Énergies renouvelables : quand l`enfer est pavé de bonnes intentions

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Énergies renouvelables : quand l`enfer est pavé de bonnes intentions
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quand l’enfer est pavé de bonnes intentions
Énergies renouvelables : quand l’enfer est pavé
de bonnes intentions
mercredi 5 mars 2014
Dans sa rubrique "Planète" du lundi 17 février dernier, La Libre Belgique titrait "Pas d’argent américain
pour le barrage d’Inga". Désormais, le Congrès américain s’opposera à la construction de grands barrages
hydroélectriques d’envergure en Afrique et en Asie.
Étant donné que cette rubrique permet généralement d’attirer l’attention du public sur les défis
environnementaux, on aurait pu s’attendre à ce que l’article (signé par François Misser) apporte un
éclairage sur les effets désastreux des méga-barrages, notamment pour l’environnement et les
populations locales et du bien-fondé de la décision du Congrès américain en la matière. Or, il n’en fût rien.
Arguant du fait que le barrage Inga III poursuit des objectifs louables, - accroître l’accès des Africains à
l’électricité et fournir, selon les assertions de la société SNC-Lavallin, l’énergie la plus compétitive au
monde (2 cents de dollars) -, l’auteur accuse les ONG d’avoir torpillé provisoirement ce projet.
Selon lui, la "première victime" désignée dans ces péripéties est : "le barrage Inga III". À l’inverse, ce sont
les ONG, et particulièrement International Rivers, qui se voient incriminées de priver les Africains
d’accéder à l’électricité et d’avoir minimisé "le rôle de la grande hydroélectricité dans la lutte contre le
changement climatique". Pire, à en croire l’auteur, l’action néfaste de cette ONG, - qui aurait visiblement
perdu la boule -, ne s’est pas limitée à influencer négativement le Congrès américain : "International
Rivers a réussi à entraîner dans son sillage une douzaine d’ONG congolaises mettant en doute la capacité
du projet à combler le fossé énergétique au Congo et exprimant la crainte d’un impact négatif du barrage
sur les populations locales sur base de prétendus précédents constitués par la très réelle tragédie du
barrage de Chixoy, au Guatemala".
Un tel parti pris dans une rubrique journalistique environnementale pose question. D’abord, parce qu’elle
donne une information partiale et partielle sur la finalité du projet : l’essentiel de l’électricité produite
n’est pas destinée à répondre aux besoins des populations locales. Elle sera tantôt exportée en Afrique du
Sud, tantôt destinée au secteur d’extraction minière et aux grandes villes. Ensuite, en épinglant les
prétendues divagations des ONG sur la question controversée de l’énergie hydroélectrique, l’auteur tend
notamment à faire croire, selon la logique de "croissance verte", qu’une énergie renouvelable est
automatiquement durable. Et qu’il n’y aurait donc aucune raison crédible pour s’y opposer. Enfin, il
occulte une autre réalité contrariante. À savoir que les réserves émises sur la multiplication de ces
barrages titanesques n’est pas le fait d’associations environnementales ou d’éventuels hurluberlus
écologistes "attardés", mais elles sont aussi le fruit d’un travail rigoureux fait dans le giron des enceintes
internationales.
Certes, dans un contexte où la transition énergétique pour combattre les dérèglements climatiques passe
par la promotion des énergies renouvelables, l’énergie hydro-électrique peut paraître, à première vue, une
alternative séduisante aux énergies fossiles. De là à penser que le développement de grands barrages (à
savoir un barrage dont la hauteur est supérieure à 15 mètres) est salutaire pour la population, tant pour
l’accès à l’électricité que pour le climat, il y a un pas à ne pas franchir, sous peine de sombrer, au mieux,
dans la crédulité naïve et au pire, dans la désinformation. Dans ce contexte, les conclusions du rapport
final "Barrages et développement : un nouveau cadre pour la prise de décisions", publié par la
Commission Mondiale des Barrages le 16 novembre 2000 méritent d’être relayées, en ce qu’il a joué,
pendant au moins une décennie, un rôle déterminant pour freiner la frénésie de la Banque mondiale dans
le financement des grands barrages.
