MALCOLM X

Transcription

MALCOLM X
MALCOLM X
Les trois dimensions d'une révolution inachevée
(Ç)L'Harmattan, 2003
ISBN: 2-7475-4522-9
Frank STEIGER
MALCOLM X
Les trois dimensions d'une révolution inachevée
Préface de Serge MOLLA
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALIE
Préface
Malcolm X fut et demeure une figure irrécupérable aux yeux de
l'establishment blanc. Ce n'est donc pas par hasard qu'aucune ville
américaine ne compte de route, d'avenue ou de rue portant son nom
en dehors de quartiers spécifiquement noirs. Cela n'a l'air de rien,
mais alors pourquoi n'en va-t-il pas de même pour Martin Luther
King, dont le nom orne lieux publics, voies de transport, etc. ? A New
York, les Boulevards Martin Luther King, Jr (125th Street) et Malcolm
X (Lenox Avenue) se croisent en plein centre de Harlem: le symbole
est fort pour qui veut bien le lire. L'histoire afro-américaine récente
ne peut se comprendre sans être attentif à l'une et l'autre figures, car
comme l'écrit justement le théologien de libération noir américain
James H. Cone: "Il y a un peu de Martin et de Malcolm en chaque
Noir américain". Certes on ne cessa, déjà de leur vivant de les opposer,
mais n'était-ce pas pour mieux diviser la communauté noire?
Si le pasteur baptiste Martin Luther King récupéra la compréhension blanche de la foi chrétienne et la libéra pour ceux qui en
avaient été les victimes, Malcolm X s'offrit comme l'interprète majeur
de l'identité noire, de la blackness. Or si aujourd'hui Malcolm X est
devenu une figure, voire une icône mythique, et notamment suite à son
Autobiographie, qui ne cesse d'être rééditée, et au long-métrage de
Spike Lee, tourné en 1992 et dans lequel l' acteur Denzel Washington
donne corps à son personnage de façon saisissante, peu de gens
connaissent vraiment Malcolm X : non seulement ils ne savent pas qui
il fut véritablement, mais ils ignorent également quels furent les
grands axes de sa réflexion personnelle. Du coup, bien trop vite se
referme le piège consistant à jouer Martin et Malcolm l'un contre
l'autre, le positif contre le négatif, le saint contre le démon, le nonviolent contre le violent, etc., sans du tout vérifier si les clichés qui
s'associent à leurs (pré- )noms correspondent à quelque réalité. Aussi
est-il très intéressant - voire nécessaire - que le public francophone
puisse enfin tenir entre les mains une solide étude de la pensée révolutionnaire de Malcolm et de ses racines, et cela d'autant plus que cet
essai met l'accent sur la dernière année, capitale, de la réflexion de ce
révolutionnaire atypique.
Si Malcolm et King se rencontrèrent fort peu, nul doute qu'ils se
montraient fort attentifs l'un à l'autre, au point de se répondre par
discours interposés. Sinon comment comprendre que Malcolm parle
bien souvent du cauchemar (nightmare) que représente à ses yeux
l'Amérique (c'est-à-dire les Etats-Unis), alors que King s'exprime en
termes de rêve (dream), en reprenant et réinterprétant de façon prophétique la métaphore du "rêve américain" ? Autant dire que pour saisir
la rhétorique de l'un, il est nécessaire de connaître celle de l'autre,
jusqu'à écouter le "Message to the Grassroots" de Malcolm, daté du
10 novembre 1963, parallèlement au discours "I have a dream"
prononcé par King quelques semaines auparavant, le 28 août 1963.
Maintenant, si tout ou presque les différenciait -l'un (Malcolm) était
du Nord, l'autre (King) du Sud, l'un originaire d'une famille modeste,
l'autre de la classe moyenne, l'un connaissant très vite la prison, l'autre
effectuant de solides études, l'un musulman, l'autre chrétien, etc. tous deux avaient profondément à cœur la condition de leur peuple et
vouèrent toutes leurs énergies à la radicale transformation des rapports
raciaux, sociaux et politiques. Seulement leur engagement emprunta
des voies différentes et révéla en Malcolm une conscience politique
beaucoup plus affirmée.
