1 Justice et démocratie en France : un Etat de droit inachevé

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1 Justice et démocratie en France : un Etat de droit inachevé
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Justice et démocratie en France : un Etat de droit inachevé
« Souvenez vous ce ceci : il y a d’abord la France, ensuite l’Etat, enfin, autant que les intérêts
majeurs des deux sont sauvegardés, le Droit ». Cette phrase qui ouvre les Mémoires de
Jean Foyer, ministre de la justice du général de Gaulle entre 1962 et 1967, résume la
place assignée à la justice dans notre culture politique. 1 Sans identité propre, celle-ci
demeure longtemps une administration, parmi d’autres, au service d’un Etat
unitaire et centralisé. Elle est confiée à une magistrature de carrière séparée des
avocats et conçue depuis l’ère napoléonienne comme un corps d’officier. Le droit
reste arrimé à la loi, nullement à la jurisprudence dont Robespierre voulait bannir le
mot même du dictionnaire. La Vème République a couronné cet édifice en faisant du
le chef de l’exécutif, le Président de la République, « le garant de l’indépendance de
la justice ». Comment a pu être remis en question un héritage fortement lié à une
histoire, à une culture, à une conception aussi régalienne du droit ?
Les brèches se sont ouvertes peu à peu par l’évolution des mœurs démocratiques, le
renouvellement des générations mais aussi avec la place croissante du droit dans la
société. Les secousses liées aux grandes mutations politiques (après guerre et après
guerre froide) furent décisives partout en Europe pour la construction d’un Etat de
droit. La lutte contre la corruption politique dans les années 1990 a permis une
avancée politique des juges mais sans susciter de réforme significative. La France vit
toujours sous le régime de « l’autorité judiciaire» fondé en 1958. Le paradoxe de la
justice française est là : tout change et rien ne change tant les pesanteurs culturelles
restent fortes alors que les attentes de la société démocratique ne faiblissent pas.
Reste qu’à cette place incertaine, au centre d’enjeux de pouvoirs récurrents, cette
institution s’expose à des tensions de plus en plus fortes exprimées en pleine lumière
lors de l’affaire d’Outreau.
Tous les éléments du débat sont pourtant entre nos mains. Nous en connaissons bien
les points et disposons de nombreuses analyses. La situation de la justice française est
lourde car trois enjeux de réforme sont étroitement mêlés et indéfiniment repoussés.
D’abord, l’équilibre des relations entre pouvoir politique et autorité judiciaire est loin
d’être réalisé. En témoigne le statut insatisfaisant du Conseil supérieur de la
magistrature, la crise d’identité du parquet mais aussi le trop faible rôle de notre
Conseil constitutionnel. A force de différer ces réformes, notre Etat de droit reste
cruellement inachevé. Au même moment, l’affaire d’Outreau vient de révéler dans
toute son ampleur la crise chronique de notre procédure pénale. Dès lors que le
parlement s’est saisi de la question, les citoyens attendent désormais une réponse
politique face aux abus de la détention provisoire. Sans cesse retouché depuis des
années, générateur d’erreurs systémiques graves, notre système inquisitoire
trouvera-t-il enfin sa réforme ? Enfin, la crise de confiance cristallisée par cette affaire
1
Jean Foyer, Sur les chemins du droit avec le Général, Mémoires de ma vie politique (1944-1988), Fayard,
2006.
2
a suscité une exigence de responsabilité qui pèse sur les magistrats. Imprégnée par le
vieux conflit entre juges et politiques, elle se résume trop souvent dans l’idée qu’il
faut faire « payer les juges » pour leurs fautes. Les partisans d’une démarche plus
éthique que disciplinaire sont encore minoritaires dans notre pays alors que de
nombreuses instances internationales s’y sont ralliées. Procédure, institutions et
professions : sur ces trois points beaucoup de travaux sont désormais sur la table ce
qui justifie une brève synthèse.
Un système inquisitoire devenu caduc
Le premier défi vient de la proximité de notre justice avec la démocratie d’opinion. 2
Voilà celle-ci placée au cœur de la cité. Elle n’habite plus ses palais lointains et froids,
reflets de la puissance de l’Etat. Plus en phase avec l’état d’une société, elle doit se
mettre à l’écoute des plaintes sans pouvoir différer sa réponse comme le législateur.
