans
l’export, plus de 70 % ont été inspectés
depuis.
En France, la loi sur le « devoir de vigilance », actuellement en deuxième
lecture à l’Assemblée nationale, obligerait, si elle était promulguée, les grandes entreprises à des mesures de prévention envers leurs filiales et soustraitants. Mais avec ou sans contrainte
législative, on observe à l’échelle mondiale la mise en place de dispositifs de
gestion des risques, qu’ils soient sociaux, environnementaux ou de corruption, qui s’appuient sur l’analyse
de masses de données permettant de
repérer les zones sensibles. Une partie
de ces données est hébergée au sein
même des bases fournisseurs de l’entreprise. Elles peuvent être croisées
avec des statistiques publiques pour
modéliser les chaînes d’approvisionnement par pays et par secteur d’activité. Les indicateurs relatifs à la sécurité au travail, à la santé, au travail des
mineurs, à l’environnement ou à la
LE VOLUME
DES DONNÉES STOCKÉES
DANS « L’UNIVERS
NUMÉRIQUE » DOUBLE
TOUS LES DEUX ANS
corruption, progressivement fiabilisés
par des instituts de recherche ou les
administrations, permettent alors
d’identifier les zones de risque de la
chaîne d’approvisionnement.
Les entreprises sont assises sur des
mines d’informations – achats, ventes,
ressources humaines, santé, sécurité,
énergie, environnement… – qui, une
fois collectées, organisées et croisées
avec d’autres données externes, peuvent offrir une vision quantifiée et
élargie de leur empreinte.
MARQUE ET CAPITALISATION
Le volume des données stockées dans
« l’univers numérique » double tous
les deux ans. Entre 2010 et 2020, il
aura été multiplié par cinquante selon
IDC iView, The Digital Universe in
2020, décembre 2012. Les données
sont produites de plus en plus par des
machines, accélérant la tendance :
l’Internet des objets compte déjà
50 milliards de capteurs connectés
dans le monde ; le Sensors Summit en
projette 100 trillions d’ici à 2030, soit
12 000 par habitant. Les données sont
de plus en plus abondantes, mais
aussi de plus en plus partagées dans
des bases collaboratives. Ainsi, les acteurs économiques pourraient mieux
exploiter toute la richesse du big data
pour mesurer et maîtriser leur empreinte sur la société et sur l’environnement, démontrer leur utilité sociale et, in fine, renforcer leur propre
valeur économique.
Ainsi, les démarches d’écoconception des produits et les informations
produites dans le cadre des PEP (profil
environnemental produit) permettent
d’estimer l’empreinte en aval, par
exemple le CO2 évité par certains produits dans leur phase d’usage, comme
les énergies renouvelables ou les matériaux d’isolation. Cette vision sur
l’ensemble de la chaîne de valeur permet d’agir là où les impacts sont les
plus importants, et les moins coûteux
à réduire ; c’est une première étape indispensable lorsqu’il s’agit de définir
une trajectoire carbone d’entreprise
compatible avec l’objectif mondial de
limitation du réchauffement climatique à + 2 °C. Certains acteurs vont jusqu’à exploiter des données géospatiales détaillées, publiquement
disponibles, pour analyser leurs activités au regard de l’évolution des forêts,
des océans et des autres écosystèmes
constituant leur « capital naturel ».
Cette vision élargie permet de mieux
projeter la capacité de l’entreprise à
créer de la valeur dans la durée, pour
les actionnaires, mais également pour
la société dans son ensemble.
Avec l’inflation des données, la connaissance croît de manière exponentielle, et nous sommes de plus en plus
nombreux à produire et à analyser
l’information. Les experts en économie de l’environnement ou en économie du travail sont désormais en mesure de contribuer à la valorisation
des impacts sociétaux et environnementaux. On peut ainsi attribuer une
valeur économique à des phénomènes a priori immatériels : pollution de
l’air, biodiversité, bruit, temps gagné…
Lorsque les marchés sont défaillants
dans la prise en compte de réalités
auxquelles la collectivité attache du
prix (par exemple, le prix de l’eau peut
être quasi nul dans des zones de stress
hydrique), les entreprises peuvent elles-mêmes leur attribuer un prix dans
l’évaluation de leurs projets d’investissements. Elles sont, par exemple, de
plus en plus nombreuses à intégrer un
prix du carbone dans leur calcul de retour sur investissement pour anticiper
les contraintes futures.
Les entreprises sont aujourd’hui en
mesure de réunir et analyser les données et connaissances nécessaires à
l’évaluation et à la gestion de leurs impacts sociaux et environnementaux,
mais aussi à la valorisation de ceux-ci.
L’entreprise crée de la valeur pour la
société à travers les emplois, les impacts positifs des produits vendus, et
la réduction des impacts négatifs ; elle
bénéficie en retour de la pérennisation de son modèle économique. Ce
type d’analyse permet de nourrir, chiffres à l’appui, une stratégie intégrée,
tenant compte des liens entre valeur
boursière et valeur sociétale. C’est un
pas essentiel vers une meilleure compréhension de la valeur immatérielle
des entreprises, en vue de renforcer
leur marque et leur capitalisation à
long terme. p
¶
Eric Duvaud est associé de EY
(anciennement Ernst & Young),
conseil en développement durable
Cyrus Farhangi est expert en
« empreinte socio-économique » chez EY
8 | MÉDIAS&PIXELS
0123
MERCREDI 10 FÉVRIER 2016
L’AFP espère
lever un peu
le voile sur la
Corée du Nord
Déjà présente dans 150 pays,
l’Agence France-Presse va ouvrir
un bureau à Pyongyang
tokyo - correspondant
L’
AFP sera bientôt la seconde grande agence
de presse mondiale à
avoir une représentation permanente en République
populaire démocratique de Corée
(RPDC), après Associated Press
(AP), présente depuis 2012.
L’agence chinoise Xinhua, son homologue japonaise Kyodo et ItarTass (russe) ont des antennes à
Pyongyang. Le contrat avec l’AFP a
été signé en janvier et les travaux
d’aménagement du bureau sont
en cours dans les locaux de
l’agence officielle de presse KCNA.
L’ouverture du bureau de l’AFP
est le signe d’une volonté de « désenclavement » du régime nordcoréen – et un geste de Pyongyang
en direction de la France, qui est le
seul pays de l’Union européenne
avec l’Estonie à ne pas entretenir
de relations diplomatiques avec la
RPDC. Pour l’agence, il s’agit d’être
présent dans un pays en mutation
et dont les ambitions nucléaires et
balistiques sont un facteur de fortes tensions en Asie du Nord-Est.
Ainsi, le 7 février, le tir d’une fusée
depuis le territoire nord-coréen a
aussitôt été qualifié de « provocation intolérable » par le conseil de
sécurité des Nations unies.
Logique dans le cadre du renforcement du réseau de l’AFP, l’ouverture d’un bureau à Pyongyang,
qui a donné lieu à une longue négociation, risque de susciter des
controverses. Ce fut le cas pour AP,
accusée par la droite américaine
de se faire l’écho de la propagande
de Pyongyang et d’offrir une reconnaissance à un « Etat-voyou »
condamné par l’ONU pour ses violations des droits de l’homme.
« En tant qu’agence de presse globale, l’AFP se doit d’être présente
partout dans le monde. C’est sa
mission et sa raison d’être, fait valoir Philippe Massonnet, directeur régional de l’AFP pour la région Asie-Pacifique, basé à Hongkong. La RPDC est l’un des rares
pays importants où nous n’étions
pas. Nous ne pouvons pas nous
plaindre quand l’accès nous est refusé et faire la fine bouche quand
les portes s’ouvrent. »
Le bureau à Pyongyang aura en
permanence deux journalistes
nord-coréens, un photographe et
un vidéaste, formés à Hongkong.
« Démêler le vrai
du faux à propos
de la Corée
du Nord est
une tâche ardue »
CHOI JUNG-HOON
directeur de la radio
Free North Korea
Rim Ho-ryong, vice-président de l’agence de presse nord-coréenne, et le PDG de l’AFP, Emmanuel Hoog, le 19 janvier. LIONEL BONAVENTURE/AFP
Son responsable, qui résidera
dans un pays voisin, pourra s’y
rendre une fois par mois comme
d’autres journalistes de l’AFP basés en Asie. C’est aussi le cas pour
AP dont le chef du bureau à Tokyo
couvre la RPDC. La Corée du Nord
ne permet pas à des journalistes
étrangers de résider en permanence dans le pays, à l’exception
des Chinois et des Russes.
Tant par ses images que ses dépêches, AP a contribué depuis
trois ans à une meilleure connaissance de la RPDC. Que ses activités (et, demain, celles de l’AFP)
soient très surveillées par les services de sécurité ne fait guère de
doute. Ses journalistes ne se font
pas d’illusion sur le caractère fragmentaire de ce qu’ils voient et des
informations qu’ils peuvent recueillir. Les correspondants
étrangers en Union soviétique ou
en Chine (dès 1957) ont connu les
mêmes difficultés. Mais leur présence a permis de lever un peu le
voile sur ces régimes.
« Dans beaucoup de pays il y a
des limites, parfois drastiques, au
travail journalistique, poursuit
M. Massonnet. Si l’AFP devait ne
travailler que là où tout est rose,
elle ne serait pas présente dans
150 pays. Pour le bureau de Pyongyang, nous n’avons signé aucun
document contraignant. Il y aura
des règles à respecter. Nous tirerons le meilleur de notre présence
sur place. »
Idée moins caricaturale du pays
Quelles que soient les difficultés
et les frustrations rencontrées par
les journalistes étrangers en
RPDC (cornaqués par un guide interprète), une présence sur place
et des visites successives permettent de se forger une idée, certes
incomplète mais moins caricaturale, du pays, et de corroborer ou
d’infirmer des informations collectées à l’extérieur.
Décrire ce que l’on voit, ou ce qui
est donné à voir, est déjà un apport dans un pays où circulent les
rumeurs les plus sensationnalistes au mépris, le plus souvent, de
la vérification des informations.
Celles qui émanent des services
de renseignements de Corée du
Sud et des récits des réfugiés mériteraient, à tout le moins, d’être
présentées au conditionnel. Il
s’agit d’une « source unique et
anonyme, commente Chad O’Carrol, qui dirige NK News, un site
d’informations et de commentai-
res de qualité (avec le blog
38 North) sur la RPDC. Ce serait
une ligne rouge à ne pas franchir
pour tout autre pays.»
Dans une dépêche de 2014, Jung
Ha-won, journaliste de l’AFP à
Séoul, rappelait que « démêler le
vrai du faux à propos de la Corée
du Nord est une tâche ardue. Les
rumeurs les plus surréalistes confortent le public dans la perception
d’un pays étrange, brutal et arriéré. » Il citait Choi Jung-hoon, directeur de la radio Free North Korea à Séoul, qui a fui la RPDC
en 2007 et dresse de ce pays « un
portrait souvent grotesque, très
différent de celui où [il a] vécu ». p
philippe pons
HORS-SÉRIE
UNe vie, UNe ŒUvRe
L’Inde stoppe net les ambitions
de Facebook dans l’Internet low cost
Pour l’Autorité régulatrice des télécoms, l’offre gratuite et mobile
du réseau social entraînait une inégalité d’accès entre les personnes
F
acebook vient de perdre
une longue bataille en Inde.
