Actes Assises addictions 2013

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Actes Assises addictions 2013
ASSISES
PRÉVENTION ADDICTIONS
Ancenis, le 21 novembre 2013
LES ACTES
Sommaire
OUVERTURE DE LA JOURNEE .............................................................................................................................. 3
NOUVELLES DEPENDANCES, NOUVELLES ADDICTIONS : APPROCHES SOCIETALES ET EXPERIMENTALES… ............... 9
ADOS « GENERATION Z » : ENTRE MUTATION ANTHROPOLOGIQUE ET REFERENCES SOCIETALES..........................................................9
ADDICTIONS : DECRYPTAGE D’UN MODE DE SOCIETE DEVENU PHENOMENE DE MODE .....................................................................11
DEPENDANCES : PAR QUEL MECANISME DEVIENT-ON ACCRO ? EXISTE-T-IL DES GENES DE PREDISPOSITION ?.......................................15
FOCUS SUR LES DERIVES ADDICTIVES : SOMMES-NOUS TOUS DES ADDICTS EN PUISSANCE ? SOMMES-NOUS TOUS EGAUX DEVANT LA
DEPENDANCE ?...............................................................................................................................................................20
ATELIER 1 – ADOS NUMERICUS ET NOUVELLES TECHNOLOGIES : VERS L’EMERGENCE D’UNE ADDICTION 2.0 ....... 27
BLOGOSPHERE ADO ET RESEAUX SOCIAUX, CREATEURS DE LIEN SOCIAL OU FACILITATEURS D’ADDICTIONS ? .........................................28
GENERATION « DIGITAL NATIVES » : COMMENT AIDER LES ADOS HYPER CONNECTES A DECROCHER ? COMMENT MIEUX LES PROTEGER FACE
AUX RISQUES DES RESEAUX SOCIAUX ? .................................................................................................................................33
JEUNESSE ET OMNIPRESENCE DES « MIROIRS NUMERIQUES » : VERS UNE ESTIME DE SOI 2.0 ? ........................................................37
ÉCHANGES ET DEBATS AVEC LE PUBLIC..................................................................................................................................43
ATELIER 2 : CYBER-HARCELEMENTS ET VIOLENCES SCOLAIRES : .......................................................................... 52
LA FACE CACHEE DES ADOS EN SOUFFRANCE .................................................................................................... 52
HARCELEMENT, INSULTES, BRIMADES : QUAND LE DANGER MASQUE CONDUIT AU PIRE ...................................................................52
VIOLENCES EN MILIEU SCOLAIRE : .......................................................................................................................................55
L’IMPORTATION DU MODELE SCANDINAVE POUR DESAMORCER LES CONFLITS................................................................................55
VIOLENCES SCOLAIRES ET DESCOLARISATION : COMMENT REPERER UN ELEVE HARCELE ?.................................................................59
QUEL ROLE POUR LES ADULTES ? QUELLE JUSTICE REPARATRICE ?..............................................................................................59
ÉCHANGES ET DEBATS AVEC LE PUBLIC..................................................................................................................................62
ATELIER 3 : JEUNESSE EN QUETE DE SENSATIONS ULTRA-FORTES : LES NOUVELLES PRATIQUES POPULARISEES PAR
LE NET............................................................................................................................................................. 80
RUNS ON LINE : CHRONIQUES EXTRAORDINAIRES DE JEUNES PRESQUE ORDINAIRES ........................................................................81
SOIREES « PROJET X », THIGH-GAP, CAR-SURFING : DEFIS OU RITUELS INITIATIQUES ......................................................................83
PROVOCATION, INCONSCIENCE, RECONNAISSANCE : COMMENT EXPLIQUER CES NOUVEAUX COMPORTEMENTS A RISQUES ? COMMENT
LIMITER LES DANGERS ?....................................................................................................................................................87
ÉCHANGES ET DEBATS AVEC LE PUBLIC..................................................................................................................................90
REGARDS ET TEMOIGNAGES POUR PREVENIR LES COMPORTEMENTS A RISQUE AUTREMENT............................. 99
SUICIDE : LE RESEAU SENTINELLES, UN FILET DE SECURITE AUTOUR DES PERSONNES EN DETRESSE ......................................................99
ADDICTIONS ET SHOWBIZ : LA DESCENTE AUX ENFERS D’UN ARTISTE .........................................................................................106
ALCOOL AU FEMININ : DE L’ALCOOLISME MONDAIN A L’ALCOOLISME TOUT COURT ......................................................................110
HORS-JEU, CARTON ROUGE CONTRE L’EXCLUSION ET LES ADDICTIONS .......................................................................................114
NOUVEAUX CONSOMMATEURS, NOUVEAUX MARKETINGS : PASSEPORT POUR LES NEO-ADDICTS ................... 117
SELS DE BAIN, SPICE, CRISTAL : CES DROGUES QUI CONTOURNENT LA LOI ...................................................................................117
E-SHOPPING ET VENTES DIRECTES : QUAND INTERNET TRANSFORME LES COINS DE CUISINE EN LABOS DE FORTUNE..............................120
ADOS ALCOOLISES AUX URGENCES : DEPUIS TROIS ANS, LES CHIFFRES EXPLOSENT… CE QUE CELA CACHE A LONG TERME ......................125
ADDICTIONS ET COMPORTEMENTS A RISQUES : QUELLES POLITIQUES ? QUELLE PREVENTION ? ....................... 132
PREVENTION ET ACTEURS LOCAUX : QUELLES STRATEGIES LOCALES POUR LUTTER CONTRE LES ADDICTIONS ? .....................................132
JEUNES ET PRODUITS PSYCHOACTIFS : PLAIDOYER POUR UNE POLITIQUE PREVENTIVE PROSPECTIVE. COMMENT CHANGER LA PREVENTION ?
COMMENT LA RENDRE PLUS EFFICACE ? .............................................................................................................................136
DROGUES ET SANTE : COMMENT IMPLIQUER LES ACTEURS DE TERRAIN DANS LE DEVELOPPEMENT DE LA REDUCTION DES RISQUES ? .......142
PARENTALITE ET PREVENTION : LES FAMILLES FACE A L’ADDICTION, QUELS ENJEUX ? QUEL ROLE ? QUEL SOUTIEN POUR LES PARENTS ? .146
CLOTURE DE LA JOURNEE ............................................................................................................................... 150
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Ouverture de la journée
Jean-Michel Tobie, conseiller général et maire d’Ancenis
Madame la Déléguée de l’ARS, Madame la Chargée de mission auprès de la Mildt, Madame
Fourneret, Monsieur le Sous-Préfet et Directeur de cabinet du préfet, Monsieur Lapouze,
Mesdames et Messieurs, je voudrais, avant toute chose, vous remercier d’être venus aussi
nombreux pour cette manifestation, qui connaît cette année sa cinquième édition.
Depuis 2005, nous avons pris le sujet des addictions à bras le corps, tant cette réalité a un
impact sur le « vivre ensemble », aussi bien au niveau des familles que de la société. Je veux
remercier chaleureusement tous nos partenaires institutionnels et privés, qui nous ont aidés
à mettre en place ce rendez-vous qui aujourd'hui, fait référence dans notre région. Je
voudrais aussi remercier tous les intervenants qui ont répondu à notre invitation et qui vont
se succéder toute la semaine à Ancenis, puisqu’aujourd'hui, vous assistez à cette journée,
qu’hier soir, il y avait une manifestation auprès des familles et que naturellement, les lycéens
et les collégiens ne sont pas oubliés pendant cette semaine. C’est ce qui permet de donner
toute cette attractivité à la manifestation.