Mais, ainsi, placée sous le regard de l’opinion, son activité est à découvert. La
décision de justice s’expose à une critique publique directe et parfois violente. Le
regard de l’opinion met à nu les carences de fonctionnement, l’illisibilité de son
langage, la fragilité de ses circuits décisionnels. Le public de la justice n’est plus celui
d’une salle d’audience. Certaines affaires pénales prennent la dimension de
véritables scandales dans l’espace public médiatique. Après le procès d’Outreau, (où
plusieurs accusés restent en détention plusieurs années avant d’être libérés à
l’audience), toute une société dénonce une justice liberticide et les abus de la
détention provisoire Comment éviter qu’un tel fiasco se reproduise, disent les uns ?
Mais comment accepter, disent les mêmes, que des dangereux délinquants soient
remis en liberté par des juges inconséquents ? On reproche en même temps à la
justice un excès et un défaut de garantie. La personne du juge, seule visible dans
l’appareil judiciaire, focalise les tempêtes médiatiques dans un climat de populisme
pénal.
L’institution judiciaire ne reste certes pas inactive : elle s’organise pour faire face aux
procès de masse, s’emploie à mieux communiquer (c’est le rôle des nouveaux
« référents presse »), s’efforce de rendre plus lisible des décisions, par exemple en
publiant des communiqués. Bref, elle s’ouvre davantage y compris dans sa
composition. 3 Mais, en même temps, elle découvre que sa vieille structure
hiérarchique est singulièrement pesante dans ce nouveau contexte. Loin d’être
protectrice, celle-ci se montre le plus souvent frileuse devant l’opinion. Ce qui
redouble en interne la pression sur les juges, renforce leur isolement, réduit leur
indépendance décisionnelle. Ce qui donne aussi le sentiment que l’Etat ne répond
plus de sa justice.
2
On entend par là une démocratie où les représentants agissent désormais sous le contrôle permanent de leurs
mandants mais aussi où d’autres acteurs viennent jouer un rôle actif (médias, juges, société civile) sur une scène
politique largement médiatisé.
3
Comme en témoigne le recrutement de juges de proximité depuis la loi du 9 septembre 2002 (environ 530 sur
un corps d’environ 7700 magistrats de l’ordre judiciaire sont actuellement en fonction au moment où j’écris ces
lignes) qui peuvent siéger en correctionnelle.
3
Ce qui est en jeu, plus profondément, est un héritage historique, culturel, attaché aux
pouvoirs du juge : le système inquisitoire. Dans ce type de procédure qui fut installé
en France et les pays de droit écrit à la fin de Moyen Age, la recherche de la vérité est
conduite exclusivement par un juge. Celui-ci – le juge d’instruction - procède d’office
à la réunion des preuves au moyen d’une enquête écrite, secrète et non
contradictoire. Le propre de la culture inquisitoire, c’est la continuité du processus
d’investigation qui explique que le code de procédure pénale s’appelait code
d’instruction criminelle. L’essentiel des pouvoirs décisionnels est confié à une
magistrature de carrière contrôlable politiquement. La puissance du juge n’avait
qu’une finalité : manifester avec éclat celle de l’Etat.
Sans toucher au vieux système inquisitoire, la Révolution avait simplement ajouté le
jury. A partir de ce moment, deux modes contradictoires de production de la vérité
judiciaire coexistent. L’un est fondé sur l’oralité des débats et l’aptitude au jugement
des citoyens ; l’autre repose sur l’élaboration d’un dossier où l’accusation a des
pouvoirs sans comparaison avec la défense. Nous vivons encore sur le vieux
compromis, datant de la Constituante, entre l’instruction écrite et le jugement public,
qui forme la dualité constitutive du procès pénal. L’affaire d’Outreau a révélé la
caducité de ce système et la supériorité de l’audience sur l’instruction. Une erreur
grave au stade de l’instruction (l’abus de détention) a en effet été corrigée par deux
audiences de cour d’assises en juin 2004 et novembre 2005. Voilà pourquoi une
procédure se déroulant selon deux séquences aussi contradictoires n’est guère viable.
