La solitude est mauvaise conseillère.

Transcription

La solitude est mauvaise conseillère.
La solitude est mauvaise conseillère.
Une manette dualshock dernière génération entra brutalement en contact avec une table basse
encombrée des restes d’un petit déjeuner, n'évitant que de justesse de plonger dans une tasse encore
à demi pleine de café. Un juron avait traversé l’air en même temps qu’elle et son émetteur se
redressa du canapé de cuir sur lequel il était assis pour pianoter sur le périphérique miraculé avec
des gestes passablement énervés. La playstation 3 qu’il avait acheté quelques semaines plus tôt –
parce que cet appartement manquait définitivement de trucs fun de ce genre là – s’éteignit avec un
bip discret et le jeune homme se renfonça dans les coussins en serrant entre ses mains la tasse de
café qu'il venait de récupérer - et dont le contenu avait nettement refroidi depuis le temps qu’il
essayait de terminer ce fichu niveau. Il y trempa les lèvres, grimaça fort explicitement et se releva
avec un soupir d’exaspération. Il se dirigea vers le coin cuisine, séparé de la pièce principale par un
bar à l’américaine, vida le restant de breuvage dans l’évier et replaça la tasse sous la Nespresso
flambant neuve – un ajout de lui ça aussi : il ne supportait pas le café produit par les machines à
filtres – inséra une dosette et appuya sur la mise sous tension. Il balaya la pièce d’un regard morne
en attendant que sa boisson finisse de couler. Une fois que ce fut le cas il récupéra sa tasse, une
tablette de chocolat, et repartit s’avachir dans le canapé. Il zappa vaguement sur quelques chaînes
avant que la télécommande ne prenne le même chemin que la manette. Et Yomi se laissa tomber en
arrière avec un soupir de dégoût. Bon sang, qu’est-ce qu’il pouvait s’ennuyer ! Mais quelle idée
avait eu cet idiot de Saeru de partir en week-end éducatif avec la classe des 5ème année, hein ?!
D’accord, la directrice ne lui avait pas tellement laissé le choix… mais quand même ! En plus il
avait osé le traiter, lui, de lâcheur ! Comme s’il allait se gâcher un week-end complet à surveiller
des mioches en pleine découverte botanique juste pour ses beaux yeux ! Et puis surtout, il avait
pensé qu’avoir l’appartement pour lui pendant deux jours complets serait sûrement très amusant.
S’il avait su qu’il s'ennuierait à ce point dès la première après-midi il aurait peut-être reconsidéré la
question… Parce que fouiner là où il n’avait pas encore eu l’occasion d’aller (genre les tiroirs du
prof) ça avait été intéressant un temps. Mais une fois passée la découverte de vidéos
compromettantes – non, pas les pornos gay, non, ça aurait été de ne pas en trouver qui lui aurait
paru louche ! Il pensait plutôt aux Disney et autres Kyo Kara maou! qui l’avait bien fait marrer,
planqués au fond d’une armoire… - et de plusieurs photos d’un Saeru d’une vingtaine d’années au
look limite trash qui lui avait confirmé que balai dans le cul ne collait définitivement pas. Et aussi
qu’il faudrait absolument qu’il pense à l’obliger à se laisser de nouveau pousser les cheveux comme
ça… Ouais, bon, ça l’avait occupé quoi ? Une heure ? Tsuyosa n’avait pas tellement de secrets en
fait, en tout cas très peu qu’il ne connaisse déjà... Et maintenant il s’ennuyait. Ferme. Et il se rendait
compte à quel point l’ambiance confortable qu’il lui avait toujours semblé régner dans cet appart
avait surtout à voir avec la présence son propriétaire. Sans ce fichu prof les pièces étaient juste…
vides.
Yomi se releva avec un grognement d'exaspération et déposa sa tasse désormais vide sur la table, en
compagnie de quelques assiettes, couverts et reliefs divers et se dirigea vers sa chambre. Non, cet
idiot de Saeru ne lui manquait pas ! Absolument pas ! Il avait vécu et s'était amusé sans lui pendant
des années et c'était bien ce qu'il comptait faire à nouveau ! Il allait sortir, s'éclater et draguer des
filles ! Peut-être même qu'il en ramènerait une ou deux à l'appart tiens, ça apprendrait à l'autre
lâcheur, à le laisser tomber pendant tout un week-end ! Sa décision prise il jeta un coup d'œil à
l'horloge suspendue au mur de la cuisine. Il était environ cinq heure, ça allait être juste pour se
préparer pour la soirée... Déjà le temps qu'il prenne une douche et qu'il choisisse ses fringues... Bah,
il commanderait à manger chez un traiteur ou il irait au restau : il avait suffisamment préparé de
plats au micro-onde pour toute une vie depuis qu'il habitait ici ! Saeru se débrouillait pas mal en
cuisine quand il s'en donnait la peine, mais ça n'arrivait pas tous les jours... Hé voilà, il en était
encore revenu à lui ! Il fallait vraiment qu'il sorte de cet appartement !
Un quartier résidentiel, à la périphérie de la ville, où se mêlent styles japonais et occidental, où les
bruits de circulation s'estompent le long des maisons séparées les unes des autres par des jardins
de plus ou moins d'importance. Les abords en sont calmes, reposants. Le silence règne en ce début
de soirée sur lequel pèse un ciel plombé, lourd de promesse d'averse. Silence rompu seulement par
quelques cris d'enfants profitant des dernières lueurs d'un crépuscule assombri. Et par les accords
saccadés de guitares soutenues par une batterie virulente, s'écoulant d'une fenêtre ouverte, au
premier étage d'une demeure d'aspect on ne peut plus respectable.
Un morceau de hard metal fut brutalement coupé – certainement pour le plus vif plaisir du
voisinage immédiat – et une télécommande - dont les larges bandes de scotch maintenant le cache
de l'alimentation prouvaient qu'elle n'en était pas à son premier voyage de ce genre - traversa la
pièce et atterrit à quelques centimètres d'un bureau tenant plus de l'empilement de papiers et
fournitures en tout genre que d'un effectif poste de travail. Un juron sonore accueillit sa chute et un
corps se redressa du lit sur lequel il était étendu, faisant dans le mouvement tomber à terre un livre
dont la couverture cornée laissait deviner les mots Wheels of Time qui vint choir au milieu des
vêtements, feuilles de cours éparpillées, emballages de friandises et autres tas plus ou moins
identifiables jonchant ce qui, à la base, devait être du parquet. Avec la force de l’habitude le
propriétaire des lieux parvint à traverser la pièce sans incident de parcours, du moins jusqu'à une
rencontre douloureuse entre son pied nu et un collier de cuir agrémenté de longues pointes
métalliques. Quelques secondes s'égrenèrent, ponctuées par des jurons aussi sonores qu'imagés,
parachevés par le bruit cliquetant du bijou entrant en contact avec un mur, sur lequel il écorcha un
poster de Metallica avant de retomber se perdre dans des circonvolutions de tissus sombres qui
devaient être un pantalon gisant là.
Grommelant toujours contre la terre entière – qui n'avait strictement rien à voir avec le désordre
régnant dans sa chambre, mais il n'était pas conseillé de le lui faire remarquer - Djanyk effectua à
cloche-pied les derniers pas qui le séparaient encore de l'une des étagères entourant la pièce et se
laissa tomber à genoux devant cette dernière - attentif cette fois à éviter le bracelet de cuir aux
pointes agressivement dressées vers lui. Il repoussa les premiers rangs de DVD – La quadrilogie
Alien, Le seigneur des anneaux, plusieurs films d'horreur, quelques séries anime, … - pour
découvrir les coffrets savamment camouflés derrière eux. Ce n'était pas qu'il ait honte, non,
absolument pas ! Il n'était juste pas prêt à ce que le monde sache... Il fit courir son doigt sur
l’intégrale des Buffy contre les vampires, attrapa l’une des pochettes au hasard (il les connaissait
quasiment par cœur de toute façon) et tendit le bras pour insérer le DVD dans son lecteur avant de
revenir se jeter sur son lit. Le générique de la tueuse retentit bientôt dans la pièce et le borgne
remonta ses genoux contre sa poitrine, le dos appuyé contre le mur et la tête posée sur ses bras
repliés. Il tint quoi ? Dix minutes ? Un quart d'heure, peut-être. Avant de se relever pour aller
appuyer rageusement sur la touche stop du lecteur : cette télécommande-ci il l'avait perdue depuis
un moment, elle devait traîner quelque part sous un meuble, si elle n'était pas passé à la machine
avec le dernier tas de linge qu'il avait lavé... Rien à faire, il n'arrivait pas à s'intéresser aux états
d'âme d'un vampire peroxydé amoureux d'une tueuse blonde. Non mais pourquoi il avait fallu qu'il
tombe sur ces épisodes précisément ?! Ils l'énervaient profondément et là il n'était pas d'humeur à
engueuler Spike de se montrer aussi mou et hors caractère pour les yeux tombant de Buffy... Il
n'était pas d'humeur à grand chose, il fallait bien le dire. Putain, mais quelle idée avait eu le débile à
oreilles velues de se barrer pour le week-end, hein ?! Il s'en foutait qu'il n'ait pas eu le choix : il
n'avait qu'à prétendre être malade au lieu de partir en sautillant comme si une sortie éducative était
la chose la plus amusante au monde ! Crétin ! Et tout ça justement le week-end où les deux vieux
étaient restés dans le Monde Magique pour affaire... Ils faisaient tous chier ! Il ne supportait pas de
savoir la maison vide, bordel ! Il n'avait jamais supporté les maisons vides, d'aussi loin qu'il se
souvienne. Et c'était bien l'une des choses qui l'énervaient le plus à l'égard de lui-même ! Ça et son
physique, sa faiblesse pour le sucre, sa claustrophobie... OK, il ne supportait pas grand chose de luimême, ça dérangeait quelqu'un peut-être ?! Il avait pas demander à naître lui, hein, alors qu'on lui
foute la paix et qu'on le laisse se détester tranquillement !
