alpages, prairies et pâturages d`altitude

Transcription

alpages, prairies et pâturages d`altitude
Courrier de l'environnement de l'INRA n°35, novembre 1998
33
alpages, prairies
et pâturages d'altitude
l'exemple du Beaufortain
par Jean-Marcel Dorioz
INRA Hydrobiologie lacustre, BP 511, 74203 Thonon-les-Bains cedex
dorioz @ Ihonon.inra. fr
L'alpage est une «unité pastorale d'altitude», c'est-à-dire un ensemble de prairies permanentes et
semi naturelles utilisées par un troupeau durant la saison d'été et situées, en général, à l'étage
subalpin, c'est-à-dire au cœur de territoires réputés pour leur patrimoine biologique et leurs paysages.
L'alpage est le symbole du pastoralisme et de son emprise sur le milieu alpin. En effet, c'est
« alpage » qui a donné son nom aux Alpes - et non l'inverse. Historiquement, la mise en valeur des
herbages d'altitude a donc d'emblée été considérée comme une caractéristique-clef de l'exploitation du
milieu alpin.
L'alpage a longtemps fait la richesse de l'agriculture de montagne. C'est le berceau de nombreux
fromages. De nos jours, l'usage de ces territoires d'altitude participe à la renommée, à l'image de
terroir et d'authenticité des produits fromagers des Alpes. Mais la vocation des alpages s'est élargie
du fait d'usages liés au tourisme, à la conservation de la nature, à la biodiversité... Les alpages sont
désormais considérés comme un patrimoine naturel, culturel et paysager.
Or, les pratiques d'exploitation des alpages ont, depuis dix ans, largement évolué, notamment en
matière de conduite des animaux et d'entretien des surfaces (Debromez et Roybin, comm. pers.). Ces
changements, qui semblent se traduire par des évolutions du couvert végétal, suscitent des
interrogations sur l'aptitude de ces territoires à remplir à la fois les fonctions agronomiques et
environnementales que leur attribue ce statut de haut lieu de la production agricole et du patrimoine.
Les interrogations concernent plus particulièrement les effets des changements en cours dans
l'utilisation des alpages sur la qualité des produits, du milieu, sa diversité biologique et sur sa
perception par ses divers utilisateurs actuels.
Pour aborder ces questions, il est nécessaire de comprendre le fonctionnement agro-écologique des
alpages et notamment les relations « milieu-topographie-sols-herbe-troupeau » qui, dans le cadre de
ces vastes surfaces diversifiées, constituent un point essentiel de fonctionnement. C'est ce point de
vue qui sera développé dans ce texte (Dorioz et Party, 1987 ; Dorioz et Van Oort, 1991 ; Dubost et
Bornard, 1989) à partir des recherches menées par un programme pluridisciplinaire (« GIS Alpes du
Nord » 1997) dont l'objectif général est « d'analyser les relations entre qualité des produits, qualité de
l'environnement et fonctionnement des exploitations agricoles » et dont la région de Beaufort est un
site d'études.
Texte exposé le 31 août 1998
aux participants à la tournée dans les Alpes organisée dans le cadre du Congrès mondial de science du sol de Montpellier
34
Courrier de l'environnement de l'INRA n°35, novembre 1998
1. Le cadre géographique
Le Beaufortain se situe à l'extrémité nord-est du massif cristallin de Belledonne. Il est soumis à une
variante humide du climat montagnard. Le socle cristallin hercynien affleure essentiellement au sudouest. Ailleurs, il est recouvert de fragments de la série sédimentaire du lias. Ces roches sédimentaires
engendrent des reliefs relativement peu accidentés, favorables au développement des activités
agricoles.
L'élevage laitier à vocation fromagère de qualité (le « beaufort ») constitue le fondement de
l'agriculture du Beaufortain. Bien que les systèmes d'exploitation se soient largement diversifiés
depuis 1950, les alpages conservent une place importante dans le fonctionnement de nombreuses
exploitations de la région. En raison d'un manque de terres dans la vallée, on constate même un
mouvement de remise en valeur d'unités pastorales abandonnées.