Aujourd'hui, il ne s’agit ni de banaliser, ni de dramatiser les addictions, car tout le monde
n’est pas « addict ». En dix ans, les comportements des adolescents ont considérablement
évolué. La cartographie des consommations s’est modifiée. Le cannabis concerne aujourd'hui
quatre adolescents sur dix et le produit est de plus en plus fort. Sa production domestique
explose, puisque l’on compte à peu près 200 000 cultivateurs individuels en France. Les
conséquences scolaires sont aujourd'hui bien connues : parcours scolaire brisé, parents
désemparés, troubles de la concentration et de la mémoire. On parle moins de l’alcool,
actuellement, et pourtant, les cas d’alcoolisation massive aux urgences ont progressé de 30 %
en trois ans. L’âge de la première consommation est abaissé maintenant à 12,9 ans pour les
garçons et à 12,3 ans pour les filles. 60 % des moins de 17 ans ont déjà été ivres. Dans un
registre proche, un enfant sur cinq a déjà bu des boissons énergisantes, alors que les risques
sanitaires sont préoccupants. Enfin, près de douze millions de Français sont des fumeurs
quotidiens et 22 % ont moins de 16 ans.
La révolution numérique a transformé nos vies et celles de nos ados, entraînant certains
excès. Chez les ados, selon une étude récente, les échanges de SMS peuvent aller jusqu’à 350
à 400 par jour. Les réseaux sociaux sont devenus un nouveau lieu de socialisation pour les
adolescents : près de 26 millions de comptes Facebook existent aujourd'hui en France. Le
dernier réseau en date connaissant un succès fulgurant est Ask.fm, avec 300 000 nouveaux
comptes chaque jour. Or il faut bien l’avouer, ce réseau fonctionne comme un défouloir
organisé et la vigilance parentale doit être intense ; mais elle est difficile. Enfin, le cyberharcèlement a pu conduire à des situations extrêmes.
Dans ce paysage où les tentations sont multiples, Ancenis n’est pas un îlot coupé du monde.
La réponse de la municipalité, au nom du « vivre ensemble », est de former, d’informer et de
sensibiliser tout au long de l’année. Voilà pourquoi, à côté du colloque qui réunit aujourd'hui
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500 professionnels – et nous sommes désolés pour les 200 personnes que nous n’avons pu
accueillir… –, nous avons organisé une soirée à la destination des familles, avec des experts
de haut niveau, et des interventions en milieu scolaire ont lieu pendant toute la semaine.
Ce temps fort a des prolongements dans l’année et peut susciter des initiatives importantes.
J’en veux pour preuve le projet « Pass’sport vers l’emploi » que nous avons conduit cette
année avec Enoch Effah, qui est sans doute parmi nous, avec lequel nous avons réalisé un
travail sur la socialisation et le retour à l’emploi à travers le sport. Nous avons, l’année
dernière, encadré une petite douzaine de jeunes, dont au moins neuf ont trouvé soit un
emploi pérenne, soit un CDD, soit une formation.
Au-delà de ces événements, je veux surtout dire aux familles, mais aussi aux professionnels,
qui peuvent se trouver en difficulté à un moment ou à un autre, qu’ils ne sont pas seuls, qu’il
existe aujourd'hui des relais locaux pour venir à leur aide : médecins, travailleurs sociaux,
associations spécialisées et structures de soins.
L’idée de départ de cette journée est bien d’échanger entre nous sur les pratiques de chacun,
de façon à disposer d’une boîte à outils – mais c’est un mot un peu trivial – face à ces
addictions qui se multiplient. Il y a évidemment les addictions très connues que sont l’alcool
et la cigarette, mais à travers les nouvelles technologies, on voit bien que se développent
aussi des addictions tout aussi dangereuses.
Marie-Hélène Neyrolles, déléguée territoriale de Loire-Atlantique de l’ARS des Pays-de-la-Loire
Monsieur le Maire d’Ancenis, Madame la Chargée de mission « prévention » à la Mildt,
Monsieur le Sous-Préfet et Directeur de cabinet de la préfecture de Loire-Atlantique,
Mesdames et Messieurs, je vous remercie tout d’abord de votre invitation et de ce petit
temps d’ouverture à la tribune.
Je voulais intervenir très rapidement à propos de la stratégie nationale de santé qui a été
lancée par le Premier ministre à Grenoble, le 8 février dernier et en complément, par la
ministre de la Santé. J’ai relu la feuille de route de cette stratégie nationale de santé au regard
du thème de ces assises, qui sont un événement particulièrement fort du département et de
la région et qui témoignent du dynamisme de votre territoire, dans les questions de santé en
particulier. J’en ai retenu les éléments qui s’appliquent plus directement au sujet qui nous
réunit aujourd'hui et je voudrais vous les citer.
La stratégie nationale de santé, qui vient d’être lancée, a fait le choix de la prévention, trop
longtemps oubliée, trop longtemps négligée, pour des raisons très précises : pour agir tôt et
pour agir sur les comportements. Nous sommes vraiment au cœur du sujet qui nous occupe
aujourd'hui. Elle a également pour ambition de renforcer les coopérations entre les
professionnels, la coordination entre les personnes, de faire droit à la parole des usagers,
d’écouter les familles, d’écouter les jeunes, d’écouter l’ensemble des personnes en situation
d’addiction ou en situation de risque au regard des addictions. Pour cela, la stratégie
nationale de santé a également fait le choix de s’appuyer sur ce que l’on appelle aujourd'hui
la démocratie sanitaire, c'est-à-dire sur la parole des professionnels et, au-delà des
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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professionnels, de l’ensemble des citoyens, et d’être attentive à cette parole des citoyens et
des usagers.
Sont également identifiés, dans la stratégie nationale de santé, cinq chantiers prioritaires,
parmi lesquels deux nous touchent plus directement aujourd'hui : celui de la prévention en
addictologie et celui de la jeunesse, qui est aussi l’un des cœurs de cible, dans la mesure où
ce sont les jeunes d’aujourd'hui qui feront la société de demain et qui seront les adultes que
nous accompagnerons.
Je voudrais vous dire, aujourd'hui, à cette tribune, que votre avis nous intéresse pour
contribuer à l’élaboration de cette grande loi de santé publique qui est en cours de
préparation pour mi-2014 et également, plus modestement, pour la préparation de la
stratégie de prévention en matière d’addictologie de l’agence régionale de santé. Je vous
invite à participer à ce débat national en adressant votre contribution à l’agence régionale de
santé des Pays-de-la-Loire, dont vous trouverez les coordonnées sur le site
www.ars.paysdelaloire.sante.fr. Je souhaite qu’à l’issue des ateliers qui vont nous réunir, ce
qui vous semble majeur comme remontées à faire auprès des pouvoirs publics, comme
recommandations à apporter, comme indicateurs à trouver pour suivre les progrès des
actions qui nous paraîtront centrales, vous puissiez l’adresser à l’agence régionale de santé
dans ce cadre-là. Je laisserai aussi l’ensemble des adresses à vos organisateurs pour que cela
puisse être relayé auprès de ceux d’entre vous qui sont plus particulièrement intéressés et je
reste personnellement à votre disposition, ainsi que mes équipes et le niveau régional de
l’ARS, pour ceux d’entre vous qui souhaiteraient plus particulièrement organiser des débats
ou des rencontres sur ces sujets de la stratégie nationale de santé.
Merci encore de votre invitation. Nous allons écouter les interventions avec beaucoup
d’attention et participer aux ateliers que vous organisez aujourd'hui.
Françoise Fourneret, chargée de mission « prévention » à la Mission interministérielle de lutte
contre la drogue et la toxicomanie (Mildt)
Monsieur le Sous-Préfet et Directeur de cabinet du préfet, Monsieur le Maire, qui nous
accueille, la Mildt vous remercie de cette invitation, qui lui donne les moyens de mettre en
œuvre la diffusion des politiques publiques. C’est tout au moins une première approche.
Vous verrez qu’elles sont toutes très proches les unes des autres au regard de la présentation
que je souhaite très rapidement vous faire du plan gouvernemental de lutte contre les
drogues et les conduites addictives.