Il poussa un grognement d'exaspération et partit fourrager dans l'un des tas de vêtements trainant à
un endroit bien précis. Ça n'en avait pas l'air, comme ça, au premier abord, mais il y avait une
certaine logique dans son bordel : ce côté-là représentait les fringues propres, les autres étant plutôt
jetées aux alentours de la porte, plus proches du panier à linge commun situé dans la salle de bain. Il
sélectionna un pantalon large – en même temps tout avait tendance à être large sur lui – décoré de
têtes de morts agressives et auquel s'accrochaient deux chaines noires entrecroisées, ainsi qu'un Tshirt à manches longues tout aussi noir, rehaussé ça et là d'anneaux métalliques dont le front
représentait une large tête de mort grise aux dents trop pointues et à l'œil droit dissimulé sous un
eye-patch au contour clouté – celui-là, dès qu'il l'avait vu en vitrine il avait su qu'il était pour lui...
[1] Il attrapa un boxer dans un tiroir, ramassa au passage le collier qui lui avait agressé les orteils
une petite demi-heure auparavant – comme quoi il était pas rancunier – et se dirigea vers la salle de
bain. Il allait prendre une douche et sortir d'ici ! Aller dans un endroit où il ne serait pas seul tout en
pouvant rester tranquille dans un coin sans que personne ne l'emmerde.
Un immeuble au milieu de tant d'autres. Ici la rumeur entêtante de la ville est omniprésente, arrêtée
seulement par le bouclier de double-vitrage protégeant les fenêtres des bruyantes invasions
extérieures. Un scooter, parmi tant d'autres, manque se faire renverser en coupant la route à une
voiture dont le klaxon lancinant tranche un instant la toile sonore avant de se perdre dans le jour
déclinant. Le deux-roues miraculé tressaute en montant sur un trottoir et son conducteur se hâte en
direction d'une entrée d'immeuble, une boîte de transport alimentaire calée sous le bras. Une
course parmi tant d'autres. Peut-être aura-t-il fini avant que la pluie ne tombe.
Bon, il avait finalement réussi à se préparer dans les temps et avait pu répondre au coup de sonnette
du livreur amenant son repas dans une tenue décente. Une fois ledit repas avalé – en face de Robin
des bois : puisqu'il avait trouvé les Disney du prof autant en profiter et puis ça avait fait plaisir à
Sakito - il s'était changé dans la tenue sélectionnée après une bonne heure de tergiversation : un
pantalon rouge sombre, en lin, entre le moulant et l'évasé, juste ce qu'il fallait et dont le tissu
ondulait sur lui comme une caresse, une chemise blanc cassé qui se fermait par des lanières autant
aux manches qu'à la boutonnière et dont le col savamment délacé laissait voir la salamandre de son
tatouage qui avait aujourd'hui décidé de se balader sur sa clavicule gauche. Un très fin gilet sans
manches, ouvert sur la chemise et de la même couleur que le pantalon, complétait cette vêture, en
plus de quelques bijoux argentés. Pour les chaussures il avait finalement opté pour une paire de
New Rock : il ne savait pas encore vraiment où il comptait aller alors autant mélanger les styles
pour être dans le ton n'importe où ! Le tube ouvragé dans lequel il avait fait rentrer son kudakitsune
pendait à sa ceinture comme un ornement supplémentaire. Le renard n'aimait pas rentrer là-dedans
mais il n'avait pas tellement le choix : il comptait rester sur le Monde Humain, donc il ne pouvait
pas laisser l'animal se balader comme bon lui semblait sous ses vêtements, il y avait trop de risque
qu'il ne se laisse voir. Et il était hors de question qu'il l'emmène sous sa forme humaine ! Il était
beaucoup trop chou et trop naïf pour son propre bien, surtout dans le genre de quartiers où Yomi
aimait traîner... Bien entendu, ce n'était même pas la peine de penser le laisser à l'appartement : le
serpent poilu à tête vulpine prenait son rôle de garde du corps très au sérieux... et parfois un peu
trop au pied de la lettre d'ailleurs. Il haussa une épaule sous sa chemise et vérifia une dernière fois
sa tenue dans le miroir en pied. Il remit en place une mèche derrière son oreille et offrit à son reflet
un sourire charmeur : OK, aucune chance pour qu'il rentre seul ce soir !
Glauque... Non, glauque n'était pas le terme, ou plutôt l'endroit était-il d'un glauque savamment
étudié. Le sol semblait fait de ciment brut, les murs recouverts d'un genre de crépis grisâtre assorti,
tandis que le bar et les tables et chaises disséminées autour de lui mélangeaient bois à peine lasuré
et métal à l'aspect froid. Les violentes sonorités de black metal emplissant l'espace s'harmonisaient
avec l'ensemble. Si harmonie était bien le terme adéquate. Yomi n'était pas fan de ce genre de
musique tout en ne la détestant pas foncièrement non plus : simplement, au bout d'un moment, il
saturait. Ce ne serait qu'une étape, comme les deux ou trois boîtes précédentes, desquelles il était
ressorti presque aussitôt après y avoir pénétré. Ho, il avait bien un peu dansé, bu quelques verres,
flirté par-ci par-là, mais rien de vraiment transcendant. Il cherchait encore la personne qui allait
occuper sa nuit. Ses yeux dorés cessèrent de parcourir la salle au hasard, une lueur d'intérêt amusé
s'y allumant tandis qu'ils se fixaient sur une figure solitaire contemplant le groupe en train de
s'exciter sur la petite scène de son unique œil rouge. Djanyk Juritsu. Voilà qui promettait d'être
amusant ! Le borgne l'ayant de toute façon déjà croisé dans des lieux et circonstances plus ou moins
similaires il n'avait aucune raison de faire profil bas et de l'éviter. Et même si cela n'avait pas été le
cas il n'aurait sûrement pas pu résister à la tentation de s'approcher de sa proie, le sourire aux lèvres
et la démarche dansante. Ce n'était pas tous les jours qu'on avait la chance de pouvoir faire chier
Juritsu sans que des photos d'eux deux ne fleurissent quelques heures plus tard sur les murs des
locaux de leurs fans clubs respectifs...
Le barman regarde avec un certain étonnement le client se tenant devant lui. Il dénote malgré ses
bottes et les quelques bijoux de cuir qu'il arbore ça et là. La fréquentation habituelle est metalleuse
ou gothique du haut en bas, pas de demi mesure. Lui mélange habilement les styles. Le changement
est agréable. Malgré ses propres vêtements et ses piercings agressifs il en a parfois assez de ne voir
que du noir à longueur de soirée. Il sourie au jeune homme par-dessus les verres qu'il lui tend et le
suit du regard tandis qu'il louvoie entre les tables encombrées, à la fois appréciateur et curieux de
voir en quelle compagnie ce visiteur atypique va bien pouvoir s'installer.
Sincèrement, il avait pensé avoir réussi son coup. Il aimait bien cette boîte : son décor minimaliste
et sa musique extrême refoulaient d'entrée les spécimens cherchant un endroit où nouer des
relations sociales – ou sexuelles, ce qui revenait passablement au même la plupart du temps il avait
cru remarquer. La plupart des habitués venaient plutôt ici pour se défoncer à coup de substances
plus ou moins licites et se faire péter les cordes vocales tout en se bousillant les cervicales sur la
piste minimaliste flanquant la scène. C'était assez individualiste comme style de fun et ça convenait
très bien à Djanyk. Quoique lui évitait comme la peste tout ce qui ressemblait à une drogue
quelconque, si l'on exceptait l'alcool contre lequel il n'avait aucun grief particulier – ce qui n'était
peut-être pas particulièrement logique mais il n'en avait rien à foutre ! Il évitait presque aussi
soigneusement les abords de la piste : il ne faisait pas le poids, littéralement, contre un métalleux
déchaîné. Le peu de fois où il lui était arrivé de mettre les pieds devant la scène – après le verre de
trop qu'il savait généralement éviter de prendre – un périmètre de sécurité s'établissait comme par
magie autour de lui, dans l'enceinte duquel toute personne mettant imprudemment le pied se
retrouvait instantanément propulsée sur les danseurs avoisinant. Mouvement hautement habituel
dans ce genre d'ambiance mais qu'il préférait tout de même limiter : de une parce que de toute façon
le milieu d'une foule remuante n'avait jamais été l'endroit où il se sentait le plus à l'aise, de deux
parce qu'aussi défoncés qu'ils soient il restait toujours possible qu'un ou deux humains se rendent
compte que, bizarrement, il les avaient envoyé balader sans même effleurer leurs vêtements... Bref,
c'était un bon endroit pour chasser la solitude tout en restant confortablement seul. Et le groupe était
vraiment pas mauvais ce soir, ce qui ne gâchait rien. Donc ça avait été une bonne idée qui avait bien
fonctionné. Du moins jusqu'à maintenant...
– "Yo Juritsu !"
Tsuki se tenait en face de lui, un verre plein dans chaque main et arborant un sourire ravi comme
s'ils étaient amis depuis dix ans. Si l'on oubliait l'étincelle moqueuse allumant son regard et
prouvant bien – s'il en avait été besoin – qu'il se foutait royalement de sa gueule et qu'il venait
envahir son sacrosaint espace vital juste pour l'emmerder.
– "Je t'offre un verre ?"
Il n'eut pas le temps de répondre. Il fallait dire pour sa défense que la façon dont il le fusillait de
l'œil aurait normalement largement suffit à faire déguerpir à peu près n'importe quel indésirable sans
qu'il n'ait besoin d'ouvrir la bouche. Mais Tsuki n'était pas n'importe qui. Avant qu'il ne pense même
à secouer négativement la tête le rouquin s'était déjà installé à sa table et un verre sur le contenu
duquel surnageait une rondelle de citron vert était posé devant lui. Un nouveau sourire, nettement
narquois celui-là, accompagna une nouvelle question tandis que le gosse de riche levait son verre
dans sa direction, comme l'invitant à un toast.
– "Qu'est-ce que tu fiches tout seul, tes toutous sont pas là ce soir ?"
Derrière son comptoir, le barman hausse un sourcil par-dessus l'épaule de la jeune goth
surmaquillée qui vient de s'accouder lourdement devant lui. Il connait Djanyk autant qu'on puisse
le connaître – ce n'est pas vraiment le plus causant des habitués – et c'est l'un des derniers qu'il
aurait imaginé avoir des connaissances du genre du rouquin beau gosse. Il faudrait qu'il lui en
parle à l'occasion, qui sait, il aurait peut-être même son numéro de téléphone...