La surface pastorale d'altitude (au-dessus de 1 500 m) représente 50% de la superficie totale du
massif. Les prairies sont situées pour l'essentiel sur des sols développés à partir de matériaux assez
homogènes issus de l'altération des calcshistes1 (Van Oort et Dorioz, 1991). Selon Legros et al.
(1987), ce type de matériau recouvre environ 800 000 ha dans les Alpes.
2. Origine et fonctionnement du « système alpage »
2.1. Prairie naturelle / prairie permanente
Si l'on imagine les Alpes sans l'action humaine, les zones herbacées n'existent qu'aux altitudes
élevées de l'étage alpin (au-dessus de 2 000 à 2 200 m), que sur les crêtes ventées, qu'à la faveur de
trouées dans le manteau forestier dues à des avalanches ou des éboulis et, enfin, que dans des stations
spécialisées, par exemple à sols trop superficiels ou trop longuement saturés d'eau pour permettre le
développement de ligneux. Tous ces types de station portent des prairies vraiment « naturelles »
caractérisées par de fortes contraintes du milieu et qui contribuent peu à l'alimentation des troupeaux.
En fait, la surface fourragère dans les Alpes du Nord est constituée surtout de prairies « artificielles »
c'est-à-dire n'existant qu'en raison de déboisements anciens et d'entretiens séculaires du milieu
herbacé par le pastoralisme ou la fauche. Techniquement, il s'agit de prairies permanentes dont les
espèces ont été sélectionnées par les coupes répétées.
2.2. Le « bas » et le « haut »
Les déboisements qui ont donné naissance aux alpages datent, pour l'essentiel des XII e et XIII e siècles.
Les moines ont eu dans cette modification des paysages un rôle déterminant.
La mise en valeur pastorale du « haut » s'est souvent faite par abaissement de la limite des forêts, ce
qui a créé des prairies à partir de milieux très divers en terme de potentiel fourrager (mosaïque de
sols, de pentes, de roches, typiques de la montagne). Cette diversité, qui s'exprime par des variations
observables à l'échelle de la station, ne gène en général pas le pâturage. Ainsi, la présence d'une zone
d'herbage maigre perturbe rarement l'exploitation par les troupeaux du secteur qui l'englobe.
La situation est différente dans la vallée, en « bas ». Les surfaces actuellement fourragères furent
cultivées jusqu'au début du XX e siècle, à l'époque de l'autosuffisance. En conséquence, les parcelles à
contraintes pédologiques trop fortes (sols trop pauvres ou caillouteux, notamment) furent éliminées et
1
Ou calcshades : matériaux argileux compactés, proches des schistes.
Courrier de l'environnement de l'INRA n°35, novembre 1998
35
progressivement rendues à
la forêt. Il s'ensuit une bien
plus grande monotonie des
milieux physiques. La diversité végétale doit, de ce fait,
beaucoup à la diversité des
pratiques agricoles.
2.3. Alpages et
exploitations agricoles
Les alpages sont un élément
des systèmes d'exploitation
agricole de la montagne.
Traditionnellement,
l'exploitation
agricole
du
Beaufortain et de toutes les
Alpes est étagée selon
l'altitude, en vue de tirer
partie au maximum de
l'étalement de la pousse de
l'herbe qui résulte du gradient thermique altitudinal
(fig. 1, ci-contre). Actuellement, les systèmes d'exploitation de la montagne se
sont diversifiés et simplifiés, pour se concentrer sur
les surfaces les plus faciles à
gérer. Les modes d'exploitation de l'alpage suivent les
mêmes évolutions. Dans les
cas extrêmes, l'alpage perd
sa fonction traditionnelle de
production fromagère, au profit d'un simple rôle de grand parc à génisses, voire à moutons. Cette
modification du mode de conduite, et/ou du rôle de l'alpage dans l'exploitation agricole, se traduit par
des changements de pratiques et de charge animale qui, en fin de compte, modifient largement les
relations végétations-troupeaux et l'état environnemental du milieu.
2.4. L'alpage, un agro-écosystème
L'alpage comprend un territoire (de surface en général supérieure à 50 ou 100 ha) avec son relief, des
ressources herbagères, un ou des troupeaux et des bergers avec leurs logiques et leurs habitudes.