Ce plan gouvernemental 2013-2017 a été validé en comité interministériel en septembre
dernier et bâti en concertation avec l’ensemble des ministères, avec des élus, des experts, des
associations que tous, ici, vous représentez ; je crois que vous pouvez vous y retrouver très
aisément. Le souhait de la Mildt est de vous accompagner dans la mise en œuvre de ces
dispositions, de telle sorte que les adolescents, qui sont ceux auxquels vous vous intéressez
tout particulièrement dans ce colloque, soient mieux accompagnés, mieux aidés, mieux
conduits vers une vie adulte épanouie.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Ce plan se fixe un certain nombre de priorités. Tout d’abord, la priorité qui le fonde est de
baser les actions qu’il propose sur des données scientifiquement validées. C’est aujourd'hui
un choix incontournable pour la Mildt et pour l’ensemble des ministères, pour faire en sorte
que toutes les actions qui sont conduites puissent s’adapter de manière constante à
l’évolution à la fois des conduites addictives et des recherches qui sont menées pour
permettre de les juguler.
Le deuxième objectif primordial consiste à viser plus particulièrement des populations
prioritaires. La première population prioritaire visée par le plan gouvernemental est bien
entendu celle des jeunes, mais il vise également celle des femmes, qui sont aussi jeunes,
parfois, et pas seulement âgées, et celle des personnes qui sont en situation de précarité ; et
nous savons qu’il y a aussi des jeunes en situation de précarité. Ces trois populations
concernent donc les jeunes. Pour pouvoir aller vers ces jeunes et vers ces populations
prioritaires, il nous faut aller à leur rencontre, dans le cadre de l’organisation de séances de
prévention, qui les concernent tous en particulier et aucun d’eux spécifiquement, dans les
établissements scolaires, dans tous les lieux de formation, mais aussi dans les maternités et
dans les lieux d’intervention de la PMI, pour les femmes enceintes, qui en général, sont
jeunes. Il nous faut aller aussi dans le monde professionnel, où les jeunes sont parfois en
difficulté et éventuellement, dans la rue, et faire en sorte que les acteurs puissent se
rapprocher de ceux qui vivent dans des ruralités un peu isolées. Donc, aller vers les
populations prioritaires. Pour aller un peu plus précisément vers ceux qui semblent avoir des
comportements addictifs, il convient de renforcer le repérage précoce de ces comportements,
de telle sorte qu’ils puissent être pris en charge par des spécialistes de l’accompagnement et
du soin. Enfin, pour ceux qui ont des addictions, le plan vise à étendre le champ de la
réduction des dommages sanitaires et sociaux en renforçant les actions de médiation sociale
dont a parlé Marie-Hélène Neyrolles. Et Monsieur le Maire, vous avez évoqué les dispositifs
locaux, implantés de manière spécifique dans certains territoires pour contribuer à la
réinsertion d’un certain nombre de jeunes en difficulté.
La troisième priorité est la lutte contre les trafics – et je parlerai en particulier auprès de vous
des trafics locaux –, qui sont liés à la délinquance et qui contribuent à alimenter ces conduites
addictives.
C’est ensemble que vous pourrez tous agir localement. C’est ensemble, au niveau national,
avec tous les ministères, les professionnels, les experts et les associations, que nous pourrons
mener à bien tous ces objectifs et permettre ainsi que la prévention et la réponse publique,
qu’elle soit locale ou nationale, soit de plus grande qualité et plus efficace contre les
conduites addictives.
Je vous avais promis d’être brève. J’ai, je crois, été un peu elliptique et je ne pense pas vous
avoir dit que la lutte contre les drogues et les conduites addictives au sens du plan de la
Mildt concerne l’ensemble des addictions, avec et sans produit, donc bien sûr aussi les
addictions aux écrans, qui nous préoccupent tout particulièrement au cœur de ce colloque.
Nous aurons sans doute l’occasion de nous retrouver ultérieurement. Je vous souhaite donc
une excellente journée de travail et de bonnes réflexions en vous remerciant, Monsieur le
Maire, d’accueillir cette manifestation.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Patrick Lapouze, sous-préfet, directeur de cabinet de la préfecture de Loire-Atlantique
Monsieur le Maire, Monsieur le Sous-Préfet, Madame la Représentante de la Mildt, Madame
Neyrolles, Mesdames et Messieurs, je voudrais vous dire que c’est un grand plaisir pour moi
d’être enfin parmi vous. Je suis dans le département depuis maintenant quelques années et
en charge des sujets qui vous rassemblent et je n’avais jamais réussi à me joindre à vous :
j’avais toujours été empêché de venir à cet événement, qui est l’un des plus importants, si ce
n’est le plus important, à se dérouler dans la région des Pays-de-la-Loire ou au moins, dans
le département de la Loire-Atlantique. Je suis donc particulièrement heureux d’être parmi
vous aujourd'hui, même si cela a encore failli ne pas se faire, compte tenu de la nature de
mon métier et des aléas qui touchent souvent mon emploi du temps. Je suis donc très
content, parce que ce colloque est un événement important, qui prend de l’ampleur et qui est
une vraie occasion de réflexion sur ce territoire.
Je suis le directeur de cabinet du préfet. Je suis aussi correspondant de la Mildt, donc chargé,
sur ce territoire, de coordonner la mise en œuvre des plans et notamment, du nouveau plan
qui vient de nous être exposé dans ses grandes lignes. Le témoignage que je puis apporter en
introduction est que ce territoire des Pays-de-la-Loire ou de la Loire-Atlantique est un
territoire qui est touché de manière significative par les phénomènes dont nous parlons
aujourd'hui, les différentes formes d’addiction. Et les plus classiques, les addictions aux
produits, y compris les produits les plus usuels, puisque nous avons une particularité, dans
notre région, avec quelques autres, qui est la forte prégnance des phénomènes
d’alcoolisation, qu’il s’agisse d’alcoolisation chronique ou de phénomènes plus
« modernes ». Ils se sont matérialisés par la prévalence ou l’émergence de mouvements forts
tels que les « apéros géants », il y a quelques années, quand ces initiatives se sont propagées
en France. Et nous avons le privilège d’être le département dans lequel un de ces événements
a fait un mort. Nous avons donc une forte problématique locale.
Nous avons aussi, localement et au-delà des addictions, une problématique particulière sur
les questions évoquées par madame Fourneret et qui figurent dans le plan gouvernemental, à
savoir celles de l’offre, des trafics. Nantes est une grande ville, et une ville située à la
confluence d’un certain nombre de lignes de trafic. Nous prenons en compte cette situation
dans le cadre des dispositifs que j’ai aussi la charge d’animer, à savoir les dispositifs de
prévention et de sécurisation tels que les zones de sécurité prioritaires. Dans l’agglomération
nantaise, nous avons une de ces zones avec, au cœur de la problématique que nous avons à
traiter et que nous avons choisi de traiter, parce que particulièrement prégnante, à la fois le
phénomène de trafics en profondeur et le phénomène de deals de rue, par lesquels les
produits qui nous intéressent transitent mais qui contribuent aussi au trouble de la
tranquillité publique. Cet élément est important.
Si, en tant que directeur de cabinet, je suis en charge de la coordination locale des référents
de la Mildt, ce n’est pas par hasard et cela me semble particulièrement judicieux. En effet,
tous ces phénomènes d’addiction ont non seulement une incidence sur les personnes, mais
aussi sur la vie en société et sur la tranquillité publique. C’est une évidence pour les
addictions et en particulier, pour l’alcool, et pour moi qui vois au quotidien les troubles de la
tranquillité publique et de la sécurité, c’est un phénomène très prégnant, qui intervient dans
des proportions très fortes dans les différentes variétés de troubles de la tranquillité
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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publique, du désordre intrafamilial jusqu’à la délinquance, y compris la délinquance
violente.
Ce lien est donc très important, mais c’est également vrai des addictions au sens le plus large
que définit le plan et que la journée d’aujourd'hui approche. Quand je parlais de
perturbations familiales, les phénomènes d’addiction aux écrans sont des phénomènes que je
vois apparaître parmi ceux qui troublent la tranquillité publique au sein des familles et audelà, au sein des quartiers.
