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Le rôle préconstituant des comités d’experts BAPTISTE JAVARY Doctorant à l’Université Paris Ouest – Nanterre-La Défense, membre du CRDP L ongtemps classé parmi « les visiteurs du soir », l’expert occupe aujourd’hui une place bien visible. Les rapports et les comités d’experts sollicités par le pouvoir politique se sont multipliés ces dernières années.1 Le droit constitutionnel n’échappe pas à cette tendance. Le recours aux experts est désormais fréquent, officialisé, voire constitué sous la forme d’un comité dès qu’il s’agit d’écrire ou de réécrire la Constitution. L’expertise constitutionnelle a en effet deux objets différents. Il faut distinguer les comités « fondateurs », qui ont pour mission de proposer un projet de nouvelle Constitution, des comités « réformistes » chargés de réfléchir à une modernisation ou une rénovation du texte existant. Seuls ces derniers font l’objet de la présente étude. Le terme « comité » trouve de nombreuses résonances dans l’histoire constitutionnelle française. La rédaction de la Constitution de 1848 fut confiée à une « commission de la Constitution » composée de 18 membres désignés par l’Assemblée constituante. On retrouve également la trace d’une telle commission dans le processus d’élaboration de la Constitution de 1946. Le doyen Vedel rappelle dans son Manuel élémentaire de droit constitutionnel que le projet « a été préparé par une commission de la Constitution dans laquelle les partis étaient représentés au prorata de leur importance politique 2». La nature de ces différents comités est éminemment politique. En effet, ils sont majoritairement composés de parlementaires et non d’experts mobilisés en raison de leurs compétences en droit constitutionnel. Le recours à l’expertise constitutionnelle est relativement récent. On retrouve la trace d’experts en droit constitutionnel au sein du Comité Général D’Études de la Résistance (CGE). Créé par Jean Moulin en juillet 1942, ce groupe de neuf experts Pour une analyse de cette tendance voir notamment : L. DUMOULIN, S. LA BRANCHE, C. ROBERT et P WARIN (dir.), Le recours aux experts : raisons et usages politiques, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2005, 479 p. 1 G. VEDEL, Manuel élémentaire de droit constitutionnel, réédition présentée par Guy Carcassonne et Olivier Duhamel, Paris, Dalloz, 2002, p. 20. 2 © Jurisdoctoria n° 10, 2013 178 Baptiste Javary est chargé de conseiller la Résistance sur les premières mesures d’ordres juridique et politique qui seront à prendre à la Libération3. Il prépare notamment un projet de Constitution, partiellement rédigé par Michel Debré, dans lequel on trouve la plupart des innovations de la Ve République. Le projet refait surface en 1958 lorsque Michel Debré, alors Garde des Sceaux, réunit au mois de juin un groupe de travail chargé de présenter au gouvernement un projet de Constitution4. Ce groupe de travail officieux a joué un rôle considérable dans l’élaboration des institutions de la Ve République5. Le projet est ensuite soumis à l’examen d’un comité consultatif constitutionnel composé de membres du Parlement et de personnalités choisies par le gouvernement. La compétence de ce comité est simplement consultative. Il donne son avis sur le projet, formule des recommandations, mais ne peut en aucun cas l’amender. Ses conclusions, publiées au journal officiel6, ne lient pas le gouvernement qui conserve l’entière maîtrise du processus constituant jusqu’au référendum du 28 septembre qui se conclut par l’adoption de la Constitution du 4 octobre 1958. L’expertise constitutionnelle se diffuse également dans de nombreux pays. L’Afghanistan en 20047, ou plus récemment la Tunisie8 ont fait appel à un comité d’experts pour rédiger une nouvelle Constitution. Si l’expertise est bien marquée dans ces derniers comités, leur mission porte avant tout sur l’écriture d’une nouvelle Pour une étude détaillée de ce comité, voir D. DE BELLSCIZE, « Le comité d’étude de Résistance », Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, juillet 1975, n° 99, pp. 1-24. 3 Une part importante des travaux du groupe de travail réuni à partir du 12 juin 1958 a été publié dans : Comité national chargé de la publication des travaux préparatoires des institutions de la Ve République, Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, volume 1 : Histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, Paris, La Documentation française, 1987, pp. 241 et s. 4 Le Professeur Ardant considère en effet que « la Constitution est l’œuvre de groupes d’experts plus que de représentants de la nation. Son élaboration s’est effectuée largement en secret et dans une certaine indifférence de l’opinion publique plus occupée par les vacances et préoccupée par la guerre d’Algérie », in Ph. ARDANT, Institutions politiques et droit constitutionnel, 13ème édition, Paris, LGDJ, 2001, p. 172. 5 Avis du Comité consultatif constitutionnel du 14 août 1958, JORF du 20 août 1958, pp. 7739-7751. Voir les travaux du comité publiés dans : Comité national chargé de la publication des travaux préparatoires des institutions de la Ve République, Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, volume 2 : Le Comité consultatif constitutionnel, de l’avant-projet du 29 juillet 1958 au projet du 21 août 1958, Paris, La Documentation française, 1988, 787 p. 6 Sur le rôle de l’expertise constitutionnelle dans les États en transition, on conseillera la lecture du témoignage du Professeur Guy Carcassonne sur son expérience en Afghanistan, en Estonie ou au Kazakhstan ; G. CARCASSONNE, « Militant de la démocratie », Critique internationale, 2004/3, n° 24, pp. 177-192. 7 En avril 2013, l’Assemblée nationale constituante (ANC) tunisienne a sollicité un groupe d’experts en droit public qui a rendu un avis négatif sur le projet de nouvelle Constitution. 8 © Jurisdoctoria n° 10, 2013 179 Le rôle préconstituant des comités d’experts Constitution parce que le contexte institutionnel le commandait expressément, et non sur des propositions de réformes formulées par l’exécutif dans un contexte de relative stabilité constitutionnelle. D’autres pays comme l’Allemagne sur des questions environnementales9 ou encore l’Égypte10 au sortir de la Révolution ont sollicité l’avis d’un comité sur une révision de la Constitution. Mais la France se distingue assez nettement par son utilisation récurrente des comités d’experts en matière constitutionnelle. Sans compter la commission Jospin, on peut en effet recenser pas moins de quatre comités : le comité consultatif pour la révision de la Constitution présidé par le doyen Georges Vedel de 1993, le comité de réflexion sur le statut pénal du chef de l’État présidé par le Professeur Pierre Avril en 2002, le comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République présidé par l’ancien premier ministre Édouard Balladur en 2007, et le comité de réflexion sur le préambule de la Constitution présidé par Mme Simone Veil11. Le comité Vedel constitue le premier véritable groupe d’experts en matière constitutionnelle. Comme le rappellent Francis Hamon et Michel Troper : « c’est en effet la première fois dans l’histoire constitutionnelle française qu’un projet de révision de la Constitution est confié par décret à des personnalités choisies en fonction de leurs compétences et qui, à une exception près, n’étaient titulaires d’aucun mandat politique, autrement dit à des sages12 ». Le Président Mitterrand est en effet le premier Président de la République à avoir engagé une réforme globale des institutions de la Ve République. Lorsqu’en décembre 1992, il annonce son intention de proposer une révision de la Constitution, l’urgence constitutionnelle est pour le moins relative. Le régime a fini par démontrer sa capacité à surmonter les crises. Les justifications de la réforme sont plutôt à rechercher dans le contexte politique de la fin du septennat et l’imminence d’une seconde cohabitation. En 1994, l’Allemagne a mis en place une commission commune constitutionnelle chargée de rédiger un projet insérant la protection de l’environnement dans la Loi fondamentale. Mais cette commission était composée uniquement de parlementaires et ne peut donc être considérée comme un véritable comité d’experts. 