LA CHAMBRE Catarina. La femme qui est devant moi rajuste sa

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LA CHAMBRE Catarina. La femme qui est devant moi rajuste sa
LA CHAMBRE
Catarina. La femme qui est devant moi rajuste sa coiffure d’un air distrait. Elle se tourne
légèrement sur le côté, à gauche puis à droite, pour tenter d’apercevoir sa nuque et la tenue de
son épais chignon. C’est à peu près tout car elle se moque de son apparence, peut-être parce
qu’elle ne se trouve pas jolie. Pourtant elle l’est, mais se trouver belle est un péché d’orgueil et
elle ne veut pas offenser Dieu. Ce matin, elle pleure. Je crois qu’il vient de lui dire qu’il veut
divorcer, après vingt longues années de mariage. Son corps ingrat n’avait pas pu lui donner de
fils et il s’était mis à la détester sournoisement, de plus en plus après chaque fausse-couche, et
presque maladivement quand elle avait donné le jour à une fille. Un soir, on est venu prendre ses
bagages, elle est sortie avec la petite dans ses bras et puis plus rien.
Ann. Chaque matin, elle brosse longuement ses cheveux qu’elle n’attache jamais, toujours libres
dans son dos, flottant dans l’air jusqu’à sa taille. Parfois une nouvelle barrette, parfois un ruban
de soie, mais rien qui retienne vraiment sa lourde toison. Elle passe beaucoup de temps devant
moi, elle aime regarder son reflet, essayer de nouvelles robes, admirer l’or fin de ses bijoux. Elle
aime par-dessus tout aller danser pour n’en revenir qu’au petit matin et chaque soirée qui
s’annonce donne lieu à des essayages multiples jusqu’à ce qu’elle trouve la tenue idéale et la
bonne hauteur de talons. Dans la solitude de la chambre, elle danse aussi pour elle seule,
ondulant devant moi, vérifiant son allure à chaque demi-tour qui plaque le tissu de sa robe sur
ses cuisses parfaites. Parfois elle joue de la musique, on vient lui donner des leçons. Elle est très
brune, avec un teint plutôt mat et des yeux noirs comme l’éclat d’une hématite. Elle a l’air
fragile, mais ce n’est qu’une impression. Il aime son énergie, cette force que sa minceur extrême
ne laisse guère deviner, son courage, sa vivacité aussi. Il est vrai qu’elle a dix ans de moins que
lui, cela commence à compter. Il aime son impertinence, la langue acérée qui n’épargne personne
et son intelligence éparpillée. Elle est son feu d’artifice. Mais le sort s’acharne : le jour où elle
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donnera naissance à une petite fille, je verrai les disputes commencer. Cette fois il n’attendra pas
vingt ans pour s’en débarrasser, prenant le premier mauvais prétexte venu.
Jane. Elle est pâle, blonde, sage et un peu raide, tout le contraire de la précédente. Elle vient me
voir lorsqu’elle s’apprête à sortir, juste pour vérifier que rien ne cloche. Cela ne prend que
quelques secondes, son regard me traverse et se perd loin derrière le cadre doré qui m’entoure.
Elle reçoit très peu et semble souvent s’ennuyer, elle tricote, s’occupe de la maison, malmène à
l’occasion les domestiques. Personne ne l’aime vraiment, sauf lui qui est aux petits soins. La
première année n’est pas finie qu’elle est déjà enceinte : ce sera un garçon, enfin ! Il a un héritier,
il est heureux. Après la naissance, elle mourra en quelques jours d’une sorte de fièvre. Le
médecin, appelé trop tard, lui fermera les yeux en guise d’excuse et la chambre restera vide
pendant plus de trois ans. Il n’arrive pas à l’oublier et le visage fin de l’enfant lui rappelle sans
cesse celui de Jane. Il souffre.