L'essai de Frank Steiger invite à découvrir la pensée de Malcolm
et surtout l'évolution de celle-ci; d'ailleurs si l'on considère Malcolm
X comme un révolutionnaire, il est nécessaire de percevoir que sa
plus grande révolution fut personnelle et s'effectua d'abord en luimême. L'approche historique est ici éclairante puisqu'elle fait bien
apparaître les phases - révolution noire, mondiale, culturelle - par
lesquelles passa le dirigeant noir. A trente-neuf ans, son combat s'interrompit brusquement, au moment où, suite à ses voyages à l'étranger
et notamment à La Mecque, il avait rompu avec la Nation de l'Islam
et Elijah Muhammad et tentait de donner une dimension large à sa
nouvelle organisation. Il est à cet égard très révélateur que peu avant
sa mort, lors d'un déplacement à Selma, Malcolm déclara à Mme
Coretta Scott King (dont le mari était à l'époque incarcéré) : "Mrs
King, voulez-vous dire au Dr King que j'avais l'intention d'aller lui
rendre visite en prison. (...) Je veux que le Dr King sache que je ne suis
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pas venu à Selma pour lui créer des difficultés. Je suis venu en réalité
avec l'idée que je pourrais lui faciliter la tâche. Si les Blancs se
rendaient compte de ce qu'est l'autre possibilité, sans doute seraientils plus disposés à entendre le Dr King". Autant dire que Malcolm en
appelait là à être attentif aux demandes exprimées via des moyens de
résistance non-violente et qu'une telle déclaration attestait dès lors sa
détermination à ne pas se laisser opposer frontalement à King pour que
la communauté noire retrouve quelque unité dans le combat, ce qui
ne pouvait qu'inquiéter les pouvoirs en place.
Un proche de King rapportera plus tard que tous deux avaient
même rendez-vous l'un avec l'autre le 22 février 1965, mais le 21
Malcolm X succomba sous les balles de ses assassins. Et le 4 avril
1968, c'était au tour de King, à trente-neuf ans lui aussi, d'être
assassiné à Memphis alors qu'il soutenait des éboueurs en grève et
préparait une Campagne en faveur des pauvres. L'un et l'autre avaient
au cours des ans élargi l'espace de leurs combats et profondément
mûri leurs réflexions; ils n'étaient pas tombés d'accord, mais ils avaient
tout sacrifié à leur engagement pour leur peuple, et par voie de conséquence pour tout être humain. Et si King déclarait, le 5 juin 1964,
"Si la mort physique est le prix que je dois payer pour libérer mes
frères et soeurs blancs d'une mort permanente de l'esprit, alors rien ne
peut être plus rédempteur", de son côté, Malcolm X affirmait le 19
février 1965 : "Le temps des martyrs est maintenant venu, et si je suis
l'un d'eux, ce sera pour la cause de la fraternité. C'est la seule chose
capable de sauver ce pays."
Aujourd'hui Malcolm et King sont devenus des personnages
historiques, il est nécessaire de comprendre leurs forces et leurs
faiblesses, l'évolution de leurs regards et de leurs analyses, pour être
nourris par leurs engagements. Cet essai y contribue largement.
Serge Molla
Traducteur de sermons de M. L. King, Minuit quelqu'un frappe à la porte,
et auteur de Les idées noires de Martin Luther King
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Avant-propos
Malcolm Little - biographie
n° 1
Ce livre n'a pas une vocation biographique. Pourtant la connaissance de certains épisodes de la vie de Malcolm X est nécessaire pour
comprendre sa pensée et son action. Ils seront présentés au fil du
texte, lorsqu'ils participent à la compréhension générale, et au travers
de trois courtes biographies qui devraient permettre au lecteur nonaverti de se faire une idée générale de cet itinéraire hors du commun.
Malcolm est né en mai 1925 à Omaha dans le Nebraska; fils de
Louise et Earl Little (pasteur baptiste sans paroisse), qui ne s' entendaient pas (les coups étaient fréquents dans la famille). Tous deux
étaient engagés dans le mouvement de Marcus Garvey1 qui prônait
une Afrique libre et le retour des Noirs vers leur continent d'origine.
Malcolm était fier de ce père qui ne ressemblait pas aux autres Noirs
de la ville craignant l'homme blanc. Mais en 1931, Earl Little mourut
sous les roues d'un tramway, ce qui est parfois présenté comme un
accident, parfois comme un meurtre (son engagement l'avait déjà
confronté aux suprématistes blancs). La famille nombreuse (huit
enfants) ne s'en remettrait pas. L'assistance sociale s'immisça de plus
en plus dans le foyer, tandis que la mère sombrait dans la dépression.
Les enfants les plus jeunes furent placés dans des familles d'accueil.
