le point sur Histoire culturelle de la France au XXe siècle
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le point sur Histoire culturelle de la France au XXe siècle
le point sur Histoire culturelle de la France e au XX siècle Pascale Goetschel, maître de conférences à l’université Paris 1, Panthéon-Sorbonne Une jeune femme vêtue d’un pantalon et d’une chemise de couleurs vives, maquillée et les cheveux coiffés à la “Sheila”, un 33 tours à la main, assise à même le sol jonché de pochettes de disques, devant une télévision design : le choix de cette photographie des sixties est-il bien raisonnable pour évoquer l’histoire culturelle de la France au XXe siècle ? Le lecteur aurait sans doute attendu le musée du Louvre ou le plafond de l’Opéra de Paris peint par Chagall. Il les trouvera. Ils nous ont cependant semblé moins représentatifs pour éclairer ce dossier que cette image mettant en évidence des postures corporelles, des goûts capillaires et vestimentaires, des usages musicaux et médiatiques. L’on se propose de brosser ici, à grands traits, une définition de l’histoire culturelle et de suggérer des applications possibles pour la France au XXe siècle. Le choix d’un seul pays et d’un seul siècle peut paraître curieux. Pourtant, l’échelle nationale se révèle souvent pertinente pour évoquer les mutations des sociétés occidentales et leurs déclinaisons spécifiques. D’autant que le poids de la “culture nationale” française est particulièrement fort. Quant au XXe siècle, son choix relève d’une volonté de montrer comment il a été le théâtre de profondes modifications. Ainsi emboîterons-nous le pas à Jean-François Sirinelli qui, appelé à compléter L’Histoire de la civilisation française de Georges Duby et Robert Mandrou parue pour la première fois en 1958, dans un chapitre intitulé “À la recherche de l’histoire contemporaine” consacré à l’après 1940, expliquait, sans contredire le projet de l’ouvrage inscrit dans la longue durée : “Par-delà l’écume des événements, la France a connu en un demisiècle la mutation la plus rapide de son histoire ; tout dans le décor et chez les acteurs, le paysage comme l’habitat, la sociabilité comme les mentalités, atteste un changement radical.” À nous de trouver le moyen d’en rendre compte. Histoire culturelle, histoire des représentations Définitions L’“histoire culturelle” équivaut-elle à l’“histoire de la culture” ? Dans ce cas, quelle culture ? Celle, individuelle, qui correspond à l’ensemble des connaissances acquises, à mettre en parallèle avec la Bildung allemande ? Ou celle, au sens plus général de civilisation, qui est proche de la notion de Kultur telle qu’elle est reprise par l’Organisation des Nations 2 DP 8077 HISTOIRE CULTURELLE DE LA FRANCE AU XXe SIÈCLE unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) : “Ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances” ? Si l’on prend acte du fait que la première définition renvoie à la sphère privée, et la seconde à l’univers du collectif, on comprendra aisément que seule cette dernière concerne l’historien, surtout préoccupé de construire l’histoire des groupes humains du passé. Cependant, la définition proposée par l’organisation internationale embarrasse : elle évoque pêle-mêle des pratiques, des valeurs, des normes et des activités. Aussi préférera-t-on la formule suggérée par l’historien Pascal Ory d’une culture envisagée comme “ensemble des représentations collectives propres à une société”. Certes, le terme “représentation” qui désigne ce qui est présenté devant les yeux ou exposé à nouveau, n’est pas, lui non plus, univoque mais il a l’avantage de mettre l’accent sur un phénomène (une perception, une forme de connaissance) et de conduire à plusieurs orientations de recherche. On en distinguera quatre : l’étude des acteurs, ou pour le dire autrement, des représentants ; l’observation de l’acte de “replacer devant les yeux”, c’est-à-dire le mode de représentation ; l’analyse des formes de représentation, soit des signes et des symboles, relatifs à des contenus ; celle des images mentales, soit des imaginaires. Histoire d’hommes et de