L’Autorité régulatrice des
télécoms du pays (la TRAI) s’est
opposée, lundi 8 février, au service d’accès à l’Internet mobile
proposé par le réseau social.
En février 2015, le groupe américain y avait lancé Free Basics,
un service permettant d’utiliser
Internet de façon limitée et allégée. Il est ainsi possible d’utiliser un moteur de recherche,
de lire les infos, de regarder la météo et de naviguer sur les sites et
produits de Facebook. Le tout,
gratuitement. Mais cette inégalité d’accès au Web n’était pas du
goût du régulateur, qui a lancé
une consultation publique et bloqué préventivement Free Basics,
en décembre 2015.
Campagne publicitaire
La TRAI a publié un règlement qui
interdit aux opérateurs mobiles
de proposer des tarifs différenciés
et discriminants d’accès à Internet sur téléphone mobile, barrant
la route à Free Basics dans sa formule actuelle. Les sociétés contrevenantes s’exposeront à des sanctions financières. La nouvelle règle sera réétudiée après deux ans
d’application.
Ces offres présentent plusieurs
inconvénients, argue la TRAI. Elles peuvent désavantager les pe-
tits opérateurs, qui n’auraient pas
les moyens d’offrir ces tarifs low
cost et donc de concurrencer les
gros acteurs du marché. Plus largement, le régulateur affirme
qu’autoriser les accès discriminés
risque de compromettre « l’ouverture de l’Internet tel qu’on le connaît ». Avec cet argument, la TRAI
offre une victoire aux défenseurs
de la neutralité du Net, un principe d’accès égal et non discriminé à l’ensemble du réseau.
Facebook a vite réagi au nouveau règlement. L’entreprise s’est
dite « déçue » de la décision de la
TRAI et a affirmé dans un communiqué qu’elle « [continuera]
ses efforts pour faire tomber les
barrières et donner aux déconnectés un accès plus facile à Internet et
aux opportunités qu’il ouvre ».
Pendant des mois, le réseau social
a fait valoir que son service permettait à des millions de gens qui
n’avaient pas accès à la Toile de se
connecter pour la première fois,
ouvrant la voie à une plus grande
égalité.
La TRAI souligne aussi l’importance d’ouvrir l’accès à Internet
dans un pays où une grande
partie de la population en est
exclue, et assure qu’il ne sera
pas interdit de proposer des
forfaits data gratuits et limités,
tant qu’ils donnent accès à tous
les contenus.
Depuis la suspension préventive de Free Basics, Facebook
cherchait à se gagner les grâces
de la population indienne. En
plus d’une importante campagne publicitaire, l’entreprise
avait poussé des dizaines de milliers d’internautes à participer à
la consultation publique de la
TRAI pour soutenir son service.
Parasiter le débat
Le PDG, Mark Zuckerberg, avait
signé une tribune dans le quotidien The Times of India où il comparait Free Basics à un service public. « Si l’on pense que tout le
monde doit avoir accès à Internet,
on doit défendre Free Basics. Plus
de trente pays l’ont reconnu
comme un programme en accord
avec la neutralité du Net et
bon pour les consommateurs »,
affirmait-il.
Mais ce lobbying n’était pas du
goût de la TRAI qui, fin janvier,
avait accusé Facebook de parasiter le débat et la consultation publique. De nombreux messages
ne respectant pas le format de
la consultation et ne répondant
pas spécifiquement aux questions posées avaient été envoyés
par l’intermédiaire d’un formulaire créé par le réseau social,
compliquant la tâche de l’autorité des télécoms. p
florian reynaud
François
Mitterrand
Le pouvoir
et la séduction
ÉdItIOn
2016
Le centenaire de la naissance de l’ancien président
Né il y a un siècle, mort il y a vingt ans, François
Mitterrand est entré dans l’Histoire sans être tout
à fait sorti de l’actualité. Son évocation renvoie
tout autant à un passé révolu qu’à un présent qu’il
continue de hanter, comme référence pour les uns,
repoussoir pour les autres. Dans ce hors-série de la
FRANÇOIS MITTERRAND
collection Une vie, une œuvre, retrouvez des textes du
premier président socialiste de la Ve République, son
Un hors-série du « Monde »
124 pages - 8,50 €
Mathias Bernard. A lire également, des contributions
Chez votre marchand de journaux
et sur Lemonde.fr/boutique
portrait et un entretien-décryptage avec l’historien
d’Edouard Balladur, Jack Lang, Benjamin Stora et
Hubert Védrine.
BIODIVERSITÉ
NEUROLOGIE
PORTRAIT
LE PARTAGE DES DONNÉES
SUSCITE DES RÉSISTANCES
RÉORGANISER SON CERVEAU
GRÂCE AU NEUROFEEDBACK
CARL ELLIOTT, BIOÉTHICIEN
ET LANCEUR D’ALERTE
→ PAGE 2
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→ PAGE 7
Le trésor volé de la « Jeanne-Elisabeth »
Au terme d’une enquête associant archéologues et douaniers, des pilleurs d’un brick suédois coulé en 1755 au large d’une plage de l’Hérault
viennent d’être condamnés. La fouille scientifique du navire continue tandis qu’une partie du butin est toujours dans la nature.
PAGES 4-5
Mélange d’objets et de pièces découverts dans l’épave du navire suédois. TEDDY SEGUIN/DRASSM
Tout est nombre
U
carte blanche
Etienne Ghys
Mathématicien, directeur
de recherche au CNRS à l’Ecole
normale supérieure de Lyon.
[email protected]
(PHOTO: FABRICE CATERINI)
n nouveau record a été validé le 7 janvier :
2 à la puissance 74 207 281 moins 1 est le plus
grand nombre premier connu à ce jour.
Ce nombre s’écrit avec 22 338 618 chiffres.
En soi, ce n’est pas une grande nouvelle. Depuis les
années 1950, le nombre de chiffres du record suit de
près le progrès des ordinateurs. Il est multiplié par 10 à
peu près tous les dix ans et on devrait donc atteindre
le milliard de chiffres d’ici une quinzaine d’années.
Pourquoi cette course effrénée ? On pourrait parler de
l’usage des nombres premiers en cryptologie, ou de
l’intérêt de cette recherche pour tester les ordinateurs,
mais il s’agit avant tout d’un de ces « problèmes plaisants et délectables qui se font par les nombres », selon
le titre d’un livre de Bachet de Mériziac, publié à Lyon
en 1612. La vraie motivation de nombreux mathématiciens est en effet le plaisir et la délectation.
C’est l’occasion de présenter aux lecteurs du Monde
une démonstration mathématique. Il ne s’agit certes
pas d’une nouveauté puisqu’on la trouve dans Les
Eléments, d’Euclide, composé il y a plus de deux mille
ans. Mais elle représente pour beaucoup le paradigme
Cahier du « Monde » No 22105 daté Mercredi 10 février 2016 - Ne peut être vendu séparément
de la beauté mathématique. Certains neurobiologistes
ont même enfermé des mathématiciens dans des tunnels IRM pour « mesurer » leurs émotions esthétiques.
Un nombre entier est premier s’il n’est divisible que
par deux nombres : 1 et lui-même. Par exemple, 6 n’est
pas premier car il est égal à 2 fois 3, alors que 5 ne peut
se décomposer que comme 5 fois 1 ou 1 fois 5, donc
5 est premier. Si un entier n’est pas premier, il peut se
décomposer en un produit de deux nombres plus
petits, qui peuvent à leur tour se décomposer s’ils ne
sont pas premiers, etc. Au bout du compte, tout nombre entier se décompose en un produit de nombres
premiers. C’est d’ailleurs ce qui fait leur intérêt : ce
sont les briques élémentaires qui permettent de
construire tous les nombres. Par exemple, 2016 est
égal à 2 × 2 × 2 × 2 × 2 × 3 × 3 × 7.
Euclide affirme qu’il existe une infinité de nombres
premiers et voici comment il le démontre. Prenez quelques nombres premiers, par exemple 5, 13 et 31. Multipliez-les : vous obtenez 2015. Ajoutez 1. Vous obtenez
un nombre entier N, égal à 2016 dans notre exemple.
Evidemment, N n’est divisible par aucun des nombres
premiers dont on est parti puisque le reste de la division est égal à 1. Tous les diviseurs premiers de N sont
donc différents de ceux dont on est parti. Pour toute
liste finie de nombres premiers, on peut ainsi trouver
un nombre premier qui n’est pas dans la liste. Il y a
donc une infinité de nombres premiers. CQFD. Pour
battre le record du 7 janvier, il « suffirait » de multiplier
tous les nombres premiers plus petits que le champion
du moment, d’ajouter 1, et de choisir un diviseur
premier du résultat. Hélas, de tels calculs dépassent
très largement les capacités des ordinateurs les plus
puissants, et il faut développer d’autres stratégies.
L’un des problèmes de la recherche scientifique est
qu’elle est devenue si technique qu’elle ne laisse presque plus de place aux amateurs. Il est vrai que certains
astronomes amateurs découvrent encore de nouvelles
comètes. De la même manière, la quête de nouveaux
nombres premiers est accessible aux amateurs. Tout le
monde peut télécharger gratuitement le logiciel GIMPS
(Great Internet Mersenne Prime Search) et participer à
la recherche collective de nouveaux nombres premiers.
« Tout est nombre », enseignait Pythagore. p
2|
0123
Mercredi 10 février 2016
| SCIENCE & MÉDECINE |
AC T UA L I T É
Les défis de la nature en open data
| Le projet de loi sur la biodiversité veut obliger les maîtres d’ouvrage à verser les données collectées
lors des études d’impact dans l’inventaire national du patrimoine naturel, ouvert à tous. Cette initiative crée la polémique
écologie
audrey garric
D
es centaines d’outardes canepetières – des oiseaux des plaines
rares et protégés –, des grandes
sauterelles vertes ou encore des
papillons dianes. Voilà la moisson récoltée, parmi plus de
300 espèces de plantes, 150 d’oiseaux et 100
d’insectes, par le bureau d’études Biotope sur le
chantier de la ligne à grande vitesse qui doit relier Montpellier à Nîmes en 2017. Comme pour
tout projet d’aménagement, l’entreprise réalise
des études d’impact chaque année afin d’évaluer les effets sur l’environnement du futur
ouvrage et ses mesures de compensation. Mais,
pour la première fois, elle devait verser ces informations, le 10 février, à l’Inventaire national
du patrimoine naturel (INPN), la plus grande
base de données française en matière de biodiversité, qui dépend du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN).
Cette démarche préfigure une forme d’« open
data pour la biodiversité », une nouveauté intégrée par la ministre de l’écologie, Ségolène Royal,
au projet de loi pour la biodiversité. L’article 3 ter
du texte, voté par les sénateurs le 26 janvier et
qui doit revenir en seconde lecture devant l’Assemblée mi-mars, prévoit que « les maîtres
d’ouvrage, publics ou privés, doivent contribuer à
cet inventaire national par la saisie ou, à défaut, le
versement des données brutes de biodiversité
acquises à l’occasion des études d’impact des
plans et programmes (…) et des projets d’aménagement ». Le texte précise que ces informations
« sont diffusées comme des données publiques,
gratuites, librement réutilisables ».