Malcolm résida dans une maison de détention pour jeunes tenue
par un couple de Blancs qui se prit d'affection pour lui. Il devint leur
"mascotte". Il évolua ainsi dans un milieu intégré, où il essayait
"d'être blanc". Il fut l'un des seuls Noirs de toute son école et il fut
élu président de classe. Mais deux événements entraînèrent une
rupture dans cette existence et mirent fin précipitamment à ses études.
Tout d'abord une discussion avec son professeur d'anglais qui le
dissuadait d'envisager une carrière d'avocat, pas sérieuse pour un
nègre, au profit de celle de menuisier. Puis, un séjour chez sa demisœur à Boston, en 1940, lui fit découvrir la vie citadine et nocturne
des quartiers noirs.
Il affectionna particulièrement le style de vie des bas-fonds, où,
pour la première fois, il eut l'impression de se fondre dans une masse
noire. Il Y exerça toutes sortes de petits métiers propres aux campagnards montant à la ville, avant de s'introduire dans les milieux du
crime de Boston et de Harlem Ueux, drogue, prostitution...), qui lui
permettaient d'arborer tous les signes extérieurs de richesse noirs
(costumes flamboyants, maîtresses blanches, drogues...). Il organisa,
à Boston, un petit cercle de cambrioleurs, qui fut à l'origine de son
arrestation en janvier 1946. Un mois plus tard, le verdict tombait: une
condamnation à dix ans de prison; verdict lourd par rapport aux
méfaits, mais ils avaient pour complices des jeunes femmes blanches.
Durant son incarcération, Malcolm rencontra un Noir dénommé
Bimbi, qui l'impressionna par son savoir et sa capacité à discourir
sur tous les sujets en sachant captiver son auditoire. Il décida de
commencer à s'instruire en s'inscrivant à un cours d'anglais par
correspondance et en lisant les livres de la bibliothèque pénitentiaire.
Mais ses lacunes étaient tellement nombreuses, qu'il entreprit tout
d'abord de recopier intégralement un dictionnaire. Son transfert à la
prison de Norfolk lui permit d'étoffer son éducation, grâce à son
importante bibliothèque et aux visites de moniteurs formés à Harvard.
Ce fut en parallèle à ces études consacrées principalement à la philosophie et à l'histoire, et plus particulièrement à l'histoire noire, qu'il
entendit parler pour la première fois de l'islam.
Ces années de jeunesse présentent la lointaine origine de certains
éléments de sa pensée révolutionnaire.
Plus particulièrement,
la
période passée au sein de la petite criminalité trahit une volonté
(centrale dans ses réflexions ultérieures) d'évoluer en-dehors des
valeurs dominant la société. Il s'agissait d'une première forme de
protestation, bien qu'elle ne présentait pas une pensée sur le fonoti1onnement et donc sur les moyens de changer la société (c'est la loi de
la jungle alors essayons d'en profiter au mieux). Le récit qu'il fait de
cette période dans son autobiographie montre aussi l'importance d'un
antagonisme racial à l'origine de sa pensée. Du Ku Klux Klan aux
juges, en passant par l'Assistance et les enseignants, tous les Blancs
qui croisèrent son chemin furent source de complications et de
souffrances. Son expérience lui avait ainsi révélé la véritable nature
des relations raciales aux Etats- Unis contre laquelle il allait se battre.
1. On trouveraaux pages 129-132des notices sur les principauxleaders,associations et mouvementsnoirs cités dans le texte.
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Chapitre I
Malcolm X et la Nation de l'Islam
La vie d'activiste de Malcolm X est inévitablement associée à la
Nation de l'Islam (Nation of/sIam, désormais NOl) dont les adeptes
étaient communément appelés Black Muslims. Il en fut le membre le
plus célèbre, plus célèbre encore que son dirigeant Elijah Muhammad.
Elle joua un rôle formateur indéniable tant pour sa personne que pour
sa pensée. Certaines études ont tendance à se défaire trop rapidement
de cette période de plus de dix ans (presque toute sa vie d'adulte endehors des barreaux). Il est vrai qu'elle comporte de nombreuses
positions et déclarations indéfendables pour des hagiographes. On
préfère alors, particulièrement en Europe, se contenter de l'image du
Malcolm révolutionnaire de la dernière année, hors de la NOl et plus
proche des idées contestataires qui nous sont familières. Une telle
démarche présente un grand risque de passer à côté de son sujet en
minimisant l'importance
et la singularité de la question raciale
américaine dans sa pensée.
Le texte qui va suivre veut avant tout présenter l'itinéraire idéologique de Malcolm X. Il ne cherche nullement à montrer au lecteur si
l'on doit le considérer ou non comme un véritable révolutionnaire. Il
cherche plutôt à comprendre la formation d'une pensée révolutionnaire au sein de l'activisme afro-américain qui en vivait jusque-là à
l'écart. Malcolm doit ainsi être compris en se situant au confluent de
deux traditions: révolutionnaire et afro-américaine.