Ho, ce regard noir ! Dommage pour Juritsu, n'ayant aucun rayon laser sortant de sa pupille il n'allait
pas le faire fuir aussi facilement. Au contraire même : il s'amusait déjà ! Qu'est-ce qu'il était drôle ce
type, avec son sale caractère et ses manières de rebelle asociale. Il pourrait être très ennuyeux,
comme la plupart des pseudo méchants garçons qui traînaient à Majutsu (la plupart dans son sillage
d'ailleurs) mais lui avait quelque chose de plus : il ne jouait pas. Il ne se donnait pas une attitude, ou
du moins pas pour être dans le coup ou une connerie du même genre. Non, lui quand il vous
regardait avec une lueur mauvaise dans son œil rouge vous saviez qu'il avait vraiment envie de vous
tuer. Et que, peut-être, pas grand chose ne le retenait. Juritsu était vraiment un marginal, il ne faisait
pas semblant pour avoir l'air classe. Ce qui faisait que, la plupart du temps, il était réellement classe,
dans son genre. Et il faisait réellement peur, d'une façon bien plus viscérale que ses soi-disant amis.
Yomi lui-même l'avait longtemps évité pour cette raison, avant de se rendre compte qu'il ne risquait
pas grand chose en réalité. Ho, certes, Juritsu pouvait être dangereux, mais pas pour lui. Une bonne
dose de la peur qu'il inspirait était de l'esbroufe, il l'avait constaté lors de leur duel et à plusieurs
reprises ensuite. Ce qui ne l'en rendait que plus intéressant : arriver à se bâtir la réputation qu'il avait
sur des bases finalement plutôt minables, c'était une performance à saluer ! Et ça le rendait très très
chatouilleux aux moqueries aussi, il avait remarqué ça. Et depuis qu'il savait être complétement en
sécurité il ne se privait pas d'en profiter ! Comme ce soir par exemple...
– "Ils sont pas là parce que je les ai pas appelé. Je suis tout seul parce que j'en ai envie.
Maintenant barre-toi."
C'était beau de croire encore au Père Noël à son âge... Un sourire indulgent étira les lèvres de Yomi.
– "Voyons Juritsu, ce n'est pas la peine de te mettre dans un état pareil. Regarde autour de toi",
il se renversa sur le dossier de sa chaise et fit décrire à son bras un vague demi cercle pour
appuyer ses dires, "Il n'y a plus une seule table de libre et à part toi personne ici n'a l'air
fréquentable !" Le froncement de sourcil au-dessus de l'œil rouge sang lui apprit que cela
avait été pris comme une insulte et il leva sa paume vers l'irritable borgne dans un geste
d'apaisement, "D'accord, disons surtout que je ne connais que toi... Et puis je ne vais pas
rester très longtemps de toute façon : la musique commence déjà à me saouler. Alors juste le
temps de boire tranquillement mon verre et je m'en vais. Ça te va ?"
– "Non."
– "L'inverse m'aurait déçu..." Il ne répondit pas au haussement de sourcil plein d'interrogation
hostile, se contentant de hocher la tête en direction de son vis-à-vis, "Et arrête de regarder
ton verre comme s'il allait te mordre : promis je ne l'ai pas empoisonné. C'est – paraît-il – un
ti-punch mais comme je ne suis vraiment pas sûr de la qualité de leur rhum j'ai demandé au
barman de mettre beaucoup de sirop de sucre de canne, histoire que ce soit buvable quand
même..."
La goth repartie d'un pas chancelant avec le verre qu'il vient de lui servir, le barman tourne à
nouveau son attention vers l'improbable tandem. Il faut bien s'occuper et il ne fait pas ce métier par
hasard : il aime se mêler des affaires des autres. Il n'a pas l'impression que Djanyk soit ravi de
l'intrusion et ça l'inquiète un peu : le borgne a déjà provoqué quelques bagarres et ce serait
vraiment dommage de devoir jeter son compagnon dehors en même temps que lui...
Djanyk regardait son interlocuteur d'un air presque effaré. Jamais il la fermait ? Il n'avait jamais très
bien supporté la compagnie du gosse de riche – voire même, pour être précis, l'évitait-il
généralement très soigneusement - mais là il était pire que d'habitude, non ? C'était son soir de
chance, c'est ça : non seulement l'emmerdeur surfriqué se tapait l'incruste mais en plus il avait pété
un câble. Il aurait peut-être mieux valu rester dans la maison vide tout compte fait... Il secoua
mentalement la tête à cette idée et revint s'intéresser aux mouvements du rouquin qui trempait à cet
instant ses lèvres dans l'alcool, avalant une lente gorgée avant d'émettre une grimace dubitative.
– "Mouais, disons que ça pourrait être pire..."
Il y avait beaucoup de choses que Djanyk détestait (et la liste était non exhaustive), l'arrogance en
faisait partie.
– "Putain mais si t'aimes ni l'alcool ni la musique tu peux m'expliquer ce que tu fous là ? Vous
avez pas de boîte à Chuispleinauxas-land ?!"
– "Si, mais la compagnie y est beaucoup moins amusante !"
Il lui aurait bien montré à quel point il était amusant, mais il n'était pas encore suffisamment énervé
pour utiliser ses pouvoirs en plein monde humain contre un adversaire du niveau de cet emmerdeur.
Il se contenta de le foudroyer du regard – méthode qui avait ô combien démontrée son utilité depuis
que le bourge s'était incrusté, il fallait bien le dire... - et de descendre finalement une bonne gorgée
de son propre verre (la thèse de l'empoisonnement étant quand même assez peu probable), histoire
de se calmer. N'en déplaise à l'autre richard, lui le trouvait plutôt bon, leur rhum. Après il fallait bien
avouer, il n'était pas tellement connaisseur, ni difficile : du moment que ça avait un certain degré
d'alcool... Et puis la dose de sirop était juste parfaite ! Même s'il avait la très nette impression que
l'ensemble venait de lui monter direct au cerveau. La vache. Il en était à combien de verres avant ça
déjà ? La question contenait en elle-même sa propre réponse : quand il perdait le compte c'était un
signe qui trompait rarement. Il était largement temps d'arrêter. A moins qu'il ne soit déjà trop tard
pour ça... Une seconde gorgée coula dans sa gorge. Ouais. Beaucoup trop tard...
- "Ha ! J'ai compris ! Tu déprimes ici tout seul parce que tu es désespéré que ton petit ami à oreilles
poilus soit parti pour tout le week-end ! Comment j'ai pu ne pas y penser tout de suite, ça doit être
très dur pour toi Juritsu !"
Le beau gosse semble beaucoup d'amuser, même si ça n'a pas l'air d'être le cas de Djanyk. Mais ce
garçon lui a toujours donné l'impression de ne pas savoir s'y prendre pour, justement, s'amuser.
Alors, certes, chacun s'amuse à sa façon, lui-même a dans le dos de larges trous dans lesquels il
passe, lors de soirées dédiées, d'épais anneaux avant de se faire suspendre au plafond par ce biais,
alors il est tout prêt à accepter que n'importe qui s'éclate comme il l'entend. Mais Djanyk ne
s'éclate jamais, il est juste en vie parce qu'il le faut ou pour des raisons qui lui sont propres. Ils sont
plusieurs dans son cas ici. Et il trouve ça triste quand il y pense. Ceci dit il n'y pense pas souvent :
il est barman, pas assistante sociale.
Yomi regarda le borgne s'étrangler avec sa seconde gorgée avec un sourire très satisfait de luimême. Il commençait à désespérer : non seulement n'avait-il pas encore essayé de l'empaler avec sa
propre chaise mais en plus à présent buvait-il le verre qu'il lui avait offert... Il aurait réussi à
dompter la bête aussi facilement ? Non, franchement, ça n'aurait pas été drôle ! Heureusement qu'il
s'était souvenu que Kitsune faisait partie de la cargaison de mioches partis en sortie éducative avec
son prof de math...
– "Merde !" Une toux rauque échappa à Juritsu et il fallut plusieurs secondes avant qu'il ne
parvienne à récupérer suffisamment de souffle pour continuer. "Non mais vous êtes tous
complétement tordus ! Cette carpette ambulante habite dans la même baraque que moi
uniquement parce que Yuuko trouve ça marrant. Point !" Il le foudroya de l'œil, effet un peu
gâché par les larmes qui y brillaient encore, "J'ai entendu dire que t'habitais chez Tsuyosa,
c'est pas pour autant que vous couchez ensembles, non ?!"
Yomi ne retint pas le sourire énigmatique qui titillait la commissure de ses lèvres. Soit il était déjà
trop saoul pour se ficher que Juritsu comprenne, soit – et c'était l'hypothèse le plus probable – il
avait tout simplement envie de voir la tête qu'il allait tirer en comprenant... Il observa d'abord le
froncement de sourcil interrogateur, comme le borgne irascible se demandait manifestement ce qu'il
y avait de drôle. Puis le même sourcil se hausser au-dessus d'un œil dont la pupille s'arrondit au
point de dévorer le rouge autour d'elle. Et, enfin, une expression de pure incrédulité se peindre sur
les traits anguleux. C'était vraiment dommage qu'il n'ai pas le temps de sortir son portable pour
immortaliser ça... Il se contenta de donner à son sourire un rien de perversité tout en prenant dans le
même temps une expression innocente.
– "C'était rhétorique comme question ? Ou bien est-ce que je dois y répondre..?"
Juritsu ramassa visiblement sa mâchoire à la hâte avant de quasiment lui couper la parole.
– "Non ! Oublie, OK ?! Je veux pas savoir !"
Yomi émit un petit ricanement moqueur tout en sirotant son verre. Il y avait une chose qu'il venait
d'apprendre – de confirmer plutôt – à propos de Juritsu : il était puceau et relativement coincé sur le
sujet. Mais il allait attendre que l'autre soit un peu plus imbibé avant d'aborder ce terrain... Il n'avait
jamais été ni courageux ni téméraire : la prudence payait plus. Et il était loin d'être pressé.
Le barman regarde le beau gosse repartir avec une nouvelle commande, admirant comme les fois
précédentes sa démarche souple qu'un début d'ivresse ne fait que rendre plus ondulante et agréable
à l'œil. Il semble décidé à consciencieusement bourrer Djanyk – il paraît même en très bonne voie
pour y arriver – et lui ne va pas s'en plaindre. Ils flirtent un peu, à chaque fois qu'il passe. Il lui a
proposé, en plaisantant à moitié, de revenir pendant l'un de ses jours de congés et le sourire plein
de promesses qu'il en a retiré lui a fait regretter d'être d'astreinte jusqu'à la fermeture.