L'ensemble territoire-troupeau-végétation-bergers constitue un système caractérisé surtout par des
interactions, des entrées et des sorties. Ce système comprend plusieurs niveaux d'organisation
emboîtés.
1. Le niveau « alpage entier ». C'est à ce niveau que se décident les grandes lignes du circuit de
pâturage en fonction des objectifs des bergers, des contraintes liées à la topographie ou aux animaux.
Pour les troupeaux laitiers, il est tout particulièrement nécessaire de fournir de l'herbe de qualité en
36
Courrier de l'environnement de l'INRA n°35, novembre 1998
quantité suffisante aux animaux. Or, la qualité baisse rapidement au-delà de la première pousse de
l'herbe. La stratégie globale consiste donc à profiter au mieux des éventuels contrastes
topoclimatiques pour bénéficier le plus longtemps possible d'herbe de qualité suffisante. En
conséquence, le relief et des dénivelés sont des facteurs qui structurent fortement l'organisation et le
fonctionnement de l'alpage.
2. Le niveau « quartier ». L'alpage est divisé en « quartiers », sous-unités analogues à la parcelle en
zone de fauche. En l'absence de parc, les bergers fixent les limites de ces quartiers (de 10 à 100 ha) en
fonction de connaissances empiriques sur l'herbe (précocité, qualité...), de la topographie (distances,
pentes et obstacles tels que crêtes ou talwegs) et des aménagements (eau, chemin). Évidemment, la
charge (nombre d'animaux par hectare) et le mode de fréquentation dépendent de la situation relative
du quartier. Ainsi, l'éloignement par rapport aux bâtiments est en général synonyme de fréquentation
tardive. Autre exemple, certains quartiers peuvent être systématiquement épargnés en début de saison,
en vue de constituer des « réserves », en particulier pour les journées à météorologie très défavorable
(brouillard, par exemple). Bref, chaque quartier à une « fonction » et un mode de parcours en relation
avec celle-ci, avec le mode de gardiennage (chien, parcs...) et avec certaines composantes-clefs du
tapis végétal (pelouses tardives, par exemple).
3. Le niveau « station ». La station (0,1 à 0,01 ha) et ses caractéristiques fourragères et pédologiques
ne se comprennent bien que si l'on considère, d'une part, les niveaux qui l'englobent, c'est-à-dire le
quartier et l'alpage, et, d'autre part, le comportement écophysiologique des espèces végétales
structurantes (par exemple, les espèces refusées par les animaux). Dans ce contexte, certains
phénomènes s'expriment plus spécifiquement à l'échelle de la station. C'est le cas du comportement
animal face à l'herbe disponible et de l'adaptation des végétaux à la pression pastorale.
3. Pâturages, sols et végétations
3.1. Processus liés au pâturage à l'échelle station : l'« effet pâture »
L'herbe attire plus ou moins les troupeaux ; réciproquement les troupeaux modifient la végétation.
L'action de l'animal sur l'herbe résulte de plusieurs actions « élémentaires » :
- le piétinement, qui provoque des dégâts sur les végétaux et tasse le sol ;
- la coupe, qui diminue la surface photosynthétique, modifie le microclimat lumineux au niveau des
bourgeons et induit des réactions de la plante (les modes de coupe varient selon le type d'animal) ;
- le prélèvement qui exporte des éléments nutritifs et des déjections qui, à l'inverse, permettent le
retour au sol de sels et de matières organiques transformées par la digestion, c'est-à-dire à bas rapport
carbone sur azote.
Ces effets élémentaires ne varient pas systématiquement de façon concomitante. En effet, l'intensité
du piétinement peut être indépendant de la pression de coupe et dépendre pour l'essentiel de
l'organisation des trajets des animaux dans l'alpage. Il en est de même pour les restitutions lors du
pâturage. Par contre, taux de coupe et exportations d'éléments sont strictement interdépendants.
Toutes ces actions élémentaires se combinent pour sélectionner la flore, modifier la physionomie
végétale, la « fertilité » du sol, le cycle de la matière organique et des nutriments. Mais les intensités
relatives varient d'une station à l'autre, ce qui détermine une grande variété de types de végétation et
de relations sol-végétation-troupeau.