« On va vers la démocratisation des données.
Chaque citoyen pourra y avoir accès, ce qui améliore la connaissance de la nature et de son état
de conservation », se réjouit Jean-Philippe Siblet, le directeur du Service du patrimoine naturel au MNHN. Objectif : tripler le nombre de
données disponibles, pour atteindre près de
100 millions d’ici à 2020.
« La transmission des données
doit être encadrée. Mais
cette mesure est inapplicable
en l’état, c’est une bombe »
frédéric melki
président fondateur de Biotope
Aujourd’hui, l’INPN contient 35 millions d’entrées sur 160 000 espèces de faune ou de flore
françaises. La partie émergée de l’iceberg, c’est
un site Internet qui affiche 120 000 visites par
mois et offre la possibilité à chacun de chercher
des informations sur un programme, un habitat
ou une espèce. Entrez « pic épeichette » – un
oiseau que l’on entend parfois dans les jardins du
muséum – et vous obtiendrez son nom latin
(Dendrocopos minor), sa photo, sa classification
dans l’arbre du vivant et sa répartition sur l’ensemble du territoire français.
La partie immergée, elle, est l’énorme machine
qui agrège, standardise et rassemble toutes ces
informations, à raison de 5 000 nouvelles données par jour. « Notre travail n’est pas de découvrir
de nouvelles espèces, précise Jean-Philippe Siblet.
Nous les récupérons auprès des experts, des taxonomistes, et nous les validons scientifiquement. »
Les données sont saisies grâce à des outils en li-
Trois exemples d’espèces protégées, mais menacées par des projets de construction : la sibthorpie d’Europe (à gauche),
le pique-prune (en haut), la musaraigne aquatique (en bas).
PHOTO12/ALAMY ; ROBERT HENNO/BIOSPHOTO ; MIKE LANE/BIOSPHOTO
gne (tels que CardObs) par des milliers d’établissements publics, d’entreprises privées, d’associations naturalistes, de sociétés savantes ou bien de
particuliers, qui acceptent de léguer leurs informations par voie de convention.
Mais, jusqu’à présent, les bureaux d’études,
mandatés par les maîtres d’ouvrage, ne contribuaient guère. Pour l’essentiel, les informations
restaient consignées dans des carnets, sans protocole méthodologique harmonisé. « Ce sont des
trésors cachés, souvent inexploités. De sorte qu’il
faut parfois tout réinventer », reconnaît Christian
Caye, délégué au développement durable de
Vinci, qui réalise une centaine d’inventaires chaque année sur ses chantiers d’autoroutes, de
lignes ferroviaires ou d’aéroports. Des données
qui ne sont pas encore versées à l’INPN.
La construction d’une telle mémoire naturaliste, publique et transparente divise les experts.
« Je suis favorable à la transmission de données,
mais de manière encadrée. Cette mesure est absolument inapplicable en l’état. C’est une bombe »,
lâche Frédéric Melki, président-fondateur de Biotope, premier bureau d’études français dans l’environnement, avec 240 salariés et un millier
d’études par an. Et d’énumérer la liste des « problèmes à régler » : à quel moment les données seront-elles fournies au Muséum ? Quel sera leur
degré de précision ? « Si on n’attend pas la fin de
l’instruction d’un dossier et la délivrance du permis de construire, on s’expose à la divulgation
d’informations confidentielles aux concurrents,
de même que si les données sont trop fines », poursuit-il. Enfin, reste à savoir qui va financer la diffusion de ces informations. « La création de bases
de données coûte cher. On dépense entre
5 000 euros et 1 million d’euros par inventaire. »
L’ouverture des données au grand public est
« nécessaire » et favorisera une meilleure protection de la nature, jugent au contraire les ONG.
« Dans dix ans, on pourra réutiliser des études
d’impact pour voir si les mesures compensatoires
proposées par un aménageur ont permis de restaurer un écosystème qui avait été détruit ou
endommagé », avance Frédéric Jiguet, professeur
au MNHN (CNRS) et ornithologue. « Les associations et les citoyens pourront vérifier que les études ont été correctement réalisées, si tant est qu’on
puisse s’assurer que les maîtres d’ouvrage versent
bien les données », complète Emeline Bentz, de la
Fondation Nicolas Hulot. Dernier exemple en
date, rappelle-t-elle, le collectif des Naturalistes
en lutte, opposé à la construction de l’aéroport
de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique),
qui a affirmé fin 2015 avoir déniché cinq espèces
rares et protégées « oubliées » lors de l’inventaire
des bureaux d’études.
Alors, l’open data naturaliste, un contre-pouvoir citoyen ? Le cas du petit scarabée baptisé pique-prune, qui a bloqué la construction d’une
autoroute entre Alençon et Le Mans de 1996 à
2002, est resté dans les mémoires. « C’est un
outil pour les associations qui veulent protéger
des sites : les données sont publiques, du coup
nul ne peut prétendre les ignorer », juge Grégoire
Loïs, le directeur de Vigie-Nature, au MNHN, qui
regroupe les programmes de sciences participatives. « On est certain de voir se multiplier les
recours d’opposants », renchérit Frédéric Melki.
« Nous sommes convaincus qu’il faut anticiper et
privilégier la transparence dans tous les cas,
rétorque Christian Caye, de Vinci. Notre intérêt
est de prendre en considération le plus tôt possible les attentes de tous. »
De manière étonnante, les réfractaires au partage des inventaires de faune et de flore ne se retrouvent pas forcément dans le secteur privé.
Ainsi, au MNHN, seuls quatre des 17 programmes de sciences participatives protocolés de
Vigie-Nature sont versés à l’INPN ! L’établisse-
ment est partagé entre deux écoles, celle de
l’open data contre celle de la protection des données. Sachant que les contraintes techniques et
financières freinent tout le monde.
« Centraliser les données brutes, oui ; les mettre
en accès libre à tous, non », tranche Frédéric Jiguet, qui gère les observatoires oiseaux de VigieNature. Le chercheur craint surtout « les risques
de détournement des informations par des groupes d’intérêt, comme nous l’avons déjà subi avec
la Fédération nationale des chasseurs par exemple ». Le danger réside également, ajoute-t-il,
dans la course à la recherche à laquelle se livrent
les grandes universités mondiales : « Nous pourrions être “pillés” par des chercheurs concurrents,
qui publieraient dans les revues scientifiques à
partir de nos jeux de données. »
« Il faut faire un gros travail pour changer les
mentalités, juge Grégoire Loïs. C’est un leurre que
de croire qu’une donnée brute a une valeur monétaire. C’est son interprétation qui compte, et elle
demande une expertise naturaliste. » p
L’apport des amateurs
Les sciences participatives, qui font intervenir des nonscientifiques, enregistrent une forte croissance depuis
une quinzaine d’années (recensements naturalistes,
mesures, jeux sérieux en ligne, etc). Elles fournissent
de nouvelles connaissances, mais suscitent des préoccupations (fiabilité et reproductibilité des données,
rigueur des protocoles ou manipulation de la recherche). Un rapport sur le sujet, dirigé par François Houllier, PDG de l’INRA, a été remis à la ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la
recherche le 4 février. Les auteurs recommandent d’organiser une communauté de pratiques, de soutenir
ce domaine par des moyens techniques, financiers
et réglementaires et d’associer les publics scolaires.
L’enfance glaciale du Système solaire
Une mesure directe de la température d’un disque protoplanétaire promet de changer les modèles de formation des planètes
I
l va falloir revoir la recette de
fabrication des corps, petits
et gros, de notre Système solaire, formés il y a plus de
4 milliards d’années. La crêpe originelle dans laquelle des grumeaux sont apparus, futurs astéroïdes ou planètes, est peut-être
deux fois plus froide que ce que
l’on pensait jusqu’à présent, suggère une mesure directe de sa
température publiée dans Astronomy & Astrophyics mercredi
3 février. Ce qui pourrait avoir
tout changé dans l’enfance des
systèmes planétaires.
Après la formation d’une étoile,
la matière se rassemble alentour
en un disque plus ou moins épais
constitué de grains de poussières
de silicates, de glace… de l’ordre
du millimètre de diamètre. L’agitation turbulente au cœur de
cette crêpe force ensuite, par des
mécanismes encore mal compris,
des grains à s’agglomérer en des
tailles de plus en plus grandes.
Pour décrire ce phénomène, connaître la température du disque
primitif est primordial.
En effet, plus les grains sont
froids, plus les gaz qui les entou-
rent peuvent se fixer sur les
grains et plus ils peuvent se coller
entre eux. « En outre, on peut penser que cette faible température signifie que les disques sont deux
fois plus massifs qu’estimé. Cela
pourrait donc augmenter la capacité à former des planètes », estime Stéphane Guilloteau, directeur de recherche CNRS au Laboratoire d’astrophysique de Bordeaux (LAB). Il est l’un des auteurs
de cette première mesure effectuée avec des collègues de l’Institut Max-Planck d’Heidelberg, en
Allemagne.
Ces chercheurs y sont parvenus
en étudiant avec les télescopes
Alma, au Chili, et IRAM, en Espagne, une… soucoupe volante. C’est
en réalité le surnom donné à un
disque découvert en 2003 qui a la
particularité de se présenter par la
tranche aux télescopes terrestres.
« Soucoupe volante »
Ce disque, situé à quelque
400 années-lumière environ, a
pour autre particularité de se trouver devant des nuages moléculaires, plus chauds. En mesurant
d’une part la différence de rayon-
nement entre la « soucoupe volante » et ces nuages, et d’autre
part directement la température
des gaz, les chercheurs en ont déduit une température glaciale de
–268 °C environ pour les poussières. Soit 5 degrés au-dessus du zéro
absolu et cinq à dix degrés de
moins que prévu dans les modèles. « Nous avons été surpris des premières images, mais la seule explication était cette température très
froide », rappelle Stéphane Guilloteau. « C’est très intéressant, car la
méthode est directe et ne dépend
pas de modèles décrivant les
grains », indique Karine Demyk, de
l’Institut de recherche en astrophysique et planétologie, à Toulouse.
Jusqu’à présent, seuls des modèles
reliaient le rayonnement émis par
les poussières et leur température.
« Cela pourrait changer prodigieusement les modèles de formation planétaire », s’enthousiasme
Valentine Wakelam, du LAB (qui
n’a pas participé à l’étude de ses
collègues). Mais avant de changer
la recette, il faudra confirmer que
la « soucoupe volante » n’est pas
une exception dans l’Univers. p
david larousserie
AC T UA L I T É
| SCIENCE & MÉDECINE |
Passer son cerveau à l’autocontrôle
| Les progrès de l’imagerie fonctionnelle et de l’électroencéphalographie
ont relancé les recherches sur le neurofeedback, une technique datant des années 1970
neuropsychiatrie
sandrine cabut
T
rouble déficit de l’attention/hyperactivité (TDAH),
mais aussi autisme, dépression, anxiété, addictions, hallucinations… Les
techniques d’autocontrôle
du cerveau par neurofeedback sont
évaluées dans de nombreuses pathologies neuropsychiatriques. Une première journée nationale consacrée à
cette approche thérapeutique s’est tenue le 19 janvier à Paris.