C'est dans la période passée dans la NOl que puisent les racines
idéologiques de Malcolm X. Elle exerça une telle influence sur lui
qu'il est impossible de comprendre sa période d'indépendance (de
mars 1964 à sa mort en février 1965) sans elle. Certaines des conceptions révolutionnaires de Malcolm trouvent même leur origine dans
le discours sectaire de la NOl. C'est seulement une fois ces importantes bases posées que l'on peut se consacrer à l'étude de sa pensée
révolutionnaire durant son année d'indépendance. Elle sera présentée
dans les chapitres suivants au travers de ses trois dimensions: noire,
mondiale et culturelle.
1. Historique de la Nation de l'Islam
L'histoire1 de la NOl jusqu'au milieu des années 1960 est
incarnée par trois personnalités: W. D. Fard, Elijah Muhammad et
Malcolm X.
1.1 Fard et la doctrine religieuse
W. D. Fard, le fondateur, se présentait comme le prophète d'une
nouvelle religion propre aux Noirs et fondée sur l'islam. En 1930,
année de la naissance du mouvement, il officiait dans le ghetto noir
de Detroit en tant que vendeur de soieries orientales. Cette profession
lui permettait de s'infiltrer dans les foyers et d'y propager une étrange
doctrine. Il répandait son nouveau credo avec prudence pour ne pas
désorienter ses premiers auditeurs fortement ancrés dans la culture
chrétienne. TIse référait alors principalement à la Bible, qui continuera
à occuper une place privilégiée pour les Black Muslims.
Il parlait de leur terre natale (l'Afrique et le Moyen-Orient) à ces
Noirs subissant péniblement les effets de la Crise de 1929 et les invitait
à porter les mêmes soies que ses habitants. Ce qui pourrait sembler
un simple argument publicitaire venait s'enrichir d'autres recommandations de cette lointaine contrée, telles que des conseils de santé
ou de nutrition distinguant le pur de l'impur. Ainsi s'organisèrent des
réunions dans les maisons des premiers fidèles qui devinrent
rapidement trop exiguës pour contenir tous ceux qui voulaient
l'entendre. Il faut dire que le message de Fard était des plus intriguants. Il rompait avec la mentalité dominante chez les Noirs en
louant les vertus de leur race et en fustigeant la suprématie blanche.
Il faut s'imaginer cet auditoire de migrants du Sud, illettrés pour la
plupart d'entre eux, déçus par les villes du Nord où ils n'avaient trouvé
que la faim, la désillusion et le mécontentement, et où l'on vivait
toujours dans la crainte de l'homme blanc.
La nécessité de trouver une salle de réunion entraîna la fondation
du premier Temple de l'Islam, acte de naissance du mouvement pour
C. Eric Lincoln, puisqu'il permettait l'organisation des membres en
une hiérarchie contrôlée. Il permit aussi de créer des institutions
parallèles qui renforcèrent son ancrage dans la société (école élémen-
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taire et secondaire et école ménagère pour les filles). Durant les trois
années suivantes, l'audience du mouvement s'intensifia. Puis, Fard
préféra se retirer de la vie publique et se fit représenter par quelques
fidèles ministres.
L'enseignement de Fard se basait sur un antagonisme de races.
Il se disait envoyé pour faire prendre conscience aux Noirs de leurs
possibilités illimitées dans ce monde temporairement dirigé par les
Blancs. Sa vision de la société reposait sur une dichotomie
Blancs/Noirs. Les premiers étaient indignes de confiance et les
seconds devaient comprendre et retrouver leur glorieuse histoire
laissée en Asie et en Afrique. Le mouvement ne faisait pas preuve
d'activisme. Il représentait avant tout une forme de réponse religieuse
à des besoins sociaux, ce qui l'insère parfaitement dans l'histoire de
l'Eglise afro-américaine.
Pour faire accepter son message, Fard s'appuyait sur une
révélation religieuse. Il présentait une mythologie fondée sur l'idée
centrale que le Noir était l'homme premier, créé par Allah et ancêtre
de toutes les autres races. Son histoire se confondait avec celle de la
terre depuis sa création. Plus spécifiquement, le Noir américain
descendait de la tribu de Shabazz, originaire d'Asie et présente sur
terre depuis l'explosion qui sépara la terre de la lune, il y a 66 trillions
d'années (sic). Mais le Noir n'était pas seulement le premier homme,
il était aussi appelé à être le dernier. La puissance actuelle de la race
blanche était expliquée par le récit mythique de sa création.