femmes, de manières d’imaginer et de penser, de pratiques et de sens. Faire de l’histoire culturelle peut être compris autrement. L’adjectif est ici déterminant. Entreprendre cette histoire, c’est accorder toute son importance au culturel. Reprenons là les distinctions opérées par Pascal Ory : le regard économique “se porte sur la matérialité des objets produits […] et sur le circuit des pratiques qui prennent en charge leur production, leur distribution, leur consommation” ; le regard politique s’interroge sur le pouvoir et les rapports de force ; le culturel donne le primat aux signes et à leurs sens. Dans le premier cas, l’attention est portée sur les échanges matériels ; dans le deuxième, sur les relations de pouvoirs ; dans le dernier – celui que l’on cherche à définir – sur les connexions symboliques. Ce regard culturel n’ignore pas les deux premiers, il ne s’y substitue pas non plus mais il y ajoute un “point de vue”, un “éclairage” (Pascal Ory). On peut alors parler d’un “allongement du questionnaire” (Philippe Urfalino). Un troisième moyen permettant de définir l’histoire culturelle consiste à distinguer quelques grands domaines d’études. Dans Pour une histoire culturelle, paru en 1997, Jean-Pierre Rioux évoque des “rivages sûrs” : les politiques et les institutions culturelles ; les médiations et les médiateurs, diffuseurs de savoirs et d’informations mais aussi “d’idéaux et d’objets culturels : des manières de table à l’école, du rite religieux à la mode, de la fréquentation des beaux-arts aux fêtes, de la lecture au sport, du travail aux loisirs” ; l’histoire des pratiques culturelles, “la religion vécue, les sociabilités, les mémoires particulières, les promotions identitaires ou les us et coutumes des groupes humains” ; les signes et les symboles, les “lieux expressifs” et les “sensibilités diffuses”. Ainsi, “l’histoire culturelle est celle qui s’assigne l’étude des formes de représentation du monde au sein d’un groupe humain dont la nature peut varier – nationale ou régionale, sociale ou politique –, et qui en analyse la gestation, l’expression et la transmission” (Jean-François Sirinelli, Histoire des droites en France, t. 2, “Cultures”). On terminera ce rapide survol en reprenant la triple direction donnée à l’histoire des représentations par Dominique Kalifa dans L’Histoire culturelle du contemporain, ouvrage collectif paru en 2005. Celle-ci a le mérite de faire la distinction entre le matériel et l’immatériel : l’histoire culturelle “est celle des représentations matérielles et figurées (objets, images, imprimés, emblèmes, monuments, etc.) que l’on pourrait gagner à nommer figurations ; celle des schèmes de perception, des catégories de saisie et d’appréhension du monde, que commandent en amont les systèmes sensoriels, et 3 DP 8077 HISTOIRE CULTURELLE DE LA FRANCE AU XXe SIÈCLE qui ouvrent en aval sur l’océan des sensations, des sentiments, des émotions, des désirs, en bref des appréciations ; celle enfin, très finement étudiée par Roger Chartier, des exhibitions ou des mises en scène de soi (ou de l’autre), par lesquelles les individus et les groupes se signifient socialement, politiquement, symboliquement, et auxquelles il serait peut-être plus simple de réserver le terme de représentations”. Bref, dans tous les cas de figure, l’histoire culturelle apparaît comme “une modalité de l’histoire sociale” (Pascal Ory). “Sociale et culturelle indissociablement” suggère encore Antoine Prost. Inspiré par la définition que donne Claude Lévi-Strauss de la culture, l’historien en conclut que “définir ainsi la culture comme un ensemble d’écarts significatifs, c’est poser la culture comme ce qui découpe les groupes sociaux.” Histoire “cinétique”, elle “étudie la diffusion, dans l’espace social, et la transmission dans le temps, de ce qui est chargé de sens” (JeanFrançois Sirinelli). Finalement, tous disent à leur manière qu’il faut passer par les représentations pour comprendre les sociétés passées. Extrait de Pascale Goetschel, Histoire culturelle de la France au XXe siècle, Documentation photographique n° 8077, septembre-octobre 2010.