Actes Assises addictions 2013
Transcription
Actes Assises addictions 2013
ASSISES PRÉVENTION ADDICTIONS Ancenis, le 21 novembre 2013 LES ACTES Sommaire OUVERTURE DE LA JOURNEE .............................................................................................................................. 3 NOUVELLES DEPENDANCES, NOUVELLES ADDICTIONS : APPROCHES SOCIETALES ET EXPERIMENTALES… ............... 9 ADOS « GENERATION Z » : ENTRE MUTATION ANTHROPOLOGIQUE ET REFERENCES SOCIETALES..........................................................9 ADDICTIONS : DECRYPTAGE D’UN MODE DE SOCIETE DEVENU PHENOMENE DE MODE .....................................................................11 DEPENDANCES : PAR QUEL MECANISME DEVIENT-ON ACCRO ? EXISTE-T-IL DES GENES DE PREDISPOSITION ?.......................................15 FOCUS SUR LES DERIVES ADDICTIVES : SOMMES-NOUS TOUS DES ADDICTS EN PUISSANCE ? SOMMES-NOUS TOUS EGAUX DEVANT LA DEPENDANCE ?...............................................................................................................................................................20 ATELIER 1 – ADOS NUMERICUS ET NOUVELLES TECHNOLOGIES : VERS L’EMERGENCE D’UNE ADDICTION 2.0 ....... 27 BLOGOSPHERE ADO ET RESEAUX SOCIAUX, CREATEURS DE LIEN SOCIAL OU FACILITATEURS D’ADDICTIONS ? .........................................28 GENERATION « DIGITAL NATIVES » : COMMENT AIDER LES ADOS HYPER CONNECTES A DECROCHER ? COMMENT MIEUX LES PROTEGER FACE AUX RISQUES DES RESEAUX SOCIAUX ? .................................................................................................................................33 JEUNESSE ET OMNIPRESENCE DES « MIROIRS NUMERIQUES » : VERS UNE ESTIME DE SOI 2.0 ? ........................................................37 ÉCHANGES ET DEBATS AVEC LE PUBLIC..................................................................................................................................43 ATELIER 2 : CYBER-HARCELEMENTS ET VIOLENCES SCOLAIRES : .......................................................................... 52 LA FACE CACHEE DES ADOS EN SOUFFRANCE .................................................................................................... 52 HARCELEMENT, INSULTES, BRIMADES : QUAND LE DANGER MASQUE CONDUIT AU PIRE ...................................................................52 VIOLENCES EN MILIEU SCOLAIRE : .......................................................................................................................................55 L’IMPORTATION DU MODELE SCANDINAVE POUR DESAMORCER LES CONFLITS................................................................................55 VIOLENCES SCOLAIRES ET DESCOLARISATION : COMMENT REPERER UN ELEVE HARCELE ?.................................................................59 QUEL ROLE POUR LES ADULTES ? QUELLE JUSTICE REPARATRICE ?..............................................................................................59 ÉCHANGES ET DEBATS AVEC LE PUBLIC..................................................................................................................................62 ATELIER 3 : JEUNESSE EN QUETE DE SENSATIONS ULTRA-FORTES : LES NOUVELLES PRATIQUES POPULARISEES PAR LE NET............................................................................................................................................................. 80 RUNS ON LINE : CHRONIQUES EXTRAORDINAIRES DE JEUNES PRESQUE ORDINAIRES ........................................................................81 SOIREES « PROJET X », THIGH-GAP, CAR-SURFING : DEFIS OU RITUELS INITIATIQUES ......................................................................83 PROVOCATION, INCONSCIENCE, RECONNAISSANCE : COMMENT EXPLIQUER CES NOUVEAUX COMPORTEMENTS A RISQUES ? COMMENT LIMITER LES DANGERS ?....................................................................................................................................................87 ÉCHANGES ET DEBATS AVEC LE PUBLIC..................................................................................................................................90 REGARDS ET TEMOIGNAGES POUR PREVENIR LES COMPORTEMENTS A RISQUE AUTREMENT............................. 99 SUICIDE : LE RESEAU SENTINELLES, UN FILET DE SECURITE AUTOUR DES PERSONNES EN DETRESSE ......................................................99 ADDICTIONS ET SHOWBIZ : LA DESCENTE AUX ENFERS D’UN ARTISTE .........................................................................................106 ALCOOL AU FEMININ : DE L’ALCOOLISME MONDAIN A L’ALCOOLISME TOUT COURT ......................................................................110 HORS-JEU, CARTON ROUGE CONTRE L’EXCLUSION ET LES ADDICTIONS .......................................................................................114 NOUVEAUX CONSOMMATEURS, NOUVEAUX MARKETINGS : PASSEPORT POUR LES NEO-ADDICTS ................... 117 SELS DE BAIN, SPICE, CRISTAL : CES DROGUES QUI CONTOURNENT LA LOI ...................................................................................117 E-SHOPPING ET VENTES DIRECTES : QUAND INTERNET TRANSFORME LES COINS DE CUISINE EN LABOS DE FORTUNE..............................120 ADOS ALCOOLISES AUX URGENCES : DEPUIS TROIS ANS, LES CHIFFRES EXPLOSENT… CE QUE CELA CACHE A LONG TERME ......................125 ADDICTIONS ET COMPORTEMENTS A RISQUES : QUELLES POLITIQUES ? QUELLE PREVENTION ? ....................... 132 PREVENTION ET ACTEURS LOCAUX : QUELLES STRATEGIES LOCALES POUR LUTTER CONTRE LES ADDICTIONS ? .....................................132 JEUNES ET PRODUITS PSYCHOACTIFS : PLAIDOYER POUR UNE POLITIQUE PREVENTIVE PROSPECTIVE. COMMENT CHANGER LA PREVENTION ? COMMENT LA RENDRE PLUS EFFICACE ? .............................................................................................................................136 DROGUES ET SANTE : COMMENT IMPLIQUER LES ACTEURS DE TERRAIN DANS LE DEVELOPPEMENT DE LA REDUCTION DES RISQUES ? .......142 PARENTALITE ET PREVENTION : LES FAMILLES FACE A L’ADDICTION, QUELS ENJEUX ? QUEL ROLE ? QUEL SOUTIEN POUR LES PARENTS ? .146 CLOTURE DE LA JOURNEE ............................................................................................................................... 150 Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 2 Ouverture de la journée Jean-Michel Tobie, conseiller général et maire d’Ancenis Madame la Déléguée de l’ARS, Madame la Chargée de mission auprès de la Mildt, Madame Fourneret, Monsieur le Sous-Préfet et Directeur de cabinet du préfet, Monsieur Lapouze, Mesdames et Messieurs, je voudrais, avant toute chose, vous remercier d’être venus aussi nombreux pour cette manifestation, qui connaît cette année sa cinquième édition. Depuis 2005, nous avons pris le sujet des addictions à bras le corps, tant cette réalité a un impact sur le « vivre ensemble », aussi bien au niveau des familles que de la société. Je veux remercier chaleureusement tous nos partenaires institutionnels et privés, qui nous ont aidés à mettre en place ce rendez-vous qui aujourd'hui, fait référence dans notre région. Je voudrais aussi remercier tous les intervenants qui ont répondu à notre invitation et qui vont se succéder toute la semaine à Ancenis, puisqu’aujourd'hui, vous assistez à cette journée, qu’hier soir, il y avait une manifestation auprès des familles et que naturellement, les lycéens et les collégiens ne sont pas oubliés pendant cette semaine. C’est ce qui permet de donner toute cette attractivité à la manifestation. Aujourd'hui, il ne s’agit ni de banaliser, ni de dramatiser les addictions, car tout le monde n’est pas « addict ». En dix ans, les comportements des adolescents ont considérablement évolué. La cartographie des consommations s’est modifiée. Le cannabis concerne aujourd'hui quatre adolescents sur dix et le produit est de plus en plus fort. Sa production domestique explose, puisque l’on compte à peu près 200 000 cultivateurs individuels en France. Les conséquences scolaires sont aujourd'hui bien connues : parcours scolaire brisé, parents désemparés, troubles de la concentration et de la mémoire. On parle moins de l’alcool, actuellement, et pourtant, les cas d’alcoolisation massive aux urgences ont progressé de 30 % en trois ans. L’âge de la première consommation est abaissé maintenant à 12,9 ans pour les garçons et à 12,3 ans pour les filles. 60 % des moins de 17 ans ont déjà été ivres. Dans un registre proche, un enfant sur cinq a déjà bu des boissons énergisantes, alors que les risques sanitaires sont préoccupants. Enfin, près de douze millions de Français sont des fumeurs quotidiens et 22 % ont moins de 16 ans. La révolution numérique a transformé nos vies et celles de nos ados, entraînant certains excès. Chez les ados, selon une étude récente, les échanges de SMS peuvent aller jusqu’à 350 à 400 par jour. Les réseaux sociaux sont devenus un nouveau lieu de socialisation pour les adolescents : près de 26 millions de comptes Facebook existent aujourd'hui en France. Le dernier réseau en date connaissant un succès fulgurant est Ask.fm, avec 300 000 nouveaux comptes chaque jour. Or il faut bien l’avouer, ce réseau fonctionne comme un défouloir organisé et la vigilance parentale doit être intense ; mais elle est difficile. Enfin, le cyberharcèlement a pu conduire à des situations extrêmes. Dans ce paysage où les tentations sont multiples, Ancenis n’est pas un îlot coupé du monde. La réponse de la municipalité, au nom du « vivre ensemble », est de former, d’informer et de sensibiliser tout au long de l’année. Voilà pourquoi, à côté du colloque qui réunit aujourd'hui Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 3 500 professionnels – et nous sommes désolés pour les 200 personnes que nous n’avons pu accueillir… –, nous avons organisé une soirée à la destination des familles, avec des experts de haut niveau, et des interventions en milieu scolaire ont lieu pendant toute la semaine. Ce temps fort a des prolongements dans l’année et peut susciter des initiatives importantes. J’en veux pour preuve le projet « Pass’sport vers l’emploi » que nous avons conduit cette année avec Enoch Effah, qui est sans doute parmi nous, avec lequel nous avons réalisé un travail sur la socialisation et le retour à l’emploi à travers le sport. Nous avons, l’année dernière, encadré une petite douzaine de jeunes, dont au moins neuf ont trouvé soit un emploi pérenne, soit un CDD, soit une formation. Au-delà de ces événements, je veux surtout dire aux familles, mais aussi aux professionnels, qui peuvent se trouver en difficulté à un moment ou à un autre, qu’ils ne sont pas seuls, qu’il existe aujourd'hui des relais locaux pour venir à leur aide : médecins, travailleurs sociaux, associations spécialisées et structures de soins. L’idée de départ de cette journée est bien d’échanger entre nous sur les pratiques de chacun, de façon à disposer d’une boîte à outils – mais c’est un mot un peu trivial – face à ces addictions qui se multiplient. Il y a évidemment les addictions très connues que sont l’alcool et la cigarette, mais à travers les nouvelles technologies, on voit bien que se développent aussi des addictions tout aussi dangereuses. Marie-Hélène Neyrolles, déléguée territoriale de Loire-Atlantique de l’ARS des Pays-de-la-Loire Monsieur le Maire d’Ancenis, Madame la Chargée de mission « prévention » à la Mildt, Monsieur le Sous-Préfet et Directeur de cabinet de la préfecture de Loire-Atlantique, Mesdames et Messieurs, je vous remercie tout d’abord de votre invitation et de ce petit temps d’ouverture à la tribune. Je voulais intervenir très rapidement à propos de la stratégie nationale de santé qui a été lancée par le Premier ministre à Grenoble, le 8 février dernier et en complément, par la ministre de la Santé. J’ai relu la feuille de route de cette stratégie nationale de santé au regard du thème de ces assises, qui sont un événement particulièrement fort du département et de la région et qui témoignent du dynamisme de votre territoire, dans les questions de santé en particulier. J’en ai retenu les éléments qui s’appliquent plus directement au sujet qui nous réunit aujourd'hui et je voudrais vous les citer. La stratégie nationale de santé, qui vient d’être lancée, a fait le choix de la prévention, trop longtemps oubliée, trop longtemps négligée, pour des raisons très précises : pour agir tôt et pour agir sur les comportements. Nous sommes vraiment au cœur du sujet qui nous occupe aujourd'hui. Elle a également pour ambition de renforcer les coopérations entre les professionnels, la coordination entre les personnes, de faire droit à la parole des usagers, d’écouter les familles, d’écouter les jeunes, d’écouter l’ensemble des personnes en situation d’addiction ou en situation de risque au regard des addictions. Pour cela, la stratégie nationale de santé a également fait le choix de s’appuyer sur ce que l’on appelle aujourd'hui la démocratie sanitaire, c'est-à-dire sur la parole des professionnels et, au-delà des Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 4 professionnels, de l’ensemble des citoyens, et d’être attentive à cette parole des citoyens et des usagers. Sont également identifiés, dans la stratégie nationale de santé, cinq chantiers prioritaires, parmi lesquels deux nous touchent plus directement aujourd'hui : celui de la prévention en addictologie et celui de la jeunesse, qui est aussi l’un des cœurs de cible, dans la mesure où ce sont les jeunes d’aujourd'hui qui feront la société de demain et qui seront les adultes que nous accompagnerons. Je voudrais vous dire, aujourd'hui, à cette tribune, que votre avis nous intéresse pour contribuer à l’élaboration de cette grande loi de santé publique qui est en cours de préparation pour mi-2014 et également, plus modestement, pour la préparation de la stratégie de prévention en matière d’addictologie de l’agence régionale de santé. Je vous invite à participer à ce débat national en adressant votre contribution à l’agence régionale de santé des Pays-de-la-Loire, dont vous trouverez les coordonnées sur le site www.ars.paysdelaloire.sante.fr. Je souhaite qu’à l’issue des ateliers qui vont nous réunir, ce qui vous semble majeur comme remontées à faire auprès des pouvoirs publics, comme recommandations à apporter, comme indicateurs à trouver pour suivre les progrès des actions qui nous paraîtront centrales, vous puissiez l’adresser à l’agence régionale de santé dans ce cadre-là. Je laisserai aussi l’ensemble des adresses à vos organisateurs pour que cela puisse être relayé auprès de ceux d’entre vous qui sont plus particulièrement intéressés et je reste personnellement à votre disposition, ainsi que mes équipes et le niveau régional de l’ARS, pour ceux d’entre vous qui souhaiteraient plus particulièrement organiser des débats ou des rencontres sur ces sujets de la stratégie nationale de santé. Merci encore de votre invitation. Nous allons écouter les interventions avec beaucoup d’attention et participer aux ateliers que vous organisez aujourd'hui. Françoise Fourneret, chargée de mission « prévention » à la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt) Monsieur le Sous-Préfet et Directeur de cabinet du préfet, Monsieur le Maire, qui nous accueille, la Mildt vous remercie de cette invitation, qui lui donne les moyens de mettre en œuvre la diffusion des politiques publiques. C’est tout au moins une première approche. Vous verrez qu’elles sont toutes très proches les unes des autres au regard de la présentation que je souhaite très rapidement vous faire du plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les conduites addictives. Ce plan gouvernemental 2013-2017 a été validé en comité interministériel en septembre dernier et bâti en concertation avec l’ensemble des ministères, avec des élus, des experts, des associations que tous, ici, vous représentez ; je crois que vous pouvez vous y retrouver très aisément. Le souhait de la Mildt est de vous accompagner dans la mise en œuvre de ces dispositions, de telle sorte que les adolescents, qui sont ceux auxquels vous vous intéressez tout particulièrement dans ce colloque, soient mieux accompagnés, mieux aidés, mieux conduits vers une vie adulte épanouie. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 5 Ce plan se fixe un certain nombre de priorités. Tout d’abord, la priorité qui le fonde est de baser les actions qu’il propose sur des données scientifiquement validées. C’est aujourd'hui un choix incontournable pour la Mildt et pour l’ensemble des ministères, pour faire en sorte que toutes les actions qui sont conduites puissent s’adapter de manière constante à l’évolution à la fois des conduites addictives et des recherches qui sont menées pour permettre de les juguler. Le deuxième objectif primordial consiste à viser plus particulièrement des populations prioritaires. La première population prioritaire visée par le plan gouvernemental est bien entendu celle des jeunes, mais il vise également celle des femmes, qui sont aussi jeunes, parfois, et pas seulement âgées, et celle des personnes qui sont en situation de précarité ; et nous savons qu’il y a aussi des jeunes en situation de précarité. Ces trois populations concernent donc les jeunes. Pour pouvoir aller vers ces jeunes et vers ces populations prioritaires, il nous faut aller à leur rencontre, dans le cadre de l’organisation de séances de prévention, qui les concernent tous en particulier et aucun d’eux spécifiquement, dans les établissements scolaires, dans tous les lieux de formation, mais aussi dans les maternités et dans les lieux d’intervention de la PMI, pour les femmes enceintes, qui en général, sont jeunes. Il nous faut aller aussi dans le monde professionnel, où les jeunes sont parfois en difficulté et éventuellement, dans la rue, et faire en sorte que les acteurs puissent se rapprocher de ceux qui vivent dans des ruralités un peu isolées. Donc, aller vers les populations prioritaires. Pour aller un peu plus précisément vers ceux qui semblent avoir des comportements addictifs, il convient de renforcer le repérage précoce de ces comportements, de telle sorte qu’ils puissent être pris en charge par des spécialistes de l’accompagnement et du soin. Enfin, pour ceux qui ont des addictions, le plan vise à étendre le champ de la réduction des dommages sanitaires et sociaux en renforçant les actions de médiation sociale dont a parlé Marie-Hélène Neyrolles. Et Monsieur le Maire, vous avez évoqué les dispositifs locaux, implantés de manière spécifique dans certains territoires pour contribuer à la réinsertion d’un certain nombre de jeunes en difficulté. La troisième priorité est la lutte contre les trafics – et je parlerai en particulier auprès de vous des trafics locaux –, qui sont liés à la délinquance et qui contribuent à alimenter ces conduites addictives. C’est ensemble que vous pourrez tous agir localement. C’est ensemble, au niveau national, avec tous les ministères, les professionnels, les experts et les associations, que nous pourrons mener à bien tous ces objectifs et permettre ainsi que la prévention et la réponse publique, qu’elle soit locale ou nationale, soit de plus grande qualité et plus efficace contre les conduites addictives. Je vous avais promis d’être brève. J’ai, je crois, été un peu elliptique et je ne pense pas vous avoir dit que la lutte contre les drogues et les conduites addictives au sens du plan de la Mildt concerne l’ensemble des addictions, avec et sans produit, donc bien sûr aussi les addictions aux écrans, qui nous préoccupent tout particulièrement au cœur de ce colloque. Nous aurons sans doute l’occasion de nous retrouver ultérieurement. Je vous souhaite donc une excellente journée de travail et de bonnes réflexions en vous remerciant, Monsieur le Maire, d’accueillir cette manifestation. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 6 Patrick Lapouze, sous-préfet, directeur de cabinet de la préfecture de Loire-Atlantique Monsieur le Maire, Monsieur le Sous-Préfet, Madame la Représentante de la Mildt, Madame Neyrolles, Mesdames et Messieurs, je voudrais vous dire que c’est un grand plaisir pour moi d’être enfin parmi vous. Je suis dans le département depuis maintenant quelques années et en charge des sujets qui vous rassemblent et je n’avais jamais réussi à me joindre à vous : j’avais toujours été empêché de venir à cet événement, qui est l’un des plus importants, si ce n’est le plus important, à se dérouler dans la région des Pays-de-la-Loire ou au moins, dans le département de la Loire-Atlantique. Je suis donc particulièrement heureux d’être parmi vous aujourd'hui, même si cela a encore failli ne pas se faire, compte tenu de la nature de mon métier et des aléas qui touchent souvent mon emploi du temps. Je suis donc très content, parce que ce colloque est un événement important, qui prend de l’ampleur et qui est une vraie occasion de réflexion sur ce territoire. Je suis le directeur de cabinet du préfet. Je suis aussi correspondant de la Mildt, donc chargé, sur ce territoire, de coordonner la mise en œuvre des plans et notamment, du nouveau plan qui vient de nous être exposé dans ses grandes lignes. Le témoignage que je puis apporter en introduction est que ce territoire des Pays-de-la-Loire ou de la Loire-Atlantique est un territoire qui est touché de manière significative par les phénomènes dont nous parlons aujourd'hui, les différentes formes d’addiction. Et les plus classiques, les addictions aux produits, y compris les produits les plus usuels, puisque nous avons une particularité, dans notre région, avec quelques autres, qui est la forte prégnance des phénomènes d’alcoolisation, qu’il s’agisse d’alcoolisation chronique ou de phénomènes plus « modernes ». Ils se sont matérialisés par la prévalence ou l’émergence de mouvements forts tels que les « apéros géants », il y a quelques années, quand ces initiatives se sont propagées en France. Et nous avons le privilège d’être le département dans lequel un de ces événements a fait un mort. Nous avons donc une forte problématique locale. Nous avons aussi, localement et au-delà des addictions, une problématique particulière sur les questions évoquées par madame Fourneret et qui figurent dans le plan gouvernemental, à savoir celles de l’offre, des trafics. Nantes est une grande ville, et une ville située à la confluence d’un certain nombre de lignes de trafic. Nous prenons en compte cette situation dans le cadre des dispositifs que j’ai aussi la charge d’animer, à savoir les dispositifs de prévention et de sécurisation tels que les zones de sécurité prioritaires. Dans l’agglomération nantaise, nous avons une de ces zones avec, au cœur de la problématique que nous avons à traiter et que nous avons choisi de traiter, parce que particulièrement prégnante, à la fois le phénomène de trafics en profondeur et le phénomène de deals de rue, par lesquels les produits qui nous intéressent transitent mais qui contribuent aussi au trouble de la tranquillité publique. Cet élément est important. Si, en tant que directeur de cabinet, je suis en charge de la coordination locale des référents de la Mildt, ce n’est pas par hasard et cela me semble particulièrement judicieux. En effet, tous ces phénomènes d’addiction ont non seulement une incidence sur les personnes, mais aussi sur la vie en société et sur la tranquillité publique. C’est une évidence pour les addictions et en particulier, pour l’alcool, et pour moi qui vois au quotidien les troubles de la tranquillité publique et de la sécurité, c’est un phénomène très prégnant, qui intervient dans des proportions très fortes dans les différentes variétés de troubles de la tranquillité Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 7 publique, du désordre intrafamilial jusqu’à la délinquance, y compris la délinquance violente. Ce lien est donc très important, mais c’est également vrai des addictions au sens le plus large que définit le plan et que la journée d’aujourd'hui approche. Quand je parlais de perturbations familiales, les phénomènes d’addiction aux écrans sont des phénomènes que je vois apparaître parmi ceux qui troublent la tranquillité publique au sein des familles et audelà, au sein des quartiers. Ce phénomène est donc très présent, mais il y a également – et dans la mise en place des orientations élargies de ce plan, c’est pour moi un motif de satisfaction – une vraie réponse du territoire, une vraie capacité d’avoir des acteurs en mesure de se mobiliser sur les différentes thématiques. Nous sommes déjà très actifs – et en participant à ce colloque, vous en êtes l’illustration –, y compris sur les sujets prioritaires qui ont été rappelés, les jeunes. Nous avons des ressources en termes d’acteurs de prévention, mais aussi, du côté des forces de l’ordre, dont je coordonne aussi l’action, un savoir-faire pour prendre en compte ces problématiques. Nous avons des domaines, dans les nouvelles orientations qui nous sont données, où nous sommes peut-être moins présents : les femmes sont un public mentionné comme important et prioritaire. Nous ne les prenons peut-être pas assez en compte, peut-être moins que nous ne le faisons pour les jeunes. Ce sera l’une des orientations que je m’efforcerai d’impulser, avec votre aide, dans les mois et les années à venir. Voilà les quelques mots que je voulais vous livrer en introduction pour vous indiquer que nous sommes bien au cœur du sujet mais que nous avons une vraie capacité de faire face, que le territoire est mobilisé – vous en êtes la preuve –, et je compte sur vous, bien entendu, pour animer, mettre en œuvre et faire vivre ce plan renouvelé de lutte contre ce phénomène très lourd que sont les différentes formes d’addiction de nos populations. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 8 Session plénière 1 Nouvelles dépendances, nouvelles addictions : approches sociétales et expérimentales… Dominique Dahéron, animateur Nous ouvrons cette première session plénière. Il y en aura quatre dans la journée. Cette première session porte sur les nouvelles dépendances et les nouvelles addictions, avec une approche sociétale et expérimentale. Lia Cavalcanti, Xavier Pommereau, Alain Morel et Philippe Jeammet vont intervenir. J’accueille tout de suite Lia Cavalcanti, psychosociologue, experte européenne. Elle était là hier soir pour s’adresser aux familles. Elle a parlé de leurs ados, de leurs jeunes avec beaucoup de passion et d’humanité et je crois que cela a beaucoup touché les gens. Ce matin, elle va nous parler de ces adolescents, de la mutation anthropologique et des références sociétales qui touchent ces adolescents d’aujourd'hui. Ados « génération Z » : entre mutation anthropologique et références sociétales Lia Cavalcanti, psychosociologue, experte européenne, directrice générale de l’association Ego (Espoir Goutte d’or) Merci pour cette invitation. J’ai la lourde tâche de chauffer la salle. C’est toujours l’intervention sacrificielle : celle qui ouvre n’est jamais la meilleure mais c’est celle qui va vous donner le goût de continuer. Espérons que je parviendrai à relever le défi. J’ai déjà rendu cet hommage hier soir, non pas pour faire plaisir mais parce que j’y crois profondément : je voudrais saluer Jean-Michel Tobie pour cette initiative. Cette énorme capacité de mobilisation est impressionnante et m’émeut toujours. Mon histoire d’amour avec Ancenis a démarré il y a treize ans, quand j’ai eu le privilège, avec les professionnels de la ville et un jeune médecin généraliste, qui n’était pas maire, à l’époque, de créer un réseau centré sur la question de l’accueil et de l’écoute des jeunes. Et c’est avec un grand plaisir que je reviens aujourd'hui. Des membres de ce réseau, qui s’appelle le Réaj [Réseau Animation Jeunes] et qui existe encore, m’ont saluée en me disant qu’ils avaient plaisir à voir revenir cette figure qui les avait aidés dans ces premiers moments. Il s’agit d’une véritable politique publique, qui s’enracine dans une longue histoire. Mon objet, aujourd'hui, n’est pas de continuer à en parler, mais je pense qu’Ancenis mérite que l’on mentionne cette attention spéciale. Beaucoup de municipalités auraient intérêt à lancer de grands débats et des rencontres avec les familles comme celle d’hier soir. Nous avons commencé le lendemain d’une coupe du monde, ponctuellement. Nous étions à l’heure : il était 23 heures et nous étions encore tous dans cette salle… Cela vous donne une idée de la capacité de mobilisation et de l’intérêt que suscite le traitement de ce thème. Venons-en aux choses sérieuses… Quand on parle des jeunes ou des adolescents, on a toujours la fâcheuse tendance de se placer comme paramètre : moi, j’ai agi ainsi, à mon Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 9 époque, c’était comme cela, etc. La première chose à faire est de remettre les pendules à l’heure parce que jamais le temps n’a été si accéléré, jamais l’accès à l’information n’a été si inconditionnel, jamais les compétences et les expertises techniques d’une génération n’ont été aussi pointues, au point de dépasser les nôtres et celles de toutes les générations précédentes. Nous avons là un nouveau profil qui émerge et il faut que nous sachions de quels jeunes nous sommes en train de parler. Je vais me donner dix minutes pour essayer de vous dresser un profil de ces jeunes dont, heureusement, je tiens à le dire parce qu’il est très important de le savoir, la plus grande partie vont bien. Malgré les addictions, malgré les pathologies, malgré les troubles de comportement, malgré les conduites à risque, la majorité des jeunes vont bien. Et c’est heureux parce que notre avenir en dépend. Une fois émise cette observation d’ouverture, je vous citerai un chiffre : il y a à peine 20 % des personnes qui, dans leur mutation de l’enfance à l’âge adulte et dans cette période creuse qui est celle de la puberté, vont prendre un virage difficile, mais pas nécessairement négatif pour l’avenir. La grande majorité va le faire aisément. Et chez ces adolescents qui vont bien, il y a quelque chose d’épatant : le monde des adultes ne leur fait pas peur. Mais eux veulent absolument faire mieux que nous. C’est une des caractéristiques de cette nouvelle génération, à laquelle peu de possibilités s’ouvrent parce que la période est extrêmement compliquée. Mais ils sont absolument idéalistes, confiants dans l’avenir, et ils pensent qu’ils pourront faire mieux que nous. Une autre caractéristique de cette génération qui émerge, en particulier ceux qui sont nés après 1990, donc la tranche des 13-25 ans, est que ces jeunes gens sont peut-être les plus dominants. Ils sont nés dans un monde de réseaux, ils sont hyper-connectés, de façon transversale, et ils n’acceptent absolument plus les formes de subordination hiérarchiques et verticales. Si l’on ne comprend pas cela, comme professionnel, mais aussi comme parent, on n’aura rien compris. Les réseaux d’Internet ont créé de nouvelles formes de communication transversales, qui deviennent une sorte de norme rendant toute autorité verticale et non légitime inacceptable. Dans ce nouvel espace, ils ont développé des compétences supérieures aux nôtres – et c’est très impressionnant : mes petits-enfants ont beaucoup plus de compétences que moi – et dans cette hyper-connexion, ils ont aussi accès à une information presque sans limites. Avec cet accès à l’information et à des savoirs – je fais beaucoup de conférences et au moment où j’annonce un chiffre, je les vois immédiatement se confronter à la véracité de mes dires –, je pense que tous les professeurs sont aussi confrontés à ce nouveau paradigme des compétences et des savoirs. C’est un défi auquel nous devons nous affronter. Mais dans cet univers d’informations sans limites et d’hyper-connexion, il y a un élément qui émerge, et il est très important de le savoir : ces informations ne sont pas intégrées dans leur complexité. Cela signifie qu’il y a de la surinformation et que tout ce travail de remettre en ordre, de donner du sens aux informations, est un travail dont l’entière responsabilité nous revient encore. Cette nouvelle jeunesse a également une autre caractéristique : la quête d’autonomie comme paradigme absolu. C’est pourquoi les start-up sont des modèles d’organisation qui les intéresse autant : le tutoiement facile, l’horizontalité des rapports… Mais paradoxalement, c’est une génération très friande de reconnaissance et très susceptible. En effet, ce paradigme Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 10 de l’autonomie est accompagné d’un autre paradigme, celui d’être perpétuellement rassuré. Cette génération a besoin d’être rassurée et la moindre des fractures dans cette relation à l’autre leur fait décider de rompre. Non seulement sur le plan de la vie personnelle, mais aussi dans la vie professionnelle : dans cette nouvelle génération, quand ils arrivent sur le marché du travail, très facilement ils s’en vont au premier frottement et à la première frustration. C’est une génération en quête de sens, avec une éthique profonde, un intérêt pour le collectif. À la différence des générations précédentes, qui étaient dans l’hyper-individualisme, nous sommes confrontés aujourd'hui – et cela vaut pour tous les mouvements de jeunesse dans le monde : il y a une universalité – à de jeunes personnes qui croient qu’un monde meilleur est possible et qui veulent être acteurs de ce nouveau monde. Moi-même, j’ai 64 ans – mais j’étais jeune, un jour… –, je suis un fruit légitime de la génération de 1968 et pendant longtemps, j’ai pensé que l’intérêt pour le collectif s’était épuisé avec ma génération. Mais tous les mouvements de jeunesse, autant le printemps arabe qu’ailleurs dans le monde et en particulier dans mon pays, le Brésil, où la jeunesse est sortie dans les rues, montrent qu’aujourd'hui, nous sommes des individus à la fois très individualistes mais avec un vrai souci du collectif. C’est un autre paradoxe de cette nouvelle génération. Je pense donc qu’au cours de ces assises qui se sont ouvertes hier soir, il faut que nous parlions non seulement des difficultés de ces jeunes, mais aussi de ce grand atout qu’ils nous offrent, cette grande ouverture au monde dont ils sont porteurs et face à laquelle nous, les adultes, nous ne pouvons pas les décevoir. J’espère et je crois profondément à ce type d’initiative, à l’intelligence collective et à la réflexion collective et je pense qu’à la fin de ces trois jours, nous sortirons tous plus forts pour accompagner cette jeunesse qui autant besoin que l’on croie en elle et lui permettre de réaliser ses utopies. Dominique Dahéron Vous êtes venue avec l’accent et le soleil du Brésil, ce qui nous a fait du bien. Xavier Pommereau, psychiatre, directeur du Pôle aquitain de l’adolescent au centre Abadie de Bordeaux, est aussi l’un des habitués de ces assises de la prévention. Il va ouvrir son propos sur le décryptage d’un mode de société devenu phénomène de mode. Addictions : décryptage d’un mode de société devenu phénomène de mode Xavier Pommereau, psychiatre, directeur du Pôle aquitain de l’adolescent au centre Abadie, CHUS de Bordeaux Il est difficile de prendre la parole après Lia Cavalcanti, parce qu’elle chauffe bien la salle… Je voudrais, dans un temps réduit, vous rappeler quelques petites notions qui peuvent rendre compte des effets de société d’aujourd'hui, notamment sur les jeunes. Nous partons de l’idée que nous sommes dans une société de consommation qui est très individualiste, avec des modèles qui ont réellement des effets sur les pratiques. Je les évoquerai avec des expressions que nous connaissons tous bien : « on prend », « on jette », « on zappe », au sens Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 11 propre comme au sens figuré… On a une offre pléthorique, débordante et on refuse de se laisser déborder : on est en pleine lutte contre les débordements, que ce soit en temps ou au niveau de nos corps puisque, comme vous le savez, la mode actuelle fait prévaloir la minceur, la sveltesse : il faut être élancé. Il faut surfer sur la vie, sur le monde, sur le Net pour être « in », pour être bien. C’est évidemment un grand paradoxe parce que par ailleurs, on est sans arrêt en train de prendre, de garder, de vouloir amasser, se remplir…, et entendez là encore mon propos au sens propre comme au sens figuré. Nos jeunes sont perpétuellement branchés, pour l’instant surtout avec des écouteurs et dans quelques mois, avec les « Google glasses », ces nouvelles lunettes qui vont transmettre des données audiovisuelles en temps réel, qui filmeront et qui permettront de nous filmer les uns, les autres, nous atteindrons encore un autre stade. Cela ne manquera pas d’avoir des effets. « Vivent les sensations », au détriment très souvent des émotions et des sentiments. Le verbe « s’éclater » se retrouve dans beaucoup de domaines, que ce soit d’ailleurs dans l’univers professionnel ou dans l’univers festival. Il s’agit de « s’éclater » : je vous fais observer combien le mot valorise un certain nombre de choses qui relèvent de l’excès. Et comme je le disais hier, une sorte de cycle me semble en place chez jeunes, qui a été souligné par le directeur de cabinet du préfet : la semaine des jeunes comportent deux grandes parties. La première partie de la semaine, du lundi au jeudi, est la période de contraintes, de retenue, d’obligations, de forçage parce qu’il y a l’école, la famille, qu’il faut rendre des comptes, être dans un univers plus ou moins conflictuel ; c’est le temps de la contrainte. Et à partir du jeudi soir, il faut le temps du lâchage, le plus vite possible, comme si l’on zappait d’un mode de vie à l’autre, en utilisant des substances, au premier rang desquelles figure l’alcool et, dans les alcools, l’alcool fort. Vous le savez, le premier alcool fort utilisé aujourd'hui par nos jeunes est la vodka, qui rend ivre en seize minutes chrono. Elle est probablement utilisée de façon prévalente par les jeunes parce qu’elle a ces effets extrêmement rapides et violents. Il s’agit de passer du mode « prise de tête », comme le disent les jeunes aujourd'hui, au mode « lâchage général », avec tous les débordements dont nous reparlerons en atelier. Il faut être rentable et il faut être performant. C’est une autre contradiction : le culte de la performance, dans notre société, va nous amener, là aussi, à un certain nombre de modèles d’identification qui ont des effets sur les jeunes, au moment où cette société de consommation très individualiste connaît une révolution qui est en cours, la révolution numérique, où prime l’audiovisuel. Avec un paradoxe qui est tout à fait étonnant : le développement des techniques amène une économie des dépenses du corps, puisque l’on reste derrière un écran, un clavier, un ordinateur, avec la virtualité de ses déplacements, et en même temps, on n’a jamais été aussi près et aussi absorbé dans le travail de notre apparence du corps. Ce corps que nous bougeons moins, nous l’exposons, nous l’affichons, et les jeunes le font en particulier à travers ce média qui a à peine dix ans d’âge, qui s’appelle Facebook, qui est né en 2004 à l’université d’Harvard et qui est entré dans les pratiques de nos jeunes en 2006, 2007, pour ce qui est de la France. Aujourd'hui, il y a un milliard d’usagers, 97 % des adolescents sont branchés sur Facebook… On voit bien que ce temps de l’apparence, de la monstration, où le montré prime sur le ressenti, a forcément des effets. Facebook, c’est l’affichage de soi, mais c’est aussi la retouche de soi, avec Photoshop, qui Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 12 trafique les photos. C’est l’action virtuelle, le first person shooting, qui permet, dans le jeu vidéo, d’être acteur et de jouer un personnage, avec un autre paradoxe étonnant : au moment où nous sommes géo-localisables à 1,5 m près, et les jeunes plus que nous encore, du fait du portable qu’ils ont sur eux, le GPS identitaire des gens n’a jamais été aussi flou, aussi difficile à préciser, avec autant de difficultés à définir son identité. Qu’est-ce qui est addictogène, dans notre société ? Il faut se souvenir que le mot « addiction » signifie d’abord et avant tout la contrainte par corps. C’est le corps qui est pris dans une logique, dans une absorption de substance dont il ne peut plus se passer ou dans une pratique dont il ne peut plus se passer. Bien sûr, la tête est prise aussi, mais le corps est pris. Je crois qu’il faut vraiment différencier ce qui relève d’une manière générale de ce que l’on peut qualifier de consommation, que ce soit en substance ou en pratique, de l’addiction, qui mobilise, aliène, emprisonne le sujet dans une activité où son corps est pris, que ce soit derrière un écran ou que ce soit en courant. Aujourd'hui, en effet, l’autre paradoxe est que ce corps que nous bougeons moins, certains le font bouger trop, car ils trouvent dans le surexercice physique, dans la suractivité, une autre addiction, de nos jours très répandue dans nos pays : l’addiction au jogging. J’ai même des collègues qui ne peuvent pas commencer la journée sans faire dix kilomètres en courant, à défaut de quoi ils ont un manque et ne pourront passer une bonne journée, parce que le corps réclamera sa dose de jogging. La répétition de ces événements crée bien sur l’assuétude, le besoin croissant d’en avoir toujours plus, et parmi les nouvelles addictions, on constate que le temps passé derrière des écrans et l’immersion dans des jeux vidéo augmente sensiblement d’une enquête à l’autre. Aujourd'hui, on s’aperçoit que les jeunes consomment au moins quatre heures d’écran par jour et on considère que ce chiffre est déjà largement dépassé. Il doit probablement être augmenté jusqu’à six heures si l’on compte les écrans de portable, puisque les messageries, le tchat et les SMS occupent la majeure partie de ce temps. Il y a les jeux vidéo et l’immersion dans les jeux vidéo, qui devient en effet une véritable addiction, qui amène certains jeunes à passer des nuits entière dans l’absorption de ces jeux. Ce m’a conduit hier soir à dire aux familles que selon moi, il est inconvenant de laisser un ordinateur dans la chambre d’un adolescent ou un portable allumé la nuit, parce qu’ils ne peuvent pas résister à l’envie de répondre à des tchats ou à poursuivre des parties de jeu vidéo qu’ils ont entamées. Leur temps de sommeil se réduit de plus en plus, puisque le matin, il faut se lever, et se lever tôt. Nos ados se lèvent plus tôt que nous vont « au travail » plus tôt que nous. Leur temps de sommeil se réduit donc, à un moment où le travail pubertaire mobilise énormément d’énergie, qui doit être reconstituée durant le sommeil. Tous ces éléments sont négatifs. Ce sont des choses qui inquiètent, qui font peur. Elles amènent un certain nombre de parents dont nous occupons à s’interroger : faut-il couper Internet ? Faut-il débrancher leur ordinateur, casser leur portable ? Faut-il revenir à la bougie pour rompre avec le numérique. Je voudrais m’associer à Lia Cavalcanti pour vous rappeler deux choses. Premièrement, la plupart des adolescents, malgré tout, vont bien et s’en sortent. Ils parviennent, bien que très usagers de toutes ces pratiques, à ne pas être totalement immergés dedans. Si 15 à 20 % des adolescents ne vont pas bien, c’est donc que 80 % au moins vont bien. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 13 Deuxièmement, ce n’est pas une bonne idée que de résister toujours à l’évolution des sciences et des techniques. Il faut se rappeler que les mentalités, les modes de vie et donc aussi, les pathologies, évoluent avec les pratiques et avec les sciences et les techniques. On ne peut pas reculer. Il faut donc aussi que nous nous emparions de ces nouveaux outils pour pouvoir travailler avec les jeunes. Je suis en particulier convaincu qu’à l’ère du numérique et parce que nos adolescents sont des digital natives, il faut que nous utilisions l’outil numérique avec eux ; mais avec eux, et non à la place de la relation avec eux, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Il faut que nous acceptions l’idée que par ce type de médias, ils sont plus sensibilisés que par d’autres modes. Dans mon centre Abadie, au CHU de Bordeaux, nous observons que si un psychiatre ou un psychologue se contente de proposer des entretiens en face à face, de part et d’autre d’une table, et rien d’autre, les adolescents disent très vite qu’ils vont voir le psy mais qu’ils n’ont pas envie de parler ou qu’ils disent souvent la même chose, qu’ils ne font que répéter un certain nombre de mots. Et en même temps qu’ils n’ont rien à dire au psychologue, quand ils le rencontrent, en sortant, ils vont se couper avec une lame de rasoir, se scarifier, ou faire une crise de boulimie et se faire vomir. Et l’on est frappé de voir qu’alors qu’ils n’ont pas exprimé leurs malheurs avec des mots, ils sont en train de l’exprimer à travers des comportements, des conduites saignantes ou de vomissement dans le couloir. Ce paradoxe mérite d’être souligné. Cela veut dire que nous devons aussi utiliser des supports de médiation, que nous devons, puisque ce sont des enfants de l’image, puisqu’ils ont besoin de supports pour se dire et pour montrer, utiliser, nous aussi des médiations. Je profite donc de ma venue à Ancenis pour vous offrir en avant-première les deux premières minutes du serious game, le jeu vidéo sérieux que nous sommes en train de développer au centre Abadie avec des jeunes, pour les amener, à partir d’une mobilisation par le jeu vidéo, à se mettre dans des situations critiques et à essayer d’analyser, avec les éducateurs ou les soignants, ce qui s’est passé. Je vous demande donc deux minutes d’attention et je vous expliquerai en quoi il consiste après la projection. Projection de l’introduction au serious game du centre Abadie. Le narrateur dresse le tableau. En off, Chloé commente. Ses commentaires sont en italiques. « Chloé a 16 ans. Rien que 16 ans… Elle est scolarisée en seconde. Waouh, super important, comme info ! Ses parents ont divorcé il y a une dizaine d’années. Ça va, je suis pas la seule à qui c’est arrivé… Elle vivait jusqu’à maintenant avec sa mère et Jérôme, son beau-père. Non, ce gros con de Jérôme ! Les incessantes disputes avec Jérôme l’ont amenée à vivre chez son père et sa belle-mère, Lise, ainsi que Tom, son demi-frère. Ouais, super ! Famille rêvée… Ce n’est pas toujours facile. C’est clair ! Chloé est impulsive. Ben quoi, vous me cherchez, là ? Elle est aussi boulimique et se fait vomir. Bon, ça, va ! Ça me regarde, ça ! Et elle a d’autres soucis. Les histoires d’amour finissent mal, en général. Ça va ! Vous allez pas déballer toute ma vie, non plus ! Gilles, son père, rentre tard, à cause de ses problèmes de boulot. Et du coup, il est chiant… Il fait quoi, déjà ? Un boulot de merde… Ah oui, il bosse dans le papier peint. Ouais, je vous l’avais dit ! Ce soir, Chloé veut négocier avec lui l’autorisation de se faire tatouer une salamandre qu’elle aimerait voir courir sur sa hanche gauche. Ouais, voilà : gauche ! À 40 ° de latitude nord… Elle prétend que sa mère se rangera à l’avis de son père. C’est un symptôme… Comment le convaincre de signer cette autorisation ? Telle est la mission si je t’accepte. » Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 14 Le jeu démarre là. Le joueur est à la place de cette jeune fille, Chloé, et va devoir choisir les dialogues pour mener cet entretien avec son père, qui, bien entendu, va l’amener sur le terrain scolaire, sur le terrain de la boulimie, sur l’entente avec la belle-mère, sur les différents éléments de cette vie. Et évidemment, selon les choix que va faire le joueur, cela va amener un développement dans une arborescence assez profonde selon les choix de dialogue. Par exemple, Chloé peut dire à son père : « Bonsoir, petit papa, comment ça va ? » Ou bien : « Bonsoir. J’ai un truc à te demander… » Évidemment, ce n’est pas tout à fait le même abord. Et chaque fois que l’on choisit une proposition de dialogue, cela incrémente en secret cinq paramètres, sans que le joueur le sache : son impulsivité, sa sincérité, sa capacité à exprimer des émotions, son adaptabilité à la question posée et sa compréhension de l’analyse de la situation. À la fin du jeu, un scoring permet au joueur de savoir ce qu’il a mis en action et, avec l’éducateur ou le soignant, le logue du jeu, c'est-à-dire tous les choix de dialogue qui ont été faits, sont revus, avec des commentaires et des extensions de commentaires pour essayer de comprendre avec l’adolescent pourquoi il a choisi telle modalité de réponse, pourquoi il s’est emporté à tel ou tel moment… Parce qu’évidemment, le personnage du père va être assez agaçant à plusieurs moments pour provoquer des réactions chez l’adolescent joueur. Dépendances : par quel mécanisme devient-on accro ? Existe-t-il des gènes de prédisposition ? Alain Morel, psychiatre, directeur général de l’association Oppelia, vice-président et fondateur de la Fédération française d’addictologie de Paris Je tiens à saluer très sincèrement cet événement et les organisateurs qui l’ont créé. C’est un événement très impressionnant, à la fois dans le programme et dans la participation. Pour moi, contrairement à mes prédécesseurs, c’est une première et je vous remercie infiniment de me permettre de participer au moins à cette journée, dans ces assises. Pour ma part, je n’ai pas de vidéo, mais un vulgaire Powerpoint. On m’a demandé de vous parler d’une chose très simple – et ce sera vite fait … : par quel mécanisme devient-on accro et existe-t-il des gènes de prédisposition ? On m’a donc aussi embarqué dans des histoires biologiques… Je remercie aussi beaucoup les organisateurs sur ce point ! Comme je n’ai pas beaucoup de temps, je vais être obligé d’aller à l’essentiel, d’une part, et avec des méthodes pédagogiques directes, d’autre part. Pardonnez-moi si c’est un peu rapide. Heureusement, les ateliers ou d’autres lectures permettront de préciser les choses. Je vais essayer de dire ce que l’on sait sur les mécanismes de l’addiction et surtout, ce que l’on ne vous dit jamais, ou pas assez. S’agissant de ce que l’on sait, c’est presqu’une posture de physicien ou de mathématicien que de dire qu’aussi vrai que 2 + 2 font 4, il y a une équation, en matière d’addiction, qui est E = SIC. Je pense que vous connaissez cette formule, cette équation, qui est extrêmement simple mais sérieusement utile, parce qu’elle répond à toutes les questions fondamentales posées par l’addiction. Que veut dire E = SIC ? Cela veut dire que « E », l’Effet ou l’Expérience d’une drogue, une expérience addictive, même, de manière plus générale, continue, « est égal », Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 15 donc varie, est fonction, résulte de la rencontre entre « S », la Substance, « I », l’Individu et « C », le Contexte. Énoncer cela revient à enfoncer des portes ouvertes, puisque bien des gens auparavant, et bien plus célèbres que moi, l’ont dit très pertinemment. Je pense évidemment à Olievenstein, mais aussi à Pierre Fouquet, fondateur de l’alcoologie en France. On peut remplacer « substance » par « pratique », « comportement » ou différent types d’objets. Mais cette équation est fondamentale parce qu’elle nous dit tout de suite une chose qui est absolument inévitable, qu’il ne faut absolument jamais oublier : l’addiction est un phénomène multifactoriel. Cela donne un certain nombre d’ingrédients, que l’on pourrait passer du temps à décortiquer, chacun, pour constater qu’au sein même de chacun de ces éléments, beaucoup de facteurs entrent en ligne de compte. Nous n’en avons pas le temps, mais cela veut dire une chose très simple et pourtant très importante, en particulier pour les professionnels mais également pour les citoyens en général : nous sommes face à un phénomène tout bêtement systémique, qui met en relation des ingrédients que de ce fait, on ne peut séparer. La première lumière qui s’allume, quand on parle de « prédisposition », qu’elle soit génétique ou autre, est qu’il faut faire attention au réductionnisme, à ne voir qu’un élément et pas les autres. Une autre manière d’aborder cette question de l’addiction que par les ingrédients est l’approche par les processus, les mécanismes, par la façon dont cela se met en place. Je suis, là aussi, très schématique et je vous prie de m’en excuser : il faudrait passer plus de temps sur ces schémas et ces mécanismes. Mais allons-y quand même pour essayer d’avoir une vision un peu dynamique de ce qui se passe en matière d’addictions. D’abord, il y a presque un postulat – mais il n’empêche que quand on fait de la clinique en addictologie, on rencontre toujours cela –, qui est qu’au départ, il y a des problèmes de la vie. Des problèmes de la vie, tout le monde en a, mais certains en ont plus que d’autres. Ces problèmes de la vie créent du stress, une anxiété, une tension intérieure, mais aussi avec son entourage : comment vais-je pouvoir résoudre mon problème ou mes problèmes de ma vie ? Cela aussi, c’est bêtement courant et bêtement humain. Et forcément, qui que l’on soit, on va s’interroger sur le moyen de diminuer ce stress donc de résoudre de problème. Quelle solution puis-je avoir autour de moi, en moi, pour résoudre mon problème ? Cela me fait penser à une patiente que j’ai vue hier, au centre Kairos où je suis psychiatre – c’est un centre résidentiel pour séjours de six semaines. Une femme de 46 ans est arrivée il y a trois jours au centre pour ce programme. Elle me racontait avoir commencé à boire abondamment de l’alcool à 11 ans, à un moment où justement, elle avait des problèmes dans sa vie parce que sa famille a explosé. Ses parents se sont séparés, sa vie a été complètement bouleversée par cet événement. Mais aussi, elle a connu, enfant, une situation de violences, liée à un alcoolisme paternel, en particulier ; des violences qu’elle a subies et qu’elle a vues aussi chez sa mère. À 11 ans, un peu livrée à elle-même, dans une cité très différente du lieu où elle habitait auparavant, elle a rencontré de plus grandes qu’elle et a bu de l’alcool ; la solution trouvée pour essayer d’apaiser le stress. Parce que ce n’est d’ailleurs pas simplement qu’une réponse biologique, un apaisement biologique : c’est aussi une réponse sociale, parce que cela met en relation. Boire, ce n’est pas simplement individuel ; cela met en relation avec d’autres. Cette solution transitoire lui a apporté cet apaisement. Un apaisement tout à fait Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 16 efficace, tout à fait important, mais transitoire. Et avec un certain nombre d’effets indésirables que l’on peut imaginer quant à la capacité de mener ses études à bien, aux problèmes que l’on peut avoir avec le groupe, la société, l’école et de ce fait, une augmentation de l’insatisfaction et le problème qui ne trouve pas de solution et qui ne fait qu’augmenter. Finalement, l’addiction, c’est comme un mouvement circulaire ; ce n’est pas moi qui l’ai inventé, mais un psychologue américain qui a inventé l’approche expérientielle en matière d’addiction, Stanton Peele. Ce cycle de l’addiction montre la continuité des choses. Il faudrait même préciser que la vitesse s’accroît dans ce cycle et qu’au bout du compte, il n’y a plus que deux choses, une continuité directe entre problème et prise de produit, entre problème et apaisement temporaire par cette solution. Cette solution qui paraît peut-être critiquable mais qui, en tout cas, est efficace, au moins sur le moment. Et finalement, pour un certain nombre de situations, ce n’est pas si mal que cela. Et le biologique, dans tout cela ? Le biologique peut arriver dans ce cycle avec cette partie biologique du cycle de la dépendance. Nous ne sommes plus là dans le domaine de la substance même. La consommation de substance va créer une sensibilisation biologique, avec un effet biologique, également, et un besoin de récupération sur le plan énergétique, pour l’organisme, qui est souvent shunté, escamoté, dans l’addiction, qui va accroître le problème et amener, encore une fois, un nouveau cycle biologique, qui n’est finalement que l’empreinte du cycle que j’ai montré auparavant et qui lui, a une origine sociale et psychologique, d’une certaine manière : une origine psychosociale. On voit donc que le biologique peut prendre une certaine autonomie, accélérer, compliquer les choses, mais n’est finalement pas l’élément central et unique du cycle. Il y a un certain nombre de facteurs dont on sait qu’ils vont augmenter le risque d’addiction. Je crois important de les avoir en tête, parce qu’ils vont aussi beaucoup orienter nos préoccupations en matière de prévention. Le premier facteur est la précocité de l’usage. Ne serait-ce que sur le plan biologique et cérébral, cette empreinte dont je viens de parler sera plus profonde, plus importante. Cette patiente dont je parlais, Marie, a commencé à 11 ans. Aujourd'hui, à 46 ans, elle a beaucoup de mal à se départir non seulement de l’alcool, mais de toute une série de produits qui sont arrivés dans sa vie et qui ont servi, à certains moments, à essayer de rééquilibrer les choses. On sait donc que la précocité de l’usage augmente les risques. Il y a aussi les conduites d’excès, qui consistent à aller très vite vers des cumuls, des répétitions, des doses importantes, des recherches de sensations extrêmement fortes, etc. Il y a la vulnérabilité ; on pourrait même dire les vulnérabilités, et notamment, les psychotraumas. Pour Marie, la notion de psycho-traumatisme est extrêmement claire dans son histoire, dans l’importance de l’impact de la réponse, de la solution addictive trouvée, de même que l’impact dans la vie de ces psycho-traumatismes qui vont déterminer beaucoup de choses, beaucoup de souffrances aussi, beaucoup de recherche de solutions, quelles qu’elles soient. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 17 Il y a aussi l’exclusion, parce que chaque fois qu’il y a rupture des liens naturels ou en tout cas, distorsion de ces liens naturels, c’est un facteur d’accélération et d’augmentation du risque de consommation et d’addiction. Pour résumer, les facteurs d’accroissement des risques d’addiction, c’est tout ce qui participe à empêcher de rechercher des solutions alternatives. On voit là s’ouvrir de grandes possibilités de travail, notamment en matière de soin, mais aussi en matière de prévention : favoriser tout ce qui va permettre des solutions alternatives. Ni une prédisposition, ni le produit seul ne crée l’addiction. Cette addiction est liée à un comportement, c'est-à-dire à la recherche de bien ou de mieux-être dans un contexte, qui est hyper important : ce n’est pas une démarche isolée. Il y a addiction lorsque cette recherche échoue. Auparavant, ce n’est pas un problème d’addiction, c’est une réponse. Il y a addiction lorsque la recherche échoue et devient source de souffrance et de problèmes. Cette expérience est plus que l’addition de différents facteurs parce que tout cela est transcendé par l’individu, et ceci est aussi extrêmement important. En effet, reconnaître la multiplicité de ces facteurs, c’est finalement restituer à chacun la possibilité de donner du sens à sa conduite, c’est le responsabiliser dans un sens positif et c’est lui restituer sa liberté de modifier ou non son comportement à partir de ses propres choix et de ses propres ressources. Enfin, je voudrais évoquer ce que l’on ne dit pas assez autour de cela. Premièrement, nous sommes tous concernés. Nous sommes tous des usagers. Si l’on ne parle que de produits, mais aussi d’objets addictifs ou de risques addictifs, nous sommes tous des usagers. Il n’y a pas certains qui seraient plus exposés et d’autres, pas du tout. Nous sommes tous concernés par cette question-là. D’ailleurs, dans nos vies, nous sommes tous concernés et plus particulièrement à certains moments, certaines périodes. Je ne développerai pas parce que Xavier Pommereau et Lia Cavalcanti l’ont très bien dit : nous vivions dans une société addictogène. « Société addictogène » implique des risques, mais aussi de nouvelles compétences, de nouvelles ouvertures, de nouvelles capacités, collectives et personnelles, de pouvoir y répondre. Et justement, nous avons tous des capacités d’auto-changement. Cela, on ne nous le dit pas assez. Je vais essayer de vous le démontrer. Pour bien l’identifier, je vais vous poser quatre questions. Je vais donc vous demander de bien vouloir participer à ce petit moment avec moi. Première question : est-ce que vous savez – puisqu’il s’agit d’une connaissance – quelle est la substance qui est sur le marché, aujourd'hui, qui est la plus addictive ? Réponse collective : le tabac. Très bonne réponse. Bravo ! Nous avons tous les éléments scientifiques pour savoir que le tabac est la substance la plus addictive, juste devant l’héroïne. Deuxième question : quelles sont les personnes qui ont consommé ou consomment encore du tabac ? Je leur demande de bien vouloir lever la main. De nombreuses mains se lèvent. Quand je vous dis que nous sommes tous usagers, nous n’en sommes pas loin. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 18 Parmi ceux qui viennent de lever la main, quels sont ceux qui considèrent qu’ils ont maintenant arrêté de consommer du tabac ? Un peu plus de la moitié du public concerné lève la main. Dernière question : parmi ceux qui ont levé la main pour dire qu’ils considéraient avoir arrêté le tabac, quels sont ceux qui ont eu besoin d’une intervention spécialisée, professionnelle, médicale, par exemple ? Quatre ou cinq mains se lèvent. Merci à vous, d’abord parce que sans vous, nous, les professionnels de l’addictologie, nous ne serions rien… Deuxième constat : on voit bien que par rapport au produit et à l’addiction qui est la plus sévère, c'est-à-dire le tabac, la grande majorité des personnes qui s’arrêtent ne le font pas elles-mêmes, sans intervention spécialisée particulière. Et une grande partie de ceux qui consomment parviennent à arrêter. Certes, on peut faire mieux : on peut aller plus vite, moins consommer de tabac… Cela ne veut pas dire que tout va bien, mais en tout cas, les capacités d’auto-changement sont très claires. Auto-changement, empowerment… Chacun a un pouvoir d’agir sur soi et sur son environnement. C’est la définition même d’une certaine vision de la démocratie, aujourd'hui. Nous sommes d’accord pour dire que la question de l’addiction est une question d’autodétermination. Mais il n’y a pas d’auto-détermination si l’on ne reconnaît pas les ressources dont chacun dispose pour maîtriser, contrôler, agir sur son propre comportement. L’approche conventionnelle de l’addiction et de la dépendance, plus généralement, est centrée sur l’abstinence et génère beaucoup de culpabilité, mais ne met pas du tout en évidence, au contraire, cette notion de ressources et de possibilité d’auto-changement. Or précisément, prévenir et soigner, c’est renforcer ce pouvoir d’agir. C’est uniquement cela : renforcer ce pouvoir d’agir, favoriser le processus d’autorégulation, les processus d’autochangement ; c’est aussi intervenir là où les choses peuvent être bloquées, à un moment donné, dans la vie, pour un certain nombre de personnes qui finalement, est limité, comme nous l’avons vu tout à l’heure. Et ces ressources, sans entrer dans les détails, sont multiples. L’expérience de l’addiction est extrêmement riche de choses sur les fonctions d’usage, sur les limites posées – parce qu’il y en a toujours qui sont posées –, sur la relation à l’intensité, la question du contrôle, sur les aspirations, l’attachement au mode de vie, puisqu’il y a toujours un lien très fort avec le mode de vie, sur les moyens d’en changer, etc. L’addiction est une conduite. C’est une expérience polysémique, qui peut avoir beaucoup de sens différents. Et le sens appartient à la personne elle-même. La notion de risque et la décision du changement, dans cette conduite, est fonction de la mise en regard par l’individu lui-même, donc de façon très subjective, des problèmes qu’il rencontre, des ressources dont il dispose et des satisfactions qu’il trouve à travers tout cela. D’où l’importance d’avoir en tête que l’addiction est fondamentalement un diagnostic subjectif et non pas professionnel et médical. Les consommations de drogue constituent des solutions avant d’être des problèmes. L’auto-changement est le déterminant principal du changement et le rôle des professionnels est de soutenir les compétences du patient pour son propre changement. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 19 Focus sur les dérives addictives : sommes-nous tous des addicts en puissance ? Sommes-nous tous égaux devant la dépendance ? Philippe Jeammet, psychanalyste, professeur émérite de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université de Paris V, président de l’École des parents, Paris Je suis très heureux d’avoir été invité. Merci de cette occasion d’échanger sur un sujet qui nous concerne tous, qui est celui de la vie, de la transmission, de la qualité de ce que l’on va transmettre de la vie à nos enfants. Mon expérience m’a permis de me conforter dans cette idée que les adultes sont l’avenir de leurs enfants. C'est-à-dire que nous sommes conditionnés par un processus de transmission et qu’ils le veuillent ou non, les adultes ont en effet deux modèles ; et ne pas vouloir l’avoir en est un. On ne peut pas échapper à cette dimension. Je suis très satisfait d’intervenir après Alain Morel, non seulement parce que je l’apprécie beaucoup, mais parce qu’il m’a donné un cadre avec lequel je suis tout à fait d’accord et qui, dans une certaine mesure, sera porteur par rapport à ce que je souhaite dire. J’ai un certain âge. Cela présente l’avantage d’avoir du recul et j’ai la chance d’avoir de nombreux contacts avec beaucoup de patients qui sont passés dans le service ou que j’ai pu voir et ceci, quarante-cinq ans après. C’est donc un parcours de vie : je vois ce qu’ils sont devenus. Ces dernières années, avec ce recul, j’ai eu le sentiment que c’était une chance de travailler dans un service de psychiatrie destiné aux adolescents et jeunes adultes. Du fait de l’adolescence, du fait des troubles psychiatriques, c’est un double miroir grossissant de ce que nous sommes. Au fond, c’est un terrain expérimental, « extra-expérimental » qui malheureusement, est obligé ; c’est un terrain ethnographique ; ou c’est un miroir de nousmême. C’est un miroir grossissant de ce que nous sommes. C’est ce que cela m’a appris. Et nous allons voir la beauté et le tragique humain, c'est-à-dire comment l’être humain est le seul des êtres vivants à être capable de se détruire pour se sentir exister. C’est un élément fascinant et à cet égard, les rencontres peuvent être déterminantes, dans un sens comme dans l’autre. Tout le monde a envie d’aller bien : personne n’a envie d’aller mal. Je défie de me montrer quelqu’un qui choisit, qui croit choisir. Il est pris dans une contrainte qui est tout à fait une contrainte de type addictif. En même temps, ce n’est pas aussi fou qu’il n’y paraît, parce que c’est quelque chose qui sur le moment, le rassure. Ce que l’on voit, avec les ados, c’est comment ils peuvent être tentés de devenir les acteurs de leur propre déception, de leur propre destruction. Certains vont en sortir et basculer, au bout de dix ans ou vingt ans, après avoir été opposé à des contraintes, certes ; des contraintes intérieures, des contraintes extérieures… C’est un gros problème de notre société : on n’ose plus du tout contraindre. Au nom de quoi ? Pourtant, je sais que quelquefois, si l’on n’avait pas interné, obligé un certain nombre de ces personnes… Elles sont aujourd'hui, l’une, professeur, l’autre, mère de famille, et elles vous disent, quarante ans après, alors que vous ne les avez pas revues depuis vingt ans : « je vous téléphone pour vous dire que je suis heureuse de vivre, parce que je pense que cela vous fait plaisir. » J’ai en tête une fille qui avait dû être hospitalisée huit années, qui s’était, Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 20 en plus de ses troubles, décollé les deux rétines à coups de poing sur les yeux. C’est dire quelle fureur peut agiter l’être humain. Mais toute cette fureur de l’ordre de la destructivité pourrait être la même fureur dans la construction. C’est aussi là où la bipolarité est un miroir que l’on nous tend de ce que nous sommes. Bien sûr, ensuite, ce sera utilisé de manière fétichiste : bipolaire ou pas bipolaire… Nous sommes tous des bipolaires en puissance. Qu’est-ce que cela nous montre ? Que nous sommes tous tributaires de nos émotions, c'est-àdire de notre humeur, ce que nous partageons avec les animaux, c'est-à-dire ces variations d’appétence à la vie, ces variations entre la peur et l’euphorie… Tout cela, personne ne le choisit. Vous ne vous êtes pas levé ce matin en vous disant : « tiens, quelle est l’émotion du jour ? » comme vous choisissez votre garde-robe… Les émotions, on les subit ; c’est très important. On ne les choisit pas… Et le fait de les subir est une caractéristique propre à l’être humain. Qu’est-ce qui fait de nous un être humain ? Je crois que c’est rendre compte de ce que dit Alain Morel : il n’y a pas d’appareil psychique, nous avons des représentations, comme les animaux, mais nous les avons développées. Ce qui est particulier à l’être humain est que nous sommes les seuls à être vivants, à être conscients de nous. L’humanité a mis des milliers d’années à développer cette conscience, qui est aujourd'hui en train d’exploser avec les moyens de communication actuels. Nous sommes conscients d’être conscients de nous, et cela va tout faire basculer, je crois. À savoir que cette conscience réflexive va faire de nous des êtres d’addiction, structurellement. Ce n’est pas le fait de la société actuelle. Que fait la société actuelle ? Elle nous permet de ne pas crever de faim, elle nous offre une multitude de choix, elle nous offre une liberté de choix. Mais la liberté, c’est très anxiogène ! Au nom de quoi va-t-on choisir ceci ou cela ? Plus on a de choix, plus on aura de risques d’anxiété. Certes, il faut savoir ce que l’on veut. Il faut apprendre à les réduire. Mais le choix, oui, est anxiogène. Dans notre société, la conscience réflexive fait de nous des êtres addictifs par le seul fait qu’à partir du moment où l’on a été conscient de soi, qu’est-ce que l’on va voir ? Les animaux ont une conscience, mais ils n’ont pas l’étape ultérieure – ou seulement l’ébauche, chez les singes supérieurs –, qui est la possibilité de se projeter dans l’avenir. Ils ont un début de conscience, mais qu’ils ne sont pas arrivés à développer, à partager. Chez nous, c’est probablement l’extraordinaire développement du lobe frontal qui a permis, à un moment donné, cette réflexivité. Que nous montre cette capacité réflexive ? Des choses primaires, basiques. Premièrement, à partir du moment où l’on se voit, on se dit que l’on pourrait avoir plus. Je crois que c’est cela, la base de l’addiction : en se voyant soi-même, on voit que l’on peut avoir plus. Si l’animal n’a pas ce qu’il faut, il va aller le prendre au voisin ; c’est la survie. Mais il n’est pas toujours en train de regarder si l’autre n’a pas plus de réserve que lui. L’écureuil ne regarde pas si les noisettes du voisin sont plus grosses, s’il en a davantage… Nous, si. Nous passons notre temps à nous comparer. Et puis, nous voyons que nous allons tout perdre, puisque nous allons mourir. Ce n’est pas tout à fait indifférent. Cela signifie que l’homme est déjà addict à la nécessité de comprendre ce qu’il fait sur terre, pourquoi nous sommes là. Nous sommes addicts à la créativité, à la recherche – ce n’est pas la plus mauvaise des addictions… Mais cela nous met dans un état d’inconfort, parce que l’on sait que l’on pourrait toujours plus, et que l’on va tout perdre ; et cela, on le sait aussi d’avance. Ce n’est donc pas indifférent et tous les efforts que nous avons pu faire pour penser l’avenir, pour le peupler, et combien on voudrait arrêter la marche de la recherche : « on a déjà tout trouvé ! – nous avons cette Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 21 croyance… – arrêtons-nous ! » Le fait d’être dans cette attente permanente est un facteur anxiogène. Deuxièmement, cette capacité réflexive fait de nous des êtres de paradoxe, c'est-à-dire de fausse contradiction. Nous sommes les seuls êtres vivants à avoir la conscience que pour être nous, nous devons nous nourrir des autres. La vie est une co-construction permanente. Nous n’existons pas en tant que tels. Arrêtez de respirer et vous verrez que cela va vite se terminer… Nous sommes dans une co-construction. Mais sur le plan psychologique aussi : on ne peut pas vivre sans échange. On ne peut pas vivre sans les autres. Nous existons comme tous les êtres vivants, comme la vie, comme la vie, comme la première cellule vivante. À cet égard, je vous renvoie au livre du neurophysiologiste Antonio Damasio, L’Autre Moi-Même et que je trouve passionnant – d’autant plus passionnant que j’y trouve mes idées… C’est toujours ce problème : très rapidement, ce qui nous plaît, c’est ce qui nous convient. Sinon, on s’en moque. C’est ce qui émotionnellement, nous motive : « Ce doit être vrai, ce doit être intéressant… Heureusement, il y a la science qui permet de prouver que les choses sont justes, qu’elles sont fausses, qui permet d’évoluer… » Nous avons cette capacité de nous voir et nous sommes en même temps obligés, parce que nous nous voyons, d’être différents des autres. Fausse contradiction, vrai paradoxe : comment être moi si je ne suis que le clone de papa et de maman ? Tout le problème de l’obéissance est là. Comment recevoir des autres ce qui va me permettre d’être moi sans me sentir complètement dépendant de ces autres ? Ce qui permet de vivre, c’est l’état émotionnel. Plus vous êtes en confiance avec vous, avec les autres, plus vous pouvez recevoir sans vous sentir sous l’emprise des autres. Mais plus vous attendez, plus vous êtes sensible et, pour prolonger le propos d’Alain Morel, oui, il y a des bases biologiques, neurophysiologiques qui font que l’intensité de nos émotions et leur nature ne dépendent pas de nous. Et sur ce point, nous avons de grandes différences individuelles. Oui, certains sont hypersensibles. Vous le savez bien… On le voit très vite, même dans les mois qui suivent la naissance. Certains sont hypersensibles à l’échange, d’autres beaucoup moins, et cela n’aura pas les mêmes conséquences. Et le même événement qui sera peut-être pénible pour l’un sera catastrophique pour l’autre. Ces enfants très sensibles se lèvent le matin très en forme, heureux et à la moindre contrariété, ils ne savent même plus s’ils ont envie de vivre. Ce n’est pas indifférent sur leur image d’euxmêmes, sur leur identité, sur leurs rapports avec eux-mêmes. Ils ne l’ont pas choisi : cela s’impose à eux. Ces grandes différences vont faire que plus on a besoin de quelqu’un, plus on a besoin d’être aimé, plus on sent ce besoin comme un pouvoir donné à l’autre sur soi. Et ceci, d’autant plus que nos émotions sont plus fortes. L’émotion est le cheval de Troie de l’autre à l’intérieur de nous : « tu m’émeus, gare à moi… » Et cela, on le voit dans les états amoureux, on le voit aussi surtout chez les hommes, qui ont beaucoup plus peur de leurs émotions que les femmes… Ils sont là, blindés : plutôt crever que de montrer que l’on a envie de pleurer à voir son fils ainsi ! Je ne vais pas me déculotter en public !... Ce n’est pas possible ! Et là, je me barre dans ma rigidité. Tous les grands paranos sont de grands émotifs… Ce sont de grands enfants en quête de reconnaissance mais qui, ne sentant pas reconnus, se sont blindés, ont vécu tout le reste comme des méchants : « tu ne me regardes pas, c’est que tu te fous de moi. Mais si tu me regardes : qu’est-ce qu’elle a, ma tête ? » Ce que l’on voit, là, c’est quelqu’un qui est en état d’insécurité sur son territoire. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 22 Le troisième fait qui est lié à cette capacité réflexive est que nous sommes des êtres de valeurs. Du fait que nous sommes conscients de nous, nous sommes les seuls êtres vivants, à ma connaissance, qui pouvons aller à l’encontre de nos instincts. Oui, on peut choisir de mourir plutôt que de trahir ses copains. Cela va contre l’instinct de vie, apparemment. Et l’on peut ne pas pratiquer la sexualité, les nourritures, en fonction de nos valeurs, mais parce que l’on peut se contraindre. Évidemment, on peut aussi les utiliser sans limites. Je ne vois pas pourquoi on est tout le temps en train de se demander : pourquoi les hommes sont-ils si cruels ? Mais parce qu’ils sont créatifs… C’est la même chose qui leur permet de créer qui leur permet aussi de détruire. Nous sommes structurellement des êtres de valeurs, c'est-àdire que ce qui remplace cette possibilité de mettre, en partie, par moments, l’instinct de côté, c’est justement l’activité réflexive, cette capacité de penser, la possibilité de se voir. Et nous sommes en quête d’un miroir. Qui d’entre vous ne s’est jamais posé la question : « qu’est-ce que je vaux ? Est-ce que je compte pour quelqu’un ? Est-ce que ma vie a un sens ? Est-ce que tout le monde se fout de moi ? Est-ce que j’ai une importance ? » C’est vital… Ce miroir est vital. C’est cela, les valeurs. Et les gens qui me disent : « il fait sa petite crise réac, il ne parle jamais des valeurs » n’ont rien compris. Celui qui me dit : « je n’ai aucune valeur », c’est sa valeur. Et je suis d’autant plus contraignant qu’en général, c’est la seule qui lui reste. Et il s’y cramponne, parce que sinon, c’est l’effondrement. On ne peut pas échapper aux valeurs et ne pas en avoir, c’est en avoir. Ces valeurs vont beaucoup se rejouer dans ce que nous avons en commun avec les animaux et à quoi nous avons les émotions qui correspondent : la défense du territoire. Oui, l’animal est programmé pour défendre son territoire parce que nous sommes programmés pour la perpétuation de la vie, nous aussi. Or le territoire humain n’est pas seulement géographique. Certes, cela compte. Mais il est dans la représentation de soi et celle que l’on pense que les autres ont de nous, c'est-à-dire le narcissisme. Et cela, nous l’avons tous : « il ne pense pas la même chose que moi… » « Ah, vous êtes du même village ? » « Ah, vous avez la même idéologie ? » Si l’on est très près, cela peut être mal supporté ; si l’on se retrouve à l’étranger, au contraire, c’est un facteur de lien. « Il ne m’a pas cité ? Je suis transparent… » Tout cela, c’est le territoire. Et le fait d’être humilié narcissiquement va laisser des blessures. Trente ans après : « il ne m’a pas serré la main, je m’en souviens. Je ne lui pardonnerai jamais… » Si on le voyait ainsi, on serait comme son chien. C’est du même niveau que mon chien qui défend son territoire : il ne faut pas qu’un autre pisse sur son territoire, bouffe dans sa gamelle. C’est la même chose, sauf que chez nous, c’est au rang des grands principes, des grands idéaux. Si on se le disait, cela n’empêcherait pas les réactions émotionnelles mais peut-être que cela aiderait à retrouver un peu de liberté d’action en en jouant, en ne prenant pas cela totalement au sérieux. C’est le théâtre que nous proposait aussi Xavier Pommereau, avec une possibilité de se mettre à la place de l’autre, de jouer. Est-ce vraiment mon choix, quand je suis bloqué par mes intensités émotionnelles ? Nous sommes des êtres de valeur et je crois que tout cela se retrouve quand notre territoire est menacé, que l’on se sent humilié, dans tout ce qui nous traumatise, nous renvoie une image négative, nous menace directement ou indirectement en humiliant. L’humiliation, c’est ce caractère exponentiel de nos frontières que nous avons pris avec la conscience réflexive. Je suis humilié quand l’Ukraine gagne contre la France… Cela peut aller partout. Les valeurs peuvent circuler indéfiniment et reproduire les mêmes conséquences. Elles sont basiques, elles sont primaires, elles sont émotionnelles. Je suis humilié, je me sens attaqué, je Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 23 suis tout à fait légitime à me défendre puisque je suis attaqué. Et là, on a les guerres de religion, les guerres… Et ceci, sur des choses extrêmement basiques, très primaires. Si nous savions que ce sont nos émotions qui guident tout cela… Nous allons donc nous sentir attaqués. Comment peut-on répondre à un sentiment de menace sur son territoire ? On peut répondre positivement, c'est-à-dire par la créativité, c'està-dire la passion. On voit souvent que les adolescents sont souvent des gens qui sont susceptibles de devenir addicts, et la passion est aussi une forme d’addiction. Elle est toujours là pour combler quelque chose que nous n’avons pas et en même temps, va dépendre de notre tempérament. Seulement, la passion nous rend dépendants des autres. Voilà le grand problème. Et l’on retrouve ce que j’évoquais tout à l’heure de cette dépendance affective à l’autre, qui est ressentie comme une menace sur notre territoire. En revanche, il y a une réponse qui est toujours valable : la destructivité. C’est la drogue humaine par excellence, le côté diabolique. Si vous me dites que vous voudriez être heureux, mener une vie riche, intéressante, avoir des contacts affectifs et que je suis assureur, je vais vous répondre que je vous le souhaite mais que franchement, je ne peux pas vous assurer. C’est trop risqué : cela dépend des autres. Si vous me dites : « moi, ma vie, je n’en ai rien à foutre, tout cela, c’est de la merde, la vie, ça ne vaut rien et je vais passer ma vie à me saboter », là, j’assure le contrat : vous en avez la possibilité. Dès que l’on est dans la destruction, et cela, on le sous-estime, on retrouve une capacité d’agir. C’est ce qui fait que pour moi, un suicide n’est pas un acte de mort. C’est le dernier acte de la vie de ce sujet qui se sent impuissant. « Vous croyez que je me sens impuissant ? Je peux toujours détruire… ! » Nous n’avons pas pu nous créer. Aucun être humain n’a choisi ce qu’il est. Par contre, il peut choisir la destruction. Ainsi, la conscience de soi permet à l’être humain d’utiliser des phénomènes que nous partageons avec les animaux, c'est-à-dire de défense du territoire, pour penser que c’est son choix, sa liberté de détruire. Si vous demandez à des filles qui se scarifient pourquoi elles le font, elles vous diront : « je ne sais pas, ce n’est pas moi, c’est plus fort que moi… mais cela me soulage ! » Alors essayez de faire marcher l’activité réflexive et dites-leur : « cela vous soulage ? Eh bien j’ai bon cœur, passez-moi votre bras, je vais vous soulager, et même gratuitement. » Elles vous répondront : « non, mais ça va pas la tête ? » C’est une réaction normale. « Pourquoi, parce que vous souffrez, irais-je vous lacérer ? Alors expliquez-moi : quand c’est vous qui êtes l’auteur, pourquoi est-ce que cela vous soulage ? Et je crois qu’en effet, cela vous soulage. » Il y a là toute cette problématique de la dépendance, dont l’addiction n’est qu’une des formes et que l’on va retrouver, selon moi, dans tout ce que l’on appelle, faussement d’ailleurs, les « maladies mentales » qui sont des maladies émotionnelles, où le sujet, pour se sentir exister, met en œuvre des comportements qu’il ne choisit pas, qu’il s’impose. C’est là qu’il y a une contrainte émotionnelle. À quoi ? Même pas à aller vers le plaisir, à retrouver un état de bien-être, mais à éviter un mal-être. Je crois que c’est pour cela que nous sommes programmés : pour éviter tout ce qui met en cause notre image de nous-même, notre territoire. Nous ne sommes pas faits pour être dans le mal-être trop longtemps. Il faut que nous trouvions des comportements où nous allons redevenir acteurs, et malheureusement, ceux qui sont de l’ordre de la fermeture, de la destruction : je m’enferme dans mon coin, ils m’emmerdent tous, j’arrête ma scolarité, je vais prendre des substances… Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 24 Je m’arrête un instant parce que je suis très sollicité en ce moment par les diabétologues, qui ne comprennent pas que des gamins de 10 ou 12 ans, de 15 ans, 16 ans, 18 ans qui ont un diabète de type I ne fassent pas le régime qu’il faut. Mais c’est la même chose ! Il est injuste d’avoir un diabète de type I ! Si on est en confiance avec son entourage, on va lutter ensemble contre cette injustice. Mais si on a des comptes à régler, si on se sent seul, sans valeur, si l’on n’a pas d’entourage qui nous soutient, la tentation est de dire : j’ai été impuissant devant le diabète mais par contre, mon traitement, lui, il m’appartient, et je le mènerai comme je veux. Et je crois que l’on peut voir que tous ces comportements dits « destructeurs » ne sont pas masochistes. Ils peuvent le devenir ; mais ils sont profondément des comportements où l’on se redonne un rôle actif d’agent de sa vie. C’est malheureusement toujours possible dans la destruction. Alors je pense que lorsque l’on est face à cela, on ne peut être neutre devant les potentialités de destruction. Non pas parce que c’est gênant socialement – cela compte, mais ce n’est pas le principal –, mais parce que ce n’est pas juste que pour te sentir exister, tu sois conduit à avoir des comportements qui vont plus ou moins rapidement t’abîmer et te détruire. Et moi, parce que je vois la valeur que tu as, le miroir que je te renvoie, parce que je vois la valeur potentielle que tu as, comme tout être vivant, je ne peux pas être d’accord avec ce qui te fait courir un risque de destruction, alors même que c’est compréhensible. Et c’est tellement compréhensible que quelquefois, quand je te vois tellement buté dans ta destruction, sais-tu les pensées qui m’arrivent ? J’aurais envie que tu tombes malade, que tu aies un bel accident, qu’il y ait un truc comme ça, espèce de petit con… Tu verrais à ce moment-là pourquoi ce que je te dis, c’est pour t’aider. Pourquoi est-ce que je te dis ça ? Parce que tu m’es indifférent ? Non, parce que tu me touches mais je me sens impuissant devant ton obstination à avoir ce comportement. Oh, mais tout à coup, j’y pense : finalement, nous sommes presque en miroir ! Toi aussi, tu te sens impuissant ! Moi aussi, j’ai eu des pensées terribles, comme cette envie qu’il t’arrive quelque chose… Mince, nous avons tout de même pas mal de points communs. Peut-être qu’on pourrait arriver à s’entendre ou à un terme… Je crois que l’on retrouve là tout ce qu’a dit Alain Morel : nous avons une capacité, et c’est ce que m’ont montré mes patients… Il y a parfois fallu huit ans, dix ans, douze de lutte et quelquefois, d’internement pour que des années après, ils vous disent le plaisir qu’ils ont à vivre et à transmettre. Cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de souffrance, pas d’angoisse ; mais ils ne sont plus dans la destructivité. Qu’est-ce qui permet cela ? Je crois que c’est le retour de la confiance et que les deux facteurs basiques sont émotionnels, dans ce qui nous pousse à nous détruire. C’est, d’un côté, la peur, aggravée par le sentiment de solitude, qui donne un sentiment d’impuissance, et de l’autre côté, le retour à la confiance. Mais cette confiance, il faut qu’elle soit portée par des adultes. On se construit en miroir et là, il y a un problème de société qui me semble assez grave : comment présente-t-on la prévention ? Comment présente-t-on la vie ? C’est une série d’interdits : attention à ne pas trop boire, attention à ne pas fumer, attention à prendre le préservatif, attention à ne pas trop manger, mais quand même suffisamment pour ne pas être anorexique… Mais qu’est-ce que tu veux faire de ta vie ? Qu’est-ce qui est important ? C’est là que nous avons à donner un modèle : cela vaut la peine ! C’est parce qu’il en vaut la peine ! Et pas en énumérant tous les risques. Il faut le faire, certes, il faut qu’il y ait une information, mais il faut qu’il y ait autre chose. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 25 Je terminerai par cette citation d’une collègue philosophe qui a écrit sur sa maladie, sur ses troubles, sur ce qui était à la fois sa faiblesse et sa force, son anorexie et ses troubles dépressifs, qui est Michela Marzano, auteur de Légère comme un papillon, où elle cite cette phrase de Dostoïevski, qui, je trouve résume bien les choses : « Toi qui cherches un sens à la vie, commence par l’aimer. Tu finiras par lui trouver un sens. » Ce n’est pas en elle-même que la vie a un sens. C’est celui que nous, nous lui donnons. Et les enfants sont tributaires du sens que lui donnent les adultes. Il faut reconnaître que quelquefois, il y a de quoi se poser des questions sur le sens que lui donnent les adultes… Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 26 Atelier 1 – Ados numericus et nouvelles technologies : vers l’émergence d’une addiction 2.0 Animatrice : Sarah Motard, formatrice en communication Sarah Motard Bienvenue à cette 5e édition des Assises de prévention de l’addiction organisées par la ville d’Ancenis et merci à tous pour votre présence à cet atelier. Nous allons aborder le sujet de cette nouvelle génération d’adolescents nés avec Internet, à l’ère des smartphones, ordinateurs portables et autres tablettes numériques, génération pour qui le téléphone portable, entre autres, est devenu l’objet indispensable à leur quotidien, leur moyen de communication favori. Ils s’en servent de temps en temps pour téléphoner mais surtout, pour échanger des SMS et rester connectés en permanence aux réseaux sociaux auxquels ils participent. Cette génération numericus, connectée en permanence par peur de passer à côté de quelque chose d’important pour eux, que ce soit une info postée, un commentaire ou encore, une vidéo à regarder, est-elle en danger ? Ne risque-t-elle pas de se créer sa propre réalité virtuelle ? Nous, adultes, parents ou éducateurs, comment pouvonsnous agir face à cette cyberdépendance ? Pour nous parler de ces nouveaux comportements et essayer de mieux comprendre la dépendance des jeunes face à l’utilisation des portables et des réseaux sociaux, trois intervenants nous ont fait le plaisir de nous rejoindre. Chacun disposera d’une quinzaine de minutes pour s’exprimer sur les dangers des portables et des réseaux sociaux. Puis, nous aurons un temps d’échange au cours duquel je vous inviterai à poser vos questions à nos intervenants. La première des trois spécialistes qui nous accompagnent est Odile Naudin, conseillère auprès de la défenseure des enfants et du défenseur des droits, à Paris, mais aussi membre de la commission de contrôle des publications pour la jeunesse, du groupe d’experts jeunesse du CSA et du comité de pilotage du programme européen « Internet sans crainte ». Elle est chargée de la réalisation et de la coordination du rapport annuel de l’institution remis au président de la République et développant des sujets tels que : « enfants et écrans : grandir dans le monde numérique ». Madame Naudin nous parlera de la blogosphère ado et des réseaux sociaux, créateurs de lien social ou facilitateurs d’addictions ? Nous devions recevoir aujourd'hui Sarah Norest, chargée de communication de l’Association Santé Environnement France. Malheureusement, elle ne peut être présente aujourd'hui avec nous, suite à un décès dans sa famille. Elle nous prie de l’en excuser. Mais nous ne perdons pas au change, car nous accueillons un grand professionnel, Stéphane Blocquaux, docteur en sciences de l’information et de la communication et maître de conférences à l’Université catholique de l’Ouest, à Angers. Le thème de son intervention sera « jeunesse et omniprésence des “miroirs numériques” : vers une estime de soi 2.0 ? » Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 27 Enfin, nous aurons l’immense plaisir d’entendre le docteur Laurent Karila, addictologue psychiatre au Centre d’enseignement et de recherche du traitement des addictions (Certa), à l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif, en région parisienne. C’est l’un des plus grands spécialistes des addictions en France, habitué des plateaux de télévision et des radios et extrêmement sollicité par les journalistes pour son avis et son analyse sur les addictions de la jeunesse d’aujourd'hui. Le sujet de son intervention est : la génération « digital natives » : comment aider les ados hyper connectés à décrocher ? Comment mieux les protéger face aux risques des réseaux sociaux ? Blogosphère ado et réseaux sociaux, créateurs de lien social ou facilitateurs d’addictions ? Odile Naudin, conseillère auprès de la défenseure des enfants et du défenseur des droits Je représente ici Marie Derain, qui est défenseure des enfants et adjointe du défenseur des droits. Le défenseur des droits a été créé par une loi de mars 2011. C’est une autorité constitutionnelle, c'est-à-dire inscrite dans la Constitution et donc, permanente. Il regroupe quatre institutions : le médiateur de la République, la défenseure des enfants, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations (Halde) et la Commission nationale de déontologie de la sécurité. C’est une autorité indépendante, inscrite dans la Constitution et dotée de pouvoirs d’enquête importants. Elle est chargée de faire respecter les droits et libertés et de promouvoir l’égalité. Le défenseur des droits est Dominique Baudis. Vous avez probablement entendu parler ces jours-ci du défenseur des droits et de la défenseure des enfants parce que nous remettions hier à l’Élysée le rapport annuel sur la thématique des enfants que la loi demande de remettre chaque année le 20 novembre, date anniversaire du vote de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE). Le défenseur des droits et son adjointe, Marie Derain, sont chargés de promouvoir l’intérêt supérieur et les droits de l’enfant, qui ont été consacrés notamment par cette Convention internationale des droits de l’enfant votée en 1989 et ratifiée par la France en 1990. Ce texte énonce les droits fondamentaux des enfants. Je ne les énumérerai pas tous, parce que la liste en est très détaillée. Je pense que tous les professionnels que vous êtes en avez entendu parler. Je signalerai tout de même un point important, l’article 3 de la Convention, qui valorise une notion assez nouvelle, que l’on retrouvera aussi dans la loi du 5 mars 2007 sur la protection de l’enfance : l’intérêt supérieur de l’enfant. « Intérêt supérieur » ne signifie pas grand-chose : ce n’est pas une très bonne traduction. En général, il faut comprendre « le meilleur intérêt de l’enfant dans une situation ». Ce terme de « meilleur intérêt de l’enfant » ouvre immédiatement à la complexité de cette définition et de ce choix. Cela veut dire que l’intérêt de l’enfant peut être mis en balance, en contradiction, en opposition ou en dialecte avec l’intérêt de la famille, des parents ou d’autres intérêts : la question peut se poser dans le domaine de la santé ou dans le domaine juridique. Quel est le meilleur intérêt pour l’enfant ? La question est assez intéressante à travailler, mais ce n’est pas toujours facile. Les missions du défenseur des droits et de la défenseure des enfants sont de défendre et de promouvoir les droits et l’intérêt supérieur de l’enfant dans tous ses cadres de vie : école, Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 28 loisirs, famille, amis, placement, justice…, trois petits points précieux pour tout ce que l’on oublie. C’est aussi défendre les intérêts de l’enfant dans l’orientation et les décisions des politiques publiques. Et ce domaine d’Internet, il ne faut pas l’oublier, relève aussi ou devrait relever des politiques publiques. Enfin, nous participons aux instances et programmes de France et en Europe concernant les nouveaux médias. Chaque enfant, dit la CIDE, a droit à l’éducation, aux loisirs pour développer ses talents et apprendre les valeurs liées à la vie en société. Chaque enfant a le droit de s’exprimer et d’être entendu sur les questions qui le concernent, de s’informer sur l’actualité – ce qui touche complètement Internet. Les médias doivent permettre aux enfants de s’exprimer. Point important, également : chaque enfant doit être protégé contre toutes les formes de violence et personne n’a le droit d’exploiter un enfant. L’idée d’exploitation d’enfants renvoie toujours, naturellement, à l’exploitation sexuelle ou domestique, au travail des enfants. Dans nos sociétés, qui sont heureusement préservées de ces points-là, l’exploitation de l’enfant peut être l’exploitation commerciale des données personnelles d’un enfant. Tout est forcément contextualisé. Et puis, chaque enfant a droit à la protection de sa vie privée. C’est un point auquel on est tout le temps confronté sur Internet. Qu’y a-t-il de nouveau ? Tout ce qui relève du numérique évolue à toute vitesse. Inutile, donc, d’en reparler. Aujourd'hui, nous sommes tout de même face à un changement, qui est l’usage ou les usages nomade(s). On n’est plus assis derrière son ordinateur, ou presque plus. Les points saillants que l’on observe sont d’abord ces usages nomades, qui permettent aussi d’accéder à des contenus multiples, extrêmement diversifiés, de plus en plus interactifs – on va même vers le web.3, qui sera encore plus interactif –, et ces usages nomades font échapper les jeunes au contrôle des adultes. Les tentatives de contrôle des adultes, notamment par des logiciels de contrôle parental – je parle moins des contrôles éducatifs – sont absolument mis en échec par ces usages nomades. On observe aussi une massification des usages : tous les âges et pratiquement tous les milieux sociaux ont accès à ces outils numériques, y compris par des équipements qui sont fournis par l’univers scolaire. Ce domaine du numérique a un impact économique mondial considérable et les grands acteurs du numérique sont en position constante d’initiative : Facebook, Google sont toujours dans ce qu’ils considèrent être une progression constante et les enjeux économiques sont très importants. Il ne faut pas l’oublier, parce qu’il y a des rapports de force économiques. Enfin, il y a une nécessité profonde d’évolution du droit si l’on veut faire soit un suivi, soit un contrôle, car il y a une hétérogénéité des systèmes juridiques à l’échelon mondial. Ainsi, des données sont hébergées à l’extérieur du pays où elles sont recueillies et hors de portée de la juridiction nationale, ce qui implique évidemment une grande difficulté pour faire appliquer le droit. Les fiscalistes feront de multiples dégagements sur les effets fiscaux pour le pays. Ce n’est pas ma spécialité. Mais en matière de données personnelles ou en matière de contenus inappropriés, il suffit qu’une image violente, pornographique ou raciste tombant sous le coup de la loi soit hébergée sur un serveur d’un pays voisin pour que la France ait un mal fou à le faire retirer. Il y a naturellement des plateformes, actuellement, comme la plateforme Pharos, qui a été mise en place et qui a une action européenne, mais ce n’est pas toujours gagné. En outre, en matière de numérique, on relève une grande faiblesse de connaissance intellectuelle et de recherche. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 29 Globalement parlant, on sait assez peu de choses. Les enquêtes sur les usages sont nombreuses. Elles sont rares sur les effets de fond que peut faire au cerveau l’usage du numérique. Par ailleurs, Internet rassemble 35 % de l’humanité, ce qui est beaucoup. Et les chiffres évoluent tout le temps. Une question de fond a constitué notre fil rouge lorsque nous avons réalisé ce rapport, l’année dernière, sur ce qu’est grandir dans l’univers numérique : faut-il avoir peur ou faut-il éduquer ???, avec beaucoup de points d’interrogation. Nous avons constaté une méfiance de la part de nombreux éducateurs, pris au sens large du terme, face à ces médias, à ces outils, et à leurs usages. Beaucoup restent centrés sur les risques et les surestiment et ceci, d’autant plus qu’ils les connaissent moins. Je crois modérément au fossé des générations. Beaucoup d’éducateurs qui sont près des jeunes surfent plus ou moins et ne savent pas très bien comment cela fonctionne. Ce qu’il nous a semblé très important de rappeler, c’est que ces nouveaux médias sont un atout éducatif, un atout social, un atout personnel inestimables pour un jeune, qui ouvrent à de multiples ressources : des ressources de connaissance, d’échanges sociaux, de maturité, de création et de créativité – puisque la technique même le permet. Et le plus intéressant, sans se masquer les risques éventuels, est de savoir comment éduquer les jeunes et éduquer les adultes à leurs bons usages. Si nous disons « éduquer les adultes », c’est parce que les adultes sont tout de même présents auprès des jeunes et notamment, des plus petits, et qu’ils ne donnent pas toujours eux-mêmes un très bon exemple de comportement sur Internet. Les jeunes ne sont pas passifs. Il faut donc les éduquer et cela passe par une éducation – ou une formation, si l’on trouve que le mot « éducation » est trop contraignant –, une sensibilisation des adultes. Quand un adulte veut devenir l’ami de son enfant sur Facebook, quand un adulte publie un jugement de divorce sur son blog, quand les adultes créent Facebook mais ne l’assortissent d’aucun moyen de contrôler si véritablement, celui qui s’inscrit a 13 ans, quand des adultes créent des sites pornographiques – ce qui est tout à fait leur droit – sans aucun moyen de contrôler que celui qui y accède est bien majeur, hormis un misérable petit disclaimer qui demande de cocher à tel endroit pour assurer sur l’honneur que l’on est bien majeur, ou bien l’on a un sur-moi d’enfer, ou bien l’on a un peu envie de tricher. Il y a énormément d’exemples de ce genre et les adultes ne sont pas toujours un modèle sur Internet. J’ajouterai un autre exemple, parce que nous avons parlé des jeux vidéo, hier. Lorsqu’un adulte joue à des jeux vidéo réservés aux plus de 18 ans – ce qui est parfaitement son droit : nous ne sommes pas du tout dans le domaine de la morale –, mais avec son enfant de 2, 3 ou 4 ans sur les genoux ou à côté de lui, on peut se demander si cet adulte se rend compte que l’enfant peut être imprégné, impressionné, influencé et en tout cas, que les images qu’il verra ne le laisseront pas indifférent. Les jeunes ne sont pas passifs sur Internet ; les jeunes ne sont jamais passifs. Ce sont des éponges, mais des éponges qui, lorsqu’on les serre, expriment leurs productions, qui peuvent être créatives ou violentes. Je vous renvoie aux propos d’Henri Jeammet. Internet est tout de même un lieu qui permet de nombreuses expressions collectives et il y a des partages, des échanges et des coproductions non marchandes, ce qui n’est pas toujours le cas partout. Vous connaissez par cœur les questions suivantes : quelle est la vie des autres numériques ? Quelle maîtrise a-t-on de son identité numérique ? La pratique du numérique affecte-t-elle Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 30 les liens sociaux ? Les relations humaines établies via la technologie n’entraînent-elles pas le risque d’être « ensemble nulle part mais seuls collectivement » ?, pour reprendre les propos d’un philosophe allemand. Des relais éducatifs sont possibles. Le rôle de l’école est très important. La loi sur l’éducation de juillet 2013 comporte un volet numérique. Qu’est-ce que cela va donner ? Est-ce seulement former les enseignants au numérique ou bien est-ce que ce sera aussi les former à l’éducation aux médias ? L’éducation aux médias est très importante parce que le numérique fait accéder à un déluge d’informations – au-delà du flot, c’est un vrai déluge… – et les jeunes ne sont pas toujours formés à discriminer et à comprendre ce qu’il en est de ces informations. Ce problème n’est pas nouveau. Autrefois – et cela ne remonte pas au paléolithique… –, il fallait, à l’école, former les jeunes à se débrouiller par exemple dans une bibliothèque, quand on faisait des recherches dans une bibliothèque ou, face à une information, à une nouveauté, à savoir la comprendre, l’interpréter, la classer la hiérarchiser. C’est exactement la même démarche, sauf que le nombre d’informations est démultiplié. Et j’ai le sentiment que le nombre d’informations fallacieuses ou douteuses est également multiplié. Il faut donc apprendre à discriminer. Au fond, il est peut-être plus intéressant, pour un professeur, de faire cette éducation aux médias plutôt que d’être tout le temps à suivre un programme. Je ne le sais pas : je peux me tromper. Mais une question subsiste : faut-il confier au numérique toutes les tâches éducatives et toutes les responsabilités éducatives ? On voit que l’on est conduit à des limites, des utilisations de contrôle de média comme la signalétique, cette protection utilisée pour les télés, pour les jeux, pour les films, pour les vidéos, puisque PEGI [Pan-European Game Information] est une signalétique basée sur l’âge. C’est peu efficace pour Internet. Comment contrôler les âges requis ? Comment faire avec la télévision connectée, qui donnera accès non seulement avec la télévision comme vous l’avez maintenant, mais en direct, in vivo ? L’innovation est permanente et nous serons toujours à courir derrière la technique. Installer un contrôle généralisé d’Internet est vraiment irréaliste. Comment se repérer sur l’immensité du Net ? Qu’est-ce que l’on va garder ? Qu’est-ce que l’on ne va pas garder ? Les questions que l’on va se poser sont innombrables. Il y a quantité de problèmes culturels. On le constate lorsque l’on travaille sur le programme européen d’un Internet plus sûr. Cet exemple m’ennuie un peu parce qu’il relève encore du registre sexuel, sur lequel on a toujours tendance à se focaliser, lorsque l’on parle d’Internet. Mais même en Europe, tout le monde ne s’accorde pas sur la même définition du cliché, de la photo pédopornographique. Je vous laisserai le soin d’aller faire des recherches, si cela vous tente, mais entre des pays d’Europe dont on peut penser qu’il y a une juridiction ou une culture tout de même assez communes, il y a des différences. Alors, que dire des autres sujets… Les législations et les modalités de contrôle existantes sont hétérogènes. Les influences culturelles sont variables, les évolutions techniques sont constantes, les enjeux économiques sont très élevés : on ne fait pas n’importe quoi dans le contrôle d’Internet, d’une part parce qu’il y a ces grands acteurs d’Internet qui font un travail de lobbying très important et d’autre part, parce que le numérique et les nouvelles technologies de l’information, au sens très large du terme, sont facteurs d’emploi, de recherche et de développement. Ce qui est pionnier est absolument indispensable. On ne va donc pas mettre des barrières ou donner l’impression de le faire. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 31 Pour arriver à « contrôle », ce mot sur lequel tout le monde ne s’accorde pas encore, l’action internationale est indispensable. On ne fera rien en restant simplement en France. La défenseure des enfants a fait un ensemble de propositions, l’année dernière, et notamment celle d’instaurer une co-régulation des politiques du numérique rassemblant l’ensemble des acteurs publics et privés et qui respecte la diversité des champs d’intervention et des sensibilités. Une bonne idée serait de parvenir à une coordination entre les acteurs publics et privés nationaux et internationaux. Les acteurs publics, ce sont l’État, les ministères, mais pour ce qui concerne les seuls jeunes, il y a le ministère de Fleur Pellerin, chargée notamment de l'Économie numérique, et ceux de l’Éducation nationale, de la Santé, de la Famille, de la Jeunesse et les Sports… Il faudrait envisager une coordination des dispositions juridiques, réglementaires et des pratiques, que cette plateforme de coordination et de régulation puisse élaborer une déontologie, qu’elle puisse mener des études, notamment prospectives – nous sommes toujours à courir derrière – et participer à une information, à une diffusion des connaissances qui soit solide et qui ne soit pas seulement sous l’effet de lobbyings soit industriels, soit associatifs qui ont des besoins de financement et donc, développement quelques théories généralement catastrophistes. Par ailleurs, il est intéressant de faire intégrer aux jeunes de plus en plus tôt leurs responsabilités d’utilisation d’Internet. J’ai l’air de faire là une recommandation de « mémé », tellement c’est évident. Il faudrait également intégrer le droit des référencements au règlement européen. Ceux qui suivent la question savent que ce règlement européen a été repoussé, que la France n’est pas très représentée dans ces débats, alors qu’il est pourtant important de mener un travail collectif. Nous avons également proposé de soutenir des initiatives privées d’autorégulation et nous pensons – je ne fais pas de publicité : c’est une illustration – à l’action de l’Association française des fournisseurs d’accès, qui a créé une ligne d’appel pour des signalements de contenus que l’on appelle maintenant « inappropriés ». À cet égard, il est intéressant d’observer l’évolution du vocabulaire : de « dangereux », on est passé à « inappropriés », en passant par « illicites » et quantité d’autres mots. Cette ligne est fédérée dans un réseau européen nommé Inhope. De ce fait, il y a une possibilité de suivi des actions. C’est volontaire, bien entendu, mais si l’on signale, dans tel pays voisin, un serveur qui contient des images ou des textes illicites – cela ne fonctionne que pour l’illicite –, il y a comme un droit de suite. Il est très important de développer une politique de recherche pluridisciplinaire, une politique indépendante concernant les usages, certes, mais surtout les effets et les conséquences de la généralisation du numérique auprès des enfants. Que peut signifier le fait de donner des tablettes et d’essayer d’apprendre à écrire sur des tablettes à des enfants en maternelle ? Je ne sais pas si c’est bien ou si c’est mal mais en tout cas, ce n’est certainement pas sans effets ; et même des effets cérébraux. Mais cela, c’est votre domaine. Et je suis ravie d’être entourée par mes voisins et mes voisines, qui pourront répondre à ces questions. Quoi qu’il en soit, on ne connaît pas les effets. Quand on fait une recherche sur Internet, on s’aperçoit que l’on ne se souvient pas tant de la réponse que du chemin que l’on a pris pour chercher. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Je l’ignore, mais en tout cas, cela change les mécanismes cognitifs. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 32 Génération « digital natives » : comment aider les ados hyper connectés à décrocher ? Comment mieux les protéger face aux risques des réseaux sociaux ? Laurent Karila, addictologue psychiatre au Centre d’enseignement et de recherche du traitement des addictions (Certa), CH Paul-Brousse de Villejuif C’est un plaisir d’intervenir ici. Comme l’a dit Sarah Motard, je suis un immense psychiatre et je suis ravi de le savoir… Je vais vous parler de générations digitales et surtout, du réseau social, d’Internet en général et des jeux en ligne. Je n’aborderai pas la pornographie sur Internet, hormis pour faire cet aparté : nous avons des études en cours, notamment sur la consommation cyber-sexuelle chez les hommes sur Internet. Une étude réalisée avec l’université de Louvain est actuellement en ligne. Et nous nous sommes également intéressés à l’accès facile des adolescents aux sites pornographiques en ligne. En effet, il existe une myriade de sites pornographiques en ligne, qui sont régulés – c’est un vrai business –, avec une multitude de films en streaming, et pour lesquels il n’y a pas de disclaimer : les gens y accèdent directement. N’importe qui peut y entrer et aller consulter n’importe quelle thématique pornographique. C’est très bien ficelé et très bien promu par le marketing et on s’aperçoit que tout ce qui a trait aux comportements très déviants, notamment paraphiliques – c'est-àdire les hyper relations sexuelles du type de la pédophilie, de l’exhibitionnisme au sens strict du terme ou même de la scatophilie, l’urophilie ou la zoophilie – est banni. La saisie d’un mot-clé n’ouvrira aucun accès à ce type de point. Néanmoins, ce phénomène de sites pornographiques en streaming est inquiétant, non pas pour les adultes, mais pour nos ados, qui peuvent être exposés à des images de façon précoce et comme dans toutes les addictions, plus on est précocement exposé à un support potentiellement addictogène, plus il y a des risques de développer un phénomène potentiellement addictif. Je passe au vif du sujet. Vous connaissez la définition de l’addiction : on consomme, on perd contrôle, on sait qu’il y a des conséquences mais malgré tout, on continue à consommer. Je vous propose une diapositive sur laquelle j’ai découpé le cerveau d’un addict et le cerveau d’un non-addict. Dans le cerveau du non-addict, quatre circuits fonctionnent de manière étroitement liée : les circuits de la récompense, de la motivation, de la mémoire et du contrôle fonctionnent en interrelation. Chez une personne non-addict, ces quatre circuits fonctionnent donc de manière étroitement liée. Vous faites quelque chose, vous avez une récompense face à ce comportement, vous vous souvenez que ce comportement va vous apporter quelque chose de positif ou de négatif, vous êtes motivé pour le faire et il y a un contrôle. Par conséquent, vous régulez les choses. Par exemple, si vous commencez à manger, grâce à ce système de contrôle, vous n’allez pas manger sans discontinuer jusqu’au vomissement. L’exemple vaut pour n’importe quoi, même pour une cigarette. Quand vous êtes addict, ces circuits sont désynchronisés : vous avez, d’un côté, la motivation, de l’autre côté, le contrôle, qui fonctionnent indépendamment et seules la récompense et la mémoire fonctionnent de manière liée. Cela signifie que quand vous avez goûté une drogue, quand vous avez goûté à Facebook, à Internet ou au porno, le cerveau a en mémoire que c’est positif. Les premières impressions d’un comportement sont toujours positives ; c’est pourquoi on les recommence. Prenez votre propre exemple : si quelque chose vous fait plaisir, vous allez avoir tendance à Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 33 le recommencer. C’est ce que l’on appelle le phénomène de renforcement positif. Quand vous prenez une drogue, la première fois, le cerveau vous dit : « waouh ! C’est top ! » Quand vous vous connectez sur Facebook et que vous tchattez avec des millions de personnes, vous vous dites : « waouh ! C’est top… » Et plus vous allez consommer, moins il y aura de contrôle dans les circuits et plus la motivation va changer. Vous allez donc vous retrouver dans un circuit à deux temps : mémoire – récompense, mémoire – récompense, mémoire – récompense… Et ce n’est plus quelque chose de plaisant. C’est juste : « je souffre… Rappelletoi que le seul truc positif, c’était de consommer ». C’est ce qui fait que l’on a un cerveau addict. Il existe cinq types d’addictions à Internet. Nous venons de réaliser un travail avec une université norvégienne et le docteur Andreassen, et nous avons découpé les addictions à Internet. Ce sont : - le cybersexe ; - les cyber-relations ; - les compulsions web (achats en ligne ou bourse en ligne) ; - la recherche compulsive d’informations ou « overload ». Ce sont ces gens connectés à des millions de sites et de pop-up qui vont donner des informations sur une nouvelle, une nouveauté, notamment avec Twitter. C’est un accès beaucoup plus facile aux informations ; - les addictions aux jeux en ligne. Je vous parlerai surtout aujourd'hui des aspects cyber-relationnels et des jeux en ligne. Je ne peux pas vous parler de sexe, malheureusement, alors que j’adore cela… J’ai intitulé ma première diapositive « Media social revolution ». Cela pourrait être le titre d’une chanson de hard-rock, mais c’est une réalité. Facebook est le premier réseau social, avec plus d’un milliard d’utilisateurs. C’est extrêmement différent des autres réseaux sociaux. Certains réseaux ont essayé d’atteindre Facebook mais n’y sont pas parvenus. Les deux en tête de liste sont Facebook, suivi de Twitter, qui est très différent. En fait, cette révolution média sociale correspond à la construction d’une nouvelle identité. C’est la base : je vais sur Facebook, je me fais une cyber-identité. Et justement, nous avons étudié la population à risque. Quelle est la population à risque d’addiction ? C’est celle-ci : je lutte contre mon stress ambiant, j’échappe à mes problèmes personnels quand je me connecte. Je parle ici des gens qui sont vulnérables au réseau social. Nous avons retrouvé des caractéristiques cliniques à ces personnes : elles sont plus anxieuses, socialement « insécures » – elles ne sont socialement pas stables sur le plan de la sécurité personnelle –, elles ont une estime d’elles-mêmes qui est faible. Et l’on retrouve également trois autres critères, qui sont intéressants parce qu’ils vont à l’opposé de ce que je viens de dire : ce sont plutôt des personnes extraverties, narcissiques et impulsives. Enfin, Facebook est le contact social idéal pour lutter contre un phénomène de solitude. Et l’on constate vraiment plus les gens présentent ces critères cliniques, plus ils sont addicts. On commence à en voir arriver en consultation. Je vais vous faire passer un questionnaire, puisque la plupart d’entre vous êtes probablement sur Facebook. C’est un questionnaire d’addiction à Facebook que nous venons justement de développer avec Cecilie Andreassen, en Norvège. C’est un questionnaire très rapide, qui Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 34 comprend six questions. Chaque item est coté de « très rarement », « rarement », « quelquefois », « souvent », « très souvent ». Êtes-vous prêts ? 1. Passez-vous beaucoup de temps à penser à Facebook ou à planifier votre prochaine connexion sur Facebook ? 2. Avez-vous un besoin irrésistible de vous connecter de plus en plus sur Facebook ? Pour ma part, je me suis aperçu que c’était le cas… 3. Utilisez-vous Facebook dans le but d’oublier vos problèmes personnels ? 4. Avez-vous déjà essayé de réduire votre usage de Facebook sans succès ? Nous avons étudié la population sur Facebook et nous voyons souvent des gens qui postent des statuts en disant : « je vais me déconnecter de Facebook, vous ne me verrez plus. » Et deux heures après : « mon chien s’est perdu dans les rues de ma ville… » ou autre statut. On peut voir tout et n’importe quoi. 5. Devenez-vous perturbé ou agité ou anxieux si l’on vous interdit l’accès à Facebook ? Cette question est plutôt destinée à une population plus jeune. 6. Utilisez-vous tellement Facebook que cela a un impact négatif sur votre travail ou sur votre scolarité ? Ce questionnaire est validé en langue française et maintenant utilisé dans les consultations. Et il devrait être employé par les personnes qui s’occupent de gens ayant des addictions en général ou avec les usages problématiques en général. Il est disponible et si vous le souhaitez, je pourrai vous le faire parvenir. Les conséquences immédiates de l’addiction à Facebook sont d’abord scolaires et académiques ; ce sont vraiment l’école, essentiellement, et le travail. On observe réellement la fatigue, le matin, et de moindres performances à l’école. Et il apparaît aussi clairement un effet contagieux de Facebook au travail. Dans les entreprises, pour moi, à l’Assistance publique, l’accès à Facebook a été supprimé parce que cela avait un effet épidémique négatif sur le travail à l’hôpital, par exemple. Il y a un accès spécial pour ceux qui ont besoin de Facebook à visée professionnelle. Cela altère clairement les performances professionnelles au travail, précisément parce qu’il y a ce petit phénomène de plaisir, et addictif pour certaines personnes. Des conséquences familiales sont clairement repérées dans la population étudiée : moins d’activités, moins de hobbies avec la famille, les amis. S’agissant de la relation de couple, Facebook entraîne plus de jalousie, de surveillance de l’autre… Il y a des couples qui se séparent à cause du réseau social. Cela entraîne un phénomène grandissant d’insatisfaction relationnelle et chez certaines personnes, il y a une translation de la relation réelle du couple vers une cyber-relation de couple à plusieurs. Il ne s’agit pas d’orgies mentales, mais d’orgies amoureuses mentales. C'est-à-dire que des gens se construisent, avec leur cyber-identité, plusieurs rapports avec des personnes du même sexe ou du sexe opposé. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 35 Enfin, la conséquence psychologique majeure de Facebook, ce sont les troubles du sommeil. Nous avons souvent vu en consultation des gens qui consommaient des produits pour rester éveillés sur Facebook. Je passe maintenant au jeu vidéo, le « shoot de pixels ». C’est un vrai problème. Il ne faut pas diaboliser le jeu vidéo, ni le banaliser. Le jeu vidéo est quelque chose d’extraordinaire. Mais il faut savoir jouer et s’intéresser au jeu. Il y a cependant des personnes dépendantes au jeu. On observe un comportement addictif chez 1 à 3 % des joueurs, que l’on appelle notamment « hardcore gamers ». Cela concerne plutôt une population de 15 à 30 ans et cela se décale un peu aux 13-27 ans. Même les filles sont touchées par le problème, parce qu’il y a un marketing du jeu qui est ciblé sur les femmes. Les critères d’addiction sont les mêmes que ceux que je vous ai présentés au début de mon topo. Deux points importants sont à relever : les dépenses générées par les jeux et la perte de temps. Plus il y a perte de temps, plus cela classifie le joueur. Le hardcore gamer, par exemple, passe plus de trente heures par semaine à jouer. Cela peut atteindre des chiffres encore plus élevés. En moyenne, un gros joueur addict y passe au moins cinq heures par jour. Le type de jeu conditionne aussi le potentiel addictif. Les plus addictogènes sont les jeux de rôle en ligne, les jeux de tir – les jeux de first person shooter – et tout ce qui relève des real time strategies, les stratégies en temps réel. Et tout cela dans un phénomène de jeu massivement multi-joueurs tel que World of Warcraft, par exemple, avec la vie qui continue sur le web alors que dès que l’on se déconnecte, on n’est plus rien. On appelle ce système le système « no life ». Les conséquences sont nombreuses. Sur le plan physique, de la fatigue, des douleurs, des maux de tête, une mauvaise hygiène, des troubles alimentaires, des troubles du sommeil… Sur le plan psychiatrique, cela entraîne des symptômes dépressifs anxieux et des troubles du comportement. Et les images visualisées sont horribles. Celle que j’ai retenue pour ma présentation montre quelqu’un qui défonce une personne : il y a du sang partout, des balles partout… C’est presque une pochette de death metal… Ce type d’image est un risque de trouble de comportement dans la vie réelle. Bien sûr, ceux qui jouent à ce type de jeu ne vont pas descendre dans la rue avec un fusil et tirer sur tout le monde. Ils présentent plutôt des troubles du comportement à l’école ou à la maison. Comment repérer un adolescent qui a des problèmes avec le jeu ? Je pourrais généraliser la réponse à Internet et aux réseaux sociaux. Il y a une multitude de petits critères spécifiques, mais plus il y en a, plus il y a un problème : l’isolement, la faible estime de soi, la frustration, l’angoisse, les crises de nerf, l’impossibilité à gérer sa vie quotidienne, ne plus avoir de règles dans la vie, ne plus parler avec ses parents ou ses enfants… C’est important et vous devez l’avoir en mémoire en tant que professionnel quand vous interrogez les parents, parce qu’il faut leur donner ces informations. Ils les connaissent, mais il faut les leur rappeler et vousmême, les repérer : plus il y a de critères, plus il y a de problèmes. Et s’il y a des problèmes, il faut d’abord en parler avec son enfant et si ce n’est pas possible, se faire aider. Pour les parents, il y a, dans l’ouvrage que j’ai écrit, qui s’appelle Accro !, un questionnaire que nous avons validé en langue française et qui est destiné aux parents. Certes, les enfants et les ados ont des problèmes, mais les parents peuvent aussi se demander s’il y a réellement Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 36 un problème. Nous avons donc utilisé, avec son autorisation, le questionnaire de Kimberley Young, aux États-Unis, qui comporte 30 questions, avec des scores qui montrent s’il y a un risque ou non et quel est le risque d’addiction chez l’enfant concernant les jeux vidéo. Plus le score est élevé, plus il y a un risque. Les parents ont un rôle majeur, avec une triple mission : prévenir, informer et protéger. Le système de contrôle parental joue un rôle, dans les jeux, mais il peut y avoir une entorse à la règle du PEGI : les parents peuvent acheter à leurs enfants des jeux qui sont interdits à un certain âge et ce n’est pas très grave pour eux. Il est toujours difficile, quand on est parent, de parler d’addiction avec son enfant. Il faut utiliser des termes simples, se référer à des modèles comme le tabac ou l’alcool. Couper l’accès à Internet ou aux nouvelles technologies n’a aucun intérêt. Cela, on peut le dire en consultation. Les parents demandent souvent s’il faut qu’ils coupent Internet, s’ils doivent retirer son smartphone à leur enfant. Non. Cela n’a aucun intérêt. Cela revient au même que de dire à quelqu’un de ne pas consommer de la cocaïne. Il vous dira : « OK, d’accord… » Enfin, quelques règles simples d’usage sont de s’intéresser au jeu, de contractualiser le jeu, l’accès au web et à Internet. Si l’on veut recourir à un spécialiste, il doit s’agir d’un spécialiste qui connaît la question des jeux en ligne, d’Internet, des réseaux sociaux. Il ne faut pas imposer l’abstinence, qui n’est pas la règle, à la différence de certaines substances. Mieux vaut choisir des structures de psychothérapie comportementale et de thérapie familiale, si nécessaire. Il n’existe aucun traitement médicamenteux spécifique. Par ailleurs, des groupes de paroles s’organisent. Que faire ? Se mettre en relation avec le médecin traitant, acteur de première ligne, et intégrer l’équipe scolaire dans la prise en charge avec la famille. Jeunesse et omniprésence des « miroirs numériques » : vers une estime de soi 2.0 ? Stéphane Blocquaux, docteur en sciences de l’information et de la communication, maître de conférences à l’Université catholique de l’Ouest, Angers Je travaille depuis quatre ans maintenant sur la thématique que nous avons déroulée tout au long de la matinée, celle des digital natives. On entend beaucoup ce terme et en regardant dans la salle, je n’en vois pas beaucoup parmi vous, malgré tout le respect que je vous dois. Précisément, nous allons donc pouvoir partir d’une fracture. Une fracture que l’on connaissait bien, avant, qui était une fracture économique avec ceux qui n’avaient pas Internet et qui est, aujourd'hui, une fracture générationnelle entre ceux qui ne sont pas nés avec Internet et ceux qui sont nés dedans, nés avec, biberonnés à… On en entend beaucoup parler et avec le groupe de recherche avec lequel je travaille, le CNDI [Culture numérique et dynamiques identitaires], nous observons de très nombreux bouleversements. Ces bouleversements, qui ont été évoqués précédemment, ont un terrain. En effet, nous sommes dans une société de la comparaison. J’ai beaucoup aimé le travail du professeur Jeammet, qui mettait en exergue l’idée que nous étions dans une société de la comparaison, mais aussi une société de la valeur : quelle valeur ai-je ? Combien est-ce que je vaux ? Cette question date depuis bien longtemps, puisque l’image que l’on a de soi, on a toujours essayé Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 37 de la mesurer. C’est ce qui nous différencie de l’animal. Cette estime de soi est très importante, sauf qu’auparavant, il existait très peu de miroirs. Le miroir, c’était le reflet de la mare que l’on avait de soi-même, parce que le miroir était un objet de luxe. Le miroir, c’était un bout de verre mal poli, quelque chose de très flou… Au final, on avait une image de soi extrêmement floue. Et puis, on n’en avait pas vraiment besoin. Quand on était à quatre pattes pour ramasser des patates dans un champ à l’époque des serfs et des vilains, savoir si l’on était bien coiffé n’était pas forcément le problème du jour. Alors que nous voilà plongés dans une société du miroir, avec des miroirs omniprésents et une forme d’addiction à cette existence virtuelle, à cette identité numérique dont on a beaucoup parlé. Nous avons aujourd'hui une tâche très importante, qui consiste à gérer son estime de soi normale, classique, le regard des autres, et son estime de soi via son identité numérique, son image numérique. Mon intervention s’articule en trois points. Où nous emmène cette économie de cette estime de soi ? Est-ce que finalement, nous n’aurions pas intérêt à nous construire quelque chose d’artificiel, mais tout de même une partie de nous-même, un avatar qui travaillerait pour nous et qui prendrait place dans ce dispositif numérique, comme le font les jeunes avec beaucoup d’aisance ? Enfin, pour se valoriser, quand on doit se comparer aux autres, on se retrouve finalement dans un immense supermarché numérique, et les jeunes sont en comparaison perpétuelle avec les autres. Mais pour exister, il faut faire plus que le voisin. Pour être vu dans l’audimat numérique, il faut en mettre un peu plus. Et c’est là que justement, on bascule dans les thèmes des autres ateliers : le trash, l’excès, etc. Parce que pour exister sur cette toile, il va falloir en donner toujours plus. L’estime de soi est un curseur, qui est variable. On le positionne soi-même – j’ai entendu avec beaucoup d’intérêt les travaux sur l’autorégulation : comment peut-on s’autogérer dans cette estime de soi ? L’image que l’on a de soi existe, mais il y a aussi le soi idéal, celui que l’on aimerait vraiment être, cet être fabuleux, incroyable que l’on aimerait être. Pour cela, bien sûr, il y a des compétences ; des compétences académiques, des compétences sociales, des compétences physiques… Et la société est de plus en plus serrée par rapport à cela. Si l’on en vient aux compétences physiques, les nouveaux canons font apparaître un phénomène très nouveau : on mesure l’écart entre les cuisses des jeunes filles et on place les photos parce qu’il faut avoir le plus large écart entre les cuisses… Je ne sais pas comment on les verra marcher, au final dans les cours de récréation… Mais ces compétences physiques vont être modulées par l’image numérique, parce que l’image numérique retouche, amplifie, déforme ce curseur – nous évoquions les usages de Photoshop ce matin… Mais la pyramide de Maslow montre que les besoins primaires, plus on grimpe en haut de la pyramide, moins ils sont nécessaires et malgré tout, plus ils sont importants. Ce n’est pas parce que la base est petite qu’elle n’est pas importante. S’accomplir soi-même, l’accomplissement personnel est le Graal ; c’est la chose à atteindre dans une vie, quand on a pallié les besoins primaires tels que se nourrir, etc. Le problème est qu’aujourd'hui, le schéma a un peu changé et que si l’on voulait revisiter cette pyramide de Maslow, on pourrait la redessiner façon 2.0 avec les enfants, pour qui on a l’impression que le besoin primaire, dans cette addiction, et la première cartouche qui n’existe pas, le premier pilier, c’est Internet. Chaque besoin est comblé en ligne, puisque si l’on reprenait la pyramide, la survie, la sécurité, l’appartenance, Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 38 l’estime, la réalisation, pourraient trouver chaque fois une réponse sur le Net, quelque chose qui nous permettrait d’exister uniquement en ligne. Le problème est que dans cette grande course à l’estime de soi, sur cet Internet, il n’y a pas beaucoup de gagnants. En effet, au final, il n’y a pas beaucoup de gens qui créent sur Internet. Il y a beaucoup de gens qui recyclent : 9 %, et il y a encore plus de gens, peut-être comme vous ou moi, qui consultent énormément ou beaucoup plus qu’ils n’apportent, sur cet espace numérique. Dans tous les cas, une chose à laquelle ils ne pourront échapper, c’est cette révolution numérique. Cette révolution numérique digitale a beaucoup été commentée. Les « mobinautes » envahissent le territoire : on n’est plus statique, on a de l’Internet partout, tout le temps, et c’est aussi une cause d’addiction. Ces mobinautes ont aussi des compétences. On l’oublie trop souvent : on stigmatise les enfants, on les trouve trop accros, on dit qu’ils vont beaucoup sur Internet, qu’ils sont y sont scotchés en permanence… Et ensuite, on dit : pour traiter cela, on va créer un super jeu vidéo. Ou bien, on va faire le cahier de textes en ligne… Je suis désolé mais quand j’étais enfant, pour faire mes devoirs, j’ouvrais mon cahier de texte ; point. Aujourd'hui, on dit à son enfant : « va faire tes devoirs, mon chéri, allume ton ordinateur ! » Moi, quand j’ouvrais mon cahier de texte, il n’y avait pas, en même temps, les résultats du foot, les copains qui se connectaient et tout un tas de parasites. Aujourd'hui, on me demande de me connecter pour travailler, ce qui est tout de même formidable ! Je vais travailler sur ces espaces polysémiques, multitâches, etc., qui permettent de développer des dizaines de compétences et en même temps, on va séparer les usages profanes – cela, c’est du jeu, cela, ce n’est pas intéressant, il perd son temps, c’est de l’information immédiate, du buzz, du zapping… – et les usages prescrits, scolaires, les vrais… On les appelle des serious games… Il y a d’un côté le jeu qui n’a aucun intérêt, dans lequel on tire sur des bonshommes, et de l’autre côté, le jeu sérieux. Cela aussi va créer une certaine rupture dans ce fossé générationnel où les jeunes voient une véritable culture, un véritable intérêt dans les jeux en ligne alors qu’auprès des parents, ils ne trouvent pas nécessairement un terrain accueillant. Dans les conférences que je donne, je conseille souvent aux mamans de jouer en ligne avec leurs enfants à des jeux vidéo pour voir ce que cela donne. Les mamans répondent qu’elles ne vont pas jouer à des jeux débiles tels que Mario Kart, qu’elles n’ont pas que cela à faire… Je leur cite alors le jeu du Cochon qui rit : c’est une boule en plastique. On jette un dé, si l’on fait un 1, on met la patte, si l’on fait un 6, on met la queue, etc. Ce jeu-là n’est pas « débile » : c’est « éducatif »… Critiquer le Cochon qui rit n’est pas possible : c’est un blasphème… Mais étudiez ce jeu : la stratégie est inexistante, le principe est stupide. De l’autre côté, Mario Kart amène de l’interactivité, du jeu en équipe, on réfléchit au coup d’après… Nous l’avons fait étudier par des spécialistes du jeu et il y a une vraie construction, très intéressante, dans ce dispositif. Le problème est que dans tous les cas, être addict, c’est gérer son identité, ce qui prend un temps incroyable. Et l’identité numérique commence très tôt. Voici le concours de la plus belle échographie en ligne. En effet, c’est un vrai concours, où les mamans mettent leurs échographies sur une plateforme et où l’on compare la photo de la plus belle échographie en ligne – si tant est qu’une échographie soit esthétique… Et il y a un gagnant ! Ce qui est intéressant en termes anthropologique – ou philosophique, je ne sais même plus ! –, c’est de Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 39 savoir qu’au final, ce bébé ne naîtra peut-être jamais mais il aura déjà été numérisé, il aura eu une vie numérique, quand bien même il n’aura pas eu de vie terrestre, effective, au sens où on l’entend. On ne peut pas échapper à cette identité numérique. La cartographie de l’identité numérique est partout. On est en permanence exposé à cette identité numérique, qu’on le veuille ou non, d’ailleurs. Et ces enfants sont exposés à cette identité numérique, qu’ils le veuillent ou non, avec cette numérisation avant la naissance. Dans tous les cas, ils sont plongés dès le plus jeune âge dans des univers numériques. World of Warcraft, un produit que j’aime beaucoup, a été cité. C’est la plus grosse plateforme de ce que l’on appelle des « Métavers ». J’aime bien ce terme, parce qu’il positionne l’idée d’un univers parallèle. Les parents qui pratiquent intensément World of Warcraft le soir ne sont peut-être pas très nombreux. On se plonge dans un univers numérique et on commence par choisir un avatar. On va être quelqu’un d’autre, ce moi idéal que l’on voudrait être. Pour un adolescent, c’est grisant : il va être un Orc, ou un Chaman, s’il veut avoir des pouvoirs de guérisseur… Aux commandes de cet être numérique, il se plonge dans un univers virtuel multimédia. Mais une caractéristique importante est que le temps réel s’écoule à la même vitesse que le temps virtuel. Cela signifie que dans ce jeu, il n’y a pas de fin – ni même peutêtre de début : on ne se souvient même plus du moment où on l’a commencé. Ceci recouvre une autre idée. Lorsque vous jouiez au Monopoly en famille, souvenez-vous, votre mère disait : « à table ! », vous quittiez le plateau de Monopoly pour aller manger en vitesse et puis vous reveniez prendre la partie là où elle s’était arrêtée. Ensuite, il y a eu les premières consoles de jeu avec les premières mémoires, grâce auxquelles on pouvait « enregistrer sous » au premier « à table ! » Tout allait bien, on profitait du repas, on revenait et on reprenait sa partie. Mais aujourd'hui, quand ils entendent « à table ! », mes enfants répondent : « mais je ne peux pas, je suis dans le Monde ! » J’aime beaucoup cette expression : « je suis dans le Monde ! » C’est un message codé, qui signifie : « je ne peux pas quitter ». Parce que si je quitte, je vais perdre des événements qui se passent en même temps dans ce monde virtuel – en l’occurrence, « Monde » égale « monde virtuel ». Et c’est quelque chose de grave ! Pensez qu’ils ont 10 ans, 11 ans, parfois moins… Après, le tchat se met en route : « les gars, il faut que j’y aille, ma mère va péter un câble… » Et les copains – première sanction… : « ah non, t’arrête pas ! C’est toi, l’Orc ! On va rentrer dans un bois… Si tu déconnectes, c’est pas possible ! On va se faire massacrer ! » Finalement, au bout du quatrième « à table ! », où je disjoncte, on vient à table. Et là, on écoute son père qui raconte pour la énième fois des choses qu’on a déjà entendues et on n’est pas vraiment au repas parce que quand on revient, on se reconnecte. Deuxième sanction : « à cause de toi, on s’est fait massacrer ! T’étais pas là… » Donc, deuxième couperet : tu es banni de la Guilde. Vous vous couchez, vous avez 12 ans, vous êtes banni de la Guilde… Ne riez pas ! À l’époque, quand vous étiez viré du groupe des Petits Lapins, c’était un drame. Vous ne vous en souvenez plus, mais c’était tout de même un drame. Il ne faut pas minimiser l’importance de ces effets. Pour ces jeunes, il faut être partout : dans ce monde virtuel, dans ce monde réel, et cela demande du temps. Beaucoup de temps de connexion, à tel point que nous nous sommes posé la question et que nous avons mené une enquête auprès de 128 collégiens – pour 300 ou 400 profils – et nous leur avons fait passer de petits tableaux en leur demandant de compter combien de temps ils y passaient. « Le lundi soir, d’habitude, je rentre, je pose mon cartable, Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 40 j’en fais deux heures et après, peut-être une petite demi-heure… Deux heures et demie. » Et ils inscrivaient : 2,5. Et nous voyions tous ces collégiens de 4e qui étaient investis dans ce dispositif. C’est très intéressant, dans cette éducation au numérique, parce que cela les rend acteurs de ce jugement, de cette auto-évaluation de leurs propres pratiques. Et ils ont compté. Quand nous travaillons avec eux, nous ne leur parlons pas de cyberdépendance, de dépendance. Pour ma part, il y a un mot que j’aime bien : le « netaholisme ». C’est le nouveau mot à la mode, mais je l’aime bien parce quand vous dites à un enfant de collège qu’il est cyberdépendant, cela fait presque bien sur un CV… Dans ce mot, il y a « cyber », cela fait un peu rêver. Quand on lui dit qu’il est « netaholique », cela fait moins rêver. Cela sonne comme « asthmatique », cela résonne comme une maladie. La racine du mot est « Net », le « net » de network, la connectivité et « olisme », comme dans « alcoolisme », « tabagisme ». Cela le place à côté des grandes addictions et je trouve ce terme assez intéressant. Nous avons aussi demandé à nos collégiens de compter le temps de connexion pendant les vacances scolaires et au final, nous avons trouvé beaucoup de connectivité : 30 % de l’échantillon disent passer trente heures par semaine connectés à Internet ; par semaine scolaire ! À titre indicatif, ils sont vingt-sept heures au collège. L’intérêt de l’étude montre que 30 % de l’échantillon passent 50 % dans le réel et 50 % dans le virtuel. C’est tout de même beaucoup. Il ne faut pas dramatiser ; il faut aussi voir l’autre aspect des choses, à savoir que 70 % ne sont pas dans des consommations problématiques. Sauf si l’on regarde à quoi correspondent ces « moins de vingt heures » et si l’on essaie d’aller un peu plus loin dans les résultats. Et pendant les vacances scolaires, 25 % disent passer quarante heures de connexion et plus, avec des pointes à soixante heures. C’est normal : on leur avait volé trente heures au collège. Ils avaient déjà les trente heures d’avant et au total, cela fait soixante heures. Il y en a même un qui m’a dit : « mais oui mais moi, M’sieur, j’habite à Chemillé ! » Vous ne connaissez pas Chemillé, mais cela se passe de commentaires… On voit bien qu’en dehors de cela, il n’y a presque plus rien. On appelle cela « la terre brûlée numérique ». C'està-dire qu’il n’y a même plus l’idée d’aller vers une activité alternative à partir du moment où l’on a installé cette pratique-là. Parce qu’elle s’installe profondément. Nous avons essayé de voir comment s’installait cette addiction. Nous avons mis des caméras sur pied, nous avons pris des élèves de sixième, je me suis présenté à eux et je leur ai dit : « vous avez une chance incroyable. Je viens intervenir chez vous, là, et c’est une grande chance parce que vous faites partie d’un programme national qui arrive dans votre région. » Je m’adressais à 120 élèves de sixième, que nous avons filmés en plusieurs temps. « Vous faites partie du programme “un mois sans ordinateur”. » Là, ils me regardent avec l’air de dire : « ou là la, le type qui était sympa, le conférencier qui était venu nous parler… Pas bon ! » Je leur explique que des agents assermentés vont venir chez eux, que leurs parents sont d’accord, qu’ils ont signé, le proviseur également, et que l’on va venir leur prendre l’ordinateur. J’explique que c’est une expérience, que ce ne sera pas pour toute leur vie, mais que nous faisons l’expérience de la rupture, celle qui justement, était décriée, tout à l’heure, quand il a été dit qu’il ne fallait pas couper. Je leur dis qu’en l’occurrence, nous le faisons à titre expérimental, pour eux, en exclusivité. Nous avons observé quatre types de réaction – nous sommes chercheurs, nous aimons bien les typologies… La première réaction, instantanée, a été la fanfaronnade. D’abord, ils n’y ont Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 41 pas cru : « n’importe quoi ! Mais t’es vas-y… Y va pas aller chez toi, y va pas prendre ton ordi… N’importe quoi ! » Je ne bougeais pas et je disais simplement : « eh bien écoutez, c’est vrai. C’est passé au JT de France 3 il y a deux jours. » Comme il n’y en avait pas un qui avait regardé le JT de France 3, j’étais peinard. Par contre, cela devenait vrai : c’était passé à la télé ! Là, la deuxième réaction a été la colère – très important ! –, l’agressivité. C'est-à-dire des gestes, que nous avons filmés : on les voit en train de dire : « vas-y, quoi ! Il faudra me passer dessus ! C’est pas possible ! » Ils se mettraient presque physiquement en danger pour protéger leur ordinateur : il faudra vraiment leur passer dessus, au sens physique du terme, pour pouvoir atteindre cet objet qui cristallise toute leur attention. Je continue de ne pas bouger et la troisième réaction est également très intéressante – cela va crescendo : c’est la négociation. « Oh non, M’sieur, vous pouvez pas faire ça… Vous pouvez pas prendre mon ordi ! Prenez ma mère, le chat, ce que vous voulez, mais vous pouvez pas prendre mon ordinateur ! C’est juste pas possible ! » Quatrième réaction, certainement la plus intéressante : la dépression. Les gros plans de caméra sont explicites : « un mois… » On sent vraiment que c’est la fin du monde. « Un mois… Qu’est-ce que je vais faire d’autre ? » C’est à ce moment-là que l’un d’eux m’a dit qu’il habitait à Chemillé… Je suis désolé pour les gens qui viennent de Chemillé. Mais un mois, c’était « juste pas possible ! » Il va de soi que ce compteur d’amour… Parce que nous avons commencé à travailler sur les grands présidents : cette course aux tweets, aux follows, aux « suivez-moi », aux petits pouces levés, cela signifie : « combien on m’aime ? » Dans l’estime de soi, le retour de « combien on vous aime » est formidable parce qu’avec Facebook et Tweeter, c’est scientifique : on vous aime 1 742 fois. Ce n’est tout de même pas rien ! Vous avez un compteur défini, un vrai compteur d’amour qui va vous dire : « on vous aime 1 742 fois ». J’ai 1 742 « like ». Cela aussi, c’est très addictif, parce que c’est grisant. C’est un peu comme un audimat, comme pour toutes ces stars auxquelles on demande combien d’albums elles ont vendu : « oh, je sais pas… 8 823 724. » Évidemment, elles regardent le compteur. Bien sûr que toutes les stars, après les émissions, regardent combien on les a aimées, si elles ont été vues, pas vues, etc. Cette course à la reconnaissance est très addictive. À tel point que l’on peut même s’acheter des « like », par paquets. Si l’on ne vous aime pas assez, pour 19 euros, vous avez 200 « like ». Pour tous les gens qui ont un compte Facebook pauvre en amour, ou en reconnaissance de soi ou en estime de soi, vous pouvez le gonfler rapidement à grands coups de « like ». Pour conclure, j’aime bien cette phrase de Vauvenargues qui explique qu’entre se faire aimer et se faire haïr, la frontière est très fine et que toutes les problématiques que l’on voit dans les autres ateliers, à savoir les débordements, les excès, les problèmes d’image de soi, l’exhibition, le harcèlement ou les cyber-dérapages, c’est principalement parce que l’on essaie de se faire aimer. Et parfois, c’est dangereux parce que cela peut aller très loin. Et cela peut aussi occuper une vie, parce que cet Internet, ces mondes virtuels qui sont si grands, si puissants, si inutiles, peuvent parfois devenir de sérieux substituts à la vie. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 42 Échanges et débats avec le public Sarah Motard Merci beaucoup, Stéphane, pour cette passionnante intervention, illustrée d’exemples très concrets, qui nous ont tous touchés, et merci à vous trois pour vos exposés qui, je suppose, ont suscité des questionnements dans la salle. Catherine Turquet, médecin de l’Éducation nationale Que signifie la notion de « terre brûlée » par rapport à Internet ? Cela veut-il dire que tout est supprimé à côté ? Stéphane Blocquaux Oui. C’est l’idée que l’on a beaucoup de mal à trouver une alternative. Une fois que l’on enlève le numérique, il faut se rappeler ce que l’on faisait avant. Le problème, pour les digital natives, c’est qu’il n’y a pas d’« avant ». Il y a là un vrai problème de reconstruction. On dit qu’il faut couper, qu’il faut enlever un morceau de cette activité numérique, mais la seconde question qui vient immédiatement est la suivante : pour quoi faire ? Et il y aura aussi la première réaction : « j’sais pas quoi faire… », que vous connaissez bien. Il n’y a pas non plus que des digital natives. Je suis un peu méfiant à cet égard : à quel moment les appelle-t-on « digital natives » ? Qui sont les vrais digital natives ? Pour moi, ce sont ceux qui n’ont vraiment rien connu avant et qui n’ont pas eu toutes ces pratiques. J’ai des étudiants de faculté qui ont 22 ou 23 ans et qui se rappellent encore les parties de… « oui, un truc avec des pages ! » Même s’ils ne les utilisent plus : il ne faut pas rêver ! Mais ils se souviennent que cela existait, au même titre qu’ils se souviennent qu’ils n’étaient pas en mode illimité. J’insiste sur ce point, pour répondre à la question : la terre brûlée numérique, c’est aussi le fait que l’on est entré dans de l’illimité. Il n’y a plus de limites : on ne borne pas les activités. Le produit Internet a cette particularité. Quand vous allez au cinéma, vous savez quand cela commence et quand cela s’arrête. Et il y a l’acte d’aller au cinéma : on prend sa voiture, on se gare, on prend le ticket, les popcorns, on va s’asseoir. C’est presque un rituel. L’Internet, au contraire, est dilué : il est partout, il est en permanence. En ce sens, il est extrêmement addictif et en ce sens, il fait oublier tous les produits qui, eux, sont bornés. Sarah Motard J’ai moi aussi une question à vous poser. S’agissant de ces jeunes qui ont oublié qu’ils faisaient quelque chose avant Internet, comment nous, en tant que parents, puisqu’il ne faut pas couper complètement l’accès à Internet, pouvons-nous les intéresser à autre chose, sans passer par les différentes phases dont vous nous avez parlé ? Faut-il que nous nous orientions vers quelque chose de participatif, puisqu’Internet est participatif, c'est-à-dire des jeux qui vont nous inclure nous-mêmes ? Cela demande un sacrifice de parent, parce que cela représente du temps et parfois, de l’argent. Je pense à des jeux comme le laser game, le bowling ou le kart, où nous avons envie d’emmener nos enfants. Quelle est la solution pour nous, parents, pour pallier ce manque, quand on veut leur faire faire autre chose ? Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 43 Laurent Karila Pour les jeux en ligne, les jeux vidéo, il faut s’intéresser au jeu. Il faut en parler avec les enfants et même, jouer avec eux. Cela peut être compliqué, mais il faut s’y mettre, savoir à quoi ils jouent, ce qu’ils font, pourquoi ils jouent autant de temps. Il faut avoir l’impression qu’un vrai dialogue qui s’instaure autour du jeu et qui n’est pas punitif, empreint de reproches : « pourquoi joues-tu autant ? » « À quelle heure t’es-tu encore couché ? », etc. Xavier Pommereau l’expliquait hier soir : si vous ne faites que des reproches aux enfants à propos de leur comportement, à propos des jeux vidéo, d’Internet, de Facebook, etc., ils vont se renfermer et il n’y aura plus de dialogue. Par conséquent, il faut s’intéresser. Il faut éviter sur le réseau Facebook de son enfant parce que l’on a constaté, à la suite d’une étude menée récemment chez les ados, qu’ils partent tous sur Tweeter. Pour le réseau social, il faut en discuter. Facebook est interdit avant l’âge de 12 ou 13 ans et il vaut donc mieux éviter d’ouvrir de petits comptes à ses enfants. La même chose vaut pour les smartphones. Il n’y a aucun intérêt à offrir un smartphone à son enfant de 8 ans pour qu’il fasse la même chose que les parents. En disant 8 ans, j’exagère, mais j’ai vu, à l’école, des enfants de CM1 qui étaient avec des smartphones. Il y a un élément important : il ne faut pas couper l’accès à Internet, il ne faut pas frustrer, mais essayer de retirer les smartphones le soir, au coucher. Parce que lorsque l’on reçoit des messages, on y répond. Même vous, adultes, je pense que lorsque vous recevez un message à 2 heures du matin, vous répondez probablement. Ou si vous avez un accès d’insomnie, vous vous connectez à un site d’information, à Facebook, Tweeter ou à des sites d’achat de vêtements… Sarah Motard Je rebondis sur ce que vous venez de dire : éviter la création d’un compte Facebook avant l’âge de 13 ans. Parlons des jeunes de 14 ans qui ouvrent leur compte Facebook. Cela leur donne un lieu et une façon d’expression plus facile qu’en face à face. Des ados timides ou réservés qui n’osent pas aller au contact d’autres dans la cour de l’école vont oser s’afficher, publier des photos. Pour nous, encore une fois, en tant que parents, sachant qu’il faut éviter d’aller contrôler ces espaces-là – nous ne sommes pas non plus dans la cour de récréation pour écouter leurs conversations – mais qu’ils ont une plus grande liberté de photos, de commentaires affichés, comment ou dans quelles limites pouvons-nous avoir un regard, et faut-il avoir un regard ? Stéphane Blocquaux C’est exactement ce qui a été dit : il faut s’inclure dans l’activité. J’ai vu 25 000 parents en conférence au cours des trente derniers mois et pour beaucoup, on entend d’abord un phénomène de rejet : « Facebook, ce ne sont pas des vrais amis… » Combien de parents ont dit cela à leurs enfants ? Lorsque vous êtes jeune et que vous recevez ce message, vous vous demandez ce qu’est un vrai ami. Parce que du coup, vos amis de Facebook sont de faux amis. C’est ce qu’on vous a appris à l’école : le contraire de « vrai », c’est « faux ». Nous restons sur des schémas où nous avons peur du numérique parce que nous ne sommes pas génération numérique. C’est pour cette raison que j’ai parlé de fracture générationnelle. C’est Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 44 exactement ce qui vient d’être dit : s’inclure dans, aller vers, s’incorporer dans l’activité… Mais cela ne veut pas pour autant dire « devenir ami avec ». En tant qu’enseignant, j’ai beaucoup d’étudiants qui me demandent d’être ami avec eux sur Facebook. Mais je ne suis pas leur ami ! C’est choquant, vu de cette façon, parce qu’ils m’aiment beaucoup et qu’ils me regardent avec désespoir en se disant : « il ne m’aime pas… » On confond l’amitié, on a déplacé des valeurs, on a déplacé des mots. Il ne faut pas céder au « jeunisme » en se forçant à avoir un compte Facebook et à l’entretenir alors que l’on n’aime pas cela. Ce n’est pas ce qui a été dit ici. En revanche, dialoguer, s’intéresser, discuter avec les adolescents, ne pas se moquer d’eux, ne pas dévaloriser l’activité numérique est vraiment quelque chose de positif, qui va vous aider à éviter le masquage. En effet, s’ils sentent que de l’autre côté, ce n’est pas possible, que c’est un terrain qui est tabou, persona non grata dans les discussions familiales, cela va forcément basculer vers le masquage : ils vont tout cacher. Et le masquage amène aussi des excès parce que l’on est tout seul sur le terrain, il n’y a plus de contrôle et l’on peut déverser tout un tas de choses sur ces espaces numériques, avec tous les problèmes évoqués dans les autres ateliers. Odile Naudin Je suis tout à fait d’accord avec ce que vous dites mais peut-être faut-il réfléchir au fait que des parents donnent l’autorisation à leur enfant de s’inscrire avant cet âge fatidique de 13 ans sur Facebook. Lorsque les blogs étaient à la mode, l’âge était de 12 ans, mais le problème reste exactement le même. Est-ce que, pour un parent, dire : « tu as 10 ans, je t’autorise à t’inscrire sur Facebook en mentant », vous appelez cela s’inclure ou est-ce une éducation mal comprise ? Je crois que l’on peut laisser le point d’interrogation, mais parfois, ce n’est pas si simple. Stéphane Blocquaux Je ne voudrais pas que l’on me traite de laxiste, au contraire ! Et pour tout vous dire, moi, je m’adresse aux parents en expliquant systématiquement que la connectivité Internet sur le téléphone portable d’un mineur me pose problème. C’est choquant parce que « mineur », cela mène loin, tout de même. Mais quand vous regardez bien le mineur en question, je suis désolé, mais il a Internet dans l’établissement scolaire, jusqu’au lycée, il a Internet à la maison, quasiment en accès libre, il a même Internet avec des points d’accès Wifi quand il va manger avec ses copains à MacDo, et cela, ce n’est pas trop contrôlable… En revanche, offrir des forfaits 3G ou 4G à des mineurs, avec un accès illimité à la ressource Internet, sur un produit dont on sait que techniquement, il est extrêmement complexe de le gérer ou de le verrouiller, cela, oui, me pose un énorme problème. Nicolas Heulin, éducateur spécialisé au centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) d’Angers Au sein du Csapa, nous intervenons dans le cadre des consultations pour les jeunes consommateurs auprès de ces jeunes-là. Ceci concerne ma part professionnelle, et cela s’entrechoque avec ma part personnelle, puisque je suis joueur à des jeux comme Battlefield, qui sont des jeux de FPS [first person shooter]. J’ai l’impression d’être la charnière entre ces univers et de me sentir déjà dépassé, débordé par tout ce monde qui va très, très vite. Nous Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 45 discutions récemment avec des collègues à propos du fait qu’Internet en haut débit, finalement, en 2006 ou 2007, cela n’allait pas aussi vite que cela. Il y a quelque chose qui est en train de s’inscrire à une vitesse assez phénoménale, qui nous perturbe même nous, en tant que professionnels, dans ce que nous décodons et le discours que nous avons à poser. Je peux dire, personnellement, et mes collègues aussi, qu’il faut que les parents s’incluent dans ce qui se passe, ce qui se vit, parce que nous percevons quelque chose de l’ordre de la peur de ce que l’on ne connaît pas. Et comment accompagner quelque chose que l’on ne connaît pas ? Parfois, le principe est de tout arrêter parce que cela nous dépasse… Et en même temps, s’inclure, quand on est face à des jeunes – je pense aux codes d’âge du PEGI – et que l’on voit des jeux comme Assassin's Creed, qui sont beaucoup pratiqués par des jeunes de 12, 13 ou 14 ans, aujourd'hui, alors qu’ils sont interdits avant 18 ans, il n’est pas si simple d’avoir un discours dans ce sens, parce que cela se lie dans des contextes. C’est un peu comparable à l’image présentée tout à l’heure, où l’on voyait beaucoup de sang. On peut se dire que cela peut banaliser cela dans le monde réel, mais en même temps, j’écoute des personnes comme Yann Leroux, qui tient un discours un peu différent à cet égard. Il est difficile, en tant que professionnel, de s’y retrouver soi-même. Pour des jeunes qui sont dans un certain contexte, qui ont subi les affres de la vie ou en tout cas, des choses un peu difficiles, ce sont aussi des univers dans lesquels ils vont être en lien. Quand on dit à un jeune qu’il n’aura pas tel jeu alors qu’il a été « dégagé » de plusieurs collèges, de plusieurs lycées, et que c’est le seul lien qui lui permet d’être encore « avec », il faut bien aussi composer avec tout cela. Je voulais apporter ce témoignage, dire cette complexité : on ne peut pas s’abstraire du contexte. Karine Josse, éducatrice spécialisée Je n’ai personnellement pas de profil Facebook et je suis un dinosaure de l’ère numérique, ce qui n’est pas sans poser problème dans ma pratique professionnelle et dans mon rôle en tant que maman. Je voudrais formuler plusieurs remarques. Tout d’abord, je trouve que l’idée de s’intéresser à ce que font ces jeunes, d’essayer d’entrer dans leur univers peut être profitable à condition qu’ils veuillent bien nous laisser y entrer. Souvent, ils considèrent que c’est leur domaine, ils ne veulent pas que l’on vienne voir en disant : « de toute façon, ça m’appartient, tu ne comprends rien… » Par ailleurs, il y a aussi l’impossibilité, pour certains parents, de s’y intéresser, parce qu’il y a une telle méconnaissance, un tel fossé qu’ils ont peur et qu’ils préfèrent tout couper. Peutêtre faudrait-il aménager des lieux pour permettre aux parents de vraiment pouvoir s’intéresser à cette question sous cet angle-là. Enfin, je rejoins ce que disait Odile Naudin sur la question de l’éducation aux médias. Je pense que c’est certainement par là que nous allons pouvoir accompagner nos enfants dans toutes ces évolutions où ils vont hyper vite. Mais on constate que s’agissant de l’apprentissage de l’outil informatique, les écoles, déjà, n’ont pas nécessairement les moyens. Ce n’est donc pas forcément sur l’Éducation nationale qu’il faut compter pour assurer une éducation aux médias un peu plus large, faute de moyens, d’intervenants, etc. Dès lors, que peut-on trouver par d’autres biais ? Le milieu associatif pourrait peut-être venir soutenir et les ados et les parents dans ces questions. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 46 Je ne sais pas s’il y a des réponses immédiates à ces questions, mais je voudrais ajouter que j’ai récemment entendu à la radio qu’il existait maintenant un nouveau site de partage – vous devez être au courant – où la personne qui envoyait des photos sur ces sites avait la possibilité d’en programmer l’effacement total. Nos jeunes, nos ados ont donc quand même conscience des risques qu’ils courent et peut-être des gens ont-ils déjà trouvé la solution, en partie. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce site, dont j’ai oublié le nom ? Stéphane Blocquaux Juste un mot, parce que vous venez de dire une énorme bêtise : l’effacement « total ». C’est ce qui est délicieux… Effectivement, le site est vendu comme tel et cela fonctionne très bien, puisque cela marche même auprès de ces ados qui sont nés dedans. Ils ont vraiment l’impression qu’il y a effacement total de la photo. Le problème est qu’entre le moment où vous envoyez la photo et celui où elle arrive sur une autre machine, elle sera peut-être dupliqué quatorze fois sur les quatorze serveurs relais qui permettront son effacement programmé. Ces photos sont donc stockées sur des serveurs dont on ne sait pas vraiment qui, que, quoi…, comment les photos vont être réutilisées et aucune charte ne sera signée pour dire que les photos seront effacées. Le plus dangereux, avec cette idée d’effacement total, c’est qu’elle incite à se lâcher totalement : on va publier des photos de parties intimes de soi, montrer à son petit copain ce que l’on n’a pas osé lui montrer en réel, puisque là aussi, le miroir sans tain va fonctionner… On va se photographier, balancer la photo sur l’effacement total, le garçon verra la photo cinq secondes, puis elle va s’effacer et l’on pense qu’elle sera oubliée. Mais l’oubli numérique est un travail incroyable. Nous en parlions avec des gens de la Cnil : il n’y a pas d’oubli numérique. Il faut oublier cette idée d’oubli numérique. Quand vous vendez votre ordinateur à un voisin, ce n’est pas en mettant les documents dans la corbeille que vous allez résoudre le problème, loin de là. J’entends même des particuliers qui me disent : « mais moi, j’ai tout effacé sur mon ordi ! J’ai tout mis dans la corbeille et j’ai même entendu “crrr”… » J’adore ce « crrr » : il y a le symbole, il y a tout… Et comme justement, nous ne sommes pas de la génération des digital natives, on se dit que dès lors que l’on a entendu « crrr », c’est fait, c’est acté, forcément. Or c’est un mensonge ; c’est le mensonge numérique. Vous parliez d’éducation, et il y a un vrai travail à faire pour stopper ce mensonge numérique, pour cesser de croire ce que disent les machines, ce que dit votre téléphone ou votre appareil photo numérique quand vous appuyez sur l’icône de la corbeille et qu’il vous dit : « toutes les photos ont été définitivement supprimées ». C’est faux ! Il n’y a strictement rien d’effacé sur votre cartouche. N’importe quel informaticien de base peut prendre la cartouche et ressortir toutes les photos, si vous n’avez rien fait depuis. Il faut cesser de prendre pour argent comptant ce que vous disent les choses du numérique parce que dans la plupart des cas, ce n’est pas vrai. Odile Naudin Vous avez raison d’insister sur ce fait d’éducation. Après ce que j’ai dit, je ne vous contredirai pas. S’agissant des lieux d’éducation, je ne suis pas là pour faire de la publicité pour certains lieux ou certaines associations. Je n’émarge pas non plus à l’Éducation nationale, mais le volet numérique de la loi de 2013, de cet été, est tout de même assez consistant. C’est peut-être un peu long à se mettre en place, certes, mais il prévoit une Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 47 éducation aux médias que j’oserais dire intelligente, qui ne se contente pas de dire : « comme c’est vilain, ce que l’on montre ! » Pour l’instant, l’éducation au numérique est très dispersée. C’est une des raisons pour lesquelles nous avions proposé qu’il y ait cette plateforme d’échange et de coordination. Aujourd'hui, il y a de grosses associations d’éducation populaire, des associations familiales qui mettent cela en place. Une réflexion sur ce point est en cours au ministère de la Famille. Madame Bertinotti travaille sur la parentalité numérique. Je fais partie de ce groupe, mais comme il s’agit d’un groupe ministériel qui est en train de travailler, je ne peux parler du contenu. Cependant, il y a beaucoup d’interrogations qui sont posées ici que l’on y retrouve. Comment faire ? La solution la plus simple, en général, est de dire : « eh bien, nous allons faire un site… » ( !), un site pour se renseigner. Cela présente des avantages et des inconvénients. Je voudrais préciser quelque chose, non pas pour ajouter à la complexité, mais parce que beaucoup d’interventions ont effleuré le sujet : actuellement, les médias ne sont plus en silo, comme autrefois. Il y avait la télé, il y avait le livre, il y avait les jeux… Maintenant, tout est interconnecté, entremêlé. Vous avez des séries télévisées, y compris pour enfants, qui ont aussi leur site. Vous avez des livres qui ont aussi leur site. Cela pose d’ailleurs de sérieux problèmes : je fais partie de la Commission de contrôle des publications pour la jeunesse et j’ai un bouquin dont je ne sais que faire tellement il est violent, tellement il est malsain. J’ai été voir sur Internet et il y a un site – c’est une série anglaise ou américaine qui a été traduite, et c’est le tome 2 –, sur lequel on lit ce que disent des adolescents : « oui, c’est un climat malsain, très malsain. Mais je n’aime pas beaucoup les personnages… » Qu’est-ce que l’on peut faire ? Je vous dis tout cela pour vous montrer que tout est interconnecté, que beaucoup de jeux ont aussi leur site et que l’on ne peut plus travailler et réfléchir comme s’il y avait seulement un bouquin et qu’une fois que l’on avait fermé ce que mon voisin appelait « ce truc bizarre avec des pages », c’était terminé. Je crois que dans la réflexion et des éducateurs, il faut prendre cela en compte. Il est inutile, pour prendre un exemple extrêmement rudimentaire, de dire : « je ne veux pas que tu lises cela. C’est vraiment trop violent, trop malsain, il y a des références nazies, etc. » si, en se souvenant du titre de l’ouvrage, on peut arriver sur le site, qui ne donnera pas tout, certes, mais fournira tout de même un bon climat. Laurent Karila Pour l’éducation, il faut tout de même se former un minimum à ces supports. Aujourd'hui, en 2013, c’est indispensable. Je ne vous critique pas, mais dès que vous allez sortir, vous allez vous connecter à Facebook et créer un compte… Je plaisante, bien sûr. Mais il faut vraiment être au courant des nouvelles technologies, parce que les ados vont plus vite que nous si nous n’y sommes pas. Il faut s’y intéresser un minimum, être formé un minimum… Et ce type d’échange permet aussi de voir l’aspect problématique des choses. Mais je crois vraiment important, si l’on travaille avec des adolescents, et mêmes des gens plus âgés, d’être un peu connecté dans le système. Alexandra Jeanneau, conseillère principale d’éducation en établissement Éclair Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 48 La difficulté que nous rencontrons aussi est le décalage entre des connaissances informatiques très poussées de certains jeunes, qui arrivent à entrer sur certains réseaux. Dans notre collège, nous avons l’exemple d’un gamin qui, en technologie, sur un poste d’élève, est entré sur tous les réseaux des professeurs : les notes, les logiciels d’absence, etc. Il était en sixième. Très fièrement, il a dit : « Monsieur, Monsieur, je peux entrer partout ! » Et ni la responsable informatique, ni le professeur de technologie n’ont réussi à trouver comment il avait fait. Il a fallu que nous fassions venir un spécialiste du conseil général. Laurent Karila Il faut revoir la sécurité de votre établissement, Madame. Il y a des risques d’attentat… Alexandra Jeanneau Cela a effectivement interpellé le responsable informatique du conseil général et ils ont en effet changé la sécurité. Mais ce que je veux dire, c’est que cet élève, que l’on peut qualifier de génie, d’une certaine façon, va aussi sur des réseaux parallèles, que je ne connais pas bien, qui ne sont pas accessibles par Google ou par d’autres moyens habituels. Laurent Karila C’est le « darknet ». Alexandra Jeanneau Peut-être. Et de ce qu’il peut en dire, parce qu’il lâche quand même des bribes pour se rendre un peu intéressant, cela m’a l’air un peu dangereux, un peu compliqué… Laurent Karila Lorsque vous repérez un élève comme celui-là, il faut qu’il y ait une concertation pluridisciplinaire. C’est un cas isolé : il n’y en a pas dans tous les établissements. Mais je pense qu’il faut s’interroger parce qu’il faut aussi le protéger du risque du darknet. Le darknet, ce sont des réseaux où vous êtes complètement masqué avec vos adresses, où vous pouvez avoir accès à une multitude d’informations : des comptes en banque, de l’argent virtuel, de la pédopornographie… Alexandra Jeanneau C’est surtout cela qui nous a interpellés, et c’est ce qu’il a lâché. Laurent Karila Même l’argent, c’est dangereux. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 49 Alexandra Jeanneau Nous en avons parlé à ses parents, nous en avons discuté ensemble, et la maman m’a dit : « mais que voulez-vous que je fasse ? Que je lui enlève son ordinateur ? De toute façon, il va trouver un autre ordinateur ailleurs… Comment est-ce que je peux contrôler cela ? » Laurent Karila Dans ce cas-là, je crois qu’il faut qu’un spécialiste de la question intervienne au milieu. Odile Nadeau Vous pourriez peut-être même noter cette compétence de l’élève dans son livret de compétences… Alexandra Jeanneau Cela a été fait, ne vous inquiétez pas ! Stéphane Blocquaux Pour illustrer ce que vous venez de dire, je citerai un site très connu, qui s’appelle Geek Source, qui est extrêmement pratiqué par les jeunes. Ce que vous venez d’évoquer n’est pas absolument un cas isolé. Sur Geek Source, par exemple, il y a une rubrique intitulée « hack ton collège ». On peut monter tous les lecteurs réseau du collège – c’est ce qu’il a fait – en téléchargeant de tout petits dispositifs comme ceux-là. Il suffit de cliquer sur le lien et vous récupérer le dispositif. Par conséquent, non, ce n’est pas un génie de l’informatique. Cela s’appelle le « social engineering », c'est-à-dire le piratage ordinaire. Nous sommes très loin du temps où nous avions des hackers, qui étaient vraiment une élite. Ils existent toujours – ils sont les maîtres – mais il y a ce que l’on appelle aujourd'hui une armée de « lamers », c'est-àdire des initiés à l’informatique, qui ne font que suivre des procédures. Le gamin insère sa clé USB, il a côté un petit pensum où il est écrit : « 1. Tu mets la clé USB. 2. Tu cliques sur Machin.bat »… C’est drôle, parce qu’ils ne savent pas ce que c’est. Derrière, il y a une action informatique extrêmement complexe qui va avoir lieu, mais qui n’a pas été programmée par l’enfant. Elle a été mise à disposition de l’enfant, et c’est là que l’on a un problème de protection de l’enfance. Et de plus, on a un dispositif qui fait qu’au final, sur ces sites, ce sont des Robin des bois… C’est de la cyber-résistance : c’est un héros ! Ce n’est pas un pirate, mais un héros ! Il y a un déplacement de valeurs et je voulais vous parler de ces sites parce que cela fait écho à ce que nous avons entendu. Il y a là surtout un problème éducatif, encore une fois, et de compétence, qui va promouvoir l’idée que l’enfant est un génie. Certains parents sont même fiers de ces compétences. C’est un déplacement de valeurs. « Regardez », disentils, « mon fils est un génie ! Il a réussi à pirater l’établissement scolaire… » Ce qui est quand même en comble. Un participant Il y a également une revue dans le commerce. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 50 Stéphane Blocquaux Tout à fait. La Revue du hack, on la trouve entre Spirou et Pif Gadget… Christophe Bigaud, conseiller principal d’éducation J’ai beaucoup apprécié le fait que vous ne diabolisiez pas l’outil. Je suis d’une génération qui est passée de la première chaîne en noir à blanc à la deuxième chaîne et même, à la couleur. Et à l’époque, la télévision, c’était le diable. Cela allait remplacer le professeur : c’était terrible. On avait inventé la télévision scolaire et pour faire plus ennuyeux, il fallait être fort… J’aime bien le fait que depuis ce matin, nous n’entendons pas de discours d’interdiction. Nous entendons qu’il faut « entrer dedans », « travailler avec », etc. J’ai un compte Facebook et un compte Twitter ; je ne m’en sers pas très souvent, mais j’en ai un. Par ailleurs, et la discussion qui vient d’avoir lieu sur les hackers me renforce dans cette idée, je crois qu’il faut aussi beaucoup travailler avec nos enfants, avec nos élèves, sur ce que dit le droit en la matière. Il faut rappeler qu’un certain nombre de choses sont illégales et que nécessairement, ils peuvent avoir des ennuis du fait de certaines pratiques. Cela peut être du hacking, mais je pense plutôt à la capture de photos et à la diffusion de photos de professeurs, d’enfants, de collègues, de copains de cours, de récréation, dans certaines positions. Je pense qu’il est important de le leur rappeler parce que je crois que ces élèves de cinquième ou de quatrième n’ont pas cette idée-là, en ce qui concerne Internet. Alors qu’ils sont peut-être plus au fait des interdictions en matière de drogue ou d’autres choses. Sarah Motard Ce qui rejoint ce que vous nous disiez : le rôle de l’éducation est d’accompagner. Claire Lemarié, éducatrice Je pense que ce qui change aussi, c’est le passage du savoir. Quand on apprenait à l’école, en tout cas dans ma génération, on apprenait des blocs de savoirs et ce n’était pas forcément discutable. Je crois qu’aujourd'hui, le savoir, on l’apprend ailleurs et que l’intérêt, au contraire, est peut-être d’apprendre à l’analyser à partir de ses propres perceptions, de ses valeurs, des valeurs humanistes, etc., de réussir à intégrer cette information comme étant intéressante. Avec l’accès direct au savoir par Internet, tout le monde peut savoir une multitude de choses. L’intérêt est de savoir les trier – cela a été dit, je crois, à propos de la discrimination. Selon moi, c’est vraiment la base. Aujourd'hui, on ne peut plus penser les cours comme autrefois, en disant : « on vous donne le savoir, prenez-le ». C’est plutôt : « vous l’avez, analysez-le ». Sarah Motard Je remercie à nouveau nos trois intervenants. Merci à vous tous pour votre participation. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 51 Atelier 2 : Cyber-harcèlements et violences scolaires : la face cachée des ados en souffrance Animatrice : Ahlam Noussair, journaliste Ahlam Noussair Bonjour à tous. Comment identifier une situation de harcèlement ? Comment agir ? Certains pays sont-ils en avance sur nous quant à ces problématiques au sein de l’école ? Nous avons quelques réponses et des actions concrètes à vous présenter aujourd’hui. Nous accueillerons Éric Debarbieux, délégué ministériel en charge de la prévention et de la lutte contre les violences en milieu scolaire. Monsieur Bellon, vous êtes professeur de philosophie dans un lycée de Clermont-Ferrand. Vous êtes l’un des pionniers de la prévention du harcèlement scolaire en France puisqu’en 2006, vous avez créé un site Internet qui s’appelle harcèlement-entre-élèves.com et vous avez fondé une association pour la prévention des phénomènes de harcèlement entre élèves. Vous allez nous parler d’une expérimentation que vous menez dans votre classe, sur un modèle que vous avez importé de Finlande. Vous nous expliquerez en quoi elle consiste. Jonathan Destin, vous avez tout juste 19 ans, vous avez tenté, en février 2011, de vous suicider en vous immolant par le feu. Vous aviez alors 16 ans. Vous vous en êtes sorti, heureusement, après deux mois de coma, 17 opérations, deux années d’hospitalisation et cela continue encore. Vous avez fait un long chemin pour vivre. Vous dites aujourd’hui que vous êtes libéré. Vous avez écrit un livre qui s’appelle « Condamné à me tuer » ; je crois que ce livre vous a beaucoup aidé, notamment à accepter de nous apporter votre témoignage. Juste à côté, sa maman, madame Destin, qui a élégamment préparé une intervention. Je vais vous donner la parole tout de suite car nous avons très envie de vous entendre. Harcèlement, insultes, brimades : quand le danger masqué conduit au pire Témoignage de Jonathan et Marie-Pierre Destin, association Tous solidaires pour Jonathan, Marquette-lez-Lille Bonjour à tous. Nous avons préparé un texte pour raconter l’histoire de Jonathan. Tout a commencé quand j’avais dix ans, en CM2 par des moqueries, des bousculades, des coups. Sur mon nom de famille, Destin : « c’est ton destin à être nul, d’être gros, tu ne sers à rien ». « Gros porc », je l’entendais très souvent, parce que j’étais enrobé, et ça me faisait très mal, surtout à la piscine. À la récréation, ils m’entouraient pour me cogner à la tête et me donner des coups de pied dans les jambes. J’avais des bleus aux jambes, mais je trouvais toujours une excuse pour ma mère quand elle les voyait. Si je me plaignais aux profs, ils disaient : « ils s’amusent avec toi », alors je demandais de rester dans la classe, j’essayais de les éviter. À la cantine, c’était pareil. On me jetait de l’eau, on me frappait sous la table, on me faisait des grimaces, on me traitait de gros. « La Boule, c’est ton destin d’être gros…» Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 52 Du coup, chez moi, je me suis réfugié dans la nourriture. Au collège, cela a continué. C’était comme une punition qui me suivait de classe en classe. En classe, quand le prof avait le dos tourné, ils me balançaient des boules de papier, des stylos, ils me piquaient le dos avec leur compas. Moi, j’étais calme, solitaire, réservé, alors j’étais une proie facile. Je n’ai jamais osé en parler à quelqu’un, ni à mes parents, parce que j’avais honte, j’avais peur. J’ai donc continué d’aller à l’école, l’estomac noué. Les trois années du collège se sont passées et moi, je déprimais de plus en plus. J’ai toujours eu un retard à l’école. J’avais beaucoup de mal à apprendre, à retenir et les profs ne comprenaient pas. Si seulement ils m’avaient foutu la paix, j’aurais pu mieux travailler, mais je me suis toujours laissé faire. À 15 ans, j’ai changé d’école pour aller au lycée Saint-Pierre à Lille, pour faire une quatrième DP6, avec des stages. Les moqueries ont continué. Alors, j’ai décidé de faire un régime. J’ai perdu plusieurs kilos, mais cette année-là, en plus du harcèlement, j’ai commencé à être racketté. À la sortie du lycée, ils me guettaient, me suivaient, me demandaient de vider mes poches, mon sac, ils me menaçaient. Au début, c’étaient cinq euros, les cinq euros que j’avais par ma mère pour manger le midi. Puis, tout au long de l’année, plusieurs fois, ils m’ont demandé vingt euros que je volais à ma mère, à mes sœurs, ainsi qu’une calculatrice. J’avais très peur d’eux, c’étaient des plus grands que moi, plus âgés, qui m’attrapaient à l’extérieur du lycée. Ils étaient souvent trois. Je ne pouvais pas en parler à mes parents ; ils savaient où j’habitais et j’avais très peur et si honte de me laisser faire. J’étais pris dans un piège, à l’intérieur avec ces insultes et à l’extérieur avec ces menaces. « Donne-nous ton blé, sinon on va te tabasser ». L’année d’après, pour ma troisième, j’ai encore changé d’école, à trois kilomètres de chez moi. Je pouvais y aller en vélo et le midi, je mangeais chez ma grand-mère. Mais très vite, ils m’ont retrouvé et ont continué à me racketter. C’est là que j’ai commencé à penser à la mort. Cette année, avec l’aide de mon cousin, j’ai fait deux stages d’observation dans les pompes funèbres. Loïc était maître de cérémonie. J’étais bien, personne ne pouvait me faire de mal. Après le stage, tout a recommencé. Un matin, ils m’ont attrapé dans une ruelle. Ils m’ont mis un révolver sur la tête et m’ont menacé de mort si je ne leur ramenais pas la somme de cent euros. Je savais que jamais je ne trouverais une telle somme. Je me rappelle tout, c’était le 8 février 2011. Ce jour-là, j’ai décidé de mourir. Le matin, je suis allé au lycée et le midi, j’ai dit à ma grand-mère que j’avais mal au ventre. Je suis parti en vélo et me suis arrêté dans un magasin acheter une bouteille d’alcool à brûler. Chez moi, je me suis changé, j’ai mis des vieilles affaires, je suis parti avec un sac à dos, la bouteille et un briquet et je me suis mis le feu. J’ai été brûlé à 72 % du corps dont 55 % au troisième degré. J’ai été transféré à l’hôpital militaire de Percy à Clamart, au centre des grands brûlés. Je suis resté deux mois et demi dans le coma et j’ai été opéré 17 fois. J’y suis resté sept mois, sept mois de souffrances atroces, malgré la morphine. Je ne savais plus bouger, plus rien faire ; j’ai dû tout réapprendre au centre de rééducation où j’ai passé seize mois. Aujourd’hui, j’ai réappris à vivre et à en parler avec l’aide d’un psychiatre, ce qui m’a poussé à écrire un livre pour dénoncer mon calvaire et aider ceux qui en auront besoin. Condamné à me tuer, paru aux éditions XO, est un livre pour comprendre le harcèlement. Il faut parler et ne pas rester seul. C’est la seule solution pour s’en sortir et ne pas reproduire ce que j’ai fait, c’est-à-dire vouloir mettre fin à sa vie. Depuis la sortie de mon livre, j’ai beaucoup de Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 53 messages d’encouragement, de remerciements et de soutiens, des mails, des lettres, des cartes postales de jeunes, de parents. Tous me disent merci d’avoir écrit ce livre si poignant. Je suis rentré chez moi le 21 décembre 2012 mais depuis, j’ai eu dix hospitalisations pour des infections. À ce jour, j’ai toujours des plaies, je n’ai encore jamais cicatrisé. J’ai donc des soins infirmiers trois fois par semaine, ainsi que de la kiné trois heures par semaine. Je vais deux matinées dans une association, Cap Vie, où je fabrique des nichoirs pour les oiseaux, mais mon rêve serait de devenir pâtissier. Je ne sais pas si j’en serais capable car je vais avoir encore plusieurs opérations de chirurgie réparatrice et plastique dans les prochaines années, ainsi que des cures thermales deux ou trois fois par an pour assouplir ma peau. Au début de l’année, j’ai porté plainte car je sais qu’aujourd’hui, je veux me battre. Les coupables, ce sont eux, ceux qui m’ont harcelé et racketté. Marie-Pierre Destin Depuis ce 8 février 2011, notre vie a basculé. Nous avons souffert à un tel point ! On ne devrait jamais voir son enfant souffrir de telle sorte. La brûlure, c’est la pire des souffrances. Je n’ai jamais voulu laissé seul Jonathan. C’est pourquoi j’ai vécu plusieurs mois à Paris, pour être chaque jour à ses côtés, l’aider, l’encourager, lui montrer tout mon amour. Nous avons créé une association, Tous solidaires pour Jonathan, afin de récolter des fonds pour nous aider dans nos déplacements, ainsi qu’à me loger sur Paris. Notre association a pour but d’informer et de sensibiliser le plus grand nombre à cet acte tragique qui touche de nombreux adolescents. J’aimerais également passer dans les collèges pour parler de Jonathan, pour prévenir des ravages du harcèlement. Je suis d’ailleurs allée dans un collège à Roubaix, en juin dernier et j’ai parlé avec les élèves. Ils avaient beaucoup de questions à me poser. Depuis la sortie du livre, j’ai été contactée par plusieurs collèges pour venir en parler. J’ai également rencontré plusieurs équipes de médiateurs pour aller avec eux dans les écoles. Aujourd’hui, c’est notre combat pour que nos enfants ne souffrent plus du harcèlement, qu’il n’y ait plus d’autres victimes. Pour cela, il faut parler. Jonathan Destin Pour la sortie de mon livre, en France, en Belgique et en Suisse, j’ai fait beaucoup d’interviews à la télé, à la radio, dans les magazines et les journaux. Je remercie les médias de m’accompagner dans ma démarche pour que le harcèlement cesse dans nos écoles et qu’il n’y ait plus de vies brisées. Cela m’a fait beaucoup de bien d’en parler et j’espère que cela aidera beaucoup de personnes. Merci. Ahlam Noussair J’imagine que ce témoignage suscite beaucoup de réactions et de questions. Gardez-les bien en tête pour les poser tout à l’heure. Monsieur Bellon, vous souhaitez peut-être réagir, vous avez déjà dû entendre des témoignages ; celui de Jonathan est saisissant. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 54 Violences en milieu scolaire : l’importation du modèle scandinave pour désamorcer les conflits Jean-Pierre Bellon, professeur de philosophie, président fondateur de l’Association pour la prévention des phénomènes de harcèlement entre élèves, Romagnat Même si cela ne va pas toujours aussi loin, ce que raconte Jonathan est hélas la situation d’environ 10 % des élèves qui sont régulièrement victimes de ces moqueries, de ces surnoms portant sur le nom ou sur l’apparence physique, de jets d’objets, de l’ostracisme, une façon d’isoler une personne du groupe, ces petites choses que l’on ne voit pas, qui passent très souvent inaperçues aux yeux des professionnels, mais qui sont très visibles aux yeux des élèves. Je crois qu’il y a chez les harceleurs ce que nous pourrions appeler une invisible visibilité. Ils sont suffisamment astucieux et malins pour que cela se voie auprès des autres élèves de façon à les faire rire, le rire qui va jouer un rôle essentiel dans le harcèlement, et pour que cela soit invisible auprès des personnels de l’établissement qui souvent, ne le voient pas. Il faut tout de même reconnaître que la France a mis longtemps avant de prendre en charge ces problèmes. La première politique de prévention du harcèlement est survenue enfin en 2010-2011 et un certain nombre de dispositions ont été prises. Depuis quinze ans, dans les pays scandinaves, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Canada, des politiques de prévention ont commencé à être mises en place. En France, on s’était un peu abrité derrière l’idée que la violence était forcément visible, qu’elle était celle que l’on voyait dans les quartiers difficiles, comme si la violence était forcément sociale. Elle est sans doute sociale, mais elle tient aussi à toutes ces petites choses régulières. Quand nous avons fondé avec Bertrand Gardette l’Association pour la prévention des phénomènes de harcèlement entre élèves et le site qui l’accompagne, au cours des années 2006 et 2007, nous avons essayé de voir ce qu’un établissement peut faire concrètement pour prévenir le harcèlement. C’est ce dont je vais vous parler. J’ai eu l’occasion en particulier d’aller en Finlande où un certain nombre de choses m’ont marqué et j’ai eu l’occasion de les réutiliser dans certains établissements. Je ne sais pas s’il faut importer des choses de Scandinavie, mais il y a assurément des pistes vers lesquelles on peut tendre. Dans ma présentation, je voudrais essayer de montrer comment un établissement peut s’y prendre s’il veut mettre en place une politique de prévention. Mardi prochain, il va y avoir une relance de la campagne de prévention du harcèlement. De nouveaux clips vidéo vont être diffusés, comme il y en avait eu il y a deux ans. C’est très efficace parce que cela permet aux jeunes enfants ou adolescents qui sont harcelés de ne pas se sentir seuls et de voir que ce qu’ils ressentent est également ressenti par les autres. C’est très bien, mais s’il n’y a pas de relais dans l’établissement, si l’élève qui est harcelé ne trouve pas de réponse au sein de son établissement, cela ne peut pas tenir lieu de prévention. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 55 Ahlam Noussair Pouvez-vous nous dire à partir de quel moment peut-on parler de harcèlement ? Lorsqu’un jeune vient lui parler, comment un adulte peut-il identifier qu’il s’agit bien d’une situation de harcèlement ? Jean-Pierre Bellon C’est la répétition et c’est la longue durée. L’histoire de Jonathan a duré pendant des années. Certains élèves ont connu des scolarités entières de harcèlement. Certains élèves ont connu toute leur scolarité du collège sous le signe du harcèlement. Le harcèlement se caractérise par la répétition, la longue durée et la disproportion des forces. Les forces ne sont jamais égales ; ce sont toujours les plus forts contre les plus faibles, les plus âgés contre les plus jeunes et les plus nombreux contre les moins nombreux. Quelle prévention peut-être mise en place dans un établissement ? Il y a un préalable, une condition sans laquelle il n’est pas possible de faire de la prévention du harcèlement. Tout à l’heure, le professeur Jeammet disait que l’on n’échappe pas aux valeurs. Si on n’a pas fait du respect absolu des personnes la pierre angulaire de la politique de l’établissement, il est vain d’essayer de prévenir le harcèlement. Il y a des établissements dans lesquels le mépris est généralisé. Le chef d’établissement méprise ses personnels, les personnels méprisent le chef d’établissement et les élèves, les élèves méprisent leurs professeurs. J’ai fait travailler des lycéens sur ce sujet ; un conseil de la vie lycéenne peut parfaitement réfléchir à une charte des valeurs. Si l’on réfléchit ensemble aux valeurs fondamentales qui nous lient, que voulezvous qu’elles soient, sinon le respect inconditionné de la personne et de ses biens ? Je crois que c’est le préalable. Sans un engagement direct du chef d’établissement, il est vain d’essayer. Ensuite, il y a un certain nombre d’autres choses. Il faut une équipe. J’ai vu fonctionner cela en Finlande, ce qu’ils appellent une Kiva Team, du nom de leur projet. Dans une enquête que nous avons menée avec Bertrand Gardette et que nous avons publiée en 2010, nous nous étions aperçu que seulement 5,6 % d’élèves harcelés en parlaient à un adulte de l’établissement. Un très grand nombre faisait comme Jonathan, c’est-à-dire n’en parlait pas. Quelques-uns en parlaient à leur famille, mais très rarement. Pourquoi ? Comme le disait Jonathan, il y a une honte et il n’est pas facile d’avouer cela à l’un de ses parents. Je crois que la première des choses à faire dans un établissement est de mettre en place une équipe de personnels identifiés, annoncés, qui est chargée de la prévention du harcèlement ; il faut que leurs noms soient connus. Ce n’est pas au chef d’établissement de traiter tous les cas d’harcèlement, il ne peut pas faire tout. Ahlam Noussair Ce n’est pas forcément l’enseignant de la classe. Jean-Pierre Bellon Ce n’est pas forcément l’enseignant de la classe. Dans un certain nombre d’établissements, j’ai mis en place une telle équipe dans laquelle il y a un ou deux professeurs, l’infirmier, Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 56 l’assistante sociale. Un groupe est dédié à cela. Ils peuvent travailler en liaison directe avec le comité d’éducation à la santé et à la citoyenneté. Quel rôle ont-ils ? Ils peuvent animer la politique de prévention, mais surtout suivre les cas. Je me suis encore une fois inspirer de ce qui se passe à l’étranger, de la méthode d’Anatole Pikas qui est estonien d’origine. Je l’ai vu fonctionner et j’ai essayé de l’expérimenter moi-même. Certes, elle prend beaucoup de temps, mais elle est extrêmement efficace. C’est une approche qui n’est pas blâmante. La sanction restera entre les mains du chef d’établissement. L’équipe qui va se charger du suivi du cas de harcèlement n’est pas celle qui va sanctionner. Nous sommes finalement armés de deux choses, d’une part d’une obstination résolue. Celle-ci sera d’autant plus facile s’il est inscrit dans le projet d’établissement que le harcèlement est formellement proscrit et que la prévention est organisée. D’autre part, d’une bienveillance tranquille. Les rencontres sont toujours individuelles. Le harcèlement est un phénomène de groupe ; il faut absolument casser la logique du groupe. On demande au harceleur : qu’est-ce que tu proposes pour que cet élève dont on sait qu’il est régulièrement moqué et brimé retrouve sa place au sein du groupe ? Au début, il va nous dire que ce n’est pas vrai, que c’est un jeu. Il ne faut pas lâcher. Assurer ce travail, qui est long et fastidieux, peut être l’une des tâches de cette équipe. Il faut aussi associer les élèves, non pas aux cas de harcèlement, mais à la politique de prévention. La prévention qui ne tombe que d’en-haut est toujours insatisfaisante. Quand à l’intérieur d’un collège ou d’un lycée, on souhaite sensibiliser un certain nombre d’élèves à la prévention du harcèlement, on trouve toujours des volontaires. Je n’ai jamais vu d’établissements qui n’aient pas pu construire une telle équipe. C’est une excellente façon de faire travailler les différentes instances lycéennes dont certains établissements ne savent pas quoi faire. Il est nécessaire aussi que tous les adultes de l’établissement aient été sensibilisés à la question du harcèlement. Dans certains établissements, le jour de la prérentrée, on a fait passer les clips du ministère et des témoignages, de façon à ce que personne ne dise qu’il ne sait pas ce qu’est le harcèlement, qu’il s’agit de chamailleries entre enfants. Il faut faire de même avec les élèves. Dans un établissement, actuellement, je suis en train de sensibiliser tout un niveau de seconde. C’est une séance de deux heures dans laquelle nous faisons passer des témoignages, des clips du ministère, certains autres que nous avons nous-mêmes préparés. C’est extrêmement commode parce qu’en cas de harcèlement, il est alors extrêmement facile de leur rappeler ce qu’ils ont vu dans le film et de leur dire que la même chose est en train de se passer dans leur classe. Il faut également associer les parents qui ne sont pas les premiers informés. Comme Jonathan le disait, il n’en a pas parlé à sa famille. Il faut faire une réunion avec les parents. Les délégués de classe doivent aussi être sensibilisés. Il y a du travail à faire en la matière dans les établissements. Dans certains collèges et lycées, les élections des délégués de classe se font sans la moindre préparation en amont et une fois qu’ils sont élus, les délégués n’ont pas la moindre formation. En faisant cela, vous pouvez être sûr d’avoir comme délégués les meneurs, ceux qui savent faire rire, ceux qui savent agiter la classe, mais certainement pas les délégués citoyens. Un texte d’Aristote disait exactement cela, que dès qu’il y a une représentation, une petite minorité s’en sert toujours pour son propre usage et les autres le font dans l’intérêt commun. Ce sont eux qui doivent être délégués, être formés et sensibilisés à la question du harcèlement, d’autant que nous avons maintenant tous les outils pour faire cette sensibilisation. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 57 Voilà un certain nombre de choses qui peuvent être faites. C’est une série d’actions quotidiennes qui ne demandent pas particulièrement de moyens en termes financiers, qui demandent du temps et une volonté politique. Sans l’investissement fort du chef d’établissement, il sera très difficile d’avancer. Ahlam Noussair Est-ce que le cyber-harcèlement vient chambouler ce que vous venez de dire ? Faut-il mettre en place d’autres pratiques et une vigilance particulière ? Jean-Pierre Bellon Il y a un vrai travail à faire sur le cyber-harcèlement. L’éducation civique, juridique et sociale est enseignée à tous les niveaux jusqu’en Terminale. Si le programme d’éducation civique n’est pas respecté, ce n’est peut-être pas très grave. Il faut peut-être essayer d’investir un certain nombre de séances pour travailler sur ces sujets. On donne aujourd’hui à nos enfants un appareil qui est à la fois un téléphone, un appareil photo, une caméra et qui est relié à Internet. En l’espace de quelques minutes, un enfant de 11 ou 12 ans peut prendre une photo gênante de quelqu’un et la publier immédiatement. Même le paparazzi dénué de toute éthique, si tant est que paparazzi et éthique puissent être associés, n’a pas ce pouvoir. Nous donnons ce pouvoir à nos enfants, sans formation ni réflexion. Un travail doit tout de même être fait par l’école sur la question du respect de l’intimité. On n’a pas encore trouvé en France la traduction pour ce phénomène de sexting, ces photographies dénudées qui passent d’un téléphone à l’autre et qui vont ensuite sur des réseaux. Aucune réflexion n’est faite sur l’intimité, sur ce qu’est la vie privée, sur ce qui doit être respecté chez l’autre. Si l’école ne s’empare pas de ces questions, le pire arrivera. Les réseaux sociaux ont amplifié les rumeurs. Je suis actuellement en train de traiter un cas de rumeur dans mon établissement. La puissance des réseaux sociaux fait que la rumeur qui ne courait que dans un établissement atteint aujourd’hui toute une ville, toute une région et peut même dépasser les frontières. Il y a une extension du harcèlement du fait des réseaux sociaux et de l’Internet, du fait également des téléphones portables : une extension dans l’espace, mais aussi une extension dans le temps. Auparavant, les élèves les plus victimes de harcèlement étaient les internes parce qu’ils pouvaient être persécutés jour et nuit. Avec un téléphone portable, on peut envoyer un texto blessant et insultant en plein milieu de la nuit. Le cyber-harcèlement est une planète que nous sommes en train de découvrir. Il faudra encore beaucoup de réflexions et beaucoup de travail de la part des chercheurs pour avancer sur ces questions, mais je pense que l’école ne peut pas rester en dehors et qu’il faut qu’elle s’empare de toutes ces questions. Ahlam Noussair Est-ce que cela ne complique pas le travail de l’école ? Vous dites que les établissements commencent à avoir des outils de prévention et que nous avons un train de retard. Le cyberharcèlement arrive aujourd’hui. Est-il ou pas du domaine de l’école ? Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 58 Jean-Pierre Bellon Je suis convaincu que l’école doit traiter cette question ; pour moi, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Je pense qu’il faudrait sortir de ce vieux débat entre éduquer et instruire. Nous instruisons et nous éduquons bien sûr en même temps. Ahlam Noussair Y a-t-il des outils ? Jean-Pierre Bellon C’est aussi à nous de les construire. Il ne faut pas se faire d’illusion, nous aurons toujours un train de retard par rapport à la technique. Tous ces processus vont tellement vite que nous serons toujours en retard. Ce n’est pas grave. La nouvelle génération est aujourd’hui beaucoup plus interconnectée, elle peut difficilement se passer de son réseau, mais tout ce qui est vertical fonctionne beaucoup moins bien. Il faut sans doute que l’école fasse sa mutation. Ce ne sera pas simple, mais il faut qu’elle le fasse. Ahlam Noussair Ces deux dernières années, nous avons vu des cas de plus en plus extrêmes. Est-ce lié aussi au cyber-harcèlement ? A-t-il des conséquences plus rapides et plus dangereuses pour les élèves ? Jean-Pierre Bellon Oui, le cyber-harcèlement amplifie les choses. Beaucoup de suicides d’adolescents ont eu lieu en amont des cas de sexting. La diffusion d’images intimes envoyées sur Internet provoque une honte inimaginable. Tous les élèves harcelés disent qu’ils ressentent une honte au fait de harcèlement. Imaginez cette honte quand la planète entière peut découvrir ces images. Violences scolaires et déscolarisation : comment repérer un élève harcelé ? Quel rôle pour les adultes ? Quelle justice réparatrice ? Ahlam Noussair Monsieur Debarbieux, bonjour, merci de nous avoir rejoints. Vous êtes professeur d’université à Paris Est Créteil et en parcourant brièvement votre CV, j’ai vu que vous travailliez sur la question de la violence scolaire au moins depuis 1998. Éric Debarbieux, délégué ministériel à la prévention et la lutte contre les violences scolaires Au moins depuis 1981. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 59 Ahlam Noussair Vous avez créé et dirigé l’observatoire européen de la violence en milieu scolaire. L’année dernière, vous avez été nommé délégué ministériel en charge de la prévention et de la lutte contre les violences en milieu scolaire. Vous êtes un peu le « monsieur sécurité » du ministère. La prise de conscience sur cette thématique du harcèlement scolaire a-t-elle enfin lieu ? Est-ce que l’on dispose enfin d’outils ? Quels outils allez-vous mettre en place ? On parle de campagnes de sensibilisation. Pouvez-vous nous les détailler ? Je pense que beaucoup de personnes ont envie de les utiliser. Éric Debarbieux Je suis d’accord avec ce que disait monsieur Bellon à l’instant. C’est une affaire tellement collective qu’il n’y a pas un homme quelque part qui doit tout régler. J’ai été pendant très longtemps enseignant dans l’éducation spécialisée, puis éducateur spécialisé avant de devenir professeur de fac. En France, depuis 1991, avec mes équipes, j’ai interrogé 82 000 enfants et jeunes sur des enquêtes de victimation et de climat scolaire. Les résultats sont très clairs. On est toujours fasciné par l’intrusion extérieure, par les armes qui seraient introduites dans les établissements scolaires ; on est toujours fasciné par ces questions de sécurité auxquelles pourraient être apportées des réponses sécuritaires simples qui seraient la vidéosurveillance, la police à la porte des établissements, etc. La recherche mondiale montre justement qu’il ne s’agit pas uniquement d’une question de sécurité. Certes, il faut travailler sur la sécurité et je suis en ce moment en train de négocier la formation à la gestion de crise majeure pour les chefs d’établissement avec la gendarmerie nationale, mais elle représente au maximum 2 à 3 % des violences graves. 10 % des élèves cumulent les victimations et les agressions. Ces agressions peuvent être de tous types, elles peuvent être verbales, symboliques, indirectes (ostracisme, mise à l’écart). Tout cela est très difficile à vivre. Il peut s’agir également d’agressions physiques, de vols d’appropriation, de racket, etc. On ne comprend rien à la violence à l’école si on ne comprend pas qu’elle est d’abord une violence de répétition. Un élève qui a un surnom méchant est souvent aussi bousculé, insulté, voit sa trousse volée, etc. Il a fallu une vraie prise de conscience. Dès 1996, j’avais publié des travaux sur ce sujet et je montrais à quel point l’accumulation de ces victimations avait de l’importance. Je me rappelle un article qui était paru en 1998 dans la Revue française de pédagogie et qui faisait déjà le point sur différentes pratiques. J’ai sorti des chiffres que tout le monde répète aujourd’hui, dans une enquête qui a eu beaucoup de retentissements en 2011 pour l’Unicef. 10 % des élèves cumulent les victimations et 6 % des élèves cumulent un harcèlement sévère ou très sévère. Il a fallu une vraie prise de conscience. Ces chiffres étaient les mêmes en 1996 et en 1998, mais il a fallu une conjonction intéressante où beaucoup de gens ont joué leur rôle, les associations, les scientifiques, les journalistes. En 2011, il y a eu cette enquête et les premières assises nationales contre le harcèlement à l’école. C’est à peine hier. En France, nous avons quasiment quarante ans de retard, il faut donc le rattraper. Un ancien ministre, d’un certain bord politique, Luc Chatel, m’a fait confiance en me confiant les assises nationales contre le harcèlement à l’école qui étaient conjuguées à une lettre ouverte qu’avait faite les associations avec des pédopsychiatres pour certains assez Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 60 connus. L’associatif, le monde de la pédopsychiatrie et le monde de la recherche convergeaient vers ces assises. Depuis, j’ai été nommé par le ministre actuel, d’un autre bord politique, délégué ministériel. Je peux donc parler au nom du ministre en la matière. Ce mardi, va avoir lieu une conférence de presse du ministre et de moi-même, non pas sur un énième plan contre la violence à l’école, mais bien sur une politique publique contre le harcèlement à l’école. C’est historique. La loi du 8 juillet 2013 a mis obligation pour tous les établissements scolaires de prendre en charge les faits de harcèlement à l’école. C’est une victoire. Elle est triste parce qu’elle est toujours trop tardive, mais il y a bien désormais une obligation. La loi est-elle suffisante ? Il y a des lois pour tout, des lois qui obligent à faire, mais sans accompagnement, sans outillage ni formation, elles ne servent pas à grand-chose. Nous allons révéler un certain nombre d’outils. Je ne vais pas tous vous les citer parce qu’il revient au ministre de les donner. Ce n’est pas en réaction à un certain nombre d’articles qui viennent de paraître dans la presse ; c’est bien un travail de fond qui est mené depuis plus d’un an. Il y aura des outils de sensibilisation. On évoquait les clips vidéo du ministère qui sont à mon avis extrêmement bien faits pour essayer d’en discuter avec des collégiens et des lycéens. Les outils qui seront présentés seront plutôt tournés vers la prévention précoce. Nous avons réalisé par exemple un certain nombre de dessins animés en 3D, avec les petits citoyens, pour pouvoir en parler avec les élèves du primaire. Il y a également des kits pédagogiques et des formations. J’ai obtenu par exemple un plan de formation de trois ans au plan national de formation de l’Éducation nationale sur cette question. Cela ne s’est pas jamais fait. 500 personnes seront des formateurs qui iront en académie, dans les établissements. C’est extrêmement important. Nous allons progressivement faire appel à tout le monde, à ceux qui savent faire des choses. On parle par exemple de gestion des conflits dans un établissement scolaire. C’est obligatoire dans la loi de refondation de l’école. Comment fait-on ? Qui sait le faire ? Où sont les formateurs formés à l’Éducation nationale ? Il y a un travail immense. Je pense que nous avons fait un pas, avec les assises, avec la prise de conscience. Ce pas était peut-être le plus difficile à faire. Dans tous les pays du monde, les adultes ont toujours eu plutôt cette idée que le harcèlement n’est pas trop grave, tient à des petites choses ordinaires, qu’il suffit de se fortifier pour y résister. Non, c’est une oppression quotidienne, une pression conformiste par un groupe auquel il faut échapper. Il y a des programmes qui fonctionnent, comme ceux qui sont déployés en Finlande, mais avant de les appliquer, il est nécessaire d’avoir, dans les établissements scolaires, des personnes qui se mobilisent en équipe. Je crois que ce dossier est vraiment prioritaire. Le harcèlement à l’école est une horreur dont il faut mettre fin. Cette année, mon travail n’a pas simplement consisté à aller voir des inspecteurs d’académie ou à faire des outils, etc. Je suis aussi, à la demande de Vincent Peillon, allé voir des parents d’enfants qui se sont suicidés pour des raisons de harcèlement. Croyez-moi, ce sont des expériences humaines qui marquent énormément. Quand vous discutez pendant six heures avec le père d’un petit garçon qui s’est pendu pour des raisons de harcèlement, vous savez ce qu’est cette horreur qui a été vécue. J’avais tellement de travail que je ne pensais pas venir aujourd’hui pour un seul atelier ; je suis venu parce que Jonathan était là. Il y a une ardente humanité à avoir sur ce sujet. Nous devons être totalement mobilisés. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 61 En France, on a beaucoup parlé de la violence à l’école comme une violence strictement d’intrusion, une violence liée uniquement à la domination socio-économique. Certes, la violence socio-économique a à voir avec la violence à l’école. J’ai fait une enquête, l’année dernière, auprès de 22 000 professeurs de 2nd degré. Certes, un professeur du second degré en zone sensible a quatre fois plus de risques de se faire agresser qu’un professeur qui enseigne dans une zone ordinaire. Mais au niveau du harcèlement, cela est complètement différent. Certes, plus en France sans doute que dans les pays nordiques, il y a un facteur de risque supplémentaire dans les zones sensibles, mais cela n’explique qu’une toute petite partie des choses. C’est une domination du refus de la diversité, parfois une domination du refus des talents de quelqu’un. 29 % des élèves en France se plaignent que l’on se moque d’eux parce qu’ils sont bons élèves. Les bons élèves ne sont pas uniquement dans les établissements bourgeois favorisés. On est harcelé parce qu’on est légèrement différent. Cette année, notre société française a généré beaucoup de souffrance auprès des jeunes qui ont des orientations sexuelles différentes. J’ai eu des témoignages de jeunes qui me téléphonaient en me disant que leurs parents les avaient obligés, alors qu’ils étaient homosexuels mais n’avaient pas fait leur coming-out, à défiler contre le mariage pour tous. Ces jeunes étaient dans une souffrance immense. Il ne faut jamais oublier qu’il y a derrière tout cela des drames humains. Je suis d’abord un chercheur qui a fait beaucoup d’enquêtes quantitatives sur les questions de violences à l’école, mais je n’oublie jamais qu’il s’agit d’abord d’une prise en compte de la douleur. Échanges et débats avec le public Ahlam Noussair Merci. Avez-vous des questions ou des témoignages ? Une intervenante Pourriez-vous nous donner la source ? D’où vient ce besoin de harceler ? Dans une communauté d’enfants, de tous petits enfants, qu’est-ce qui fait que certains vont harceler ? Jean-Pierre Bellon Vaste débat ! Je ne sais pas si l’enfant est spontanément un pervers polymorphe. Franchement, je n’ai pas de réponse à votre question. Les causes sont multiples. Il y a le refus de la différence. Le harcèlement est extraordinairement conformiste. Il faut être dans le moule. Il refuse la petite différence, qu’elle soit de taille, de résultats scolaires, d’apparence et qu’elle vienne même parfois de choses que les adultes ne perçoivent pas. J’ai rencontré un garçon qui était harcelé parce que ses plaisanteries ne faisaient rire personne. Il doit y avoir des raisons qu’un psychologue ou un sociologue pourrait donner. Le groupe ne supporte pas celui qui est un peu différent. D’ailleurs, les premiers chercheurs qui avaient travaillé sur cette question n’avaient pas employé le terme bullying, au début, mais le terme mobbing, celui qui avait été employé par Konrad Lorenz et qui désigne ce que font les oiseaux qui fondent sur l’un des leurs lorsqu’il est blessé. Il y a peut-être quelque chose qui se trouve dans le comportement humain, je n’en sais rien. Personnellement, je m’attache davantage aux effets, aux causes et aux moyens d’essayer d’y mettre un terme. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 62 Ahlam Noussair En terme de prévention, est-il possible d’identifier en amont quels sont les enfants qui sont de potentiels harceleurs et harcelés ? Jean-Pierre Bellon Il n’y a pas de profil type. Ahlam Noussair On parle d’ambiance de classe. Tout à l’heure, Jonathan disait que lorsque le professeur avait le dos tourné, on lui lançait des choses. Des choses se passent dans la classe. Jean-Pierre Bellon Tous les élèves harcelés ont un point commun. Le plus souvent, ils n’ont pas ou peu d’amis. Sont-ils harcelés parce qu’ils n’ont pas d’amis ? Est-ce qu’ils n’ont pas d’amis parce qu’ils sont harcelés ? Les causes et les effets doivent certainement s’alimenter. Ces élèves, qui n’ont pas beaucoup de relations, sont certainement des élèves en situation de fragilité. Il est certain qu’il y a un lien direct avec l’ambiance générale de l’établissement, mais aussi avec l’ambiance de la classe. Comme je l’ai dit tout à l’heure, les établissements dans lesquels le mépris est généralisé, sont générateurs de harcèlement. Un grand nombre de faits de harcèlement se produisent en classe. Tous les élèves victimes de harcèlement disent que dans les classes dans lesquelles l’ambiance est paisible et il règne un certain ordre, ils ont la paix. Dans ces ambiances défaites et délétères, ils sont en revanche en plus grande difficulté. Éric Debarbieux Les groupes ont une tendance psychosociale et une pression à la conformité, mais il faut aussi se rappeler que le harcèlement n’est pas une fatalité. Des théories scientifiques très sérieuses ont été avancées sur les agresseurs, notamment la théorie des 10 %. 10 % des élèves seront forcément mis à l’écart. Non. Le programme Pikas ou les programmes mis en place en Finlande permettent de voir de façon intéressante que certains pays ont réussi à diminuer par trois le nombre d’élèves harcelés, ce qui veut bien dire qu’il n’y a aucune fatalité. Les raisons peuvent être multiples, elles peuvent être liées aussi à des faits sociologiques. Je parlais tout à l’heure de l’homophobie ; on voit que les débats chez les adultes rejaillissent sur les enfants. Le harcèlement peut être lié également à la pression de l’école elle-même. Par exemple, le phénomène que l’on appelle ljimé, qui est très connu, qui est problématique, qui est un vrai problème de santé mentale et de santé publique au Japon, désigne systématiquement un élève par classe qui toute l’année sera ljimé, c’est-à-dire le bouc émissaire. Ce phénomène est très lié à la pression scolaire qui est énorme au Japon. Dès l’âge de deux ou trois ans, des enfants ont des cours particuliers, etc. Tout cela est extrêmement complexe. Il n’y a pas une cause au harcèlement, il y a tout un faisceau de causes qui peuvent s’associer. Elles peuvent être liées à l’école elle-même. Le harcèlement est très lié au climat scoalaire, à la manière dont une équipe d’adultes elle-même est capable de réagir ou simplement d’interagir entre elle. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 63 On parle du harcèlement entre pairs qui est le plus urgent à traiter actuellement, mais dans l’enquête dont je parlais, réalisée auprès des adultes, 24 % des enseignants du second degré, comme du premier degré, en France, ont répondu que depuis le début de leur carrière, ils avaient eux-mêmes été harcelés, à 60 % par des collègues ou par la hiérarchie. Comment voulez-vous réagir en adulte si vous ne vous comportez pas en adulte dans votre établissement scolaire ? Je ne crois pas non plus à la notion de profils. Il n’y a pas de vrais profils. Il y a un mécanisme de refus de la différence. Fanny Brochard, animatrice jeunesse Je suis animatrice jeunesse, je travaille depuis quatre ans avec une infirmière dans un collège auprès des sixièmes et des quatrièmes sur le harcèlement scolaire. Au début, nous travaillions uniquement sur le harcèlement scolaire. Qu’est-ce que le harcèlement scolaire ? Comment l’identifier ? Qu’est-ce que l’on peut faire ? Qui aller voir dans le collège, à l’extérieur du collège ? En fait, on s’est rendu compte qu’il était important de déterminer pourquoi cela se produit. Avant de travailler sur le harcèlement, on s’est dit qu’il fallait d’abord travailler sur les individus. On essaie de les faire s’exprimer sur ce qu’ils vivent, ce qu’ils ressentent, ce qu’ils aiment, ce qu’ils détestent. Quand ils sont en colère, comment réagissent-ils et pourquoi ? Ensuite, nous pouvons parler du harcèlement et il est beaucoup plus facile d’assimiler pour eux ce qu’est le harcèlement parce que nous avons d’abord discuté de la manière dont ils vivent leur scolarité, de la manière dont ils se comportent les uns avec les autres et pourquoi. Un élève me dit par exemple qu’il n’aime pas qu’on l’insulte, je lui demande ce qu’il fait lorsqu’il est en colère et il me dit qu’il insulte. On les fait travailler individuellement et ensuite avec le groupe. On trouve que ce travail porte plus ses fruits que de parler uniquement de harcèlement. Céline Delaunay-Humeau, conseillère en mission locale Je voulais faire part d’une situation dont j’ai eu écho en dehors du cadre de la mission locale. Un jeune homme a été harcelé très tôt, notamment en primaire. On parle beaucoup du collège, du lycée, de la phase adolescente, mais le harcèlement peut commencer beaucoup plus tôt malheureusement. Le jeune homme a été menacé tout au long du primaire, les parents ont alerté le professeur, le directeur. On leur a dit que c’était un jeu, qu’ils étaient jeunes, qu’ils se chamaillaient, que ses blagues ne faisaient pas forcément rire, qu’il était très taquin, ce qui pouvait être agaçant pour les autres. Il a eu des problèmes sur son vélo, etc. Les parents l’ont enlevé des activités scolaires parce qu’il était toujours menacé et embêté. Pour l’entrée au collège, ils ont fait le choix de ne pas le mettre dans l’établissement où allaient la plupart des élèves de la commune, pour éviter que cela ne se reproduise, parce que certains lui ont dit qu’au collège, ils le retrouveraient et lui feraient la peau. Ce sont des mots très forts. Les parents sont dépourvus. Que peuvent-ils faire si le corps enseignant ne réagit pas ? Je ne rejette nullement la faute sur les enseignants. Comment se faire entendre, sachant que le jeune homme est assez marqué ? Par ce fait d’être rejeté et harcelé, il s’enferme de plus en plus dans les jeux vidéo. Auprès de qui se référer si l’encadrement scolaire ne le Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 64 voit pas ou ne veut pas le prendre en compte ? Comme l’a dit la maman de Jonathan, on a beau être parents, on ne le voit pas forcément. La maman de cet enfant ne se rendait pas compte, mais elle l’a constaté à force de voir ses vêtements abîmés, son vélo cassé ou des traces de coups. Comme l’a dit Jonathan, les enfants le cachent, vont dire qu’ils sont tombés, que les freins du vélo ne marchent plus, etc. Ils vont toujours pallier à la vérité. Quand les parents s’en rendent compte, comment agir et vers qui se retourner ? Éric Debarbieux C’est une question extrêmement importante. Malgré les périodes de sensibilisation, le harcèlement n’est pas encore suffisamment pris en compte dans certains établissements sur le terrain. Quand des parents veulent en parler au sein d’un établissement, ils sont parfois très mal reçus. Cela arrive encore beaucoup trop souvent. Certains des cas que j’ai traités cette année ont abouti à des événements peu agréables pour le Principal de tel ou tel collège. C’est nécessaire. La loi y oblige maintenant, ce qui permet un poids plus important. En attendant que l’Éducation nationale devienne bienveillante partout et toujours, il y a les cas réels. Dans les outils qui vont être publiés mardi, il y a justement un outil très précis pour les parents : comment s’adresser à l’école concernant cette problématique ? Et que faire si la réponse n’est pas la bonne ? Un certain nombre de choses sont tout de même mises en place. L’institution des médiateurs de l’école n’est pas assez connue et gagnerait à l’être davantage. Il existe dans chaque académie des médiateurs académiques, vous pouvez trouver leur numéro de téléphone. Si vous ne l’avez facilement sur le site Internet de l’académie, nous sommes en train d’essayer de leur dire qu’il faudrait peut-être qu’il soit plus facile à trouver, en un click ou deux. Vous l’avez de toute manière sur le site de l’Éducation nationale et il sera sur le site « Agir contre le harcèlement » qui sera remis en route mardi, même s’il est déjà en action. Il ne faut pas oublier que dans 80 % des cas, le médiateur académique donne raison aux usagers. Il faut y aller, il y a besoin d’un tiers. Si la réponse n’est toujours pas satisfaisante, alors, on se tournera éventuellement vers la justice parce qu’à des moments, ce n’est pas admissible. Bien entendu, avant d’aller jusque-là, il y a le traitement localisé par qui que ce soit dans l’établissement scolaire, par un adulte qui est cohérent, qui est capable d’aider à la prise en charge. Il y a maintenant des référents harcèlement au niveau académique. Nous sommes en train d’essayer d’améliorer les numéros verts « Stop Harcèlement » au niveau académique et non pas seulement en national. Dans les cas de cyber-harcèlement, il faut bien connaître Net Écoute que l’association EEnfance a mis en place. C’est une procédure européenne. On peut faire couper le compte Facebook ou le compte Tweeter de quelqu’un en moins de quarante-huit heures. Pour avoir traité des cas très lourds de harcèlement dans certains établissements, je peux vous dire que lorsque l’on va dans un établissement, la première question que nous posent les jeunes est de savoir si on va leur couper leur compte Facebook. Je crois que nous ne pouvons traiter les cas de harcèlement que par des vraies alliances éducatives entre la famille, les professeurs, les enseignants, les adultes, mais aussi avec le premier concerné qui est l’élève victime et les témoins. On fait bouger l’école, on fait bouger aussi les alliances. En ce moment par exemple, je suis en train de former 900 ambassadeurs Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 65 de l’Unicef. Dans dix académies, nous sommes en train de former les délégués à la vie lycéenne. Tout cela est important. La première alliance est l’alliance des parents avec l’établissement scolaire. Si les parents sont considérés comme des ennemis parce qu’ils viennent dire quelque chose qui s’est passé dans l’école, alors, cela ne peut pas fonctionner. Je connais aussi des cas, notamment lors d’un divorce difficile, où l’enfant devient l’enjeu entre le papa et la maman. Il peut y avoir alors une déviation : mon enfant est harcelé, c’est de la faute de l’école, etc. Ce sont des cas difficiles à traiter aussi, mais je dis toujours aux établissements qu’il faut commencer par les croire, par les recevoir d’une manière bienveillante. C’est indispensable. Nous sommes aussi en train de former à ce titre les inspecteurs pédagogiques régionaux, les inspecteurs de l’Éducation nationale. Il va nous falloir encore quelques années. Surtout, il ne faudra jamais arrêter. Si l’on arrête à un moment de lutter contre le harcèlement, tout sera toujours à refaire. Ahlam Noussair Il y a donc un peu de temps pour préparer les esprits, pour que le corps enseignant, les directeurs ne prennent plus les parents qui viennent se plaindre comme des gêneurs, comme vous le disiez, mais qu’ils les écoutent. En attendant, quelques outils vous ont été donnés, notamment la médiation. Je rappelle que Net Écoute est un service proposé par l’association E-Enfance, un numéro vert pour signaler les cas de cyber-harcèlement, lorsqu’ils sont identifiés. Vous pouvez les contacter et ils vous aident à mettre en place ce qu’il faut soit pour bloquer les comptes, soit pour intervenir dans l’établissement afin de faire de la médiation et de la pédagogie. Cet outil peut être très important. Le numéro vert est le 0800 200 000. Éric Debarbieux Je précise qu’un guide contre le cyber-harcèlement, à destination des équipes, va paraître également mardi. Nous ne sommes plus en train de rattraper du retard, nous voulons prendre de l’avance. Fabienne Briffaud, assistante sociale scolaire Je suis assistante sociale scolaire dans trois collèges situés sur le territoire du pays d’Ancenis. Je suis confrontée régulièrement à ces situations d’élèves harceleurs et harcelés. Avec les équipes avec lesquelles je travaille, nous avons pu faire le constat que souvent, il y a un point commun entre l’élève harcelé et celui qui est harceleur. On a l’impression que l’élève harceleur peut aussi manquer de confiance en lui et qu’à la différence de l’élève qui est harcelé, il va pouvoir se valoriser en prenant ce pouvoir sur l’élève harcelé. En plus, le fait qu’il y ait des spectateurs le conforte dans ce harcèlement et lui renvoie une image encore plus valorisée. J’aimerais avoir votre avis sur ce point. Jean-Pierre Bellon C’est un point extrêmement important. En regardant les choses de loin, on pourrait croire que la victime serait bien sûr en souffrance, mais que le harceleur serait celui à qui tout sourit. Ce n’est pas vrai. Le harceleur est lui-même peut-être quelqu’un qui ne va pas très Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 66 bien. Nous nous en étions rendu compte dans l’enquête que nous avions réalisée avec Bertrand Gardette. Nous avions posé des questions pour savoir comment l’élève se sentait dans sa classe et dans son établissement. L’élève harcelé se sentait bien sûr mal dans sa classe et dans son établissement, mais on avait l’impression que l’élève harceleur ne se sentait luimême pas très bien non plus. Dans un établissement, la priorité va bien sûr à la victime, mais il faut aussi être très attentif à ces élèves harceleurs. Qu’est-ce qu’on leur apprend ? On leur apprend l’exact contraire de l’éducation à la citoyenneté. On leur apprend la loi du plus fort, etc. Qu’est-ce qu’ils deviendront demain ? Qu’auront-ils appris ? Dans le pire des cas, ils persécuteront tout le monde autour d’eux. Dans le meilleur des cas, ils deviendront des espèces de petits chefs qui ravageront tout sur leur passage. Une étude de Farrington qui a suivi une cohorte d’élèves harceleurs a montré qu’ils n’avaient pas très bien réussi. Ce ne sont pas les gagneurs de demain. On se trompe beaucoup lorsqu’on voit dans l’élève harceleur un gagneur. Il faut faire aussi attention aux pairs, à ceux qui observent. Ils sont souvent très mal à l’aise, ils ne savent pas comment réagir. Si on a sensibilisé tout un niveau de classe, si on a expliqué que le harcèlement ne faisait pas rire et pouvait avoir des conséquences terribles du type de celles que nous avons entendues tout à l’heure, les rieurs s’en prendront peut-être à deux fois avant de rire. Éric Debarbieux Tu faisais référence à l’enquête de David Farrington qui est l’un des plus grands criminologues du monde, qui était le patron de la criminologie à Cambridge et qui vient de prendre sa retraite. Il a suivi, pendant quarante ans, 500 jeunes qui étaient des agresseurs, des harceleurs, dans la banlieue sud de Londres. Quarante ans plus tard, les conclusions sont très claires. Les enfants harceleurs sont beaucoup plus que d’autres au chômage, beaucoup plus que d’autres ont un job mal payé quand ils en ont un et beaucoup plus que d’autres sont des maris, parfois des épouses, des parents maltraitants. 40 % d’entre eux, ce qui est énorme, passent par la prison. Les harceleurs ne sont donc pas forcément des gagneurs à terme. La loi du plus fort est dérisoire ; c’est perdant/perdant. Cela n’empêche pas que l’on puisse trouver un cadre supérieur harceleur de ses troupes, voire parfois à l’Éducation nationale, ce qui peut arriver. Certains programmes sont des programmes comportementaux. On libère les enfants de leur réflexe qui est d’agresser. Il ne faut pas oublier que les agresseurs ont une idée très simple, à savoir que ce n’est pas de leur faute, mais de celle de la victime. C’est le cas des maltraitances dans le couple : « Monsieur le Juge, j’ai tapé ma femme ; c’est normal, elle m’empêche d’aller au bistrot avec les copains ». Dans une cour de récréation, il en est de même. Pour nous, cela nous paraît moins grave, mais quand je suis allé chez les parents du petit Matto, je savais que c’était grave. « Je le tape, c’est normal, il est roux ». C’est toujours de la faute de l’autre. Il est essentiel de faire comprendre à l’agresseur qu’il y a d’autres points de vue que le sien, qu’il y a d’autres sentiments que ceux qu’il éprouve ou qu’il n’éprouve pas. C’est toute l’importance des programmes de développement de l’empathie par exemple, en sachant qu’il faut faire attention aux valeurs. Il n’y a pas plus empathique qu’un serial killer. Il sait comment faire souffrir, il sait se mettre à la place de la victime. Je vous donne un petit exemple pédagogique qu’il est possible de faire avec des enfants, sur le programme des dilemmes moraux. On parle de morale laïque actuellement, de la morale à Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 67 l’école, etc. On propose à des enfants de CE2 cette situation à problème. Le petit Paul accompagne le petit Mohamed et chez l’épicier, le petit Paul vole des bonbons. La question posée aux enfants est de savoir si Mohamed doit le dire aux adultes. Réponse des enfants : « bien sûr que non ! Cela pourrait m’arriver et on n’est pas des balances ! » Si on introduit le fait que l’épicier n’est pas riche, les enfants disent qu’il faut le dire. Troisième point de vue : les parents de Paul ne sont pas très riches non plus. Les enfants ne savent plus et c’est le début d’une autre structuration psychique. Bien souvent, les agresseurs ont conscience qu’ils font mal, mais pour eux, c’est drôle et c’est de toute manière la faute de l’autre. Je rejoins tout à fait ce que vous disiez tout à l’heure, on parie sur les compétences sociales et le développement de l’empathie. Pour moi, le harcèlement est un problème en soi qui est probablement l’un des plus graves que nous vivons dans l’école. Quand on en discute et que l’on commence à en faire prendre conscience les adultes, il peut aussi faire changer les pratiques, la manière d’aborder d’autres problèmes de relations humaines à l’intérieur des établissements scolaires. C’est extrêmement important. Je voulais juste vous donner cet exemple pour vous montrer que les outils ne sont pas forcément des choses grandioses liées à la morale en disant : « tu ne dois pas harceler ». Je pense que nous, les adultes, nous avons évidemment à le dire, mais il faut aussi qu’il y ait une restructuration dans le groupe, dans l’établissement scolaire et même s’il le faut, une restructuration psychique chez les élèves harceleurs en particulier. Josette Belan, enseignante en collège J’ai remarqué que l’infirmière a un rôle extrêmement important dans l’établissement. Or nous savons que l’infirmière n’est présente que deux jours par semaine. Dans le cadre d’une lutte contre le harcèlement, je crois que l’une des premières choses à faire serait peut-être d’augmenter ce temps d’écoute. Ensuite, j’aimerais poser une seconde question à Jonathan. J’aimerais savoir s’il attendait que son professeur principal par exemple évoque le problème devant toute la classe ou s’il l’aurait extrêmement mal vécu. Quand on dit que le cyber-harcèlement est le problème de l’école, je pense malgré tout que c’est aussi le problème des parents qui envoient leur enfant avec le téléphone. Je sais que maintenant, se promener avec un couteau dans la poche est considéré comme un délit, s’il fait plus d’une certaine taille. Ne pourrait-on pas inventer une petite loi qui évite que les enfants aient cet instrument qui peut être dangereux autant qu’un petit couteau dans la poche ? On demande finalement à l’école de faire une mutation, mais n’est-ce pas le seul endroit où l’on essaie de faire respecter certaines règles, alors qu’à l’extérieur, il n’y a plus de liens ni de règles ? Le problème n’est-il pas lié à la société ? Nous avons mis en route un choix de société avec cet appareil, sans l’étudier avant. Alors que pour une serpillère, on va regarder si des substances ne sont pas déchargées dans l’atmosphère, on ne sait pas les conséquences que peut avoir le téléphone portable sur l’individu et sur la société. Il est mis en route et maintenant, nous ne pouvons plus y échapper. C’est extrêmement dangereux. Nous sommes tous responsables et en haut lieu aussi. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 68 Ahlam Noussair Jonathan, quels sont les adultes à qui vous avez fait appel ? Quelles ont été les réactions ? Dans votre cas, si un professeur principal avait exposé les choses face à la classe, cela aurait-il été bénéfique ou maléfique ? En avez-vous parlé à un adulte au départ, à un professeur, à une infirmière ou autres ? Jonathan Destin Je n’en ai parlé qu’à un seul professeur, mais il m’a dit que l’on ne faisait que s’amuser avec moi. Ahlam Noussair En quelle classe ? Jonathan Destin En troisième. Ahlam Noussair Le harcèlement avait déjà commencé depuis un certain temps. Jonathan Destin Oui, depuis le CM2. Ahlam Noussair Pourquoi avoir choisi ce professeur en particulier ? Jonathan Destin Parce que je lui faisais assez confiance. J’arrivais à lui parler et cela se passait bien avec lui. Ahlam Noussair Le fait qu’il ne prenne pas cela au sérieux voulait dire que tous les adultes auraient réagi de la même façon. Jonathan Destin Oui. Ahlam Noussair S’il y avait eu d’autres relais que les professeurs, notamment une infirmière ou une autre personne dans l’établissement, aurait-il été possible de discuter ou pas avec cette personne ? Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 69 Jonathan Destin En cas de problème, l’infirmière dit tout directement aux parents. J’aurais bien voulu qu’il y ait un médiateur ou un psychologue dans l’école à qui j’aurais pu faire confiance et à qui j’aurais pu en parler sans qu’il me juge. Ahlam Noussair Un secret professionnel. On discute avec cette personne, mais les propos restent dans le bureau. Jonathan Destin Oui, même un numéro d’écoute que l’on peut appeler en restant anonyme. Ahlam Noussair Pourquoi éviter absolument que les parents le sachent ? Jonathan Destin Parce que j’avais honte de le dire, honte de ce qui m’arrivait. J’avais honte parce que mon père a toujours été fort quand il était petit et a toujours montré l’exemple. Je ne voulais pas me rabaisser devant lui. Ahlam Noussair Vous aviez peur de le décevoir. Jonathan Destin Oui. Ahlam Noussair Un autre relais n’aurait donc pas suffi. Qu’est-ce qui aurait pu vous aider à en parler ? Aujourd’hui, vous y arrivez. Pendant le harcèlement, qu’est-ce qui aurait pu vous aider à sortir du silence ? Jonathan Destin Parler à quelqu’un à qui j’aurais pu faire confiance. Ahlam Noussair En fait, c’est à chacun de trouver cette personne. Jonathan Destin Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 70 Oui, il faut trouver une personne de confiance. Ahlam Noussair Quels conseils pouvez-vous donner aujourd’hui aux jeunes qui sont en CM2, en sixième, en troisième et qui vivent la même chose ? Jonathan Destin Qu’ils en parlent au maximum et qu’ils ne restent pas seuls dans leur coin. Ahlam Noussair On entend beaucoup parler de dispositifs, d’adultes qui vont aller dans les écoles pour dire qu’il faut en discuter. Finalement, j’ai l’impression que les enfants vont peut-être être plus touchés par ce que vous allez vous-même leur dire qu’un adulte. Tout au long de votre parcours, des adultes ont peut-être essayé de vous aider. Quand vous étiez au collège, est-ce que des adultes ont tout de même repéré la situation et ont essayé de vous donner un coup de main ? Jonathan Destin Non, il n’y en a pas eu vraiment. Je pense que certains le voyaient, mais qu’ils avaient peur de ces élèves. Ahlam Noussair Est-ce que vous connaissez vos agresseurs ? Jonathan Destin Non. Ahlam Noussair Est-ce que vous les reconnaîtriez ? Jonathan Destin Oui, je pourrais les reconnaître, mais je ne connais pas leur nom ni leur prénom. Ahlam Noussair Comment à 16 ans prend-on la décision de mourir et de choisir un tel scénario aussi violent physiquement ? On imagine la souffrance que peut être de s’immoler par le feu. Comment va-t-on jusque-là ? Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 71 Jonathan Destin J’étais en dépression depuis un an et j’ai toujours cherché un moyen de me faire du mal. En fait, un jour avant l’immolation, j’ai vu aux informations de M6 une personne qui s’était suicidée dans la cour de son école, qui s’était immolée et qui est morte de la suite de ses blessures. J’ai donc décidé de faire pareil que lui parce que j’ai vu qu’il était mort. Ahlam Noussair Pour vous, c’était mieux que de continuer à vivre avec ce harcèlement. Jonathan Destin Pour moi, la douleur était tellement forte qu’elle n’allait pas battre la douleur de l’immolation. La douleur que je subissais tous les jours était beaucoup plus forte. Ahlam Noussair Quand vous vous êtes réveillé après deux mois de coma, vous aviez envie de vivre. Jonathan Destin Oui. Quand le chirurgien m’a expliqué par où j’étais passé, qu’il m’avait aidé et qu’il m’avait sauvé la vie, quand il m’a dit le nom de tous les chirurgiens qui m’avaient sauvé la vie et qui s’étaient battus pour moi, j’ai voulu les remercier, remercier mes parents. J’ai eu envie de vivre pour les remercier. Ahlam Noussair En fait, vous vous êtes senti entouré par des adultes. Jonathan Destin Oui. Thierry Bouillaux, président de la Fédération des maisons familiales rurales de Maine-et-Loire Je voulais poser une question à monsieur Bellon. Il y a quelques décennies, on parlait de bizutage. On en entend encore parler, mais moins. Ne pensez-vous que le bizutage a été une forme de naissance du harcèlement ? Il y avait du bizutage dans les petites écoles et il se passe maintenant dans les grandes écoles. C’est souvent un groupe qui harcèle un autre groupe. Comment peut-on expliquer cela ? Jean-Pierre Bellon Le lien entre le harcèlement et le bizutage est évident. Le bizutage est interdit par la loi depuis 1998, mais vous le chassez par la porte et il revient par la fenêtre. On sait qu’il existe Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 72 encore dans les établissements scolaires un certain nombre de cas de bizutage. On pourrait penser a priori que le bizutage et le harcèlement sont différents dans la mesure où celui qui est bizuté attend d’en sortir pour devenir ensuite bizuteur lui-même. Ce n’est pas tout à fait vrai. Dans l’académie de Clermont, nous avions été alertés par des cas qui se produisaient dans des établissements scolaires qui avaient des sections sportives. Les élèves s’en allaient, tout simplement. Le bizutage, comme le harcèlement, s’en prenait aux élèves les plus faibles. Ils ne devenaient jamais bizuteurs, tout simplement parce qu’ils étaient partis. Le bizutage est aussi une extraordinaire mécanique d’exclusion. Il est de même des jeux stupides qui se développent dans les cours de récréation et qui suivent tous le même modèle. On matérialise un triangle par terre avec trois individus qui représentent le triangle et tous les autres vont tomber sur toute personne qui rentre dans ce triangle. Si à tel signal, untel ne réagit pas de telle ou telle manière, tous vont le taper. Quand on discute avec les élèves, ils nous disent qu’ils le font tous et que c’est un jeu, mais en regardant en détail, on s’aperçoit que l’on fait entrer certains plus souvent à l’intérieur du triangle. Dans tous ces cas de harcèlement, de bizutage ou de jeux stupides, la mécanique est exactement la même, elle va toujours tomber sur les plus faibles. Une intervenante J’ai envie de partager une expérience que j’ai menée. J’ai pu voir une pièce de théâtre écrite par Sylvain Levey qui s’appelle Asphalt Jungle saison 1 et qui traite du harcèlement, de la manipulation. Quatre individus arrivent à faire souffrir une ou deux personnes parmi eux et la pièce montre comment on arrive à l’extrême. La première de cette pièce a été jouée à Ancenis puisque la compagnie a été en résidence à Ancenis et elle va être jouée au mois d’avril et au mois de mai à la Roche-sur-Yon et à Nantes au Grand T. J’ai pu emmener les élèves de l’assemblée générale des délégués la voir. Autant les adultes étaient choqués par le fait que l’on pouvait avoir été harcelé et avoir été aussi harceleur, elle choquait moins les élèves parce que pour eux, la transposition sur la cour de récréation était facile. Pour moi, cela a fait l’objet d’un travail avec eux pour parler de ce problème de harcèlement. J’invite les gens à voir cette pièce parce qu’elle est un outil très intéressant. Marie-Claire Templet, personnel ressource et d’écoute dans un collège privé Je suis personnel de ressource et d’écoute dans un collège privé. La politique de l’établissement a fait que mon poste a été créé. Je suis en charge de l’accueil des élèves, j’ai tout mon temps. Je suis aussi en lien avec les psychologiques scolaires. Nous avons à disposition, tous les quinze jours, une permanence de psychologues, c’est-à-dire de personnes formées pour l’accueil des élèves. Je m’étonne qu’il n’en soit pas de même dans tous les établissements. Travaillant dans un établissement privé, nous avons plus de liberté pour mettre de telles choses en place. L’État ne pourrait-il pas mettre des personnels formés à disposition ? Éric Debarbieux L’État a supprimé 99 000 postes à l’Éducation nationale ces dernières années, il est en train d’en recréer quelques dizaines de milliers. Je dois faire des préconisations de politiques publiques et dans mes préconisations, il y a ce type de choses. Maintenant, il est évident que Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 73 la chose va être très longue. L’Éducation nationale est la troisième entreprise du monde et il n’y a même pas de médecine du travail. Il y aurait beaucoup de choses à faire. Je profite d’avoir la parole pour répondre à une question à laquelle nous n’avons pas répondu sur le cyber-harcèlement, la téléphonie portable, etc. On peut se dire que le téléphone portable est une horreur. Certains ont essayé d’interdire totalement la téléphonie portable à l’école. Georges Steffgen, psychologue à l’université de Luxembourg, père d’élèves, était persuadé qu’il fallait interdire la téléphonie portable. Il a donc persuadé le ministre de supprimer totalement les téléphones portables dans un certain nombre d’établissements et de comparer avec d’autres établissements où ils n’étaient pas interdit. La cyber-violence a augmenté là où le téléphone portable était interdit, par les effets d’interdit, etc. Si la solution était aussi simple, je la préconiserais sans aucun problème. Paradoxalement, là où il y a le danger, il y a aussi parfois des solutions. Ce sont aussi des outils qui peuvent briser la solitude et qui peuvent faire du réseau social. L’un des facteurs de risque très connus de la déscolarisation, de l’absentéisme chronique est le harcèlement. 24 % des élèves absentéistes chroniques ne vont plus à l’école par peur du harcèlement. C’est l’un des signes qui ne trompent pas. La déscolarisation est très liée également au changement d’établissement parce que le travail des parents les emmène ailleurs, etc. Le portable devient alors une manière de ne pas perdre contact avec son réseau social, avec ses amis. C’est une révolution éducative majeure qui a eu lieu en quelques années, qui n’a pas été pensée et où on joue peut-être les apprentis sorciers. 95 % des enfants ont accès à Internet, 90 % ont accès à la téléphonie mobile. En matière de cyber-harcèlement, on pense tout de suite aux réseaux sociaux, mais il est dû massivement aux SMS. 2,5 % des cas de cyberviolence sont des cas par réseaux sociaux, 18 % des élèves sont victimes de SMS malveillants. Il y a vraiment une question forte. Est-ce que tout cela n’est pas aussi de la responsabilité des parents et n’est pas à traiter dans la famille ? Si vous recevez un SMS ou un mail injurieux, si vous êtes lynché sur les réseaux sociaux, l’école ne peut pas porter plainte à votre place. C’est un espace privé, même si c’est une insulte publique. Seule une alliance entre l’école et les parents peut résoudre les problèmes parce que 80 % des cyber-harceleurs sont des élèves de l’établissement dans lequel sont les jeunes. Nous avons eu des débats assez extraordinaires avec la direction des affaires juridiques sur ce sujet. Fermer les yeux à l’Éducation nationale parce que le cyberharcèlement serait dans l’espace privé nous paraît totalement ridicule. Cela exige une relation entre l’école et les familles qui dépasse de loin les problèmes de la cyber-violence, qui dépasse de loin les problèmes de conflit. En France, nous ne savons pas suffisamment travailler entre l’école et les familles. En tant que président de l’Observatoire international, j’ai travaillé avec de nombreux pays ; la France est certainement le pays où ces relations sont les plus difficiles parce que notre école s’est construite contre la communauté, contre les cléricaux en l’occurrence à l’époque, avec cette coupure des parents et l’école qui est sans doute plus dramatique qu’ailleurs. La cyber-violence, la nouvelle manière dont les jeunes se co-éduquent est tellement importante que les adultes ne peuvent plus se passer de ce dialogue. Plus nous nous en passerons plus les difficultés seront importantes. Il ne s’agit pas d’interdire le voyage sur la toile, mais de l’encadrer de manière bienveillante, en prévenant et en discutant. Allez sur le site « Agir contre le harcèlement » dès mardi, vous Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 74 pourrez voir les dessins animés qui ont été réalisés. Ils sont à disposition des parents. Parlezen. Comme le disait Jonathan, il faut en parler. Il n’y a rien de pire que de ne pas en parler. On le fait de manière préventive. Cela peut être dans l’école, dans l’école avec les parents, dans la famille. L’idée de ces dessins animés n’est pas de donner une solution unique, mais d’en parler. Les parents vont demander si leur enfant connaît quelqu’un à qui cela est arrivé et le dialogue pourra alors s’instaurer plutôt que de rester dans le silence par peur de décevoir. Il est vraiment important d’en parler. Sans un dialogue entre la famille et l’école, on n’y arrivera pas. Ahlam Noussair À partir de quel âge peut-on commencer à parler de harcèlement aux enfants ? Éric Debarbieux L’un des cas les plus difficiles que je n’ai jamais eu à traiter est celui d’une jeune fille qui a maintenant 20 ans et qui a été harcelée pour la raison suivante. Elle était née aveugle, elle a eu des opérations successives qui ont réussi et elle est maintenant voyante. Toutes les opérations ont réussi, sauf la dernière, ce qui fait qu’un œil voit très bien et que l’autre est blanc. Elle a été harcelée dès l’école maternelle. Elle est maintenant en hôpital psychiatrique. Nicole Norblin, Secours populaire Je reçois des parents qui sont harcelés par leurs propres enfants, qui savent qu’à l’école, ils harcèlent d’autres élèves et qui n’osent pas en parler parce que leur statut de parents est mis en cause. Dans ce cas, il est difficile de les envoyer vers des organismes parce qu’ils le refusent. Souvent, je les dirige vers les assistants sociaux et les associations de parents d’élèves. Je pense qu’il y a quelque chose à faire en la matière, mais nous sommes complètement démunis dans le cadre humanitaire. Ahlam Noussair Quelle est la moyenne d’âge de ces enfants ? Nicole Norblin Ils ont 8 ou 9 ans, ils harcèlent les parents, souvent la maman parce qu’elle est seule. Nous recevons des gens en grande difficulté. Quoi faire ? Comment les aider ? Jean-Pierre Bellon Je n’ai pas eu à traiter cette question particulièrement et j’avoue bien humblement que je n’ai pas de réponse. Éric Debarbieux Je peux tenter une petite réponse. Cela fait partie des grandes difficultés françaises. En France, on a beaucoup de mal à ne pas avoir de querelles de propriétaires. Il y a ici des travailleurs sociaux, des enseignants, des gens qui ont des fonctions différentes et on a Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 75 encore vraiment beaucoup de mal à travailler ensemble, à partager les secrets, à avoir une véritable action personnalisée sur un certain nombre d’enfants. Je travaille beaucoup avec le Québec et là-bas, cela fonctionne beaucoup mieux. Le projet est fait avec les parents, y compris des parents qui peuvent être victimes eux-mêmes, avec l’élève, avec toute une série de programmes très précis. En France, le travail est balbutiant en la matière. Au-delà du harcèlement, je parlerai du problème des enfants à graves troubles du comportement. Dans la dernière enquête que j’ai faite en école élémentaire et à laquelle 12 000 enseignants ont répondu, 36 % ont répondu qu’ils avaient souvent ou très souvent des problèmes avec des enfants gravement perturbés. J’avais volontairement évité d’utiliser le terme de troubles du comportement qui est politiquement très incorrect en France. Ce sont des enseignants qui ont de vrais problèmes. A été notamment déclarée l’inclusion d’élèves avec des psychopathies graves. Comment les aider ? Vous parliez de mettre des psychologues dans chaque établissement. Quelle a été la variable d’ajustement dans la période la plus récente ? Les postes de Rased, par exemple. Certes, ils ne sont pas parfaits, mais ils font un sacré travail pour certains. Nous sommes totalement balbutiants sur le sujet et ce problème est en train de nous exploser au nez. Il faut traiter le problème du harcèlement, il ne faudra jamais abandonner ce traitement du harcèlement. Si on l’arrête, tout est à refaire. Vous parliez de parents qui sont victimes de leurs propres enfants. Je reçois actuellement beaucoup de courriers de parents totalement désemparés parce que dans leur établissement scolaire, un ou deux élèves sont capables à eux seuls de mettre en l’air l’école. Il ne faut pas abandonner ces enfants. Évidemment, le reflexe est de les exclure. Je suis professeur dans l’académie de Créteil et je sais que pour ces enfants, il faut parfois un an et demi, voire deux ans et demi dans certaines zones de la Seine-Saint-Denis, pour avoir une consultation pédopsychiatrique. Ce n’est pas normal. Nous sommes vraiment en train de co-fabriquer d’énormes difficultés. Le consensus n’existe pas. Dès qu’on parle de troubles du comportement, on parle de symptômes et on nous dit qu’il faut des thérapies longues. Peutêtre, mais un enseignant, dans une classe, a à faire aux symptômes. Ahlam Noussair Quelle attitude peut adopter le parent d’un harceleur qui est convoqué à l’école ? Jean-Pierre Bellon Nous n’avons pas parlé en effet des parents des harceleurs et je pense qu’ils nécessitent aussi un traitement particulier. Il y a plusieurs cas de figure. Le harcèlement n’est jamais aussi fort que lorsqu’il trouve un soutien. Un élève qui se moque trouve parfois un soutien dans l’établissement en la personne d’un surveillant ou d’un enseignant. Ce que je dis semble monstrueux, il n’empêche que le harceleur est drôle, fait rire. On peut presque considérer qu’il est un élément moteur à l’intérieur de la classe. À l’inverse, la victime souffre, n’est pas drôle et n’est peut-être même pas sympathique. Il est très facile de se faire piéger. D’où la nécessité de sensibiliser tout le monde. Il en est de même du côté des parents. Les cas de harcèlement les plus graves que j’ai pu rencontrer sont ceux dans lesquels une sorte de pacte Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 76 était passé entre l’élève et la famille. En gros, si l’élève réussit bien scolairement, il n’y a aucune exigence au plan éthique ou citoyen. Dans ce cas, c’est extrêmement difficile. Le plus souvent, nous avons affaire à des parents qui sont démunis, qui ne savaient pas et qui ne s’en sont pas rendu compte. Il y a tout un travail à faire avec ces parents. Beaucoup craignent que leur enfant ne soit stigmatisé, qu’il soit mal traité à l’école. Si une équipe, à l’intérieur de l’établissement, est spécialement dédiée à la question du harcèlement, elle s’occupera aussi de ce suivi. Le suivi est très important pour la victime, pour le harceleur et pour la famille. Si on ne fait pas de suivi, le harcèlement recommencera de plus bel, de façon plus silencieuse et sera donc d’autant plus redoutable car moins visible. Les harceleurs ne sont pas des pervers ; ce sont des garçons et des filles qui n’ont pas un grand sens de l’empathie, chez qui un certain nombre de repères ne sont pas totalement vissés. Si on leur montre que l’on peut faire rire avec d’autres choses, que l’on peut briller autrement à l’intérieur d’un groupe, on aura gagné. Il est en de même avec les familles. Les parents sont souvent les grands absents de l’école, les plus maltraités. Il faut les accompagner, y compris s’ils sont des parents de harceleurs. Madame Merlet, directrice des études, lycée professionnel et technologique Je voulais remercier Jonathan pour son courage et son témoignage très poignant. Je suis confrontée à des élèves qui rencontrent de la violence. Une fois qu’ils se sont confiés à nous, ils nous disent qu’ils ont peur des représailles et souhaitent que nous ne fassions pas de démarche. Faut-il simplement les écouter ou faut-il aller au-delà ? Par ailleurs, nous avons la chance d’avoir une psychologue au sein de l’établissement. C’est une ressource qui soulage. Son bureau ne désemplit jamais. Une psychologue, avec le secret professionnel, aide de nombreux élèves. Jean-Pierre Bellon Je suis bien d’accord avec ce que vous dites. Il est certain qu’il manque cruellement de ressources dans les établissements scolaires, mais je voudrais tout de même mettre un bémol. Je ne voudrais surtout pas qu’on laisse penser qu’il devrait y avoir des personnels « spécial harcèlement ». On a fait la même chose avec les CPE. La France est l’un des rares pays à posséder des conseillers principaux d’éducation, ces personnels qui se chargent de ce que l’on appelle la vie scolaire. C’est très bien, mais cela laisse aux enseignants la possibilité de ne pas se sentir concernés par les problèmes de vie scolaire. Plus il y aura des personnels médiateurs et de personnels formés qui pourront intervenir dans les établissements, mieux ce sera, mais je crois qu’il faut bien aussi que les enseignants prennent toute leur part dans ce processus. Ils sont au contact quotidien de la classe. C’est très souvent dans la classe que le cas de harcèlement va prendre naissance et parfois se développer. Il faut toujours associer les enseignants. Une équipe de prévention du harcèlement doit associer les CPE, le psychologue, l’infirmier, l’assistant social, mais aussi les enseignants. Éric Debarbieux La difficulté que vous évoquez est très fréquente. De nombreuses fois, des jeunes m’ont supplié de ne rien dire pour ne pas que la situation empire pour eux et malheureusement, ils Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 77 avaient raison. « Tu as été la balance, tu vas voir ce qui va t’arriver ». J’ai vu des cas qui se réglaient à la sortie du tribunal entre les parents de l’enfant harceleur et les parents de l’enfant harcelé. C’est vraiment très difficile. D’où cette grande difficulté de la double peine, c’est-à-dire le jeune qui n’a pas d’autres solutions que de changer d’établissement. Nous savons à quel point c’est une défaite terrible à vivre qui est souvent illusoire parce que le risque de reproduire les choses peut être fort, d’autant plus avec les réseaux sociaux où les réputations peuvent continuer. S’il suffisait de virer le harceleur pour résoudre tous les problèmes, je n’aurais rien contre philosophiquement. On peut tout sauf permettre ce type de comportements. Dans certains cas, cela peut être efficace, mais dans la grande majorité des cas, c’est un risque d’aggravation du harcèlement. Que faut-il faire ? Ce sont tous les principes de la justice réparatrice qui sont en jeu. Elle est réparatrice à deux niveaux, d’abord au niveau de la victime. Je ne sais pas ce qu’en pensera Jonathan, mais savoir que les harceleurs, les tourmenteurs ont été punis est important. Cela dit, ce n’est pas suffisant. S’ils n’ont pas restauré le harcelé dans ce qu’il est profondément, un être humain et s’ils considèrent qu’ils ont été punis à cause de lui et qu’ils doivent encore le mettre plus bas que terre, cela ne suffit pas. Il faut vraiment que les harceleurs prennent totalement conscience de ce qu’ils ont fait, du fait que ce sont eux qui ont le mauvais rôle et non pas la victime, que ce sont eux qui doivent aussi réparer l’autre en se réparant eux-mêmes. Tel est le principe de la justice réparatrice. Je vous donne quelques exemples qui ne sont pas forcément liés au harcèlement, mais qui vous feront prendre conscience de ce que peut être la justice réparatrice. J’ai suivi par exemple deux cas assez intéressants, d’abord le cas d’un jeune de 17 ans qui avait cassé la figure à un professeur qui a été en ITT pendant plus d’un mois. À 17 ans, il était très clairement condamnable, il pouvait aller jusqu’au quartier des mineurs. Le juge a essayé d’appliquer un autre principe en lui suggérant de se former rapidement et d’accompagner tous les matins pendant un mois le car de police qui faisait le tour des SDF dans les rues de Paris pour voir comment ils avaient passé la nuit. Ce jeune, qui à 17 ans, ne savait pas écrire, devait faire les rapports. Pendant un mois, il a fait cela. C’est un service à la communauté. Ce jeune n’a jamais récidivé. Il y a eu d’autres cas assez connus, comme celui de ce jeune qui avait deux parents communistes. Pour réussir à vivre sa crise d’adolescence, il a peint des croix gammées sur des tombes musulmanes et juives. Il a eu une peine alternative. On l’a formé à faire la cuisine avec ce que l’on a aux Restos du cœur tous les matins. Pendant un mois, il a accompagné les gens qui venaient chercher leur nourriture aux Restos du cœur. Trois ans plus tard, il est toujours militant aux Restos du cœur. Je suis persuadé qu’il faille plutôt aller dans cette direction de la justice réparatrice, ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit d’une justice laxiste. Elle est au contraire beaucoup plus exigeante. On dit à l’autre qu’il doit absolument réparer, qu’il est le responsable. Je ne crois absolument pas par exemple à la médiation en cas de harcèlement avéré ; je crois à la médiation par les pairs comme principe de prévention, mais non pas comme principe de réparation. Ce n’est certainement pas au harcelé de se rapprocher du point de vue du harceleur. Le responsable, le coupable est le harceleur. C’est évidemment beaucoup plus compliqué dans un Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 78 établissement scolaire quand il n’y a pas un harceleur qui est identifié, mais dix ou quinze enfants impliqués. C’est beaucoup plus difficile à régler pour un professeur principal ou un CPE. Cela nécessite des actions de fond en termes de climat scolaire, de vie de classe, etc. Je rejoins complètement ce qui a été dit, c’est l’affaire de tous. Même si l’action est coordonnée par une personne en particulier, qui peut être le CPE, c’est vraiment l’affaire de tous les adultes qui doivent être extrêmement fermes sur cette question. Ahlam Noussair Nous arrivons à la fin de l’atelier. Merci d’y avoir participé et de l’avoir rendu si captivant. Merci, Jonathan. On vous souhaite tout le bonheur, toute la reconstruction possible. Je crois que votre vœu le plus cher est d’être pâtissier. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 79 Atelier 3 : Jeunesse en quête de sensations ultra-fortes : les nouvelles pratiques popularisées par le net Animatrice : Isabelle Cassini, formatrice en communication Isabelle Cassini Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, bonjour. Au nom de la mairie d’Ancenis, je vous souhaite la bienvenue à cette cinquième édition des Assises Prévention Addictions. J’ai le plaisir d’animer cet atelier n°3 que nous allons partager ensemble pendant deux heures, sur le thème de : « La jeunesse en quête de sensations ultra-fortes : les nouvelles pratiques popularisées par le net ». Autour de cette table, nous accueillons des spécialistes de la question. Patrick Lapouze, vous êtes sous-préfet, directeur de cabinet du préfet de la LoireAtlantique et à ce titre, vous êtes particulièrement concerné par le thème des assises aujourd’hui. Docteur Xavier Pommereau, vous êtes psychiatre et chef de service de deux unités d’hospitalisation au pôle aquitain de l’adolescent, centre Abadie du CHU de Bordeaux. L’une est consacrée à la prise en charge des adolescents suicidaires, l’autre à celle des adolescents anorexiques. Vous êtes spécialiste des troubles graves du comportement des adolescents et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, comme L’Adolescent suicidaire, Quand l’adolescent va mal ou Nos ados.com en images. Docteur Pommereau, vous connaissez bien l’impact du numérique et des écrans sur les adolescents. Peut-être nous parlerez-vous de ce que vous appelez la révolution du numérique. Professeur Philippe Jeammet, vous êtes psychanalyste, pédopsychiatre et professeur émérite à l’université Paris Sorbonne, vous êtes également président de l’école des parents et des éducateurs en Ile-de-France, vous avez été chef du service de psychiatrie de l’adolescent à l’institut Montsouris à Paris. Professeur Jeammet, vous êtes spécialiste des troubles du comportement chez les jeunes et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, comme Adolescence : repères pour les parents et les professionnels ou Anorexie, boulimie, les paradoxes de l’adolescence, ou encore Lettre aux parents d’aujourd’hui, que vous nous dédicacerez un peu plus tard dans la journée. Dans un premier temps, chacun va intervenir pendant vingt minutes. Ensuite, nous aurons un échange de questions/réponses avec le public. N’hésitez pas à poser des questions et à faire des commentaires. L’objectif est vraiment d’avoir une interaction entre nous pour faire avancer le débat. Je vais donc laisser la parole à Patrick Lapouze pour son intervention sur les runs on line. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 80 Runs on line : chroniques extraordinaires de jeunes presque ordinaires Patrick Lapouze, sous-préfet, directeur de cabinet de la préfecture de la Loire-Atlantique J’espère que mon témoignage permettra de situer le sujet qui nous préoccupe et qu’il permettra aux éminents intervenants qui m’entourent de nous donner quelques clés d’explication. Je vous indiquerai comment je le vois de mon point de vue, en tant qu’opérateur de terrain, avec des outils qui sont ceux d’un acteur du service public en charge d’un certain nombre de choses. Je suis, auprès du préfet, l’homme qui est chargé de piloter, de coordonner toutes les actions dans lesquelles l’État est souvent un acteur central, un acteur coordinateur, mais rarement un acteur unique, qui sont les problématiques qui relèvent de la tranquillité publique et de la sécurité. Parmi celles-ci, il y en a une qui est extrêmement forte par son impact en termes de sécurité. Elle est de loin celle qui fait le plus de dégâts en termes de mortalité. C’est celle de la sécurité routière. Je regarde ces phénomènes, je les analyse, je travaille avec les acteurs qui s’investissent sur ce sujet. C’est un premier angle dans lequel je perçois des choses dont je vais vous rendre compte. Le deuxième sujet, qui fait le lien avec la thématique qui nous préoccupe aujourd’hui, est celui des addictions. Il me semble pertinent que la personne qui, au sein de l’autorité publique et de l’autorité préfectorale, est en charge de la tranquillité publique et de la sécurité soit également celle qui, en complément et en parallèle des autorités qui s’occupent du sanitaire, coordonne les politiques publiques sur la lutte contre les addictions. Cela ne paraît pas absurde vu l’impact très fort que ces phénomènes ont sur la tranquillité publique et la sécurité. De par ce positionnement, je suis à la confluence de ces deux problématiques et je constate leur interférence, leur entrecroisement. Je constate en particulier divers phénomènes dont les runs qui sont notre sujet aujourd’hui. Ces divers phénomènes entretiennent un lien fort entre addictologie et sécurité routière. C’est ancien et connu. Sous l’emprise de l’alcool et de stupéfiants, les gens, qu’ils soient addictes ou consommateurs occasionnels, se mettent, de manière statistique, beaucoup plus en danger que l’usager lambda. De ce fait, ils mettent également beaucoup plus en danger les personnes qui partagent la route avec eux. Il y a clairement un lien entre addictions et sécurité routière. On voit aussi apparaître des phénomènes qui commencent à tracer un pont avec d’autres formes d’addictions. L’addiction à l’écran par exemple apparaît de plus en plus sur nos routes, avec des gens qui conduisent en regardant leur écran. L’écran le plus fréquent est celui du téléphone portable, soit pour le SMS, soit pour circuler sur Facebook ou sur Internet. Ces pratiques émergent et on a du mal à les caractériser. Sauf enquête extrêmement poussée que l’on n’engage que lorsqu’il y a des raisons de le faire, on le fait rarement parce que ces démarches sont coûteuses. Les accidents inexpliqués, telle une voiture qui se déporte sans raison apparente, sont de plus en plus fréquents. On arrive parfois à déterminer par des moyens techniques que l’accident est survenu parce que la personne était en train de consulter son téléphone portable. J’ai la conviction que ce phénomène est en croissance. Apparaît de manière encore plus spectaculaire l’écran d’un ordinateur portable ou celui d’une télévision. Il n’est pas rare, en particulier dans le monde des professionnels de la route, de constater ce type de phénomènes. C’est une première approche. C’est l’idée que l’on ne Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 81 puisse pas passer deux heures sans consulter ses mails, etc. Pendant un trajet routier, on ne peut pas avoir ce geste civique normal de se couper de ce lien avec le monde extérieur. Si le téléphone bipe, on réagit et on se met en danger. Je constate un autre phénomène qui est aussi à la croisée d’un problème comportemental et de la sécurité routière et qui nous rapproche du phénomène des runs. C’est celui des rodéos. Relève-t-il de l’addiction ? Quel mécanisme est en jeu ? Ce sont ces phénomènes urbains dans lesquels un certain nombre de personnes, généralement des jeunes, souvent dans des quartiers populaires, adoptent des comportements routiers totalement divergents des règles, totalement transgressifs et se mettent à tourner dans le quartier, souvent avec un engin volé d’ailleurs, en violant toutes les règles de sécurité routière, en passant sur les trottoirs, en grillant les feux rouges, etc. On le voit fréquemment dans une ville comme Nantes. Nous avons identifié quatre phénomènes principaux sur lesquels nous travaillons spécifiquement sur la ville de Nantes. Le phénomène des rodéos en est un parce qu’il est très présent et qu’il est dangereux et très perturbant pour les riverains. Pour vous donner un ordre de grandeur, ces phénomènes correspondent à une centaine d’interventions par an, phénomènes qui sont difficiles à appréhender. La manière dont on les appréhende est d’ailleurs mal comprise par les citoyens parce qu’en général, on n’intervient jamais à chaud. Dans ces situations, une intervention des forces de l’ordre à chaud multiplie le risque parce que le premier réflexe de ces personnes n’est pas de s’arrêter face à un policier qui le leur demande, mais d’accélérer et de passer à une transgression supérieure. C’est donc très difficile à juguler. En général, on pratique ce que l’on appelle le traitement à froid. On prend des éléments d’identification et on saisit ensuite les véhicules. On en saisit plusieurs centaines par an, généralement volés. Ensuite, on essaie d’identifier l’auteur et de traiter le sujet, sur un mode qui est souvent répressif, suivi par le traitement pédagogique, l’explication, pour tenter de comprendre ce comportement transgressif et de faire en sorte qu’il soit maîtrisé et canalisé. Même si tout cela participe d’une logique de vie, comme le disait le professeur, c’est une logique de vie dangereuse. Nous sommes donc amenés à tenter de la canaliser. J’ai vu émerger récemment et de manière très spectaculaire – je l’ai découvert à l’occasion d’un fait divers tragique – les runs. Il s’agit d’une autre forme de transgression qui se rapproche un peu du rodéo, qui est liée à l’Internet et qui a un certain lien avec l’addiction. Il s’agit de mettre en image, dans le souci de les partager sur le net, des comportements routiers illégaux, transgressifs et de fait extrêmement dangereux. J’ai découvert ce phénomène au début de cette année, on m’a annoncé un matin qu’il y avait trois morts sur la route, deux personnes âgées dans un véhicule, une personne jeune dans un véhicule venant en face à la suite d’un choc frontal très violent, à très grande vitesse, avec une perte de contrôle manifeste du véhicule piloté par le jeune homme. Un dispositif embarqué existait dans le véhicule qui s’était déporté et sa vocation était de filmer simultanément le compteur et la route. Les images que nous avons pu dépouiller par la suite prouvaient que l’accident avait eu lieu à 140 kms/h dans un virage, mais que quelque secondes auparavant, le véhicule était à plus de 200 kms/h sur une route départementale. Grâce à cet appareil, il y avait manifestement la volonté de filmer cette performance et de la mettre en ligne. J’en avais déjà entendu parler, mais je ne m’étais pas trop intéressé au problème. C’est là que j’ai découvert que sur Internet, il y a de nombreux exemples de ce type. Des personnes mettent en ligne des Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 82 vidéos de leur comportement sur la route, comportement qui soit en termes de vitesse, soit en termes de mode de conduite, est transgressif. À mon modeste niveau, j’ai trouvé que ce phénomène était extrêmement préoccupant et j’ai saisi mes autorités centrales. Je peux vous donner l’état de notre réflexion, qui se place plutôt du côté de la répression. Soyons clairs. J’ai parfaitement conscience que l’angle d’approche que j’ai sur ce phénomène traite les symptômes, les effets, mais ne traite absolument pas les causes, mais en tant que responsables de la sécurité, nous traitons toujours ces problématiques sous ce premier angle. Comment faire en sorte, par des mesures contraignantes, que ce phénomène soit canalisé et contrôlé ? Nous avons plusieurs approches dont je vous donne les lignes et les limites. Peut-on intervenir sur l’interdiction de ces matériels ? On rencontre les difficultés classiques dans de tels cas de la part de lobbys. On nous dit que ces appareillages sont détournés de leur objectif qui est la compétition, le saut à ski, etc. On nous dit également que cet appareil a une fonction préventive puisqu’il permet de filmer les incidents auxquels va être confronté un conducteur, d’apporter des preuves en cas d’accident, etc. Nous avons des difficultés à mettre en œuvre des mesures de contrôle et de régulation. Comment peut-on appréhender ces phénomènes ? Nous avons commencé à travailler et il y a des exemples de jurisprudences. Quand on arrive à caractériser des faits à partir de vidéos trouvées sur Internet, on a pu incriminer et condamner des personnes pour mise en danger d’autrui. Il faut remonter jusqu’à l’adresse IP, etc. La première jurisprudence de ce type date de début 2012. Cette approche est plutôt, pour reprendre un terme pompier, un prompt secours du sujet. Évidemment, l’essentiel est plutôt d’en analyser les fondements, les causes, les dispositions psychologiques, les ressorts collectifs qui se mettent en place. Sur ce sujet, je vais laisser la parole aux personnes qui m’entourent. Merci. Isabelle Cassini Merci, monsieur Lapouze. La parole est à présent au docteur Xavier Pommereau. Soirées « projet X », thigh-gap, car-surfing : défis ou rituels initiatiques Xavier Pommereau Merci. Je vais m’en tenir à l’intitulé de mon exposé qui n’a pas été mon choix. Il faut savoir que l’une des caractéristiques de ce colloque, qui est très intéressant, est que les intervenants ne choisissent pas le titre de leur intervention. Nous devons essayer de répondre à ce qui nous est demandé. Mon thème est le suivant : Soirées « projet X », thigh-gap, car-surfing : défis ou rituels initiatiques. Je vais commencer par définir ces termes qui ne sont pas forcément connus de tous. Les soirées « projet X » font référence à un film qui s’appelle Projet X, qui est sortir en 2012 et qui met en scène une fête débordante chez des adolescents où tout est à peu près permis. Ils investissent un manoir et ils détruisent tout à l’intérieur. Ce film a été très vite l’occasion Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 83 d’une vraie séance de « projet X ». On est passé du film à la réalité. Aux États-Unis, une habitation a été investie par des jeunes gens qui ont tout détruit dans la maison, qui ont cassé les murs avec des marteaux, etc. tout cela sous l’emprise de stupéfiants, d’alcool, de cannabis, de cocaïne et d’autres drogues. Les soirées « projet X » sont organisées par des jeunes gens qui se donnent rendez-vous en un lieu tenu secret jusqu’au dernier moment. C’est un jeu de piste par SMS ou par Facebook. Les gens vont essayer de trouver l’endroit, s’y réunir, ils vont y consommer beaucoup de substances, ils vont faire beaucoup de choses et ils vont se filmer en train de faire ces choses. Cela m’amène à un premier aspect qui me semble très important dans le sujet qui nous réunit dans cet atelier. Il s’agit de s’éclater, de s’enivrer, de se défoncer, d’obtenir des sensations ultra-fortes d’une part, mais d’autre part, il s’agit aussi d’enregistrer ces événements pour ensuite les montrer, les diffuser sur sa page Facebook ou sur le net, avec une sorte de concours à la popularité. Le but est d’être populaire en diffusant le film, l’action qui va vraiment recueillir le maximum de suffrages, parce qu’ils ont réussi à faire ceci ou cela. Les soirées « projet X » sont bien entendu souvent débordantes, avec des passages à l’acte, des blessés. Les deux accidents les plus fréquents des soirées sont des jeunes qui passent à travers des vitres et qui se sectionnent les tendons, avec des blessures qui peuvent être extrêmement graves, ou des jeunes qui chutent d’une hauteur parce qu’ils sont à l’étage, s’assoient sur le balcon et marchent en équilibriste. Il y en a un qui tombe, vous imaginez alors quelles peuvent être les conséquences. Beaucoup de ces accidents sont enregistrés par l’Inserm dans les accidents domestiques, ce qui ne correspond pas tout à fait à la réalité. Les garçons s’occupent de l’organisation et de l’enregistrement de ces soirées « projet X », mais les filles sont en train d’augmenter en nombre et sont de plus en plus nombreuses à avoir exactement les mêmes attitudes que les garçons. Certains comportements sont majoritairement masculins, mais les filles sont de plus en plus nombreuses à les rejoindre et aussi de plus en plus jeunes. Actuellement, dans mon service, la moitié des adolescents ont moins de 15 ans et plus du tiers a déjà participé à des fêtes de ce genre. Concernant les thigh-gap, « thigh » signifie « cuisse » en anglais et « gap », « fossé ». Le thighgap concerne essentiellement des filles qui essaient de se creuser les cuisses pour, lorsqu’elles joignent les pieds, obtenir un écart entre leurs deux cuisses. Elles ne veulent pas que la peau de leurs cuisses se touche. Il y a bien sûr des jeunes filles qui ont une anatomie particulière et qui ont un thigh-gap naturel. Je parle de jeunes filles qui vont s’évertuer à maigrir beaucoup pour obtenir ce creux. Pour obtenir ce creux, pour une jeune fille de taille et de poids normal, il faut perdre 25 kilos. Ce n’est donc pas un simple petit régime, comme on peut parfois le lire dans les magazines, qui peut conduire à cela. Les jeunes filles préoccupées par le thighgap ont en réalité un comportement d’anorexie mentale. Vous observerez que dans les défilés de mode de certains créateurs, par exemple de Sonia Rykiel pour ne pas la citer, un mannequin sur deux a un thigh-gap absolument invraisemblable. On se demande même comment cela peut séduire et plaire. Contrairement à une opinion répandue, les jeunes filles qui perdent autant de poids ne cherchent pas à plaire davantage, à séduire comme on le dirait d’une séduction érotique ; elles ont pour but de capter le regard de l’autre, de l’emprisonner. C’est l’un des aspects peu connus de ces addictions. L’anorexique mentale Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 84 maigrit pour faire fondre ses formes, pour obtenir un thigh-gap, mais elle s’expose et s’exhibe aussi dans sa maigreur, comme s’il s’agissait consciemment de maîtriser le regard de l’autre, de capter le regard de l’autre. Que ce soit dans le projet X où il s’agit de captiver les internautes qui vont regarder ces libations filmées ou qu’il s’agisse d’un défilé de jeunes filles anorexiques qui cherchent à capturer le regard de l’autre pour mieux le maîtriser, on retrouve un point commun, alors que ces conduites sont extrêmement différentes. Ce n’est pas pour séduire davantage ni pour plaire, mais pour maîtriser davantage. Le car-surfing consiste à se laisser traîner par un véhicule à moteur en mouvement, soit avec une planche à roulettes, soit en s’accrochant à un wagon, soit en grimpant sur le toit d’un véhicule. Comme cela se pratique à Bordeaux, on assimile aussi certaines autres conduites qui sont par exemple le jeu de la corrida, où la nuit, sur le quai de Palutate, des jeunes jouent avec les voitures comme s’il s’agissait de taureaux en cherchant à les éviter au dernier moment à l’aide de leur pull. Autant vous dire que de temps en temps malheureusement, une hanche est attrapée par l’aile d’un véhicule et que cela amène des blessés graves. Que peut-on retenir de ces comportements ? C’est une recherche de sensations fortes obtenues par les sens dont les deux premiers sont la vision et l’audition. Nous avons des adolescents audiovisuels, ils veulent obtenir des sensations extrêmement fortes qui sont majoritairement des sensations audiovisuelles et ils veulent les partager et les montrer pour pouvoir obtenir en retour davantage de reconnaissance. Il s’agit à la fois d’obtenir pour soimême, en soi, des sensations et de les partager avec l’autre pour obtenir en retour une reconnaissance de soi, ce que l’on appelait tout à l’heure la popularité. Bien entendu, c’est en lien avec l’essor des sciences et des techniques numériques. La possibilité de filmer aussi facilement avec n’importe quel portable est bien liée à l’essor des sciences et des techniques, mais on ne peut pas se voir grandir sans avoir des sortes d’étapes, des sortes de marqueurs qui viennent dire : « Tu es un peu grand, tu es moyennement grand et tu deviens très grand ». Or, notre société est en difficulté pour offrir à nos jeunes gens ce que l’on appelle, dans les sociétés traditionnelles, des rites de passage. Ce sont généralement des rites individuels pour les filles, déclenchés lors de l’arrivée des premières règles, et collectifs chez les garçons lorsqu’ils arrivent à l’adolescence : on les réunit pour leur faire passer un certain nombre d’épreuves qui sont dangereuses, mais généralement calibrées par les adultes pour ne pas les tuer, visant à vérifier qu’ils seront capables d’affronter la souffrance et la mort. Ces rites ne sont jamais définis par les impétrants. Ce sont les adultes qui les font passer aux jeunes. Dans notre société, nous avons une perte notoire des rites. Les seuls rites que nous gardons sont le passage du BAFA, la conduite accompagnée, le permis de conduire et le Bac. Nous n’avons pas beaucoup d’autres marqueurs que le passage des classes scolaires, ce qui contribue à expliquer la plus grande précocité d’entrée dans les conduites à risque des jeunes. Tout se passe comme si les jeunes étaient obligés d’improviser des rites de passage qui sont essentiellement des marqueurs de consommation et de conduite, qui surviennent pendant les années collège. Les rites de consommation, les premières cigarettes, les premières ivresses alcoolisées, les premiers joints de cannabis, sont aujourd’hui des marqueurs de collégiens, conduites qui vont être des mises en danger. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 85 Chez les garçons, il s’agit plutôt de mises en action de soi pour séduire l’autre. C’est l’exemple des jeunes gens en mobylette qui roulent sur une roue devant le collège ou qui sautent en planche à roulettes à partir de différents obstacles. Chez les filles, les actions sont plutôt centrées sur leur corps, pour marquer leur passage. Ce que l’on appelle improprement les automutilations sont en fait des blessures auto-infligées cutanées. De plus en plus de jeunes filles pratiquent ces scarifications au niveau du poignet ou de l’avant-bras qui sont à la fois des moyens de se soulager d’un excès de tension intérieure, mais qui sont aussi devenus des marqueurs existentiels dans les classes. Lorsque Virginie se scarifie, sa voisine et meilleure amie va se scarifier aussi et elles vont prêter une lame de rasoir ou un compas à une troisième pour qu’elle fasse la même chose. Parmi nos patientes au centre Abadie, nous avons des sortes d’épidémies de scarifications qui reviennent à se soulager, mais aussi à partager un marqueur cutané, au même titre que le piercing ou le tatouage dont on sait par ailleurs qu’il est aussi en forte augmentation chez les jeunes. Je ne suis pas en train de vous dire qu’avoir un percing ou un tatouage est pathologique, mais le fait est que les jeunes les plus en difficulté sur le plan identitaire devront plus que les autres multiplier ces marqueurs pour utiliser leur peau comme passeport identitaire et pour s’affirmer dans leur identité, appartenir à une communauté, se reconnaître d’un mouvement, afin de se rassurer. Les troubles dont nous sommes en train de parler ne sont que des tentatives plus ou moins désespérées d’adaptation à ce que l’on est en train de ressentir en termes de souffrance, pour essayer de s’en débarrasser, pour essayer de s’en passer. Ce sont des tentatives de s’en sortir. Elles sont extrêmement défavorables, délétères, voire extrêmement négatives, mais il faut absolument avoir cela en tête pour essayer de comprendre avec les adolescents concernés ce qu’ils cherchent à travers l’acte qu’ils produisent, plutôt que de leur dire sans cesse d’arrêter de faire ci, de ne plus faire cela, de le priver de sorties, etc. Ce sont des répliques éducatives, mais souvent, sans aucune efficacité, parce qu’elles ne prennent pas en compte les raisons pour lesquelles le sujet fait cela. Le mot latin « riscus » vient d’un autre mot latin, « rececus » ; « riscus » est une contraction de « rececus », qui a donné en chirurgie le verbe « réséquer », qui signifie « séparer les aponévroses avec une lame de scalpel ». Le risque est un écueil. C’est la pointe de rocher qui affleure de l’eau et qui risque en effet d’ouvrir la coque d’un navire. Est-il imaginable d’enlever tous les écueils sur les bords d’une côte de quel que pays que ce soit ? C’est absolument impossible. On ne peut pas enlever le risque, on ne peut pas enlever l’écueil, mais on se doit, en tant qu’adultes, de le signaler de façon suffisamment attentionnée pour que forces, phares et balises puissent indiquer le chenal et dire qu’à tel endroit, on risque de s’y précipiter. Le Concordia est un triste exemple d’un écueil pourtant connu et reconnu sur lequel un navire s’est empalé parce que le capitaine avait voulu dire bonjour de plus près aux gens qui étaient sur la côte. Notre travail ne consiste pas à faire comme si l’on pouvait se débarrasser des risques. Notre travail d’éducateur ou de soignant consiste à baliser correctement les endroits où il y a des écueils et lorsqu’un jeune ne cesse de vouloir s’y précipiter, essayer de comprendre ce qu’il cherche. Que veut-il découvrir de lui en tentant le diable, au risque d’y laisser sa vie ou d’y laisser sa mobilité ? Je crois que c’est ce que nous devons essayer de faire en ayant bien en tête aussi que pour contrebalancer cette importance du visuel, du filmé, de l’enregistré, de Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 86 l’écran qui vient dire et montrer les conduites à risque, il faut travailler avec les enfants, dès le plus jeune âge, sur ce que permet l’imaginaire au-delà de l’image. Je vous assure qu’aujourd’hui, les petits adorent aussi qu’on leur raconte des histoires, avec suffisamment de ton, d’intensité et avec éventuellement des bruitages. Merci de votre attention. Isabelle Cassini Merci, Docteur Pommereau. Je vais à présent laisser la parole au Professeur Philippe Jeammet. Provocation, inconscience, reconnaissance : comment expliquer ces nouveaux comportements à risques ? Comment limiter les dangers ? Philippe Jeammet, psychanalyste, professeur émérite de psychiatrie de l’enfant à l’université de Paris V, président de l’École des parents, Paris Merci. Je suis tout à fait d’accord avec ce qui vient d’être dit, mais je pense que nous ne pouvons y échapper. Ce sont des phénomènes très basiques. Comment exister ? C’est conditionné par notre biologie pour nous sentir exister, avoir un pouvoir, avoir une action. C’est indéfini. Je pense que dans dix ans, il y aura d’autres formes. L’avenir est très riche. Comment se faire exister, d’autant que c’est l’une des rançons de la plus grande liberté ? Tout a un prix. On ne nous impose pas les croyances d’autrefois. Dès lors, on peut croire à tout et n’importe quoi. C’est une richesse, c’est un risque. Je ne vois pas comment on peut éviter une vie sans risque. Aller vers la créativité, c’est-à-dire l’échange et la rencontre, est toujours au risque de la déception par définition puisque vous dépendez de l’autre. Si vous ne voulez pas dépendre de l’autre, vous vous fermez. La tentation est celle des fondamentalismes. Quels qu’ils soient, ils sont tous les mêmes. En général, ils ne se supportent pas parce qu’ils sont le miroir des uns des autres. Ils ont tous une certitude. Si vous touchez à l’un de leurs fondamentaux, ils sont menacés de désorganisation et il est alors justifié de vous tuer. C’est la peur qui fonde les fondamentalistes, ce qui conduit à l’agrippement. Si vous avez peur, vous perdez l’équilibre. Nous sommes programmés pour nous agripper. Pour moi, le modèle est l’enfant de deux ans qui s’accroche à sa mère au lieu d’aller au lit ou à la crèche, non pas qu’il aime plus ni moins, mais parce qu’il a peur. Le champ de la liberté s’ouvre ensuite devant lui parce qu’il a une sécurité intérieure. Il peut s’endormir, retrouver sa mère le lendemain pour le plaisir et non pas parce qu’il en a besoin. Il voit les copains à la crèche, il vit une sécurité qui lui permet de sa débrouiller seul, sans sa mère. C’est une richesse. Au moment de l’adolescence, il faut se réapproprier ce que l’on a reçu en héritage et que l’on n’a pas choisi. Il ne faut pas oublier que l’on n’a rien choisi. La qualité de ce que l’on ressent est donc très liée à la confiance que l’on a envers les autres. Je parle d’homéostasie psychique pour montrer le côté physiologique et très peu psychique. On est programmé pour ne pas être trop mal ; on n’est pas programmé pour le principe de plaisir. Le dire a été une découverte, une pensée importante. On n’est pas obsédé par le plaisir. Par contre, on est physiologiquement réactif à tous les plaisirs durables. Si vous avez mal, vous allez chercher à arrêter la douleur. Si vous vous sentez tendu, vous cherchez une Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 87 solution. On est poussé à l’acte physiologiquement. Il faut trouver quelque chose pour rétablir une forme d’équilibre. Qu’est-ce qui fait la sécurité interne ? Deux piliers, d’une part la confiance. Comment se crée la confiance ? Le jeune enfant va pouvoir se dire que la vie est bien faite puisque lorsqu’il a faim, qu’il a mal ou qu’il pleure, cela s’arrange. Une voix, plutôt agréable, arrange tout. Il ne voit pas que pour papa et maman ou pour toute autre personne qui s’en occupe de manière régulière, cela implique une continuité sur 20 ans. Ce n’est pas toujours drôle, mais cela en vaut la peine. On est là quand il faut, comme il faut. C’est la grandeur de l’extraordinaire monotonie de la vie quotidienne. C’est ce qui fait la sécurité partout. Métro, boulot, dodo. Malheureusement, on voit encore tous les jours des sociétés qui se désorganisent. Ce n’est alors pas le bonheur sous les cocotiers, c’est la destructivité. On n’est jamais sûr qu’il y ait la confiance. Ce n’est jamais définitif, comme tout ce qui est positif et ce qui est de l’ordre de la vie. La vie ne s’enferme pas. On ne peut pas mettre le plaisir dans un coffre-fort. On tombe dans l’agrippement, la perversion. On tue la vie ; en voulant s’y agripper, elle nous échappe. C’est ce que l’on retrouve au travers de toutes ces formes. Les rites n’ont pas existé pour rien. Ils sont venus répondre à un vécu de danger lié à la puberté, comme chez les animaux. Ils sont un peu plus sophistiqués chez l’Homme par la conscience qu’il en a, mais ils sont identiques. Au moment de l’adolescence, il faut se partager le territoire et les objets sexuels, ce qui n’est pas qu’une partie de plaisir. Certes, c’est une ouverture formidable vers la vie, la sexualité, mais il faut organiser les territoires. À quel prix ? Les sociétés très ritualisées n’ont reproduit que du même et en sont mortes. La vie n’est pas la reproduction du même. C’est là où le livre de Damasio est assez extraordinaire. Il nous dit que la première cellule vivante qui est apparue sur terre s’est différenciée du minéral par la membrane cellulaire, puis par les échanges, la co-création, avec les circuits dit appétitifs qui rejettent ce qui est bon et prennent ce qui est bon. Les circuits ont été sélectionnés, puis les Shadoks passent ensuite leur vie à pomper et à rejeter. C’est la vie. On pense que le monde commence avec nous et se termine avec nous. C’est fâcheux de mourir, mais ce n’est pas une pulsion de mort. On peut créer des enfants, mais on ne peut pas se créer soi-même, alors qu’on peut se détruire. C’est une sorte de pouvoir. Pourquoi la destruction fascine autant ? Amy Winehouse avait une voix merveilleuse, elle s’est bousillée à 25 ans en se faisant exister. Quelle tristesse ! Cela fascine et va tout en romantisme, comme si elle avait bravé la mort. Non, c’est pitoyable ! Ces histoires de rodéos ou de runs sont d’une tristesse infinie. Pourquoi risquer la paraplégie ou la mort ? Quand on y pense, quelle tristesse ! Les gens ont tous le même but au travers d’idéologies et de religions. Il s’agit en général de permettre que la vie ait un sens, que l’on y retrouve un épanouissement. Ils prennent des chemins différents et en profitent pour se massacrer. C’est pour cela qu’il ne faut pas non plus idéaliser le passé. Ce sont des grandes idéologies, mais c’est d’une bêtise ! Le but est le même. Certes, il y a ensuite des intérêts économiques, etc. mais ce n’est pas fondamental. Le fondamental est que je veux avoir raison, je détiens la vérité, la croyance et je vais bousiller les autres, alors que ma croyance est que l’on soit bien ensemble et que l’on s’épanouisse. En termes d’addictions, on parle beaucoup plus d’approches motivationnelles. Fondamentalement, il ne s’agit pas de dire : tu es ainsi, tu devrais être autrement. Pourquoi Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 88 n’es-tu pas de telle façon avec ta mère ? Il y a un contexte, mais la vie est une co-création permanente, avec certaines limites, avec des matériaux qui ne sont pas indéfinis. Dans mon expérience, il y a toujours la possibilité d’aller vers la créativité, c’est-à-dire la vie, au risque inévitable de la déception, de la mise en cause. Pour ce qui est de la destructivité, on est sûr du résultat. Cela se rapproche de tous ces fondamentalismes qui pensent avoir la vérité, ce qui conduit à la peur, puis à la mort. Quand on veut mettre sous emprise, aucune expérience ne se termine pas tragiquement. S’ouvrir, c’est prendre des risques. Certes, il y a des risques de dérapage. Vous avez vu encore cette histoire de bizutage à l’EDEC de Lille où un jeune est passé par la fenêtre. Il faut qu’en quelques minutes, ils aient avalé six verres de vodka ajoutée à du whisky. C’est d’une bêtise affligeante ! Qu’est-ce qui se passe dans la tête des êtres humains pour arriver à faire des choses de la sorte ? Pourquoi le font-ils ? Tout bêtement, pour se sentir avoir un pouvoir, comme lorsqu’on roule à 200 kms/h pour montrer que l’on y est arrivé et que l’on est fort. C’est se faire exister. Entre le rite qui ne reproduisait que du même et qui enfermait et la liberté d’aujourd’hui, il y a tout ce passage. Nous sommes aussi dans le culte de la différence. Il y a moins de valeurs verticales. Vous vous taisez et vous suivez, ce qui est tout de même reposant et ce qui donne des repères. Ce n’est pas d’une richesse extraordinaire, mais c’est reposant. La vie, ce sont des OGM en pagaille. On est parti de cette cellule pour arriver à cette extraordinaire beauté de la vie (les végétaux, les oiseaux, les êtres humains). Ce sont des mutations génétiques, les unes catastrophiques, les autres bonnes. La vie nous échappe, on ne pourra pas la maîtriser. Autant ces personnes se regardent dans le miroir, elles ne vont pas bien, elles n’ont pas une image positive d’elles-mêmes. Elles doivent en faire toujours plus. Cela dépend aussi du tempérament et de ses émotions. Nous n’avons pas les mêmes émotions. Certains vont devoir agir, mais ce n’est pas un choix. Cette énergie est à la fois une richesse et un risque. Aller vers la vie, c’est se nourrir de ce dont on a besoin, prendre soin de son corps, développer ses compétences et sa sociabilité. Tout cela est aléatoire et on dépend des autres. Alors, on se cramponne à des croyances, à des expériences de bizutage, à des défis. C’est à tous les niveaux. Je suis allé à un colloque, l’année dernière, sur les alimentations particulières. Organiser un cocktail aux États-Unis devient un casse-tête pour répondre aux différentes allergies. On voit bien comment on est obligé de se différencier, d’autant plus que l’on n’a plus de valeurs communes aussi contraignantes. Allez en Corée du Nord, cela vous évitera d’avoir trop de choix, mais on ne voit pas la foule s’y précipiter ! Nous, nous avons du choix, mais comment se différencier ? Plus on va vers la liberté, plus on a de la diversité, à tous les niveaux. De le savoir pourrait permettre d’en jouer. La solution, pour moi, est le jeu. C’est en cela que je trouve génial ce qu’a fait Xavier. La solution passe par le jeu et non pas par l’injonction. Je pense que c’est une voie d’avenir, comme l’est le théâtre, le psychodrame. Isabelle Cassini Merci, professeur pour votre intervention. Je vous propose maintenant de poser vos questions aux intervenants. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 89 Échanges et débats avec le public Xavier Pommereau Pour faire venir la première question, j’ai oublié de signaler que le jeu que nous sommes en train de finir s’appelle « Clash back », clash parce que vous imaginez bien que les choses ne vont pas bien se passer avec ce papa, mais back parce qu’on peut ensuite y revenir et essayer de voir ce qui s’est passé, à quel moment, etc. Ce jeu sera disponible à partir de la mi-février sur i-pad et sur tablette androïde pour les professionnels, éducateurs et soignants. Si certains d’entre vous sont intéressés pour s’en servir avec des jeunes gens, il suffira de nous écrire au centre Abadie et nous vous donnerons les éléments pour obtenir ce jeu. Philippe Jeammet Le back est pour moi la réflexivité. C’est ça le psychique, ce n’est pas d’être crispé sur des représentations. J’en profite pour vous indiquer qu’un livre de Polo Tonka est paru chez Odile Jacob en 2013, Dialogue avec moi-même. Un schizophrène témoigne, un patient qui a une forme lourde de schizophrénie. Ce n’est pas mon patient, mais je l’ai rencontré à un moment donné parce que je connaissais son frère, alors qu’il était déjà schizophrène. Je lui ai confirmé le diagnostic et il a pris un psychotrope qui a transformé sa vie. Il conserve des problèmes graves dans la gestion des émotions, mais il en est sorti. Il est désormais capable de cette réflexivité qu’il a choisi de faire dans ce livre en faisant une sorte de rencontre de lui avec luimême. Puisqu’on lui disait qu’il était schizophrène, qu’il était divisé en deux, il a décidé d’aller à la rencontre de l’autre partie. Il le fait avec un certain humour, mais avec une grande profondeur. Je n’ai jamais vu un document d’une telle qualité. On sent l’aspect poignant de ses émotions et de son vécu. Il a d’ailleurs un certain succès parce qu’il est passé à la télé et à la radio. Je trouve que ce document va au-delà de la schizophrénie. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’il nous fascine ; on voit bien que c’est un miroir de nous-mêmes. Je vous conseille ce livre. Même avec le poids d’un trouble très profond, on peut aussi en sortir, on peut aussi avoir des moments de rechute et traverser à nouveau des moments dépressifs. L’important est ce que l’on en fait et non pas ce qui est. Maryse Gourvennec Je voulais lancer un petit coup de gueule prévention. Vous parliez tout à l’heure de Sonia Rykiel et des top-modèles. Il y a quelques années, ils avaient arrêté un défilé en Espagne, j’avais alors un petit espoir. Je ne comprends pas qu’on laisse faire cela. Ce sont des topmodèles. Par ailleurs, pour les prochaines assises, peut-être pourrait-on parler de bipolarité, qui est devenue maintenant à la mode, ainsi que des sectes. Quel rapport entre sectes et addictions, ce besoin d’être dans un modèle ? Xavier Pommereau Les fondamentalistes et les sectes permettent de se rassurer en étant dans un environnement emprisonné. Le fait est que la personne qui est dans une secte se retrouve prisonnière du Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 90 système, ce qui va la rassurer. On peut imaginer que des personnes fragiles qui vont être attirées par un tel système sont celles qui n’ont pas trouvé, dans leur vie de tous les jours et dans leur entourage, les sécurités suffisantes pour pouvoir se sentir exister sans ce carcan qui les prive totalement de libertés. L’addiction est une démarche identique. « Addictus », en latin est celui qui donne son corps, qui devient esclave de l’autre pour le paiement d’une dette qui ne peut solder. Il donne sa liberté pour se sortir d’une sale histoire. Tel est le but finalement. Je pense à notre collègue Laurence Cottet qui intervient dans un autre atelier, qui est une jeune avocate qui a été alcoolique et qui parle avec beaucoup d’émotion de son alcoolisme. Elle dit très bien comment elle était prisonnière de ce système. Elle disait hier soir, d’une façon imagée très parlante : « c’était ma main qui agissait et elle prenait des verres ». Toute sa prise de tête se réduisait finalement à un emprisonnement de son corps dans une conduite qui était en l’occurrence l’alcoolisme, mais qui peut aussi des jeux pathologiques, des jeux sur Internet. Le corps est pris et on ne fait plus que cela. J’ai été une fois interpellé par un casino sur des joueurs pathologiques qui sont en réalité des personnes du quotidien qui viennent avec leur petit cabas le matin pour jouer aux machines à sous toute la journée et qui vont dépenser leur retraite, leur salaire dans cette répétition qui vise finalement à s’emprisonner dans la conduite pour s’extraire du sentiment de souffrance ou de nonexistence. Philippe Jeammet Avec le recul, je préférerais parler non pas de maladie mentale qui nous met dans une situation d’impasse, comme si elle était décidée, mais de troubles émotionnels. Nous sommes dans la situation de la continuité de l’animal, nous avons une contrainte émotionnelle à rétablir une homéostasie, un certain équilibre. Cela va passer par des choses qui en elles ne sont pas pathologiques, elles sont potentiellement pathogènes. Les jeux dangereux sont potentiellement pathogènes car ce sont des moyens qui ont des potentialités destructrices. Certains produits et certains comportements sont plus pathogènes que d’autres, mais on n’est pas malade si on a fait une tentative de suicide. C’est une maladie si la tentative de suicide devient un moyen régulier de répondre à une tension excessive parce qu’elle est destructrice. C’est injuste parce qu’on sait qu’il y a d’autres moyens que de s’abîmer pour exprimer ce qui ne va pas. On ne va pas le laisser s’enfermer jusqu’à en mourir dans son anorexie, alors que ce n’est même pas choisi et qu’il y a d’autres moyens. C’est tout le problème de la contrainte émotionnelle. En miroir, quelles contraintes imposer à ces patients, de même qu’à ceux qui souffrent de très graves addictions ? C’est toute la difficulté du soin. C’est là où l’on sort de la dualité en miroir : imposer ou non au malade et la liberté. C’est le motivationnel. Qu’est-ce qu’on veut faire de sa vie ? On revendique ses émotions parce qu’elles jouent sur notre équilibre intérieur, sur l’image que l’on a de nous. Cela renvoie aux valeurs, à la construction. Qu’est-ce qu’une vie qui vaut la peine ? Ce n’est pas de passer son temps à faire quelque chose qui nous soulage, mais qui est destructeur. Ce n’est pas juste. Jusqu’où peut-on aller face à cette injustice ? Les psychiatres sont bien embarrassés. Va-t-on imposer un traitement ? Il est très important de savoir le poids des contraintes, des neurotransmetteurs. Sans cela, nous ne serions pas vivants, ce sont des contraintes considérables, mais cela ne remplace pas ce qu’est l’Homme, c’est-à-dire cette capacité de se voir, qui est une mutation qualitative. La connaissance est un facteur de liberté. Je sais que je suis sous contraintes émotionnelles, ma liberté est de choisir ce que me font faire ces Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 91 contraintes et ce vers quoi je veux aller. Je crois qu’il faudrait vraiment aborder la maladie mentale selon ce point vue et non pas prendre le patient comme un fou que l’on va soigner de force. C’est sa liberté. Au fond, que serait une vie en continuant à avoir peur, à avoir des hallucinations ? Est-ce que tu voudrais vivre autrement ? Ce n’est pas parce qu’il est un être particulier avec une structure définitivement différente, mais parce qu’il est sous le poids d’émotions, qu’il a un trouble de la gestion des émotions. Le danger est lié à un désordre émotionnel, à la difficulté de traitement des émotions. On n’a pas à s’abîmer. C’est ce qu’il faudrait apprendre à dire. Dans le cadre de la fondation Pfizer, nous avons fait des grands forums des académies et nous avons mobilisé des jeunes sur des thèmes tels que la destructivité, la différence des sexes, le harcèlement, etc. On désigne des experts qui vont discuter avec d’autres experts. On devrait introduire du sociétal au sein de l’école. Actuellement, l’école vit dans la peur d’être menacée dans ce qu’elle a été traditionnellement parce que des changements s’y imposent comme ailleurs. Elle se cramponne. Elle devrait faire entrer la société par des débats, ce qui permettrait peut-être une certaine prévention. Je pense que dans un débat entre eux, les jeunes diraient qu’il est totalement stupide de faire de tels jeux de mort. Cela viendrait d’eux, d’une réflexion qu’on leur permet et non pas d’adultes. Quand il y a un interdit, 5 à 10 % existent justement en ne le suivant pas. Je pense qu’il faudrait les rendre plus acteurs. C’est ce que nous faisons avec la fondation Pfizer. Nous ne faisons plus de forums parce qu’ils ont moins d’argent, mais nous allons essayer de faire un prix pour des slogans de prévention. Nous allons réunir, dans les académies, un certain nombre de classes et les jeunes devront trouver ce qu’il faut prévenir et comment. Alain Morel Pour prolonger la discussion, je voulais revenir sur ce que vient de dire Philippe Jeammet sur les contraintes, notamment en matière de soins et sur ce qui a été dit également sur le fondamentalisme. Il s’agit finalement de lutter contre la peur à travers des contraintes imposées aux autres qui rassurent, mais qui sont destructrices. Je me disais qu’il fallait que l’on regarde notre propre histoire en matière d’addictions (toxicomanie, alcoolisme) pour se dire que nous avons produit aussi un certain fondamentalisme, en tout cas un certain type de contraintes qui font qu’aujourd’hui, entre usagers et institutions de soins, il y a un grand fossé. Les usagers ont une grande difficulté pour s’adresser aux institutions parce qu’on leur demande de gravir une montagne. Je lisais cela dans un forum d’usagers à propos du baclofène en alcoologie. Une personne alcoolo-dépendante disait que les soignants n’imaginent pas la torture que représente le sevrage et qu’elle n’avait pas envie d’aller vers cela. Entre les laisser libres ou imposer une contrainte, il y a le motivationnel, c’est-à-dire travailler sur le sens. Quelle est ma propre énergie ? Quels sont mes véritables choix ? Mon choix est-il de souffrir autant ? Après vingt ans d’utilisation de cet outil de la réduction des risques, j’ai la conviction que le rapport peut être inversé et qu’il peut être suggéré qu’il est possible de travailler ensemble sur une bonne gestion de ce comportement que l’on considère a priori comme destructeur. En fait, il ne l’est pas fondamentalement. Il y a en tout cas des choses extrêmement positives. On peut retrouver confiance et valeurs à travers le fait de gestes qui vont éviter un comportement aux conséquences négatives pour d’autres ou pour soi-même. Ce sont des Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 92 petites choses. Ce pas à pas de la réduction des risques est extrêmement intéressant et est un levier tout à fait fondamental dans notre travail aujourd’hui. J’espère qu’il remplacera le dogme de l’abstinence et celui du sevrage. Cela ne veut pas dire qu’on l’exclue. Arrêter complètement est une manière de gérer, mais telle n’est pas la seule finalité. Ce n’est pas la seule voie possible et il y a beaucoup de choses à faire avant une demande de ce type. Il me paraît extrêmement important de le souligner. Enoch Effah, triple champion du monde de boxe française, fondateur de l’association Collectif 13ème round Par rapport à mon parcours, je crois beaucoup à la pluridisciplinarité. Pour sortir moi-même de mes addictions et de ma précarité sociale, j’ai eu la chance de rencontrer une personne qui avait un profil psy et une autre qui avait un profil coach. En appliquant cela sur moi, aujourd’hui, j’ai ma vie professionnelle et sportive. Nous avons mis en place des programmes à destination d’autres personnes, dont le public jeune d’Ancenis, avec 82 % de réussite. Nous avons mis en place des programmes qui s’articulent autour des valeurs du sport et de la pluridisciplinarité. Nous travaillons avec des experts d’autres disciplines pour accompagner des gens au retour à l’emploi ou à se définir un projet de vie, entre 16 et 25 ans et surtout, pour qu’ils reviennent à une vie citoyenne. On préconise le mouvement et l’expérimentation par le corps pour rendre les gens acteurs. On fait la même chose en entreprise parce qu’on constate que les gens sont aussi en quête de sens pour prendre de grandes décisions. Ils veulent être acteurs d’impacts sociaux et donner du sens à leur vie professionnelle. Sur les treize jeunes que nous avons accueillis depuis 2012, onze ont pu redéfinir un projet de vie et trouver une formation ou un emploi. On se heurte souvent à la fermeture et je voulais avoir votre positionnement sur ce point. Quand on va vers l’Éducation nationale, on ne reçoit pas forcément un accueil favorable. Il faut rencontrer une personne un peu aventurière qui ose et qui nous accompagne. Existe-t-il un travail pluridisciplinaire entre le monde du psy et les nouvelles sciences émergentes (naturopathie, PNL, etc.) ? Est-ce que vous préconisez cette pluridisciplinarité ou pas ? Quel est votre positionnement ? Xavier Pommereau L’association de compétences est reconnue, dans beaucoup d’enquêtes et de travaux, comme étant ce qui soigne et ce qui aide. Aujourd’hui, dans le monde psy par exemple, il y a des écoles différentes, des techniques différentes, mais ce qui fonctionne, plus que telle ou telle méthode, reste la croyance du soignant ou de l’équipe pluridisciplinaire de soignants autour de cette méthode. C’est la croyance qui soigne et non pas la méthode. C’est très important. Il faut donc l’appliquer dans différents domaines. On n’est pas obligé de le faire seulement dans un dispositif donné, on peut le développer dans plusieurs domaines. Par ailleurs, ce qui fonctionne dans la tête, c’est ce qui est métaphorique. Quelque chose qui est vrai au sens propre prend du sens aussi au sens figuré. Oui, emmener des jeunes gens en bateau, comme je le fais chaque année parce que je navigue, peut leur apprendre des choses. On est confronté à un élément qu’est l’océan, il ne faut pas faire n’importe quoi, il faut anticiper, etc. À travers ces actes au sens propre, on transmet des valeurs et des choses au sens figuré. C’est bien sûr vrai pour d’autres activités sportives, pour des activités artistiques Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 93 et culturelles. Nos enfants et nos adolescents d’aujourd’hui, qui sont beaucoup dans le virtuel, ont besoin du jeu et ont besoin de pouvoir s’appuyer sur des supports pour comprendre le monde. Notre travail à nous tous vis-à-vis des adolescents est finalement de leur donner la possibilité de pouvoir s’ouvrir au monde et de disposer d’objets critiques, non pas pour choisir puisque comme le dit Philippe, on ne choisit pas grand-chose, mais pour discerner là où sont les écueils les plus défavorables sur un parcours de vie. Pour les ouvrir au monde, il faut que l’on puisse s’aider de supports. Il faut privilégier tout ce qui permet et favorise la pluridisciplinarité plutôt que le sectarisme. Le sectarisme est un enfermement. D’ailleurs, certains collègues s’enferment dans un jargon qu’eux seuls comprennent parce que la peur de ne pas être reconnus, de ne pas être considérés, de ne pas être pris en compte devient l’objet d’une défense massive. Cette défense, c’est l’enfermement, le bunker. Que fait le parano ? Il a tellement peur qu’il s’enferme dans un bunker. Pour rejoindre ce que tu disais tout à l’heure, dans le domaine des addictions, un autre élément me paraît très important. De mon point de vue, la plupart des addictions se montrent, s’exposent, s’affichent dans l’excès et la démesure en attente de réponses et de reconnaissance de la part des autres et ne sont pas seulement une autodestruction. S’autodétruire devant les autres en espérant secrètement une intervention de l’autre. C’est ce qui fonde notre action. Je m’occupe de jeunes suicidaires depuis trente ans. Je pourrais me demander de quel droit je peux leur dire de ne pas se suicider puisque tel est leur choix. Non, ce n’est pas leur choix. L’un des ressorts inconscients fondamental du suicide est qu’en voulant se défaire de cette vie, de ses problèmes, de ses difficultés actuelles, de ses traumatismes et en reprenant le contrôle, on a l’impression de reprendre en main son destin. On se défait de sa corporéité, de son corps, mais on le laisse en travers du chemin des vivants pour mieux exister mort que vivant en hantant leur mémoire, en hantant leur tête, avec notamment un ressort majeur qui est la culpabilité. C’est donc mourir pour exister. C’est vouloir obtenir le sentiment, même posthume, que l’on existera davantage, y compris en polluant la tête de ceux qui restent. Il faut prendre la reconnaissance en compte. Il ne faut pas laisser le jeune qui est dans le coma éthylique dans un coin en disant qu’il va se réveiller, qu’il suffit de le mettre en décubitus dorsal gauche, qu’il va vomir un peu et qu’il ira mieux. Non, parce que secrètement, ce jeune comateux attend que l’on vienne vers lui et qu’on lui demande ce qui lui arrive et pourquoi il se met dans un tel état. Qu’est-ce qui déborde en lui qui l’amène à déborder devant les autres ? Cela me paraît très important. Il ne faut pas laisser les gens se défaire sous nos yeux car ils attendent qu’on leur vienne en aide, même s’ils n’en ont pas conscience et même s’ils le dénient avec la plus grande énergie si on le leur dit. Blandine Krysmann Vous avez évoquez le fait que le passage à l’acte était différent pour les garçons et pour les filles en soulignant qu’il y avait une forte augmentation chez les filles. Dans les maisons à caractère social, on constate aussi cette forte augmentation. Le public féminin était plus souvent présent auparavant en tant que victime. Il y a désormais un passage à l’acte qui est même plus violent que chez les garçons. Comment expliquez-vous cette augmentation de filles ? Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 94 Xavier Pommereau On élève nos enfants en gommant un certain nombre de différences. Aujourd’hui, les filles s’autorisent à avoir les mêmes comportements que les garçons. Chaque début de semaine, je reçois deux mineures adolescentes qui ont été retrouvées en coma éthylique ou complètement éméchées, avec une bouteille de vodka. On n’observait pas ces comportements il y a vingt ou trente ans. Les troubles évoluent avec les mentalités et les modes de vie. Tout évolue ensemble. Par exemple, il y a trente ans, nous avons connu avec Philippe les crises de spasmophilie à l’emporte-pièce qui saisissaient les cours d’école. On faisait des enquêtes avec les infirmières scolaires à l’époque. Que se passait-il ? Manquaientelles de magnésium ou de calcium ? La forme d’expression des troubles a évolué et aujourd’hui, elles se scarifient. La forme a changé, le fond n’a pas changé. Elle souffre, elle ne sait pas comment sortir de cette souffrance, elle ne sait pas comment se soulager. Philippe Jeammet Ce n’est toujours une souffrance d’ailleurs. On se gargarise en France avec la souffrance. Ce sont des tensions, des difficultés. On souffre quand on va bien parce qu’on se heurte à la déception. Tous ces comportements sont une possibilité de malaise, mais aller bien suppose tout de même de tolérer beaucoup de souffrances. La monotonie de la vie quotidienne n’est pas drôle. On est trop dans le négatif, ce qui les renvoie à la passivité et à ces actions pour exister. Leur capacité d’existence est même dans la force de leur malaise. Souvent, il est plus facile d’être ainsi que de se battre pour affronter les autres, pour affronter des risques de déception. C’est une vraie souffrance qui est évitée un peu par ces comportements. Catherine Jutard Bonjour. Ce matin, nous avons parlé un peu de prévention. Vous avez évoqué les rites de passage qui existaient dans certaines tribus et qui sont un peu moins prégnants aujourd’hui. En tant que parents et adultes accompagnant ces jeunes, est-ce que nous nous sommes détachés de ces prises de risque qui sont évidentes à l’adolescence ? Si oui, pourquoi ? Dans la majorité des cas, le jeune se développe aussi au sein de sa famille. Qu’est-ce qu’il faudrait faire pour mieux l’accompagner dans le développement des compétences psychosociales ? Comment dire à un jeune qu’il a aussi le droit à la différence, qu’il a aussi le droit de dire non ? Comment peut-on accompagner les jeunes avec de nouveaux modes peut-être ? Comment les accompagner dans ces rites de passage et dans la différence ? Xavier Pommereau Pour reprendre un mot qui a été utilisé tout à l’heure à plusieurs reprises, il faut remettre les adolescents en position d’acteurs plutôt que de consommateurs passifs, en leur présentant des choses qui seraient censées être bonnes ou profitables pour eux. S’ils les absorbent sans envie et sans souffrance, ils finissent par être gavés, comme ils disent, puis en situation de rejet. Il faut les mettre en position d’acteur, mais cela suppose qu’ils prennent des risques. Il faut accepter qu’un petit enfant ait envie de monter dans un arbre. C’est dangereux de monter dans un arbre, il peut se faire très mal. C’est dangereux de demander à des adolescents de participer à la construction d’une estrade quand il y a une fête dans un Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 95 village. Ils peuvent se planter une écharde dans le doigt, ils peuvent se faire mal avec un clou. Si on ne l’autorise pas à avoir cette place d’acteur, alors, il ne faut pas s’étonner qu’il reste un consommateur désabusé. Que se passe-t-il dans nos villages lorsque les adultes construisent l’estrade pour la fête ? Le groupe d’adolescents est à cinquante mètres en train de boire des bières et de ricaner en disant que la fête va être nulle, parce qu’ils ne sont pas impliqués dans l’affaire. Il faut les impliquer dans la vie, leur faire mettre la main à la pâte, au sens propre du terme. Les métaphores sont encore une fois très importantes. Quand on fait monter des adolescents en bateau, on leur fait faire des quarts, comme les navigateurs et on leur fait fabriquer le pain. Ils pensent au départ qu’il est facile de fabriquer du pain. Ils commencent en général à pétrir rapidement, ils font une boule, ils la mettent au four et ils obtiennent une jolie miche, mais dès qu’on la coupe, cette miche se délite complètement et la mie ne tient pas parce qu’une pâte non malaxée, non pétrie s’émiette. C’est une très belle image de la valeur du travail. Je vous assure qu’ensuite, ils ont envie de pétrir pour avoir du vrai pain, pour avoir des tartines. Les métaphores sont très importantes. Dès l’enfance, il faut leur faire faire des choses. Il faut arrêter de leur acheter des pizzas surgelées et autres. Ils peuvent fabriquer une pizza tout seul. D’ailleurs, nous sommes très nombreux à le dire, dans les écoles, il faut les faire participer à l’alimentation, à la manière dont on confectionne les choses. Cela nécessite de se mobiliser et d’y croire. Une participante, professeur dans un lycée du Maine-et-Loire Dans notre établissement, nous ne sommes pas confrontés à la violence physique, mais à la violence numérique. Des élèves s’excluent, se mettent sur leur ordinateur dès qu’ils rentrent chez eux jusqu’à une heure très tardive pour jouer à des jeux vidéos dans lesquels ils vont être les héros, où ils vont pouvoir se défouler et tuer jusqu’à plus soif, afin de pouvoir être glorifiés. Nous avons également un autre cas où l’utilisation du numérique et des réseaux sociaux permet de répandre des rumeurs et de proliférer des histoires qui détruisent à petit feu nos jeunes. En tant qu’adulte et professeur, comment je peux faire passer un message ? Comment je peux aider les jeunes à se sortir de ces situations de souffrance ? Ils font cela parce qu’ils souffrent aussi. Comment puis-je les aider à mon petit niveau ? Xavier Pommereau En parlant avec eux de tout cela. Les adolescents sont d’accord pour parler avec nous. Ils n’aiment pas que l’on essaie de leur faire penser des choses sans leur demander leur avis ou que l’on essaie de les dissuader de certaines choses et qu’ils se sentent jugés dans la manière dont ils pensent. Ils sont tout à fait d’accord pour discuter. Les groupes de parole que l’on organise fonctionnent très bien. La parole circule autour de tous ces sujets. D’ailleurs, les victimes autant que les agresseurs peuvent parfois s’exprimer dans un même groupe étonnamment. Notre rôle d’adulte est d’être intermédiaire et de les aider à s’exprimer. Je crois aussi beaucoup, comme Philippe, aux capacités des pairs à pouvoir en discuter entre eux, à condition que les adultes leur offrent un cadre sécurisant et contenant pour le faire. L’aide entre pairs existe et peut fonctionner si la communauté des adultes veille à leur définir un cadre et à contenir pour éviter bien sûr qu’ils aient le sentiment de se débrouiller par euxmêmes sans le recours d’un adulte. Beaucoup de jeunes sont en quête de ce que l’on pense, Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 96 de la manière dont on voit les choses et d’en discuter avec nous. Très souvent, on se dérobe parce qu’on a peur soit de ne pas avoir le dernier mot, soit de ne pas correspondre à ce qu’ils veulent. Si on est dans l’injonction, ils vont se braquer, mais ils sont tout à fait d’accord pour discuter. Vous avez raison, le harcèlement par Internet existe, tout comme pourrir le mur de l’autre sur Facebook. Ce sont des nouvelles modalités d’attaque qui blessent des jeunes gens et qui amènent certains d’ailleurs à avoir des conduites suicidaires. Tout cela est à prendre en compte. Je parlais hier soir de GTA V, ce jeu ultra-violent qui a un succès retentissant dans le monde. On ne pourra pas empêcher la diffusion mondiale de GTA V, mais on peut faire des clubs de discussion avec des adultes sur le pourquoi de faire tout cela. On vole une voiture, on tue le propriétaire de la voiture, on roule le plus vite possible en faisant le maximum d’infractions possibles, on écrase un vieillard qui traverse la route, on écrase une dame qui pousse son landau et on écrase le bébé, on le catapulte par-dessus le mur et on va même le finir en la tapant avec un marteau. Un tel déchaînement de violence, de pulsions mérite qu’on en parle. Plutôt que d’interdire formellement d’utiliser ce jeu, il faut en parler. À quoi sert-il de jouer à ce jeu ? Qu’est-ce qu’on y fait ? Pourquoi on le fait ? Quel est le but ? Pourquoi marque-t-on des points en écrasant un maximum d’adversaires ? Etc. Il faut en parler avec eux. Il y a un déficit d’échanges avec les adultes et les parents ne sont pas toujours les mieux placés pour avoir cet échange direct, mais au contraire, les autres adultes, ceux qui comment vous dont partie de la communauté éducative ou aux adultes du corps social. David Launay, stagiaire Afocal Vous parliez de communautés d’adultes, mais parmi les valeurs qui sont passées, certaines sont très intéressantes pour les adolescents, proches de ce qu’ils vivent tous les jours, mais d’autres, passés de façon massive par les médias ou autres, sont complètement contradictoires et mettent une pression importante sur les adolescents, voire sur les adultes et les enfants. Personnellement, je n’ai pas la télé et il y quelque temps, j’ai regardé la télé pendant deux heures et j’ai été halluciné de voir la pression médiatique qui est mise sur la consommation. À mon avis, c’est la base de beaucoup d’addictions. Plutôt que de savoir comment en parler à ces adolescents, il faut aussi faire en sorte que les valeurs soient communes, qu’elles ne soient pas consuméristes et pécuniaires. Cela pose la question de savoir si les médias s’inspirent des pratiques des adolescents ou si les adolescents prennent ce que donnent les médias. Philippe Jeammet Il y a une co-création constante. Tout excès suscite aussi son contraire. Il faut en parler. L’excès va tout de même provoquer, chez la majorité, une prise de recul. Ne pas parler n’est pas une solution. Nous sommes dans un monde plus ouvert, avec ses avantages et ses dangers. Il faut leur montrer qu’ils ont la capacité de prendre de la distance par rapport à telle ou telle chose. C’est ce qu’il faut travailler. La plupart n’est pas obsédée par l’idée d’écraser des bébés et ce n’est pas parce qu’ils vont le voir qu’ils vont le faire. Ils vont même Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 97 réagir un peu comme nous. À mon avis, il faut jouer sur ce dialogue, plus que sur un interdit qui sera contourné et qui sera plus attractif parce qu’interdit. Xavier Pommereau Il y a trois jours, au JT de 20 heures de TF1 ou de France 2, il y a eu un reportage de trois minutes sur la culture du cannabis dans le Colorado. Cela devient une sorte de contreinformation. Le lendemain, les adolescents viennent nous voir pour nous dire que le cannabis est maintenant autorisé. Les impacts sont liés aux logiques de système. Aujourd’hui, quand un journaliste veut faire un reportage, son rédacteur en chef lui demande si le sujet est intéressant ou pas, c’est-à-dire s’il va apporter de la popularité, de l’audimat. Philippe Jeammet Cela permet aussi d’en parler. Il ne faut pas partir battu. Il faut réitérer nos positions tranquillement et y revenir incessamment. Souvent, on voudrait qu’ils cautionnent ce que l’on dit, surtout les parents. C’est trop attendre. Cela viendra peut-être, mais des années plus tard. Il faut maintenir la position, même s’ils semblent dire qu’elle est rétro. Il faut dire pourquoi on a cette position et on la maintient. Il ne faut pas donner l’impression que l’on est submergé et impuissant devant cet afflux. Il y a beaucoup de consommations, on est obligé de choisir. Isabelle Cassini Merci, professeur. L’atelier touche à sa fin. Je tiens à remercier nos trois intervenants pour leur participation, ainsi que le public pour la pertinence des questions posées. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 98 Session plénière 2 Regards et témoignages pour prévenir les comportements à risque autrement Suicide : le réseau Sentinelles, un filet de sécurité autour des personnes en détresse Philippe Snoeck, chef de division, département des affaires sociales de la province de Liège Merci de m’accueillir en tant que représentant de la province de Liège. Merci aussi à Monsieur le Maire et Conseiller général, Monsieur Tobie, à Monsieur Mémain-Macé, à Madame Raniolo et aux adjoints au maire de m’accueillir. Les moments passés ont été très riches et j’ai appris beaucoup de choses ce matin, de même qu’hier soir. Et surtout, je commence à comprendre pourquoi Ancenis, dont la devise est la solidarité vraie, a obtenu la Marianne d’or. Ce n’est pas par hasard, j’en suis convaincu. Je vais vous raconter une histoire belge. Ce n’est pas très original et elle ne vous fera pas rire, malheureusement. Je représente un pouvoir public qui a élaboré un moyen d’action citoyen pour prévenir le suicide en province de Liège. La formule est bien belle, mais quels en sont les tenants et aboutissants ? Nous partons d’une déclaration de politique générale au niveau d’un collège, d’un pouvoir intermédiaire qui est l’équivalent des conseils généraux français, donc, des départements, et qui a des attributions dans le domaine social et dans le domaine de la santé, entre autres. Depuis une vingtaine d’années, le département des affaires sociales vise à améliorer la prévention du suicide au sein de notre population par le développement d’actions de prévention, de soutien, d’information, d’actions de « post-vention » et aussi, de prise en charge hospitalière. Nous avons commencé par la prise en charge hospitalière. Nous nous sommes fondés sur les expériences de Monsieur Pommereau et de Monsieur Ladame, dans leurs services, des Genevois, en Suisse et au fil du temps, nous avons essayé de tisser un réseau. Le temps passe, nous avons commencé il y a près de 18 ans avec la « postvention » et nous en sommes arrivés à terminer par les actions vraiment citoyennes. L’objectif de ma présentation est de vous expliquer assez brièvement pourquoi nous mettons en place une action « sentinelle ». Vous devez vous dire que « sentinelle » fait penser à l’armée, que cela doit être quelque chose d’un peu particulier. Pour nous, il s’agit d’essayer, pour repérer les personnes présentant un risque suicidaire, d’avoir une approche de proximité basée sur la solidarité. Je vais vous éclairer sur le contexte de mise en place des réseaux de sentinelles dans la prévention du suicide. Qui sont les sentinelles ? Quel est leur rôle ? Je vais tenter de vous l’expliquer, en sachant que nous luttons en priorité contre la banalisation du problème du suicide et le tabou lié à la santé mentale en générale. Nous voulons améliorer la connaissance des jeunes – et les moins jeunes – sur les ressources, sur les dispositifs d’écoute, d’aide, d’orientation et de soins ambulatoires institutionnels ou associatifs existants. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 99 Nos actions, pour être pleinement efficaces, nécessitent une bonne connaissance réciproque des partenaires du réseau et un accès facilité des personnes suicidaires à l’écoute et aux soins. La démarche « Sentinelles » a un potentiel qui n’est pas démontré scientifiquement, mais qui est un potentiel préventif, en tout cas, par rapport à des chiffres de suicides qui chez nous, en Belgique, sont supérieurs à la moyenne européenne. Nous avons un taux de suicide, pour le moment, de 19 pour 100 000, qui est au-dessus de la moyenne mondiale, au-dessus de la moyenne française… Il y a un pays, au nord de l’Europe, qui nous bat en la matière. La Finlande, la France et le Danemark sont encore un peu au-dessus de la moyenne mondiale du taux de suicide, estimée à 14,5 pour 100 000 habitants. En province de Liège, il n’y a pas réellement de régression du nombre de suicides. Nous en avions enregistré 226 en 2004 et nous étions à 261 en 2009. Je vous rassure tout de suite : notre action « Sentinelles » n’était pas encore en œuvre au moment où ces chiffres ont été publiés. Que sont les « sentinelles » ? Ce sont des adultes susceptibles d’être en contact avec des personnes suicidaires. Pourquoi des adultes ? Parce que les adolescents sont des adultes en construction dans une crise pubertaire : ils ont autre chose à faire que de se soucier en priorité des problèmes et troubles de santé mentale de leurs coreligionnaires. Ils ont déjà assez de travail avec leur quête d’identité. Les sentinelles sont des adultes d’au moins 18 ans qui, par leur travail, par leurs activités bénévoles, par la place qu’ils occupent dans leur milieu ou leur communauté, peuvent jouer un rôle dans l’aide à la détection de facteurs de risques suicidaires. 70 % des personnes qui sont dans cette salle sont des enseignants ou des personnes issues du milieu éducatif. Tout membre de l’équipe éducative au sens large, au sein d’un collège, d’un lycée ou d’une haute école peut être une sentinelle. La place qu’occupent ces adultes dans leur milieu ou leur communauté peut également être celle d’animateur, mais aussi d’aidant naturel. Ils sont généralement choisis pour leurs liens étroits avec des populations à risque. En matière de prévention du suicide, on considère que les jeunes sont une population à risque, de même que les aînés et les hommes de la tranche d’âge de 45 à 60 ans. On peut également identifier les membres des forces de police, les personnes qui ont à leur disposition un moyen létal tel qu’une arme à feu, par exemple. Pourquoi des sentinelles pour prévenir le suicide ? Depuis hier, nous parlons de manière assez continue de l’isolement des personnes en difficulté, qu’il est malaisé de rejoindre. Nous parlons aussi du sentiment d’impuissance, des croyances personnelles concernant le suicide, de tous les mythes qui circulent, tels que l’idée selon laquelle celui qui parle de se suicider ne le fera pas. J’ai lu hier un article intéressant, dans Le Monde, qui portait sur une étude réalisée par l’Unicef et sur la statistique suivante : sur 22 500 enfants de 6 à 18 ans interrogés par l’Unicef, 30 % ne connaissent pas d’adulte à qui se confier en milieu scolaire. Ce chiffre interpelle sûrement les enseignants qui sont ici… 30 %, c’est tout de même une proportion considérable. On nous dit qu’un jeune sur cinq a des problèmes d’intégration, que 5 % des jeunes ont des personnalités à risque… Ici, on parle de 30 %. Je crois que tout un travail de prévention, de réseautage doit pouvoir se faire. Le projet « Sentinelles » provient du Québec. C’est un système préventif qui a été mis en place il y a déjà une vingtaine d’années, de manière parcellaire, dans différents endroits du Québec, qui a ensuite été repris par le ministère des Affaires sociales, là-bas, qui a été Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 100 harmonisé, développé et qui a fait l’objet d’un cadre d’implantation. Ce dispositif pourrait jouer un rôle préventif, couplé à d’autres initiatives. S’agissant de l’efficience, il est certain que c’est un dispositif qui ne peut s’appliquer de manière isolée ; il doit faire l’objet d’une mise en œuvre et d’une implantation progressive, réfléchie, dans un réseau cohésif et cohérent – c’est très important. L’objectif de « Sentinelles », à travers nos citoyens de plus de 18 ans, qui agissent sur la base du volontariat et qui, en principe, ne doivent pas avoir vécu de près, récemment, une tentative ou une expérience de suicide dans leur entourage, est de renforcer le filet de sécurité autour des personnes suicidaires afin, idéalement, de réduire le nombre de tentatives de suicide et le nombre de suicides en province de Liège. Je ne peux parler que de ce que je connais et en province de Liège, les statistiques que j’ai évoquées sont assez perfectibles. Je crois qu’il doit être possible, par une action soutenue et organisée, pas de manière hiérarchique mais plus transversale, d’améliorer les statistiques. C’est un défi, puisque l’efficacité n’est possible que par la mise en œuvre d’un continuum de services, qui va de la promotion à l’intervention, en passant par la prévention. Nous avons la chance, en province de Liège, de pouvoir nous appuyer un réseau psychomédicosocial de qualité, qui peut assurer ce continuum et vers lequel les personnes en détresse identifiées par les sentinelles pourront être orientées au moment opportun. Comme à Ancenis, l’action du pouvoir politique n’est pas étrangère à cet état de fait. Nous avons la chance, depuis trois législatures, d’être soutenus par les députés successifs en charge du département des affaires sociales, dont madame Firquet, que je représente ici, est le dernier élément. Elle a pris l’engagement, pour les six prochaines années, de continuer à développer cette politique de prévention. Avec les sentinelles, on parle de potentiel préventif ; c’est une plus-value en matière de repérage, et c’est déjà bien. Au niveau de l’aide, en quoi cela consiste-t-il ? La sentinelle est là pour vérifier concrètement et de manière pratiquement permanente l’état et le besoin d’aide ainsi que la présence d’idées suicidaires auprès des populations à risque ou identifiées comme telles dans lesquelles on a l’intention de développer une action. Vérifier l’état et le besoin d’aide suppose de poser la question du suicide et donc, de dé-stigmatiser tous les problèmes de santé mentale et d’adopter une approche directe : « as-tu pensé, penses-tu au suicide ? » C’est une question difficile à poser, dans notre culture. Les Québécois, qui ont initié ce mouvement, ont la chance d’avoir, au niveau légal, une règle relative au principe du bon samaritain, selon laquelle tout citoyen, au Québec, qui décide d’aider son prochain, même si dans son comportement, à un moment donné, il peut lui nuire, n’a pas à assumer les conséquences pénales des actes qu’il pose. On encourage donc clairement le citoyen québécois à aider son prochain. Chez nous, en Wallonie et en province de Liège, culturellement, l’idée a mis un certain temps à faire son chemin, entravée par toutes les notions d’éthique, de secret médical, toutes les notions liées à une certaine frilosité de parler des problèmes de santé mentale. Nous le vivons depuis trois ans, depuis que nous tentons d’implémenter le dispositif, mais avec le temps, nous constatons tout de même une adhésion auprès des citoyens ; nous sommes en train de travailler sur les dossiers de sentinelles citoyennes. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 101 La sentinelle vérifie, pose la question du suicide et si la personne ne pense pas au suicide, elle l’informe quand même clairement des ressources, l’encourageons à demander de l’aide si elle avait vraiment des problèmes. D’où l’importance de disposer d’un réseau psychomédicosocial informé de l’existence du projet. Si, pour une raison ou pour une autre, la sentinelle n’a pas posé la question du suicide – parce qu’elle n’en a pas eu le courage ou l’occasion – mais qu’elle a tout de même des doutes par rapport à la situation de la personne, entrent alors en jeu ceux que nous appelons des « intervenants désignés ». Ce ne sont pas des citoyens, mais des professionnels du social, de la santé, qui, eux, vont répercuter au niveau du réseau les impressions subjectives de la sentinelle par rapport à la personne qui a été identifié comme potentiellement à risque et qui vont aider la sentinelle dans son cheminement. Si la personne a clairement répondu qu’elle pensait au suicide – « je vais me suicider la semaine prochaine avec le fusil de papa, sur la place Saint-Lambert, à Liège » –, il est certain qu’il y a urgence et que la sentinelle doit être préparée, en l’occurrence, par une formation dispensée par nos bons soins, à réagir par un travail d’écoute. C’est surtout le travail d’écoute qui est privilégié. La sentinelle n’est nullement obligée, en fonction des confidences qu’elle aurait obtenues de la personne à risque, à aller plus loin et à communiquer de manière totale les informations dont elle dispose. Elle peut aussi faire appel à l’intervenant désigné, qui est professionnel et souvent mieux à même d’outiller la sentinelle. Il s’agit pour lui de favoriser la demande d’aide, d’aller chercher plus d’informations, d’entrer en contact avec la personne suicidaire, puisque c’est son métier et qu’il est formé pour cela. Il s’agit aussi de soutenir la sentinelle, parce que la sentinelle a ses limites : elle ne doit pas se mettre en danger par son activité de détection des personnes à risque. Comment se passe l’implantation d’une sentinelle ? Cela peut sembler assez compliqué, dès le moment où l’on n’est pas dans la phase opérationnelle. Cela suppose en tout cas, au niveau du terrain, de prévoir une gamme de services pour les personnes suicidaires, qui est une sorte de filet de sécurité pour les sentinelles, et qui est un préalable. Cette gamme de services comprend un service téléphonique d’intervention de crise, que l’on appelle au Québec la « ligne 24/24, 7/7 ». Un tel dispositif n’est pas facile à mettre en œuvre au sein d’une province d’un million d’habitants et au départ d’un département d’affaires sociales. Cela demande une longue réflexion et de très nombreux contacts avec différents niveaux du réseau. C’est aussi prévoir l’intervention de crise face à face, l’hébergement de crise et le suivi de crise. Il faut donc vraiment un arrimage entre ces dispositifs et le déploiement des réseaux de sentinelles. À cet égard, les responsables d’implantation de réseau vont jouer un rôle considérable. En effet, la problématique du choix des milieux se pose. Il y a des milieux à risque. Actuellement, nous travaillons dans la sidérurgie, dans la métallurgie, dans la police, chez les agriculteurs. Nous commençons à travailler dans l’enseignant, nous travaillons au niveau de la Croix-Rouge avec les bénévoles à domicile… Ce dispositif s’adapte à toute une catégorie de cas de figure, dans la mesure où nous avons en face de nous des citoyens. Il est clair que le fait qu’il ne s’agisse pas de professionnels facilite l’adaptation aux différents milieux. Mais il faut surtout que ces milieux adhèrent au dispositif. Si vous entrez dans une entreprise de 700 salariés, il faut d’abord que la direction de l’établissement soit d’accord Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 102 pour implanter un réseau de sentinelles en son sein, pour signer une charte de convention avec notre organisation, qui prévoit, de manière précise et détaillée, les droits et devoirs de chacun par rapport au développement du projet. En tout temps, les personnes suicidaires et les sentinelles doivent donc avoir accès à des services et à du soutien. Il est toujours intéressant de préciser qui fait quoi, quand, si c’est opératoire les jours ouvrables ou en dehors des jours ouvrables, pendant les heures de bureau ou vingt-quatre heures sur vingtquatre… C’est un écueil que nous avons rencontré et qui justifie une information claire pour les sentinelles. Il y a 2 600 associations actives dans le domaine social en province de Liège, ce qui n’est pas négligeable. Nous avons un site Internet, Aliss [Associatif liégeois du secteur social], qui ne travaille que sur la délivrance d’informations à la population et aux professionnels relatives à tous les types de services sociaux ou d’urgence existants sur le territoire de la province. Je ne vous détaillerai pas toutes les étapes du cheminement de la sentinelle, parce que ce serait trop long. Je vais essayer de vous donner une photographie de ce que nous faisons. Comment recrutons-nous les sentinelles ? Si je prends l’exemple d’une école, d’un lycée, d’un collège, cela commence par une rencontre avec la direction de l’établissement, avec les centres psychomédicosociaux… Chez vous, il y a des infirmières scolaires. Chez nous, il n’y en a pas ; ces centres PMS pourraient en être l’équivalent, ou bien les centres PSE. Vous avez des conseillers en éducation, chez nous, il y a toute une série de personnels dont les rôles et fonctions s’apparentent aux leurs, mais avec d’autres vocables. Les syndicats jouent également un rôle prépondérant, puisqu’il s’agit d’une action transversale. Il n’est pas question qu’après acceptation du principe de mise en œuvre d’un dispositif « sentinelle », celui-ci soit récupéré par la hiérarchie scolaire. Le directeur d’établissement adhère, avec le comité local que l’on a mis en place, accepte la mise en œuvre d’un dispositif, mais ne le maîtrise pas, lui, en tant que hiérarchie. Il s’agit bien d’un système transversal où la femme d’ouvrage – que vous appelez ici, je crois, technicienne de surface –, le personnel technique, les chauffeurs, les employés de l’administration, les bibliothécaires… sont tous éligibles à la fonction de sentinelle sur base volontaire, une fois que l’on met en place le dispositif au niveau scolaire. Finalement, il n’y a que les élèves qui ne peuvent pas jouer le rôle de sentinelle dans le dispositif, vu leur âge, puisque chez nous, on entre dans le secondaire à 12 ans et l’on va dans les hautes écoles jusqu’à 21 ou 22 ans. Une clause prévoit l’assistance aux étudiants de la part du personnel éducatif, mais la réciproque n’est pas vraie. Nos sentinelles ont une entrevue de sélection. Nous leur demandons pourquoi elles se portent volontaires. Est-ce parce qu’elles ont été traumatisées un jour à titre personnel par un événement de vie ? Est-ce parce qu’elles ont en elles ce souci de l’autre, cher à Michel Walter ? – qui est brestois, que je rencontre fréquemment et qui m’entretient régulièrement du souci de l’autre… Cela demande à être sérié pour s’assurer que le profil de la personne, dans le face à face, sera jugé pertinent par l’équipe. Nous remettons également un autoquestionnaire à la sentinelle, qui permet de renforcer l’opinion que l’équipe va se faire. Une rencontre a également lieu avec les responsables de sélection pour clarifier les éléments sur la base du questionnaire. Une fois passé cet écueil de l’entretien de sélection, on en arrive à la formation proprement dite. Ce n’est pas un élément qui prend beaucoup de temps par rapport aux formations Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 103 traditionnelles : nos sentinelles sont formées sur deux demi-journées, soit un total de sept heures, par des binômes de formateurs. Les formations sont des formations accréditées par l’Association québécoise de prévention du suicide, qui maîtrise ce type de formation depuis un certain nombre d’années. L’approche expérientielle, au niveau de la formation, permet au participant, candidat sentinelle, de se rapprocher le plus possible du rôle et des actions qu’il aura à poser après la formation. En ce sens, nous expérimentons des jeux de rôle, des mises en situation, des discussions, des moments de réflexion sur soi. Lorsque la sentinelle sort de la formation, avec un processus décisionnel qui lui a été suggéré, nous ne la laissons pas tomber pour autant. Les groupes sont composés de six à douze personnes ; il y a deux formateurs, donc un binôme, et nous prenons ensuite en charge un soutien de ces sentinelles. Ce soutien prend la forme d’un suivi de « post-vention » qui leur est destiné, d’activités de formation continue ou de reconnaissance, parce qu’il est toujours utile de reconnaître en quelqu’un certaines qualités. Cela ne coûte rien et cela fait du bien… Il y a également des bulletins de liaison et du réseautage. Le réseau est essentiel. Sans réseau psychomédicosocial, pas de sentinelles. Il est inutile de tenter de ce type d’expérience en vase clos : c’est voué à l’échec. Vous me direz que ce que je vous décris est bien beau : votre principe de sentinelles, le contenu de la formation, le rôle de la sentinelle, l’influence des valeurs, le repérage des personnes, la vérification de la présence du risque suicidaire, la vérification de l’urgence, la transmission de l’information, l’accompagnement, la nécessité de prendre soin de soi… Mais est-ce que cela marche ? Je n’ai pas de preuve que cela marche, mais mes amis québécois, qui ont réalisé une évaluation sur la durée, m’ont dit qu’en tout cas, cela ne nuisait pas. C’est déjà une bonne nouvelle… Cela ne nuit pas et de plus, le Québec a réussi à diminuer son taux de suicide de manière très spectaculaire en dix ans, grâce entre autres à la mise en place de réseaux de sentinelles dans différents milieux. Mais grâce aussi à d’autres dispositifs. Je vous parlais de l’écoute téléphonique 24/24, 7/7. Il y a aussi des formations aux bonnes pratiques en intervention de crise pour les professionnels. Il est très important que les professionnels appréhendent de la même façon toute une série de phénomènes dans leur pratique, qu’ils mettent les mêmes mots sur les mêmes maux. C’est une nécessité évidente. La mobilisation dans les collèges est également un facteur important. Au Québec, cette mobilisation dans les collèges est systématique, par rapport aux sentinelles, et elle est appariée à la mise en place de dispositifs de promotion de la santé mentale positive. C’est une approche de la santé mentale où l’on parle positivement, où l’on est dans la résilience, dans l’estime de soi, l’affirmation de soi. Il s’agit d’une image assez éloignée de la conception un peu caricaturale que l’on a de la santé mentale. Et nous collaborons actuellement avec les Québécois à la mise en place, dans l’enseignement provincial, d’un dispositif de promotion de la santé mentale positive couplé à un dispositif Sentinelles. Lorsque l’évaluation sera disponible, je viendrai vous la présenter avec plaisir. Mon ami Jérôme Gherroucha, qui est dans la salle, n’a pas pu vous parler, faute de temps. Mais il pourra vous exposer plus clairement les projets d’école quand il viendra, dans deux ans – puisqu’il faut attendre deux ans, à moins qu’il soit invité avant –, évoquer le réseau Openado, chez nous, qui est plus spécifiquement dédié aux jeunes de 12 à 20 ans, le dispositif Sentinelles étant, lui, destiné aux jeunes et aux moins jeunes. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 104 Si vous avez des questions, n’hésitez pas à venir me voir : je suis là jusqu’à demain. Je rode dans les environs avec les organisateurs et ce sera avec plaisir que je vous répondrai, que je vous donnerai des liens, des informations. Je ne sais pas si nous sommes les seuls à le faire, mais nous sommes en tout cas les seuls à être accrédités pour dispenser les formations Sentinelles en prévention du suicide sur base d’une accréditation québécoise. L’essentiel est surtout d’être solidaires. Quelques mots pour finir : proximité, solidarité, redéploiement sont des termes très importants pour ces dispositifs. La démocratie participative également, dont vous êtes tous convaincus, sans doute, que c’est un élément majeur qui doit permettre de rendre au citoyen la place qui est la sienne dans la société. L’intergénérationnel est également très important dans un dossier Sentinelles. Et je terminerai en disant qu’il ne faut surtout jamais oublier ce souci de l’autre, qui fait l’essence de notre action et qui me permet d’être fier de pouvoir aujourd'hui être devant vous pour vous remercier du rôle que vous jouez tous les jours avec cette préoccupation de vos semblables. On sait que c’est naturel chez la plupart de citoyens et que cela nous aide à croire en un avenir où ces statistiques, qui sont toujours catastrophiques à notre niveau, qui le sont un peu moins en France, soient amendées par une action de proximité, une action d’écoute où clairement, les mots sur les maux vont permettre aux personnes isolées de franchir le pas, aux lesbiennes, aux gays et aux transsexuels de ne plus être stigmatisés ou harcelés, comme il en a été question ce matin… Des propos m’ont profondément émus, notamment au sujet de l’immolation d’un jeune, qui est présent ici. Nous rencontrons aussi chez nous, de plus en plus, des problèmes de cyberharcèlement qui ont comme conséquence des passages à l’acte. Et comme il l’a été dit ce matin, la souffrance d’une auto-immolation par rapport à la souffrance que l’on ressent quand on est harcelé, c’est finalement peu de choses. Je vous remercie pour votre écoute et j’espère n’avoir pas été trop brouillon, parce qu’en aussi peu de temps, il était difficile de creuser davantage. J’aurais pu passer quatre heures à vous détailler tous les éléments. Je n’ai pas eu l’occasion de le faire. Si vous en souhaitez plus : Cellule provinciale de prévention du suicide, e-mail : « [email protected] ». Nous avons une brochure destinée aux enseignants que je peux vous envoyer. Elle leur permet de poser les premiers gestes et de réagir immédiatement au cas où ils auraient des doutes au sujet de comportements d’élèves. Elle a été publiée et elle est téléchargeable sur le site, librement. Elle a été actualisée et est à votre disposition. Nous pouvons aussi venir vous la présenter dans les collèges et les lycées, si vous le souhaitez. Dominique Dahéron Merci. Deux témoignages personnels vont maintenant nous être présentés. Le premier est celui de Renaud Hantson, que vous avez peut-être vu sur scène avec Starmania, et qui va nous parler de sa propre histoire, de son propre vécu autour de l’addiction à la drogue. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 105 Addictions et showbiz : la descente aux enfers d’un artiste Renaud Hantson, auteur-compositeur-interprète, Paris Bonjour. Il est très stressant pour moi d’être ici. Les lunettes que je porte ne visent pas à faire « rock star » : ce sont des lunettes pour lire. Parce que le problème de la cocaïne, c’est qu’audelà de « défoncer la tronche », cela enlève des neurones et cela fait perdre la mémoire. Je vais donc utiliser quelques feuilles, juste pour me souvenir de ce que je voulais vous dire. Je n’ai pas du tout l’habitude de m’adresser à des professionnels, à des gens qui sont soit profs, soit médecins, surtout que je ne vois pas tellement ce que l’on peut dire de plus que ce qu’ont dit Laurent Karila, Alain Morel ou Philippe Jeammet… J’ai relevé, dans l’exposé d’Alain Morel, l’équation E = SIC. En anglais, « SIC », cela s’écrit avec un « K » en plus : « SICK », et cela veut dire : malade. Et moi, je me sens malade depuis dix-huit années. Je serai donc le vilain petit canard de ces journées sur le sujet, parce que j’ai rechuté à la fin août, après une rupture, alors que cela fait des années que je veux arrêter la drogue. J’ai compris très vite que je n’étais pas programmé pour me droguer : ma mère m’a bien élevé. Certes, je suis l’enfant d’un divorce… Mais il y en a plein. Je fais du rock depuis que j’ai 6 ans, je suis prix d’excellence de conservatoire – c’est toujours très chic à dire… Cela ne sert à rien, mais cela fait chic. J’ai dix albums solo, des participations dans Starmania, j’étais le chanteur fétiche de Michel Berger, qui disait que j’étais la plus belle voix de ma génération. Ça aussi, ça fait chic… Ensuite, j’ai joué James Dean dans La Légende de Jimmy, j’ai fait Notre-Dame-de-Paris, j’ai mes albums à moi, deux groupes de rock. Cela ne m’a pas empêché de croiser le chemin de gens… Ma maison de disque m’a mis au chômage, en 1995, en me disant que nous allions faire une année de break et revenir plus forts, alors que nous étions en plein succès. C’est arrivé deux ans après la mort de Michel Berger. Cela faisait dix ans que je refusais la drogue qui tourne dans le show business. Et là, je n’étais pas bien, je ne chantais pas, je « m’emmerdais ». Donc, je sortais tous les soirs, je buvais beaucoup – ce dont je viens de parler avec Laurence Cottet, qui interviendra après moi. Mais je n’étais pas addict à l’alcool. J’avais une consommation d’alcool festive. Je ne savais pas que j’avais cette propension à l’addiction avec la drogue. J’ai commencé à prendre de la cocaïne. Les deux premières fois, cela ne m’a rien fait du tout : ça m’a piqué le nez… Je me suis dit : « c’est vraiment de la merde… » La troisième fois, cela m’a fait une sorte d’effet sexuel. J’ai senti une espèce de « truc », comme ça… Cela fait dix-huit ans que je cours après cela, après cette sensation que j’ai eue la troisième fois. Avec de nombreux arrêts, de nombreuses rechutes. Je suis un cas d’école, parce qu’en fait, il y a une addiction au sexe et une addiction à la drogue, et une addiction à la musique, heureusement. Je voudrais témoigner pour vous dire que j’ai 50 ans, que je fais partie de cette génération à qui l’on disait : « la cocaïne, c’est pas grave. T’arrêtes quand tu veux, c’est une drogue psychologique. » Alors, à vous qui êtes profs ou médecins ou… je ne sais pas exactement ce que vous êtes, je me sens totalement en décalage avec ce qui a été dit depuis hier soir. Et en même temps, c’est pas mal, de casser le rythme et de faire autre chose. C’est ce que je fais dans un festival de musique et c’est exactement ce que je vais faire dans ce festival de prévention des addictions : je vais faire autre chose. Par contre, je ne sais pas où je vais… Mais on va y aller. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 106 Moi, ce qu’on m’avait dit, c’est que ce n’était pas grave, que c’était psychologique, donc, qu’on arrêtait super facilement. Non, non, non… C’est encore plus « galère ». Bien sûr, on n’est pas ferré physiquement comme avec l’alcool ou l’héroïne. Ce n’est pas complètement pareil. On risque quoi ? Une bonne dépression nerveuse, des crises d’angoisse, quand on arrête…, ce que j’ai fait X fois. Pourtant, j’ai été malade avec les trois alcools principaux. J’ai pris une cuite au whisky – au Chivas –, à RTL, pour fêter la sortie de mon premier album, quand j’avais 18 ans. C’était Satan Jokers, le groupe de hard rock avec lequel travaille Laurent Karila, qui a fait les textes des deux derniers albums des Satan Jokers – je le dis pour les fans du Hellfest, qui est juste à 50 kilomètres, et également, pour les non-fans que nous avons réussi à convaincre, tout à l’heure… Et ils sont nombreux, croyez-moi. Mais ils ne savent pas non plus pourquoi ils sont contre. Donc, nous n’avons pas eu de mal à les convaincre qu’en réalité, c’était bien. La vodka, c’était à Europe 1, deux ans après. Et j’ai fini avec le pastis. Le pastis se vomit moins que les deux autres. Je suis juste allé dégueuler une fois alors qu’avec les autres, j’ai vraiment vomi toute la nuit. Vis-à-vis de la drogue, un bassiste du groupe Satan Jokers est mort dans les années 1980 – j’ai formé ce groupe dans les années 1980 avant de le remonter et de le reformer en 2009 – parce qu’il avait pris vingt-cinq ans d’héroïne. Malgré cela, on se croit toujours plus fort que ce qui arrive aux autres. Quand je suis tombé sur le chemin de la cocaïne, la drogue, pour moi, cela évoquait surtout l’héroïne, la drogue qui s’injecte. Je me disais que c’était de la drogue dure, celle qui se pique par intraveineuse, ou qu’on peut aussi sniffer par le nez. Mais je pensais que ce n’était pas grave. Si, si, c’est grave. Je ne vais pas arrêter de le dire. Et malgré la mort de proches, dont celle du bassiste des Satan Jokers, la crainte n’est jamais assez grande, pour certaines personnes comme moi, qui ont pourtant une propension à l’addiction. Mais je ne le savais pas. On se sent toujours plus fort que ce que les autres ont vécu. Et on a tort. J’ai cédé en 1995, deux ans après la mort de Michel Berger. Sans être moralisateur, je voudrais avoir un discours qui est une espèce d’aveu. J’ai gaspillé de nombreuses années et aucun de mes doutes existentiels et professionnels n’ont trouvé une solution dans la drogue. Aucun. Tout ce que j’ai fait, c’est être absent des radars et laisser la place à des mecs qui chantent plutôt moins bien comme Pagny et Obispo. Vous ne direz pas que j’ai dit cela, bien entendu... Parce que j’aurais pu ajouter Calogero, aussi. Très souvent, les addicts ont à peu près les mêmes expériences, mais on ne met pas les mêmes mots sur le vécu et les sensations. J’ai écrit un premier bouquin. D’ailleurs, tout à l’heure, je ne servais à rien. J’ai fait de la figuration : comme je n’étais pas intervenu, mon bouquin n’intéressait absolument personne. Maintenant, je vais en vendre 300… J’ai écrit un deuxième bouquin, Homme à failles. J’ai écrit le premier, Poudre aux yeux, sous l’impulsion de Laurent Karila, avec qui j’ai fait un an de thérapie à Villejuif, là où il travaille. Nous en avons profité pour avoir une relation très fraternelle, ce qui contredit l’idée qu’il ne faut pas avoir une relation avec son psy. Nous avons eu une relation très rapidement fraternelle et, comme il le dit lui-même, de neurones miroirs, ce que je trouve très élégant et très beau. Et c’est assez exact, en fait. Sauf que lui, ne se drogue pas. Mais il connaît bien la question, quand même… En trois séances, il m’avait donné toutes les clés. Et j’avais remarqué quelque chose : derrière lui, dans son cabinet, à Villejuif, il y a une sorte de tableau avec un labyrinthe. Il est fait de traits de drogue, ce que l’on appelle des « rails ». Les rails, c’est ce qu’on sniffe. Des Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 107 rails de coke, comme dans Scarface, comme dans tous les films qui évoquent le sujet. Ce labyrinthe, on le regarde et on se demande comment en sortir. Il est écrit, également avec de la poudre : « au début, je pensais maîtriser et j’ai rien vu venir ». Je n’ai pas l’habitude de m’adresser à des professionnels ; je m’adresse plutôt à des étudiants ou à des enfants, à qui je pourris vraiment le moral, en fait. Je pense que je suis un assez bon exemple pour ne pas avoir envie de toucher à cette drogue que l’on dit « festive » et qui en fait, très rapidement, n’est absolument plus festive. Et pourtant, je vous dis cela à un moment de ma vie où le singe sur l’épaule est hyper présent. Hyper présent… Pour moi, émotionnellement, en étant là aujourd'hui, je ne me sens pas du tout un usurpateur ; je me sens complètement à risque. Vous parlez de cela et en vérité, cela peut me faire monter ce que l’on appelle un craving. Je vais rentrer à Paris et si ça se trouve, j’aurai envie de me défoncer. Ce n’est pas logique, vu que je connais tous les tenants et les aboutissants de cette drogue, que je sais que cela va dans le mur, que les cycles sont de trois heures et que donc, je vais mettre une éternité à sniffer. Et qu’en définitive, cela n’a plus de sens, pour moi ; aucun sens. Il faut bien expliquer aux jeunes générations que ce que l’on dit sur cette drogue et toutes les drogues de synthèse qui imitent la cocaïne, c’est vraiment une énorme merde. Parce que même si l’on dit que c’est quelque chose de psychologique, jusqu’à preuve du contraire, c’est tout de même notre cerveau qui dirige le reste. Les médecins en ont beaucoup mieux parlé que moi. Il y a toujours une partie de mon cerveau qui se souvient de la super entrecôte / frites que j’ai mangée un jour à l’Hippopotamus – pour donner un exemple de restau nul… mais où c’est quand même très bon : pour manger de la viande, c’est sympa… Et il y a une partie de mon cerveau qui, au-delà de l’entrecôte / frites, se souvient d’un truc absolument redoutable, c’est qu’en 1995, il a découvert une sorte d’excitation physique avec la drogue, avec la coke. Cette partie de mon cerveau se trouve je ne sais pas où. Karila nous l’expliquera avec des croquis et de beaux dessins, qui n’ont d’ailleurs pas suffi, au début, à m’écœurer de la chose. Lorsque je suis allé voir Laurent en thérapie, il m’a dit : « pour toi, je vois un truc très simple : un arrêt complet ». C’était la première séance de thérapie que je faisais à Villejuif. Je lui ai dit : « ah non, mais ça, c’est pas possible ! Ça va pas être possible ! » Au bout d’un moment, j’ai compris qu’en fait, il fallait pour moi une réduction des risques. C'està-dire que vous avez affaire à un survivant, qui a pris des quantités de poudre, parce que je suis chanteur. Alors, c’est facile : il faudrait que je change de métier pour ne pas avoir affaire à cela. Il va falloir que j’apprenne, dans les années qui viennent, à verrouiller l’entourage. C'est-à-dire à dire aux gens avec qui je travaille parfois : « s’il te plaît, ne m’en parle plus. Ou ne le fais pas devant moi, parce que cela va me donner envie. » C’est pour cela que j’ai autant d’admiration, et je l’ai dit tout à l’heure à Laurence, pour les gens qui arrêtent la clope, qui arrêtent la cigarette ou qui arrêtent l’alcool. Parce que pour l’alcool et la cigarette, il y a un dealer tous les deux cents mètres. Alors que pour moi, c’est compliqué. Sauf que le problème, c’est que quand tu fais musicien, non, ce n’est pas compliqué. Parce que pour les gens de ce métier, c’est d’une banalité absolue. Quand ils font un apéritif, ils boivent un coup mais sur un coin de table, ils vont faire un rail de poudre. Ben ouais, c’est normal, on est dans le show business ! Et moi, comme un con, j’ai trouvé ça normal. Et en fait, ce n’est pas normal. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 108 Voilà. C’était le discours d’un survivant. Je pourrais vous dire quelques petits trucs dans le désordre. Déjà, je suis très fier de ce que nous avons fait avec Laurent Karila, du travail que nous avons fait avec le groupe Satan Jokers. Je voudrais remercier également la dame de la Mildt qui est là, la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, qui a validé notre projet. C’est un album d’un groupe de hard rock – c’est pour ça qu’avec Laurent, nous n’arrêtons pas de se faire ça : Hellfest… –, qui s’appelle AddictionS, que je ne saurais que trop recommander si vous en avez marre que vos enfants écoutent du rap et si vous voulez qu’ils écoutent de la vraie musique. Quelques conneries, dans le désordre. La prévention, je crois que c’est ce qui me donne la force de me lever tous les jours, aujourd'hui, avec la musique, bien entendu. Faire de la prévention… Sans aucune critique, avec tout ce qui a été dit, que j’ai trouvé admirable… Je suis fan de monsieur Jeammet et de monsieur Morel. Mais fan ! J’ai bu leurs paroles, je me suis délecté de ce qu’ils ont dit. Je trouve qu’ils sont tellement dans une espèce de justesse émotionnelle, d’explication admirable de ce qu’est l’addiction. Mais la prévention, c’est aussi ce qui me donne la force de me lever, maintenant. Je fais un métier que j’aime passionnément mais il paraît que quand on est passé près de la mort, l’envie de vivre se décuple. En fait, moi, à chaque fois que j’ai pris de la poudre, je ne me suis pas rendu compte que je risquais ma peau. Parce que c’était lourd, ma consommation. C’était juste deux ou trois fois dans la semaine. C’est cette espèce de truc un peu festif que l’on fait au début. On se dit : « c’est le week-end, c’est pas grave… » C’est comme les gens qui boivent un coup le week-end. Ils se mettent minables et puis ils se disent : « bon, ça va… Je vais conduire ma bagnole, je vais rentrer de boîte, je suis raide défoncé à l’alcool, mais ça va… C’est le week-end ! » Moi, j’ai commencé comme ça. Le problème, c’est qu’après, comme je voulais être sûr d’avoir de la came pour le week-end, j’allais en acheter en milieu de semaine. Et puis j’avais envie de vérifier ce qu’il y avait dedans. Alors, ce n’était plus que le week-end : c’était aussi à la moitié de la semaine… Et comme j’avais fait une grosse entaille à la moitié de la semaine, il fallait j’aille en acheter pour le week-end. « La drogue », comme dirait un grand philosophe qui s’appelle Jean-Claude Van Damme, « c’est pas bien, la drogue ». Je ne sais pas si j’imite très bien l’accent belge, mais moi, j’ai vu Van Damme faire un truc extraordinaire. On a compris que le mec avait vécu des blackouts. Moi, j’ai été dix-huit ou dix-neuf ans en dehors des médias. C’est pour ça que je vous ai dit que j’avais laissé la place à d’autres. C’est eux qui gagnent du pognon, mais le meilleur, c’est moi. Van Damme a dit un truc assez marrant. Quand il parle de ses années de fuite en avant, il dit : « la drogue, c’est pas bien, la drogue… » Je trouve qu’il n’y a rien de mieux. Ça résume tout. C’est vrai : la drogue, c’est pas bien, la drogue. Il a raison. Moi, je suis pour Van Damme au pouvoir… Tout ça pour dire que je suis arrivé à ce constat : à un moment, j’ai pensé que rien ne remplacerait la cocaïne, pour moi, et que c’est pour ça que ce genre de substance existe. Parce qu’on ne peut pas la remplacer, justement… On sait qu’on se fait du mal, mais on continue quand même. Ça, c’est vraiment la base de l’addiction. Et j’ai compris que j’étais malade. Et je boucle la boucle pour dire que E = SIC mais que si on l’écrivait : E = SICK et non pas SIC, ça voudrait dire : E = MALADE. Ce que je veux faire passer, quand je parle de ça, c’est que c’est une maladie. Et je me sens malade, des fois. Et c’est cyclique. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 109 Laurent m’a dit : « il y aura des rechutes, il y aura des faux pas… » Ouais, mais ça fait chier, quand même. Quand ça fait déjà plusieurs années… Parce que c’est le deuil qui est compliqué à faire. Le deuil de se dire : « je ne connaîtrai plus cette espèce de petite excitation… Par quoi je vais remplacer ce bordel ? » Et pourtant, je récupère toutes les merdes qu’on peut récupérer quand on a fait dix-huit ans de connerie avec le nez : il y a de la végétation, je fais de l’allergie. Il y a une clim dans une chambre d’hôtel, je suis malade le lendemain. Je donne des cours de chant dans mon école, à Paris, les mercredis et vendredis. Quand quelqu’un est malade, je chope la maladie à la puissance 10 000. C'est-à-dire que j’ai absolument violenté toutes mes voies respiratoires pendant dix-huit années. Et pourtant, je suis chanteur… Par contre, croyez-moi, quand je chante, ça ne s’entend absolument pas. J’ai récupéré, en termes d’émotion et en termes de technicité, une force que je n’avais pas avant. C’est peut-être l’énergie du désespoir… Je n’en sais rien… Moi, au contraire du désespoir, j’ai envie de donner de l’espoir à tous les addicts qui ont pu lire mes bouquins ou à tous ceux qui peuvent écouter l’album AddictionS, ou aux gens qui sont là – bien que là, je ne pense pas qu’il y ait grand-monde à risque, ce qui me dérange. Parce que j’ai plus l’habitude de parler à des gens que j’essaie de prévenir… Je vais m’arrêter là. C’était pas mal… ? Dominique Dahéron Merci, Renaud Hantson, pour ce témoignage… Et la prochaine fois, vous viendrez chanter ici… Autre témoignage, celui de Laurence Cottet. Laurence Cottet était ici hier soir. Elle a témoigné devant les familles, elle a parlé d’alcoolisme précoce, de l’alcoolisme qu’elle a connu, très jeune. Aujourd'hui, elle nous parle de l’alcool au féminin : de l’alcoolisme mondain à l’alcoolisme tout court. Laurence Cottet, pouvez-vous nous dire comment tout cela est arrivé ? Alcool au féminin : de l’alcoolisme mondain à l’alcoolisme tout court Laurence Cottet, ex-dirigeante d’un grand groupe français, Crest Avant de commencer mon témoignage, je veux vraiment remercier Renaud de nous avoir parlé avec des mots aussi simples et si sincères, de reconnaître qu’il a replongé en août. Ce n’est pas facile. Ce n’est pas facile de le dire. Merci, Renaud, parce que quand on est malade, et j’insisterai sur ce terme de « maladie », qu’importe le produit. Lui, c’est la cocaïne. Moi, c’est l’alcool, mais je le cumulais avec la cocaïne, avec la nourriture, parce que j’étais boulimique – c’est une autre forme d’addiction… Il n’est pas facile de reconnaître cela et replonger fait partie du cheminement. Alors, merci, Renaud pour ta sincérité. J’ai relevé dans ton propos trois points communs avec mon parcours et une différence. Le premier point commun, c’est que nous ne savions pas, tous les deux. Nous avons le même âge : 50 ans pour toi, 52 ans pour moi. Nous ne savions pas. Nous n’avons pas été prévenus. Nous avons eu une enfance agréable, et je ne me souviens pas que dans mon cadre familial, Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 110 mais également à l’école et ensuite, en fac, je ne me souviens pas que l’on m’ait dit : « attention, l’alcool, ça peut être dangereux ». On ne me l’a pas dit. Le deuxième point commun, c’est l’âge ; j’en ai parlé. Le troisième, c’est le terme de « galère », que tu as employé. Effectivement, quand on est malade par rapport à un produit, quand on est addict, on est dans la galère. La différence, par rapport au témoignage de Renaud, c’est que j’ai cette très grande chance de pouvoir vous dire : je suis alcoolique, abstinente depuis cinq ans. Je ne suis pas à l’abri d’un faux pas. Je prendrai l’exemple de ce midi. Nous avions un cocktail très sympathique, très chaleureux – merci à la ville d’Ancenis… La première chose que je vois, lorsque j’entre dans la salle de restaurant, c’est la bouteille de vin. Je suis alcoolique et je resterai toujours fragile. Comment suis-je devenue alcoolique ? Hier soir, j’ai témoigné et j’ai longuement insisté sur mon enfance, mon adolescence. J’irai d’ailleurs plus vite là-dessus. J’ai commencé à boire à 15 ans, dans des groupes de jeunes, pour faire pareil que d’autres. Sauf que j’étais la « tchiotte », que j’étais mal dans ma peau, mal dégrossie. Et je buvais, voilà. Je trouvais cela très doux, très sucré… Mon cortex préfrontal n’était pas formé et donc, l’alcool pénétrait plus vite mon cerveau. Mais tout cela, je ne le savais pas. Et je labourais le terrain du cerveau à la dépendance, plus tard. Je commence vraiment à boire de manière excessive à l’âge de 25, 26 ans. Je fais un beau mariage, dans le beau monde et parallèlement, j’ai une belle carrière professionnelle. Très vite, je tombe dans l’excès, avec mon mari. L’excès, je pense que beaucoup comprendront, c’est cinq à six verres ; c’est mondain, c’est festif, c’est culturel. C’est chouette, on fait la fête… On ne conçoit pas de faire la fête sans alcool. Je suis dans l’excès jusqu’à 35 ans. J’ai le vin extrêmement gai, donc j’amuse la galerie. Par contre, j’ai mon mari, qui est toujours là pour me cadrer. Jusqu’au jour où il n’est plus là. Je le perds à 35 ans, des suites d’un cancer, en quatre mois de temps. J’ai cette douleur extrême que cause la mort, ce vide affectif, cette tendresse. Et ce deuil, je le gère mal. Je m’enferme et très vite, je descends à la cave – Pierre était un homme de la Loire et vous avez de très bons vins… J’ouvre une bouteille, la plus belle, la plus jolie, pour moi toute seule. Et je trouve là le meilleur pansement, le plus facile que l’on trouve sans ordonnance, pour soigner ma souffrance. De 36 à 48 ans, je tombe extrêmement vite de l’excès à la dépendance. Pendant dix ans, je suis tous les soirs – je vous le dis droit dans les yeux – étendue, ivre, aux alentours de 20 h. J’aborde maintenant l’alcoolisme féminin, à col blanc, celui que l’on cache. Surtout lorsque l’on est une femme. Parallèlement à cet alcoolisme solitaire, puisque je suis chez moi, seule, dans le deuil, j’ai une carrière professionnelle. Je gravis les échelons : je suis rédacteur, responsable, directeur, secrétaire général et là s’ouvrent à moi, le midi et le soir, les repas d’affaires, les voyages professionnels, les nuits d’hôtel interminables, les cocktails… Je ne maîtrise plus rien. S’additionne donc à mon alcoolisme solitaire, chez moi, celui, professionnel, et très vite, en tant que femme – je suis dans un milieu d’hommes, le BTP –, on me repère. On me repère parce que je suis une femme et qu’une femme qui boit, c’est différent, par rapport à un homme. En tout cas, c’est la vision que moi, j’en ai ; mais je sais que cette vision est partagée par d’autres. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 111 La femme qui boit, qui boit trop, ce n’est pas beau : c’est la « pochetronne ». Cela se marie d’ailleurs avec autre chose : souvent, une femme qui boit, c’est aussi une femme facile. L’image est donc différente. La deuxième différence est que très souvent, la femme cumule l’alcool avec d’autres drogues. Moi, je l’ai cumulé avec le tabac, avec les médicaments psychotropes et avec la nourriture. J’étais boulimique, anorexique : je faisais le yo-yo. Cela fait beaucoup… La femme, très souvent, cache aussi un fond dépressif. Mais d’après ce que l’on m’a dit, il me semble que pour l’homme, c’est à peu près pareil. Mais surtout, la femme comme cette image n’est pas belle, se cache. Elle se cache beaucoup plus qu’un homme et donc, son alcoolisme, finalement, elle le termine seule. Tôt ou tard, à mes oreilles, il me revient : « dites donc, Laurence, c’est une professionnelle, mais… qu’est-ce qu’elle boit ! » Tôt ou tard, cela vous revient. Et dans ce contexte professionnel, où il y avait peu de femmes au niveau de responsabilité qui était le mien, on commence à jaser. Là, je me dis : attention ! Il faut maintenant que j’arrive, en public, à arrêter cette main qui part sur ce verre, et que je ne maîtrise plus puisque je suis droguée. Mais je ne le sais pas, que je suis droguée. Je suis encore dans le déni, par rapport à ce que je suis. J’arrête à maîtriser cette main au bout de la cinquième, sixième coupe de champagne ou autant de verres de vin. Ce n’étaient jamais des alcools forts. Cela me rassurait mais finalement, c’est pareil : c’est de l’alcool. Au bout du cinquième ou sixième verre, je me commandais un taxi, parce que j’étais tout de même lucide : il ne fallait pas que je prenne ma voiture de fonction – quoique, comme tous les alcooliques, j’ai pris des risques insensés, notamment pour la sécurité des autres… Je me faisais ramener chez moi et je terminais mon ivresse seule, dans ma salle à manger. Je suis alcoolique. Je suis alcoolique de 36 à 48 ans. Je perds tout. Mes amis… Je n’ose pas en parler. Il est impossible pour moi d’en parler ; et c’est la plus grande difficulté que j’éprouve. Je perds ma famille, une grande partie de ma famille, parce que c’est comme ça. Et le 23 janvier 2009, devant 650 personnes, en pleine cérémonie des vœux, dans un très grand groupe de BTP – j’étais secrétaire général –, je m’effondre, ivre morte. Renaud, je reviens à toi : j’ai touché le fond. Trois jours plus tard, je suis licenciée. Tous les ingrédients sont là pour un licenciement. Je perds donc tout. La dernière chose à laquelle je me raccrochais, c’était mon travail. Et j’ai tout perdu. Mais avec le recul, j’ai tout perdu, sauf la vie. Je suis encore vivante. Dominique Dahéron Justement, qu’est-ce qui fait que vous êtes là ? Qu’est-ce qui fait que vous avez pu vous en sortir ? Laurence Cottet Nous avons un autre point commun – et nous allons revenir à Laurent Karila, qui est là. Le 23 janvier à 12 h 30, je m’effondre. Et deux mois avant, très consciente de ce que j’étais, je n’en pouvais plus ; je voulais me faire hospitaliser. J’appelle le centre de Villejuif. Je pense que j’étais ivre… Mais je demande un rendez-vous avec le docteur K., le docteur Karila. Je tombe sur une secrétaire qui me dit : « il y a deux mois d’attente… » Et l’on me donne un rendez-vous le 14 février à 14 h. Je m’en souviendrai toute ma vie parce que j’ai dit à la Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 112 secrétaire : « mais qu’est-ce que je vais faire, pendant ce temps-là ? » Elle m’a répondu : « Madame, je ne peux rien... Je vous souhaite bien du courage… » Le 23 janvier, quelques jours avant le rendez-vous du 14, je perds tout. Laurent Karila arrive trop tard… Il n’empêche que ce n’est pas grave, parce qu’aujourd'hui, il est là. J’en parlerai plus tard. Finalement, le 23 janvier, je m’effondre et le 24 janvier, je fais une rencontre, à 19 h. Je n’ai pas envie de trop la décrire, parce que j’ai écrit un livre, Le Livre à écrire. J’ai pris un pseudonyme : Constance Larsen. J’ai pu le remettre tout à l’heure à certaines personnes. Pourquoi ai-je pris un pseudonyme ? Parce qu’à l’époque, j’avais honte de ce passé. Je me suis dit que j’allais l’habiller un peu. Mais en fait, non. C’est Laurence Cottet qui vous parle. Aujourd'hui, je n’ai plus honte. Qu’est-ce qui fait qu’aujourd'hui, je suis là, vivante, abstinente ? C’est que je n’ai pas honte de ce que j‘ai été. Et je reviens à l’humilité de Renaud, de nous dire : « voilà, j’ai replongé ». Parce que cela peut m’arriver, à moi, demain. Il faut que vous le sachiez, vous qui êtes des professionnels. Il faut que vous sachiez que l’on arrive à un stade de la maladie, qu’importe le produit, qu’importe l’addiction, où ce n’est plus une question de volonté. On est tout simplement malade. Et ce sont des médecins comme monsieur Morel, monsieur Pommereau, et j’en oublie, bien sûr, qui nous expliquent, avec des mots simples : « vous n’êtes pas responsable. Vous avez le droit d’être écoutée, vous n’avez pas à être jugée. On va vous soigner. » J’ai donc cette chance d’avoir fait cette rencontre, le 24 janvier à 19 h. Après, j’ai été prise en main par un médecin et aujourd'hui, je suis un nouveau personnage. Je me suis reconstruite. Au bout de trois ans, grâce à ce livre thérapeutique, Le Livre à écrire, j’ai posé des mots sur des maux. J’ai prêté serment en tant qu’avocate, il y a deux ans. J’ai fait beaucoup de bénévolat comme avocate, puisque je suis de formation juridique, au départ. Et plus j’avançais dans mon nouveau métier, plus je me disais : ce n’est pas ça… Je n’ai pas envie de faire ça… J’avais un autre désir, celui de me positionner beaucoup plus dans l’aide à la personne et de témoigner à visage découvert, sans honte, avec beaucoup de sincérité, de dire que cela peut arriver à tout le monde. Ce n’est pas une question de milieu, de culture, d’intelligence. Cela m’est arrivé. Aujourd'hui, il est temps de parler beaucoup plus de l’alcoolisme, qui se trouve partout, à tous les coins de rue. Je le fais pour les femmes, parce que je me suis rendu compte qu’une femme se cachait beaucoup plus qu’un homme. Je le fais pour les jeunes, parce que je me rends compte aussi que moi, en tant qu’ado, je n’ai pas été prévenue, mais surtout qu’aujourd'hui – d’autres en ont parlé –, avec le binge drinking, les jeunes jouent à cette dépendance à l’alcool, sans se rendre compte que cela peut être une vraie drogue. J’ai donc changé de métier. Qu’est-ce qui fait qu’aujourd'hui, je suis vivante ? – mais c’est une nouvelle vie, vous l’avez compris, sans alcool… C’est tout simplement parce que je n’ai plus honte, que j’ai fait les bonnes rencontres et que je sais que si, un jour ou l’autre, j’ai une tentation – c’est une fraction de seconde… –, j’ai des numéros de téléphone, et Laurent Karila est là, et d’autres. Heureusement qu’il y a des gens comme vous, et je m’adresse là à tout ce public, à tous ces travailleurs sociaux, ces assistants… Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 113 Dominique Dahéron Tout le monde a un rôle de sentinelle, comme nous le disions tout à l’heure pour le suicide. Les sentinelles face à l’alcool, les sentinelles face à la drogue… Il faut avoir des gens autour de soi pour veiller sur chacun, être un samaritain. Laurence Cottet Oui, et qu’importe la drogue : la personne droguée ne peut pas s’en sortir seule. Ce sera mon mot final. Merci, donc, à tous les métiers médicaux, les psys, tout ce que je ne suis pas, finalement : une personne droguée ne peut pas s’en sortir seule. Et la première chose à faire avec une personne en souffrance – chaque drogué a sa propre histoire –, c’est de ne pas la juger et d’être là, comme un bon samaritain. Dominique Dahéron Merci pour ce témoignage. Nous allons maintenant passer la parole à Thomas Risch, qui est auteur et réalisateur de documentaires de télévision. Il travaille notamment pour Canal + et a réalisé un reportage qui s’appelle : Hors-jeu, carton rouge contre l’exclusion et les addictions. C’est une thématique que vous avez abordée avec ce reportage et qui vous a permis d’aller à la rencontre de l’addiction. Je vous laisse nous dire comment s’est fait ce reportage et ce que vous ressenti, ce que vous avez vu et ce que vous avez voulu faire passer à travers ce document. Hors-jeu, carton rouge contre l’exclusion et les addictions Thomas Risch, auteur et réalisateur de documentaires de télévision Bonjour à tous et merci de votre accueil. Je tiens à remercier Laurence et Renaud pour leur témoignage. Mon métier, c’est cela : c’est recueillir des témoignages et les transmettre à un maximum de personnes à travers les documentaires que je réalise. Je vais essayer de vous expliquer ma démarche, car j’ai réalisé trois documentaires assez spécifiques sur les conditions de l’exclusion. Mon histoire avec ces sujets a démarré grâce au foot, parce que je suis un drogué de foot. Un jour, en lisant L’Équipe, je vois qu’une équipe de France de football part à Copenhague jouer une coupe du monde de football qui s’appelle la Homeless World Cup. C’est la coupe du monde des personnes sans abri. Plus largement, c’est la coupe du monde des personnes qui sont exclues. Cette coupe du monde a été créée en 2001 par un entrepreneur social qui s’appelle Mel Young. C’est un Écossais qui était avec des amis, des travailleurs sociaux du monde entier et qui cherchait un langage commun à tous ces exclus du monde entier. Il s’est dit que ce langage commun, c’était le football. J’ai donc voulu réaliser un documentaire sur cette coupe du monde et plus particulièrement, sur cette équipe de France. C’était dix ans après la victoire de la Coupe du monde, en 1998, et avant de tourner le documentaire, j’avais trouvé le titre. C’était non pas Les Yeux dans les Bleus, mais Du bleu dans les yeux. Je me suis donc mis en tête de faire un portrait en immersion, avec cette équipe de France des personnes sans abri. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 114 J’ai pris contact avec le collectif Remise en jeu, qui coordonne différentes associations à travers la France et qui a un championnat de France de football pour la réinsertion. Le travailleur social m’a convoqué en me disant que j’avais rendez-vous samedi matin avec cette équipe de France. À l’époque, quand j’ai fait ce film, j’avais exactement le même âge que tous ces joueurs, mais nous étions complètement différents. Eux étaient à l’écart, moi, j’entrais dans la vie professionnelle. Nous avons mis du temps, nous avons appris à nous connaître et j’ai effectué ce que l’on appelle un travail de repérage. Je me suis rendu compte que tous ces joueurs avaient deux points communs : celui de ne pas avoir de domicile fixe et celui d’aimer le football, comme moi. Mais rapidement, en discutant avec eux, je me suis rendu compte qu’il existait d’autres problèmes, notamment liés à l’addiction à différentes drogues, à l’alcool, et je me suis mis à l’écoute de ces cinq joueurs. J’ai participé pendant deux semaines à cette coupe du monde des personnes sans abri. L’idée est vraiment de donner un but à ces joueurs, de leur donner un objectif. Un travailleur social m’a tout de suite mis en garde en me disant : « Thomas, il y a une chose importante que tu dois prendre en compte, quand tu vas faire ce documentaire : c’est la question du regard. » Mel Young a eu cette idée de mettre un maillot de foot à ces personnes en difficulté et peut-être qu’ainsi, le regard des autres changerait sur ces personnes. Je n’en dirai pas plus sur ce documentaire. Je vous invite à regarder un teaser de cinq minutes, qui résume un peu ce film. Projection du teaser du documentaire. Dominique Dahéron Reportage émouvant, parce que ce besoin de reconnaissance, cette envie de reconnaissance et d’un regard différent porté sur eux est vraiment très touchant. Thomas Risch Merci. C’est ce que je dis à la fin : nous ne sommes vraiment pas différents. C’est ce que j’ai compris dans les différents témoignages que j’ai entendus ici : nous sommes tous égaux face à la drogue et nous sommes tous susceptible, un jour ou l’autre, de tomber, parce que c’est une maladie. Parallèlement à cela, à la suite de ce premier documentaire, nous avons continué ce travail avec Jérôme Mignard, nous avons continué ce travail sur la coupe du monde des personnes sans abri. Nous avons réalisé un documentaire un peu plus ambitieux pour Canal + en suivant cinq équipes à travers le monde, avec chaque fois des thématiques d’exclusion différentes. En France, nous avons suivi un jeune addict au cannabis, qui vit dans un foyer et qui essaie de se reconstruire à travers le football. Nous avons suivi une joueuse argentine, qui s’appelle Erika, qui est exclue parce qu’elle est homosexuelle. Nous avons décidé de suivre un Palestinien, qui vit dans un camp au sud du Liban, qui s’appelle Ayman, et nous avons également suivi un joueur japonais qui, lui dort dans la rue. Nous avons essayé de raconter qu’il y avait différentes formes de précarité, différentes formes d’exclusion. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 115 Aujourd'hui, je reviens tout juste d’un tournage en Tanzanie, où nous avons filmé des héroïnomanes pour France Ô. Je me rends compte que je commence tout doucement un travail sur cela, les dépendances, pour essayer de faire un constat sur le long terme. Dominique Dahéron Est- ce que ce vous avez entendu depuis hier, tous les témoignages, les expériences des professionnels, cela recoupe ce que vous avez vu auprès de ces jeunes ou de ces moins jeunes ? Thomas Risch Tout à fait. Ce qui ressort de tout cela, c’est que toutes les méthodes marchent dès lors que l’on est en phase d’écoute. J’ai l’impression que quand les professionnels que vous êtes, vous êtes en phase d’écoute et que vous prenez conscience des difficultés des autres, il est plus facile de trouver des solutions. Dominique Dahéron À condition de ne pas juger, là non plus. Il faut avoir un regard bienveillant et une écoute. Thomas Risch Exactement. Et se dire que nous sommes tous susceptibles d’être dans cette situation. Dominique Dahéron Merci, Thomas Risch, pour ce témoignage et cette expérience. On a hâte de voir vos prochains reportages. Nous enchaînons avec d’autres sessions plénières sur les nouveaux consommateurs, les nouveaux marketings. Nous allons là parler très concrètement, nous allons pouvoir faire notre marché. C’est notre directeur commercial, Laurent Karila, addictologue, psychiatre, qui va évoquer cela. Hier soir, il nous a déjà parlé de ces différents produits que l’on trouve, notamment des produits que l’on trouve véritablement dans les supermarchés, puisque nous allons parler de drogues qui contournent la loi comme les sels de bain, le cristal… Nous allons en découvrir certains. Laurent Karila va nous parler de ces drogues assez étonnantes et même, stupéfiantes… Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 116 Session plénière 3 Nouveaux consommateurs, nouveaux marketings : passeport pour les néo-addicts Sels de bain, Spice, cristal : ces drogues qui contournent la loi Laurent Karila Après le heavy metal, je remets mon habit de docteur… Je vais vous parler maintenant des drogues de synthèse. Ces nouvelles drogues de synthèse sont un nouveau paysage dans les addictions et un nouveau thème sur lequel je travaille depuis maintenant deux ans, deux ans et demi, avec l’émergence de produits qui ressemblent aux drogues que l’on connaît habituellement : le cannabis, la cocaïne, les opiacées… Toutes les drogues que l’on connaît sont maintenant synthétisées et vendues sur Internet. Des arrêtés ont été prononcés en France sur l’illégalité de certains produits, mais cela n’empêche rien du tout. Ces drogues ont différents noms. On les appelle – c’est un peu hypocrite – les « euphorisants légaux » ou les « euphorisants végétaux », ou des produits pour la recherche chimique ou des sels de bain ou de l’encens. C’est vendu sur des sites Internet, à l’étranger. Et il y a eu une percée considérable dans le marché depuis 2008. Nous ne sommes pas dans un phénomène d’épidémie, avec ces produits, mais nous avons vu de plus en plus de cas arriver en consultation de patients qui consomment des drogues que l’on connaît et ces nouvelles drogues de synthèse. Surtout, ce qui fait que c’est un nouvel élément dans le marché des addictions, c’est que cela implique toutes les nouvelles formes de technologie, notamment Internet, le darknet et les réseaux sociaux, mais de manière illégale : de faux réseaux sociaux, en fait. Plus de 150 produits ont émergé, qui sont repérés : il y a des systèmes de surveillance plutôt efficaces. En 2009, 24 nouvelles substances ont émergé, 41 en 2010, 49 en 2012… Ces nouveaux chimistes en herbe font du business, via des sites Internet, et produisent de plus en plus de drogues. Les deux tiers des drogues de synthèse sont représentées par ce que l’on appelle les cannabinoïdes et les cathinones de synthèse. Les tendances sont le milieu festif – cela reste donc toujours sur le même créneau. Des magazines spécialisés et des sites de vente en ligne font la promotion de certains types de produits. Nous avons aussi des retours d’analyses des eaux usées qui permettent de savoir ce que les gens consomment. Il y a donc clairement un nouveau marché et la loi a été contournée initialement. En effet, avant que certains arrêtés soient prononcés, ces produits étaient complètement légaux. Ils sont essentiellement produits en Chine et en Inde, mais aussi dans d’autres pays. Ils sont surtout vendus sur Internet. On les retrouve, par exemple en Hollande, dans des headshops, des magasins qui vendent des produits légaux végétaux, ou dans des magasins qui vendent des accessoires pour consommateurs de cannabis. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 117 Les cathinones et cannabinoïdes de synthèse représentent l’essentiel de ce marché. Cela a été mis en avant par le système d’alerte européen, en 2005. Une multitude d’autres drogues circulent, qui miment les effets de drogues que l’on connaît comme les opiacées, la cocaïne, le LSD, la kétamine… On retrouve tous les produits. Les cannabinoïdes de synthèse font l’objet d’un vrai marketing. Ils sont conditionnés dans des sachets métalliques, avec de petits noms de rue, de fête, comme Spice, par exemple. Ils sont exposés dehors, en devanture des magasins, en Hollande, et vendus comme encens d’herbe naturelle. Il est bien précisé, sur les sachets : « Not for human use ». On ne consomme donc pas cela chez l’homme mais finalement, on peut l’avoir sur Internet ou dans les magasins. Et les consommateurs l’utilisent comme substitut de cannabis. Les consommateurs de cannabinoïdes de synthèse sont des personnes qui connaissent les produits. Sur Internet, par exemple, vous pouvez acheter du K2. Vous cliquez sur « buy now », vous indiquez la quantité que vous voulez… C’est moins cher que le cannabis et les effets sont similaires à ceux du cannabis : l’euphorie, l’empathie, la sociabilité… C’est anxiolytique, relaxant, stimulant. Et on constate une tolérance croisée avec le cannabis. Mais ce type de produit ne contient pas de THC [tétrahydrocannabinol]. Il en mime les effets, mais il n’a aucune trace de THC. Les effets indésirables sont identiques à ceux du cannabis. Parmi les plus indésirables, on peut citer la paranoïa, des états délirants et des crises d’épilepsie. Les cathinones de synthèse sont dérivées du khat, qui est une feuille que l’on mâche au Yémen ou dans certains pays d’Afrique. C’est un stimulant alcaloïde dont les propriétés ressemblent beaucoup à celles des amphétamines ou dans la cocaïne. Il est dérivé d’un produit qui s’appelle l’éphédrine, qui est une base de médicament pour les sprays nasaux, par exemple, lorsque l’on a un rhume. Et cela a été appelé « euphorisant légal ». Ce terme est complètement inadapté. Avant l’arrêté de 2012, en France, on pouvait acheter toutes les cathinones de synthèse que l’on pouvait sur Internet, sauf la méphédrone. Vous pouvez en acheter soit sous forme de boule pour vos sels de bain – initialement pour votre bain – ou pour faire de la recherche en chimie – il est bien connu que tout le monde fait un peu de recherche en chimie… –, soit sous forme d’encens pour votre appartement, votre bureau, etc. Il y a une pléiade de noms en « one » dont le chef de file est vraiment la méphédrone. La méphédrone est une drogue qui a fait du bruit, en 2010. C’est vraiment à partir de ce moment-là qu’il y a eu une petite agitation dans les services spécialisés, où l’on a vu arriver des gens qui en consommaient. Un point important à signaler est que les premiers à avoir agité l’étendard des nouvelles drogues sont plutôt la communauté gay, qui a expérimenté le retour de la voie intraveineuse, qu’ils appellent « slam » au lieu du « fix ». Et ils disaient bien qu’ils prenaient de la méphédrone en se l’injectant par voie intraveineuse lors de parties uniquement sexuelles. Cet indicateur était bien réel. Ensuite, un panel de différents profils de consommateurs a émergé. Le problème de ces drogues de synthèse est que certes, elles ressemblent aux drogues que l’on connaît, mais que l’on a très peu d’informations sur la composition de ces produits et leur retentissement sur la santé. Ceux qui prennent des cathinones de synthèse connaissent les produits et recherchent des effets stimulants : l’euphorie, l’empathie, l’augmentation de la sociabilité… Ils sont utilisés à visée sexuelle et l’on a vu récemment émerger des patients qui consommaient ces produits comme dopants, pour augmenter leurs performances au travail. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 118 Les dégâts que cela produit sont visibles à très court terme, parce qu’ils consomment beaucoup – les produits induisent beaucoup d’envie de consommer. Et ils tombent très vite. La méphédrone était la première drogue qui a fait du bruit et qui était vraiment l’alternative légale, à l’époque. Les cocaïnomanes ou ceux qui consommaient des amphétamines ou de l’Ecstasy décidaient d’arrêter d’acheter de la cocaïne, trop onéreuse, pour prendre de la méphédrone, beaucoup moins chère. Les prix défiaient en effet toute concurrence. C’était vendu sur Internet et livré par Chronopost à la maison, quelle que soit la quantité commandée. Les effets ressemblent à des effets connus chez les consommateurs et pour des durées beaucoup plus longues, qui varient en fonction des individus et des doses. Il y a eu des décès en Suède et au Royaume-Uni et en France, en 2010 un arrêté paraît pour interdire la méphédrone. À peine la méphédrone est-elle interdite qu’une nouvelle drogue circule sur Internet : Energy-1, qui est un mélange de drogues de synthèse. Je cite l’exemple de la MDPV [méthylènedioxypyrovalérone] parce que c’est une drogue qui circule en ce moment. Je vais faire un peu de chimie. Sur le schéma que je vous montre, vous avez une molécule, l’amphétamine, et en dessous, la MDPV : les deux molécules se ressemblent énormément. Si vous vous faisiez intercepter par les Douanes avec une drogue avec cette formule chimique, vous étiez poursuivi. Si vous étiez intercepté avec une molécule qui avait la formule de la MDPV avant 2012, vous repartiez tranquillement, parce que c’était un produit complètement légal. La MDPV entraîne les mêmes effets stimulants, euphorisants que la méphédrone, avec beaucoup d’effets indésirables et notamment, des cas de décès. Il ne s’agit que de cas rapportés. C'est-à-dire qu’il y a des descriptions de séries de cas, mais qu’il n’y a pas encore de grandes études sur tous ces consommateurs. Une autre drogue est fréquemment saisie : la méthylone, qui est l’image en miroir de l’Ecstasy. Elle est identique. C’était une drogue très populaire, parce qu’elle était consommée en combinaison avec la méphédrone, par exemple, ou encore avec la cocaïne. Les premiers indicateurs de la méthylone étaient des produits vendus sous forme de sprays liquides vanillés pour désodoriser les appartements. Cela a été repéré en Allemagne et très rapidement, les chimistes en ont fait des comprimés, des cailloux, un peu comme des cailloux de crack, et les prix étaient peu élevés. Quand vous consommez de la méthylone, l’effet est une euphorie calme et de l’empathie. L’intérêt est nul. Quel est l’intérêt d’être super excité de manière calme et d’aimer tout le monde ? C’est exactement ce que je ressens en ce moment… Les produits stimulants provoquent une montée d’effets, et la descente peut être dramatique en fonction du produit. La méthylone était utilisée pour altérer la descente. Les effets indésirables étaient identiques à ceux des autres drogues, puisque ce sont tous des frères et autres. Aucun décès n’a été attribué à cette drogue, mais elle a été classée comme illégale et interdite en France en 2012. Je vous ai parlé d’Energy-1. Il existe toute une classe d’Energy. Ce sont des mélanges de toutes ces drogues de synthèse, et on ne sait absolument pas, quand elles s’appellent Energy1, Energy-2 ou Energy-3, ce qu’elles contiennent, parce que cela varie énormément avec le marché. Vous avez donc tous les effets potentialisés de toutes les drogues, avec tous les effets indésirables potentialisés et avec tous les accidents. Parmi les accidents, on peut retrouver de tout. Récemment, j’ai eu un patient qui a fait crise d’épilepsie sur crise d’épilepsie, un autre qui a fait un AVC… On voit un peu de tout comme complications. Et c’est extrêmement Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 119 difficile à prédire parce que l’on n’a pas encore assez de recul sur ces produits, de tests de dépistage, mais on voit arriver les patients quand c’est problématique. Je passe au crystal meth. Il y a très peu de consommation de méthamphétamine en France. Cela reste des micro-consommations, des phénomènes festifs lors de certains types de soirées. C’est une drogue de synthèse qui, en gros, est dix fois plus puissante que la cocaïne. Elle est donc très, très addictogène, avec des effets qui durent extrêmement longtemps. Le mode de consommation principal est de fumer les cristaux. Elle produit des symptômes stimulants très puissants, donc on est très excité, sur tous les plans : psychique, physique, sexuel. À côté de cela, il y a des effets adverses qui peuvent être dramatiques, avec des idées suicidaires, des éléments hallucinatoires. Cela peut aller jusqu’à des troubles du comportement et à l’overdose, qui est possible avec ce produit, par arrêt cardiaque. Une campagne américaine a été menée l’année dernière sur les méfaits de la méthamphétamine sur la peau : elle provoque un vieillissement cutané accéléré. La méthamphétamine, dans toutes les parties du corps, entraîne des complications à tous les étages : sur le cœur, les poumons, le cerveau, les dents… Il y a un grand risque infectieux, parce que la désinhibition tellement importante qu’il n’y a plus aucune protection. Elle entraîne des phénomènes addictifs, des maladies psychiatriques de type troubles psychotiques, des déficits cognitifs et des altérations sociales majeures extrêmement rapides. L’arrêté de juillet 2012 stipule que toutes les cathinones de synthèse sont interdites en France, qu’elles sont illégales. C’est très bien. Mais il y a tout de même des gens qui viennent nous voir en consultation parce que cela circule. Internet a modifié la donne avec ces produits, et ce n’est pas près de s’arrêter. Dominique Dahéron Merci. Bruno Balduc, commandant de police de l’Office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants, vient de Nanterre et va nous parler d’e-shopping et de ventes directes : quand Internet transforme les coins de cuisine en labos de fortune. Là encore, ce sont quelques conseils pratiques… E-shopping et ventes directes : quand Internet transforme les coins de cuisine en labos de fortune Bruno Balduc, commandant de police de l’Office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants (OCRTIS), Nanterre Je voudrais à mon tour remercier la mairie d’Ancenis pour son invitation à aborder le thème de l’e-shopping. Il n’était pas prévu que ce soit moi qui vienne pour cette intervention, mais je ne regrette pas d’être parmi vous parce que j’ai appris beaucoup de choses et j’ai été très sensible aux témoignages de Renaud et de Laurence que nous avons eus cet après-midi. Cela me rappelle des événements que j’ai vécus dans le cadre de mon travail. J’ai connu quelqu’un comme Renaud, qui a rencontré beaucoup de difficultés à cause de la cocaïne, qui s’en est sorti. J’ai également perdu des collègues à cause de leur addiction et j’ai écouté avec Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 120 attention la présentation du réseau Sentinelles, parce que l’un de mes collègues s’est suicidé avec son arme de service et le deuxième s’est suicidé d’une autre manière, avec de l’alcool. Pour moi, c’était aussi un suicide. Je ne vous livrerai pas de témoignage sur ces questions. Je vais essayer de donner une autre approche de la prévention des addictions, celle de la sensibilisation que je peux faire à mon niveau sur les NPS [nouveaux produits psychoactifs de synthèse], dont a parlé Laurent Karila, sur la manière dont on les produit, donc les laboratoires et le trafic de ces substances. Je vais présenter la nature de la menace et l’état de la menace de ces nouvelles substances psychoactives. Pour ce qui relève de l’e-shopping, je n’aborderai la thématique du darkweb ou du black market : je ne suis pas un expert en cybercriminalité. Mais on parle beaucoup actuellement de ces réseaux Internet parallèles comme le réseau TOR, avec le démantèlement du site Silk Road, qui permettait tout simplement l’achat de drogue – entre autres – de manière anonyme, site qui a été démantelé par le FBI. Des services de chez nous ont participé à ces enquêtes. Mais apparemment, le site aurait redémarré. L’élément intéressant est que ce sont des sites qui utilisent une crypto-monnaie virtuelle et qui permettent tout type d’achat en ligne, notamment des achats illégaux. Je qualifierai cette opération de coup de pied dans la fourmilière. Mon propos se limitera aux nouvelles drogues, mais je présenterai tout de même les drogues illicites par rapport aux drogues légales, cette nouvelle tendance, leur trafic via Internet et leur production. S’agissant de l’état de la menace, l’amphétamine et l’Ecstasy restent les stimulants de synthèse les plus couramment utilisés en Europe. Dans une certaine mesure, ils concurrencent la cocaïne, avec l’émergence, depuis 2010, de la métamphétamine, au niveau des saisies. Par « drogues de synthèse », on entend des produits stupéfiants qui résultent de transformations nécessitant une synthèse en laboratoire. C'est-à-dire que l’on utilise des produits chimiques, que l’on appelle des « précurseurs », que l’on mélange pour obtenir ces drogues chimiques. Ces « précurseurs » sont des substances généralement contrôlées, mais certaines ne le sont pas. Le graphe que je vous présente ne reflète pas véritablement la tendance, parce que c’est celle du trafic. Cela ne donne pas une vision de la réalité du marché de la consommation, parce que pour les drogues de synthèse, la France est plutôt un pays de transit. On observe néanmoins que depuis six ans, c’est l’amphétamine qui domine le marché : nous le constatons à travers les saisies. Nous avons également observé qu’il y avait une pénurie des précurseurs chimiques de l’Ecstasy qui venaient de Chine, peut-être parce que les services répressifs ont été assez actifs. Cela a entraîné une chute de la production d’Ecstasy. En revanche, la demande restait importante, si bien que les trafiquants ont réussi à trouver le moyen, avec de nouvelles substances, de fabriquer des analogues qui imitaient les effets de l’Ecstasy, mais qui n’étaient pas exactement de l’Ecstasy, même si les comprimés présentaient des logos et des couleurs qui pouvaient y faire penser. Progressivement, il y a eu une désaffection des consommateurs, qui jugeaient la qualité insatisfaisante. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles les consommateurs se tournent progressivement vers d’autres substances, en l’occurrence, ces nouvelles drogues. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 121 La caractéristique première des NPS est le nombre croissant de ces substances en Europe, mais elles se multiplient à l’échelle mondiale. On en trouve énormément aux États-Unis, en Australie, les gros marchés de drogues de synthèse. Potentiellement, il y a un nombre illimité de ces substances. Une multitude de combinaisons chimiques sont possibles et l’on manque de documentation, à la fois au niveau industriel et au niveau médical. La fabrication est sophistiquée et il suffit de modifier une molécule pour obtenir un nouveau produit, qui ne sera pas classifié. En général, ces modifications se font en Asie. Ces NPS ont des propriétés hallucinogènes ou stimulantes. Ce qui est calculé par les trafiquants, c’est qu’ils ont trouvé le moyen de détourner le problème du classement de la substance comme stupéfiant. Si un produit qui aujourd'hui, n’est pas classé, fait l’objet d’un classement, demain, on modifie très légèrement la molécule et l’on obtient à nouveau un produit qui n’est pas classé et qui sera libre d’accès, de transport et autres. L’accès est donc facile, rapide, et les risques sont très limités. C’est une menace pour la santé publique, parce que ce sont des substances qui sont consommées pures ou sous forme de préparation et non contrôlées par les conventions internationales. C’est un véritable challenge à l’échelle mondiale. L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime [ONUDC] parle de phénomène global d’émergence des NPS. De ce fait, des politiques, des réflexions sont menées pour essayer de mettre en place ou d’activer les systèmes d’alerte précoce en Europe et au niveau mondial. Je reprends la classification présentée par Laurent Karila pour la compléter de quelques exemples de NPS qui ont été détectés : • les cannabinoïdes de synthèse, qui ont plutôt un effet hallucinogène ; • les cathinones de synthèse comme la méphédrone, qui a plutôt un effet stimulant ; • les phénéthylamines – la phénéthylamine est la molécule de base de l’amphétamine ; • une famille qui n’est pas classée comme stupéfiant : les 25 N-bombs ; • les pipérazines, qui ont un effet stimulant comparable à l’Ecstasy ; • et d’autres substances qui sont des plantes, comme le kratom, que l’on trouve en Thaïlande et qui est consommé là-bas sous forme de cocktail. Les consommateurs ont trouvé le moyen de mélanger ces plantes qui normalement, peuvent se prendre en décoction, comme une tisane, avec du soda, du sirop contre la toux ou des répulsifs contre les moustiques. Cela constitue un cocktail détonnant, qui a d’ailleurs fait plusieurs victimes, mortes d’overdose. Cette plante, au départ, pouvait permettre de combattre les effets du sevrage des opiacées et donc, constituer un nouveau produit de substitution à la méthadone, qui est elle-même un produit de substitution à l’héroïne. Cela pose le problème de l’usage détourné de ces plantes. En 2013, le système d’alerte précoce de l’Union européenne agit. En 2012, les États de l’Union européenne ont signé la liste des 73 nouvelles substances psychoactives. Cela n’empêche pas la complexité de ce phénomène, parce que l’on dispose peu de littérature ou de documentation sur ce sujet. On a des formules chimiques, des molécules, mais il y a ce problème de classement, d’appellation marketing, également – Energy-1, Energy-2… Néanmoins, en 2012, la France a classé, par un arrêté du ministère de la Santé, un certain nombre de ces substances. On constate un véritable problème parce qu’un certain nombre de consommateurs témoignent d’effets de ces substances très violents, d’un potentiel addictif Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 122 très puissant, souvent supérieur aux drogues les plus dures comme le crack, le crack de cocaïne ou la métamphétamine. J’en viens à l’e-shopping. Ce sont des sites Internet très faciles d’accès, qui permettent de faire des commandes, des achats de produits chimiques – des précurseurs, qui vont servir à la fabrication des drogues – ou alors de drogues. Ce sont généralement des sites qui sont hébergés on ne sait trop où, mais ces produits proviennent de Chine ou d’Inde. La kétamine, par exemple, vient d’Inde et utilise différents circuits, mais c’est en général commandé par Internet. Les précurseurs viennent de Chine de même que des drogues, des produits finis. Les substances sont expédiées par courrier, par colis, à l’intérieur desquels on trouve du papier journal et quelques comprimés. Les personnes qui consomment ignorent donc totalement ce qu’elles consomment et c’est là le danger. Les paiements, en revanche, sont réalisés sur des comptes offshore, à Hongkong, aux Caïman, à Bangkok. Ce sont également des opérations qui sont réalisées via Internet, par des virements, des transferts d’argent ou par Western Union. C’est assez facile… Ces dernières années, les cyber-forums se sont multipliés et permettent de trouver beaucoup d’informations, à la fois sur les drogues, les nouvelles drogues, les produits de coupage, les produits chimiques, sur les effets des substances, leur nocivité, leurs effets secondaires, sur la manière de s’en procurer ou de les consommer, sur la façon de les fabriquer – les recettes… Le site que je vous présente à l’écran a été fermé à l’occasion du démantèlement d’un laboratoire, dans les Alpes, il y a quelques années. C’était un mini-laboratoire qui fabriquait de l’Ecstasy. Je vous cite un cas d’espèce, que je ne détaillerai pas, parce que c’est une affaire récente. Je vais néanmoins en expliquer le schéma. Les unités clandestines de production de drogues de synthèse à large échelle sont plutôt situées aux Pays-Bas, en Belgique, en Pologne… En France, le démantèlement de laboratoires clandestins reste anecdotique. Les précurseurs viennent de Chine. Souvent, il y a des sites Internet avec des écrans qui permettent de se faire livrer ces produits directement chez soi. Il y a donc, d’un côté, ces produits chimiques, et d’un autre côté, des substances qui ne sont pas classifiées, qui peuvent être consommées telles quelles et qui, souvent, sont d’ailleurs mises sur de nouveaux supports, comme des timbres pour les consommateurs. Elles sont donc reconditionnées pour être distribuées dans d’autres pays, toujours par l’intermédiaire de sites. Dans ce cas, ce sont des sites qui sont généralement hébergés aux États-Unis ou au Royaume-Uni. On a beaucoup parlé de Shanghai. Europol a recensé une centaine de sociétés à Shanghai qui fournissaient des produits de cette nature qui inondaient l’Europe. Dans l’affaire dont je vais vous parler, l’élément intéressant est que les produits arrivaient de Chine, étaient reconditionnés par un petit laboratoire sans prétention, un kitchen lab, qui faisait des expéditions, réalisées selon la commande. La livraison ne se faisait qu’après paiement, donc encaissement. Les modes de paiement et de livraison étaient multiples. Ce que l’on appelle les kitchen labs, ce sont des mini-laboratoires clandestins, qui peuvent être localisés dans des appartements, des garages, des boxes, des sous-sols. Ils abritent toujours des produits chimiques et des équipements, des matériels qui permettent de faire la synthèse de ces produits chimiques ou le reconditionnement. Le processus est assez simple. D’abord, il faut avoir une recette ; c’est le savoir-faire. On trouve facilement ces recettes sur Internet. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 123 Parfois, ce sont des étudiants en chimie qui expérimentent leurs connaissances. Sinon, c’est le bouche-à-oreille. Ensuite, il faut les produits chimiques, les précurseurs, qui malgré tout, sont contrôlés, pour la plupart d’entre eux. Le kitchen lab est le laboratoire, qui présente des dangers. En effet, un certain nombre de laboratoires sont découverts à l’occasion d’explosions, de feux, d’intoxications. La détection par le voisinage est donc possible en raison des odeurs, parce qu’il y a une ventilation obligatoire, ou des déchets, puisque la fabrication de drogue produit des déchets. Le processus comprend également la connexion Internet – pour les commandes, les listes de clients –, les expéditions et l’encaissement. Bien sûr, qui dit encaissement dit aussi blanchiment d’argent. À travers certaines affaires récentes – il y en a eu plusieurs en 2013, notamment dans l’ouest de la France –, on a vu des consommateurs devenir progressivement producteurs et trafiquants. Ils ont commencé comme consommateurs, se sont mis à manipuler les produits chimiques avec quelques équipements de laboratoire. Ils ont d’abord fabriqué leur propre production, puis se sont lancés dans la vente. Nous avons retrouvé chez eux des listes de 200 à 1 500 clients, auxquels ils expédiaient les produits par courrier. La tendance actuelle est l’apparition de nouveaux précurseurs. Ce qui est assez curieux, c’est que comme les trafiquants savent que nous guettons les importations de produits chimiques, ils ont trouvé des formules de produits chimiques qui seront simplement modifiés par un mélange avec des acides pour obtenir des précurseurs qui donneront l’occasion de fabriquer notamment de l’amphétamine. C’est un phénomène nouveau, qui nous alerte énormément, et nous y travaillons sérieusement au plan européen. S’agissant de l’état de la menace, le marché de la consommation des drogues évolue assez peu en France. La priorité reste tout de même aux drogues classiques telles que le cannabis et la cocaïne. Mais la poly-toxicomanie est de plus en plus fréquente. On peut dire néanmoins qu’il n’y pas un fort intérêt pour les drogues synthétiques, en comparaison par exemple avec le Royaume Uni. Mais nous prenons tout de même cette menace au sérieux et nous suivons le mouvement. L’un des dangers est le développement de ce market par Internet : le darkweb est très difficile à contrôler. Un autre danger est la vente, via Internet, de faux médicaments, donc de nouvelles substances qui sont détournées de leur usage pour faire des drogues : il y a là un marché colossal, dont le crime s’est empressé de s’emparer. De nouvelles menaces se présentent aussi avec des cocktails toxiques faciles à concocter. Je ne sais pas si vous avez entendu parler du Crocodile, substance qui a émergé en Russie et qui fait des ravages considérables. Dernièrement, elle a fait quelques victimes aux États-Unis ; on n’a pas encore vu beaucoup de cas en Europe. Faut-il pousser un cri d’alarme sur les drogues de synthèse ? Je ne suis pas là pour faire peur. Au contraire, je dirai plutôt que la France n’est pas un pays producteur de drogues. Les produits stupéfiants sont importés, pour l’essentiel. Il n’existe quasiment pas de laboratoires clandestins, ou peu. Et dans ces laboratoires, les chimistes sont avant tout des consommateurs. Il importe néanmoins d’être vigilants et nous sommes assez démunis face à cette tendance. C’est un défi d’ordre juridique, parce que l’on ne peut envisager une interdiction systématique : on en voit les limites, qui conduiraient les trafiquants, chaque fois que l’on classe une substance, à la modifier, à trouver une autre molécule et ainsi, échapper à la réglementation. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 124 Pour l’instant, nous n’avons pas beaucoup de recul sur ces nouvelles drogues, mais nous devons rester vigilants. Les laboratoires clandestins, sur ces images, se trouvent dans les forêts andines, en Afghanistan, dans les îles d’Asie du Sud-Est, dans l’Est ou aux États-Unis, ou même en Europe. Ils produisent à large échelle et c’est là que se situe la menace. Il convient donc de mettre les choses en proportion. La production de drogue, malgré tout, est un réel problème. Dominique Dahéron Merci pour ce témoignage très précis. Le dernier intervenant de cette session sur les nouveaux consommateurs est Mickaël Naassila. Claude Ardid, qui devait lui succéder, n’a pu se déplacer à Ancenis cet après-midi. Il est journaliste et est en train de finir un reportage qui doit passer très prochainement sur Canal +. Mickaël Naassila, vous allez nous parler d’un phénomène qui prend une ampleur importante et très inquiétante : le nombre d’ados alcoolisés aux urgences ne cesse d’augmenter. Depuis trois ans, les chiffres explosent. Que pouvez-vous nous en dire et qu’est-ce que cela cache ? Ados alcoolisés aux urgences : depuis trois ans, les chiffres explosent… Ce que cela cache à long terme Mickaël Naassila, professeur à l’université de Picardie Jules-Verne, coordinateur du projet européen AlcoBinge, président du task force Alcool de Picardie, directeur de l’unité Inserm ERI24, Amiens Tout d’abord, Monsieur le Maire, bravo ! Je comprends mieux maintenant comment une manifestation comme celle-ci, sur les addictions, arrive à mobiliser autant de personnes et je suis content également de voir que vous parvenez à réunir principalement beaucoup de professionnels. Merci beaucoup. Je me suis vraiment régalé. Je suis enseignant-chercheur et je vois assez peu de malades, même si dans mon groupe de recherche, j’ai des hépatologues et également, des psychiatres. J’entends donc quand même beaucoup parler des malades, mais rien de tel que d’entendre ici les témoignages de Laurence Cottet et de Renaud Hantson, qui sont les mieux placés pour nous expliquer ce qu’ils vivent et ce qu’est exactement la maladie addictive. Je vous en remercie. Je vais acheter les livres et les CD. Peut-être vais-je me mettre au metal, que je ne connais pas du tout. Et que je regarde ce qui se fait en termes de look… Je vais le demander à Laurent Karila ! Je vais vous parler de binge drinking chez les jeunes, un sujet assez chaud. Je dirige un des très rares groupes de recherche en France sur l’alcool. Cela pose question. On parle des drogues et de l’alcool ; pour ma part, j’aimerais que l’on parle de l’alcool dans les drogues. Cela m’intéresserait un peu. Je me suis rapproché des Anglais. Qui, mieux qu’eux, pourrait parler du binge drinking ? Ils ont à peu près dix ans d’avance sur nous vis-à-vis de ce phénomène. Je me suis donc acoquiné avec une belle équipe, le département de psychologie de l’université du Sussex, qui travaille depuis longtemps sur ce problème de binge drinking et Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 125 je leur ai proposé de participer à un projet européen sur ce phénomène chez les jeunes, à quoi ils ont répondu favorablement. Vous savez aussi qu’il faut aujourd'hui montrer l’intérêt et les résultats que l’on produit et expliquer parce que bien souvent, quand on veut faire de la prévention, on fait appel à moi pour me demander de présenter quelques arguments scientifiques. Je me prête donc un peu au jeu de la prévention et en Picardie, j’ai la chance d’avoir été nommé par le préfet de région président d’une task force alcool parmi cinq autres task forces. La région avait bien identifié le problème des méfaits de l’alcoolisation chez les jeunes. L’idée consistait à mettre en place un groupe de travail qui visait non pas, comme je l’imaginais, à créer des actions de prévention – énormément d’actions de prévention ont lieu –, mais à coordonner ces actions dans les différents champ : auprès des professionnels de santé, dont on s’aperçoit qu’ils ne sont pas toujours les mieux formés relativement au problème des drogues et de l’addiction, mais également dans l’Éducation nationale, le milieu du travail, etc. J’ai trouvé l’idée très séduisante et ces derniers temps, je me suis un peu familiarisé avec les actions de prévention. Je ne veux pas vous donner la « trouille », même si mon ancienne patronne avait l’habitude de me dire que la « trouille », c’était le début de la sagesse. Mais je vais vous parler du problème de l’alcoolisation et de l’alcoolisation chez les jeunes, et cela a de quoi inquiéter. Je ne veux pas alimenter l’angoisse, mais en quoi est-ce inquiétant ? L’alcool concerne les adolescents et on l’a assez répété, maintenant que l’on est capable de voir ce qui se passe dans le cerveau, on sait que l’adolescence jusqu’à l’âge de 20 ans, à peu près. Mais cela concerne également les pré-adolescents, voire nos enfants. C’est en cela que c’est un peu inquiétant, puisque nous avons vu l’incidence d’une consommation précoce. Ce sera l’enjeu de ma présentation. Je vais en effet me focaliser sur l’exposition très précoce, à l’adolescence et à la préadolescence, et sur l’impact au niveau cérébral. Ce qui est également inquiétant, dans une certaine mesure, est le problème de définition. On parle beaucoup d’alcool chez les jeunes, d’alcoolisation, même d’addiction – à tort, je pense : consommer beaucoup d’alcool est un comportement à risque –, mais on n’a pas de définition précise sur le phénomène. On utilise des expressions comme « initiation de consommation », comme binge drinking, mais il subsiste un problème de définition. On a du mal à apprécier les quantités, la fréquence, même s’il semble maintenant admis que si les adultes ont tendance à boire assez régulièrement, l’adolescent boit moins régulièrement mais quand il boit, il boit beaucoup plus. Cela fait consensus au niveau international. Les pratiques font peur. Nous avons entendu parler d’« alcoolorexie » : on boit à jeûn, on est étudiant, on n’a pas de sous, cela permet de mettre plus de sous dans l’alcool mais en plus, les effets arrivent beaucoup plus vite. Vous avez sans doute vu aussi de petites vidéos montrant des jeunes en train de s’alcooliser par les yeux. Quoi de plus toxique ? J’ai eu la chance de donner mon premier cours de l’année en institut de soins infirmiers. C’était un cours de trois heures sur l’alcool et d’ailleurs, pour l’anecdote, il est intéressant de souligner qu’à la pause, les étudiants sont venus me voir pour leur demander si c’était un cours ou une action de prévention que je leur faisais. Je leur ai dit que justement, il y avait un double effet : à la fois une action de prévention et un cours sur les effets de l’alcool. Mais certains étudiants sont ensuite venus discuter avec moi et m’ont parlé d’une pratique que je Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 126 ne connaissais pas beaucoup, à savoir l’alcoolisation par voie anale : des garçons s’y adonnent en utilisant des tampons hygiéniques qu’ils trempent dans la vodka et dont ils se servent comme suppositoires. Quand vous entendez parler de ce type de pratique et en plus, par des étudiants qui s’engagent dans des professions de santé, cela prête à interrogation. J’ai également cité l’e-cigarette. Je ne suis pas fumeur et je n’ai jamais essayé de fumer mais récemment, j’ai rencontré des jeunes, aux abords d’un établissement, qui avaient une ecigarette. Je me suis demandé ce qu’il y avait dedans et j’ai été surpris de constater que l’on pouvait mettre, dans une e-cigarette, un tiers de nicotine, un tiers de vodka et un peu de cannabis. Cela aussi, ça m’a fait un peu peur… Un autre élément est inquiétant : l’ampleur du phénomène. Nous avons des résultats d’enquête. Loin de moi l’idée de vous abreuver de chiffres. Si vous voulez des chiffres résultants d’enquêtes nationales européennes, je vous conseille d’aller sur le site de l’OFDT [Observatoire français des drogues et des toxicomanies]. Nous avons maintenant des enquêtes régulières, assez intéressantes, avec du recul, dont les chiffres sont publiés sur le site, notamment ceux d’une enquête chez les jeunes. Vous y trouverez également les résultats obtenus auprès des collégiens. Personnellement, je préfère les chiffres dans la vraie vie. Ce qui m’intéresse beaucoup, c’est de discuter avec le service des urgences de mon CHU, notamment le service des urgences pédiatriques, qui s’inquiète beaucoup et qui interpelle l’ARS pour savoir que faire lorsque des jeunes filles de 12 ou 13 ans arrivent chez eux avec 3 grammes d’alcool par litre de sang, qu’ils peuvent être amenés à revoir deux, voire trois fois. Il faut peut-être mettre quelque chose en place pour éviter ce phénomène. Toujours à propos de l’ampleur, j’aime bien discuter avec mon recteur, qui a vu le phénomène se développer. Il y a quand même quelque chose qui se passe. Dans ma région, en tout cas, nous avons dû mettre en place quelques actions telles que des arbres décisionnels – l’Éducation nationale a très bien réagi à cela : que fait-on d’un enfant qui est en état d’ébriété dans un établissement ? Mais aussi d’un membre du personnel, puisque cela concerne tout le monde. Nommer des « référents addiction » dans un établissement est également intéressant, parce que les enfants ne savent pas à qui s’adresser, même au sein d’un établissement scolaire. Vu l’ampleur du phénomène, une autre action a été engager : former les infirmières scolaires et les médecins scolaires au repérage et peut-être aussi à l’orientation, toutes substances confondues. Et ce qui est inquiétant, bien sûr, c’est la médiatisation, pour ne pas dire la sur-médiatisation du phénomène. Il ne se passe plus une semaine sans qu’un journaliste appelle au laboratoire pour avoir des informations sur l’alcoolisation des jeunes. Et le binge drinking est devenu un commerce en termes de reportage à des heures de grande audience. Le binge drinking est une sorte de casse-tête. Ce qui continue à faire peur, ce sont les expressions telles que « alcool-défonce », « biture expresse », « prendre une tôle », « se mettre minable », que j’ai déjà entendues précédemment. Et un peu plus médicalement : « une alcoolisation ponctuelle importante » ou « une alcoolisation massive ponctuelle ». On nous Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 127 conseille maintenant d’utiliser la formule « beuverie expresse », que personnellement, je n’utiliserai peut-être pas. Quand on parle d’alcool, on s’intéresse beaucoup à ce qui se passe aux États-Unis, qui ont la chance d’avoir un institut de recherche sur l’abus d’alcool et sur l’alcoolisme, avec un budget de 500 M$. Il est vrai qu’ils travaillent beaucoup sur l’alcool. Et ils nous ont donné une définition, il y a quelques années, qui, si je transforme les unités, parce que nous n’avons pas la même quantité d’alcool par verre standard, correspond à environ six ou sept de nos verres, avec une notion importante de temporalité : six ou sept verres en deux heures, pour atteindre au moins une alcoolémie de 0,8 g/l. Ici, c’est minimal. Dans nos enquêtes, au niveau national, quand on parle d’alcoolisation importante, voire de binge drinking, il y a un consensus sur un volume d’au moins six verres mais cette fois-ci, c’est par occasion. Il n’y a donc pas la notion de binge drinking et par conséquent, cela ne nous sert pas à grand-chose, dans nos études de recherche. Assez simplement, ce qu’il faut retenir est que le binge drinking, c’est boire trop et surtout, trop vite. La notion de rapidité nous inquiète beaucoup, en termes d’impact au niveau du cerveau. C’est aussi trop souvent, parce que malheureusement, le jeune a tendance, a l’occasion de boire de manière répétée. Autant, dans le milieu du travail, il y a des pots, des dîners d’affaires, l’étudiant, lui, a également souvent l’occasion de boire. La notion d’âge est également importante, quand ils sont trop jeunes. Nous avons établi des seuils pour l’homme et la femme adultes et je pense qu’il va falloir revoir les niveaux quand on parle d’adolescents. Une des problématiques, à l’adolescence, c’est que l’on a tendance à pouvoir résister assez fortement aux effets de l’alcool. On peut faire la nouba toute la nuit en buvant pas mal. Quand on est adulte, en tout cas pour moi, si je m’approche un peu trop des seuils de recommandation, je vais plutôt avoir assez vite des effets sédatifs, hypnotiques, et aller me coucher rapidement. C’est une particularité : à l’adolescence, on résiste un peu plus aux effets de l’alcool. Le problème est que le cerveau, lui, n’est pas du tout près à recevoir cette quantité d’alcool. En effet, pour démontrer cela, on a administré de l’alcool à des animaux pour mimer le binge drinking en prenant des animaux adultes et adolescents et ensuite, on a simplement compté le nombre de neurones qui étaient morts dans le cerveau. Le résultat, c’est qu’à alcoolémie égale, on tue deux à trois fois plus de neurones dans un cerveau adolescent comparativement à un cerveau adulte. Par conséquent, si l’on est résistant à certains effets négatifs de l’alcool, on est moins sensible à ces effets d’alerte qui normalement, doivent nous prévenir que l’on va peut-être avoir un souci. Et notre cerveau, lui, est relativement fragile aux effets toxiques. Je vous rappelle que l’alcool est une drogue et un très bon neurotoxique. J’aime bien entendre les gynéco-obstétriciens qui me disent que l’alcool est un des meilleurs tératogènes, comparativement à l’ensemble des substances. Avec les progrès de l’imagerie cérébrale, on s’est aperçu que le cerveau continuait des processus de maturation très importants à l’adolescence, que l’on a largement sous-estimés. Vers l’âge de 16 ans, énormément de mécanismes se mettent en place, notamment sur la myélinisation, c'est-à-dire que l’on continue à améliorer le câblage dans le cerveau en termes de densité de récepteurs de neurotransmetteurs, c'est-à-dire ce qui va capter l’information quand les neurones vont communiquer. Il y a une modification très importante de la densité. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 128 Et le cerveau adolescent est un peu comme l’adolescent : il est hyper connecté. À tel point qu’il se passe un processus important, à l’adolescence, que l’on appelle l’élagage synaptique : il faut éliminer les connexions qui ne servent pas à grand-chose. Ce processus rend le disque dur beaucoup plus performant parce que l’on supprime des connexions qui ne servent à rien. Et finalement, on s’aperçoit que la maturation normale de certaines structures du cerveau consiste à diminuer en volume et non à augmenter. Ceci est problématique, puisque c’est le moment où l’on initie en général la consommation d’alcool. Mon propos ne sera pas de vous parler des effets toxiques de l’alcool, parce qu’on les connaît bien. Si l’on regarde ce qui se passe sur un cerveau adulte, sur les capacités d’un adulte ou d’un jeune adulte, on s’aperçoit que l’alcool entraîne des altérations à différents niveaux : altération des performances cognitives, déficit d’attention, altération de la mémoire de travail – ce qui nous sert à stocker temporairement une information pour pouvoir la réutiliser –, de la mémoire épisodique et des faits historiques, du fonctionnement visuo-spatial, des capacités langagières et des fonctions exécutives, celles qui nous permettent de planifier, d’adapter notre comportement à notre environnement. On sait que ces fonctions sont altérées également chez des jeunes qui consomment de l’alcool ou des jeunes alcoolo-dépendants. La question que l’on se pose aujourd'hui, c’est ce que fait le binge drinking dans tout cela. L’idée du projet européen AlcoBinge était de présenter deux bras. Nous avons recruté près de 160 étudiants de part et d’autre du Channel, et surtout, nous avons fait le choix de recruter un groupe de binge drinkers, versus non pas des contrôles, des témoins qui ne boivent pas d’alcool, puisque l’on sait déjà que l’alcool est toxique comparativement à des personnes qui ne boivent pas, mais versus des étudiants – c’est un biais : nous travaillons avec des étudiants –, un groupe que nous avons décidé d’appeler les « buveurs sociaux ». Ce sont donc des étudiants qui boivent de l’alcool, qui peuvent boire la même quantité d’alcool que les binge drinkers, mais pas avec la même rapidité. Une partie de ces étudiants va répondre à une batterie de questionnaires et certains feront l’objet d’études d’IRM fonctionnelles : on étudie le fonctionnement cérébral de ces étudiants au niveau de base ou lors de la réalisation d’une tâche. Et l’on observe également différents comportements qui nous intéressent beaucoup, différents traits ou états qui nous intéressent beaucoup dans l’addiction : l’impulsivité, la prise de risque, la sensibilité aux effets plaisants, récompensant, l’empathie, l’émotion ou la mémoire. Certaines de ces tâches sont également faites sous IRM. La grande originalité de ce projet, qui a commencé en 2009, est qu’il s’agit d’une étude longitudinale à un an. C'est-à-dire que l’on fait les mêmes tests à un an d’intervalle, parce que bien sûr, quand vous constatez des dommages ou des déficits chez une personne, vous ne savez pas s’ils étaient là avant qu’elle ait initié toute consommation d’alcool ou bien si c’est vraiment l’alcool qui les a causés. On veut donc voir l’évolution en fonction des consommations d’alcool. Malheureusement, je ne peux pas vous présenter énormément de résultats. Les Anglais ont commencé en avance par rapport à nous, notamment pour des raisons administratives. Nous, en fin d’année 2013, nous complétons la deuxième vague. L’autre question que nous nous posons est de savoir si le binge drinking a des effets à long terme sur le plan de la vulnérabilité à l’addiction. Quoi de mieux, dans l’addiction, que de travailler sur la modélisation animale ? Pour ma part, je travaille déjà sur un modèle addictif Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 129 d’alcoolo-dépendance chez le rat. Et désormais, nous sommes allés voir cette alcoolisation de type binge drinking chez les rats à l’adolescence. Nous avons plusieurs groupes d’étudiants, dont la moyenne d’âge est de 21 ans. Nous les avons recrutés dans à peu près toutes les composantes, toutes les disciplines d’une université. Nous avons respecté 50 % de garçons et de filles. C’est une crainte que j’avais au début du projet : autant les Anglais ont beaucoup de filles qui s’adonnent au binge drinking, autant je redoutais d’avoir du mal à en trouver à Amiens. Mais finalement, j’ai été surpris de constater qu’il n’y avait pas beaucoup de soucis à recruter des binge drinkeuses en France. Nous avons utilisé une formule magique qui nous permet de discriminer entre des binge drinkers et des buveurs sociaux. C’est un score de binge drinking que l’on calcule de la manière suivante : on se sert trois paramètres ou trois termes, en l’occurrence, le plus important étant la vitesse de consommation. On essaie d’apprécier le nombre de verres par heure des étudiants quand ils sont amenés à consommer. On leur demande également le nombre d’ivresses qu’ils ont connues au cours des six derniers mois et enfin, le nombre d’ivresses sur le nombre total d’occasions de boire qui se sont présentées à eux. Avec une pondération, on détermine un score et ce que l’on appelle des cut-off, qui nous permettent de vraiment discriminer les groupes. Il y a un groupe de « buveurs sociaux », social drinkers, à gauche, et des binge drinkers à droite et des étudiants intermédiaires, que nous avons tout de même conservés dans l’étude. Nos collaborateurs anglais ont déjà travaillé avec ce score de binge drinking il y a des années, et ils avaient déjà montré des choses intéressantes en termes de capacités cognitives, d’apprentissage et de mémorisation. Sans entrer dans les détails, si l’on regarde deux tâches que sont l’attention ou la vigilance, d’une part, et la mémoire de travail, d’autre part, l’un des résultats très intéressants qu’ils avaient obtenus en 2005 et sur lequel nous travaillons encore était de montrer qu’il y avait une différence assez nette entre les binge drinkers et les buveurs sociaux et de manière très intéressante, qu’on la mettait plus facilement en évidence chez les filles. C’est une donnée très intéressante : pourquoi y aurait-il une plus forte toxicité cérébrale de ce comportement de binge drinking pour les filles ? Il existe un petit consensus, au niveau international, autour de l’idée que le cerveau des filles a tendance à devenir mature avec un ou deux ans d’avance sur celui des garçons. C’est ce qui pourrait expliquer que la toxicité soit plus grande. Je n’ai pas le droit de trop déflorer nos résultats avant qu’ils soient publiés, mais on a montré que chez les binge drinkers, il y avait des atteintes cérébrales détectables par rapport aux buveurs sociaux et surtout, que ces atteintes cérébrales étaient quasi identiques, c'est-à-dire qu’elles concernent les mêmes structures que celles que l’on trouve comme étant touchées chez les patients alcooliques chroniques. Ainsi, chez un jeune binge drinker, on commence à voir des altérations identiques à celles que l’on trouve chez l’alcoolique chronique. En ce qui concerne le risque de dépendance, on constate, dans les études épidémiologiques, qu’une initiation, quelle qu’elle soit – je ne parle pas du binge drinking –, le fait d’avoir goûté très tôt à l’alcool est associé à un risque accru de devenir alcoolo-dépendant. Si l’on a commencé à 14 ans, comparativement à quelqu’un qui aurait commencé beaucoup plus tard, on a deux fois plus de risques de devenir alcoolo-dépendant. On le savait déjà pour le tabac et on le sait maintenant pour l’alcool. On ne sait pas quels sont les facteurs qui sont Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 130 impliqués dans ce processus, mais nous avons étudié cela chez l’animal, nous avons soumis nos animaux, à l’adolescence, à des intoxications répétées, et nous leur avons donné de l’alcool à l’âge adulte. Et nous nous sommes vraiment aperçus que nos rats adultes exposés à l’adolescence à ce binge drinking perdaient littéralement le contrôle de leur consommation d’alcool. Nous l’avons fait simplement en leur donnant accès à un biberon d’eau ou à un biberon d’alcool. Mais dans un test beaucoup plus évolué dans l’addiction, on regarde la motivation des rats à consommer de l’alcool. Dans ce test, l’animal appuie sur le levier pour obtenir de l’alcool. On peut vraiment voir sa motivation parce que nous pouvons augmenter le prix à payer pour obtenir de l’alcool : l’animal doit travailler plus pour gagner autant, parce qu’à chaque fois qu’il a eu une dose d’alcool, il doit appuyer encore davantage sur le levier pour obtenir la prochaine. Nous avons observé quel prix il était prêt à payer pour une dose d’alcool et nous nous sommes aperçus que nos rats adultes exposés au binge drinking à l’adolescence étaient beaucoup plus motivés pour obtenir de l’alcool. Enfin, quand nous avons étudié, dans leur cerveau, une petite structure qui joue vraiment un rôle clé dans l’addiction, qui s’appelle le noyau accumbens, un tout petit noyau dans lequel de la dopamine est libérée, ce qui est associé aux effets renforçant plaisants des drogues et de l’alcool, nous nous sommes simplement aperçus que chez nos animaux, lorsqu’ils étaient à nouveau soumis à une alcoolisation, cette structure répondait de manière moins importante. J’ai entendu parler hier d’automédication. Eh bien nous avons constaté que nos animaux avaient aussi tendance à une hyper anxiété : ils sont plus anxieux. Et nous nous sommes aperçus que cette structure cérébrale répondait moins à l’alcool. Et tout se passe comme si finalement, l’animal avait besoin de consommer plus d’alcool pour activer normalement, comparativement à un sujet témoin, cette structure cérébrale. Je terminerai par deux messages. Nous nous intéressons beaucoup aux facteurs impliqués en tant que facteurs individuels ou déclenchants qui peuvent moduler la prise excessive d’alcool à l’adolescence. Nous nous intéressons beaucoup ici à l’effet du genre. On sait maintenant qu’à l’adolescence, quand on boit beaucoup, très vite, donc qu’on monte très fort en alcoolémie, et que l’on retombe à zéro, il y a un effet de sevrage, dont on sait qu’il est très toxique pour le cerveau. On le connaît bien pour les malades alcooliques : c’est ce qui va tuer beaucoup de neurones et avoir des effets neurotoxiques, mais on s’aperçoit aussi qu’à l’adolescence, l’alcool va déclencher de manière directe des processus inflammatoires. L’inflammation va entraîner une suite de processus qui vont entraîner une mort cellulaire, une atteinte de la substance blanche, et tout cela va se répercuter sur les capacités cognitives ou même sur l’affect, avec des problèmes psychopathologiques, et cela peut peut-être perdurer jusqu’à l’âge adulte. Dominique Dahéron Merci. Dans deux ans, vous viendrez nous présenter le résultat complet de votre étude. Nous avons beaucoup parlé des constats et nous allons maintenant faire un peu de prospective dans notre dernière session avec les politiques et la prévention qui peuvent être menées. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 131 Session plénière 4 Addictions et comportements à risques : quelles politiques ? Quelle prévention ? Prévention et acteurs locaux : quelles stratégies locales pour lutter contre les addictions ? Françoise Fourneret Des stratégies locales, je crois que vous en mettez en œuvre depuis un moment et que vous y intéressez, puisque vous êtes là. Et je sais tout le travail qui se fait en région et sur le terrain. Néanmoins, compte tenu des questions posées et que moi non plus, je n’ai pas choisies, à savoir la prévention et les acteurs locaux, je vais essayer de vous redire quelles approches nous pouvons avoir, au moins de ces deux termes, au regard du plan gouvernemental que je vous ai présenté ce matin. La prévention, nous en avons parlé. Nous avons aussi parlé de beaucoup des phénomènes qui se produisent pour ceux qui sont entrés dans des consommations ou des conduites à risques. La prévention a pour objectif, justement, d’éviter ou de repousser l’expérimentation elle-même, l’initiation, bien sûr, et l’entrée en consommation, de limiter et de réduire les dommages liés aux conduites addictives. C’est tout le champ de la prévention, c'est-à-dire essayer d’empêcher le contact avec les produits, de le retarder – nous venons de voir, avec Mickaël Naassila, les dangers d’une entrée précoce en consommation, et nous avons également vu la nécessité de continuer à se soigner lorsque l’on a entamé un comportement qui est devenu addictif. Les acteurs locaux, globalement, peuvent aujourd'hui s’investir pour mener les actions de prévention les plus efficaces possible dans le sens où je viens de définir la prévention. Aujourd'hui, les acteurs locaux devraient pouvoir travailler ensemble, dans des actions construites en synergie les uns avec les autres, dans des actions qui soient des actions interinstitutionnelles, des actions regroupant des professionnels issus de divers horizons. Ce sont des pratiques qui sont plus ou moins développées mais en tout cas, ce sont aujourd'hui des pratiques qui semblent avoir montré, si l’on en croit la littérature internationale, une efficacité meilleure que les pratiques, d’une part, d’actions de prévention ponctuelles et d’autre part, d’actions de prévention menées avec la prise en compte d’un seul élément santé, ou d’un seul élément éducation, ou d’un seul élément rappel de la vie sociale. Ces stratégies sont donc avant tout des stratégies de mise en synergie des acteurs locaux. Les acteurs locaux, pour ce qui concerne vos régions, nos régions et la France, ce sont d’abord les chefs de projet Mildt – monsieur Lapouze était avec nous ce matin –, qui sont sur place, auprès des préfets. Ils peuvent être les facilitateurs de cette coordination et de cette synergie locale entre l’ensemble des acteurs avec les ARS, dont nous avions également une représentante ce matin, avec les recteurs et les inspecteurs d’académie. Au-delà de ces acteurs institutionnels, il y a aussi tous les élus locaux : les élus locaux municipaux, mais aussi les conseillers régionaux, les conseillers généraux. Les élus municipaux ont en général Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 132 une sensibilité très fortement marquée par un investissement lourd dans des actions de prévention, comme celle que nous vivons aujourd'hui. C’est aussi l’ensemble des services de l’État, dont le préfet. Et la dernière série d’acteurs, et non des moindres, ce sont les acteurs associatifs, qui sont aussi variés qu’il y a de lieux, qu’il y a de départements et qu’il y a de communes. Mais ils doivent eux aussi pouvoir travailler avec l’ensemble des acteurs institutionnels, avec l’ensemble des acteurs que sont les élus. Les acteurs institutionnels ne sont pas seulement les fonctionnaires de l’État, puisque Mickaël Naassila vient de nous dire que dans sa région, lui-même, en tant que chercheur – qui certes, appartient à une structure d’État –, a été mobilisé par monsieur le préfet et aux côtés des autorités territoriales. Voilà pour la prévention et pour les acteurs. Quelles stratégies ? La première stratégie, que j’ai abordée en évoquant les acteurs, est la mise en réseau de ces acteurs pour qu’ils préparent ensemble des interventions qui soient étalées dans le temps, coordonnées les unes avec les autres et articulées entre elles, avec les domaines, les spécificités, les compétences propres à chacun des acteurs. Qu’ils soient des acteurs sanitaires, éducatifs, d’encadrement social, culturels, tous ont nécessité à pouvoir travailler ensemble sur ces différents champs, qui sont autant de champs sur lesquels les adolescents investissent un morceau de leur vie. C’est la première stratégie, forte et importante. La deuxième stratégie forte et importante est de prioriser les actions qui se focalisent surtout sur les comportements des adolescents. Tout à l’heure, nous avons eu deux témoignages sur des comportements addictifs. Travailler sur le comportement des adolescents, c’est travailler sur une éducation à des comportements qui leur permettent justement de résister à l’initiation de consommations tentantes et par imitation, de résister peut-être mieux à ce malêtre dont nous avons vu combien il pouvait être associé au comportement addictif et peutêtre aussi, de pouvoir mieux résister à ce mal-être en communiquant mieux entre eux. Cette sensibilisation et cette éducation des jeunes par un travail sur leur comportement, lié aussi, et de très près, à un autre phénomène dont nous n’avons pas parlé cet après-midi mais qui a été évoqué ce matin, à savoir la violence en milieu scolaire – il s’agit de transformer ces comportements pour un mieux-être ensemble –, est adaptée à l’âge des jeunes. On ne travaille pas sur le bien-être d’un enfant de cinq ans comme sur le bien-être d’un adolescent qui en a 18, ni sur le bien-être d’un écolier comme sur celui d’un étudiant. Ce n’est pas tout à fait de même nature. Et les jeunes sont aujourd'hui sensibles – tout ce qui a été dit sur les écrans et la communication Internet le montre – à certains phénomènes, à certains leaders d’opinion qu’il faut effectivement pouvoir mobiliser pour faire avancer la prévention des comportements de mal-être et la prévention qui doit permettre à ces jeunes de ne pas aller vers les addictions. Ces stratégies locales, pour les interventions, visent des moments particuliers de la vie, notamment pour les jeunes, puisqu’il s’agit de mettre en place une intervention la plus précoce possible sur les comportements pour éviter justement tous les contacts précoces avec des comportements addictifs dont nous avons vu le danger. Il faut agir en amont, dès le début des consommations, en intervenant notamment auprès des familles. Aujourd'hui, nous n’avons pas beaucoup parlé d’actions vers les parents, mais nous Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 133 avons souvent parlé des parents comme des aides aux enfants. Dans les ateliers que j’ai fréquentés en fin de matinée, il a souvent été question du rôle des parents, notamment face à l’utilisation massive, par leurs enfants, des outils de communication par écran, et de la place qu’ils doivent tenir. Il faut donc agir très en amont auprès des parents par rapport aux comportements excessifs de leurs enfants, par rapport au temps qu’ils passent seuls. Les comportements excessifs sont des comportements à risques, l’enfermement et la solitude devant un écran ou sur son mal-être est aussi un comportement à risques. Les acteurs de la petite enfance peuvent contribuer à ces interventions. Je pense surtout aux personnels de PMI, aux personnels de l’accueil de la petite enfance dans les crèches, aux gardes d’enfants qui accueillent les petits enfants. Et bien sûr, c’est dès l’école maternelle que tous ces acteurs peuvent se réunir pour faire bénéficier les enfants de cette approche confortable de leur comportement et du bien-être à l’école, qui doit leur permettre de franchir les étapes de leur croissance aisément. Pour développer les compétences parentales, il est important que l’école, qui réunit régulièrement les parents, les alerte, même si elle ne les voit pas toujours autant qu’elle le voudrait – mais sans doute les travailleurs sociaux peuvent-ils aider les parents à aller voir l’école, d’autant plus si dans des stratégies locales de synergie, l’école travaille avec les travailleurs sociaux. Il importe que l’école alerte les parents pour que les enfants soient pris en considération dans le dialogue familial et qu’un dialogue familial puisse s’instaurer, malgré des rythmes de vie qui ne s’y prêtent pas toujours, ni pour les enfants, ni pour les parents. Mais il doit être possible de ménager du dialogue et des échanges en famille : cela évite peut-être trop d’isolement, cela évite peut-être d’avoir trop d’impossibilité à arrêter le jeu que l’on est en train de conduire et de pester parce qu’il faut aller rejoindre la cellule familiale pour déjeuner et pour dîner. Ce dialogue mérite de s’instaurer, peut-être sur ce qui préoccupe les enfants, qu’il s’agisse des écrans ou pour les adolescents, sur ce qui concerne leur consommation. Il est également nécessaire de renforcer les compétences des parents à fixer des limites – des limites pour l’utilisation des écrans –, à dialoguer, à s’adresser à d’autres professionnels qui encadrent leurs enfants, à l’école, au personnel de la santé scolaire, peut-être aussi aux animateurs, de telle sorte que des échanges puissent avoir lieu et que ces professionnels, éventuellement, en cas de difficulté particulière, puissent commencer à accompagner les jeunes qui sont en risque d’aller vers des comportements addictifs. Il s’agit bien d’aller vers l’ensemble des jeunes, vers l’ensemble de leurs parents pour renforcer chez eux l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes, la gestion de leurs émotions, pour qu’ils sachent faire des choix, qu’ils sachent résister à l’influence des pairs quand il s’agit d’entrer dans des consommations, mais qu’ils sachent aussi être attentifs à leurs pairs lorsque ces pairs les aident dans des comportements responsables. C’est un peu la même approche que celle qui a été évoquée ce matin sur Internet, qui consiste à considérer en même temps qu’Internet est un véhicule d’addiction mais peut-être aussi un formidable outil de prévention. Un outil utilisé par les éducateurs, pour les élèves à l’école, pour les jeunes, dans les centres de loisirs, dans les clubs sportifs, utilisé pour multiplier des activités qui les mettent en groupe, qui les font participer, qui les impliquent dans une vie sociale, y compris le temps d’une séance de travail, de telle sorte que l’on évite leur renfermement sur euxmêmes. Les témoignages de cet après-midi nous ont montré aussi que dans cette maladie Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 134 que vous avez décrite, il y a aussi un enfermement sur soi, qui est assez difficile et qui contribue à ce mal-être. Il faut donc éviter aux jeunes d’être enfermés sur eux-mêmes. Est-ce que les écrans sont un enfermement sur soi ou un enfermement avec un objet ? En tout cas, ils ne sont pas dans la communication sociale et souvent, ils contribuent, dans la vie sociale, à un mal-être. Et peut-on, à cet âge, ne pas avoir aussi une éducation à la vie sociale ? Je suis convaincue que non. Il convient donc effectivement de mettre à ces jeunes le pied à l’étrier de la vie sociale. Ceci vaut pour tous les acteurs locaux que vous êtes et c’est d’autant plus efficace que vous y travaillez ensemble, avec le même objectif, dans des interventions différentes, mais dans une même action. Ces actions, vous les conduisez assez souvent sur le terrain. À la Mildt, nous avons un peu l’occasion de lire l’émanation, certes lointaine, de ce que vous faites, parce que nous le lisons après que les actions se sont passées, parce que nous lisons des comptes rendus assez courts que les chefs de projet Mildt que sont les directeurs de cabinet nous font remonter du travail qu’ils conduisent avec vous tous. Et j’observe que ces actions que vous conduisez, qui sont parfois des actions tout à fait remarquables, impliquant des partenaires qui fonctionnent bien en synergie, qui s’étalent dans le temps, ne sont que très rarement évaluées. Et c’est dommage. L’évaluation que nous avons, c’est le nombre d’heures qui y sont consacrées, la manière dont les finances ont été utilisées. Nous avons très rarement une évaluation de la qualité des relations qui ont pu être établies, une évaluation du renforcement de la cohésion départementale à ce sujet, une évaluation de l’amélioration des comportements qui peut être constatée, bien que l’on sache que l’action n’est pas le seul phénomène qui soit à l’origine d’une évolution des comportements. Il est dommage que ces actions ne soient pas plus précisément évaluées dans la synergie locale qu’elles entraînent, dans la meilleure prise de conscience de tous, y compris des parents, qui finiront aussi par être convaincus, si l’on en parle davantage, parce qu’il faut en parler. Je crois, Madame, avoir entendu que vous ne saviez pas, parce qu’on ne vous avait jamais dit, parce que qu’on ne vous avait pas parlé. Je crois qu’il faut parler absolument de ces problèmes de comportement addictif et qu’il faut les évaluer pour pouvoir en parler, pour pouvoir valoriser les actions que vous faites au niveau national et au niveau départemental. Et peut-être aussi pour pouvoir, c’est en tout cas l’ambition que nous nous fixons dans le cadre de ces quatre années du plan, proposer à l’ensemble des acteurs que vous êtes, des actions qui nous paraissent construites, qui ont montré une efficacité et qui doivent pouvoir en montrer, à votre usage, pour les actions que vous souhaitez monter. C’est en ce sens que nous allons construire et mettre sur pied, nous l’espérons, une commission interministérielle de prévention. Elle doit nous permettre à la fois d’affiner cette notion de prévention, au-delà de ce que je vous ai présenté ce matin et de ce que je viens d’essayer de vous dire cet après-midi, et surtout, nous permettre de travailler davantage avec vous et de mettre la prévention plus en avant afin que les jeunes puissent effectivement éviter, autant qu’il est possible, les comportements addictifs. Et pour ceux qui sont entrés dans des comportements addictifs, dans des conduites addictives ou dans des addictions, nous devons aussi faire en sorte que les contacts entre les acteurs d’éducation que vous êtes, que sont les parents, les acteurs de santé que vous êtes aussi, pour un certain nombre d’entre vous, vous permettent de travailler ensemble afin d’assurer les relais avec la prévention – la prévention pour tous – et l’identification, par ceux qui font de la prévention, des enfants en risque d’addiction. Pour ces enfants, le lien avec les professionnels de la santé et au besoin, l’accompagnement le plus précocement possible par des professionnels de la Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 135 santé doit faire en sorte que ces jeunes puissent être aidés au mieux et démarrent leur vie d’adulte dans les meilleures conditions qui soient. Voilà l’objectif de cette commission. J’ose espérer qu’elle pourra vous suggérer un certain nombre d’actions que vous pourrez conduire et qui permettront à tous de trouver des solutions, des accompagnements qui rendent la vie meilleure aux jeunes et qui permettront surtout d’éviter qu’ils entrent dans les addictions. Dominique Dahéron Merci, Madame Fourneret. Le docteur Alain Morel, psychiatre, va maintenant nous donner des pistes pour changer de prévention. Comment la rendre plus efficace ? Jeunes et produits psychoactifs : plaidoyer pour une politique préventive prospective. Comment changer la prévention ? Comment la rendre plus efficace ? Alain Morel Merci beaucoup à madame Fourneret pour ce qu’elle vient de dire parce que l’air de rien, c’est une petite musique que je trouve nouvelle de la part de la Mildt, j’ose le dire, et qui va me permettre de vous livrer avec confiance les messages que je voulais vous livrer. La question est de savoir comment rendre la prévention plus efficace. Pour cela, je veux vous parler d’intervention précoce. La prévention est une question de méthode et d’objectifs. La méthode est extrêmement importante. Il est important que les programmes qui sont développés en matière de prévention soient basés sur des données « probantes », comme on le dit maintenant. Ce n’est pas forcément la vérité toute nue, sortie des recherches scientifiques, qui va dire comment il faut faire. Mais nous avons des données internationales qui nous permettent de savoir ce qui peut fonctionner et ce qui ne fonctionne pas du tout. Nous devons d’abord nous appuyer sur quelque chose qui a été travaillé, pensé, développé dans le monde entier, qui s’appelle la promotion de la santé, qui est extrêmement riche d’éléments en matière générale pour éduquer pour la santé et qui a pour objectif d’agir sur les déterminants de santé et de renforcer les compétences psychosociales. Il est hyper important de ne pas lâcher cela. Deuxièmement, les problèmes d’addiction, de consommation de substance sont des problèmes multifactoriels, donc forcément multifocaux. Il ne peut pas y avoir de programme de prévention efficace qui ne porte que sur un aspect des choses. Cela veut dire qu’il faut concevoir des programmes qui intègrent véritablement ces différentes dimensions, y associer les parents, en particulier, les jeunes, l’environnement, la communauté éducative, et pas simplement des adultes dans un public donné ou des jeunes dans un public donné. Un autre élément très important est de partir de ce que vivent les gens à qui l’on s’adresse, de « leur expérience », comme nous le disons, nous. Cela veut dire adapter les messages, concevoir d’emblée une participation extrêmement active et même permanente du public concerner, coordonner les acteurs. Enfin, parmi ces éléments clés, la Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 136 notion de durée, de continuité de l’action est importante. Et qui dit continuité, durée et cohérence dit forcément coordination ; on y revient. Quand on regarde ces quelques données et que l’on essaie d’analyser ce que nous faisons, nous tous – ce n’est pas une critique envers les acteurs de prévention, dont je suis : je sais combien c’est difficile, pour différentes raison –, on s’aperçoit que nous sommes tout de même assez loin de parvenir généralement à ce type de données pour pouvoir prétendre véritablement à une méthode de prévention qui ait un minimum d’efficacité. Si la prévention est une question de méthode, c’est aussi une question d’objectifs. Le premier objectif devrait être d’installer un langage commun. Si nous ne parlons pas tous de la même chose, comment pouvons-nous agir dans le même sens ? Ce n’est pas possible. Il ne s’agit pas seulement de la cohérence du discours, de la cohérence des mots, de s’entendre sur les mots. C’est aussi faire en sorte que ces mots, ces représentations, ce que l’on va développer, la manière dont nous nous adressons les uns aux autres permettent un dialogue, c'est-à-dire permettent à chacun, quel que soit sa relation avec le problème, son point de vue, puisse s’intégrer dans ce dialogue. Sinon, on retrouve ce que l’on a fait depuis fort longtemps : un processus de clivage et de cloisonnement. Il y a ceux qui peuvent suivre, qui vont pouvoir entendre le message, et les autres, qui s’en fichent, voire qui sont à côté et qui ricanent. Si l’on veut permettre l’interaction entre les différents acteurs et également, entre le public et les acteurs, il faut d’abord s’employer à installer un langage commun. Je vous donnerai quelques exemples d’un travail qui a abouti à un langage commun. Le deuxième objectif est de renforcer le pouvoir d’agir. Je vous ai fait toute une présentation ce matin, j’espère que vous avez compris : il faut que nous renforcions le pouvoir d’agir sur soi et sur son environnement. Cela s’appelle « éducation préventive » et « intervention précoce ». Je m’attarderai surtout sur l’intervention précoce. Je vous parlais d’un exemple de construction d’un langage commun. Nous assurons des formations sur six clés. J’en ai choisi une, qui est de répondre à la question : quelle est la dangerosité des drogues ? C’est une question bête, toute simple, mais vous avez vu, tout à l’heure, pour ne citer que quelques drogues qui ont été évoquées, l’alcool et les nouvelles drogues de synthèse, combien les informations sont nombreuses. Et que retient-on exactement ? Je ne suis pas sûr que nous soyons vraiment tous au clair sur ces points et de plus, c’est un peu différent selon les familles ou selon d’autres éléments de contexte. Par conséquent, il est un peu compliqué de répondre à cette question. Nous avons donc réalisé un travail, en particulier avec les Québécois, en partant de la définition de l’OMS des drogues ou des substances psychoactives. Ce sont des substances chimiques – « chimique » a son importance – qui sont psychoactives, donc qui agissent sur le psychisme, et qui modifient le fonctionnement du cerveau, spécialement sur certains secteurs. Et ce type de modifications peut avoir des conséquences particulières. Cette définition est intéressante parce qu’elle amène les trois types de risques. D’abord parce que ce sont des substances que l’on importe de l’extérieur, des substances chimiques, quel que soit le type de substance – ce n’est qu’une question de dose –, à un moment ou à un autre, elles vont être toxiques. Cela veut dire des atteintes physiologiques, des intoxications, la possibilité de surdose, etc. Mais chaque substance a un niveau différent, Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 137 un potentiel différent d’une autre. La définition indique aussi que ce sont des substances psychoactives, qui modifient le psychisme. Cela peut comporter des risques et des dangers. L’ivresse, suivant les circonstances, l’excitation, l’insensibilité, l’angoisse, voire des troubles psychiatriques sont des modifications psychiques qui sont des problèmes, voire des dangers liés à ces substances. Enfin, elles agissent sur certains secteurs du cerveau qui vont notamment entraîner une certaine appétence, en tout cas dans certains cas. Par conséquent, toutes comportent plus ou moins un potentiel de risque addictif – mais nous verrons qu’il y a de grosses différences –, c'est-à-dire l’apparition d’une dépendance ; en clair, une tolérance et une sensibilisation. Ce sont des données assez simples, que tout un chacun peut comprendre et avec lesquelles on peut construire une représentation à travers des cubes, qui est utile pour nous et aide bien à faire comprendre la notion de langage commun. On aboutit donc à des cubes qui représentent la dangerosité pharmacologique, c'est-à-dire de ce que la substance – on ne parle pas ici des autres facteurs – peut avoir comme toxicité et amener comme problème ou comme risque. Deux exemples permettent de bien comprendre à quoi peut servir un tel modèle. Prenons deux substances très différentes : l’une, qui est très familière à beaucoup d’entre nous et qui est légale, encore aujourd'hui, qui s’appelle le tabac et une autre qui, au contraire, est l’image de la drogue par excellence, qui est interdite et qui s’appelle l’héroïne. Voyons ce que cela donne sur ce modèle de cube rouge à trois axes. Si l’on prend l’axe vertical, celui de l’intensité des effets psychiques, il n’y a pas de problème, parce qu’on trouve le tabac très bas. Il y a un effet psychique du tabac qui est indéniable, mais il n’a rien avoir avec l’effet flash de l’héroïne dans certaines circonstances et des transformations psychiques très intenses, cet apaisement que certains décrivent comme très puissant de l’héroïne. Sur cet axe, tout va bien : le tabac est une drogue « douce » et l’héroïne est une drogue dure. Si l’on observe l’axe de toxicité, c'est-à-dire le potentiel d’atteinte somatique que peuvent avoir ces deux substances, patatras ! : c’est exactement l’inverse. Autant le tabac est certainement la substance la plus toxique que l’on ait aujourd'hui sur le marché, qui est impliquée dans plus d’une vingtaine de maladies – cancers, maladies cardiovasculaires, etc. –, avec un nombre de victimes qui dépasse 70 000 chaque année en France, et donc, dont la toxicité est tout à fait claire, importante et grave, autant, d’un autre côté, les opiacées en général, y compris l’héroïne, présentent une très faible toxicité. Certes, il y a un danger d’overdose si vous en prenez trop, mais c’est à peu près la seule chose qui peut vous arriver, même si vous consommez pendant longtemps. Je ne parle que des effets de la substance ellemême et non de la manière dont on consomme : l’injection, etc. Sur cet axe, la drogue dure est donc le tabac et la drogue douce est l’héroïne. Enfin, sur le troisième axe, qui est celui du risque de dépendance, du potentiel addictif, des recherches ont été menées, des mesures ont été effectuées et l’on voit que ce sont sans doute les deux produits les plus addictifs qui existent. Je l’ai dit ce matin pour le tabac. C’est aussi le cas pour l’héroïne, peut-être légèrement en retrait par rapport au tabac. En tout cas, ce sont deux produits particulièrement addictifs, donc deux drogues dures sur cet axe. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 138 L’intérêt, sans aucune banalisation, est de dire que chaque substance a son propre profil et que l’important n’est pas d’ajouter des risques pour dissuader, mais de dire la vérité, de dire les choses. La vérité suffit à comprendre toute une série de choses, par exemple, que le problème du tabac n’est pas tellement le fait qu’il y ait des effets psychiques, mais que ce sont beaucoup plus la dépendance et l’effet toxique qui donnent les chiffres de mortalité, de morbidité liés à cette substance. Alors que pour l’héroïne, le problème n’est pas la toxicité, mais la modification psychique permanente, du fait de la dépendance fréquemment engendrée, donc de la déconnexion par rapport à la réalité, de la difficulté de s’adapter à la réalité. On peut faire cette démonstration produit par produit et c’est extrêmement intéressant, à la fois pour l’information et sur un plan plus éducatif. Mais on ne présente jamais le cube rouge, celui des dangers, que je viens de vous présenter, sans présenter le suivant, qui correspond au « pourquoi ». En effet, on a l’habitude, pour faire de la « prévention », de penser que plus on parle des dangers, plus on va dissuader. En réalité, on occulte la moitié de la réalité, voire plus, dans certaines circonstances, qui est la motivation, le sens de cette consommation. Si l’on ne fait pas place à cette question, il ne faut pas s’étonner que l’on ne soit pas entendu par ceux qui sont dans une situation où ils bénéficient, où ils ont des motivations positives par rapport à la prise de substance. Sur ce cube également, il y a trois axes, qui correspondent aux motivations à consommer : le plaisir, ces sensations corporelles que l’on recherche en particulier dans la fête, par exemple, la socialisation, qui est une donnée formidable, qui nous amène aux premières consommations mais aussi à entretenir notre consommation et qui a un rapport très fort avec la culture et la société, et le soulagement. Sans vous faire de dessin, il est clair que cela apporte un apaisement du stress, de la déprime, l’amélioration des performances, etc. Il y a donc des intérêts très puissants, au sens de bénéfices recherchés, pour nous amener à consommer. Cela nous conduit à un deuxième cube, le bleu, pour lequel nous n’avons pas de données scientifiques permettant de classer les produits sur ces trois axes. C’est parfaitement subjectif et cela correspond à l’équation E = SIC évoquée ce matin. Là particulièrement, chacun voit cela à sa fenêtre et va consommer ou pense que les autres consomment pour telle et telle raison. C’est d’ailleurs pourquoi nous avons matérialisé ces cubes et nous les utilisons beaucoup en prévention : pour pouvoir parler, échanger avec des adolescents, des jeunes, mais aussi avec des patients. Nous les utilisons souvent, dans le centre. Ils permettent de se rendre compte des distances entre nos propres motivations et celles des autres, de la diversité des points de vue et de s’apercevoir que l’on peut malgré tout dialoguer et se comprendre à travers ces modèles, qui sont des modèles un peu intégratifs. Il me paraît intéressant de montrer qu’il ne s’agit pas simplement d’avoir un discours qui soit réglé comme du papier à musique, avec des scientifiques, etc. Il s’agit surtout d’avoir des modèles, des représentations qui permettent aux gens, aux jeunes, en particulier, d’entrer dans le dialogue et dire leur propre vision, leur propre expérience. Le deuxième objectif est l’éducation préventive et l’intervention précoce : les axes stratégiques. Il est très difficile de parler de prévention et de réfléchir à la prévention quand on part de la maladie – ce que nous avons fait cet après-midi. J’ai énormément apprécié, comme vous tous, sans doute, les deux témoignages que nous avons entendus et ils m’ont Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 139 beaucoup touché. Mais si l’on part de là pour pouvoir penser la prévention, on va rater beaucoup de choses ou en tout cas, on va avoir du mal à bien poser les choses, parce que l’on voit tout de suite le problème, la difficulté. Or prévenir, surtout en matière d’addictions, ce n’est pas avertir sur ce qui peut à certains dix ou vingt ans après. C’est parler de la réalité de maintenant, de ce qui est vécu par la personne maintenant, en particulier avec sa consommation, et qui n’est pas la maladie, 99 fois sur 100. Cela mériterait une discussion, mais nous manquons de temps. En tout cas, il faut partir de l’addiction. Je vais essayer de le résumer en quelques mots. D’abord, c’est une trajectoire. Nous l’avons bien vu à travers les deux histoires, celle de Renaud et celle de Laurence. C’est une trajectoire, avec des étapes, des moments ; des moments où cela s’accélère, des moments où cela ralentit, des moments, même, où l’on peut échapper… Parce que cette sortie est toujours possible. Deuxièmement, c’est un comportement, mais qui s’inscrit dans un contexte, dans un mode de vie. Par conséquent, changer de comportement suppose de réfléchir à la façon de changer son mode de vie, ce qui n’est pas rien et qui n’est pas forcément facile. C’est un comportement qui peut apporter des satisfactions à l’usager, mais aussi des problèmes. Et il faut prendre en compte le fait qu’il apporte aussi des satisfactions. Et c’est un comportement qui ne peut être modifié que par l’usager, principalement. Si l’on prend ces éléments en compte, on s’aperçoit que cela donne des clés par rapport à la prévention, notamment la notion de trajectoire. C’est ce qui nous amène en particulier à développer des stratégies d’intervention précoce. L’intervention précoce ne signifie pas forcément l’intervention au moment des premières consommations, mais avant une demande d’aide. Intervenir précocement, c’est intervenir tout au long de la trajectoire. Ce n’est pas simplement informer à l’adolescence sur les dangers de l’alcool. C’est quand on commence à se mettre à boire parce que dans son mode de vie, cela se passe bien, que l’on peut aussi avoir des moments où l’on peut prendre du recul. Ou lorsque l’on a un drame dans sa vie, un événement qui va complètement déstabiliser, de pouvoir tout de suite avoir des poignées pour se tenir et pouvoir réfléchir à ce qui se passe, et pas forcément être happé, souvent sans s’en apercevoir, par le produit et la consommation du produit. C’est cela, intervenir tout au long de la trajectoire, l’objectif étant d’aider la personne à prévenir l’échec de la recherche de satisfaction. Les témoignages l’illustraient bien : dans un premier temps, c’est une satisfaction. Intervenir pour dire stop alors qu’en fait, la personne veut continuer, n’est pas possible. En revanche, il y a des choses à faire pour pouvoir aider la personne à réfléchir à ce moment-là et aussi, à prendre un certain nombre de dispositions, de mesures pour ne serait-ce que se protéger elle-même et protéger autrui. Nous travaillons beaucoup avec nos collègues suisses, qui ont été précurseurs en matière d’intervention précoce. Ils développent des stratégies de prévention individualisée – à leurs yeux, c’est cela, l’intervention précoce, et c’est très proche de ce que nous essayons de faire – et d’aide aux plus vulnérables. L’objectif, en effet, n’est pas seulement que la masse des jeunes ait une information ; c’est qu’en plus de cela, on se rapproche des publics vulnérables, de ceux qui sont particulièrement en difficulté. Les Suisses ont quatre phases, que je n’ai pas le temps de développer. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 140 En France, nous avons travaillé sur la question de l’intervention précoce notamment à partir des CJC, les consultations pour jeunes consommateurs. Il s’agit, pour les professionnels, de sortir, de se mettre à disposition de professionnels autres. En l’occurrence, nous avions déterminé six mots-clés. Le premier est la rencontre, qui a d’ailleurs été citée dans les témoignages. Elle est extrêmement importante, même en prévention. Mais elle ne se produit pas comme ça, magiquement ; il faut aussi qu’elle soit pensée, qu’elle soit conçue. Les autres mots-clés sont la mise en question de l’expérience, le repérage, l’aide à l’auto-évaluation, l’intervention brève – il ne s’agit pas d’entrer dans des traitements à long terme – et l’accompagnement au changement, dans un certain nombre de cas, mais qui sont minoritaires. Selon moi, il ne peut y avoir de prévention efficace si l’on oublie la dimension de l’intervention précoce, c'est-à-dire ce rapprochement des personnes vulnérables, des personnes en tant que telles, avec leurs propres difficultés, dans leur contexte. Parce que l’intervention précoce, c’est aller au plus près des personnes en situation de risque dans leur contexte. Parce que c’est aider à leur repérage et non à leur dépistage, ce qui n’est pas la même chose : il ne s’agit pas d’aller chercher des informations sur elles pour pouvoir les contrôler davantage mais au contraire, de leur restituer des informations pour les aider à réfléchir à ce qui se passe pour elles. Donc, les aider à gérer leur vulnérabilité. Il y a des études, notamment en Angleterre, au Canada, qui montrent que ces stratégies-là sont bien plus efficaces que celles qui consistent à informer simplement les personnes. Renforcer les ressources d’auto-observation et d’auto-changement, mobiliser tous les acteurs, accroître leurs compétences et améliorer leur coordination : voilà à quoi sert l’intervention précoce. Il me semble très important de bien considérer que la prévention en matière de conduites addictives est d’abord une question d’éducation. Avant d’être une question d’ordre public ou une question sanitaire, c’est une question éducative. Nous avons énormément de travail à faire dans ce domaine, parce que ce n’est certainement pas la partie que nous avons le plus développée. C’est une prévention qui associe l’éducation préventive, l’intervention précoce sur les territoires et favorisant une communauté sociale responsable et compétente. Il s’agit aussi de l’environnement et pas simplement de la personne. Cela signifie une politique qui ne parte pas d’une idéologie, qui ne se limite pas à informer et à rappeler les interdits, mais qui intègre les disciplines différentes, les points de vue différents, etc. C’est élaborer de nouvelles représentations, parce que l’on n’a pas le choix : avec les représentations du XXe siècle dont nous avons hérité, nous n’avons pas les clés pour comprendre tout cela. Il faut faire changer nos représentations et cela, nous ne pouvons le faire que collectivement. Ce n’est pas un groupe d’experts qui peut le faire. Et c’est faire émerger de nouvelles pratiques. Bref, il devient capital, et madame Fourneret l’a dit également, de faire collaborer les professionnels ou le monde de l’éducation et ceux de la prévention des addictions sur de véritables programmes. Je finirai par un peu de publicité : nous avons beaucoup travaillé et écrit sur ces questions, en particulier dans cet Aide-mémoire d’addictologie qui est sorti il y a deux ans, qui comporte pas mal de choses sur la prévention et sur l’intervention précoce, et dans cet ouvrage plus grand public que j’ai écrit avec mon collègue et ami Jean-Pierre Couteron, Les Conduites addictives. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 141 Merci de votre écoute. Dominique Dahéron Merci. Lia Cavalcanti va nous parler de ces moyens pour impliquer les acteurs de terrain dans le développement de la réduction des risques, ce que vous avez commencé à faire à Ancenis il y a déjà un peu plus de dix ans. Drogues et santé : comment impliquer les acteurs de terrain dans le développement de la réduction des risques ? Lia Cavalcanti Je crains que mon rôle soit d’empêcher les gens de partir… C’est toujours un rôle difficile. Je remercie les figures imposées par Nicolas Mémain-Macé, parce que dans ce colloque, il y a un grand absent. On a beaucoup parlé de soins, de prévention, mais on a oublié de parler – et je pense que mon intervention sera la seule dans ce sens – de ce que l’on fait de ces personnes qui ne veulent pas, ne sont pas prêtes à se soigner et pour autant, déambulent dans nos rues, dans nos territoires et continuent de survivre dans les conditions les plus affreuses. Que fait-on de cette masse de personnes qui, par totale absence de politiques publiques à leur égard, finissent par être perçus uniquement comme source d’insécurité publique ? On oublie complètement la dimension de la maladie pour les apercevoir comme une menace. J’aimerais vous dire, à ce moment de la journée, qu’il n’y a pas, qu’il n’y a jamais eu, qu’il n’y aura jamais de société sans drogue. Imaginer qu’il puisse y avoir des groupes sociaux sans avoir recours à certaines substances pour changer ses états de conscience, pour les colmater ou simplement, pour le plaisir, c’est rêver d’un monde qui n’existera jamais. Mais je demanderai à Nicolas qu’une seule fois avant ma retraite, je fasse une conférence ici sur une brève histoire des drogues. Je pense qu’elle est passionnante. Nous ne l’avons jamais abordée. Or quand on rentre dans l’histoire, on comprend beaucoup mieux le phénomène des addictions contemporaines. Partant du principe qu’une société sans drogue n’existe pas, prenons l’exemple des opiacées. La découverte des opiacées a peut-être été, dans l’histoire de l’humanité, un des sauts qualitatifs les plus importants, parce que la découverte du laudanum a été la victoire de la science contre la nature, de la culture contre la nature : on a appris à dominer la douleur. Le père de la médecine française a dit qu’il ne pouvait y avoir de médecine sans laudanum. La découverte des opiacées a été absolument magistrale et a ouvert une nouvelle période pour les soins. Cette substance magnifique va immédiatement toucher les proches des soignants, qui commencent à l’utiliser à des fins autres que des fins de soins : les femmes des médecins… Il y a eu d’ailleurs en France, il y a un siècle, une grande épidémie d’usage d’opiacées parmi les femmes, en particulier des femmes de l’aristocratie. Par conséquent, les limites entre drogue et médicament ne sont jamais claires dans l’histoire de l’humanité. Il y a une œuvre que j’aurais aimé écrire. C’est une compilation de textes d’Alain Ehrenberg qui s’appelle Le Trouble des frontières. Il dit que le grand problème, dans notre champ, est de faire Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 142 la distinction dans l’usage d’une substance : quand elle sert à soigner et quand elle sert à détruire, parce que cette limite n’est absolument pas claire. Nous vivons donc dans une société où les drogues non seulement existent, mais aussi, comme nous l’ont montré toutes interventions de cet après-midi, qu’elles se diversifient, jouent avec les limites légales, n’arrêtent pas de se développer. Et il y a un autre facteur qui n’a été abordé à aucun moment, ici, mais qui est la toile de fond de la diffusion de ce problème : la mondialisation. Avec la globalisation et la mondialisation, toutes ces substances se trouvent sur le marché international via Internet. Ainsi, un monde sans drogue n’existe pas, les drogues se diversifient et leur nombre augmente, et elles sont de plus en plus accessibles. Ce n’est pas un scénario catastrophe, mais c’est cette objectivité que nous devons avoir en tête. D’autant plus qu’avec la mondialisation, les échanges se généralisent. Et quand on essaie de faire la cartographie des drogues, des pays producteurs, des pays de transit, des pays de consommation, tout cela tombe à l’eau. Je suis consultante de la Commission européenne, je visite des pays entiers. L’Amérique centrale était simplement un pays de passage. On produisait en Amérique du Sud, on consommait en Amérique du Nord et tout passait par l’Amérique centrale. Mais très vite, après trois mois d’installation de ces lieux de passage, chaque petite mule, chaque petit paysan, chaque petit pêcheur qui contribuait au passage de la substance n’était jamais payé en argent. Il était payé en substance. Par conséquent, chacune de ces petites mules de ce processus de transport devait donc, pour être rémunéré, créer son propre marché de consommateurs, parce que c’était ainsi qu’il allait récupérer sa rétribution, son argent. La mondialisation offre un terrain magnifique et ouvert à l’épanouissement de l’offre de substance et de sa consommation. Et pour tout vous dire, si l’on transformait dans une économie nationale les gains qu’induisent les trafics de drogue dans le marché international, les drogues constitueraient la 19e économie mondiale. Les gains des trafics de drogue d’une année pourraient payer la dette de la France. Nous avons très peu parlé d’histoire et de géopolitique. Une brillante collègue suisse, que je respecte beaucoup, va boucler cette conférence. Les Suisses ont beaucoup à nous apprendre, avec leur pragmatisme et avec leur approche extrêmement objective des problèmes, mais je voudrais terminer en évoquant un autre aspect dont nous avons très peu parlé. Toutes ces circonstances : la mondialisation, l’offre généralisée de drogues, ce que nous a dit avec honnêteté le policier de l’OCRTIS, à savoir qu’ils sont impuissants face à ces trafics sur Internet qu’ils n’ont pas les moyens de contrôler et qui les dépassent, que la chimie des trafiquants est toujours en avance sur leurs propres connaissances et que donc, la législation court toujours derrière…, tout cela va créer de plus en plus un grand contingent de personnes dépendantes et malades et qui paradoxalement, pour X raisons, ne sont pas encore prêtes pour se faire soigner. Une fois de plus, j’aimerais remercier Renaud et Laurence pour la force, la puissance de leur témoignage parce qu’ils nous ont dit qu’il avait fallu des années pour que le processus de décrochage puisse s’entamer. On en arrive même à dire, dans notre jargon, que l’on prend autant de temps à devenir dépendant que pour le processus de réversion. Le temps est une variable que nous devons absolument prendre en compte. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 143 Cette situation va générer cette « horde » de personnes en circulation, en situation d’errance, de déshérence, dans nos villes et même, aujourd'hui, à la campagne. Il y a un grand développement des addictions dans les campagnes françaises, de nos jours. Proportionnellement, les usages augmentent beaucoup plus à la campagne que dans les centres urbains. Que faire de ces populations ? Je peux vous le dire, parce que c’est mon quotidien. Je travaille dans le quartier de la Goutte d’or, à Paris, où je suis arrivée il y a trente ans. J’ai l’habitude de dire : « j’ai pris trente ans ferme ». Il est très difficile de se dégager de ce territoire, qui est un territoire magique, un territoire vivant, un territoire riche, mais un territoire meurtri. Je venais du tiers-monde et lorsque ma fille est arrivée pour la première fois à Paris – elle avait 9 neuf ans –, elle a mis ses poings sur ses hanches et m’a dit : « maman, c’est incroyable comment, même en France, tu trouves des lieux qui sentent la pisse ! » Je lui ai répondu que ce n’était pas la pisse, que ça sentait, mais la misère, l’absence d’hygiène, de ventilation, l’absence de mesures sanitaires… Le quartier de la Goutte d’or compte 22 000 habitants. C’est un quartier meurtri, avec une présence ostensible des trafics, des hordes de consommateurs qui circulent et dont il est très difficile de savoir d’où ils viennent. Dès que j’ai un contrôle, une visite, que l’on vient de la Mildt, de l’ARS, on me demande : « mais d’où viennent-ils, Madame Cavalcanti ? » Alors, je vous pose la question : d’où viennent les SDF ? D’où viennent les populations en errance ? Il est très difficile de le déterminer. Nous faisons des questionnaires systématiques pour essayer d’établir les profils afin de mieux travailler avec ces publics. Quand nous leur demandons d’où ils viennent, les réponses sont les plus absurdes. Si les parents sont antillais, ils disent : « je viens des Antilles », en faisant allusion aux sources. Nous avons posé beaucoup de questions pour pouvoir déterminer d’où venaient les sans domicile fixe, puisque c’est la population dont je m’occupe : je gère 60 600 personnes, dont 82 % n’ont pas de domicile fixe. Si j’additionne ceux qui vivent dans la rue, dans des hôtels précaires, qui sont logés temporairement chez des amis, etc., j’arrive à 82 %. Ces populations en errance, vous allez les trouver partout dans le monde. Il n’y a pas un lieu où non seulement elles existent, mais où elles existent avec une visibilité accrue, très importante. Et ce n’est pas uniquement dans le tiers-monde. Visitez toutes les villes d’Europe et vous le constaterez, parce que la visibilité est énorme. Pour cela, et c’est un grand acquis des politiques publiques en matière de drogue, en France, avec dix ans de retard par rapport au reste de l’Europe occidentale, on a commencé à développer ce que l’on appelle les politiques de réduction des risques. Cela consiste à s’occuper des personnes addicts, dépendantes, en état de grande précarité sociale. Ces problématiques existent, elles sont là. Il faut que l’on s’en occupe parce que si l’on ne s’en occupe pas, leur fragilité sociale va représenter un danger, c’est évident. Je coordonne une des multiples structures de réduction des risques qui existent en France – heureusement. Cette politique existe en France depuis très peu de temps. Nous avons à peine dix-neuf ans de politique de réduction des risques derrière nous. C’est un dispositif qui a progressé petit à petit, avec des ressources extrêmement précaires au démarrage. Ce sont des lieux dans lesquels on propose aux usagers tout d’abord ce que les Suisses appellent de « l’aide à la survie ». Je trouve cette définition extrêmement claire. On donne à manger à ces personnes, on les accueille inconditionnellement, ils se douchent dans les locaux, ils ont un accès à Internet, à des informations. Nous essayons, à travers des techniques et des stratégies Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 144 diverses, que je ne vais pas vous décrire – mais il serait intéressant que vous connaissiez la richesse de ces programmes –, d’entrer en contact avec un public très réfractaire aux institutions et aux soins pour gagner auprès d’eux une légitimité et que l’on puisse postérieurement les amener peut-être à se soigner. Mais en attendant, nous préservons des vies et nous évitons de nouvelles contaminations. Et cela, c’est très important. Même si elle s’y est mise très en retard, la France est un des seuls pays au monde à avoir inscrit cette politique dans son cadre législatif. C’est un grand progrès, et il faut que vous le sachiez. Dans ce programme de réduction des risques, on permet aux personnes de continuer à se droguer sans pour autant mourir du sida, d’hépatite, sans qu’émergent de nouvelles contaminations, et on les met peu à peu en contact avec un réseau d’acteurs qui pourra un jour les en sortir. Je sais que parmi vous, il y a beaucoup de gens qui ne comprennent pas cette politique. Je pense que l’essentiel de ces assises est de donner à comprendre la complexité des stratégies. Se limiter uniquement à la prévention et aux soins, c’est mettre de côté la majorité de la population. J’ai reçu 5 600 l’année dernière et parmi elles, seules 500 ont adhéré aux soins. La grande majorité continue donc dans cette étape intermédiaire. Mais comme j’ai pris trente ans ferme à la Goutte d’or, je peux vous affirmer que tôt ou tard, on amène cette population aux soins et à construire des parcours d’autonomisation. Je remercie beaucoup les assises d’avoir donné cette petite parole aux politiques de réduction des risques et si vous avez des réserves face à ce type de programme, n’hésitez pas à me contacter. Je travaille à Paris à l’association Ego, vous pouvez trouver mon numéro de téléphone, j’aurai grand plaisir à vous accueillir et pourquoi pas, à vous convaincre de l’utilité fondamentale de la sortie, au-delà de la prévention, de la répression et des soins, d’une politique de réduction des risques. Dominique Dahéron Merci. Après le Brésil, nous allons passer à la Suisse, puisque nous accueillons notre dernière intervenante, Corine Kibora, porte-parole d’Addiction Info Suisse, qui va nous parler de la parentalité, du rôle des parents, des familles face à l’addiction. Jean-Michel Tobie Je précise que le laudanum est un extrait du pavot. Par ailleurs, nous avons bien compris que Lia était ici en liberté conditionnelle pendant deux jours. Nous te libérons donc ce soir, en espérant donc te revoir dans deux ans. Lia Cavalcanti Vous avez compris que c’est un engagement ! Et je reviendrai avec une brève histoire des drogues pour poser un bilan sur l’intérêt des politiques de réduction des risques. Chiche ! Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 145 Parentalité et prévention : les familles face à l’addiction, quels enjeux ? Quel rôle ? Quel soutien pour les parents ? Corine Kibora, porte-parole d’Addiction Info Suisse, cheffe de projets « prévention », Lausanne Merci à la mairie d’Ancenis d’avoir organisé cette journée, qui était très riche, et aussi, de me donner la parole. Je remercie également Lia Cavalcanti pour cette dernière intervention parce qu’il est vrai que la politique de réduction des risques est très importante dans ce domaine. On m’a demandé de parler de parentalité. Pour vous dire d’où je viens, je travaille pour une ONG. Je n’exposerai pas tout ce que nous faisons mais le fait d’être une ONG nous permet d’avoir une certaine liberté d’action et de pointer les thèmes qui nous semblent importants. Parmi les thèmes qui nous semblent importants, actuellement, il y a le thème des parents, mais aussi celui des enfants de parents dépendants. Hier et aujourd'hui, on a beaucoup évoqué les parents. Bizarrement, nous avons très spontanément parlé du rôle que devaient jouer les parents pour ce qui est de l’usage des écrans, mais nous en avons beaucoup moins parlé pour ce qui est de l’alcool, par exemple, alors que c’est toujours la substance et la drogue la plus utilisée. Pourquoi s’intéresser aux parents ? Pourquoi est-ce un public cible ? Parce que la recherche montre clairement que les ados dont on sait que les parents connaissent l’utilisation de leur temps de loisirs consomment moins. Cette affirmation apparaît assez banale. Ce sont les résultats de recherches. Cela présuppose aussi une relation de confiance entre parents et enfants et cela signifie aussi un dialogue existant au sein de la famille. Plusieurs études ont été menées à Genève auprès des adolescents et auprès des parents, qui révèlent que les parents sous-estiment la plupart du temps la consommation de leur adolescent. Ils sont tout à fait conscients que les adolescents consomment, mais pas le leur, et notamment pour ce qui concerne la consommation d’alcool. Ils sont beaucoup plus attentifs et paniqués lorsqu’il s’agit de cannabis, mais la consommation d’alcool reste vraiment banalisée. À Genève, d’ailleurs, a été développé un site Internet qui s’appelle « mon-ado.ch », que je vous invite à visiter. C’est un outil pour atteindre les parents via Internet. Renforcer les compétences parentales est important, a dit madame Fourneret. J’aimerais juste rappeler qu’il y a aussi des champs de tension autour de la parentalité. Je pense qu’être parent, aujourd'hui, n’est vraiment pas facile. Je suis maman, moi aussi. Il y a des injonctions multiples, qui viennent de tous les côtés, il y a une certaine idéologie sécuritaire… On parle de démission parentale, de familles à hauts risques, et ce sont des risques de stigmatisation. On peut glisser dans une logique du soupçon plutôt que dans une culture de la reconnaissance, de la valorisation parentale. Il est certes important de renforcer les compétences parentales, mais il faut aussi faire attention à ne pas reporter sur la famille des problèmes qui sont des problèmes de société. L’un des risques des politiques, sachant que l’on ne peut pas agir efficacement sur les conditions des familles précarisées, est la tendance à vouloir encadrer et contrôler les parents vulnérables plutôt que de les soutenir et peut-être, d’améliorer leurs conditions d’existence. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 146 Le tableau que je vous soumets a été réalisé par le docteur Corinne Roehrig, qui travaille dans les Alpes-Maritimes. Il indique les deux pôles qui peuvent animer les actions auprès des parents. Nous, dans la prévention, surtout avec une approche de promotion de la santé, nous nous plaçons vraiment plutôt du côté gauche, avec l’idée de l’éducatif, comme l’a dit Alain Morel. La prévention des addictions, si elle veut approcher les parents, doit forcément collaborer avec le monde éducatif. C’est une évidence. Avoir une attitude de respect, de nonjugement, de bienveillance est très important, même en travaillant avec des parents qui euxmêmes, ont des problèmes d’addiction. Le dialogue et la synergie entre les acteurs est aussi un grand défi. On voit par exemple que les gens qui travaillent dans le domaine de la protection de l’enfance ont une autre vision de la parentalité que ceux qui travaillent dans le soutien aux parents. Là aussi, il s’agirait peutêtre d’avoir un peu plus un langage commun ou une reconnaissance des différents rôles, de la manière de travailler. L’année dernière, notre organisation a décidé de faire un état des lieux pour voir ce qui se passait dans notre pays en matière de prévention axée sur les parents et également, de repérer, au niveau de la recherche internationale, quelles étaient les bonnes actions, les actions validées sur lesquelles nous devons baser les nôtres. Quatre types d’actions peuvent être repérés : celles qui sont uniquement dirigées vers les parents, comme les soirées de parents, les interventions plutôt axées sur toute la famille, les interventions en milieu scolaire qui incluent les parents. Et les recherches montrent que la prévention scolaire est une bonne chose, mais qu’elle est beaucoup plus efficace s’il y a un module parental. Ce qui s’est passé durant ces deux jours va dans ce sens, puisqu’hier, avait lieu une soirée pour les parents et que demain, il y aura une intervention dans les collèges. Enfin, les interventions à plusieurs niveaux, qui sont aussi plus coûteuses en ressources, sont les plus efficaces. Je ne reviendrai pas sur les notions de long terme, de cohérence, de continuité, mais ce sont aussi des notions très importantes. Quelques éléments sont à prendre en compte pour une implication réussie des parents. Le docteur Pommereau l’a dit hier soir : transmettre des savoirs n’est pas suffisant ; il faut des pistes concrètes pour l’application au quotidien, quand on parle aux parents. Nous avons vu le jeu vidéo mettant en situation des adolescents qui doivent adopter des stratégies pour demander quelque chose aux parents. Il serait tout à fait intéressant d’avoir le même type de support pour aider les parents dans le dialogue avec leur adolescent : si je dis cela, si je le dis de telle manière, que va-t-il se passer ensuite ? Dans les soirées de parents, il me semble important de laisser une place à l’échange entre parents, de proposer des exercices de dialogue, des jeux de rôle, qui sont des éléments assez efficaces. Les études menées à Genève ont fait ressortir que les parents pensent souvent ne plus avoir d’influence, passé un certain âge, que pour un adolescent, ce sont les copains qui comptent et pas l’avis des parents. Or c’est faux parce que les enquêtes menées auprès des jeunes montrent que les jeunes s’attendent à ce que leurs parents leur posent des limites. Ils attendent vraiment cela des adultes. Il est important de transmettre aux parents qu’ils ont encore tout à fait leur rôle et qu’ils sont tout à fait investis du fait de poser des limites. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 147 Très concrètement, il ne suffit pas d’interdire ou de poser un cadre. Il faut aussi parler du contenu. Si l’on parle par exemple du thème de la sortie, il ne s’agit pas seulement de dire : « tu rentres à telle heure » ou « tu ne consommeras pas », mais d’imaginer avec le jeune le scénario de la soirée : « que fais-tu si tu es confronté à telle ou telle situation ? » La continuité est également importante : ne pas faire qu’une soirée de parents, mais peut-être un rappel, une seconde rencontre pour examiner si ce qui a été discuté, voire décidé dans la première séance a pu être appliqué et quel effet cela a apporté. On peut aussi utiliser des phases sensibles. On peut intervenir à différents moments. Certains moments se prêtent mieux à une intervention, déjà dès le tout jeune âge, à la naissance d’un enfant. Lorsqu’il y a une intoxication alcoolique, une hospitalisation du jeune, c’est aussi un moment où l’on peut, où l’on devrait impliquer les parents. Des programmes de compétences parentales sont établis pour la prévention universelle, mais peuvent tout à fait être transposés dans le domaine de la prévention sélective. Je vous propose quelques exemples de projets qui ont été évalués, dont on a pu démontrer l’efficacité. Un projet visait le renforcement de la surveillance parentale. Les parents devaient formuler des règles entre eux, avec même une idée contractuelle, qui étaient transmises aux parents qui n’étaient pas là. L’évaluation a montré que cela avait vraiment eu un effet sur la consommation d’alcool des adolescents, qui avait baissé. Des mesures qui peuvent être assez simples peuvent donc vraiment avoir un effet. Autre exemple, celui d’un programme familial américain qui fait parler toute la famille. Ce sont quatorze séances, avec des modules uniquement pour les enfants, des modules uniquement pour les parents, mais des moments ensemble où ils peuvent s’observer, où l’on peut observer les interactions. Ce programme est actuellement en cours en France – et pas encore en Suisse… Comme quoi vous êtes parfois plus avancés que nous. Il est coordonné par le docteur Roehrig dans les Alpes-Maritimes. Ce programme a été évalué maintes fois, a déjà été adapté dans de nombreux pays, en Europe aussi : en Irlande, en Italie, en Espagne, en Pologne, etc., et produit des effets de longue durée, notamment sur les habiletés parentales, mais aussi sur l’estime de soi des enfants. Je crois que chez vous, il est conduit par l’Inpes, l’Institut national de prévention et d'éducation pour la santé. Pour ce type de programme, un des éléments très importants, comme pour le projet Sentinelles, est le travail en amont. Pour implanter un tel programme, qui requiert tout de même des ressources assez conséquentes, il faut un soutien politique, il faut avoir un réseau tout autour pour pouvoir atteindre les parents afin qu’ils y participent. Enfin, un programme s’est développé en Allemagne, en milieu scolaire, avec une formation pour les professionnels de l’école, qui ne sont pas forcément des enseignants et qui donnent ensuite des cours aux parents. Et les parents eux-mêmes donnent des cours à d’autres parents. On me demande de conclure… Je voudrais dire que ce qui m’a frappée, aujourd'hui, c’est le terme « accélération ». Nous avons vu qu’il y avait une accélération au niveau technologique, Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 148 numérique, une accélération dans la disponibilité des produits, une accélération aussi dans les modes de consommation. Cela m’interroge assez profondément sur la direction de notre société. C’est une conclusion qui n’est pas forcément assortie au thème… Dominique Dahéron Merci. Nous allons maintenant clore ces assises avec Xavier Pommereau, qui est notre invité régulier en tant que médecin et directeur du pôle aquitain de l’adolescent du centre Abadie, et enfin, avec Monsieur le Maire. Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 149 Clôture de la journée Xavier Pommereau Je prendrai deux minutes pour souligner vraiment la rareté et l’intérêt de journées de ce genre, où l’on voit des cliniciens, des chercheurs, des thérapeutes, des experts et des témoins. Et je voudrais vraiment que nous saluions nos témoins, qui ont donné à ces assises de la densité et de l’émotion, et que nous applaudissions Laurence, Renaud et Jonathan, bien sûr. Les quelques mots que je voudrais que nous retenions de ces journées, c’est le partage de ces émotions. Les experts et les témoins ont su nous en donner… Tout cela dans une atmosphère très pédagogique, très sereine, et je voudrais que nous terminions également par féliciter le public, qui a manifesté une grande attention. C’était très agréable, en tant qu’intervenant, et je crois pouvoir en parler au nom de tous les intervenants, de parler devant vous dans cette magnifique salle, qui est magnifiquement sonorisée, mais avec un public extrêmement attentif. Enfin, bravo à Jean-Michel Tobie, qui sait donner corps à ces assises avec ses collaborateurs. Je tiens à les applaudir pour la réussite de ces journées. Jean-Michel Tobie Notre idée de départ, c’était bien ce travail de terrain que nous faisions de façon un peu solitaire, à l’époque. Ces journées étaient là pour échanger sur nos pratiques. Je rejoins ce que disait madame Fourneret : le rôle de l’État en termes de coordination est important, mais comme le disait aussi le docteur Morel, c’est qu’il faut vraiment arrêter de travailler en solitaire et en pointillés pour s’unir sur ces sujets-là afin d’avoir une action significative et durable. Voilà mon message. Merci encore à tous les intervenants et aux émotions que nous avons eues, particulièrement à l’occasion de ces assises-là. Dominique Dahéron Nous allons demander à tous les intervenants de nous rejoindre sur scène pour la « photo de famille »… Rédaction des actes : Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis 150