Effet sur l'herbe et le couvert végétal
Dans le cas des bovins, on peut distinguer :
Courrier de l'environnement de l'INRA n°35, novembre 1998
37
- les refus spécifiques : quelques espèces comme, par exemple, le Verâtre blanc Veratrum album, le
Circe épineux Circium spinosissimum et l'Aconit Aconitum sp. sont systématiquement refusées pour
des raisons d'odeurs, de goût ou de piquants ;
- les refus temporaires, quelle que soit l'appétence propre de l'espèce, l'animal ne consommera pas les
plantes salies par les déjections ; ainsi un pissat empêche la consommation des plantes pendant deux
semaines à un mois (selon la météorologie) ;
- les autres plantes, consommées de manière variable selon l'espèce certes, mais surtout selon le stade
phénologique.
Se rattachent à ce dernier cas les graminées réputées à forte valeur fourragère ou pastorale (Daget et
Poissonet, 1971), comme la Fléole des Alpes Pleum alpinum, le Dactyle Dactylis glomerata, qui
peuvent être totalement délaissées au-delà du stade floraison. Autres exemples de cette variabilité, le
Renoncule à feuille d'aconit, Ranunculus aconifolius, espèce qui n'est consommée qu'avant la
floraison, et le Géranium sylvatique Géranium silvaticum qui est, d'après les agriculteurs, bien
consommé par certains troupeaux « habitués ».
Il existe également des effets de « sociabilité » (liés à la répartition relative des espèces au sein de la
station) (Jeannin et al., 1991). La même espèce est souvent beaucoup moins consommée en touffe que
dispersée dans un gazon régulier de plantes diverses. Par ailleurs, certaines espèces gênent la
consommation de leurs voisines.
Enfin, d'une manière générale, les choix sont guidés par la morphologie végétale : les vaches
préfèrent les feuilles aux tiges, les organes jeunes et verts aux organes âgés, durcis, lignifiés, voire
jaunis. Ceci explique notamment le peu d'intérêt pour les graminées au-delà de l'épiaison-floraison.
Tous ces faits correspondent à des tendances qui vont s'exprimer plus ou moins selon le troupeau et
ses habitudes, mais aussi selon les contraintes qui lui sont imposées. Les touffes, par exemple,
finissent toujours, faute de mieux, par être plus ou moins consommées.
Le tri qui s'opère lors des prélèvements et le piétinement modifient les conditions de compétition
entre les végétaux et provoquent une sélection des espèces adaptées. Des réactions morphologiques
des espèces les plus plastiques constituent un autre mode d'adaptation. Raccourcissement des entre
nœuds, bourgeons au ras du sol, ports en rosette, etc. sont autant de caractéristiques des végétations
soumises à des fortes «pressions» de pâturage (Hedin et al., 1982 ; Grime, 1986). Piétinements,
coupes répétées et, dans une moindre mesure, restitutions organiques sont des facteurs d'élimination
ou de limitation des ligneux. Ceux-ci, et notamment les Ericacées en sols acidifiés et les aulnes Alnus
viridis) en sol frais, se réinstallent et recolonisent le milieu dès que la pression de pâture diminue.
Effet sur la fertilité du sol
Les animaux prélèvent de la matière végétale. Les déjections restituent une partie de ce prélèvement.
Ce retour « stimule » la vie biologique du sol (Lançon, 1978). Ceci se traduit, sur des limons acidifiés
comme ceux du Beaufortain, par des améliorations des propriétés structurales et hydriques des sols,
dont les conséquences en matière de production végétale sont considérables (Van Oort et Dorioz,
1991).
Le taux de restitution varie globalement selon les éléments (le potassium, K, est mieux restitué que
l'azote N, lui-même mieux restitué que le phosphore, P) et localement, selon la durée de la
fréquentation, l'époque de pâture... Une partie importante des déjections se produit lors des trajets et
la nuit, à l'étable ou dans le parc. Il s'en suit que, sauf situations particulières ou pratiques d'épandage,
la tendance générale est au déficit des restitutions par rapport aux prélèvements. Le phosphore du sol
est un bon traceur de ce phénomène du fait de la faible fourniture en phosphore par l'altération et
d'exportations animales relativement plus fortes pour cet élément (Dorioz et Party, 1987).