Ce phénomène est donc très présent, mais il y a également – et dans la mise en place des
orientations élargies de ce plan, c’est pour moi un motif de satisfaction – une vraie réponse
du territoire, une vraie capacité d’avoir des acteurs en mesure de se mobiliser sur les
différentes thématiques. Nous sommes déjà très actifs – et en participant à ce colloque, vous
en êtes l’illustration –, y compris sur les sujets prioritaires qui ont été rappelés, les jeunes.
Nous avons des ressources en termes d’acteurs de prévention, mais aussi, du côté des forces
de l’ordre, dont je coordonne aussi l’action, un savoir-faire pour prendre en compte ces
problématiques.
Nous avons des domaines, dans les nouvelles orientations qui nous sont données, où nous
sommes peut-être moins présents : les femmes sont un public mentionné comme important
et prioritaire. Nous ne les prenons peut-être pas assez en compte, peut-être moins que nous
ne le faisons pour les jeunes. Ce sera l’une des orientations que je m’efforcerai d’impulser,
avec votre aide, dans les mois et les années à venir.
Voilà les quelques mots que je voulais vous livrer en introduction pour vous indiquer que
nous sommes bien au cœur du sujet mais que nous avons une vraie capacité de faire face,
que le territoire est mobilisé – vous en êtes la preuve –, et je compte sur vous, bien entendu,
pour animer, mettre en œuvre et faire vivre ce plan renouvelé de lutte contre ce phénomène
très lourd que sont les différentes formes d’addiction de nos populations.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Session plénière 1
Nouvelles dépendances, nouvelles addictions :
approches sociétales et expérimentales…
Dominique Dahéron, animateur
Nous ouvrons cette première session plénière. Il y en aura quatre dans la journée. Cette
première session porte sur les nouvelles dépendances et les nouvelles addictions, avec une
approche sociétale et expérimentale. Lia Cavalcanti, Xavier Pommereau, Alain Morel et
Philippe Jeammet vont intervenir.
J’accueille tout de suite Lia Cavalcanti, psychosociologue, experte européenne. Elle était là
hier soir pour s’adresser aux familles. Elle a parlé de leurs ados, de leurs jeunes avec
beaucoup de passion et d’humanité et je crois que cela a beaucoup touché les gens. Ce matin,
elle va nous parler de ces adolescents, de la mutation anthropologique et des références
sociétales qui touchent ces adolescents d’aujourd'hui.
Ados « génération Z » : entre mutation anthropologique et références sociétales
Lia Cavalcanti, psychosociologue, experte européenne, directrice générale de l’association Ego
(Espoir Goutte d’or)
Merci pour cette invitation. J’ai la lourde tâche de chauffer la salle. C’est toujours
l’intervention sacrificielle : celle qui ouvre n’est jamais la meilleure mais c’est celle qui va
vous donner le goût de continuer. Espérons que je parviendrai à relever le défi.
J’ai déjà rendu cet hommage hier soir, non pas pour faire plaisir mais parce que j’y crois
profondément : je voudrais saluer Jean-Michel Tobie pour cette initiative. Cette énorme
capacité de mobilisation est impressionnante et m’émeut toujours. Mon histoire d’amour
avec Ancenis a démarré il y a treize ans, quand j’ai eu le privilège, avec les professionnels de
la ville et un jeune médecin généraliste, qui n’était pas maire, à l’époque, de créer un réseau
centré sur la question de l’accueil et de l’écoute des jeunes. Et c’est avec un grand plaisir que
je reviens aujourd'hui. Des membres de ce réseau, qui s’appelle le Réaj [Réseau Animation
Jeunes] et qui existe encore, m’ont saluée en me disant qu’ils avaient plaisir à voir revenir
cette figure qui les avait aidés dans ces premiers moments. Il s’agit d’une véritable politique
publique, qui s’enracine dans une longue histoire. Mon objet, aujourd'hui, n’est pas de
continuer à en parler, mais je pense qu’Ancenis mérite que l’on mentionne cette attention
spéciale. Beaucoup de municipalités auraient intérêt à lancer de grands débats et des
rencontres avec les familles comme celle d’hier soir. Nous avons commencé le lendemain
d’une coupe du monde, ponctuellement. Nous étions à l’heure : il était 23 heures et nous
étions encore tous dans cette salle… Cela vous donne une idée de la capacité de mobilisation
et de l’intérêt que suscite le traitement de ce thème.
Venons-en aux choses sérieuses… Quand on parle des jeunes ou des adolescents, on a
toujours la fâcheuse tendance de se placer comme paramètre : moi, j’ai agi ainsi, à mon
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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époque, c’était comme cela, etc. La première chose à faire est de remettre les pendules à
l’heure parce que jamais le temps n’a été si accéléré, jamais l’accès à l’information n’a été si
inconditionnel, jamais les compétences et les expertises techniques d’une génération n’ont été
aussi pointues, au point de dépasser les nôtres et celles de toutes les générations précédentes.
Nous avons là un nouveau profil qui émerge et il faut que nous sachions de quels jeunes
nous sommes en train de parler.
Je vais me donner dix minutes pour essayer de vous dresser un profil de ces jeunes dont,
heureusement, je tiens à le dire parce qu’il est très important de le savoir, la plus grande
partie vont bien. Malgré les addictions, malgré les pathologies, malgré les troubles de
comportement, malgré les conduites à risque, la majorité des jeunes vont bien. Et c’est
heureux parce que notre avenir en dépend.
Une fois émise cette observation d’ouverture, je vous citerai un chiffre : il y a à peine 20 %
des personnes qui, dans leur mutation de l’enfance à l’âge adulte et dans cette période creuse
qui est celle de la puberté, vont prendre un virage difficile, mais pas nécessairement négatif
pour l’avenir. La grande majorité va le faire aisément. Et chez ces adolescents qui vont bien,
il y a quelque chose d’épatant : le monde des adultes ne leur fait pas peur. Mais eux veulent
absolument faire mieux que nous. C’est une des caractéristiques de cette nouvelle
génération, à laquelle peu de possibilités s’ouvrent parce que la période est extrêmement
compliquée. Mais ils sont absolument idéalistes, confiants dans l’avenir, et ils pensent qu’ils
pourront faire mieux que nous.
Une autre caractéristique de cette génération qui émerge, en particulier ceux qui sont nés
après 1990, donc la tranche des 13-25 ans, est que ces jeunes gens sont peut-être les plus
dominants. Ils sont nés dans un monde de réseaux, ils sont hyper-connectés, de façon
transversale, et ils n’acceptent absolument plus les formes de subordination hiérarchiques et
verticales. Si l’on ne comprend pas cela, comme professionnel, mais aussi comme parent, on
n’aura rien compris. Les réseaux d’Internet ont créé de nouvelles formes de communication
transversales, qui deviennent une sorte de norme rendant toute autorité verticale et non
légitime inacceptable. Dans ce nouvel espace, ils ont développé des compétences supérieures
aux nôtres – et c’est très impressionnant : mes petits-enfants ont beaucoup plus de
compétences que moi – et dans cette hyper-connexion, ils ont aussi accès à une information
presque sans limites. Avec cet accès à l’information et à des savoirs – je fais beaucoup de
conférences et au moment où j’annonce un chiffre, je les vois immédiatement se confronter à
la véracité de mes dires –, je pense que tous les professeurs sont aussi confrontés à ce
nouveau paradigme des compétences et des savoirs. C’est un défi auquel nous devons nous
affronter. Mais dans cet univers d’informations sans limites et d’hyper-connexion, il y a un
élément qui émerge, et il est très important de le savoir : ces informations ne sont pas
intégrées dans leur complexité. Cela signifie qu’il y a de la surinformation et que tout ce
travail de remettre en ordre, de donner du sens aux informations, est un travail dont l’entière
responsabilité nous revient encore.