Si l’on veut rompre avec cet héritage, non seulement tout débat sur la détention doit
être public mais aussi la durée de celle-ci doit être limitée. Suivant le rapport Viout,
les projets actuels proposent, notamment, une audience publique de la chambre
d’instruction au sixième mois de l’instruction. 4
Le poison et le remède
Mais cela sera-t-il suffisant ? Nos concitoyens demandent à leur justice moins une
appréciation juste du droit qu’une protection de leurs intérêts, de leur vie, de leurs
enfants. Dans une démocratie d’opinion, la justice n’est plus seulement dépositaire
des droits fondamentaux mais créancière d’une prestation de sécurité. On attend
d’elle qu’elle protège les citoyens c'est-à-dire qu’elle éloigne les dangers majeurs que
sont le crime organisé, le terrorisme ou la pédophilie. Cette tache n’est-elle pas
infinie ? Le débat judiciaire voué à un arbitrage individualisé entre sécurité et libertés
ne peut être que faussé par le déferlement de ces nouvelles « grandes peurs » comme
la pédophilie. Comment parvenir à le rééquilibrer ? La commission parlementaire sur
l’affaire d’Outreau recommande qu’un collège d’instruction dirige l’instruction ce qui
4
Rapport du groupe de travail chargé de tirer les enseignements du traitement judiciaire de l’affaire dite
d’Outreau, Ministère de la Justice, Février 2005 (le groupe fut présidé par Jean Olivier Viout, procureur général
à la Cour d’appel de Lyon et le texte est disponible sur le site du Ministère de la justice). Le projet actuel qui
s’en inspire est révélé dans les colonnes du Figaro (31 août 2006).
4
partage les investigations entre des magistrats professionnels. 5 L’hypothèse d’un
système inquisitoire rénové est défendue par les projets de réforme récents (« pôles »
de juges instruction, par exemple). Mais ce nouveau système renforce l’assise
inquisitoire et affaiblit l’audience où les avocats peuvent intervenir. En retardant la
survenue d’un regard extérieur, elle en réduit l’impact, renforce le processus
décisionnel au détriment du moment de la justice.
C’est pourquoi il faudrait repenser la procédure non à partir de l’instruction mais de
l’audience publique. Ce qui suppose de partager les pouvoirs jusque là concentrés
entre les mains des magistrats. L’instruction d’un dossier ne devrait plus être une
œuvre solitaire confiée à un seul juge, ni seulement un travail collectif réunissant
plusieurs juges. La phase préparatoire doit être le fruit d’une véritable interaction
entre les juges et la défense, entre des moments d’enquête, ponctuées par des
audiences intermédiaires. L’enquête serait ponctuée par des réunions à intervalles
réguliers pour évaluer son état d’avancement. En bref, nous devons parcourir en sens
inverse le processus historique et faire passer le centre de gravité de notre procédure
pénale de l’instruction vers l’audience. Seule celle-ci, en signifiant aux yeux de tous le
« lieu » de la justice, peut réunifier une institution en voie d’éclatement. Car ce qui
fait autorité dans l’acte de juger est désormais la procédure comprise comme une
distribution équitable de parole et d’échange d’arguments. 6 N’est-ce pas là la leçon
majeure que l’on peut tirer de l’affaire d’Outreau où la justice a été rendue in fine
grâce à la réforme des appels des verdicts de cour d’assises (loi du 15 juin 2000), où
elle a produit la fois le poison et le remède, c’est à dire, l’usage abusif de la détention
et l’audience publique ?
Le CSM, une grande réforme est attendue
Parallèlement, la nouvelle place de la justice oblige à tracer une nouvelle frontière
entre pouvoir judiciaire et pouvoir politique. C’est le second chantier à ouvrir qui est
resté au second plan des travaux de la commission parlementaire. Depuis la tentative
de réforme constitutionnelle avortée en 2000, ce débat est resté au point mort. Au
contraire, depuis lors, le rôle du ministre de la justice s’est renforcé ce qui a réduit
d’autant celui du CSM et la marge d’autonomie des parquets. La rénovation du
Conseil supérieur de la magistrature ne semble plus d’actualité. 7 Nul ne mesure le
fossé qui se creuse silencieusement avec les autres démocraties européennes. Toutes
ont des Conseils supérieurs autonomes, dotés de budgets propres et de blocs de
compétences importants. Cette institution devrait pourtant dans notre pays devenir
le régulateur de la profession et l’interface nécessaire avec le pouvoir politique.
5
Rapport de la commission d’enquête parlementaire chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements
de la justice dans l’affaire dite d’Outreau, Assemblée nationale, juin 2006.