38
Courrier de l'environnement de l'INRA n°35, novembre 1998
Les conséquences de ces déficits chroniques et souvent très anciens de nutriments sont très variables
selon les conditions de milieu. Le sol peut compenser les pertes si elles ne sont pas trop élevées et si
la fourniture par altération est importante. Cette dernière condition est souvent réalisée dans les sols
calciques pour des éléments tels que potassium, calcium Ca et magnésium Mg. En ce qui concerne
l'azote, un fort prélèvement de végétation tend à favoriser les légumineuses, espèces de lumière
Tableau I. Types de prairies rencontrés dans la région étudiée
Faciès de végétation
pastorale
Prairies maigres calcicoles
Prairies maigres acidophiles
Prairies moyennes et
calcicoles
Caractéristiques
phyto-écologiques
Références
Abondance de graminées peu
productives (Sesleria coerulea,
Festuca violacea...) ; fort taux de
non fourragères et de petites
légumineuses (Lotus
comiculatus...).
Seslerietum variae
Dominées par Nardus stricta avec
de nombreuses espèces
oligotrophes (Deschampsia
flexuosa...) ou en rosette (Arnica
montana...).
Nombreuses variations selon
l'altitude et la durée d'enneigement,
en général se rattachent au Nardion
strictae (sols acides).
Formation riche en légumineuses
(trèfles) et plantes en rosette ; les
graminées dominantes sont :
Festuca rubra, Poa alpina.
Nombreuses variantes se rattachant
au Poïon alpinae (sols calciques et
restitution faible).
Caricetum ferruginae
(sols calciques)
Eléments de valeur d'usage
- rendements faibles
(<10-15q/ha/an)
- valeur pastorale faible (10-20)
- sèche rapidement en adret
- rendements faibles
(<20 q/ha/an)
• valeur pastorale faible (5-15)
- toujours peu appétante, jaunit
rapidement
- rendements moyens
(25-35 q/ha/an)
- valeur pastorale forte (20-35)
- gazon toujours vert et appétant
Prairies grasses
Formation riche en nitrophiles
diverses, parfois Veratrum album, et
en graminées productives (Dactylis
glomerata, Phleum alpinum...).
Se rattachent au Triseto polygonion.
Nombreuses variantes selon la date
de la première pâture et le milieu
physique. Existent avec de fortes
restitutions en sols acides ; moins
exigeantes en sols calciques, frais.
- rendements forts
(30-45 q/ha/an)
- valeur pastorale forte (30-40)
- appétence moyenne et très
variable selon le stade
fixatrices d'azote mais, en général assez exigeantes en autres nutriments. Le phosphore reste bien le
point faible du système. Malgré cela, en cas de déficit des restitutions, les conséquences sur la
végétation demeurent cependant modérées sur les sols calciques. Les cas extrêmes observés sont des
pelouses rases toujours vertes et à croissance lente qui restent appétentes et avec une productivité
moyenne (prairies moyennes calcicoles à Pâturin des Alpes Poa alpina, tableau I, ci-dessus).
A l'inverse, sur sols acides, le déficit de restitution nuit fortement à la valeur pastorale des
végétations. Très fréquemment, l'herbe se présente comme un gazon serré, dominé par le Nard raide,
Nardus stricta, espèce acidophile refusée par les bovins (Loiseau, 1977). L'extension des ligneux
n'est limitée que dans la mesure où un piétinement et une pression pastorale résiduelle s'exercent, ce
qui suppose la présence de quelques fourragères (comme la Fétuque rouge, Festuca rubra).
3.2. Conséquences aux niveaux quartier et alpage
Vue d'ensemble
La circulation des troupeaux avec sa double logique, celle des bergers et celle du comportement
animal, est un puissant facteur de différenciation des quartiers.