A la base était Yakub, un savant noir en rébellion contre Allah qui
créa la race blanche par sélection génétique. Ainsi apparut sur terre
une race de démons blancs, ennemie de la virilité et de la vertu, de
nature menteuse et criminelle. Elle assujettit l' homme noir, mais son
règne ne devait durer que six mille ans, après quoi une bataille apocalyptique menée par Allah allait les terrasser. Il s'agissait de la bataille
biblique d' Harmagedôn entre le Bien et le Mal, c'est-à-dire pour Fard
entre Noir et Blanc. La domination blanche devait prendre fin en
1914, mais il restait encore une période de grâce de soixante-dix ans
permettant aux Noirs de se ranger du côté du vrai Dieu, du Dieu
sauveur, celui de l'islam.
Fard incarnait avant tout un rôle messianique. Son auditoire
venait pour entendre un envoyé de la sainte ville de la Mecque venu
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les préparer à l'Apocalypse dont lui seul connaissait la véritable signification. Ce fut certainement ce message millénariste qui fit de lui
une personne écoutée durant une période aussi difficile que celle de
la Grande dépression. Par sa rhétorique incendiaire et originale, Fard
représentait bien cette figure traditionnelle du leader vers laquelle se
tournaient les Noirs américains en période de crise aiguë. N'ayant
pas de place dans la société d'ici-bas, ils s'en allaient chercher une
autorité religieuse annonciatrice de salut.
Le règne de Fard ne dura pourtant pas. Il disparut mystérieusement en 1934. S'ouvrit alors une lutte interne de succession pour
récupérer le nombre difficilement estimable de membres. La direction
du mouvement échoua entre les mains de l'un de ses fidèles ministres,
cofondateur du temple de Chicago, qu'il avait baptisé Elijah
Muhammad. Ce dernier allait permettre au mouvement de se
développer et d'associer une véritable doctrine sociale à la NOl.
1.2 Elijah Muhammad
Né Robert Pool en 1897, il était l'un de ces nombreux Noirs à
avoir quitté leur Sud natal pour s'installer dans les grands centres
urbains du Nord, à la recherche d'une vie meilleure. Pourtant Detroit,
où il vécut avec sa famille, ne répondit pas à ses espoirs. Ce que cette
ville ne lui apporta pas, il le trouva en Fard qui le "sortit des égouts
[de ses] rues et lui apprit ce qu'était l'Islam,,2 . Il fut nommé Ministre
principal de l'Islam et devint l'image publique de Fard.
La disparition de Fard l'amena à entreprendre plusieurs changements importants. Le quartier général se déplaça de Detroit au temple
de Muhammad à Chicago, mais surtout le mouvement gagna en
ampleur (la lutte de succession l'ayant rendu exsangue). Il chercha à
donner une plus grande légitimité religieuse à la NOl en déifiant Fard.
Lui qui se présentait comme un "simple" prophète, la voix d'Allah,
devint, par le biais de Muhammad, Allah lui-même. Ceci lui permettait
aussi de devenir l'homme qui avait côtoyé Dieu, son serviteur le plus
proche et de lui donner une place privilégiée pour amener tous les
Noirs américains à "la véritable connaissance divine".
Muhammad ne voulait pas pour autant enfermer la NOl dans un
culte rendu à Fard. IlIa transforma en un réel mouvement en la faisant
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connaître par tous les moyens. Pour toucher une audience rétive à
venir dans un temple écouter son enseignement, la rue était l'endroit
idéal. A la sortie des églises et des bars ou au coin des rues des ghettos
noirs, des Black Muslims prêchaient sa parole et enjoignaient la foule
noire à écouter la vérité sur l'homme noir et les démons blancs tant
qu'il en était encore temps. Cette harangue était un moyen de s' illustrer pour les nouveaux convertis qui retournaient prêcher auprès de
leurs connaissances. Pour toucher une plus grande audience,
Muhammad se tourna encore vers la presse écrite, dans plusieurs
publications noires du pays, et la radio.
La croissance du mouvement fut affectée par son incarcération,
de juillet 1943 à août 1946, pour avoir refusé de rejoindre l'armée et
incité ses fidèles à ne pas s'inscrire sur les listes de recrutement. Il
continua néanmoins à le diriger depuis sa cellule du Michigan. A sa
sortie, il se distingua par un surenchérissement dans la virulence de
ses attaques du monde blanc, tenant "des propos qui faisaient paraître
Fard, et même l'Elijah Muhammad d'antan, pour rien moins que des
conservateurs"3 . Pourtant la doctrine de la NOl peinait à agrandir son
audience. Elle restait confinée aux ghettos noirs des villes du Nord.