6
Voir sur ce point de vue, A. Garapon et D. Salas, Les Nouvelles sorcières de Salem, Leçons d’Outreau, Le
Seuil, 2006.
7
La réforme de janvier 2000 proposait une nouvelle composition du CSM (avec une majorité de personnalités
extérieures) et l’avis conforme du CSM pour la nomination des magistrats du parquet.
5
Son intervention devrait préserver la fragilité statutaire des procureurs de la
République (nommés après simple consultation du CSM) et, plus encore, des
procureurs généraux (nommés en conseil des ministres). Lisons un témoignage
récent d’un procureur général. 8 Voici un homme dont le nom est cité dans une
affaire très médiatique à l’occasion de révélations de présumées victimes d’un tueur
en série condamné. Dès lors qu’il appartient, par sa fonction, à l’autorité judiciaire,
peut-il, être sanctionné par une mutation qu’il vivra comme une « exécution
publique » ? 9 Cette situation n’est sans évoquer un rapport de domesticité où le
ministre ne doit rien à son subordonné en échange de sa « loyauté ». Une pratique
démocratique, respectant la séparation des pouvoirs, devrait donner à ce poste une
garantie justifiée par son appartenance à l’autorité judiciaire. Un parquet au statut
renforcé (avec des nominations validées par le Conseil supérieur de la magistrature)
sera arrimé à une autorité judiciaire dont il fait partie. Cet ancrage statutaire est
parfaitement compatible avec l’inscription fonctionnelle du ministère public dans
une hiérarchie par des instructions transparentes et motivées. Ajoutons que le CSM
préconise, dans les cas de ce type, une « politique de communication » dès lors que la
crédibilité de l’institution est attaquée ou en cas d’attaques injustifiées contre les
juges. 10
Voilà pourquoi les propositions de réforme du dernier rapport du CSM, si elles
étaient adoptées, seraient de nature à stabiliser les relations entre les deux pouvoirs
politique et judiciaire : il suggère d’aligner la procédure de nomination des
magistrats du parquet sur celles du siège dans un souci d’unité du corps ; le CSM
aurait un pouvoir de proposition ou, à tout le moins, donnerait un avis conforme. Il
propose aussi la parité entre magistrats et non magistrats dans sa propre
composition et la suppression de la présidence du CSM par le chef de l’Etat (et de la
vice présidence par le garde des sceaux) et l’élection d’un président par ses membres
pour une durée d’une année renouvelable ce qui créerait une véritable « fonction
exécutive » au sein de cette institution. 11
Une culture constitutionnelle à susciter
Dans ce tableau, il faut faire une place à part au Conseil constitutionnel. Le chemin
parcouru par cette institution depuis 1958 est spectaculaire mais son mouvement
semble arrêté. A l’origine, conçue comme « une arme contre la déviation du régime
parlementaire », son rôle était de trancher les contestations électorales et notamment
d’éviter « le scandale des invalidations partisanes ».12 A ce premier contrôle de la loi
8
Jean Volf, Un procureur général dans la tourmente, Les dérives de l’affaire Alègre, L’Harmattan, 2006.
Ibid, p. 118
10
Voir en ce sens l’avis du CSM au Président de la République du 11mars 2004 (Rapport d’activité 2003-2004,
p. 129 et ss.) au sujet d’une récusation d’un juge motivée par son appartenance à la religion juive.
11
Le Conseil note que cette présidence n’est guère effective car en réalité toutes les délibérations et les décisions
se font hors de leur présence. Les réunions où participent le Chef de l’Etat ou le Garde des Sceaux ne donnent
lieu en fait à aucun vote. Rapport du CSM op. cit. (chapitre II « Réflexions pour une réforme).
12
Michel Debré, Garde des Sceaux, Allocution devant le Conseil d’Etat présentant le projet de loi
constitutionnelle de 1958, 27 août 1958
9
6
s’est ajoutée une jurisprudence audacieuse qui la soumet au bloc de
constitutionnalité (1971) et l’ouverture de sa saisine à la minorité politique (1974).