9 Le 6 février 2011, le pouvoir égyptien a décidé la création d’une commission constitutionnelle composée de politiques et de juristes, chargée de proposer des amendements à la Constitution existante. Là encore, ce comité se distingue des comités étudiés de par les conditions de sa création, largement déterminées par l’instabilité politique et constitutionnelle qui règne en Égypte suite à la révolution. 10 Dans un souci de clarté, nous désignerons ces comités par le nom de leur président(e) (pour les références complètes : cf. bibliographie p. 140). Les termes « comité » et « commissions » sont considérés comme synonymes. Nous utiliserons indifféremment le singulier pour désigner « l’outil » comité, ou le pluriel pour désigner l’ensemble des comités étudiés. 11 12 F. HAMON et M. TROPER, Droit constitutionnel, 30ème édition, Paris, LGDJ, 2006, p. 520. © Jurisdoctoria n° 10, 2013 180 Baptiste Javary Dix ans plus tard, le Président Jacques Chirac fait appel à un comité pour réfléchir à une réforme du statut pénal du chef de l’État. Institué par un décret du 4 juillet 2002, le comité présidé par le professeur Pierre Avril est chargé « de mener une réflexion sur le statut pénal du Président de la République et de faire, le cas échéant les propositions qui lui paraîtraient appropriées »13. Le comité est notamment invité à « résoudre de manière objective »14 les divergences d’interprétations du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation sur l’article 68 de la Constitution relatif au statut juridictionnel du Président de la République15. En 2007, la création à l’initiative du Président Nicolas Sarkozy du comité de rééquilibrage et de modernisation des institutions de la Ve République marque un retour à une forme d’expertise déjà éprouvée, dans la lignée du comité consultatif de 1993. Le Président de la République nouvellement élu annonce, dans un discours prononcé à Épinal le 12 juillet 2007, son intention d’initier un chantier de modernisation des institutions. Il en confie la responsabilité à un comité composé de treize membres, principalement des professeurs de droit et des personnalités du monde politique, présidé par l’ancien Premier ministre Édouard Balladur. Le décret du 18 juillet 2007 portant création du comité précise que celui-ci « est chargé d’étudier les modifications de la Constitution propres à répondre aux préoccupations du Président de la République dans la lettre annexée au présent décret »16. Le chef de l’État souhaite notamment que le comité propose des solutions aboutissant à un encadrement et à un exercice plus transparent des fonctions présidentielles et étudie les modifications nécessaires au rééquilibrage des pouvoirs en faveur du Parlement. Décret n° 2002-961 du 4 juillet 2002 portant création d’une commission chargée de mener une réflexion sur le statut pénal du Président de la République, JORF n° 156 du 6 juillet 2002, p. 11633. 13 14 Propos tenus dans la Lettre de mission du président Jacques Chirac, in Rapport du comité Avril, p. 5. Dans sa décision du 22 janvier 1999, le Conseil constitutionnel considère « qu’il résulte de l’article 68 de la Constitution que le Président de la République pour les actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions et hors les cas de haute trahison bénéficie d’une immunité. Qu’au surplus, pendant la durée de ses fonctions, sa responsabilité pénale ne peut être mise en cause que devant la Haute Cour » (décision n° 98-408 DC, Rec. p. 29) ; en revanche l’arrêt de la Cour de Cassation Breisacher du 10 octobre 2001 n’accorde pas un privilège de juridiction au Président de la République considérant que « la Haute Cour de Justice n’étant compétente que pour connaître des actes de haute trahison du Président de la République commis dans l’exercice de ses fonctions, les poursuites pour tous les autres actes devant les juridictions pénales de droit commun ne peuvent être exercées pendant la durée du mandat présidentiel, la prescription de l’action publique étant alors suspendue ». Sur ce point, voir notamment : O. JOUANJAN, « La Cour de cassation, le Conseil constitutionnel et le statut pénal du chef de l’État. À propos de l’arrêt rendu par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation le 10 octobre 2001 », RFDA, 2001, n° 6, pp. 1169-1178. 15 Décret n° 2007-1108 du 18 juillet 2007, JORF du 19 juillet 2007, p. 12158, texte n° 15 ; Rapport du comité Balladur, p. 105. 16 © Jurisdoctoria n° 10, 2013 181 Le rôle préconstituant des comités d’experts Dans la foulée du comité Balladur, le Président de la République confie à Mme Simone Veil la présidence d’un comité de réflexion sur le préambule de la Constitution. Ce comité pluraliste composé à la fois de politiques, de juristes et de membres de la société civile a été institué par un décret du 9 avril 200817. Il devait réfléchir à la nécessité d’ajouter au préambule de la Constitution des principes nouveaux afin, selon sa lettre de mission, que « sur les questions posées par la modernité, notre Constitution soit à nouveau en avance sur son temps »18. Le Président de la République proposait notamment au comité de consacrer dans le Préambule le principe de l’égal accès des hommes et des femmes aux responsabilités professionnelles, de valoriser la diversité de la société française, ou bien encore d’y ajouter de nouveaux principes comme le droit à la dignité et au respect de la vie privée. Dernier exemple en date, la création de la commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, présidée par l’ancien Premier ministre Lionel Jospin a été annoncée par François Hollande le 14 juillet 2012. La commission est notamment chargée de s’interroger sur les conditions de déroulement de l’élection présidentielle, l’assouplissement du statut pénal du chef de l’État, la fin du cumul des mandats ou encore le renforcement des règles de déontologie de la vie publique19. La commission Jospin se distingue par sa composition paritaire et relativement nouvelle, faisant notamment la part belle à une jeune génération d’universitaires. La commission a rendu son rapport au Président de la République le 9 novembre 201220. Quatre projets de loi constitutionnelle ont été déposés à l’Assemblée nationale et sont en cours de discussion21. Cette présentation générale des différents comités permet de mettre en relief leurs principales caractéristiques. Dès sa convocation, le comité est inséré dans un processus que l’on qualifiera ici de « pré-constituant ». Cette phase débute dès l’identification par l’exécutif d’une « situation problématique » 22 à l’origine de la 17 Décret n° 2008-328 du 9 avril 2008, JORF du 10 avril 2008, p. 6033 ; Rapport du comité Veil, p. 104. 18 Ibidem. Décret du 16 juillet 2012 portant création d’une commission de déontologie et de rénovation de la vie publique, JORF du 17 juillet 2012, p. 11680, texte n° 2. 19 Commission Jospin, « Pour un renouveau démocratique », Rapport de la commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, 9 novembre 2012, 131 p., disponible en ligne sur : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/124000596/0000.pdf 20 Au moment où ces lignes sont écrites (juin 2013) les quatre projets de lois portant respectivement sur le CSM (2013, n° 815), la responsabilité juridictionnelle du chef de L’État et des membres du gouvernement (2013, n° 816), les incompatibilités applicables aux membres du gouvernement et à la composition du Conseil constitutionnel (2013, n° 814) et à la démocratie sociale (2013, n° 813) sont en cours d’examen au Parlement. 