Le principe du neurofeedback est
d’apprendre à un individu à moduler
son activité cérébrale et à modifier
son comportement, en fonction d’informations qu’il reçoit, le plus souvent sous forme visuelle ou auditive.
Quand cette technique a émergé,
dans les années 1970, ces informations étaient issues de données
d’électroencéphalogrammes (EEG).
Mais elle a décliné, faute d’encadrement des pratiques et d’évaluations
rigoureuses. La numérisation des
EEG, le développement des IRM fonctionnelles (IRMf) en temps réel, et celui des interfaces cerveau-machine
lui donnent un nouvel élan.
« C’est dans le domaine de l’hyperactivité [TDAH] que les études sont les
plus avancées et que le niveau de
preuves est le plus élevé, souligne le
docteur Jean-Arthur MicoulaudFranchi, psychiatre au CHU de Bordeaux et coorganisateur du colloque.
Aux Etats-Unis, le neurofeedback EEG
a obtenu en 2013 une recommanda-
tion de l’Académie de pédiatrie de niveau 1, plaçant cette technique dans
les thérapies non pharmacologiques
les plus validées. »
« Le neurofeedback améliore en particulier l’inattention et l’impulsivité, et,
contrairement aux médicaments, ses
effets augmentent au fil du temps »,
relève Martin Arns (directeur de l’institut de recherche Brainclinics, PaysBas). Il met toutefois en garde contre
les appareils « spectacle » en vente
sur Internet à quelques centaines
d’euros. « Utiliser le neurofeedback, ce
n’est pas jouer à un jeu sophistiqué. Le
cerveau doit apprendre des choses
simples, dans le cadre de protocoles
sérieux », insiste-t-il.
En Europe, cette thérapeutique n’est
pas encore validée pour le TDAH. Un
essai doit débuter en septembre dans
plusieurs pays, avec un dispositif (logiciel et casque EEG) développé par
une start-up hexagonale, Mensia.
Trois centres français y participeront :
Montpellier, Lille, Bordeaux. « L’objectif est de comparer le neurofeedback
au methylphenidate (Ritaline) chez
170 enfants TDAH âgés de 7 à 13 ans.
L’entraînement durera trois mois, avec
4 séances hebdomadaires de neurofeedback, d’abord à l’hôpital, puis à domicile », précise le professeur Diane Purper-Ouakil, pédopsychiatre au CHU
de Montpellier, et investigatrice principale de cette étude, coordonnée en
France par Stéphanie Bioulac, pédopsychiatre au CHU de Bordeaux.
Au CHU de Lille, le pédopsychiatre
et chercheur Renaud Jardri a, lui,
lancé un programme de recherche
sur le neurofeedback guidé par IRM
fonctionnelle chez des patients souffrant d’hallucinations. « Dans le domaine de la douleur, qui est un exemple typique de vécu subjectif, cette approche a fait ses preuves. Une étude
menée il y a une dizaine d’années a
montré qu’avec de l’entraînement des
grands brûlés parvenaient à réduire
l’intensité de leurs douleurs en modifiant l’activation d’une zone du cortex
corrélée aux sensations douloureuses.
Les effets étaient obtenus en quelques
jours et duraient dans le temps », justifie le professeur Jardri.
Le sujet apprend
à moduler son
activité cérébrale
et à modifier son
comportement
Le chercheur lillois et ses collègues
ont d’abord appris à repérer les hallucinations en IRMf, avec la collaboration des patients – qui signalent leur
symptôme en appuyant sur un bouton. Puis ils ont utilisé un logiciel
d’apprentissage machine pour détecter en temps réel l’activité hallucinatoire dans le cerveau avec une bonne
fiabilité. « Actuellement, nous cher-
chons à détecter les prémices des hallucinations, afin d’aider les patients à
mettre en place des stratégies particulières pour les éviter, poursuit Renaud
Jardri. Un autre objectif pourrait être
de mettre fin plus rapidement à ces expériences. » A terme, selon lui, cette
« psychothérapie guidée par imagerie » pourrait aussi être utile pour lutter contre d’autres symptômes subjectifs : les pensées intrusives des
troubles obsessionnels compulsifs
(TOC), les reviviscences des états de
stress post-traumatique…
Pour les experts réunis à Paris, la
priorité est de structurer les pratiques
scientifiques et cliniques. De fait, parallèlement aux études universitaires, toute une offre se développe sans
contrôle médical. Le public peut acheter directement des casques sur Internet. Et divers praticiens proposent
des séances de neurofeedback dans
un cadre de bien-être (pour améliorer
les performances sportives ou intellectuelles), mais aussi pour soulager
divers symptômes : insomnies, anxiété, TOC… En France, ils seraient
ainsi environ 170 à travailler avec le
Neuroptimal, un équipement automatisé d’origine canadienne, selon
l’Association pour la diffusion du
neurofeedback en France. Le matériel
peut être loué ou acheté par des particuliers pour un coût de 6 500 à
10 500 euros, selon le modèle. « Un investissement conséquent, pour un
type d’appareil qui n’a pas été validé
scientifiquement », estime le docteur
Micoulaud-Franchi. p
Biodiversité
L’IRD démine la polémique
sur son brevet SkE
L’Institut de recherche pour le développement (IRD) a réagi rapidement à la
polémique portant sur la molécule SkE
– issue d’un arbre tropical, Quassia
amara –, pour laquelle il a obtenu un
brevet en 2015 (Le Monde du 2 février).
Plusieurs représentants de l’établissement public ont rencontré, le 4 février,
des membres de la Fondation DanielleMitterrand - France-Libertés, qui les accusaient de « biopiraterie ». Le 5 février
était rendu public le protocole d’accord
que l’IRD compte soumettre aux élus de
Guyane, dont certains avaient protesté
publiquement. Cet engagement doit
garantir à l’avenir « un partage égalitaire
des résultats de la recherche et de toute
retombée économique et financière
découlant de l’exploitation de ce brevet »,
l’information des populations et des
prix adaptés, si la molécule SkE permet,
à terme, la mise au point d’un nouveau
médicament contre le paludisme.
Paléogénétique
Erreur d’analyse sur le génome
d’un fossile humain africain
En octobre 2015, une équipe de
l’université de Cambridge (Angleterre)
annonçait avoir séquencé le génome
d’un fossile humain éthiopien vieux de
4 500 ans, baptisé Mota. Son analyse publiée dans Science révélait que de l’ADN
d’origine eurasienne avait cheminé dans
l’ensemble des populations africaines
actuelles (Le Monde du 10 octobre 2015).
Une nouvelle analyse des données effectuée par une équipe de Harvard montre
cependant qu’une erreur bio-informatique affecte ces résultats : l’extension
géographique de l’impact génétique
de cette migration depuis l’Eurasie a été
moindre qu’indiquée initialement,
annoncent les chercheurs, dans un erratum mis en ligne le 25 janvier et rendu
public le 4 février par le New York Times.
CAROLINE ROBERT
Étude de la variation intercellulaire de l’organisation génomique 3D
pendant le développement embryonnaire et dans le cancer
INSTITUT DE BIOLOGIE INTÉGRATIVE DE LA CELLULE - GIF-SUR-YVETTE
Cartes de signalisation cellulaire des traitements anti-cancéreux
INSTITUT GUSTAVE ROUSSY - VILLEJUIF
LA FONDATION BETTENCOURT SCHUELLER CULTIVE LEUR TALENT.
|3
télescope
DAAN NOORDERMEER
CES CHERCHEURS
MISENT SUR LES FORCES DU VIVANT
0123
Mercredi 10 février 2016
Avec ses 4 prix annuels, la Fondation Bettencourt
Schueller favorise le rayonnement de la recherche
française pour l’amélioration de la santé :
• Prix Liliane Bettencourt pour les sciences du vivant
• Prix Coups d’élan pour la recherche française
• Dotation du programme ATIP-Avenir
• Prix pour les jeunes chercheurs.
Depuis 1990, pour les sciences de la vie, elle a déjà
attribué 352 prix, accordé 306 M€ de dons cumulés,
encouragé plus de 5 000 chercheurs.
ELLE LEUR DÉCERNE SES PRIX COUPS D’ÉLAN POUR LA RECHERCHE FRANÇAISE
POUR AMÉLIORER LEURS CONDITIONS DE TRAVAIL.
FONDATION RECONNUE D’UTILITÉ PUBLIQUE
Pour en savoir plus : www.fondationbs.org
4|
0123
Mercredi 10 février 2016
| SCIENCE & MÉDECINE |
ÉVÉNEMENT
Un archéologue
sous-marin
procède à
l’inventaire de
la « JeanneElisabeth ».
TEDDY SEGUIN/DRASSM
Archéologie
C
viviane thivent
ette affaire est l’une des
plus incroyables que
j’aie eu à traiter en vingt
ans de carrière. » Dans
la voix de Patrick Desjardins, il n’y a pas
d’emphase ou d’exagération. Le procureur
adjoint du tribunal de grande instance
de Montpellier énonce juste un fait. Un
fait qui, en octobre 2015, a pris la forme
d’une sentence : deux ans de prison
ferme pour deux individus. A ce jour, il
s’agit de la plus sévère condamnation
prononcée en France dans un cas de
pillage sous-marin. Surtout, ce jugement
signe le dénouement d’une épopée
historico-policière débutée plus de deux
cent cinquante ans plus tôt.
Nous sommes le 30 octobre 1755, cinq
mois avant le début de la guerre de Sept
Ans. Les relations entre les Anglais et les
Français sont tendues alors qu’un discret
navire de commerce, la Jeanne-Elisabeth,
quitte le plus grand port de commerce de
l’époque, celui de Cadix, dans le sud de
l’Espagne, pour prendre la direction de
Marseille. Il bat pavillon suédois, un drapeau neutre qui l’immunise contre les
attaques anglaises… mais pas contre les
offensives météorologiques.
Le vendredi 14 novembre, tandis qu’il
est pris dans une violente tempête, il chavire à 150 mètres du bord, en face de la
cathédrale romane de Villeneuve-lès-Maguelone, dans l’Hérault. Deux passagers
meurent. Dès le 18 novembre, des équipes
sont mobilisées pour récupérer ce qui
peut l’être, et notamment la cargaison : du
blé, de la cochenille, mais surtout 650 kg
d’argent. Un trésor de 24 000 piastres – les
dollars de l’époque – qui devait être acheminé dans le plus grand secret à des banquiers suisses. Il n’atteindra jamais sa destination. Les opérations de sauvetage
tournent au vinaigre, les tempêtes se succèdent, et le bateau, couché sur le flanc, finit enseveli dans le sable.