– "Tu sais, je crois que je viens de découvrir une information capitale..."
Djanyk tourna le regard vers l'autre occupant de la table qu'il avait presque réussi à oublier. Juste la
musique sans le son de sa voix pour la gâcher c'était trop demander, c'est ça ? Il laissa son œil
s'exprimer pour lui, pas entièrement sûr de pouvoir ressortir tous les mots dans le bon ordre s'il
essayait... Mais manifestement ce n'était pas non plus gagné pour le langage muet, il faudrait peutêtre qu'il s'entraîne avec le bourrin à l'occasion. Parce que Tsuki sembla prendre son regard noir
pour une invite à poursuivre.
– "Ouais : le grand et terrifiant Djanyk Juritsu... ne tient pas l'alcool !" Un sourire très fier de
lui-même. "Je pourrais me faire un fric fou en revendant cette info aux filles de ton fanclub ! Je suis certain qu'elles en feraient bon usage..."
Pour le coup il retrouva l'usage de la parole en même temps que celui de ses pouvoirs. Le sol
trembla dangereusement sous la chaise du rouquin.
– "Occupe-toi de tes fesses au lieu de t'inventer des infos bidons, connard ! Ma résistance à
l'alcool t'emmerde et toutes ces salopes avec !" Il marqua un temps d'arrêt avant de secouer
rageusement la tête, "D'ailleurs un jour quelqu'un arrivera à m'expliquer l'intérêt d'un fanclub de moi..."
Son regard était revenu contempler pensivement le contenu de son verre... qui était beaucoup plus
plein qu'il ne s'en souvenait. Putain mais quand est-ce que cet enfoiré avait..?
– "Parce que tu es attirant, dans le style solitaire en marge."
Il manqua renverser la moitié de la boisson qu'il s'apprêtait à porter à ses lèvres. Et cette fois il était
sûr que son regard noir était réussi.
– "Attirant..? Fous-toi encore une seule fois de ma gueule comme ça et je te jure que je
t'empales avec le métal sur lequel t'es assis ! Lentement et en choisissant bien le point
d'entrée..."
Le rouquin secoua la tête en souriant de manière indulgente et particulièrement vexante.
– "Mais je ne me fous pas de toi Juritsu-kun, tu es vraiment séduisant dans ton genre, même si
t'es pas trop mon type..." Une grimace appréciative suivi d'un air pensif, quelques secondes.
"Un peu comme... merde, comment il s'appelle déjà... Le vampire décoloré dans la série
débile, là... Ha oui, Spike ! Voilà, tu es sexy dans le même style que Spike. Il te manque
juste un peu de carrure cela dit..." Il s'interrompit devant son air certainement
particulièrement con et fronça légèrement les sourcils. "Je sais que tu aimes bien jouer les
asociaux mais tu n'habites pas dans une grotte quand même, rassure-moi ? Tu connais Buffy
contre les vampires..?"
...
– "Vaguement..."
Il noya son marmonnement non compromettant dans une longue, très longue gorgée. Si ce genre de
bruit se répandait et que des posters de Buffy commençaient à décorer son fanclub sa réputation
ferait aussi long feu qu'un vampire en plein soleil. Et il tenait à sa réputation. Beaucoup.
Le barman regarde avec regret le beau gosse se diriger vers la sortie, entrainant avec lui un
Djanyk manifestement bien atteint. C'est rare ça, très rare. Il a remarqué, à force, que Djanyk sait
toujours exactement quand s'arrêter. Typiquement le genre de garçon qui n'aime pas perdre le
contrôle. C'est raté cette fois. Il sourie, moqueur, avant de soupirer alors que la porte se referme
derrière le drôle de duo. Dire qu'il n'a même pas réussi à lui demander son numéro de téléphone. Il
tentera de l'extorquer à Djanyk, la prochaine fois qu'il passera, en échange d'un ou deux verres...
En attendant il range enfin le verre qu'il fait semblant de nettoyer depuis le dernier passage du
rouquin au comptoir et cherche des yeux un nouveau centre d'intérêt. C'est que les nuits sont
longues...
La pluie avait eu l'avantage de lui remettre les idées en place. Un peu. Il ne savait toujours pas
pourquoi il avait suivi Tsuki à l'extérieur de la boîte – il n'avait même aucun souvenir de l'avoir fait
– mais au moins à présent se rendait-il compte que ce n'était pas normal. Le fils à papa marchait
devant lui, sa chevelure rousse le narguant tandis que les gouttes semblaient glisser sur elle sans
l'atteindre. En y regardant de plus près elles s'évaporaient littéralement juste avant d'entrer en
contact avec les mèches cuivrées. Il fallait croire qu'il n'était pas le seul pour qui l'interdit frappant
l'utilisation de pouvoirs dans le monde humain n'était bon que pour les abrutis qui se faisaient
prendre... Une grimace ourla ses lèvres : décidément, Tsuki ne se donnait plus aucune peine pour
jouer son rôle de parfait élève en sa présence. Il se demandait ce qu'il devait en penser... Bah, pluie
ou pas il était encore bien trop sous l'emprise de l'alcool pour réfléchir à ce genre de questions. Il
serait toujours temps de buter le rouquin plus tard s'il s'avérait que son attitude le méritait. Il secoua
la tête, ce qui eut pour effet à la fois de le déséquilibrer dangereusement et de coller contre sa joue
sa large mèche blanche détrempée. Il jura entre ses dents, passant une main dans ses cheveux pour
les ramener en arrière tandis que son pouvoir accommodait pour compenser à nouveau sa démarche
titubante. Il y avait longtemps qu'il n'avait plus été bourré à ce point, très longtemps. Il lança un
regard sombre au responsable de cet état de fait, qui continuait d'avancer à grandes enjambées,
manifestement pressé de se retrouver à l'abri, même si le moindre centimètre carré de ses vêtements
étaient aussi sec que s'il marchait en plein soleil. Djanyk haussa une épaule, lui ne détestait pas la
pluie, même s'il préférait les nuits d'orage où le tonnerre et les éclairs donnaient des impressions de
fin du monde. Et il continua de le suivre, alors qu'il aurait été si facile de le planter là sans même
qu'il ne s'en rende compte. Mais non, il le suivait. Il n'avait pas envie de retourner dans la maison
vide. Il n'avait pas envie d'entrer dans une autre boîte où il se retrouverait seul au milieu de tous les
autres. Il n'avait pas non plus envie de suivre le lèche-bottes, merde ! Mais il le suivait, parce que
son cerveau embrumé ne parvenait pas à lui trouver d'alternative acceptable.
Le tonnerre roule, lointain contrepoint au bruit plus doux, presque apaisant, de la pluie frappant
régulièrement l'asphalte. L'orage a chassé la foule des trottoirs, aidé par l'heure tardive. Les
quelques âmes errant encore se déplacent à pas pressés, courbées sous leurs capuches ou
dissimulés sous l'abri précaires de leurs parapluies aux teintes fades. Ils ne se regardent pas, même
en se croisant, trop occupés à échapper au plus vite à l'eau tombant du ciel. Elles se fondent parmi
eux, ces deux silhouettes que rien ne protège de l'averse. L'une est sèche pourtant, et elle est la
première à s'engouffrer sous la protection d'un hall d'immeuble dont elle vient rapidement de
déverrouiller l'accès. L'autre suit plus lentement, presque à regret. La lourde porte retombe derrière
eux avec un bruit étouffé. Et le martèlement liquide reste seul maître des lieux.
Adossé à la porte qu'il venait de refermer – avec beaucoup de soulagement – sur la pluie et le froid
extérieur, Yomi contemplait avec une certaine incrédulité le spectacle surréaliste s'offrant à son
regard. Il n'aurait jamais pensé voir ça un jour. Même en faisant un énorme effort d'imagination.
Ceci dit, pourquoi aurait-il imaginé Djanyk Juritsu debout au milieu de l'entrée de l'appartement de
Saeru, dégoulinant de flotte et plus qu'à moitié bourré par ses bons soins, hein ? D'ailleurs ce n'était
pas non plus ce qu'il avait imaginé lorsqu'il était sorti en pensant ramener un ou deux partenaires
histoire de passer agréablement la nuit. Du tout, du tout. Mais il avait suivi l'impulsion du moment.
Ça lui avait semblé la chose à faire lorsqu'il en avait finalement eu marre de la musique de bourrin :
rentrer et ne pas rentrer seul... Il fallait dire qu'il n'en était pas à son premier verre lui non plus, loin
de là, et que l'abus d'alcool faisait parfois prendre des décisions bizarres. Mais tout de même,
Juritsu... Il y avait à peine quelques mois il cataloguait encore ce type dans la catégorie des
dangereux psychopathes à éviter soigneusement. Et il le ramenait chez lui, comme ça,
naturellement... Bon, il fallait dire, à le regarder, là, trempé et frissonnant, parcourant les lieux d'un
œil aussi curieux que méfiant, il n'avait franchement pas l'air dangereux. Il ressemblait plutôt à un
chien abandonné : le genre de bâtard que personne n'adopte parce qu'hirsute et défiguré,
manifestement cassé par un maître violent mais recherchant la compagnie humaine autant que la
craignant... Il pouffa en imaginant ce que le borgne ultra susceptible penserait de cette description.
Lui la trouvait tout à fait pertinente et en phase avec ce qu'il voyait. Tellement que lorsque le chien
efflanqué en question se tourna vers lui il s'attendait réellement à l'entendre grogner – il fallait dire
qu'il avait parfois une façon de retrousser ses lèvres sur ses canines un peu trop longues qui donnait
vraiment l'impression d'être en face d'un animal montrant les crocs. Comme là par exemple.
– "Qu'est-ce qui te fait rire, connard ?"
Susceptible, hein ? C'était encore bien en dessous de la réalité... Il haussa une épaule avec un sourire
amusé.
– "Rien. J'imaginais seulement la tête que tirerait Saeru s'il savait que je ramène un élève de
Majutsu chez lui..."
Il s'agite et se tord. Il n'aime pas cette petite boîte. Il n'aime pas être enfermé à l'intérieur et surtout
pas plus longtemps qu'il n'est nécessaire. Il préfère être enroulé autour de son maître : c'est
l'endroit le plus confortable du monde. Et puis comment le protéger s'il reste coincé dans ce tube ?