21 22 J. CHEVALLIER, « L’entrée en expertise », Politix, 1996, n° 36, p. 35. © Jurisdoctoria n° 10, 2013 182 Baptiste Javary convocation du comité. Elle peut s’étendre, selon la volonté du pouvoir constituant, seul organe « doté du pouvoir de modification de la Constitution en vigueur »23, jusqu’au vote d’une loi constitutionnelle s’inspirant, à des degrés variables, des propositions du comité. Dans cet espace, le pouvoir politique encadre strictement l’action du comité au moyen des décrets qui fixent sa composition et lui attribue sa mission. Cet encadrement ne préjuge pas pour autant du résultat de l’expertise. Certains rapports ont effectivement préconisé une réforme quand d’autres se sont abstenus, mais ont proposé aux pouvoirs publics d’autres voies de modernisation. L’expert conserve ainsi une certaine indépendance malgré l’encadrement du pouvoir politique même si le résultat institutionnel de la procédure demeure inéluctablement incertain. Les comités d’expert ont ainsi connu des « fortunes diverses »24. Certains rapports « traduits » au sein des projets de loi ont donné lieu à une révision constitutionnelle comme ce fut le cas en 2008 avec le comité Balladur, quand d’autres ont été ignorés ou profondément modifiés par le constituant comme ce fut le cas pour le rapport Vedel. Le caractère fortement variable du résultat de la procédure démontre en tout état de cause que le pouvoir constituant conserve le dernier mot. Face à l’incertitude qui pèse sur leurs résultats, on peut alors se demander quel(s) profit(s) l’exécutif entend tirer d’un tel outil, et dans quelle mesure les rapports sont susceptibles d’éclairer les débats constituants dans leur ensemble. Le positionnement des comités d’experts au sein du réformisme constitutionnel est résolument marqué par une forte ambivalence. La contradiction apparente entre le monopole détenu par l’exécutif dans la formation des comités et la nécessaire indépendance dont doivent jouir les experts pour garantir la légitimité de leurs travaux font du comité un outil de légitimation réciproque du politique et de l’expertise (I). L’encadrement de l’expertise par le pouvoir politique semble a priori neutraliser les effets constituants des comités. Toutefois, le devenir de certains rapports et la qualité de l’expertise prodiguée autorisent une lecture résolument plus optimiste du rôle didactique des comités d’experts, qui conduit dès lors à une analyse ambivalente de leurs résultats (II). I – LE RECOURS AU COMITÉ, OUTIL DE LÉGITIMATION RÉCIPROQUE DU POLITIQUE ET DE L’EXPERTISE Afin de conférer à l’expertise la légitimité nécessaire pour intervenir sur un objet aussi sensible que la Constitution, le processus de formation des comités est 23 O. DUHAMEL, « Pouvoir constituant », Dictionnaire constitutionnel, Paris, PUF, 1992, p. 777. T. WIEDER, « Commissions Vedel, Avril, Balladur, des précédents aux fortunes diverses », Le Monde, 26 juillet 2012, disponible en ligne sur : http://www.lemonde.fr/politique/article/2012/07/26/commissi ons-vedel-avril-balladur-des-precedents-aux-fortunes-diverses_1738649_823448.html 24 © Jurisdoctoria n° 10, 2013 183 Le rôle préconstituant des comités d’experts structuré par une double exigence réciproque : l’expertise a pour rôle de valoriser des projets sensibles de révision constitutionnelle (1) tandis qu’en retour, le pouvoir politique s’efforce de donner au comité la légitimité et les moyens d’intervention nécessaires à la réussite de ses travaux (2). 1) Un outil de valorisation des projets « sensibles » de révision constitutionnelle Le contexte politique et institutionnel influe nécessairement sur la décision de recourir à un comité d’experts. En l’absence de risque institutionnel majeur, les justifications du recours aux comités sont à rechercher dans le contexte politique et institutionnel précédant sa mise en place. Le comité est avant tout une structure au service d’une stratégie présidentielle de légitimation d’un projet de révision constitutionnelle (a). Ce projet procède d’un diagnostic institutionnel subjectif détaillé par l’exécutif dans la lettre de mission qu’il adresse au comité (b). a) Une structure au service d’une stratégie présidentielle de légitimation d’un projet de réforme constitutionnelle En période de transition constitutionnelle, l’instabilité politique et institutionnelle commande le recours à une instance technique et objective capable de proposer un texte de sortie de crise. A contrario, dans les cas des comités étudiés, l’initiative relève uniquement du pouvoir discrétionnaire de l’exécutif et intervient dans un contexte de relative stabilité constitutionnelle. La raison d’être de l’expertise est donc à rechercher à la fois dans l’analyse de la situation politique et dans les caractéristiques de la révision pour laquelle celle-ci est sollicitée. Le recours aux comités d’experts apparaît ainsi déterminé, pour reprendre l’expression d’Olivier Passelecq, « par une double série de causes : des causes lointaines, qui relèvent du débat permanent sur les institutions, et des causes immédiates qui tiennent à des projets précis »25. La mise en exergue de ces causes, à la fois politiques et institutionnelles, sert de justification à la mise en œuvre d’une révision constitutionnelle qui, du fait de la grande sensibilité de son objet, nécessite, selon le pouvoir politique, l’intervention d’un comité d’experts. En l’absence de toute obligation juridique de recourir à l’expertise, on peut considérer à la suite de Yann Saccucci, qu’il n’existe a priori « aucun critère ni aucun indice permettant d’identifier s’il y aura ou non création d’un comité »26. On peut cependant répertorier certaines conjonctures propices à la sollicitation d’un comité d’experts. O. PASSELECQ, « La philosophie du rapport Vedel : une certaine idée de la Vème République », RFDC, 1993, n° 14, p. 227. Bien que l’auteur exprime cette idée à propos du comité Vedel, elle nous semble pouvoir s’appliquer à l’ensemble des comités constitutionnels étudiés. 25 Y. SACCUCCI, « Du recours aux comités d’experts en matière constitutionnelle », Politeia, 2009, n° 15, p. 183. 26 © Jurisdoctoria n° 10, 2013 184 Baptiste Javary Le point commun de toutes les révisions faisant intervenir un comité réside a priori dans le caractère complexe ou controversé des révisions envisagées. En effet, toutes les questions sur lesquelles les comités sont consultés sont particulièrement sensibles, notamment du point de vue politique, et font l’objet d’un large débat dans l’opinion qui justifie le recours à une instance neutre qui soit en mesure de dépasser les clivages partisans27. Sans ignorer l’importance des questions constitutionnelles, celles-ci passent en quelque sorte au second plan. Le recours à l’expertise, par sa triple condition d’extériorité, de neutralité et de technicité constitue un outil utile au pouvoir politique pour légitimer la mise en œuvre d’un projet de révision constitutionnelle particulièrement controversée. Au-delà des aspects juridiques jamais absents, mais secondaires, le recours au comité d’experts sert d’abord à soutenir autant qu’à légitimer la nécessité de la révision constitutionnelle envisagée. Les considérations politiques qui président à la formation des comités ne semblent toutefois pas parasiter la mission des experts. Le Doyen Vedel estimait que « la règle du jeu était que le pouvoir politique dise à quoi il fallait réfléchir ; elle interdisait de lui demander quelles attentes non officiellement exprimées sous-tendaient les interrogations formulées »28. Une telle position semble toutefois devoir être nuancée s’agissant des comités institués dans la foulée de l’élection présidentielle, lesquels ne peuvent raisonnablement faire abstraction des intentions exprimées par le candidat élu qui les a mandatés29. Mais en tout état de cause, le rôle des experts demeure d’étudier les modalités de transcription au niveau constitutionnel du projet défini par l’exécutif. Ainsi, l’expertise « comitologique » est à la fois mobilisée de manière conjoncturelle, mais est aussi finalisée en fonction des intentions constitutionnelles du pouvoir. b) Une initiative fondée sur un diagnostic institutionnel subjectif Si la nécessité de la révision envisagée procède d’éléments conjoncturels dont la nature est largement politique, la mission confiée au comité demeure éminemment juridique. Au travers des lettres de missions, l’exécutif soumet une série d’interrogations légitimes auxquelles le comité est chargé d’apporter une réponse La question du statut pénal du chef de l’État était particulièrement sensible en 2002 alors que le nom du président Jacques Chirac était cité dans plusieurs affaires datant de l’époque où ce dernier était Maire de Paris. De même, les questions techniques, l’étendue de la révision envisagée ou encore l’évolution des droits fondamentaux nécessitaient également selon l’exécutif l’intervention d’un comité d’experts. 27 G. VEDEL, « Réformer les institutions... Regard rétrospectif sur deux Commissions », RFSP, 1997, n° 4, p. 317. 29 Lors de son allocution du 16 juillet 2012, jour de l’installation de la commission, Lionel Jospin affirmait « qu’il prendrait naturellement en compte, et la commission aussi d’une certaine façon, les engagements qui étaient ceux du président lorsqu’il était au rendez-vous des Français ». 