Notre Conseil s’est donc, par son propre mouvement, rapproché d’une véritable cour
constitutionnelle sans vouloir en être une à part entière. Son contrôle simplement
préventif, hérité d’une culture qui sacralise la loi, dépend toujours d’une initiative
politique et s’exerce dans des délais très brefs (avant promulgation) ce qui en réduit
l’amplitude. Rappelons que notre Code pénal de 1992 n’a pas été soumis en son
temps à sa censure du Conseil par les parlementaires et que nombre de lois
sécuritaires qui ont été adoptées depuis le 11 septembre 2001 par la gauche comme
par la droite ne l’ont pas été davantage. Dans ces cas, un réflexe d’union sacrée
contre le terrorisme a renforcé le fonctionnement majoritaire de notre démocratie. La
loi du 9 mars 2004 (loi Perben II) sur le crime organisé, réforme de grande ampleur
du droit pénal, n’a fait l’objet que de deux déclarations de non-conformité. Peut-on
être satisfait que les directives d’interprétation renvoient à la seule sagesse du
parquet ? Comment accepter que des textes donnant à la police et aux procureurs de
nouveaux pouvoirs ne s’accompagnent pas d’une hausse du niveau des garanties ?
Voilà pourquoi, il est temps de sortir de ce cadre qui enferme le Conseil
constitutionnel dans une compétence restreinte et une saisine parcimonieuse. Toutes
les démocraties ont une cour constitutionnelle exerçant un contrôle a posteriori soit
sur recours des justiciables, soit sur question préjudicielle (posée par les tribunaux).
A la question majeure qu’elles se posent « sommes-nous des censeurs de la loi ou les
gardiens des droits individuels ? », les cours suprêmes ont répondu par une œuvre
interprétative qui fait le pari de protéger l’individu contre la loi. Toutes, sauf peutêtre l’audacieuse cour constitutionnelle allemande, savent qu’elles peuvent arrêter le
pouvoir sans jamais s’y substituer, sans devenir des co-législateurs. Une véritable
cour constitutionnelle devait être saisie par les tribunaux de toutes questions
relatives à la compatibilité de la loi avec la constitution. Plus encore, les citoyens (et
leurs avocats) devraient pouvoir directement saisir cette cour pour faire respecter les
droits fondamentaux. 13
Cette évolution semble inéluctable. Dans notre démocratie où le fait majoritaire est
accentué par les inquiétudes de l’opinion publique, l’arbitrage entre libertés et
sécurité repose trop souvent in fine sur le seul juge. Trop de lois se présentent
exclusivement comme des enjeux de combat contre le crime organisé, l’immigration
illégale ou les dangereux récidivistes. Face à des lois très réactives aux mouvements
de l’opinion, notre Etat de droit n’est guère armé. Le Conseil constitutionnel n’offre
qu’un faible contrepoids. Seule la Cour européenne des droits de l’homme
réintroduit tardivement (85.000 affaires y sont actuellement pendantes !) une
pondération. Qu’une majorité parlementaire se sente déterminé à agir est légitime.
Encore faut-il qu’elle trouve un point d’équilibre dans un système de checks et
balances qui, il est vrai, n’est pas familier à notre culture politique. Nous devons
trouver un équilibre entre la défense de la sécurité et la garantie judiciaire. Une cour
13
Cette idée était proposée par le Comité consultatif pour la révision de la constitution qui présidée en 1993 par
George Vedel. Un projet de loi déposé au Sénat daté du 11 mars 1993 qui allait en ce sens n’a pas eu de suite.
7
constitutionnelle ouverte au dialogue des juges peut stimuler une culture des droits
fondamentaux trop peu influente dans notre pays.
Reconquérir la confiance, acquérir une légitimité
Sur le terrain, les professionnels placés dans un Etat de droit aussi fragile, sont
directement confrontés aux secousses de l’opinion publique. Après le traumatisme
d’Outreau, le défi pour des magistrats désorientés est de retrouver la confiance
perdue avec le public. 14 Tant que le juge avait une place garantie par son
appartenance à une hiérarchie, en quelque sorte prédéterminée par le système de la
carrière, une telle question ne se posait pas. La confiance avait une seule source et
venait d’en haut, du ministre de la justice qui dirigeait seul les carrières. Sa mesure
était contenue dans la « loyauté » politique à l’égard du pouvoir de nomination. Dès
lors que ce système n’épuise plus l’identité professionnelle du juge, que celle-ci se
définit dans la relation avec le public ou ses partenaires, la construction de la
confiance devient une œuvre permanente. Dans la perspective de sa restauration,
deux scénarios peuvent être envisagés.