Anna. Je n’ai pas eu le temps de la connaître. Il s’en est lassé très vite car il n’a jamais vraiment
aimé sa blondeur un peu molle, et son accent allemand, qui l’amusait au début, avait fini par
l’insupporter totalement. Elle l’agaçait. Et puis il la trouvait trop grande, trop maigre, et plutôt
mal fagotée, ce qui était vrai. Pourtant, moi j’aimais sa peau blanche et ses cheveux brillants
qu’elle coiffait en nattes, ce qui lui prenait beaucoup de temps. Assise devant moi, elle
chantonnait en tressant sa chevelure et regardait dans le vague, la tête ailleurs, retournée dans son
pays natal ou envahie par l’enfance. Au bout de six mois, elle a disparu de ma vue. Il n’en
pouvait plus, il aspirait à autre chose, vite. Il allait avoir quarante-neuf ans.
Kathryn. Celle-ci je l’aime plus que les autres, il me semble. Elle est si jeune. Chaque matin elle
essaie de discipliner sa chevelure mais c’est peine perdue, elle renonce et garde vaguement
attaché sur les épaules le magnifique fouillis de ses boucles rousses. Elle se penche vers moi, très
près, pour maquiller ses yeux au plus noir. Souvent, c’est à ce moment-là qu’il arrive, avec un
nouveau bijou. C’est toujours pareil, elle l’essaie tout de suite, encore nue et pas coiffée, puis
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elle lui saute dans les bras à le faire vaciller, piquant sur ses lèvres des petits baisers d’enfant.
Elle passe un temps fou dans la chambre - la plupart du temps à peine vêtue, virevoltant devant
moi, m’adressant parfois des grimaces - mais je ne la vois jamais avec un livre. Elle ne peut pas
rester assise, c’est une eau vive, toujours en mouvement, un petit cabri, frêle et fougueux à la
fois. Il adore son rire, sa gaîté insouciante, à toute heure elle chantonne ou sifflote, toujours prête
à inventer des jeux, toujours prête à faire l’amour. Elle l’épuise, à peine dix-sept ans et lui
bientôt cinquante, mais c’est pour cela qu’il l’aime, parce qu’elle le laisse consumé et pantelant.
Parfois il y a un autre homme dans la chambre, dévêtu aussi, quand lui est absent. Il n’en sait
rien. Quand il l’apprendra, il serrera très fort ses mains larges autour de son cou gracile, elle,
comme un fétu de paille, et lui, cent trente-cinq kilos de colère pure. Pourtant ce n’est pas ce
soir-là qu’elle mourra, il lui laissera un court répit. Elle disparaîtra de la chambre et son nom ne
sera plus jamais prononcé.
Katharine. C’est certainement la plus élégante, d’une blondeur régulière et lisse, un physique de
reine. Elle a une trentaine d’années, je crois qu’il est un peu guéri des jeunettes. Elle aussi a déjà
été mariée. Sa féminité est douce, ronde et paisible, elle est d’une sensualité tranquille qu’il
apprécie. Quoique tout cela le fatigue maintenant, il a le souffle court. Elle a donc du temps pour
lire, ce qu’elle aime faire, et je suis certain qu’il n’a pas toujours le dernier mot quand ils parlent
philosophie ou politique. C’est une intellectuelle. Pourtant elle passe chaque jour de longues
minutes devant moi, soignant particulièrement le rouge de ses lèvres, vif et brillant comme une
laque chinoise. Un soir, elle revient l’air abattu, les épaules rentrées, je crois qu’elle sanglote.
Elle s’avance vers moi, dénoue la torsade de son chignon, passe les doigts sur ses paupières
gonflées et soupire longuement. Le souffle chaud de son haleine dépose un léger voile à ma
surface. Je lis sur ses lèvres Que je vais-je devenir maintenant ? Cette fois c’est lui qui a disparu.
Me revient alors en mémoire le reflet de chacune de ces femmes. Henri a eu une belle vie, une
vie royale. Je ne sais pas qui va occuper la grande chambre désormais.
Eve Chambrot ©2012
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