28 © Jurisdoctoria n° 10, 2013 Le rôle préconstituant des comités d’experts 185 argumentée. L’ensemble de ces questions encadre l’action des comités en amont du processus préconstituant. Yann Saccucci constate ainsi que « de manière générale, il semble que le degré d’intensité de la contrainte qui pèse sur les comités est proportionnel au degré de généralité de leur mission ». Lorsqu’un comité est sollicité sur une question unique, sa marge de manœuvre apparaît plus grande. En revanche, lorsque l’objet de la révision est vaste, le caractère consultatif du comité est plus prononcé. Le Président de la République oriente alors davantage l’action du comité en lui suggérant explicitement les modifications qu’il envisage d’inscrire dans la Constitution. S’agissant des comités Avril, Balladur et Jospin, les lettres de mission sont véritablement directives. En effet, comme le souligne Francis Hamon, « sur la plupart des points le Président ne se borne pas à soulever un problème, mais suggère une solution, même quand il ne l’indique pas clairement » 30. La finalité politique du projet de l’exécutif est d’ailleurs clairement affichée s’agissant des comités généraux, les experts étant explicitement invités à réfléchir aux moyens d’adapter la Constitution aux exigences exprimées par le chef de l’État31. En revanche, lorsque la question est plus précise ou plus sensible, le Président fait alors preuve d’une certaine retenue. Jacques Chirac ne suggère pas de solution pour régler la question du statut pénal du chef de l’État tout comme Nicolas Sarkozy ne soumet au comité Veil qu’un ensemble de questions qu’il souhaiterait voir éclaircies32. Mais la mainmise de l’exécutif sur la mission du comité empêche résolument toute insertion de l’expertise au sein du processus constituant. Si cet encadrement demeure essentiel pour garantir la légitimité des comités, les décrets présidentiels laissent néanmoins aux experts la liberté de formuler toute recommandation qu’ils jugeraient utile. Cette liberté apparaît cependant très restreinte dès lors que les comités sont contraints de respecter les principes généraux de la Ve République33. Elle peut cependant se révéler précieuse pour le comité qui peut ainsi débattre de toute question qui lui semble devoir être éclaircie. Si les experts conservent ainsi une certaine marge de manœuvre, le pouvoir politique dispose néanmoins par le biais F. HAMON, « Du comité Vedel au comité Balladur. Permanence et évolution des grands thèmes du réformisme constitutionnel », Regards sur l’actualité, 2009, n° 339, p. 38. 30 Les décrets instituant le comité Balladur et la commission Jospin indiquent explicitement que le comité « est chargé d’étudier les modifications de la Constitution et des textes qui la complètent propres à répondre aux préoccupations exprimées par le Président de la République dans la lettre annexée au présent décret ». 31 Nicolas Sarkozy reconnaît en effet que « la tâche est délicate, elle exige la recherche d’un consensus politique », dans la Lettre de mission du comité Veil, in Rapport du comité Veil, p. 106. 32 En effet, tous les comités avaient pour contrainte de respecter les « données fondamentales » de la Ve République, répertoriées dans l’introduction du Rapport du comité Vedel, soit « le mode d’élection et le rôle du chef de l’État, la fonction de premier ministre, la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée, le bicamérisme différencié, le contrôle de constitutionnalité des lois » (Rapport du comité Vedel, p. 24). 33 © Jurisdoctoria n° 10, 2013 186 Baptiste Javary des lettres de missions, d’un pouvoir d’encadrement quasi absolu. Ce pouvoir d’encadrement est doublé d’un pouvoir de légitimation du Président de la République qui doit s’assurer de doter les comités d’une pleine légitimité fonctionnelle. 2) Un outil d’expertise légitimé par le politique Comme toute stratégie, le recours à un comité d’expert ne peut se révéler payant que s’il est entouré de certaines garanties nécessaires à son succès. La composition des comités et les conditions dans lesquelles il élabore ses propositions sont deux éléments essentiels pour aboutir à la production d’un rapport conforme aux intentions présidentielles. Le Président de la République se porte ainsi garant de la légitimité sociologique et fonctionnelle des comités. Il dispose à cet effet de plusieurs leviers que sont la composition des comités – qui doit être indiscutable (a) – et la garantie d’une relative liberté d’organisation (b). a) Par une composition indiscutable La composition des comités est un élément déterminant du processus de légitimation des comités mené par l’exécutif. En effet, si le comité est appréhendé comme une entité globale, il demeure un agrégat de personnalités dont les opinions politiques, constitutionnelles, et dont l’expérience voire le tempérament sont nécessairement pris en compte dans la formation des comités. La liberté de choix de l’exécutif et la grande diversité des experts sollicités rend toutefois difficile une définition unique de l’expert en matière constitutionnelle. On considérera, face à la diversité des membres appelés à siéger dans les comités, que la nomination par le pouvoir politique légitime à elle seule la présence de telle ou telle personnalité et lui confère de fait la qualité d’expert. Cette liberté de composition n’est pas sans risque pour l’exécutif. Certes, elle lui offre a priori l’opportunité de choisir des personnalités dont les opinions sont conformes à son projet politique. Mais la qualité de ces experts doit s’avérer indiscutable tant sur le plan éthique que technique pour conférer une pleine légitimité au rapport. La composition des comités relève donc d’un « savant dosage entre expérience et médiatisation »34 mené par l’exécutif en fonction de ses attentes. Il est ainsi frappant de constater la grande diversité des experts mandatés par l’exécutif. On peut toutefois relever certaines variables sociologiques permettant de définir certains traits caractéristiques de l’expert en X. ROBERT, « Interrogations sur le rôle des commissions. Questions à Jean-Michel Blanquer, Dominique Chagnollaud, Ferdinand Mélin-Soucramanien, Jacques Robert, Frédéric Rouvillois, Dominique Turpin », dossier spécial : Statut pénal du chef de l’État, RDP, vol. 119, 2003, n° 1, pp. 61-110. 34 © Jurisdoctoria n° 10, 2013 187 Le rôle préconstituant des comités d’experts matière constitutionnelle. Comme le relève Yann Saccucci, « la composition des comités oscille entre la technicité des membres, leur scientificité et s’agissant du droit constitutionnel, la présence logique de personnalités ayant des liens plus ou moins étroits avec le monde politique »35. On peut recenser quatre grandes catégories parmi lesquelles le commanditaire sélectionne les membres des comités en fonction de la nature de l’expertise souhaitée. Les comités sont ainsi systématiquement composés de membres du personnel politique, de membres de la doctrine juridique et notamment des constitutionnalistes, de praticiens du droit et enfin de membres de la société civile. Si cette catégorisation a le mérite de la clarté, elle ne doit pas cacher le fait que certains membres peuvent occuper plusieurs fonctions36. La composition sera ainsi mise en avant par le Président de la République dans la mesure où elle est un élément fondamental pour assurer la crédibilité du rapport, mais également parce qu’elle structure l’expertise conformément à la lettre de mission. Prenant l’exemple du comité Balladur, Xavier Magnon estime que « la composition est significative de ce que le pouvoir politique semble attendre de l’expert en droit constitutionnel37 ». Ce constat nous semble toutefois pouvoir s’appliquer à l’ensemble des comités étudiés. Il apparaît que certains types d’experts sont privilégiés en fonction de la mission du comité. Les comités sollicités sur des questions constitutionnelles sont ainsi majoritairement constitués de professeurs de droit ou de politiques tandis que le comité Veil était lui plus ouvert à des membres de la société civile. Si la composition des comités varie sensiblement en fonction de l’objet de sa mission, l’enjeu essentiel pour le pouvoir politique est d’assurer la crédibilité et la légitimité des experts vis-à-vis du constituant comme de l’opinion publique38. Reste ensuite au Président de la République à accorder aux sages des moyens d’expertise suffisants pour leur permettre de mener leurs travaux dans une relative indépendance. b) Par la garantie d’une relative liberté d’organisation des travaux Si l’expertise constitutionnelle officielle, commandée par les plus hautes autorités de l’État, ne peut se départir de certaines pressions politiques, il apparaît nécessaire, pour assurer la pleine légitimité de l’expertise, que le comité bénéficie 35 Y. SACCUCCI, « Du recours aux comités d’experts en matière constitutionnelle », op. cit., p. 191. La dualité fonctionnelle des membres des comités est relativement marquée, certains experts exerçant ou ayant exercé des responsabilités politiques comme élu ou comme membre de cabinet. 