Selon la position de la station dans le quartier et du quartier dans l'alpage, l'herbe sera pâturée à des
stades phénologiques différents et dans des états différents. L'appétence chutant brutalement et
Courrier de l'environnement de l'INRA n°35, novembre 1998
39
globalement (pour 80% des espèces) environ à la floraison, toute station fréquentée par les animaux
au-delà de ce stade tendra à être sous-exploitée. Dans ces cas, si les sols sont neutres à calciques, on
trouve des conditions tout à fait favorables à de très fortes productions herbacées, mais cette biomasse
n'est pas valorisée par les bovins. Il en résulte des végétations assez denses, très diversifiées (40 à 60
espèces), à base de hautes graminées (prairies grasses). La colonisation par les ligneux est
négligeable, conséquence d'une végétation herbacée compétitive et du piétinement. De telles
végétations s'observent typiquement dans des secteurs un peu périphériques ou à partir de la mi-pente
des longs versants au pied de falaises calcaires. Vers le haut du versant, on passe progressivement à
des végétations plus spécialisées (sols plus superficiels) et vers l'aval, aux gazons ras décrits
précédemment. Un renforcement global de la pression pastorale s'accompagnant d'une pâture plus
précoce sur tout le quartier se traduirait par un « déplacement » relatif des surfaces occupées par ces
deux faciès dont la parenté floristique est assez grande, mais l'usage très différent (Dorioz et Party,
1987).
Sur sols acides, les phénomènes sont à nouveau très différents car le moindre sous-chargement se
traduit par l'extension très rapide des Ericacées ligneux (comme les Myrtilles, Vaccinium sp.). La
biomasse qui s'accumule alors est totalement inappétente, quelle que soit l'époque de l'année. Il
s'ensuit une baisse très forte et quasi irréversible de la valeur pastorale.
D'autres aspects de la relation « troupeau-sol-végétation » changent selon la position de la station ou
du quartier considérés dans l'alpage. C'est le cas en particulier du bilan prélèvement-restitution. Les
excès de restitution existent à proximité des bergeries et des points de traite, le long des chemins,
dans les quartiers faisant l'objet d'une fertilisation organique. L'équilibre relatif s'observe sur sols
calciques, dans des secteurs un peu périphériques et, de ce fait, sous-pâturés. Les déficits sont
typiques des parcelles situées à mi-distance entre les précédentes. Il en résulte une organisation
globale en auréoles de la fertilité des sols.
Au total, les effets liés à la circulation des troupeaux provoquent une différenciation de la végétation
qui reflète les gradients de pâture, de distance à la bergerie et de pente. Cependant, les séquences de
végétation varient selon le contexte édaphique, acidifié ou calcique. Les organisations observées
(auréoles, gradients, etc.) sont particulièrement nettes dans les cas les plus extrêmes en matière
d'exportations, c'est-à-dire dans les alpages où les animaux passent les nuits à l'étable et où les
pratiques d'épandage de lisier ou fumier sont absentes de longue date.
Gradients et contrastes de végétation en l'absence de pratique de restitution
Quel que soit le type de sol autour de l'étable, du fait de l'accumulation de déjections, la végétation est
dominée par les mêmes dicotylédones nitrophiles et surtout par le Rumex des Alpes, Rumex alpinum.
Cette végétation résulte d'une accumulation locale de déjections qui signifie transferts de nutriments
en provenance du reste de l'alpage.
Sur sols acides (Legros et al., 1987), la « nardaie », un faciès de végétation très maigre dominé par les
espèces acidophiles (Nard raide, Nardus stricta ; Campanule barbue, Campanula barbata ; Canche
flexueuse, Dechampsia flexuosa), se développe souvent à proximité même des reposoirs riches en
Rumex. La transition est marquée par l'abondance de Fétuque rouge Festuca rubra et de Fléole des
Alpes, Pleum alpinum. La nardaie résulte initialement d'un déficit de restitution provoquant la
régression de la fraction fourragère au profit de graminées mal consommées, du fait de conditions de
sols peu susceptibles de compenser les exportations de nutriments. La nardaie se présente comme un
gazon serré qui jaunit vite. Avec l'éloignement, le piétinement et la fréquentation par les animaux de
ce type de station deviennent insuffisants pour contenir les sous-ligneux (Myrtille Vaccinium sp.,
Rhododendron, Rhododendron ferrugineum). Finalement, les quartiers ou les alpages sur sols
acidifiés s'organisent en fonction de la fréquentation animale, selon le gradient de végétation présenté
40
Courrier de l'environnement de l'INRA n°35, novembre 1998
par la figure 2 (ci-dessous). Dans le détail, les surfaces occupées varient selon les charges et les
qualité et quantité de l'herbe disponible au voisinage, notamment sur les types de sols calciques.