« Il s’agit d’une zone maudite, s’amuse
Marine Jaouen, l’archéologue du Département des recherches archéologiques
Chasse au trésor
en eaux troubles
enquête
Après le pillage de la «Jeanne-Elisabeth», un brick du XVIIIe siècle,
des archéologues ont épaulé les policiers. L’association a porté ses fruits
subaquatiques et sous-marines (Drassm)
chargée des fouilles actuellement menées au sujet de la Jeanne-Elisabeth. Depuis le début de nos recherches, en 2008,
nous n’avons cessé de connaître des difficultés techniques. Au fond, nous avons
perdu une suceuse ainsi que du matériel
de deux à sept mètres de long ! » La faute
des courants, mais surtout des masses
de sable qui, dans cette zone, se déplacent très rapidement. « En 2010, il nous a
fallu cent soixante-treize heures pour désensabler la Jeanne et, au moment de
commencer notre travail une tempête a
tout réensablé. »
« C’est un phénomène similaire qui, à
l’époque, a transformé la Jeanne-Elisabeth en un coffre-fort imprenable », commente Michel L’Hour, directeur du
Drassm. Un coffre-fort certes imprenable
mais surtout agaçant, car situé à seulement 5 mètres de profondeur et à
300 mètres de la ligne de côte actuelle.
C’est ce que rappelle, en juillet 2004, un
journaliste dans un numéro de Ça m’intéresse ayant pour thème « Les fabuleux
trésors de nos côtes ».
Dans son article, il retrace le destin tragique de la Jeanne-Elisabeth et donne une
description assez précise de la cargaison
monétaire (« Des caisses cerclées de fer qui
contenaient 24 360 piastres dont 6 200
marquées HBC, 6 000 RPF et 3 960 AR »). Ce
qui peut apparaître comme d’obscurs détails est lourd de sens pour les numismates. Depuis le XVIIIe siècle, la majorité des
piastres ont en effet été refondues pour
récupérer le métal qui, à l’époque, était de
Les monnaies de la
« Jeanne-Elisabeth »
sont estimées entre
1 et 6 millions d’euros
très bonne qualité. Ces monnaies, parfois
très rares, peuvent de fait valoir jusqu’à
2 000 à 3 000 euros pièce, ce qui porte l’estimation du trésor de la Jeanne-Elisabeth à
une valeur comprise entre 1 million et
6 millions d’euros. De quoi susciter la
curiosité des chasseurs de trésor comme
des archéologues amateurs. « A la suite de
cet article, nous avons décidé de rechercher
la Jeanne-Elisabeth », raconte Michèle
Rauzier, du club de plongée Octopus, situé à Palavas-les-Flots (Hérault), non loin
du site d’échouage de la Jeanne. En 2006,
elle demande au Drassm une autorisation
de prospection et l’obtient.
Cet été-là, elle part donc à la recherche
de la Jeanne, en groupe, épaulée par une
équipe d’amateurs mais aussi par un certain Claude Marty, éleveur de moules. « Ce
monsieur est très connu à Palavas, où il
était propriétaire d’un magasin de matériel de plongée, explique Michèle Rauzier.
Il venait souvent nous voir au club. Il avait
décidé de se “ranger”, de se lancer dans l’archéologie “officielle”, et de suivre des cours
pour obtenir des brevets fédéraux. » Il faut
dire que, jusque-là, l’homme était plutôt
connu pour ses activités de pilleur d’épaves. A la fin des années 1990, 130 objets archéologiques avaient été saisis chez lui.
Les choses en étaient restées là, l’affaire
s’étant réglée par une transaction financière avec les services douaniers.
La saison terminée, Michèle Rauzier envoie un rapport au Drassm : selon elle,
pas de traces de la Jeanne-Elisabeth. En revanche, elle aurait repéré une épave plus
récente, datant du XIXe siècle, le Raymond, qu’elle souhaiterait fouiller.
En mars 2007, sa demande passe entre
les mains du nouveau directeur du
Drassm, Michel L’Hour, qui est doublement interpellé : « D’abord, le rapport
était expéditif : d’un bout de bois, elle déduisait qu’elle avait affaire au Raymond.
Puis, dans les remerciements, il y avait le
nom de Claude Marty, ce qui n’était pas
bon signe. » Alors, discrètement, le directeur sollicite son réseau d’informateurs,
et plusieurs sources lui confirment que
des piastres sont en circulation. Ceux de
la Jeanne ? Il alerte le parquet de Montpellier et donne une autorisation de
fouilles à Michèle Rauzier. « Cela peut paraître paradoxal mais je n’étais pas certain de la culpabilité des plongeurs du
club Octopus, et je ne souhaitais pas que
des innocents soient inutilement mis en
cause », explique-t-il.
L’année suivante, lorsque la fouille du
Raymond débute, toute l’équipe d’Octopus
est mise sous surveillance. L’opération est
d’envergure. Archéologues et douaniers
patrouillent incognito sur la plage naturiste située devant le chantier de fouilles.
A plusieurs reprises, ils plongent la nuit
pour voir l’avancée des travaux. Ils constatent ainsi que l’épave en cours de fouille
n’est pas le Raymond, mais une embarcation plus ancienne située à 40 mètres de
là : la Jeanne-Elisabeth. Des mises sur
écoute sont ordonnées et, en novembre,
une demi-douzaine de perquisitions simultanées sont effectuées.
Près de 65 douaniers, archéologues et
membres du GIPN sont mobilisés pour
cette seule opération. « Rien que chez
Claude Marty, on a sorti trois camions
d’objets archéologiques, se souvient Marine Jaouen, qui a assisté les douaniers
dans cette saisie. Il y avait 258 piastres,
une meule antique dans les haies, des amphores portemanteau ou des chandeliers
en bronze plantés tout autour de la piscine. C’était hallucinant ! » Dans les documents à charge, il y a aussi une étonnante
vidéo où l’on voit un proche de Claude
Marty amuser les enfants en faisant
exploser des pétards dans un canon de la
Jeanne-Elisabeth.
ÉVÉNEMENT
| SCIENCE & MÉDECINE |
Le brick suédois
recelait quelque
24 000 piastres en
argent. Ici, quelquesunes sont retrouvées
dans l’épave.
TEDDY SEGUIN/DRASSM
sortis de l’épave en 2006. Le « découvreur » de l’épave ayant été écarté,
Claude Marty garda 350 kg et Alain Charrière 180 kg. Alain Charrière vendit sa
part à un certain « monsieur Pierre »,
pour 100 000 euros. Et, dans les semaines qui suivirent, la rumeur de la découverte d’un trésor commença à se répandre. De quoi inquiéter Claude Marty, qui
avait caché sa part du butin d’abord
dans son vide sanitaire, puis chez ses
beaux-parents. Il contacta à son tour
« M. Pierre » et lui vendit une partie de
ses pièces pour 205 000 euros. Voilà
pour leur version des faits.
Après enquête, ce « M. Pierre » a été
identifié. Il s’agirait de Jean-Luc Cougnard, un numismate de Montpellier
qui aujourd’hui encore nie les faits. Interpellé fin 2009, il n’a été reconnu par
aucun des pilleurs. « Un très important
faisceau de présomptions ramène toutefois vers lui », constate Patrick Desjardins. « Il est probable que le numismate
Lors du procès,
des condamnations
à de la prison ferme
ont été prononcées
La suite de l’histoire prend la forme
d’une longue enquête menée par les
douanes judiciaires. « La procédure a pris
beaucoup de temps car le juge d’instruction a souhaité remonter toutes les pistes,
jusqu’en Amérique latine où les piastres de
la Jeanne auraient pu être revendues, explique Patrick Desjardins. Mais cela n’a
pas abouti. » Par leur travail, les enquêteurs ont toutefois résolu un certain
nombre de mystères. Leurs progrès, ainsi
que la chronologie de l’affaire, ont été
rappelés lors du procès.
D’abord, l’épave de la Jeanne-Elisabeth
aurait été en fait découverte au printemps 2006 par un certain Krystof
Dabrowsky qui, à l’époque, pêchait des
moules en apnée dans le coin. Il en in-
forma un ami, Alain Charrière, avec lequel il perça la coque du navire qui recelait un chargement de blé. Un argument
fort pour penser qu’il pourrait s’agir de
la Jeanne-Elisabeth. Alain Charrière contacta alors Claude Marty, qui possédait le
matériel nécessaire pour mener à bien
une fouille de l’épave. Ce dernier se rapprocha du club de plongée local Octopus
et de Michèle Rauzier, qui, justement, venait de demander une autorisation de
recherche pour la Jeanne-Elisabeth. Un
alibi inespéré qui lui permettrait d’expliquer la présence de son embarcation sur
le site… d’autant que le bateau du club
était en panne.
Ne restait plus qu’à procéder au
pillage. De 500 à 550 kg de pièces furent
Les pilleurs ont
sorti plus de
500 kg de piastres
comme celles-ci
de la « JeanneElisabeth ». Leur
valeur estimée
se situe
entre 2 000 et
3 000 euros pièce.
DRASSM/MCC
auquel les pièces ont été cédées n’a versé
qu’un à-valoir aux pilleurs et qu’il leur
doit encore une forte somme d’argent,
ajoute Michel L’Hour. Aucun d’eux n’a
donc intérêt à le faire tomber. »
Un non-lieu a été prononcé pour
Michèle Rauzier qui, même si elle a enfreint le Code du patrimoine, se serait
surtout fait manipuler par les pilleurs de
Palavas. En octobre 2015, lors du procès,
Jean-Luc Cougnard et Claude Marty ont
été condamnés à quatre ans de prison,
dont deux ferme, et ce alors que le parquet n’avait requis que de la prison avec
sursis. Six des inculpés ont été condamnés à payer solidairement 720 000 euros
à l’Etat français.
La somme de 1,1 million d’euros de
dommages et intérêts réclamée par l’Etat
pour perte d’informations archéologiques n’a pas été retenue. « Les
720 000 euros ne correspondent qu’à la valeur basse du trésor de la Jeanne-Elisabeth,
regrette Michel L’Hour. Or, pendant les
saisies, nous avons trouvé des objets issus
des pillages d’au moins quatre autres épaves. L’impact de ces pilleurs sur la destruction du patrimoine archéologique dépasse
donc largement le cadre de la Jeanne. »
Malgré tout, Michel L’Hour se félicite de
l’exemplarité des peines prononcées.
« Cette enquête a mobilisé beaucoup de
monde, dont des douaniers plus habitués à
pister de la drogue que des biens
archéologiques. Or certains jugeaient ce
type d’enquête peu valorisant : les condamnations seraient, disaient-ils, très faibles, et
ne justifiaient pas les mois d’enquête et le
nombre d’enquêteurs attachés au dossier.
Il fallait donc leur montrer que le jeu en valait la chandelle. » A ce jour, seuls deux des
sept inculpés – Claude Marty, qui n’a pas
répondu à notre demande d’entretien, et
Jean-Luc Cougnard – ont décidé de faire
appel du jugement. p
La « Jeanne-Elisabeth », préservée par la Méditerranée
L
a Jeanne-Elisabeth est un
bateau légendaire, commence
Marine Jaouen, l’archéologue
du Département des recherches
archéologiques subaquatiques et
sous-marines (Drassm) chargée de la
fouille de l’épave, mais il est surtout
très intéressant d’un point de vue
archéologique. » D’abord, parce que
l’examen de cette épave pourrait
permettre d’en apprendre davantage
sur les techniques de construction
navale anciennes. « Ce brick suédois
a été construit au XVIIIe siècle. Or, il
n’existe aucun écrit sur les procédures
de construction de cette époque. Il
s’agissait d’un savoir purement oral. »
D’où l’intérêt porté à cette fouille.