36 X. MAGNON, « La composition du comité Balladur, brèves réflexions sur l’expertise en matière constitutionnelle », RFDC, 2008, Hors-Série n° 2, p. 42. 37 Cette seconde opération de légitimation a semble-t-il fonctionné si l’on se fie au jugement de la presse qui attribue aux experts le qualificatif de « sages ». Voir notamment à propos du comité Avril : « M. Chirac confie son immunité à douze “ sages ” qu’il a nommés », Le Monde, 7 juillet 2002 ; et à propos du comité Balladur : « Treize Sages pour réformer la République », Le Monde, 18 juillet 2007. 38 © Jurisdoctoria n° 10, 2013 188 Baptiste Javary d’une entière indépendance d’esprit qui lui permette d’exercer librement son « devoir d’ingratitude »39 à l’égard du système institutionnel et de ses acteurs. Le Président de la République prend ainsi soin de doter le comité de toutes les garanties matérielles et fonctionnelles nécessaires à la production d’un rapport de qualité qui soit conforme à la lettre de mission du comité. Les décrets portant création des comités comportent les premiers éléments de cet encadrement matériel et fonctionnel de l’expertise. Tous indiquent par exemple la date à laquelle le rapport devra être rendu. Cette durée est fortement variable d’un comité à l’autre et n’est pas nécessairement fonction de l’ampleur ou de la complexité de la mission confiée au comité. Ainsi, les comités Vedel et Balladur se sont réunis pendant deux mois pour une réforme globale des institutions alors que le comité Avril a travaillé pendant près de six moins sur la seule question du statut juridictionnel du chef de l’État. Si la fixation du temps imparti à l’expertise répond en grande partie à des impératifs politiques, elle influe nécessairement sur le contenu et les conditions de travail des comités. À l’intérieur de ce cadre temporel, le comité bénéficie d’une relative indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics pour organiser ses travaux. Le mode de fonctionnement des comités relève du choix de leurs membres et se révèle d’ailleurs assez différent d’un comité à l’autre. Dans le cas du comité Vedel, l’essentiel du travail a été divisé en sous-groupes tandis que les autres comités ont majoritairement délibéré en séance plénière40. Le débat en séance s’effectue à partir du travail des rapporteurs dont l’importance et le nombre se sont accrus au fil des comités41. Les membres des comités viennent armés d’un certain nombre d’éléments relatifs à l’histoire constitutionnelle ou au droit comparé et peuvent recourir à des auditions. Cette faculté a été diversement utilisée par les comités. Les travaux du comité Vedel comme ceux du comité Jospin se sont déroulés dans un huis clos total tandis que le Selon l’expression employée notamment par Robert Badinter pour qualifier l’attitude que doivent avoir les juges constitutionnels à l’égard de ceux qui les nomment (C. JAKUBYSZYN, « Le Conseil constitutionnel, plus si sage », Le Monde, 15 novembre 2007). 39 Olivier Passelecq recense en effet au sein du comité Vedel, une dizaine de groupes de travail structurés par thème : la Haute Cour, le Conseil Supérieur de la Magistrature, le référendum, le Conseil constitutionnel, les rapports entre le Président et le Gouvernement, le Parlement, les autorités administratives indépendantes, les collectivités territoriales et le budget social de la nation ; voir O. PASSELECQ, « La philosophie du rapport Vedel », op. cit., p. 271. S’agissant du comité Balladur, Olivier Duhamel révèle « qu’il a bien eu un groupe clandestin de résistance, qui n’apparaissait nulle part, composé de professeurs de droit particulièrement intéressés à la question de l’exception d’inconstitutionnalité », mais l’essentiel des travaux s’est déroulé en séance plénière ; voir O. DUHAMEL, « Du comité Vedel à la commission Balladur », RFDC, 2008, Hors-Série n° 2, p. 13. 40 En effet, alors que le comité Vedel ne comptait qu’un seul rapporteur issu du Conseil d’État, le comité Balladur en comptait trois et la commission Jospin six, en plus du rapporteur général, venus du Conseil d’État et de l’administration de l’Assemblée nationale. 41 © Jurisdoctoria n° 10, 2013 189 Le rôle préconstituant des comités d’experts comité Balladur a procédé à 27 heures d’auditions retransmises par la chaîne parlementaire. Le comité Avril et le comité Veil ont quant à eux auditionné à huis clos un certain nombre de personnalités françaises et étrangères. Ces auditions sont significatives de la volonté d’ouverture des comités. La consultation des pouvoirs constitués, premiers destinataires de la révision envisagée, renforce ainsi la légitimité et la crédibilité de leurs travaux. Au terme de ce processus de légitimation, le pouvoir exécutif doit s’assurer d’avoir doté le comité de l’ensemble des garanties nécessaires à la production d’un rapport conforme à ses intentions. La capacité d’innovation des comités reste fortement conditionnée aux attentes de l’exécutif. Elle est concentrée autour d’un seul objectif qui est l’adaptation de la Constitution à un projet politique précis. Selon le professeur Rouvilllois, « la commission est du point de vue politique au moins contrainte de faire ce que l’on veut qu’elle fasse étant donné qu’elle est strictement encadrée par le politique qui décrète sa naissance et prononce son décès. Les travaux sont ainsi voués à la corbeille à papier s’ils déplaisent au commanditaire42 ». Si le pouvoir politique structure l’action des comités en aval de l’expertise, il encadre également les hypothétiques effets constituants du rapport dont l’avenir reste subordonné à l’appréciation souveraine des acteurs du pouvoir constituant. Les membres du comité sont d’ailleurs tout à fait conscients de la grande incertitude qui pèse sur l’avenir de leur rapport, comme le concède Guy Braibant, membre de la commission Vedel : « il fallait faire “ comme si ” (pour reprendre la formule célèbre d’Emmanuel Kant) nous devions aboutir à un consensus réaliste ; et, en cas d’échec, toujours possible sur des sujets aussi délicats, nous aurions la satisfaction de laisser un corpus de réflexions utiles, qui pourrait servir plus tard »43. La qualité de leurs rapports laisse en effet espérer que les comités ne constituent pas seulement une aide à la décision publique à un moment donné, mais qu’ils demeurent une source de réflexion qui se diffuse au-delà du strict cadre constituant. D’où une lecture nécessairement ambivalente des résultats des comités. II – L’AMBIVALENCE DES RÉSULTATS DES COMITÉS D’EXPERTS La remise du rapport ouvre le deuxième temps de la phase préconstituante. Le rapport formalise le consensus trouvé par les experts autour des propositions suggérées par l’exécutif. L’avenir immédiat des propositions se trouve désormais lié à la décision du pouvoir exécutif de déposer un projet de loi inspiré des propositions du comité. L’encadrement légitime des effets constituants immédiats des comités d’experts rend fatalement aléatoire l’impact des rapports sur le processus 42 43 Selon Frédéric Rouvillois, in X. ROBERT, « Interrogations sur le rôle des commissions », op. cit., p. 67. G. BRAIBANT, « Les commissions Vedel », RFDA, 2002, n° 2, p. 214. © Jurisdoctoria n° 10, 2013 190 Baptiste Javary constituant (1). Cependant, les résultats des comités ne sauraient uniquement s’apprécier au degré de transcription du rapport au sein d’une loi constitutionnelle. Les propositions du comité et leurs justifications, qui demeurent les seuls résultats tangibles de l’expertise, sont souvent appelées à se diffuser au-delà du cadre et des objectifs pour lesquels elles étaient initialement commandées. Aussi, une seconde lecture tout aussi incertaine mais résolument plus optimiste des résultats des comités d’experts montre que le rapport transcende en réalité le strict cadre politique de la révision pour laquelle il était initialement commandé (2). 