Cette nouvelle jeunesse a également une autre caractéristique : la quête d’autonomie comme
paradigme absolu. C’est pourquoi les start-up sont des modèles d’organisation qui les
intéresse autant : le tutoiement facile, l’horizontalité des rapports… Mais paradoxalement,
c’est une génération très friande de reconnaissance et très susceptible. En effet, ce paradigme
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de l’autonomie est accompagné d’un autre paradigme, celui d’être perpétuellement rassuré.
Cette génération a besoin d’être rassurée et la moindre des fractures dans cette relation à
l’autre leur fait décider de rompre. Non seulement sur le plan de la vie personnelle, mais
aussi dans la vie professionnelle : dans cette nouvelle génération, quand ils arrivent sur le
marché du travail, très facilement ils s’en vont au premier frottement et à la première
frustration.
C’est une génération en quête de sens, avec une éthique profonde, un intérêt pour le collectif.
À la différence des générations précédentes, qui étaient dans l’hyper-individualisme, nous
sommes confrontés aujourd'hui – et cela vaut pour tous les mouvements de jeunesse dans le
monde : il y a une universalité – à de jeunes personnes qui croient qu’un monde meilleur est
possible et qui veulent être acteurs de ce nouveau monde. Moi-même, j’ai 64 ans – mais
j’étais jeune, un jour… –, je suis un fruit légitime de la génération de 1968 et pendant
longtemps, j’ai pensé que l’intérêt pour le collectif s’était épuisé avec ma génération. Mais
tous les mouvements de jeunesse, autant le printemps arabe qu’ailleurs dans le monde et en
particulier dans mon pays, le Brésil, où la jeunesse est sortie dans les rues, montrent
qu’aujourd'hui, nous sommes des individus à la fois très individualistes mais avec un vrai
souci du collectif. C’est un autre paradoxe de cette nouvelle génération.
Je pense donc qu’au cours de ces assises qui se sont ouvertes hier soir, il faut que nous
parlions non seulement des difficultés de ces jeunes, mais aussi de ce grand atout qu’ils nous
offrent, cette grande ouverture au monde dont ils sont porteurs et face à laquelle nous, les
adultes, nous ne pouvons pas les décevoir. J’espère et je crois profondément à ce type
d’initiative, à l’intelligence collective et à la réflexion collective et je pense qu’à la fin de ces
trois jours, nous sortirons tous plus forts pour accompagner cette jeunesse qui autant besoin
que l’on croie en elle et lui permettre de réaliser ses utopies.
Dominique Dahéron
Vous êtes venue avec l’accent et le soleil du Brésil, ce qui nous a fait du bien.
Xavier Pommereau, psychiatre, directeur du Pôle aquitain de l’adolescent au centre Abadie
de Bordeaux, est aussi l’un des habitués de ces assises de la prévention. Il va ouvrir son
propos sur le décryptage d’un mode de société devenu phénomène de mode.
Addictions : décryptage d’un mode de société devenu phénomène de mode
Xavier Pommereau, psychiatre, directeur du Pôle aquitain de l’adolescent au centre Abadie, CHUS
de Bordeaux
Il est difficile de prendre la parole après Lia Cavalcanti, parce qu’elle chauffe bien la salle…
Je voudrais, dans un temps réduit, vous rappeler quelques petites notions qui peuvent
rendre compte des effets de société d’aujourd'hui, notamment sur les jeunes. Nous partons
de l’idée que nous sommes dans une société de consommation qui est très individualiste,
avec des modèles qui ont réellement des effets sur les pratiques. Je les évoquerai avec des
expressions que nous connaissons tous bien : « on prend », « on jette », « on zappe », au sens
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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propre comme au sens figuré… On a une offre pléthorique, débordante et on refuse de se
laisser déborder : on est en pleine lutte contre les débordements, que ce soit en temps ou au
niveau de nos corps puisque, comme vous le savez, la mode actuelle fait prévaloir la
minceur, la sveltesse : il faut être élancé.
Il faut surfer sur la vie, sur le monde, sur le Net pour être « in », pour être bien. C’est
évidemment un grand paradoxe parce que par ailleurs, on est sans arrêt en train de prendre,
de garder, de vouloir amasser, se remplir…, et entendez là encore mon propos au sens
propre comme au sens figuré. Nos jeunes sont perpétuellement branchés, pour l’instant
surtout avec des écouteurs et dans quelques mois, avec les « Google glasses », ces nouvelles
lunettes qui vont transmettre des données audiovisuelles en temps réel, qui filmeront et qui
permettront de nous filmer les uns, les autres, nous atteindrons encore un autre stade. Cela
ne manquera pas d’avoir des effets.
« Vivent les sensations », au détriment très souvent des émotions et des sentiments. Le verbe
« s’éclater » se retrouve dans beaucoup de domaines, que ce soit d’ailleurs dans l’univers
professionnel ou dans l’univers festival. Il s’agit de « s’éclater » : je vous fais observer
combien le mot valorise un certain nombre de choses qui relèvent de l’excès. Et comme je le
disais hier, une sorte de cycle me semble en place chez jeunes, qui a été souligné par le
directeur de cabinet du préfet : la semaine des jeunes comportent deux grandes parties. La
première partie de la semaine, du lundi au jeudi, est la période de contraintes, de retenue,
d’obligations, de forçage parce qu’il y a l’école, la famille, qu’il faut rendre des comptes, être
dans un univers plus ou moins conflictuel ; c’est le temps de la contrainte. Et à partir du jeudi
soir, il faut le temps du lâchage, le plus vite possible, comme si l’on zappait d’un mode de
vie à l’autre, en utilisant des substances, au premier rang desquelles figure l’alcool et, dans
les alcools, l’alcool fort. Vous le savez, le premier alcool fort utilisé aujourd'hui par nos
jeunes est la vodka, qui rend ivre en seize minutes chrono. Elle est probablement utilisée de
façon prévalente par les jeunes parce qu’elle a ces effets extrêmement rapides et violents. Il
s’agit de passer du mode « prise de tête », comme le disent les jeunes aujourd'hui, au mode
« lâchage général », avec tous les débordements dont nous reparlerons en atelier.
Il faut être rentable et il faut être performant. C’est une autre contradiction : le culte de la
performance, dans notre société, va nous amener, là aussi, à un certain nombre de modèles
d’identification qui ont des effets sur les jeunes, au moment où cette société de
consommation très individualiste connaît une révolution qui est en cours, la révolution
numérique, où prime l’audiovisuel. Avec un paradoxe qui est tout à fait étonnant : le
développement des techniques amène une économie des dépenses du corps, puisque l’on
reste derrière un écran, un clavier, un ordinateur, avec la virtualité de ses déplacements, et
en même temps, on n’a jamais été aussi près et aussi absorbé dans le travail de notre
apparence du corps. Ce corps que nous bougeons moins, nous l’exposons, nous l’affichons,
et les jeunes le font en particulier à travers ce média qui a à peine dix ans d’âge, qui s’appelle
Facebook, qui est né en 2004 à l’université d’Harvard et qui est entré dans les pratiques de
nos jeunes en 2006, 2007, pour ce qui est de la France. Aujourd'hui, il y a un milliard
d’usagers, 97 % des adolescents sont branchés sur Facebook… On voit bien que ce temps de
l’apparence, de la monstration, où le montré prime sur le ressenti, a forcément des effets.
Facebook, c’est l’affichage de soi, mais c’est aussi la retouche de soi, avec Photoshop, qui
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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trafique les photos. C’est l’action virtuelle, le first person shooting, qui permet, dans le jeu
vidéo, d’être acteur et de jouer un personnage, avec un autre paradoxe étonnant : au moment
où nous sommes géo-localisables à 1,5 m près, et les jeunes plus que nous encore, du fait du
portable qu’ils ont sur eux, le GPS identitaire des gens n’a jamais été aussi flou, aussi difficile
à préciser, avec autant de difficultés à définir son identité.