Alors il s'agite. Il appelle. Silencieusement. Il sait qu'il va finir par l'entendre.
Djanyk retint un frisson qui n'était pas à attribuer uniquement à la flotte coulant désagréablement
depuis ses cheveux jusque dans le col de son T-shirt. De une : il ne voulait pas savoir que le prof de
math s'appelait Saeru. De deux il était déjà difficile d'imaginer cet iceberg avoir une vie, mais alors
une vie sexuelle... et homosexuelle, de surcroit... Il secoua la tête et reporta son regard sur la pièce
s'offrant à lui : le salon, selon toute apparence. Il n'aurait pas imaginé ce type vivre dans un endroit
comme ça. C'était... douillet, vaguement en bordel – mais là il soupçonnait l'œuvre de Monsieur Fils
à Papa -, c'était... vivant. À Majutsu ce mec avait l'air tellement rigide, froid et insensible... Le
contraste était assez saisissant. Mais après tout, qu'est-ce qu'il savait, lui, de la façon dont les gens
vivaient en dehors de l'école, hein ? Ce n'est pas comme s'il était suffisamment proche de qui que ce
soit pour avoir jamais pénétré dans une autre maison que celle de sa propre famille d'accueil. Ce qui
était exactement ce qu'il voulait. Alors qu'est-ce qu'il foutait là, bordel ?! Un tissu doux et épais
coupa brusquement court à ses réflexion en entrant en contact avec son visage. Il se débattit
maladroitement quelques secondes avant de jeter un regard mêlant colère et incompréhension à la
serviette rose qu'il tenait entre ses mains. Regard qu'il reporta, interrogation en moins, vers son hôte
d'un soir. Tsuki se tenait devant lui, un sourire faussement innocent aux lèvres et un paquet suspect
sous un bras, l'autre se rabaissant tout juste depuis une position caractéristique de lancé.
– "Ce n'est pas que je m'inquiète pour ta santé, Juritsu-kun, mais tu es en train de dégouliner
partout sur le parquet et j'ai mieux à faire de mon week-end que d'appeler une société de
nettoyage..."
Il était sur le point de lui expliquer très clairement où il pouvait se carrer sa serviette rose, ses
conseils et la société de nettoyage pour caler le tout, lorsqu'une quinte de toux rauque noya dans
l'œuf ses velléités de communication. Il y avait combien de temps qu'il n'avait pas pensé à quel
point il détestait sa vie de merde, son corps pourri et tout ce qui allait avec ?!
– "Et sois sympa, évites de mourir ici : les compagnies qui s'occupent de nettoyer les cadavres
coutent beaucoup plus cher et j'ai pas fini de régler mon crédit automobile..."
… et cet enfoiré de gosse de riche qui se croyait malin par dessus tout le reste !
– "Comme si j'allais te faire le plaisir de crever pour trois gouttes de pluie, rêve pas !"
Il lui aurait bien balancé son tissu-éponge à la couleur gerbante à la figure mais, compte tenu de son
adresse habituelle et du fait que l'ensemble de la pièce tournait dangereusement autour de lui il se
couvrirait forcément de ridicule en essayant...
– "Ne dis pas des choses pareilles Juritsu : je serai très triste que tu meurs ! Avec quoi est-ce
que j'occuperai mes week-ends solitaires sans toi, hein ?"
La peur du ridicule pris le même chemin qu'une serviette rose roulée en boule et traversant l'air dans
la vague direction du rouquin, qui n'eut même pas à se donner la peine de l'éviter, mais trébucha
néanmoins de plusieurs pas en arrière sous l'impulsion du sol de la pièce s'étant mis à trembler
exactement sous ses pieds. Djanyk était très fier de cette technique, il lui avait fallu longtemps pour
la mettre au point et réussir à la maîtriser - même si personne ne s'en rendait jamais compte parce
que personne ne réfléchissait jamais en face d'un séisme. Son pouvoir était lié à la Terre. Agir sur
elle pour faire remonter la vibration justement là où il la voulait à l'intérieur d'un édifice de
plusieurs étages, quelqu'un avait une idée de la concentration que ça demandait, même avec un
pouvoir aussi intimement lié à lui-même que l'était le sien ?! Non bien sûr, parce que tout le monde
s'en foutait. Ce qui était très bien comme ça ! Un bibelot quelconque vint se briser au sol avec un
fracas prolongé en échos cliquetant. Ce qui devait être une lampe à pied chuta avec un bruit sourd, à
quelques pas du rouquin. Et, brusquement, les secousses cessèrent. Leur instigateur tituba à
reculons, heureux de sentir dans son dos l'appui solide d'un mur quelconque. Il ne s'était pas rendu
compte avoir conservé un contrôle inconscient sur la terre même après leur entrée dans l'immeuble.
A présent qu'il l'avait rompu - en déplaçant le peu de concentration dont il était capable sur le
séisme dont il avait gratifié son hôte – le monde se mettait à tanguer beaucoup beaucoup trop fort.
Putain, mais il lui avait fait descendre une bouteille complète à lui seul ou quoi ?! Il porta une main
à sa tempe dans le vain espoir de diminuer la vitesse du manège. Il n'aimait pas quand le sol
bougeait sans qu'il n'en soit responsable ! Et, malgré tout, il ne put empêcher un rire aussi débile
qu'haletant de passer ses lèvres. Il était fait comme il l'avait rarement été. Il ferait payer ça
chèrement à l'autre enfoiré ! S'il arrivait à s'en souvenir. Les vagues commençaient à se calmer, le
mode pilote automatique de ses pouvoirs reprenait le dessus. Et il rouvrit sa paupière juste à temps
pour voir son champs de vision brutalement oblitéré par un voile... rose ?!
Voilà, il lui a ouvert ! Sans vraiment faire attention à ce qu'il faisait. Il paraît très intéressé par cet
autre humain. Humain ? Un peu perplexe le Kudakitsune se dresse de la moitié de sa taille
serpentine sur le dossier du canapé – là où son maître l'a déposé lorsqu'il a commencé à perdre
l'équilibre sous les secousses magiques – il ondule légèrement, tâtant l'air. Il connait cet être, son
odeur et son aura, mais c'est la première fois qu'il les ressent hors de la foule de ses semblables. Il
y a trop de présences à Majutsu pour les distinguer nettement les unes des autres. Là, il peut. Et il
s'interroge, pendant que son maître assure à nouveau sa position sur ses jambes. Le séisme a cessé.
Et même pendant celui-ci il n'a ressenti nul réelle menace. Cet être est étrange, il ne le comprend
pas, mais il n'est pas un danger. Pas actuellement en tout cas.
Sans un mot, mais avec un sourire amusé qui en disait long, Yomi se mit à frictionner les cheveux
du borgne avec la serviette qu'il venait de lui jeter sur la tête. Il commençait même à douter que ce
type lui ai réellement fait peur, un jour. Il fallait vraiment que les gens s'arrêtent aux apparences
pour qu'il soit parvenu à conserver l'illusion aussi longtemps. Non parce que, sérieusement, il n'était
pas effrayant là, il était tout sauf effrayant : il était mignon ! Bon, il se doutait bien que s'il lui disait
ça en face sans lui avoir fait boire au préalable l'équivalent d'une demi bouteille de rhum il risquait
de se souvenir pourquoi il lui avait fait peur... Mais là... Une main gantée de cuir et de métal se
referma sur son poignet tandis que sa jumelle se débattait avec la serviette pour essayer d'en
dégager le visage de son propriétaire. Une voix tremblante de colère – ou juste mal assurée ? s'éleva, étouffée par le tissu.
– "Dégage de là ! Chuis encore capable de me sécher tout seul !"
Joignant le geste à la parole, il parvint à lui arracher la serviette des mains et à la faire retomber sur
ses épaules. Sur lesquelles elle afficha un contraste intéressant avec le T-shirt noir et la tête de mort
qui le décorait. Où étaient les appareils photos quand on avait besoin d'eux ?! Yomi se contenta de
sourire largement lorsqu'un œil rouge lui accorda son désormais habituel regard tueur, à l'effet un
peu gâché par les cheveux mêlés de noir et de blanc que ses frictions énergiques avaient ébouriffé
dans tous les sens. Il semblait sur le point de continuer sa diatribe, sûrement motivé par l'air
totalement non convaincu que le rouquin affichait, mais son élan s'interrompit sur un éternuement
sonore, qui arracha à Yomi un nouvel et immense sourire railleur.
– "Ben voyons. T'es surtout capable d'attraper la mort tout seul, ouais..."
Avant de se donner le temps de réfléchir il tendit une main dont les doigts se refermèrent sur le bas
du t-shirt battant la taille du borgne. Il fallait savoir vivre dangereusement, parfois. Surtout quand
l'état dans lequel se trouvait le psychopathe limitait les risques en-dessous du minimum
acceptable... Remontant sa main en entrainant l'étoffe avec lui – et en prenant bien soin de frôler la
peau humide au passage – il indiqua d'un bref mouvement de son autre poignet la pile de vêtements
qu'il avait posé sur le canapé lorsque les tremblements de plancher l'avaient forcé à s'y amarrer.
– "Enlève ces trucs trempés, déjà, j'ai réussi à te trouver des fringues à moi qui devraient à peu
près t'aller..."
Sa main remontait toujours délibérément lentement contre le ventre de son invité malgré lui, et son
visage se rapprocha du sien, presque un réflexe allant avec le mouvement de déshabillage. Après
tout, ce qu'il voulait, à la base, c'était un compagnon de jeu...
L'ondulation de sa tête, au sommet de son corps sinueux, se fait désapprobatrice. Son maître aurait
mérité d'être un kitsune, il le sait. Il n'a rien contre. Sauf depuis quelques temps. Depuis que ce
genre de comportement fait de la peine à l'autre humain, Saeru. Il n'a jamais aimé les autres, toutes
les autres, celles que son maître ramenait toujours. Elles n'avaient aucune importance pour aucun
d'entre eux. Mais il aime Saeru. Il aime son aura et sa présence, à la fois chaotiques et apaisantes.
Rien à voir avec celles de celui-là, indéchiffrables, inconnues de lui. Il sait qu'il n'a pas
d'importance, pas plus que toutes les filles. Mais il n'aime pas ça.