1) Des effets constituants immédiats strictement encadrés par le politique L’encadrement des comités d’expert par le politique se poursuit ainsi en aval de l’expertise par l’intervention des acteurs légitimes du pouvoir constituant. La décision de recourir à un comité, comme celle de poursuivre le travail préconstituant, est largement conditionnée par des variables qui dépassent le strict champ de l’ingénierie constitutionnelle. L’initiative de la révision relève du pouvoir discrétionnaire du Président de la République en fonction de la situation politique44. Les hypothétiques effets constituants des comités restent soumis à l’examen scrupuleux des parlementaires qui demeurent les acteurs légitimes du pouvoir constituant45. Le rôle préconstituant des comités est donc inéluctablement éphémère (a) car soumis à la volonté des détenteurs du pouvoir constituant qui conservent un ascendant légitime sur les comités (b). a) Un rôle préconstituant éphémère La remise du rapport aboutit de fait à la mise en sommeil du comité. Nul ne peut préjuger de la décision qui sera prise par le Président de la République quand bien même celui-ci affiche sa volonté de transcrire les propositions du comité au sein d’un projet de loi constitutionnelle46. Si le dépôt d’un texte constitue a priori le prolongement naturel des travaux du comité, il n’existe aucun indice permettant de déterminer si le rapport bénéficiera ou non d’une traduction normative. On peut Au-delà du bien-fondé des mesures proposées, la priorité de l’exécutif (la réunion des 3/5èmes du Congrès nécessaire à l’adoption de la réforme) reste éminemment politique. 44 Dans le cadre des réformes étudiées, l’exécutif a toujours préféré s’en remettre au pouvoir constituant dérivé, sans que l’hypothèse d’un référendum suite au travaux d’un comité ne puisse théoriquement être écartée. 45 Ainsi, avant même de connaître le contenu du rapport, le président Mitterrand avait clairement affirmé, dans la Lettre de mission du comité Vedel, « qu’au vu des conclusions du comité [il] saisirai[t] le Parlement d’un projet de loi de révision de la Constitution ». Le Président Sarkozy affiche la même détermination dans sa lettre adressée au comité Balladur dans laquelle il affirme que « [son] objectif est de parvenir, d’ici janvier prochain, à une profonde réforme de nos institutions ». 46 © Jurisdoctoria n° 10, 2013 191 Le rôle préconstituant des comités d’experts néanmoins constater que chaque fois qu’un comité a fait des propositions conformes à sa lettre de mission, son rapport a été suivi au moins du dépôt d’un texte, et dans certains cas d’une révision constitutionnelle47. Un tel constat n’est pas étonnant au vu du soin avec lequel le Président de la République structure les travaux du comité en amont du processus préconstituant. La réception d’un rapport conforme au cadre initial constitue une première victoire pour le Président de la République qui voit ainsi son projet être adoubé par les experts. La conformité du rapport avec les objectifs présidentiels assure naturellement un avenir plus certain à certaines propositions. Cependant, une trop forte adéquation du rapport avec la lettre de mission peut soulever certaines critiques sur l’impartialité du comité, accusé alors de se plier à la volonté présidentielle48. Aussi, aucun des comités étudiés n’a approuvé l’ensemble des solutions initialement préconisées par son commanditaire. L’exécutif se trouve à chaque fois contraint d’opérer une sélection des propositions, ce qui permet de réfuter une nouvelle fois toute idée d’une intégration du comité au sein du processus constituant. Le pouvoir politique n’est en aucun cas lié par les propositions du comité qu’il a lui-même institué. Et même lorsque le comité ne préconise pas ou peu de modifications, comme ce fut le cas pour le rapport Veil, l’exécutif peut toujours s’appuyer sur la qualité du rapport pour justifier son abstention et éviter ainsi toute critique sur la nécessité du recours à un comité d’experts. En effet, comme l’affirme fort justement Yann Saccucci, « là où les comités étaient présentés comme des outils indispensables, ils sont subitement relayés à leur rôle de simple expertise […] il est frappant de constater que, quel que soit le sort qui est fait aux rapports des comités, le pouvoir politique aura toujours la possibilité de trouver des issues favorables »49. L’absence de tout lien direct entre le pouvoir politique et les comités en aval de l’expertise est aussi un gage de la légitimité et de la liberté de proposition des comités d’experts qui se trouvent ainsi cantonnés à leur rôle de simple expertise. Le fait que les experts ne disposent pas du dernier mot leur offre paradoxalement une certaine Les comités ont connu des fortunes diverses. Le rapport Vedel a abouti au dépôt de deux projets de loi, l’un sur relatif à l’organisation des pouvoirs publics, l’autre au Conseil Supérieur de la Magistrature et à l’instauration d’une Cour de Justice de la République. Seul le second projet de loi fut inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée par la nouvelle majorité. Il donna lieu, dans une version fortement remaniée, à la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993. À la suite du Rapport du comité Avril, le gouvernement reprend l’essentiel des propositions de la commission et dépose un projet de loi constitutionnelle le 3 juillet 2003 qui n’est finalement adopté par le Congrès que le 19 février 2007. Si le comité Balladur débouche finalement sur la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2007, le président Nicolas Sarkozy ne donnera finalement aucune suite au rapport du comité Veil. 47 Par exemple, voir J.-B. DE MONTVALON, « Le comité Balladur se plie à la volonté de M. Sarkozy », Le Monde, 14 octobre 2007. 48 49 Y. SACCUCCI, « Du recours aux comités d’experts en matière constitutionnelle », op. cit., p. 195. © Jurisdoctoria n° 10, 2013 192 Baptiste Javary liberté de proposition, comme l’affirme le Professeur Denys de Bechillon à propos du comité Balladur : « nous étions tout à fait persuadés qu’un pourcentage important de nos propositions ne serait pas retenu […] au demeurant l’absence de majorité constitutionnelle préconstituée a contribué à notre créativité et à notre liberté au sein du comité50 ». Les experts ne cherchent pas à acquérir un pouvoir décisionnaire sur la révision constitutionnelle. Leur rôle se limite à répondre de la façon la plus claire et la plus libre possible aux interrogations du Président de la République. La responsabilité de la mise en œuvre – et de la réussite – du processus constituant incombe entièrement à l’exécutif, chargé de proposer et de défendre un éventuel projet de loi devant le Parlement avant sa soumission au Congrès. On en revient ainsi à la procédure classique de révision constitutionnelle. Mais le comité ne disparaît pas pour autant de la procédure préconstituante. Le rapport est en quelque sorte relayé en périphérie de la procédure. Il imprègne dès sa publication l’ensemble du débat préconstituant notamment par la voie de la presse et des travaux parlementaires, tout en laissant toute sa place au débat démocratique entre les acteurs légitimes du pouvoir constituant. b) L’ascendant légitime des acteurs du pouvoir constituant Le second temps de la phase préconstituante se poursuit par une séquence de sélection des propositions, d’abord par le Président de la République puis par le Parlement à qui il revient de voter la loi en termes identiques avant l’intervention du pouvoir constituant. Le contenu d’un projet de loi présenté par l’exécutif suite aux conclusions d’un comité fournit un nouvel exemple de la dimension stratégique du recours à l’expertise. À la lecture de l’exposé des motifs des différents projets de loi, on peut distinguer plusieurs variables qui influent sur la sélection présidentielle : la cohérence des propositions avec le projet présidentiel, les attentes de l’opinion et le contexte politique au moment de la révision sont les principales données prises en compte dans la rédaction des projets de loi. L’expertise est explicitement mise en avant pour justifier la nécessité de la révision51. L’utilisation stratégique des conclusions des experts est plus au moins récurrente selon les comités et la nature des propositions. La cohérence des propositions avec les intentions constitutionnelles du pouvoir demeure le premier critère de sélection des propositions52. Mais l’exécutif ne Propos de Denys de Béchillon ; O. DUHAMEL, « Du comité Vedel à la commission Balladur », op. cit., p. 17. 50 Le comité Avril, comme le comité Balladur, est ainsi explicitement cité dans l’exposé du projet de loi consécutif à leurs travaux, et par le gouvernement lors de la discussion sur le texte. 