Qu’est-ce qui est addictogène, dans notre société ? Il faut se souvenir que le mot « addiction »
signifie d’abord et avant tout la contrainte par corps. C’est le corps qui est pris dans une
logique, dans une absorption de substance dont il ne peut plus se passer ou dans une
pratique dont il ne peut plus se passer. Bien sûr, la tête est prise aussi, mais le corps est pris.
Je crois qu’il faut vraiment différencier ce qui relève d’une manière générale de ce que l’on
peut qualifier de consommation, que ce soit en substance ou en pratique, de l’addiction, qui
mobilise, aliène, emprisonne le sujet dans une activité où son corps est pris, que ce soit
derrière un écran ou que ce soit en courant. Aujourd'hui, en effet, l’autre paradoxe est que ce
corps que nous bougeons moins, certains le font bouger trop, car ils trouvent dans le surexercice physique, dans la suractivité, une autre addiction, de nos jours très répandue dans
nos pays : l’addiction au jogging. J’ai même des collègues qui ne peuvent pas commencer la
journée sans faire dix kilomètres en courant, à défaut de quoi ils ont un manque et ne
pourront passer une bonne journée, parce que le corps réclamera sa dose de jogging.
La répétition de ces événements crée bien sur l’assuétude, le besoin croissant d’en avoir
toujours plus, et parmi les nouvelles addictions, on constate que le temps passé derrière des
écrans et l’immersion dans des jeux vidéo augmente sensiblement d’une enquête à l’autre.
Aujourd'hui, on s’aperçoit que les jeunes consomment au moins quatre heures d’écran par
jour et on considère que ce chiffre est déjà largement dépassé. Il doit probablement être
augmenté jusqu’à six heures si l’on compte les écrans de portable, puisque les messageries, le
tchat et les SMS occupent la majeure partie de ce temps. Il y a les jeux vidéo et l’immersion
dans les jeux vidéo, qui devient en effet une véritable addiction, qui amène certains jeunes à
passer des nuits entière dans l’absorption de ces jeux. Ce m’a conduit hier soir à dire aux
familles que selon moi, il est inconvenant de laisser un ordinateur dans la chambre d’un
adolescent ou un portable allumé la nuit, parce qu’ils ne peuvent pas résister à l’envie de
répondre à des tchats ou à poursuivre des parties de jeu vidéo qu’ils ont entamées. Leur
temps de sommeil se réduit de plus en plus, puisque le matin, il faut se lever, et se lever tôt.
Nos ados se lèvent plus tôt que nous vont « au travail » plus tôt que nous. Leur temps de
sommeil se réduit donc, à un moment où le travail pubertaire mobilise énormément
d’énergie, qui doit être reconstituée durant le sommeil.
Tous ces éléments sont négatifs. Ce sont des choses qui inquiètent, qui font peur. Elles
amènent un certain nombre de parents dont nous occupons à s’interroger : faut-il couper
Internet ? Faut-il débrancher leur ordinateur, casser leur portable ? Faut-il revenir à la bougie
pour rompre avec le numérique. Je voudrais m’associer à Lia Cavalcanti pour vous rappeler
deux choses.
Premièrement, la plupart des adolescents, malgré tout, vont bien et s’en sortent. Ils
parviennent, bien que très usagers de toutes ces pratiques, à ne pas être totalement immergés
dedans. Si 15 à 20 % des adolescents ne vont pas bien, c’est donc que 80 % au moins vont
bien.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Deuxièmement, ce n’est pas une bonne idée que de résister toujours à l’évolution des
sciences et des techniques. Il faut se rappeler que les mentalités, les modes de vie et donc
aussi, les pathologies, évoluent avec les pratiques et avec les sciences et les techniques. On ne
peut pas reculer. Il faut donc aussi que nous nous emparions de ces nouveaux outils pour
pouvoir travailler avec les jeunes. Je suis en particulier convaincu qu’à l’ère du numérique et
parce que nos adolescents sont des digital natives, il faut que nous utilisions l’outil numérique
avec eux ; mais avec eux, et non à la place de la relation avec eux, ce qui n’est pas tout à fait
la même chose. Il faut que nous acceptions l’idée que par ce type de médias, ils sont plus
sensibilisés que par d’autres modes. Dans mon centre Abadie, au CHU de Bordeaux, nous
observons que si un psychiatre ou un psychologue se contente de proposer des entretiens en
face à face, de part et d’autre d’une table, et rien d’autre, les adolescents disent très vite qu’ils
vont voir le psy mais qu’ils n’ont pas envie de parler ou qu’ils disent souvent la même chose,
qu’ils ne font que répéter un certain nombre de mots. Et en même temps qu’ils n’ont rien à
dire au psychologue, quand ils le rencontrent, en sortant, ils vont se couper avec une lame de
rasoir, se scarifier, ou faire une crise de boulimie et se faire vomir. Et l’on est frappé de voir
qu’alors qu’ils n’ont pas exprimé leurs malheurs avec des mots, ils sont en train de
l’exprimer à travers des comportements, des conduites saignantes ou de vomissement dans
le couloir. Ce paradoxe mérite d’être souligné. Cela veut dire que nous devons aussi utiliser
des supports de médiation, que nous devons, puisque ce sont des enfants de l’image,
puisqu’ils ont besoin de supports pour se dire et pour montrer, utiliser, nous aussi des
médiations. Je profite donc de ma venue à Ancenis pour vous offrir en avant-première les
deux premières minutes du serious game, le jeu vidéo sérieux que nous sommes en train de
développer au centre Abadie avec des jeunes, pour les amener, à partir d’une mobilisation
par le jeu vidéo, à se mettre dans des situations critiques et à essayer d’analyser, avec les
éducateurs ou les soignants, ce qui s’est passé. Je vous demande donc deux minutes
d’attention et je vous expliquerai en quoi il consiste après la projection.
Projection de l’introduction au serious game du centre Abadie. Le narrateur dresse le
tableau. En off, Chloé commente. Ses commentaires sont en italiques.
« Chloé a 16 ans. Rien que 16 ans… Elle est scolarisée en seconde. Waouh, super important,
comme info ! Ses parents ont divorcé il y a une dizaine d’années. Ça va, je suis pas la seule à qui
c’est arrivé… Elle vivait jusqu’à maintenant avec sa mère et Jérôme, son beau-père. Non, ce
gros con de Jérôme ! Les incessantes disputes avec Jérôme l’ont amenée à vivre chez son père et
sa belle-mère, Lise, ainsi que Tom, son demi-frère. Ouais, super ! Famille rêvée… Ce n’est pas
toujours facile. C’est clair ! Chloé est impulsive. Ben quoi, vous me cherchez, là ? Elle est aussi
boulimique et se fait vomir. Bon, ça, va ! Ça me regarde, ça ! Et elle a d’autres soucis. Les
histoires d’amour finissent mal, en général. Ça va ! Vous allez pas déballer toute ma vie, non
plus ! Gilles, son père, rentre tard, à cause de ses problèmes de boulot. Et du coup, il est
chiant… Il fait quoi, déjà ? Un boulot de merde… Ah oui, il bosse dans le papier peint. Ouais, je
vous l’avais dit ! Ce soir, Chloé veut négocier avec lui l’autorisation de se faire tatouer une
salamandre qu’elle aimerait voir courir sur sa hanche gauche. Ouais, voilà : gauche ! À 40 ° de
latitude nord… Elle prétend que sa mère se rangera à l’avis de son père. C’est un symptôme…
Comment le convaincre de signer cette autorisation ? Telle est la mission si je t’accepte. »
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Le jeu démarre là. Le joueur est à la place de cette jeune fille, Chloé, et va devoir choisir les
dialogues pour mener cet entretien avec son père, qui, bien entendu, va l’amener sur le
terrain scolaire, sur le terrain de la boulimie, sur l’entente avec la belle-mère, sur les
différents éléments de cette vie. Et évidemment, selon les choix que va faire le joueur, cela va
amener un développement dans une arborescence assez profonde selon les choix de
dialogue. Par exemple, Chloé peut dire à son père : « Bonsoir, petit papa, comment ça va ? »
Ou bien : « Bonsoir. J’ai un truc à te demander… » Évidemment, ce n’est pas tout à fait le
même abord. Et chaque fois que l’on choisit une proposition de dialogue, cela incrémente en
secret cinq paramètres, sans que le joueur le sache : son impulsivité, sa sincérité, sa capacité à
exprimer des émotions, son adaptabilité à la question posée et sa compréhension de l’analyse
de la situation. À la fin du jeu, un scoring permet au joueur de savoir ce qu’il a mis en action
et, avec l’éducateur ou le soignant, le logue du jeu, c'est-à-dire tous les choix de dialogue qui
ont été faits, sont revus, avec des commentaires et des extensions de commentaires pour
essayer de comprendre avec l’adolescent pourquoi il a choisi telle modalité de réponse,
pourquoi il s’est emporté à tel ou tel moment… Parce qu’évidemment, le personnage du père
va être assez agaçant à plusieurs moments pour provoquer des réactions chez l’adolescent
joueur.