Les fidèles étaient fortement ancrés dans une catégorie sociale
dont C. Eric Lincoln a dressé le portrait. Le message de la NOl a fait
vibrer les esprits des classes les plus défavorisées, alors qu'il ne
trouvait quasiment aucun écho dans la bourgeoisie noire de profonde
conviction intégrationniste et calquant son existence sur le modèle
blanc. Ainsi les Black Muslims étaient principalement de jeunes
hommes résidant dans les quartiers pauvres des grandes villes. La
grande majorité était américaine, contrairement aux membres d'autres
groupes nationalistes noirs, comme celui de Garvey, qui s'étaient
aussi appuyés sur la communauté afro-antillaise.
Derrière cette typologie, nous apercevons les raisons pour
lesquelles on choisissait de devenir Black Muslim. Elles n'étaient
pas forcément religieuses; tous n'entraient pas à la NOl après avoir
ressenti une ultime révélation dans sa théologie. On pouvait aussi
être séduit par l'idée d'appartenir à un groupe, une fraternité (les
membres étaient très liés) possédant une forme de pouvoir et ne
perdant pas la face devant une société blanche décadente. Etre Black
Muslim signifiait aussi prendre connaissance de sa propre valeur, se
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voir tel que l'on était et non pas au travers de l'image que le Blanc avait
fait de soi. La morale très puritaine exigée découlait en partie de cette
volonté de briser l'image caricaturale du Noir. En apprenant à
connaître et à aimer une certaine histoire du peuple noir, on apprenait
à s'aimer soi-même et on développait un plus grand sens communautaire. Cette dimension joua un rôle particulièrement important
pour les anciens toxicomanes, les alcooliques, les délinquants ou les
prostituées qui rejoignirent le mouvement. La NOl essayait de soigner
les premiers d'entre eux et surtout imposait de nouvelles règles
morales de conduite, une nouvelle vie en quelque sorte. Il ne fait pas
de doute que l'adhésion à la NOl représentait une forme d'ascension
sociale et souvent une augmentation de son niveau de vie, car elle
pouvait permettre de trouver un emploi. Le mouvement d'Elijah
Muhammad, dans lequel se retrouve nombre de caractéristiques des
sectes, présentait ainsi une pensée sociale. Ce qui fut au départ une
stratégie pour recruter de nouveaux fidèles façonna l'image du
mouvement au sein de la communauté noire et forgea son identité
moralisatrice.
1.3 Malcolm X - biographie n° 2
Tout comme Muhammad au temps de Fard, l'homme qui allait
donner une nouvelle vigueur au mouvement répondait en tout point
au profil type du Black Muslim. Ce fut par son frère, récent converti,
que Malcolm Little entendit parler pour la première fois de la NOl en
1948, alors qu'il purgeait une peine carcérale de dix ans, qu'il avait
rejeté les valeurs du christianisme et que de tous les vices du ghetto
il avait fait sa morale. Il se convertit peu de temps après et suivit les
enseignements d'Elijah Muhammad durant la fin de sa détention. Il
remplaça, comme d'autres Black Muslims, son nom de famille par la
lettre X. Elle symbolisait l'abandon d'un patronyme hérité des esclavagistes qui avaient possédé un de leurs ancêtres. La prononciation du
X (ex) signifiait aussi que l'on était un ex-esclave, mais que les temps
avaient changé.
Dès sa sortie de prison, au printemps 1952, Malcolm X s'engagea
au sein de la NOl avec une conviction et un zèle inattendus. Son
respect et sa soumission à la parole et à la personne d'Elijah
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Muhammad semblaient total et faisaient naître en lui l'esprit prosélytique de celui qui a spontanément reçu la réponse à toutes ses
interrogations.
Son enthousiasme lui fit rapidement gagner l'estime de
Muhammad qui le nomma assistant pasteur à Detroit durant l'été
1953. Il s'instaura une relation père-fils entre eux, source de la plus
importante expansion du mouvement. Malcolm cumulait les
fonctions. Il ne se contentait pas de diriger le temple nO? de NewYork, dès juin 1954. Il parcourut le pays pour en fonder de nouveaux
et défendre les positions de la NOl partout où il le pouvait, entraînant
avec lui toujours plus de nouveaux adeptes.