Un premier scénario privilégie la sanction des mauvais juges au moyen d’une
déontologie à orientation disciplinaire. Remis à l’ordre du jour par l’affaire
d’Outreau, il vise à répondre à la critique lancinante de l’impunité des juges et de
leur irresponsabilité de fait. Une politique de sanction fermement délivrée par un
CSM débarrassé de tout corporatisme permettrait d’assainir une profession. A bien
des égards, nombre de propositions de la commission parlementaire d’Outreau se
rallient à cette thèse : code disciplinaire, développement des contrôles internes et
externes, sanction des magistrats en cas de « violation des droits de la défense ». 15
Cette philosophie est partagée par le CSM pour qui la déontologie doit servir un
objectif disciplinaire et, en creux, énoncer des valeurs de la profession. Toute autre
conception « éthique », si elle lui paraît séduisante, n’est pas conforme au système
juridique français qui toujours associé déontologie et sanction. 16
Pourtant, une autre approche, plus préventive, est privilégiée par le Conseil
consultatif des juges européens et, en France, par la « commission sur l’éthique de la
magistrature ». 17 A la déontologie qui sanctionne les écarts de conduite (le « mal
14
Voir par exemple le reportage de l’hebdomadaire Marianne intitulé « La grande déprime des magistrats » (3
juillet 2006) souligne que « les robes noires et les robes rouges ont le blues » tant le fiasco d’Outreau les a
assommé comme en témoignent les photos de magistrats en position défensive, au regard apeuré, flanqué de leur
avocat…
15
Ce sont les propositions 68 à 74 de la commission d’enquête parlementaire. Malgré une enquête qui conclut à
un dysfonctionnement collectif, le garde des sceaux a poursuivi le juge Burgaud en incriminant « le crédit
accordé aux déclarations des enfants analysées sans garantie suffisante », « le caractère insuffisant des
vérifications » notamment quant à l’existence d’u réseau pédophile et, enfin, « l’atteinte aux droits de la
défense ». Le Monde, 28 août 2006.
16
Voir CSM, Contribution à la réflexion sur la déontologie des magistrats, avis en date du 2 octobre 2003
(publié dans le rapport annuel 2003-2004).
17
Conseil consultatif des juges européens, Avis sur les principes et règles régissant les impératifs professionnels
applicables aux juges (2002) cité dans Denis Salas et Harold Epineuse (dir.) L ’éthique des juges, une approche
8
faire ») ces instances privilégient l’éthique qui est animée par le souci du « bien
faire » et d’amélioration des comportements. Tirée du côté de l’éthique, la
déontologie ne se borne plus à incriminer un comportement dans une polarité fautesanction mais devient une référence aux valeurs d’une profession. Une éthique
judiciaire pourrait jouer un rôle régulateur analogue à celui qu’il joue dans certains
pays de common law comme le Canada. Il incarnerait non un contrôle disciplinaire
mais une déontologie citoyenne portée par une profession consciente de ses obligations.
Le code éthique adopté par l’Association de magistrats italiens (AMI) en 1994 en est
l’exemple même. En sorte qu’à une responsabilité limitée à la discipline, on
substituerait un dispositif à trois niveaux, au moins : à côté de la sanction
disciplinaire, il existerait une instance éthique destinée à aider les praticiens et un
système de traitement des plaintes des justiciables.
Mais il faudra aller plus loin en direction d’une authentique responsabilité
professionnelle. A une éthique applicable à une magistrature « jugeante » doit
s’ajouter une responsabilité accrue des hiérarchies « administrantes ». L’adéquation
de l’organisation judiciaire aux besoins de la société implique qu’elle rende compte
de son activité, ce qu’on appelle aussi l’accountability. Cela suppose d’être à l’écoute
du citoyen plaideur : sondages d’opinion, consultations des barreaux et des usagers,
traitement des réclamations des justiciables vont dans ce sens. Songeons que de 1999
à 2005 la France a été condamnée 220 fois par la Cour européenne des droits de
l’homme pour non respect des délais raisonnables de jugement, et que nous sommes,
après l’Italie, le pays sur ce point le plus condamné. Les auditions de la commission
parlementaire dans l’affaire d’Outreau ont révélé que sur une durée moyenne de la
détention provisoire de 24 mois (pour les crimes), 9 mois étaient imputables aux
longs délais d’attente avant que à l’affaire ne soit jugée.