Dépendances : par quel mécanisme devient-on accro ? Existe-t-il des gènes de
prédisposition ?
Alain Morel, psychiatre, directeur général de l’association Oppelia, vice-président et fondateur de la
Fédération française d’addictologie de Paris
Je tiens à saluer très sincèrement cet événement et les organisateurs qui l’ont créé. C’est un
événement très impressionnant, à la fois dans le programme et dans la participation. Pour
moi, contrairement à mes prédécesseurs, c’est une première et je vous remercie infiniment de
me permettre de participer au moins à cette journée, dans ces assises.
Pour ma part, je n’ai pas de vidéo, mais un vulgaire Powerpoint. On m’a demandé de vous
parler d’une chose très simple – et ce sera vite fait … : par quel mécanisme devient-on accro
et existe-t-il des gènes de prédisposition ? On m’a donc aussi embarqué dans des histoires
biologiques… Je remercie aussi beaucoup les organisateurs sur ce point !
Comme je n’ai pas beaucoup de temps, je vais être obligé d’aller à l’essentiel, d’une part, et
avec des méthodes pédagogiques directes, d’autre part. Pardonnez-moi si c’est un peu
rapide. Heureusement, les ateliers ou d’autres lectures permettront de préciser les choses.
Je vais essayer de dire ce que l’on sait sur les mécanismes de l’addiction et surtout, ce que
l’on ne vous dit jamais, ou pas assez.
S’agissant de ce que l’on sait, c’est presqu’une posture de physicien ou de mathématicien que
de dire qu’aussi vrai que 2 + 2 font 4, il y a une équation, en matière d’addiction, qui est E =
SIC. Je pense que vous connaissez cette formule, cette équation, qui est extrêmement simple
mais sérieusement utile, parce qu’elle répond à toutes les questions fondamentales posées
par l’addiction. Que veut dire E = SIC ? Cela veut dire que « E », l’Effet ou l’Expérience d’une
drogue, une expérience addictive, même, de manière plus générale, continue, « est égal »,
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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donc varie, est fonction, résulte de la rencontre entre « S », la Substance, « I », l’Individu et
« C », le Contexte. Énoncer cela revient à enfoncer des portes ouvertes, puisque bien des gens
auparavant, et bien plus célèbres que moi, l’ont dit très pertinemment. Je pense évidemment
à Olievenstein, mais aussi à Pierre Fouquet, fondateur de l’alcoologie en France. On peut
remplacer « substance » par « pratique », « comportement » ou différent types d’objets. Mais
cette équation est fondamentale parce qu’elle nous dit tout de suite une chose qui est
absolument inévitable, qu’il ne faut absolument jamais oublier : l’addiction est un
phénomène multifactoriel.
Cela donne un certain nombre d’ingrédients, que l’on pourrait passer du temps à
décortiquer, chacun, pour constater qu’au sein même de chacun de ces éléments, beaucoup
de facteurs entrent en ligne de compte. Nous n’en avons pas le temps, mais cela veut dire
une chose très simple et pourtant très importante, en particulier pour les professionnels mais
également pour les citoyens en général : nous sommes face à un phénomène tout bêtement
systémique, qui met en relation des ingrédients que de ce fait, on ne peut séparer. La
première lumière qui s’allume, quand on parle de « prédisposition », qu’elle soit génétique
ou autre, est qu’il faut faire attention au réductionnisme, à ne voir qu’un élément et pas les
autres.
Une autre manière d’aborder cette question de l’addiction que par les ingrédients est
l’approche par les processus, les mécanismes, par la façon dont cela se met en place. Je suis,
là aussi, très schématique et je vous prie de m’en excuser : il faudrait passer plus de temps
sur ces schémas et ces mécanismes. Mais allons-y quand même pour essayer d’avoir une
vision un peu dynamique de ce qui se passe en matière d’addictions.
D’abord, il y a presque un postulat – mais il n’empêche que quand on fait de la clinique en
addictologie, on rencontre toujours cela –, qui est qu’au départ, il y a des problèmes de la vie.
Des problèmes de la vie, tout le monde en a, mais certains en ont plus que d’autres. Ces
problèmes de la vie créent du stress, une anxiété, une tension intérieure, mais aussi avec son
entourage : comment vais-je pouvoir résoudre mon problème ou mes problèmes de ma vie ?
Cela aussi, c’est bêtement courant et bêtement humain. Et forcément, qui que l’on soit, on va
s’interroger sur le moyen de diminuer ce stress donc de résoudre de problème. Quelle
solution puis-je avoir autour de moi, en moi, pour résoudre mon problème ? Cela me fait
penser à une patiente que j’ai vue hier, au centre Kairos où je suis psychiatre – c’est un centre
résidentiel pour séjours de six semaines. Une femme de 46 ans est arrivée il y a trois jours au
centre pour ce programme. Elle me racontait avoir commencé à boire abondamment de
l’alcool à 11 ans, à un moment où justement, elle avait des problèmes dans sa vie parce que
sa famille a explosé. Ses parents se sont séparés, sa vie a été complètement bouleversée par
cet événement. Mais aussi, elle a connu, enfant, une situation de violences, liée à un
alcoolisme paternel, en particulier ; des violences qu’elle a subies et qu’elle a vues aussi chez
sa mère. À 11 ans, un peu livrée à elle-même, dans une cité très différente du lieu où elle
habitait auparavant, elle a rencontré de plus grandes qu’elle et a bu de l’alcool ; la solution
trouvée pour essayer d’apaiser le stress. Parce que ce n’est d’ailleurs pas simplement qu’une
réponse biologique, un apaisement biologique : c’est aussi une réponse sociale, parce que
cela met en relation. Boire, ce n’est pas simplement individuel ; cela met en relation avec
d’autres. Cette solution transitoire lui a apporté cet apaisement. Un apaisement tout à fait
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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efficace, tout à fait important, mais transitoire. Et avec un certain nombre d’effets
indésirables que l’on peut imaginer quant à la capacité de mener ses études à bien, aux
problèmes que l’on peut avoir avec le groupe, la société, l’école et de ce fait, une
augmentation de l’insatisfaction et le problème qui ne trouve pas de solution et qui ne fait
qu’augmenter. Finalement, l’addiction, c’est comme un mouvement circulaire ; ce n’est pas
moi qui l’ai inventé, mais un psychologue américain qui a inventé l’approche expérientielle
en matière d’addiction, Stanton Peele. Ce cycle de l’addiction montre la continuité des
choses. Il faudrait même préciser que la vitesse s’accroît dans ce cycle et qu’au bout du
compte, il n’y a plus que deux choses, une continuité directe entre problème et prise de
produit, entre problème et apaisement temporaire par cette solution. Cette solution qui
paraît peut-être critiquable mais qui, en tout cas, est efficace, au moins sur le moment. Et
finalement, pour un certain nombre de situations, ce n’est pas si mal que cela.