Un intérêt d’autant plus fort que
l’embarcation n’a rien perdu de son
relief : « D’habitude, les épaves que
l’on fouille sont plates et très abîmées,
explique Gaëlle Dieulefet, une archéologue sous-marine spécialiste
en céramiques qui, à l’été 2015, a participé à la fouille de la partie arrière
du navire. « Comme il a été conservé
dans le sable, à faible profondeur, il a
gardé sa forme. Du coup, ce chantier
est très impressionnant : on circule
entre des murs de bois et des murs
de sable. Bientôt, il nous faudra des
lampes pour examiner le fond. » Et
pour cause : « La Jeanne est une grosse
dondon », s’amuse Marine Jaouen.
Elle fait 25 mètres de long, 6 m de
large et 6 m de hauteur.
« Une grosse dondon qui paraît
beaucoup plus récente qu’elle ne l’est en
réalité. » Un effet causé par l’excellent
état de conservation des bois mais
aussi par la charpente, très serrée, de
l’embarcation. Grâce aux techniques
de dendrochronologie, science qui
étudie les cernes des arbres, les chercheurs ont pu retrouver l’origine géographique des bois utilisés pour la
construction : il s’agit de chênes issus
de forêts polonaises.
En outre, un dépôt de limon survenu
par le passé au gré de l’ouverture
d’une lagune méditerranéenne a
permis la conservation exceptionnelle
de tous les objets contenus dans le
navire. « Ces limons – de l’argile – ont
empêché l’oxygénation du lieu, ainsi
que l’installation de vers qui d’ordinaire
font de petits trous dans le bois »,
poursuit Marine Jaouen. Cela explique
que l’on ait retrouvé intactes des nattes en paille – sorte de tapis de sol –,
les voiles du navire, des dessins tracés
à la craie ou des objets venus du
monde entier : de la porcelaine de
Chine, du mobilier ou des objets du
quotidien. « On a retrouvé du taffetas,
un peigne avec des cheveux et des
poux, ou encore un bol gravé au nom
du marin propriétaire. » Autant d’indices pour comprendre l’histoire de ce
brick suédois détourné de sa fonction
première.
« Un navire camouflé »
« Il s’agissait d’un navire de charge,
pourtant il avait des canons pour se
défendre… Ce qui n’était pas l’usage »,
explique Andrea Poletto, un Italien
coresponsable du chantier de fouilles.
D’ordinaire, c’étaient plutôt les navires
militaires qui transportaient les cargaisons monétaires. Là, il s’agissait d’un
navire camouflé. » Des canons, mais
aussi les épées et les pistolets retrouvés à bord confortent cette hypothèse.
En sus des objets sortis lors des
premières campagnes de fouille, les
archéologues du Drassm peuvent
désormais exploiter le millier d’objets
saisis chez les pilleurs de Palavas-lesFlots (Hérault). Jusqu’à une date
récente, ces artefacts étaient stockés
dans les réserves du Drassm, à Marseille ou à Aix-Les Milles. Les chercheurs avaient interdiction d’y toucher. « Il s’agissait de preuves, explique
Michel L’Hour, le directeur du Drassm.
Il nous fallait les conserver en l’état. »
Aussi, après le pillage de l’épave,
en 2006, pendant toutes les années
d’enquête et de procédure pour retrouver et inculper les pilleurs, les objets de la Jeanne ont été simplement
stabilisés et/ou stockés dans l’eau ou
en chambre froide pour ralentir leur
détérioration.
Avec le verdict prononcé en octobre 2015 au tribunal de grande instance
de Montpellier – incluant de la prison
ferme –, la restauration des objets pillés
va pouvoir commencer. « Mais cela
n’effacera pas l’énorme perte d’informations causée par le pillage », souligne
Michel L’Hour. Une fois sortis de leur
contexte, ces objets ont en effet bien
moins de valeur scientifique. p v. t.
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Mercredi 10 février 2016
|5
Interpol
au secours
du patrimoine
L’
enquête conduite sur le pillage de la
Jeanne-Elisabeth est la première de
cette ampleur en France pour des
biens culturels maritimes. Mais elle pourrait ne pas être la dernière. D’autres procédures sont en cours, comme celle portant
sur le pillage du trésor de Lava, en Corse.
En 1985, trois pêcheurs d’oursins découvrent au nord d’Ajaccio, dans le golfe de
Lava, des centaines de pièces d’or romaines
qu’ils revendent au plus offrant. Un an
plus tard, le scandale éclate après qu’un
article de Nice Matin a signalé la vente aux
enchères, à Monaco, de pièces issues d’un
« trésor corse ». Les pièces sont confisquées
par les douanes, à la demande du Département des recherches archéologiques
subaquatiques et sous-marines (Drassm).
Interpol entre alors dans la danse, prévenant les polices du monde entier que ces
pièces romaines appartiennent à l’Etat
français et qu’elles ne sont plus vendables.
Car, en la matière, la réglementation française est très claire. Si, au cours du Moyen
Age et pendant des siècles, la pratique puis
les textes ont permis aux « sauveteurs »
des épaves de se voir accorder un tiers des
biens récupérés, la législation a renoué
avec le droit romain, selon lequel le naufrage ne vaut pas rupture de propriété. Les
droits du légitime propriétaire sont ainsi
protégés, et si celui-ci n’est pas retrouvé, le
bien « sans maître » appartient à l’Etat. Les
droits du « découvreur » ont en revanche
été partiellement préservés. Depuis une loi
de 1989 reprise dans le code du patrimoine
de 2004, il peut bénéficier d’une
récompense dont le montant est accordé
en fonction de l’intérêt scientifique de la
découverte et non de sa valeur vénale.
Dans les bagages d’un pêcheur
Dans l’affaire de Lava, après neuf ans
d’enquête, les trois pêcheurs d’oursins sont
condamnés en 1995 à dix-huit mois de prison avec sursis et 15 200 euros d’amende.
Pour autant, l’affaire n’en reste pas là, car
une partie importante du trésor manque
à l’appel, en particulier un plat en or très
rare découvert en 1986 et pour lequel les
archéologues ne disposent que d’un vague
dessin. En 2009, Michel L’Hour, directeur
du Drassm, relance l’enquête sur la foi
d’informations confidentielles. La douane
judicaire et l’Office central de lutte contre
le trafic de biens culturels finissent par
saisir le plat de Lava en 2010, à la gare TGV
de Roissy, dans les bagages de l’un des
pêcheurs d’oursins, Félix Biancamaria.
Un nouveau procès est en préparation.
L’exemplarité des peines prononcées dans
l’affaire de la Jeanne-Elisabeth pourrait
dans ce contexte faire jurisprudence.
La France n’est pas le seul pays à durcir le
ton en matière de protection de son patrimoine immergé. L’Espagne s’est récemment illustrée à propos d’une frégate espagnole, la Nuestra Senora de las Maravillas,
surnommée La Mercedes, coulée au large
du Portugal en 1804. Son trésor avait été
découvert en 2007 par une entreprise américaine, Odyssey Marine Exploration, qui
l’avait immédiatement rapatrié aux EtatsUnis. S’ensuivit une bataille juridique que
l’Espagne remporta en 2011. Forte de ce
succès, l’Espagne se propose d’entamer
le même type de procédure pour récupérer
le trésor – estimé à plus de 1 milliard
d’euros – du galion San Jose, récemment
découvert au large de la Colombie.
Un autre thème, portant cette fois sur
le transport des monnaies antiques, est
en train de susciter l’intérêt des instances
internationales. La vente de ces pièces
serait en effet un très bon moyen pour
blanchir de l’argent sale.
C’est après avoir recueilli nombre de
témoignages que Michel L’Hour a décidé
d’avertir Interpol. « Dans les aéroports,
aux frontières, les services de sécurité peuvent vous déshabiller, ouvrir votre valise,
mais personne ne songera à vérifier votre
porte-monnaie pour voir s’il contient ou
non des pièces antiques. C’est omettre que
certaines pièces romaines valent jusqu’à
700 000 euros. » Pour blanchir de l’argent
à travers les monnaies antiques, la procédure est simple. Il suffit de contacter un
numismate ou un collectionneur, d’acheter une monnaie antique, légale ou non.
Ensuite, il n’y a plus qu’à prendre l’avion,
gagner le pays de son choix et revendre la
pièce sur place à la communauté des numismates. Facile, discret, imparable… mais
peut-être plus pour très longtemps. p v. t.
6|
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Mercredi 10 février 2016
| SCIENCE & MÉDECINE |
Les fous,
de la camisole
au pyjama
Une grande bouche fait-elle le leader ?
l’ e x p o s i t i o n
Deux siècles d’évolution du
vêtement porté par les patients
en institution psychiatrique
catherine mary
C’
est pour cela que nous voudrions
que la question des vêtements soit
envisagée, car nous avons parfois
l’air de romanichels, et la distribution des vêtements a parfois l’air d’un marché
aux puces, les belles robes sont toutes froissées. » Malgré son ton docile, cette requête
exprimée en 1956 dans le journal interne
de l’hôpital du Vinatier, à Bron (Grand Lyon),
n’en est pas moins chargée de sens. Car dans
l’habit porté par la personne internée à l’hôpital psychiatrique se joue la représentation
qu’une société se fait du fou et de la place
qui lui est donnée. C’est la question explorée
par l’exposition « Sens dessus dessous »,
qui se tient jusqu’au 3 juillet au Vinatier, l’un
des plus grands hôpitaux français.
Organisée par un comité scientifique composé d’anthropologues, de psychiatres, d’historiens et d’artistes, elle explore les fonctions
et les usages de l’habit au sein de l’institution
psychiatrique. La camisole, dont un modèle
est présenté dans l’exposition, est ainsi indissociable du modèle asilaire, sur la base duquel
ont été construits au XIXe siècle les asiles
d’aliénés. Il s’agissait alors de tenir à l’écart
l’aliéné agité, selon la terminologie de l’époque, dans un univers clos et autonome où il
était contrôlé et soigné. La camisole faisait
partie de ce projet. Faite de grosse toile de coton, elle permettait d’immobiliser le patient,
les bras croisés sur le torse et les mains liées
dans le dos à l’aide d’un système de lacets.
Durant la seconde guerre mondiale,
45 000 personnes meurent en France derrière
les murs des asiles, livrées à la famine par le
régime de Vichy. Le modèle asilaire vole donc
en éclats à la Libération. La psychothérapie
institutionnelle est pensée pour humaniser les
asiles et en casser l’ordre hiérarchique. Les médecins « tombent la blouse » pour se mettre à la
portée des malades, la psychiatrie se déplace
en ville avec la création des hôpitaux de jour et
des centres médico-psychologiques. Avec l’arrivée, en 1952, du Largactil, le premier neuroleptique, la contention chimique remplace
la contention physique, limitant le recours
à la camisole sans pour autant le supprimer.