Une amélioration de la « qualité de la justice »18 impose à l’activité judiciaire d’être
attentive à ses résultats, à son effectivité, à son impact sur le justiciable, bref d’être
conséquente avec elle même. Ce qui est une révolution pour une profession habituée
à se mouvoir dans le monde éthéré du droit et qui se trouve « jugée » non sur les
motifs de ses décisions mais sur leurs résultats. Une responsabilité professionnelle
ainsi comprise recouvre un double champ : juridictionnel et organisationnel. Là plus
qu’ailleurs les limites du vieux modèle de la carrière se font sentir. Dans un modèle
hiérarchique, la confiance est naturellement donnée en fonction des places attribuées
une fois pour toutes par une hiérarchie de commandement. Dans un modèle orienté
par le public, la construction de la confiance suppose l’acceptation de critères
d’évaluation extérieurs. Toutes les références du corps judiciaire sont prises à revers.
Voilà pourquoi, le débat sur la justice ne peut en rester à une querelle stérile entre les
tenants d’une indépendance judiciaire sans contrepartie et ceux d’un pouvoir qu’il
faut avant tout « responsabiliser ». Il faut sortir de cet antagonisme entre
européenne et internationale, Dalloz, 2003. Voir aussi Rapport de la commission de réflexion sur l’éthique de la
magistrature, présidée par Jean Cabanne, 2003
18
Voir les travaux de la CEPEJ animée par A. Potocki et J-P. Jean (Commission européenne pour l’efficacité de
la justice) in Systèmes judiciaires européens, éditions du Conseil de l’Europe, 2005.
9
« gouvernement » supposé des juges et souveraineté nationale dont chacun ne peut
sortir que par la négation de l’autre. Masqué par ce conflit artificiel, le déficit de notre
justice ne peut que s’alourdir. D’autant que la crise de confiance que traverse le
pouvoir exécutif issu de la Vème République ne fait guère entrevoir un dénouement.
La carence de la responsabilité politique des chefs de l’exécutif ouvre, par défaut, un
espace à la responsabilité pénale c’est à dire au pouvoir des juges. 19 Comment, dans
ce contexte, ceux-ci ne seraient ils pas ressentis comme une menace dont il faut se
préserver ? Comment symétriquement le corps judiciaire ne serait-il pas rétif à toute
idée de réforme venant du politique ?
Sans ancrage constitutionnel, sans répondant symbolique (le ministre de la justice ? le
CSM ? une cour suprême ?), sans perspective de réforme intègre, le monde judiciaire
semble livré au hasard des scandales médiatiques. La profession des juges serait bien
inspirée de chercher en elle même la source de sa légitimité plutôt que de s’enfermer
dans une querelle avec le politique. La légitimité du juge ne vient pas de l’origine
élective mais d’un pacte de confiance à l’égard du public. Elle s’exprime dans une
pratique professionnelle qui accepte de se réfléchir dans le regard d’une opinion
éclairée. C’est une relation directe au peuple – car la justice est dans la démocratie qui est en train d’émerger avec ses dangers mais aussi ses défis. C’est vers un
approfondissement des rythmes de notre démocratie que nous sommes conduits : au
peuple fondateur (du pacte constituant), au peuple électeur, s’ajouterait le peuple des
citoyens plaideurs. Face à ce nouveau « mandat », une éthique de la responsabilité
reste à inventer. Dans une souveraineté désormais plurielle, « aucun des représentants
de la nation ne peut s’identifier à elle puisque chacun n’exerce que l’un des attributs de la
souveraineté ». 20 Tel pourrait être compris, au rebours de notre culture
« légicentrique », un pouvoir judiciaire reconnu à sa juste place.
Denis Salas, magistrat, chercheur, secrétaire général de l’AFHJ.
19
Voir Jean-Louis Quermonne, « La Vème République, fin de règne ou crise de régime ? » Etudes, septembre
2006. Le quinquennat , observe Quermonne, a solidarisé le président et son premier ministre : chaque crise remet
en question le légitimité de ce couple (alors que jadis le premier ministre servait de « fusible ») ce qui expose
d’autant le chef de l’Etat et réactive périodiquement la question irrésolue de sa responsabilité politique,
notamment, après l’échec du référendum sur l’Europe du 29 mai 2005
20
George Vedel, Cours de droit constitutionnel 1959-1960, cité par le Rapport d’activité du CSM 2004-2005, p.
88.