Djanyk ne réagit pas tout de suite. Du moins pas davantage qu'en frissonnant au contact léger et
chaud. Étonnamment chaud. Ce n'était pas un frisson de fièvre ou de dégoût. Plutôt un frisson
d'expectative. Personne ne l'avait jamais touché de cette façon, ou alors la sensation s'était perdue
dans les limbes de sa mémoire. Un toucher qui n'était ni pour blesser ni pour contraindre. Mais qui
attendait tout de même quelque chose... Il frissonna à nouveau et, brusquement, sa réflexion se
remit en place. Il repoussa d'un geste sec le bras du rouquin et aurait volontiers reculé de plusieurs
mètres si le mur, dans son dos, ne lui coupait pas toute retraite. Le sol trembla, presque
imperceptiblement cette fois. Réflexe.
– "C'est bon, je peux encore me déshabiller tout seul ! Dégage !"
… Il n'avait pas déjà dit sensiblement la même chose il y avait environ deux minutes ? Putain, il
détestait l'alcool ! Libéré du poignet de l'allumeur, son T-shirt repris sa place naturelle et l'étoffe
saturée d'eau se colla à sa peau, lui arrachant un frisson qui n'avait, cette fois, rien d'agréable. Tsuki
eut un petit rire hautement vexant en se rapprochant à nouveau de lui. Sa main revint de glisser sur
son ventre avant qu'il ait pu même penser faire le moindre geste. Elle était toujours aussi chaude
mais cette fois le contact n'avait rien de léger. Il sentait sa paume et chacun de ses doigts irradier de
véritables vagues de chaleur. Son dos se colla un peu plus contre le mur, en quête d'un soutien plus
que d'une possibilité de fuite. Sa tête tournait. Et la chaleur sourdait à travers sa peau, courait dans
son sang, se diffusait jusqu'à se faire douloureuse. L'alcool, uniquement l'alcool. Il se mordit la lèvre
pour retenir ce qui montait dans sa gorge. Gémissement ou insulte, il n'était pas sûr de pouvoir trier.
Et son souffle était brûlant, lui aussi, tout contre son oreille. Quand cet enfoiré avait-il rapproché
autant son visage du sien ?!
– "Bien sûr que tu pourrais. Mais c'est beaucoup plus amusant si c'est moi qui le fais. Tu ne
trouves pas ?"
Son murmure était bas. Plein de promesse. Et sa main remonta à nouveau, plaqué fermement contre
lui, ses doigts jouant au passage sur ses muscles, ses côtes. Il ferma son œil, sa tête renversée en
arrière contre la tapisserie claire. Le souffle brûlant caressa ses lèvres. Ses mains se tendirent devant
lui, se posèrent à plat sur ce qu'elles rencontrèrent : une clavicule, le creux d'une épaule, tellement
près, trop près. Et il poussa sur elles de toute ses forces. Son pouvoir souleva le sol au point de faire
crier les jointures du parquet.
– "Dégage !"
Il reprit son souffle, haletant. La chaleur avait disparu. Mais il en ressentait toujours 'impression
rémanente, se diffusant insidieusement depuis ses propres reins. Grinçant des dents, il rouvrit la
paupière et baissa un œil embrumé sur le coupable, étalé à terre. Il envisageait diverses possibilités
de tortures lorsque ce dernier commença à se redresser sur un coude en secouant la tête. Alors
l'instinct de survie pris le dessus : Djanyk se désolidarisa de la porte d'entrée et rafla les fringues
que Tsuki devait avoir lâché au moment de son vol plané... Ou un peu avant..? Combien y-avait-il
eu de mains sur ses côtes, exactement..? Il secoua la tête et poursuivit son chemin aussi rapidement
que lui permettait sa démarche mal assurée. La première ouverture fit l'affaire : il s'engouffra dans
la pièce, claqua la porte derrière lui et se laissa glisser à terre. Une fenêtre ouverte et bienvenue
laissait entrer un air frais à l'odeur de pluie. Djanyk laissa tomber sa tête entre ses bras, sur ses
genoux repliés et tenta de récupérer à la fois son souffle et le contrôle de son corps.
Il est descendu souplement de son perchoir lorsque son maître s'est retrouvé à terre. On ne sait
jamais. Il sent la tension s'échapper par vagues de l'être plaqué contre le mur. Le désir de violence
mêlé au désir sexuel. Tout cela se mélange à son aura étrange, la rendant d'autant plus difficile à
déchiffrer. On n'est jamais trop prudent et protéger son maître est la raison de sa vie. Mais l'être
semble soudainement perdre toute velléité de combat. Il le regarde s'enfuir, un peu perplexe. Les
humains et créatures approchantes ont l'art de rendre compliquées les choses les plus simples. Mais
au moins son maître n'est-il pas en danger. Soulagé, le kudakitsune retourne se lover sur le canapé.
Il irait bien s'enrouler autour du torse de son maître mais il faut qu'il le boude un peu...
Yomi contempla la fuite éperdue de son invité, hésitant à se vexer. Il prit le parti de ricaner
doucement en entendant une porte claquer violemment et un corps se laisser glisser lourdement
contre elle. Après tout, qu'il ait presque réussi à voler un baiser à Djanyk Juritsu avec pour seule
conséquence une rencontre avec le sol plus douloureuse pour sa fierté que pour une quelconque
partie de son anatomie était déjà à inscrire dans les annales de l'école. Toutes ces années qu'il
avaient gâchées avant de se rendre compte à quel point on pouvait s'amuser aux dépends de ce
type... Bah, il se rattrapait plutôt bien, pas de regrets à avoir ! Il prenait appui sur son bras pour se
redresser lorsqu'une douleur aigüe remonta sa paume, le faisant retomber assis avec un cri de
surprise. Il contempla quelques secondes la longue estafilade – heureusement superficielle –
parcourant le tranchant de sa main, avant de reporter son regard sur le sol, et les morceaux de
porcelaine éparpillés autour de lui, dont le plus proche affichait des tâches rouges le désignant
comme fautif. Il mit encore un moment à reconstituer mentalement l'objet et un second à
comprendre ce qu'il faisait là, en plusieurs parties, au lieu de se trouver entier dans la niche qu'il
occupait d'ordinaire, juste à côté de la porte d'entrée : il contemplait la victime du premier
tremblement de terre initié par Juritsu, et dont il avait totalement oublié la chute, trop occupé à
flirter avec le danger public attitré de Majutsu. Saeru n'allait sûrement pas apprécier... Bah, il
ramasserait les morceaux avant que le prof ne rentre et il ne s'apercevrait peut-être de rien ! De
toute façon Yomi l'avait toujours trouvé particulièrement moche et kitsch, ce manekineko, c'était
plutôt bon débarras à son avis. Et c'était pas ce soir qu'il allait s'occuper de ça, il avait d'autres chats
à fouetter – sans mauvais jeu de mots. Il se redressa en prenant bien garde cette fois à poser sa main
sur un endroit dépourvu de pièges tranchant. Et il se dirigea vers la salle de bain pour nettoyer la
coupure et vérifier si ça méritait plus amples soins.
Tsuki sortait de sa chambre après avoir appliqué une lotion magique cicatrisante et changé ses
fringues : celles qu'il avait porté toute la soirée sentaient la cigarette froide et autres relents de boîte
de nuit pas franchement agréable à l'odorat. Il ralentit le pas devant la porte de la chambre de Saeru,
toujours close sur son farouche invité, hésitant à frapper pour s'enquérir de son état de santé, ou à
entrer carrément histoire, avec un peu de chance, de le surprendre à moitié à poil... Mais il décida
finalement de poursuivre son chemin : il n'avait pas non plus envie de voir l'immeuble s'effondrer
tout de suite... Il puis il avait faim, aussi. Il reprit donc sagement sa marche en obliquant vers la
cuisine.
Il était installée sur le canapé en compagnie d'un paquet de biscuits déjà nettement entamé lorsqu'un
discret craquement de clenche lui fit tourner la tête en direction du couloir. Et un sourire un peu
estomaqué ourla ses lèvres devant le spectacle qui s'offrait à lui, planté à l'entrée du salon.
D'accord : il savait en les choisissant soigneusement que Juritsu dans ses fringues ferait forcément
bizarre. Mais il n'imaginait pas la bizarrerie de cette façon là. Certes, le large pantalon blanc,
resserré par plusieurs lacets au niveau des chevilles, flottait autour des jambes un peu trop fines
autant qu'il l'avait pensé, mais tout en tombant plutôt bien. Certes. La chemise de même teinte était
bien un peu trop grande, et le borgne avait sagement choisie de la laisser ouverte sur le T-shirt sans
manches rouge foncé dont lui-même n'avait jamais vu la fermeture éclair formant l'échancrure du
col aussi étroitement remontée – il faudrait qu'il pense à se moquer de l'excessive pudeur de son
cadet. Plus tard. En attendant il finissait de détailler les manches immaculés roulées jusqu'au-dessus
des poignets et le bracelet de cuir aux pointes agressives qui était le seul rappel du style habituel de
Juritsu. Le problème n'était pas que les fringues en elles-même lui aillent relativement bien : il les
avait choisi pour ça, tout en pensant que prendre quoi que ce soit de plus sexy n'aurait servi qu'à
déclencher un nouveau séisme (dans le meilleur des cas). Et que voir le metalleux en blanc serait
déjà suffisamment amusant. Ça l'était. Sans l'être. C'était presque choquant à quel point il pouvait
paraître différent, planté là dans des fringues qui n'étaient pas les siennes. Il était plus petit aussi,
sans les sempiternelles New Rocks qu'il n'avait pas pris la peine de remettre. Plus frêle, presque
fragile, sans les lanières, les chaînes, le cuir et le métal. Il avait aussi l'air profondément mal à l'aise.
L'habit fait le moine, hein ? Le danger publique aussi manifestement... Et pourtant son visage était
toujours le même. Ses traits un peu trop marqués, son œil à la pupille un peu trop inhumaine et, sans
le bandeau qu'il avait retiré, sa cicatrice apparaissant un peu trop clairement derrière les mèches
blanches trempées collées à sa joue. Le contraste était franchement perturbant. Yomi fit
ostensiblement le geste de frissonner violemment.
– "Juritsu... Si jamais tu avais envie de changer de style... Oublie..."
Un œil rouge le crucifia sur place. Comme quoi les réflexes demeuraient.