51 Ainsi, sur la question du nombre de mandats présidentiels, Nicolas Sarkozy est allé plus loin que le comité en souhaitant, « conformément aux engagements de la campagne présidentielle, et alors même que le Comité ne l’a pas retenu […] que le nombre de mandats successifs d’un même Président de la 52 © Jurisdoctoria n° 10, 2013 Le rôle préconstituant des comités d’experts 193 peut cependant pas faire totalement abstraction du verdict des experts. Des suggestions présidentielles, présentes dans la lettre de mission, n’ont ainsi pas été reprises suite à l’avis défavorable du comité53. L’expertise des comités a également un impact plus prononcé dans le cas de dispositions plus techniques ou plus sensibles. C’est notamment le cas pour le projet de loi relatif au statut pénal du chef de l’État. L’adéquation entre les propositions de la commission Avril et les dispositions du projet de loi est explicitement mise en avant dans l’exposé des motifs du projet de loi. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la première version du projet de loi déposé en 2003 reprend mot pour mot les propositions de la commission. Cette reprise mécanique des propositions est d’ailleurs clairement assumée par l’exécutif54. Mais le choix présidentiel ne semble en aucun cas contraint par le verdict des experts. Reste ensuite à la représentation nationale de tirer le meilleur parti de l’outil didactique que constitue le rapport. L’impact du rapport préconstituant dans le débat parlementaire s’avère délicat à mesurer. Les conclusions des comités nourrissent de manière évidente les débats parlementaires. Nombre de références au droit comparé ou à des mesures techniques contenues dans les rapports préconstituants sont reprises dans le rapport parlementaire. Cette référence aux rapports ne peut cependant être assimilée à une participation des experts au pouvoir constituant. Elle est plutôt la conséquence du rôle didactique que joue le comité à l’égard de la représentation nationale. Dans la pratique, notamment lors du dépôt d’amendements en commission, les parlementaires utilisent à bon escient les conclusions de l’expert pour tenter de réintroduire certaines dispositions55. Mais l’impact supposé des comités sur la procédure constituante demeure résolument tributaire de la volonté du pouvoir constituant qui garde toute latitude pour filtrer les propositions des experts et élaborer un texte plus conforme à sa volonté plutôt qu’aux solutions préconisées par le rapport. Yann Saccucci considère ainsi que l’intervention du comité peut se situer dans le cadre de la « théorie de l’aiguilleur », développée par Hans Kelsen et reprise République soit limité à deux » ; voir la « Lettre du Président de la République au Premier ministre François Fillon », RFDC, 2008, Hors-Série n° 2, p. 256. On peut notamment citer l’exemple, pour le comité Vedel, du souhait du Président de la République de donner la possibilité au Parlement de voter le budget social, ou pour le comité Balladur, de la volonté du Président Sarkozy de créer une fonction de procureur de la nation. Ces deux mesures qui n’ont pas trouvé grâce aux yeux du comité n’ont pas été reprises dans les projets de loi soumis aux assemblées. 53 M. Pascal Clément, Garde des Sceaux déclare lors du débat parlementaire : « Je le rappelle, nous ne faisons que reprendre les propositions de la commission présidée par M. Pierre Avril ; nous assumons ce choix », JO Sénat, séance 7 février 2007, p. 1234. 54 Ce fut notamment le cas du référendum d’initiative minoritaire proposé par le comité Balladur, qui, ne figurant pas dans le projet de loi initial, fut réintroduit dans la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 grâce à un amendement parlementaire. 55 © Jurisdoctoria n° 10, 2013 194 Baptiste Javary par le doyen Vedel à propos de la mission du Conseil constitutionnel56 : le pouvoir constituant conserve toute latitude pour casser les propositions du comité. Cette soumission du comité à la volonté du pouvoir constituant ne peut manquer de soulever un certain pessimisme sur l’effectivité de cette technique. Si le rapport n’influe pas directement sur le travail constituant, le recours à l’expertise est néanmoins utile en ce qu’il apporte un éclairage nouveau sur les institutions. Une seconde lecture des résultats des comités, aussi incertaine, mais plus optimiste nous invite toutefois à considérer que leur rôle préconstituant dépasse le cadre de la seule commande présidentielle et imprègne à plus long terme l’ensemble du réformisme constitutionnel. 2) Un rapport didactique qui transcende le cadre politique La traduction au niveau constitutionnel du projet politique présidentiel n’est heureusement pas la seule fonction des comités d’experts. Leur fonction consultative leur permet de dépasser le strict cadre des objectifs politiques pour lesquels ils sont initialement institués. Qu’ils soient ou non immédiatement suivis d’une réforme constitutionnelle, les rapports préconstituants demeurent en effet 57 « des incontournables » pour connaître l’état de nos institutions ou cerner les enjeux de certaines questions constitutionnelles. La qualité des réflexions exposées confère aux rapports une véritable dimension matricielle dans le débat sur les institutions (a). La légitimité et la qualité de l’expertise prodiguée au fil des rapports ont permis auxdits rapports d’acquérir une autonomie croissante vis-à-vis du politique (b). a) La dimension matricielle des rapports préconstituants Le caractère officiel des rapports préconstituants en fait des outils majeurs du réformisme constitutionnel, bien au-delà de la révision pour laquelle ils sont institués. La réflexion des experts irradie l’ensemble du débat constitutionnel. Certaines réformes préconisées dans les rapports trouvent ainsi des prolongements constitutionnels plusieurs années après les travaux du comité. L’échec ou le report Y. SACCUCCI, « Du recours au comité d’experts en matière constitutionnelle », op. cit., p. 207. Sur la théorie du lit de justice constitutionnel, voir G. VEDEL, « Schengen et Maastricht », RFDA, 1992, n° 2, p. 180, où le doyen Vedel considérait que « si les juges ne gouvernent pas c’est parce qu’à tout moment, le souverain, à condition de paraître en majesté comme constituant peut, dans une sorte de lit de justice, briser leurs arrêts ». Ce même raisonnement s’applique tout autant aux propositions des comités d’experts. 56 La quatrième de couverture présente le rapport Vedel comme « un document incontournable pour les responsables politiques qui vont être amenés à débattre de la réforme constitutionnelle, c’est aussi un texte de référence pour tous ceux qui s’intéressent à l’avenir de notre démocratie ». 57 © Jurisdoctoria n° 10, 2013 195 Le rôle préconstituant des comités d’experts d’une révision constitutionnelle consécutive aux travaux du comité ne signifie pas pour autant l’échec du comité lui-même. En effet, si les réformes passent, les rapports restent, et l’on peut raisonnablement imaginer qu’ils pourront être réexaminés lorsque la situation l’exigera. C’est donc seulement avec un certain recul que l’on peut mesurer l’efficience réelle des rapports. Il nous faut toutefois reconnaître que cette analyse ne semble valoir pour l’instant que pour le rapport Vedel. Souhaitons que d’autres propositions, comme celles du rapport Jospin pour une république exemplaire, éclairent elles aussi de manière significative les futurs débats constituants. Ainsi le doyen Vedel considère que le destin du rapport du comité consultatif « fut moins étriqué et plus inattendu qu’on ne pouvait le penser »58. En effet, le rapport a constitué un document de référence pour certaines réformes engagées après 1993. Ce fut notamment le cas lors de la réforme de 1995 relative à l’extension du champ du référendum ou encore lors de l’adoption du quinquennat en 200059. S’il faut relativiser l’impact des rapports sur les révisions qui les ont suivis, les travaux des comités demeurent un outil de référence, y compris pour les autres comités. La parenté entre le rapport Vedel et le rapport Balladur apparaît ainsi évidente bien que le contexte des deux révisions soit sensiblement différent. Certaines propositions du rapport Vedel ont été reprises par la commission Balladur, de même que la commission Jospin a été de nouveau interrogée sur le statut juridictionnel du