Riche d'un charisme indéniable, d'un sens aigu du débat et de
dons phénoménaux d'orateur (ce dont Muhammad était dépourvu),
Malcolm X allait devenir l'incarnation du mouvement, son porteparole aux quatre coins des Etats-Unis et son envoyé en Afrique et au
Moyen-Orient (en 1959). Il n'est dès lors pas étonnant que la NOl
reçut une couverture médiatique sans précédent dans les années 19591963, issue souvent de journalistes à la recherche de spectaculaire,
voyant dans ce mouvement "haineux" et "raciste à l'envers" de quoi
appâter une audience facilement prête à s'effrayer dans la trop paisible
société américaine des années cinquante. Ce fut lors d'une émission
télévisée intitulée The hate that hate produced (la haine engendrée par
la haine) en juillet 1959, que l'Amérique blanche découvrit la NOl.
Dans son autobiographie, Malcolm la compara avec humour à la
célèbre "Invasion des Martiens" d'Orson Welles pour la panique
qu'elle suscita. Par la suite, il a été probablement interviewé plus que
tout autre leader noir entre 1961 et 19634. Même si la publicité ainsi
obtenue était rarement bonne, elle l'imposa comme une figure connue
de tout le pays. Aux yeux du grand public, les "extrémistes" de la
NOl présentaient un danger. Dès lors, les médias occupèrent une
place importante dans la pensée de Malcolm, qui se fit très critique à
leur égard. Son exposition médiatique lui inspira aussi la création (et
la conception) du journal de la NOl: Muhammad Speaks, qui connut
une diffusion supérieure à toute autre publication noire américaine
(tiré à plusieurs centaines de milliers). Sa relation avec les médias
portait une part d'ambiguïté. Qui servait le plus à l'autre?
Avec Malcolm X, les Black Muslims sortaient des ghettos noirs.
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Il présentait et défendait leur doctrine devant les principaux médias
et dans les grandes universités. Alors que leurs rassemblements étaient
généralement interdits aux Blancs, ces prestigieuses institutions
américaines permettaient à un auditoire forcément à grande majorité
blanche d'entendre, sans intermédiaire, le message d'Elijah
Muhammad. Cette multiplication des lieux de paroles, frôlant parfois
l'ubiquité, présente une facette singulière de Malcolm. Il était très
éloigné de tous les révolutionnaires auto-proclamés qui fourmillèrent dès la fin des années 1960 sous les impératifs d'une nouvelle
mode. Il ne rabâchait pas des idées connues de tous à un auditoire
venant se délecter de ce qu'il avait déjà entendu et voulait entendre.
Malcolm se servait fréquemment de la rhétorique contestataire comme
d'une arme, la seule à laquelle il eut d'ailleurs recours. A quoi bon
alors tourner son arme contre ses alliés?
Malcolm fit connaître à la NOl sa période culminante. Durant ses
dix années consacrées corps et âme au mouvement, le nombre des
temples passa de moins de dix à une cinquantaine et celui des
membres de quelques centaines à plusieurs dizaines de milliers;
toutefois un nombre exact n'a jamais pu être avancé. Quoiqu'il en
soit, ce chiffre ne permettrait pas de rendre compte de l'impact de la
NOl sur la communauté noire du Nord. Nombreux furent ceux qui n'y
adhérèrent pas, à cause de certains de ses principes ou de son caractère
sectaire, mais s'en sentaient proches idéologiquement. Elle comptait
ainsi beaucoup de sympathisants et admirateurs "à distance". Le
nombre de personnes présentes lors de leurs meetings publics en
témoignait5 .
Pourtant nous ne pouvons pas réellement désigner cette phase du
mouvement comme une "période Malcolm X", de la même façon
qu'une période Muhammad a suivi la période Fard. Muhammad était
toujours présent et Malcolm ne cessait de se présenter comme son
simple porte-parole, citant fréquemment "1' Honorable Elijah
Muhammad" dans ses discours et attendant son accord avant toute
action. Néanmoins il est indéniable que Malcolm jouissait d'une place
incomparable dans le mouvement. Dès 1961, des jalousies se faisaient
discrètement entendre dans l'entourage de Muhammad. On suspectait,
de manière subjective, Malcolm de chercher à prendre le pouvoir6; ce
qui ne manqua pas de créer des tensions et des rivalités, sources de la
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future rupture. Mais d'un point de vue factuel, elle puisa son origine
dans deux événements.