La situation est radicalement différente sur sols plus ou moins calciques ! L'état du sol, d'une part,
empêche ou limite fortement l'installation du nard et de ses compagnes et, d'autre part, permet une
compensation partielle des déficits (éléments fournis par les roches ou cailloux en cours d'altération
ou encore en réserve sur le complexe absorbant). Il existe certes des refus spécifiques, mais il s'agit
d'espèces beaucoup moins envahissantes et dans ces conditions, les déficits de restitution ont des
conséquences fourragères moins graves (la valeur pastorale et la quantité produite restent largement
supérieures à la nardaie). Avec la distance ou la pente (figure 2), la pression de pâture diminue, la
quantité prélevée décroît, notamment en relation avec un pâturage de plus en plus tardif. Forte
fourniture d'éléments nutritifs de la part du sol et faible prélèvement par les troupeaux favorisent la
productivité et la compétitivité des espèces présentes, d'où une certaine lenteur pour l'installation des
ligneux. Seule exception notable : celle des versants très frais qui peuvent se couvrir d'Aulne vert,
Alnus viridis.
Effets des pratiques d'entretien de l'alpage sur l'organisation du couvert végétal
Les pratiques destinées à organiser les restitutions organiques provoquent, bien évidemment, des
modifications de ces règles de répartition de la fertilité et donc des masses végétales. Il s'agit, en
premier lieu, de pratiques d'épandage (par exemple, de lisier) qui transforment l'état trophique des
sols, dans les zones mécanisables. L'adoption de techniques de gardiennage différentes, avec parcs de
traite, parcs de nuit et cloisonnement de certains quartiers d'alpage constitue une autre manière de
limiter les exportations et d'augmenter le recyclage local, y compris dans les zones d'accès un peu
difficile.
Courrier de l'environnement de l'INRA n°35, novembre 1998
41
En Beaufortain, ce
souci de maintenir la
fertilité sur un maximum de la surface s'est
traduit, dans le passé,
par l'existence de pratiques pastorales particulières : le pachonage.
Traditionnellement, les
vaches passaient les
nuits attachées à un piquet, le cas échéant sur
un petit replat creusé à
la main dans la pente.
50% des déjections
étant émises la nuit,
cette pratique constituait une manière efficace de « fertiliser » les
recoins les plus difficiles. Elle est aujourd'hui
abandonnée au mieux
au profit de formules de
parcage moins contraignantes, mais moins
efficaces. On peut noter
que ce souci du maintien de la fertilité est
traditionnellement
moins présent, voire
absent de longue date,
dans
les
régions
d'alpages voisines, dominées par des sols calciques (Dorioz et Party,
1987).
En terme de végétation,
toutes ces pratiques,
destinées à compenser
les exportations, aboutissent actuellement à
créer des types végétaux de transition par rapport au gradient modèle décrit précédemment ; à
développer la surface occupée par ces transitions dans l'espace, ce qui semble favoriser le Veratre
blanc, Veratum album (espèce gênante que les bergers détruisaient dans le passé) et à développer les
surfaces dégradées par des invasions de Rumex.
Enfin, les limites entre communautés végétales sont moins nettes, même en cas de contraste sol
acide/sol calcique. Enfin, les pôles nitrophiles sont beaucoup plus petits et nombreux, tendant à se
disperser dans l'alpage.