chef de l’État alors même que la question semblait avoir été réglée suite aux travaux de la commission Avril60. Cette continuité de l’expertise prodiguée au fil du rapport s’explique en grande partie par la récurrence des thèmes soumis aux comités. Elle peut sembler contradictoire avec l’objectif de modernisation assigné aux comités et illustre aussi une forme d’échec du constituant à résoudre définitivement certains problèmes par la voie constitutionnelle. Conscients des limites du révisionnisme pour lequel on les sollicite, les comités trouvent néanmoins au travers de l’expertise un moyen d’inviter le politique à un réformisme raisonné. b) L’autonomisation croissante de l’expertise vis-à-vis du politique Si les comités interviennent toujours à la demande du pouvoir politique, la fréquence de la procédure a permis aux experts d’acquérir peu à peu un véritable 58 G. VEDEL, « Réformer les institutions... Regard rétrospectif sur les commissions », op. cit., p. 332. Le rapport Vedel consacre d’importants développements à ces deux questions qui seront régulièrement cités lors des débats au parlement. Sur l’article 11, voir notamment : JO Assemblé Nationale, séance du 10 juillet 1995, p. 10 ; et sur le quinquennat, voir notemment : JO Assemblée Nationale, 2ème séance du 14 juin 2000, p. 5360. 59 À propos du référendum d’initiative minoritaire, le comité Balladur cite explicitement, page 75 de son rapport, la proportion « originelle » du comité Vedel ; tandis que la commission Jospin se réfère, page 65 de son rapport, à la « Commission […] présidée par le Professeur Avril ». 60 © Jurisdoctoria n° 10, 2013 196 Baptiste Javary statut. Dès l’origine, le doyen Vedel avait souhaité livrer dans l’introduction de son rapport les premiers éléments d’une méthode voire d’une doctrine des comités, comme l’affirma plus tard le comité Veil. Le doyen Vedel affirmait ainsi que « si l’on peut employer ce terme ambitieux – mais en est-il d’autres –, le rapport a sa philosophie »61. Cette philosophie s’applique d’abord aux comités eux-mêmes. Mais dès lors qu’elle procède d’une analyse des évolutions constitutionnelles de la Ve République, elle a nécessairement des répercutions sur le travail du constituant en l’invitant à un réformisme réfléchi et mesuré. Le comité Vedel invite ainsi à la prudence lorsqu’il s’agit d’utiliser la révision constitutionnelle à des fins politiques62. La seule préoccupation du comité est celle de l’effectivité de la norme et sa capacité à modifier les comportements. Le rapport constate que l’ingénierie constitutionnelle est devenue une science complexe du fait du développement de l’office du juge constitutionnel et de l’apparition de certaines pratiques durablement ancrées au cœur de la Ve République63. La tâche est d’autant plus complexe s’agissant du Préambule dont la pleine valeur normative rend délicate toute évolution. Aussi le comité Veil a pour sa part estimé « qu’il ne pouvait mener une telle entreprise qu’après s’être fixé une doctrine permettant d’orienter ses choix en fonction de principes méthodologiques bien établis »64. Le comité consacre la première partie de son rapport à exposer cette doctrine par laquelle il s’impose d’importantes limites65. Tout l’intérêt du rapport réside dans cette doctrine par laquelle le comité Veil, comme le comité Vedel, se prononce pour une utilisation convenable de la règle de droit ou, à défaut de propositions, pour une meilleure utilisation des outils juridiques existants. On peut également remarquer que, contrairement à ces prédécesseurs, le comité Jospin n’a pas souhaité accompagner son rapport de propositions de rédaction. La commission se cantonne ainsi à son rôle d’expertise laissant au politique le soin de transformer ses propositions en normes juridiques. Ainsi, la diversité des thèmes soumis aux comités et l’incertitude qui pèse sur leurs résultats amènent à penser que l’expertise « comitologique » n’a pas véritablement de rôle en soi, en dehors du contexte et du projet pour lesquels elle est 61 Rapport du comité Vedel, p. 36. Le comité affirme en effet que « l’expérience […] incite le juriste ou le politiste à la prudence quand il s’agit de rechercher par l’édiction de textes juridiques des résultats politiques jugés désirables », Rapport du comité Vedel, p. 27. 62 On se réfère ici aux « conventions de la Constitution » établies par Pierre Avril dans son ouvrage sur Les conventions de la Constitution : normes non écrites du droit politique, Paris, PUF, coll. Léviathan, 1997, 202 p. 63 64 Rapport du comité Veil, p. 17. Ces limites sont au nombre de quatre : 1) respecter l’héritage constitutionnel français ; 2) assurer l’intangibilité de l’œuvre constitutionnelle récente ; 3) ne suggérer l’enrichissement du Préambule que s’il présente sans conteste un effet utile 4) assurer à l’intervention du pouvoir constituant sa valeur d’ultime recours. 65 © Jurisdoctoria n° 10, 2013 Le rôle préconstituant des comités d’experts 197 mobilisée. Quelle que soit la pertinence juridique des solutions proposées, le rôle conféré au comité reste conditionné par la volonté politique des acteurs du pouvoir constituant. Mais les comités ne peuvent cependant être réduits à une simple instance de propositions soumise au pouvoir politique. Au contraire, les comités trouvent dans l’argumentation des mesures proposées une nouvelle manière de se positionner dans le débat constituant. Le phénomène des comités d’experts tend ainsi à rapprocher l’expertise et le politique tout en précisant mieux leur rôle respectif. Gageons que cette collaboration nouvelle participe à l’amélioration de la qualité des futures réformes constitutionnelles. © Jurisdoctoria n° 10, 2013 198 Baptiste Javary RÉSUMÉ : Le recours aux comités d’experts est devenu une procédure récurrente en matière constitutionnelle sous la Ve République. Depuis 1992, tous les Présidents de la République ont fait appel à l’expertise pour soutenir et légitimer un projet sensible de révision constitutionnelle. La mainmise de l’exécutif sur les comités semble a priori contradictoire avec l’objectif d’impartialité assignée à l’expertise. Mais la neutralité des comités est également une condition essentielle pour assurer la légitimité et la crédibilité de leurs travaux. Aussi, si les acteurs du pouvoir constituant conservent un ascendant légitime sur les comités, ces derniers ont néanmoins la capacité de dépasser les objectifs qui leur sont initialement imposés. Leur fonction strictement consultative leur offre l’opportunité de s’imposer comme un élément de référence dans les débats constituants. L’impact de l’expertise apparaît ainsi bien plus ambivalent et souvent bien plus important que ce que les contraintes qui pèsent sur les comités pourraient le laisser penser. SUMMARY : Under the fifth Republic, resorting to expert committees has become a regular procedure in respect to constitutional matters. Since 1992, all Presidents have resorted to such expertise to support and legitimate a controversial or sensitive project of constitutional reform. Although the pressure of the executive upon committees seems to restrain their freedom, the neutrality of the procedure must also be guaranteed to provide the expertise with legitimacy and credibility. In spite of the committees’ interventions, the constituent keeps a decisive influence on the process of amending the Constitution. Yet expert committees still have the ability to work beyond the objectives assigned to them by the executive. Their reports may actually become essential references for constitutional debates and reforms. Thus, the impact of expert committees may be far more important than expected, and sometimes surprising. © Jurisdoctoria n° 10, 2013 199 Le rôle préconstituant des comités d’experts BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE - ARDANT P., Institutions politiques et droit constitutionnel, 6ème édition, Paris, LGDJ, 1994, 604 p. - AVRIL P., Les conventions de la Constitution : normes non écrites du droit politique, Paris, Presses universitaires de France, coll. Léviathan, 1997, 202 p. - BRAIBANT G., « Les commissions Vedel », RFDA, 2002, n° 2, pp. 213-215 - CARCASSONNE G., « Militant de la démocratie », Critique internationale, 2004/3, n° 24, pp. 177-192 - DUHAMEL O., « Du comité Vedel à la commission Balladur », RFDC, 2008, Hors Série n° 2, pp. 9-18 - DUMOULIN L., LA BRANCHE S., ROBERT C. et WARIN P. 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