L’autorité de cette étude est indiscutable. En effet, ce rapport est le fruit d’un travail sans précédent
associant les gouvernements, le secteur privé, les experts, les organisations internationales et la société
civile à un processus participatif de réflexion mondiale. Ses conclusions reposent sur l’épreuve des faits
(rappelons que la Banque mondiale a financé près de 600 barrages en 60 ans). Il constitue depuis lors la
référence à la fois en matière d’état des lieux des impacts des grands barrages, et de recommandations
pour leur mise en œuvre. Faudrait-il à présent incriminer les ONG d’effectuer un travail de sensibilisation
sur les méfaits des projets hydrauliques mégalomanes ?
Parmi les enseignements tirés des expériences du passé, le rapport de la Commission mondiale des
barrages conclut que les grands barrages n’ont pas permis d’atteindre les résultats escomptés en ce qui
concerne la production d’électricité, l’approvisionnement en eau et la maîtrise des inondations. A l’inverse,
ils ont eu de très lourdes conséquences sociales et environnementales, tandis que les efforts visant à les
atténuer sont restés vains dans l’ensemble. En particulier, le rapport épingle comme effets pervers : la
dégradation de forêts et d’habitats de la faune, de la biodiversité aquatique pour la pêche, en amont et en
aval. Les impacts sociaux ne sont également pas en reste. Les évaluations suggèrent qu’entre 40 et 80
millions de personnes ont été déplacées par les barrages, dans le monde entier. Un chiffre qui laisse
pantois. Par ailleurs, en termes de lutte contre le changement climatique, cette énergie renouvelable ne
constitue nullement une solution : les réservoirs des barrages émettent par exemple des gaz à effet de
serre, dont du méthane, lequel est libéré par la végétation qui pourrit dans les réservoirs. Or, ce gaz est
23 fois plus puissant que le CO2 en potentiel de réchauffement global.
Le débat ne s’est pas limité à ces hautes sphères. Entre-temps, au vu des impacts sociaux et
environnementaux négatifs occasionnés par ces méga-projets hydrauliques, de nombreuses voix se sont
donc logiquement élevées contre la construction de ceux-ci. Au sein des instances européennes par
exemple, la résolution du Parlement européen sur "les infrastructures de barrage dans les pays en
développement", votée en plénière le 27 septembre 2011, relaie largement ces inquiétudes exprimées. Il
en appelle ainsi à privilégier les petits barrages hydroélectriques en ce qu’ils sont plus durables et plus
viables économiquement que les grands barrages hydroélectriques. De même, "il souligne en particulier
que les solutions décentralisées et à petite échelle (systèmes micro-hydroélectriques, systèmes électriques
solaires domestiques, systèmes alimentés par l’énergie éolienne et la biomasse) tirant parti des ressources
renouvelables locales sont plus indiquées dans les régions rurales éloignées des réseaux
d’approvisionnement centralisés" [1].
Ces inflexions dans le débat sur les énergies renouvelables sont salutaires. Elles démontrent qu’il ne suffit
pas d’être estampillé "énergie renouvelable" pour bénéficier automatiquement du label "énergie durable".
Tout dépend de l’échelle du projet. La Directive sur les énergies renouvelables, et la fixation d’un taux
obligatoire d’incorporation de 10% d’énergie renouvelable dans les transports d’ici 2020, en constitue un
autre exemple éloquent. En donnant un coup de fouet à l’essor des agrocarburants pour répondre aux
besoins insatiables d’énergie pour le transport, cette "énergie renouvelable" développée au moyen de
l’expansion de monocultures industrielles, aura paradoxalement généré des effets sociaux et
environnementaux pervers en cascade ici et ailleurs. De fil en aiguille, la ruée vers les terres agricoles
dans les pays en développement accroît la pression sur la déforestation. De même, elle engendre de
l’insécurité alimentaire, en ce qu’elle provoque la volatilité des prix agricoles, l’envol des prix alimentaires,
la fragilisation de l’agriculture paysanne et la spéculation foncière, qui peut dégénérer en violation des
droits des populations indigènes, voire à les priver de leur moyens de subsistance. Ces deux exemples
suffisent, à eux seuls, à démontrer en quoi le remède peut parfois s’avérer pire que le mal, dès lors qu’il
est conçu dans le format XXL. En conclusion : pour être "soutenable", il ne suffit pas qu’une énergie soit
"renouvelable". Encore faut-il la concevoir à une échelle décentralisée et humaine, pour être
authentiquement écologique et répondre aux besoins locaux en énergie de la population.
Une position de Inès Trépant, politologue et membre du Grappe asbl
Notes
[1] Résolution du Parlement européen sur "Infrastructures de barrage dans les pays en
développement", mardi 27 septembre 2011, paragraphe 31.