Tout d'abord, il prit le parti d'anciennes
secrétaires de
Muhammad condamnées injustement à être isolées de tous les
membres pour adultère. Elles avaient confessé que ce grand moralisateur était le père de leurs enfants. Mais la raison directe pour le
réduire au silence fut une remarque sur l'assassinat de J.F. Kennedy,
alors que les Muslims avaient reçu l'ordre de ne faire aucun commentaire sur cet événement. On demanda à Malcolm ce qu'il en pensait
dix jours plus tard, à la suite d'un discours. Il répondit en reprenant
un thème qu'il avait développé à plusieurs reprises: la contamination
à la société blanche de la violence exercée envers les Noirs. Sa formule
de réponse "the chickens come home too roost"7 fut abondamment
reprise dans les médias le lendemain, entraînant immédiatement une
condamnation au silence de 90 jours par Muhammad. Il ne pouvait
durant cette période s'adresser ni à la presse ni à ses fidèles et il ne
retrouverait sa place dans la NOl que s'il se soumettait8 . Il ne se
soumettra pas.
2. Doctrine de la Nation de l'Islam
La NOl était à l'origine une secte religieuse et, d'une certaine
manière, elle s'est toujours contentée de le rester. On ne la vit jamais
s'illustrer dans des mouvements sociaux et ses membres devaient se
tenir à l'écart de la vie politique. Elle était dénuée de toute forme
d'activisme social et laïque; source de sa principale critique adressée
par la communauté noire: celle de ne faire que de parler et de ne
jamais agir, à part pour ses membres.
La doctrine religieuse donna néanmoins naissance à une pensée
sociale visant à l'amélioration de la condition des Noirs américains.
La première étape était cependant la conversion à l'islam d'Elijah
Muhammad. Venait ensuite un faisceau de préceptes et d'enseignements à suivre constituant sa doctrine sociale dont le porte-parole le
plus dévoué se nommait Malcolm X. Il est dès lors indispensable de
connaître le message qu'il véhicula si longtemps pour comprendre
pleinement son itinéraire idéologique.
Dès ses débuts, Fard prêchait la valeur de l'homme noir, un
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orgueil racial en réponse à l'image d'infériorité dans laquelle la société
blanche l'avait enfermé. Il s'inscrivait dans le nationalisme noir, qui
restera la doctrine "politique" dominante au sein de la NOl. Elle en
a épousé la plupart des principes et thèmes récurrents, en y ajoutant
le crédit religieux de son récit de la création des races.
Les Black Muslims se rattachaient au nationalisme noir par
plusieurs points. Tout d'abord par le dénigrement systématique de
l'homme blanc et sa diabolisation (au sens littéral) fondés sur une
critique sociale et historique. Les Black Muslims cherchaient à
imposer un modèle de vertu. Celle-ci devenait une arme qui s'opposait
à l'immoralité du Blanc, introducteur de tous les vices au sein de la
société. Elle participait à un processus visant la destruction de l'image
respectueuse, voire crainte, de l'homme blanc que se devait d'avoir
le Noir américain. Une lecture de l'histoire stigmatisant le christianisme et la barbarie des peuples européens visait aussi le même
objectif. Ainsi la "basse moralité de l'homme blanc" se lisait pour
Muhammad dans "les chambres à gaz d'Allemagne, la bombe
atomique d'Hiroshima et tous les abus que les Blancs sudistes (et
nordistes) ont fait subir aux Noirs". Ceci venait confirmer la thèse de
la création de "démons aux yeux bleus" s'illustrant par leur faiblesse
morale et physique. Les exploits de plus en plus fréquents des sportifs
noirs étaient employés pour justifier ce propos9.
En complément à cette destruction de l'image et de la culture de
l'homme blanc, les Black Muslims rejetaient l'identité "negro" et
bannissaient cette appellation fruit de la représentation blanche des
Noirs américains. Pour affirmer que l'on réfutait les valeurs attachées
à un terme, on l'abandonnait, espérant ainsi entraîner une renaissance
culturelle grâce à un nouveau baptême. Les partisans d'Elijah
Muhammad ne se proclamaient plus "Negro" (ou alors précédé de
"so-called" - soi disant -) mais "Black".
Le rejet de la mentalité negro s'accompagnait de son identification à la bourgeoisie noire et plus particulièrement à ses leaders.
Toutes les personnalités noires du mouvement des droits civiques,
Martin Luther King en tête, se voyaient affublées de l'épithète d'Oncle
Tom, esclave docile du siècle passé répondant à la voix de son maître.
Malcolm fustigeait aussi leur "blanchiment". Pour lui, les dirigeants
cléricaux-politiques s'étaient fait laver et blanchir le cerveau d'où
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