– "Comme si j'avais besoin de toi pour m'en rendre compte, connard !"
Le fait de reprendre son attitude habituelle sembla un peu secouer le malaise du borgne et il quitta
l'immobilité qu'il avait jusque là conservé pour pénétrer dans la pièce. Et venir s'effondrer sur le
canapé, dans le coin le plus opposé à lui qu'il était possible. Un sourire moqueur remonta les lèvres
de Yomi tandis que Juritsu posait ses pieds nus sur le cuir, ramenant ses jambes contre lui. Il n'eut
pas le temps de lui demander s'il avait peur de se faire mordre s'il se rapprochait : Djanyk ouvrit la
bouche avant lui, le prenant de court.
– "T'aurais pu choisir autre chose : je déteste le rouge."
Il resta sans voix quelque secondes, avec une expression qui devait certainement être au mieux
idiote tant il s'attendait à beaucoup de choses – à la base : se faire balancer ses vêtements à la figure
par un Juritsu toujours vêtu de ses fringues noires trempées – dont cette réaction ne faisait pas
partie. Non mais, sérieusement : c'était la seule partie de la tenue qu'il avait imaginé être plus ou
moins aux goûts du borgne, il l'avait pris parce qu'il n'avait rien trouvé d'autre qui puisse aller avec
le reste !
– "Tu te fiches de moi là ? Le rouge ça devrait être ta couleur par excellence quand même !"
– "Rien à foutre. J'aime pas ça, c'est tout."
Il s'était un peu plus recroquevillé sur lui-même, ses bras enserrant ses chevilles. Il avait l'air d'avoir
perdu quelques années en même temps que ses vêtements habituels. La scène était carrément
surréaliste.
– "OK, si tu le dis."
Il se sentait un peu à court de répartis là, l'ambiance était vraiment trop bizarre ! Le faire boire
n'avait peut-être pas été une si bonne idée qu'elle n'y paraissait au premier abord...
– "Tu veux un biscuit ?"
Il n'attendit pas de réponse pour envoyer le paquet à demi entamé en direction de l'autre bout du
canapé : s'il se le prenait sur la figure il l'insulterait ou ferait trembler les murs, voire les deux à la
fois, et au moins les événements reprendraient-ils un cours normal ! Mais la main prolongée du
bracelet de cuir se leva en un mouvement qui avait tout du réflexe programmé. Les doigts aux
ongles vernis de noir se refermèrent sur l'emballage cartonné et quelques secondes plus tard Juritsu
mordait dans un biscuit chocolaté avec un empressement mal dissimulé. Au moins n'avait-il pas dit
merci...
Le silence se prolongea, rompu seulement par les craquements légers de la pâte sablée sous les
dents du borgne. Un silence inconfortable. Que Juritsu finit par briser en envoyant la boîte de
biscuits vides sur la table basse toujours encombrée de restes de repas. L'emballage frôla son but,
renversant au passage un verre miraculeusement vide, avant de finir à terre. Le lanceur marmonna
un juron entre ses dents avant de se renfoncer dans l'angle du canapé. Et lui accorder de là un regard
plein de sombre avertissement – bien que passablement flou.
– "Je te préviens : je suis pas sûr moi-même de me souvenir de grand chose demain mais toi,
t'as intérêt à tout oublier si tu veux rester en un seul morceau..."
Yomi laissa échapper une grimace en lançant à son invité un coup d'œil critique.
– "Toi, habillé en blanc, pieds nus, bourré et avachi sur mon canapé... Non, vraiment, je ne
vois pas pourquoi je devrais m'en souvenir..."
– "Va te faire foutre ! Et je croyais qu'on était chez Tsuyosa..."
Une expression mêlée de dégoût et de vague incrédulité tordit ses lèvres, comme s'il n'arrivait pas
réellement à croire qu'il se trouvait dans l'appartement du prof de math. C'était assez
compréhensible comme réaction : Searu avait particulièrement bien réussi son coup en jouant son
rôle de professeur froid et antipathique. Ce qui était d'autant plus drôle quand on le connaissait
réellement – intimement. Par contre et jusqu'à ce que Juritsu le souligne, Yomi ne s'était absolument
pas rendu compte avoir utilisé un possessif...
– "Bah, j'habite ici depuis un moment maintenant... Et puis c'est moi qui ai acheté ce canapé,
donc techniquement il est à moi ! Et si tu savais à quel point je me sens plus chez moi ici
que n'importe où ailleurs..."
Heu. Ça il n'avait pas eu l'intention de le dire. Pas même de le penser. C'était juste sorti tout seul. Et
c'était tellement vrai... Mais pourquoi l'avouer à Juritsu... Certes, il était fait lui aussi, mais pas au
point de ne plus savoir ce qu'il disait. Au point par contre que cette drôle de situation commence à le
mettre étrangement à l'aise avec le danger public, une fois le choc premier passé. Bizarre. Ils
s'étaient peut-être déjà fréquentés dans une autre vie ? Dans ce cas quelque chose lui disait que ça
n'avait pas du être triste. Ni simple.
Il a entrouvert un œil, lorsque l'être est venu s'asseoir. Et puis l'a refermé presque aussitôt. À
présent il se roule en boule au milieu d'eux, n'écoutant que d'une oreille. Peut-être encore moins. Il
se laisse bercer par la voix de son maître. S'il n'était pas aussi confortablement installé il irait se
glisser sous ses vêtements. Mais il est bien. L'ambiance est calme, comme leurs auras. L'entrainant
dans une douce léthargie qu'il n'a aucune envie de secouer.
Djanyk fronça les sourcils, une partie de son cerveau essayant de comprendre pourquoi il
s'enfonçait un peu plus entre les confortables coussins de cuir chaque minute qui passait plutôt que
de se barrer, tout simplement. Logiquement. Mais la plus grosse partie dudit cerveau s'enfonçait,
elle, dans un engourdissement qui n'était pas moins confortable et qu'il n'avait pas envie de secouer,
au fond. L'alcool ne lui faisait pas ce genre d'effet d'habitude. Ou du moins était-il toujours seul
quand il en arrivait à ce stade. D'habitude. Et puis il était rare, très rare, qu'il se retrouve dans ce
genre d'état. Il dessaoulait vite. D'habitude. Il fallait vraiment qu'il ait perdu les pédales pour laisser
l'autre enfoiré le faire boire à ce point. Il sentait bien la gueule de bois se pointer demain. Ça aussi
ça lui arrivait rarement. Et ça le mettait de très mauvaise humeur. Mais ce serait demain. En
attendant il se sentait bien, voir même anormalement détendu compte tenu du fait qu'une autre
personne se trouvait sur la même banquette que lui – autre personne qui avait tenté de l'embrasser
quelques minutes auparavant, essaya de lui rappeler son morceau de cerveau encore actif, qu'il
décida presque consciemment de mettre en mode off. De toute façon il parvenait déjà à peine à se
souvenir comment il s'était retrouvé sur ce canapé, alors plusieurs minutes avant, ça devenait
suffisamment flou pour qu'il n'ait pas besoin de s'en préoccuper. D'ailleurs il avait perdu le fil là. Il
disait quoi déjà le fils de riche (à part qu'il avait acheté au prof de math un canapé qui devait couter
plus cher que l'appart entier mais il l'avait déjà dit, hein : il ne voulait pas savoir !) ? Ha oui, il se
sentait chez lui ici, c'était ça. D'accord, et il était sensé répondre à ça, lui ?!
– "Ouais ben... tant mieux pour toi, hein... T'as qu'à épouser l'iceberg pendant que t'y es !"
Il ne chercha pas à observer l'effet de sa vanne. En fait elle était juste sortie par pur réflexe
conditionné. Remontant encore davantage ses jambes contre sa poitrine, il posa son menton sur ses
genoux et fixa le vide. Ça faisait combien de temps, pour lui..?
– "Dix ans peut-être ? Pour ce que j'en sais..."
L'aura étrange change, encore. Se bouleverse. Les auras des êtres vivants varient selon leurs
émotions. Leurs émotions fortes. La joie, la colère, la peur, la haine. L'aura d'un enfant qui reçoit
un bonbon ne va pas fluctuer. Ou trop subtilement pour qu'il en ressente l'impact. Mais celle-ci...
Elle semble se mouvoir en permanence, comme si la plus petite émotion était une pierre jetée à
travers la surface d'un étang, la crevant avant de se propager en cercles concentriques. Il redresse
la tête comme les vagues clapotent contre ses sens magiques. Il ne comprend pas. Mais l'émotion
qui a troublé l'onde psychique n'est pas dangereuse. Ce n'est ni de la colère, ni de la haine, même
s'il lui semble toujours en sentir à la lisière de cette aura : avec la peur elles forment la surface du
lac. Celle-ci est autre chose. De la tristesse ? De la mélancolie ? Peu importe. L'être ne semble pas
décidé à attaquer son maître, c'est tout ce qui compte pour lui. Il laisse échapper un léger
bâillement en reposant sa tête sur son long dos incurvé.
Yomi s'apprêtait à expliquer clairement – et peut-être avec quelques détails – au faux psychopathe
que le mariage n'était pas son genre et que son histoire avec Saeru était purement sexuelle (même si
c'était peut-être un peu de la mauvaise foi, peut-être) mais il ne lui en laissa pas l'occasion. Le ton
dans lequel rêverie et amertume se mêlait inextricablement lui fit autant hausser les sourcils que la
phrase en elle-même.
– "Heu... De quoi est-ce que tu parles, Juritsu ?"
L'interpelé tourna son visage vers lui, son côté droit reposant sur ses genoux, y dissimulant à demi
la longue cicatrice qui le parcourait, son œil rouge posé sur lui mais manifestement perdu très loin
en arrière. Non, vraiment, saouler Juritsu n'était pas une expérience à réitérer, du moins pas à ce
point...
– "De la dernière fois où je me suis senti chez moi."
… D'accord. Finalement il allait oublier cette soirée. Le borgne était amusant et c'était ce qu'il
devait rester ! Il n'avait pas envie de savoir qu'il avait une histoire, des excuses pour être ce qu'il
était et autres niaiseries du même genre ! A la limite, il lui arracherait un secret bien humiliant, du
style "au fait Tsuki, je t'ai dit que j'étais fan de Buffy contre les vampires ?", il n'aurait rien contre,
parce que ça il pouvait l'utiliser, le faire chanter avec, en informer le fan-club, que des choses
marrantes quoi. Mais là, observer un Juritsu recroquevillé sur lui-même avec un air de gamin perdu
en train de lui raconter les traumatismes de sa vie... Non, ça c'était juste flippant !