Que dire du pyjama, uniforme rudimentaire
marqué du sigle de l’hôpital ? Encore en usage
au Vinatier, il tient une grande place dans l’exposition. Il permet de débarrasser le patient
psychotique de ses vêtements souvent crasseux à son arrivée à l’hôpital et participe au
projet thérapeutique en l’aidant à sortir du
déni. Mais il marque aussi son appartenance à
l’institution en le stigmatisant et en le dissuadant de s’évader. Si l’exposition évoque les alertes du contrôleur général des lieux de privation
de liberté au sujet de ces dérives, la question de
la dignité n’est pas posée aussi clairement
qu’elle le mérite. Et les démonstrations de détournements du pyjama par les patients, s’en
faisant des turbans ou retournant leur veste
pour masquer le sigle de l’hôpital, ne suffisent
pas à convaincre du bien-fondé de son usage. p
« Sens dessus dessous », Ferme du Vinatier,
Bron (Rhône). Tél. 04-81-92-56-25.
http://www.ch-le-vinatier.fr/ferme
Agenda
Spectacle
« Les Papotins ou la tache
de Mariotte »
Depuis plus de trente ans, Le Papotin est
un journal atypique, à l’image de ses
rédacteurs, pour la plupart de jeunes autistes. Les Papotins ou la tache de Mariotte
est une adaptation théâtrale, avec quatre
personnages dont tous les mots ont été dits
ou écrits par des reporters du journal.
La pièce est accompagnée de l’exposition
d’une peintre autiste, Brigitte Nêmes.
> Du 10 au 21 février, à la Maison des
métallos, Paris 11e. Tél. 01-47-00-25-20.
RENDEZ-VOUS
improbablologie
Pierre
Barthélémy
Journaliste et blogueur
Passeurdesciences.blog.lemonde.fr
A
lors que la course présidentielle a commencé aux
Etats-Unis, une étude canadienne parue en décembre 2015 dans le Journal of Experimental Social Psychology vient poser une
drôle de question : la capacité à être
un bon dirigeant est-elle écrite sur la
figure des candidats ? Au lieu de
défourailler sur ces chercheurs qui,
décidément, sont payés à ne rien
faire, ce qui est souvent le réflexe premier face à la science dite improbable, examinons d’où vient cette interrogation. Cette étude ne sort pas de
nulle part : elle s’appuie sur de précédentes recherches où l’on a demandé
à des panels d’évaluer, à partir de
photographies de PDG, leur efficacité
à mener leurs entreprises à la réussite. De manière surprenante, plus
ces personnes étaient jugées aptes à
diriger, plus leurs sociétés faisaient
de profits… Le lien de corrélation
apparaissait même quand les photos
desdites personnes avaient été prises
des décennies avant qu’elles soient
nommées à un poste élevé.
Jusqu’ici, ces travaux n’avaient pas
tenté de déterminer sur quelles caractéristiques du visage les participants
s’appuyaient pour estimer que tel
patron était une garantie de succès
– et tel autre une garantie de faillite.
La seule piste évoquée était la « masculinité » des traits, qui tendait à appuyer l’idée évolutionniste que, dans
l’inconscient des sociétés humaines,
la figure du grand mâle dominateur
et carnassier ainsi que la raison du
plus fort occupent toujours une place
de choix. Nos chercheurs canadiens
ont essayé d’aller plus loin en testant
l’hypothèse selon laquelle, chez les
primates, la puissance physique
passe, au niveau du visage, par celle
de la mâchoire et, partant, par la largeur de la bouche. Un grand orifice
buccal est-il la marque d’un chef ?
Autorité naturelle
Pour le tester, ces psychologues ont
mené une série de quatre expériences, uniquement à partir de visages
d’hommes, non pas par sexisme
mais en se fondant, de manière pragmatique, sur le constat simple que
les mâles occupent encore très majoritairement les postes de pouvoir.
Dans la première, un panel estimait à
quel point, sur une échelle de 1 (plus
fait pour obéir) à 7 (Lider Maximo),
50 hommes dont on lui présentait la
photo d’identité semblaient des dirigeants performants. Puis on reproduisait l’expérience avec 20 hommes
dont la bouche avait été retouchée
pour l’agrandir ou la rétrécir de 10 %.
Chaque fois, plus la bouche était
large, plus les visages étaient perçus
– en moyenne – comme dégageant
une autorité naturelle.
Dans le troisième test, les chercheurs allaient plus loin en prenant
les images des PDG des 25 entreprises
américaines les plus importantes selon le magazine Fortune : en moyenne,
plus vaste était la cavité orale, plus
grands étaient les profits générés. Enfin, dans la dernière expérience, les
auteurs de l’étude s’intéressaient aux
hommes politiques, en revenant sur
68 élections sénatoriales aux EtatsUnis et sur autant d’élections au poste
de gouverneur d’Etat. Dans le premier
cas, la largeur de la bouche était un
indice significatif quant au résultat du
scrutin… mais pas dans le second.
Reste à savoir si ce travail aura des
conséquences sur les élections qui
s’approchent. Aux Etats-Unis, le républicain Donald Trump a déjà visiblement fait sienne l’idée que celui
qui a la plus grande gueule est un leader en puissance. Du côté des démocrates, la donne est plus compliquée
en raison de la présence d’Hillary
Clinton, l’impact de la bouche des
femmes sur la politique n’ayant pas
été étudié, hormis lors de l’affaire
Monica Lewinsky. p
De gauche à droite : « Michelangelo Buonarroti dans son atelier » (v. 1595, détail), de Pompeo Di Giulio Caccini ; « Michelangelo Buonarroti » (v. 1544,
détail), de Daniele da Volterra ; « Michelangelo Buanarroti, autoportrait » (v. 1535, détail). CASA BUONARROTI/SCALA FLORENCE ; THE MET, DIST. RMN-GRAND PALAIS/IMAGE OF THE MMA/ART RESOURCE
L’ostéoarthrite
de Michel-Ange
affaire de logique
Si son confrère Léonard personnifie le génie protéiforme, lui incarne l’archétype de l’artiste-monstre.
Mort en 1564, trois semaines avant ses 89 ans, le
peintre et sculpteur n’a jamais cessé de créer,
même lorsque son corps a commencé à le trahir.
C’est à cet épisode de sa vie qu’une équipe de médecins italiens et australiens s’est attelée. En se fondant sur trois portraits du maître vers 60 ans, réalisés par d’autres artistes, ils ont entrepris de poser,
dans le Journal of the Royal Society of Medicine, un
diagnostic. Et ils sont formels : Michel-Ange ne
souffrait pas de la goutte, comme on l’a longtemps
cru. « Il n’y a aucun signe d’inflammation, ni trace
de tophi », ces dépôts sous-cutanés de cristaux caractéristiques de la maladie, expliquent-ils. Les déformations de ses mains, évidentes sur les gros
plans représentés ci-dessus, témoignent plus banalement d’une ostéoarthrite, d’abord favorisée
par l’intensité de son travail, puis ralentie par cette
même ardeur. Lui qui ne pouvait plus tenir une
plume a continué de travailler jusqu’aux derniers
jours. « Un triomphe sur l’infirmité », écrivent les
scientifiques. Au passage, ils nous livrent une
autre information : Michel-Ange était gaucher. p
RENDEZ-VOUS
| SCIENCE & MÉDECINE |
Carl Elliott,
à l’université
du Minnesota,
en avril 2015.
0123
Mercredi 10 février 2016
|7
Le corbeau
se méfie
du judas
JENN ACKERMAN/THE NEW
YORK TIMES-REDUX-REA
catherine mary
P
endant plus de sept ans, le
bioéthicien Carl Elliott a lancé
l’alerte. Sept années durant
lesquelles il a épluché les rapports des précédentes enquêtes, cherché des réponses
auprès de la direction de l’université du
Minnesota au sein de laquelle il travaille,
raconté l’histoire dans la presse, alerté la
communauté médicale. Sept années d’un
combat qui, tout en lui donnant raison, l’a
aussi laminé. « Avoir été réprimandé par le
doyen, ce n’est pas si grave. Le plus dur, c’est
quand certains collègues que vous pensiez
être des amis commencent à vous attaquer
par-derrière », racontait-il récemment, face
à une douzaine de bioéthiciens rassemblés
à la Fondation Brocher, à Genève, sur le
thème des lanceurs d’alerte. Ses yeux, à la
suite de ces propos, s’embuent de larmes.
Barbe grisonnante, visage fatigué, Carl
Elliott ne lâche pourtant pas le morceau. Et
sans son opiniâtreté, aucune enquête indépendante n’aurait été menée sur les
conditions dans lesquelles sont menés les
essais cliniques au sein du département de
psychiatrie de l’université du Minnesota.
Et rien n’aurait transparu. Ni l’ampleur des
conflits d’intérêts, ni les négligences dans
la supervision des essais cliniques, ni le climat de peur. « Carl a un sens très fort de
l’équité et de la loyauté, et il a senti que quelque chose n’allait pas dans cette histoire »,
commente le bioéthicien Leigh Turner, de
l’université du Minnesota. Ami et collègue
de Carl Elliott, il a contribué à lancer
l’alerte et se trouve, comme lui, contraint à
travailler à l’extérieur du département de
bioéthique de l’université de Minnesota,
pour en fuir l’hostilité. « Carl et Leigh sentaient vraiment qu’il y avait un problème et
qu’ils mettraient en péril leur intégrité s’ils
ne réagissaient pas », commente Trudo
Lemmens, un bioéthicien de l’université
de Toronto qui est à l’origine d’une pétition signée en 2010 par 175 spécialistes en
médecine et en sciences sociales. « Carl a
vraiment une excellente réputation professionnelle, même si, maintenant, certains le
trouvent trop zélé », précise-t-il.
Tout commence en 2008 par la lecture
d’un article publié dans la presse locale relatant le suicide, en 2004, de Dan Markingson, un patient schizophrène de 26 ans, au
cours d’un essai clinique mené au département de psychiatrie de l’université. L’article fait peser des soupçons sur les conditions dans lesquelles Dan Markingson
avait accepté de participer à cet essai. Stephen Olson, le psychiatre qui l’examina
lors de son admission, à l’automne 2003,
diagnostiqua un premier épisode de schizophrénie et le jugea inapte à exercer son
libre arbitre. Ce qui ne l’empêcha pas d’obtenir son consentement pour participer à
l’essai clinique CAFE, financé par le laboratoire AstraZenecca. Il s’agissait de comparer l’efficacité de trois antipsychotiques,
dont le Seroquel d’AstraZenecca qui, selon
l’article, versait 15 000 dollars (près de
Tout commence par
la lecture d’un article
relatant le suicide
d’un patient schizophrène
de 26 ans
14 000 euros) par patient recruté au département de psychiatrie de l’université du
Minnesota. Rapidement, l’état de Dan Markingson se dégrada, sans que le docteur
Olson ne s’en inquiète. Jusqu’à ce jour de
mai 2004 où Dan Markingson fut retrouvé
mort, après s’être tranché la gorge.
Au moment où il prend connaissance de
cette histoire, Carl Elliott est rompu aux
questions éthiques qu’elle soulève. Né
en 1961, il grandit dans une petite ville de
Caroline du Sud, aux Etats-Unis, durant la
période de l’abolition des lois de ségrégation raciale. « A l’école, je jouais au basket
avec mes amis noirs, et j’ai compris que ces
lois étaient une injustice institutionnalisée.