42
Courrier de l'environnement de l'INRA n°35, novembre 1998
En conclusion
En premier lieu, il apparaît qu'on ne saurait faire abstraction, même dans des conditions réputées
rigoureuses comme celles du subalpin, des problèmes liés à l'exploitation pastorale, éléments
susceptibles à terme de modifier totalement et radicalement la végétation et sa production, voire
d'interférer avec les facteurs d'évolution du sol. Réciproquement, on ne peut valablement rendre
compte de la dynamique écologique d'un alpage, de ses aptitudes pastorales ou environnementales, et
donc définir des stratégies de gestion, sans considérer le milieu physique et, en particulier, les
propriétés et la nature de la couverture pédologique.
En second lieu, l'analyse de la répartition géographique des grands types de végétation montre qu'on
ne peut, dans le cadre d'un « alpage », interpréter valablement la composition floristique d'une station
sans considérer sa place dans le système « alpage ».
On doit donc considérer l'alpage comme un tout à gérer globalement, aussi bien en matière de
production agricole que de biodiversité ou de patrimoine paysager. Le modèle est alors celui d'un
agro-système qui exporte des éléments à travers la production animale (croissance, lait). Transfert et
exportation se font différemment selon les parcours des troupeaux et les pratiques pastorales. L'azote
exporté est compensable par fixation de l'azote, la pluie (mais encore faut-il que les légumineuses
trouvent de bonnes conditions !), ou par la fertilisation ou les apports de compléments alimentaires.
Les éléments tels que potassium, calcium et magnésium peuvent être récupérés par l'altération. Le
phosphore a un statut intermédiaire. Mais l'altération n'est efficace en tant que fourniture pour
l'alimentation végétale que dans les secteurs à sols calciques, d'où l'importance soit des réserves liées
aux cailloux notamment, soit des réapprovisionnements, souvent très discrets en zone pâturée, par
colluvionnement, glissement, transferts d'eau sur les versants. Ceci souligne le deuxième grand type
de transfert d'éléments qui pèse sur l'organisation et l'usage des alpages : les transferts de matières sur
les versants •
Références bibliographiques
DAGET P., POISSONNET J., 1971. Une méthode d'analyse
phytologique des prairies, critères d'applications.
AmuAgron., 22(1), 5-41.
DORIOZ J.M., PARTY J.P., 1987. Dynamique écologique et
typologie de territoires pastoraux des Alpes du
Nord. 1. Analyse de l'organisation d'un alpage de
référence. Acta Oecol. Oecol Appl., 8(3),
257-280.
DORIOZ J.M., V A N OORT F., 1991. Approche agro-pédologique des
zones pastorales sur calcshistes sédimentaires
(Alpes du Nord). 2. Répartition des sols et valeurs
d'usage pastoral. Agronomie, 11, 395-409.
DUBOST M . , BORNARD X., 1989. Typologie des végétations
d'alpage. GIS Alpes du Nord, Chambéry, 20 p.
GRIME J.P., 1986. Plant stratégies and végétation processes.
J. Wiley and Sons, 222 p.
HÉDIN L., KERGUELEN M . , MONTARD M. DE, 1982. Ecologie de la
prairie permanente. Paris, Masson, 220 p.
JEANNINB., F L E U R Y P H . , DORIOZJ.M, 1991. Typologie des
prairies de fauche des Alpes : méthode et
réalisation. Fourrages, 128, 379-396.
LANÇON P., 1978. Les restitutions du bétail au pâturage.
Fourrages, le, 55-122.
Remerciements : ce texte doit beaucoup aux réflexions de
terrain menées antérieurement avec F. Van Oort et avec
B. Jeannin.
LEGROS J.P., PARTYJ.P., DORIOZJ.M., 1987. Répartition des
milieux calcaires, calciques et acidifiés en haute
montagne humide. Conséquences agronomiques
et géologiques. Doc. Cartogr. Ecol., 30, 137-157.
LOISEAU P., 1977. Morphologie de la touffe et croissance de
Nardus stricta. Influence de la pâture et de la
fauche. Ann. Agron., 28(2), 185-213.
VAN OORT F., DORIOZJ.M., 1991. Approche agropédologique des
zones pastorales sur calcschistes sédimentaires.
1. Caractères de l'altération, propriétés hydriques
et porales associées. Agronomie, 11, 293-303.

Documents pareils