Le silence s'installa à nouveau, inconfortable. Il ne savait pas comment relancer la conversation, ni
même s'il en avait vraiment envie. En désespoir de cause il passa la main entre le dossier et la
banquette du canapé et ramena à lui une télécommande qui avait glissé là la dernière fois qu'il
l'avait utilisée. C'était toujours un bon moyen de remplir les silences pesant, classique mais ayant
fait ses preuves. Son doigt pressa le bouton et l'écran de télévision sortit du mode veille.
– "Buffy, I'm in love with you !"
– "You're in love with the pain, Spike..."
…
– "Ho pitié..."
Surpris par cette sortie, Yomi se tourna vers l'autre occupant du canapé, un sourcil haussé. La tête
toujours sur ses genoux Juritsu lui rendit son regard, l'appuyant d'une moue dégoutée.
– "Je déteste ces épisodes ! Spike est un super perso mais quand il est amoureux de Buffy il
est juste naze !"
Le borgne tendit une main vers la télévision dans un geste agacé, comme pour le prendre, lui, à
témoin. Et Yomi sentit un sourire incrédule titiller ses lèvres. Non...
– "Juritsu..? Je croyais que tu connaissais à peine cette série..."
Un ange passa. Le sourire s'installa, clairement moqueur, tandis que l'œil rouge faisait mine de
s'intéresser uniquement à ce qui se passait à l'écran. Non, franchement, c'était trop beau.
– "Juritsu..."
Un brusque mouvement de tête ramena la pupille fendue vers lui, et une sourde menace planait dans
l'écarlate toujours voilé par l'ivresse.
– "Ta gueule ! Je t'ai déjà dit d'oublier cette soirée. Spike inclus !"
Un petit rire ironique secoua Yomi :
– "C'est un peu trop demander là, désolé..."
Mais le borgne ne sembla pas l'entendre, ou choisit peut-être de ne pas relever. Il s'était tourné à
nouveau vers la télévision, manifestement plus par réflexe que réel intérêt. Son regard était perdu
dans le vide.
– "Tu trouves vraiment que je lui ressemble ?"
Il mit quelques secondes à comprendre.
– "A Spike ?", le rouquin se tourna à son tour vers l'écran, étudiant un instant le vampire
peroxydé avant de reporter un regard critique vers Juritsu, "Ouais, je confirme. Il te manque
juste un peu de muscles quand même. Et sérieux, évite la décoloration, hein, ça ne t'irait pas
du tout...", Un majeur expressif se dressa dans sa direction. "Et puis jusqu'à preuve du
contraire tu n'es pas un vampire. Même si tu en as le look."
– "Un vampire ?", la voix rauque était étrangement rêveuse, lointaine, alors que l'œil rouge
sang restait dirigé vers le moniteur sans le voir, "Ce serait pas si mal. Au moins je saurais ce
que je suis."
…
– "Tu sais quoi ? Je vais suivre ton conseil et oublier..."
Un vague hochement de tête approbateur. Et tout deux se plongèrent dans les frasques
lobotomisantes d'une tueuse blonde et de son vampire de compagnie.
– "Non, c'est bon, on va pas se taper un deuxième épisode, merci !", Yomi coupa le sifflet au
générique électro et se tourna vers l'autre bout du canapé, "Hé, Juritsu..."
Il s'interrompit en haussant un sourcil incrédule. Toujours recroquevillé dans l'angle des coussin,
mais dans une posture beaucoup plus abandonnée, un bras replié sous sa joue, le second reposant
lâchement dans son giron, le psychopathe attitré de Majutsu dormait. Tout simplement. Dans son
canapé. Le sommeil détendait ses traits anguleux, le faisant paraître étrangement jeune, ou plutôt
étrangement normal... d'autant plus que l'épaisse mèche blanche, à présent sèche, dissimulait
totalement l'œil aveugle derrière elle. Normal. Exposé. Vulnérable. Tout qualificatifs que personne
n'imaginerait jamais accolés au nom de Juritsu. Se relevant avec d'infinies précautions, Yomi se
dirigea sans un bruit vers sa chambre.
Quelques dizaines de secondes plus tard un flash discret allumait des reflets d'orage sur la mèche
immaculée. L'appareil photo se baissa, masquant un instant un sourire satisfait. Il voulait bien
oublier certaines choses, mais sa mansuétude avait des limites : ne pas immortaliser un tel spectacle
aurait été littéralement criminel ! Et au moins n'aurait-il pas tout perdu : certes il allait dormir tout
seul cette nuit, mais en une soirée il tenait largement de quoi faire chanter Juritsu pour le restant de
ses jours ! Il commençait de toute façon à être trop fatigué pour penser à quoi que ce soit d'autre
qu'un lit douillet. Et peut-être une douche avant ça. Ouais, une douche était une bonne idée. Il
rangeait l'appareil photo dans son étui et s'apprêtait à quitter définitivement la pièce – non, il ne
déplacerait pas le psycho jusque dans le lit vide de Saeru, il ne fallait pas pousser non plus ! Et puis
ce canapé était très confortable, il avait été choisi pour ça. Mais un léger mouvement lui fit tourner à
nouveau la tête vers son invité, qui remuait dans son sommeil tout en frissonnant visiblement.
Levant les yeux au ciel Yomi se déplaça de quelques pas pour attraper le plaid posé sur l'un des
fauteuils attenants en prévisions des soirées encore fraiches. Soupirant lourdement, il l'étendit sur le
dormeur, lequel ne fit pas le moindre mouvement, si ce n'est soupirer vaguement dans un sommeil
qui sembla se faire plus profond encore. Bon sang, comment ce mec avait-il réussi à s'établir la
réputation qu'il avait, ça commençait vraiment à dépasser son entendement... Ses cheveux roux
volèrent de part et d'autres de ses épaules et il se détourna de l'énigme plus ou moins vivante
reposant sur les coussins de cuir : il était trop tard pour les questions sans réponses.
Il avait à peine fait un pas qu'il s'immobilisa brusquement en laissant échapper un genre de
couinement tout sauf viril sous l'intrusion soudaine d'une chose tiède et douce se glissant le long de
ses côtes. Il mit quelques secondes à percuter : de l'effet de l'alcool sur les vieux réflexes.
– "Sakito !"
Une petite tête vulpine sortit un instant de son col largement évasé, le temps de lui jeter un regard
vaguement moqueur avant de disparaitre à nouveau, alors que l'animal magique s'enroulait
amoureusement autour de son torse.
– "Tu as passé la soirée à m'ignorer et tu te ramènes maintenant que j'ai décidé de prendre une
douche... Enfin, c'est toi qui vois, mais ne viens pas te plaindre si tu te fais mouiller !"
Un petit sourire ourla ses lèvres tandis qu'il sentait un frisson traverser le corps sinueux lové contre
le sien. Sakito détestait l'eau encore plus que son propriétaire : lui l'appréciait lorsqu'elle atteignait
une température raisonnable, entendez par là : sous laquelle un être humain normal risquerait
quelques brûlures au second degré. D'ailleurs y penser lui donnait d'autant plus envie d'aller se
plonger sous un jet brûlant ! Mais avant de reprendre sa marche où son familier l'avait interrompue
il se retourna pour vérifier que le squatteur de canapé n'ait pas profité de son cri un peu trop aigu
pour sa fierté. Si c'était le cas il devrait se résoudre à le faire disparaître discrètement, aussi amusant
soit-il. Les priorités restaient les priorités. Mais le metalleux n'avait même pas bougé une oreille.
Tout au plus s'était-il peut-être recroquevillé davantage sous le plaid. Manifestement il n'aurait pas
fallu moins que l'un de ses propres tremblements de terre pour le réveiller. Et encore.
– "Tu sais, Juritsu, quand on tient pas l'alcool à ce point on évite de se la jouer et on reste au
coca. Du moins si on ne veut pas voir sa réputation partir en fumée..."
Un nouveau flash illumina la scène. C'était juste trop tentant. Et puis on n'a jamais assez de preuves
compromettantes : des fois que la mémoire de l'un d'entre eux fasse défaut... Oui parce que, l'air de
rien, il commençait aussi à ressentir le contrecoup de ses nombreux verres. Une douche brûlante,
une couette bien chaude et il gérerait le psychopathe au bois dormant après une bonne matinée de
sommeil !
Il dresse à peine la tête lorsque le corps de son maître se glisse à côté du sien, sous la couette qu'il
a investi une bonne demi-heure plus tôt. En revanche il serpente de quelques centimètres pour venir
se lover contre lui avec un couinement de bonheur. Il est content que l'être soit resté dans le salon.
Et il est content de pouvoir profiter de son maître pour lui seul toute une nuit : il en a un peu perdu
l'habitude depuis quelques semaines. Mais il voit le bon côté des choses : une fois qu'ils
s'endorment, deux corps contre lesquels se blottir, c'est encore mieux qu'un ! Néanmoins son maître
reste son maître et il l'aime au-dessus de tout autre. Et il a un devoir envers lui : le protéger. La
lourde couette frémit à peine au passage de son corps sinueux alors qu'il gagne l'une de ses
extrémité de laquelle il laisse dépasser sa tête triangulaire, goûtant l'air, la magie qu'il recèle.
L'aura est calme là-bas. Aussi calme qu'une mer attendant la prochaine tempête. Satisfait, il
parcourt prestement le chemin inverse et, avec un soupir de contentement, retourne s'allonger
contre le sorcier déjà profondément endormi.
[1] Pour les curieux, le modèle du T-shirt existe vraiment, je suis tombée dessus en cherchant une
aide à l'inspiration pour la tenue de Djan et je l'ai trouvé juste parfait ! http://www.newrockvetement-gothique-metal.fr/cgi-bin/prog/liste_photo.cgi?langue=fr&id=913
Le pantalon existe aussi, d'ailleurs j'ai le même ! (mais Djan et moi avons sensiblement les mêmes
goûts en matière de fringues, lui pousse juste plus loin que moi – et puis tout son argent de poche y
passe, aussi...) http://www.newrock-vetement-gothique-metal.fr/cgi-bin/prog/liste_photo.cgi?
langue=fr&id=734