Dans mon entourage proche, j’ai connu
beaucoup de gens respectables qui restaient
pourtant aveugles aux questions de race »,
raconte-t-il. Fils d’un médecin, il marche
sur les traces de son père. Mais une fois
zoologie
hervé morin
V
Carl Elliott, lanceur d’alerte
sur les essais cliniques
ous savez sans doute vous représenter les divers états mentaux de vos
contemporains. Cette faculté, qui
peut être altérée chez les personnes
autistes ou schizophrènes, est désignée sous
l’appellation « théorie de l’esprit ». Depuis plus
de quarante ans, les éthologues essaient de déterminer si les animaux en disposent eux aussi,
et certains pensent l’avoir vue à l’œuvre chez
des primates et des oiseaux. Mais les dispositifs
expérimentaux butent toujours sur des objections méthodologiques. On sait depuis quinze
ans que les corvidés, par exemple, sont très
doués pour constituer de fausses caches de
nourriture quand ils se savent observés. Mais
les sceptiques font valoir que ces animaux
sagaces peuvent fonder leurs agissements sur
des indices comportementaux, comme le
regard de leurs rivaux, ou même le souvenir
de ces coups d’œil, pour motiver leurs ruses.
Une nouvelle expérience, mettant en scène de
jeunes corbeaux et décrite dans Nature Communications du 2 février, a tenté de répondre à
ces objections. Thomas Bugnyar (université de
Vienne) et ses collègues ont placé des jeunes
corbeaux dans deux cages adjacentes, séparées
par une vitre et un judas. Dans un premier
temps, le corbeau testé restait dans la chambre
de gauche, apprenant à observer par l’œilleton
un camarade à qui on donnait de la nourriture.
Ensuite, il était placé dans la pièce de droite, où
il recevait à son tour de la nourriture, dans différentes configurations : avec la vitre occultée ou
non, et le judas masqué ou non. Les chercheurs
ont constaté que lorsqu’un enregistrement de
corbeau était diffusé dans la pièce adjacente,
vitre et œilleton fermés, le jeune Corvus corax
ne se souciait pas de cacher sa nourriture. Mais
quand le judas était découvert, il la dissimulait,
comme quand la vitre n’était pas occultée.
| Ce bioéthicien américain a mis en évidence
des irrégularités dans des études conduites par son université
portrait
Un « Corvus corax ».
son diplôme obtenu, il abandonne la médecine pour une thèse de philosophie,
qu’il obtient à la fin des années 1980 à
l’université de Glasgow, en Ecosse. Son sujet ? La responsabilité des patients psychiatriques dans les crimes qu’ils commettent.
Il enchaîne ensuite plusieurs postdoctorats dans différentes universités aux EtatsUnis, en Nouvelle-Zélande et en Afrique du
Sud, avant d’obtenir un poste de bioéthicien à l’université McGill, à Montréal, puis
à l’université du Minnesota, en 1997.
Dans ses travaux apparaissent des thèmes récurrents, dont l’analyse des stratégies utilisées par l’industrie pharmaceutique pour développer le marché de ses
médicaments, ou la recherche médicale
impliquant les patients vulnérables, tels
que les prisonniers ou les patients psychiatriques. Il est aussi l’auteur de livres remarqués et d’articles parus dans de grands
titres de la presse américaine, dont The
New Yorker, The New York Times, The Atlantic et Mother Jones, un journal d’investigation de gauche. Intellectuel engagé, il y
pointe sans détour les enjeux éthiques et
philosophiques des mutations contemporaines. Dans l’article « The Drug Pushers »
(« Les trafiquants de médicaments » ou
« Les dealers », The Atlantic, 2006), il mêle
ainsi souvenirs personnels et enquête
pour analyser l’évolution de la relation
entre médecins et visiteurs médicaux, et
lever le voile sur les stratégies commerciales des industries pharmaceutiques.
Un voile qu’il s’efforcera également de lever pour comprendre ce qui est arrivé à
Dan Markingson. A une nuance près. Il
s’agit, cette fois, d’enquêter sur sa propre
université. Et rapidement, il acquiert la
conviction qu’elle est en cause. Dans un
article publié en 2010 dans Mother Jones, il
livre une analyse implacable des enjeux de
l’essai clinique CAFE, en le replaçant dans le
contexte des stratégies que les industriels
développent afin d’augmenter les prescriptions des antipsychotiques atypiques,
dont font partie les trois médicaments testés. Dès lors, la notoriété de l’affaire augmente, et les efforts de Carl Elliott finissent
par payer. En décembre 2013, une nouvelle
enquête indépendante est ordonnée. Publié en février 2015 et fondé sur l’analyse de
20 essais cliniques en cours à l’université
du Minnesota, son rapport révèle des
négligences systématiques dans la protection des sujets vulnérables et le cumul des
rôles entre médecin traitant et investigateur de l’essai clinique.
Ces thématiques s’inscrivent une fois de
plus dans un contexte bien plus large que
celui de l’université de Minnesota. « Cette
histoire ouvre toute la complexité du soin,
note ainsi le psychiatre Bruno Falissard,
directeur du Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations de la
Maison de Solenn, à Paris. Aujourd’hui, on
a l’impression que soigner, c’est technologique. Mais soigner le sujet pensant qu’est
le patient, ce n’est pas seulement soigner
ses organes. C’est plus complexe que cela,
et lorsque vous mettez là-dedans de l’argent plus des firmes pharmaceutiques,
c’est un bazar intégral. »
A l’université du Minnesota, les qualités
qui avaient valu à Carl Elliott son recrutement lui valent désormais de la défiance.
« Sans savoir ce qu’il vous a dit et quels documents il a partagés, il m’est difficile
d’ajouter des commentaires », répond à
son sujet par mail Brian Lucas, directeur
de la communication. Fidèle à lui-même,
Carl Elliott, lui, tire les conclusions qui
s’imposent. « Je n’étais pas surpris d’apprendre que l’industrie manipule les essais
cliniques. Mais j’ai longtemps été partisan
de l’université, car je pensais que c’était plus
sain que l’industrie. Cela a été un choc pour
moi de découvrir à quel point l’argent avait
de l’influence », conclut-il. p
JANA MÜLLER, UNIVERSITÄT WIEN
Tout se passait comme s’il redoutait d’être observé, alors qu’il n’avait à sa disposition aucun
indice direct, corporel ou comportemental
montrant qu’un congénère l’espionnait. Les
chercheurs sont-ils parvenus à isoler un des
composants de la théorie de l’esprit, centré sur
la vision subjective ? L’hypothèse, avancent-ils,
est solide mais requiert d’autres études. p
Dans l’
êt de
la science
mathieu vidard
arré
la tête au c
14 :00 -15 :00
avec, tous les mardis,
la chronique de Pierre Barthélémy
8|
0123
Mercredi 10 février 2016
| SCIENCE & MÉDECINE |
Mettez un moteur (discret) dans votre vélo
hervé morin
1. L’engrenage du dopage mécanique
Commercialisé par la société Vivax Drive, un moteur
couplé à un engrenage permet de délivrer
une assistance au pédalage d’une puissance de plus
de 100 watts. Le surpoids est de 1,8 kg pour le modèle
vendu à 2 700 euros. En situation de course, l’énergie
nécessaire pour faire la différence dans une attaque
pourrait ne nécessiter qu’une batterie de faible masse
et encombrement, plus facile à camoufler.
Electroaimant actif
Electroaimant inactif
Stator
Batterie
1
3
Rotor crénelé
Moteur
Engrenage
moteur
2
Electroaimants
Engrenage
pignon
Système de contrôle
Batterie
Fer crénelé
Axe du pédalier
Pédalier
Axe
de rotation
2. L’hypothèse de la réluctance variable
Fil de commande
Batterie
supplémentaire
Bouton
marche-arrêt
Ce type de moteur s’appuie sur l’interaction électromagnétique entre
une partie fixe (stator) et une partie mobile (rotor). Il nécessite d’injecter
de façon séquentielle un courant dans des électroaimants
— fixés sur le cadre — qui attirent tour à tour les dents d’une structure
ferreuse crénelée placée sur la roue. Le dispositif nécessite des capteurs
de position de celle-ci pour asservir très précisément la distribution du
courant dans les électroaimants. La faille ? La distance entre rotor et
stator, qui doit être très réduite pour éviter les pertes de puissance :
les déformations de la roue pourraient être rhédibitoires.
INFOGRAPHIE : HENRI-OLIVIER
SOURCE : VIVAX
CHRISTOPHE GRANGEASSE
NATHALIE VERGNOLLE
Caractérisation des réseaux de régulation par phosphorylation
chez la bactérie Streptococcus pneumoniae
INSTITUT DE BIOLOGIE ET CHIMIE DES PROTÉINES - LYON
Utilisation de mini-côlons dans la compréhension des mécanismes physiopathologiques
des pathologies intestinales inflammatoires
INSTITUT DE RECHERCHE EN SANTÉ DIGESTIVE - TOULOUSE
CES CHERCHEURS
MISENT SUR LES FORCES DU VIVANT
LA FONDATION BETTENCOURT SCHUELLER CULTIVE LEUR TALENT.
Avec ses 4 prix annuels, la Fondation Bettencourt
Schueller favorise le rayonnement de la recherche
française pour l’amélioration de la santé :
• Prix Liliane Bettencourt pour les sciences du vivant
• Prix Coups d’élan pour la recherche française
• Dotation du programme ATIP-Avenir
• Prix pour les jeunes chercheurs.
Depuis 1990, pour les sciences de la vie, elle a déjà
attribué 352 prix, accordé 306 M€ de dons cumulés,
encouragé plus de 5 000 chercheurs.
ELLE LEUR DÉCERNE SES PRIX COUPS D’ÉLAN POUR LA RECHERCHE FRANÇAISE
POUR AMÉLIORER LEURS CONDITIONS DE TRAVAIL.
FONDATION RECONNUE D’UTILITÉ PUBLIQUE
Pour en savoir plus : www.fondationbs.org
théra • Photo : © CAPA
L’Union cycliste internationale
(UCI) a découvert un moteur
caché dans le vélo de la coureuse
belge Femke Van den Driessche,
premier cas avéré de tricherie
mécanique dans le cyclisme de
haut niveau, lors des
championnats du monde de
cyclo-cross, en Belgique, samedi
30 janvier. La jeune Belge, qui
avait abandonné sur ennui
mécanique, assure s’être
retrouvée au guidon de ce vélo en
raison de la « méprise d’un
mécanicien ». Divers es vidéos de
chutes après lesquelles la roue
arrière continue à tourner
renforcent les suspicions. L’UCI
n’a pas donné de détails sur les
caractéristiques du moteur
incriminé en Belgique. Plusieurs
technologies sont suspectées. La
plus simple pourrait s’inspirer
d’un système commercialisé
par la société autrichienne Vivax
Drive : le moteur se situe dans
le tube de la selle et se trouve en
prise avec l’axe du pédalier, par
l’intermédiaire d’un engrenage. La
batterie peut être dissimulée dans
le tube ou dans un faux bidon.
Le déclenchement pourrait être
asservi au cardiofréquencemètre.
La Gazzetta dello Sport a évoqué
un système électromagnétique
très coûteux (200 000 euros),
présenté comme plus facile à
soustraire aux contrôles. Le site
spécialisé Cyclingtips juge qu’un
procédé faisant appel à une
machine à réluctance variable
serait possible en théorie, mais
difficile à régler en pratique. p