Et le biologique, dans tout cela ? Le biologique peut arriver dans ce cycle avec cette partie
biologique du cycle de la dépendance. Nous ne sommes plus là dans le domaine de la
substance même. La consommation de substance va créer une sensibilisation biologique,
avec un effet biologique, également, et un besoin de récupération sur le plan énergétique,
pour l’organisme, qui est souvent shunté, escamoté, dans l’addiction, qui va accroître le
problème et amener, encore une fois, un nouveau cycle biologique, qui n’est finalement que
l’empreinte du cycle que j’ai montré auparavant et qui lui, a une origine sociale et
psychologique, d’une certaine manière : une origine psychosociale. On voit donc que le
biologique peut prendre une certaine autonomie, accélérer, compliquer les choses, mais n’est
finalement pas l’élément central et unique du cycle.
Il y a un certain nombre de facteurs dont on sait qu’ils vont augmenter le risque d’addiction.
Je crois important de les avoir en tête, parce qu’ils vont aussi beaucoup orienter nos
préoccupations en matière de prévention.
Le premier facteur est la précocité de l’usage. Ne serait-ce que sur le plan biologique et
cérébral, cette empreinte dont je viens de parler sera plus profonde, plus importante. Cette
patiente dont je parlais, Marie, a commencé à 11 ans. Aujourd'hui, à 46 ans, elle a beaucoup
de mal à se départir non seulement de l’alcool, mais de toute une série de produits qui sont
arrivés dans sa vie et qui ont servi, à certains moments, à essayer de rééquilibrer les choses.
On sait donc que la précocité de l’usage augmente les risques.
Il y a aussi les conduites d’excès, qui consistent à aller très vite vers des cumuls, des
répétitions, des doses importantes, des recherches de sensations extrêmement fortes, etc.
Il y a la vulnérabilité ; on pourrait même dire les vulnérabilités, et notamment, les psychotraumas. Pour Marie, la notion de psycho-traumatisme est extrêmement claire dans son
histoire, dans l’importance de l’impact de la réponse, de la solution addictive trouvée, de
même que l’impact dans la vie de ces psycho-traumatismes qui vont déterminer beaucoup
de choses, beaucoup de souffrances aussi, beaucoup de recherche de solutions, quelles
qu’elles soient.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Il y a aussi l’exclusion, parce que chaque fois qu’il y a rupture des liens naturels ou en tout
cas, distorsion de ces liens naturels, c’est un facteur d’accélération et d’augmentation du
risque de consommation et d’addiction.
Pour résumer, les facteurs d’accroissement des risques d’addiction, c’est tout ce qui participe
à empêcher de rechercher des solutions alternatives. On voit là s’ouvrir de grandes
possibilités de travail, notamment en matière de soin, mais aussi en matière de prévention :
favoriser tout ce qui va permettre des solutions alternatives.
Ni une prédisposition, ni le produit seul ne crée l’addiction. Cette addiction est liée à un
comportement, c'est-à-dire à la recherche de bien ou de mieux-être dans un contexte, qui est
hyper important : ce n’est pas une démarche isolée. Il y a addiction lorsque cette recherche
échoue. Auparavant, ce n’est pas un problème d’addiction, c’est une réponse. Il y a addiction
lorsque la recherche échoue et devient source de souffrance et de problèmes. Cette
expérience est plus que l’addition de différents facteurs parce que tout cela est transcendé
par l’individu, et ceci est aussi extrêmement important. En effet, reconnaître la multiplicité
de ces facteurs, c’est finalement restituer à chacun la possibilité de donner du sens à sa
conduite, c’est le responsabiliser dans un sens positif et c’est lui restituer sa liberté de
modifier ou non son comportement à partir de ses propres choix et de ses propres
ressources.
Enfin, je voudrais évoquer ce que l’on ne dit pas assez autour de cela. Premièrement, nous
sommes tous concernés. Nous sommes tous des usagers. Si l’on ne parle que de produits,
mais aussi d’objets addictifs ou de risques addictifs, nous sommes tous des usagers. Il n’y a
pas certains qui seraient plus exposés et d’autres, pas du tout. Nous sommes tous concernés
par cette question-là. D’ailleurs, dans nos vies, nous sommes tous concernés et plus
particulièrement à certains moments, certaines périodes. Je ne développerai pas parce que
Xavier Pommereau et Lia Cavalcanti l’ont très bien dit : nous vivions dans une société
addictogène. « Société addictogène » implique des risques, mais aussi de nouvelles
compétences, de nouvelles ouvertures, de nouvelles capacités, collectives et personnelles, de
pouvoir y répondre. Et justement, nous avons tous des capacités d’auto-changement. Cela,
on ne nous le dit pas assez. Je vais essayer de vous le démontrer.
Pour bien l’identifier, je vais vous poser quatre questions. Je vais donc vous demander de
bien vouloir participer à ce petit moment avec moi.
Première question : est-ce que vous savez – puisqu’il s’agit d’une connaissance – quelle est la
substance qui est sur le marché, aujourd'hui, qui est la plus addictive ? Réponse collective : le
tabac. Très bonne réponse. Bravo ! Nous avons tous les éléments scientifiques pour savoir que
le tabac est la substance la plus addictive, juste devant l’héroïne.
Deuxième question : quelles sont les personnes qui ont consommé ou consomment encore du
tabac ? Je leur demande de bien vouloir lever la main. De nombreuses mains se lèvent. Quand je
vous dis que nous sommes tous usagers, nous n’en sommes pas loin.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Parmi ceux qui viennent de lever la main, quels sont ceux qui considèrent qu’ils ont
maintenant arrêté de consommer du tabac ? Un peu plus de la moitié du public concerné lève la
main.
Dernière question : parmi ceux qui ont levé la main pour dire qu’ils considéraient avoir
arrêté le tabac, quels sont ceux qui ont eu besoin d’une intervention spécialisée,
professionnelle, médicale, par exemple ? Quatre ou cinq mains se lèvent. Merci à vous, d’abord
parce que sans vous, nous, les professionnels de l’addictologie, nous ne serions rien…
Deuxième constat : on voit bien que par rapport au produit et à l’addiction qui est la plus
sévère, c'est-à-dire le tabac, la grande majorité des personnes qui s’arrêtent ne le font pas
elles-mêmes, sans intervention spécialisée particulière. Et une grande partie de ceux qui
consomment parviennent à arrêter. Certes, on peut faire mieux : on peut aller plus vite,
moins consommer de tabac… Cela ne veut pas dire que tout va bien, mais en tout cas, les
capacités d’auto-changement sont très claires.
Auto-changement, empowerment… Chacun a un pouvoir d’agir sur soi et sur son
environnement. C’est la définition même d’une certaine vision de la démocratie, aujourd'hui.
Nous sommes d’accord pour dire que la question de l’addiction est une question d’autodétermination. Mais il n’y a pas d’auto-détermination si l’on ne reconnaît pas les ressources
dont chacun dispose pour maîtriser, contrôler, agir sur son propre comportement.
L’approche conventionnelle de l’addiction et de la dépendance, plus généralement, est
centrée sur l’abstinence et génère beaucoup de culpabilité, mais ne met pas du tout en
évidence, au contraire, cette notion de ressources et de possibilité d’auto-changement. Or
précisément, prévenir et soigner, c’est renforcer ce pouvoir d’agir. C’est uniquement cela :
renforcer ce pouvoir d’agir, favoriser le processus d’autorégulation, les processus d’autochangement ; c’est aussi intervenir là où les choses peuvent être bloquées, à un moment
donné, dans la vie, pour un certain nombre de personnes qui finalement, est limité, comme
nous l’avons vu tout à l’heure. Et ces ressources, sans entrer dans les détails, sont multiples.
L’expérience de l’addiction est extrêmement riche de choses sur les fonctions d’usage, sur les
limites posées – parce qu’il y en a toujours qui sont posées –, sur la relation à l’intensité, la
question du contrôle, sur les aspirations, l’attachement au mode de vie, puisqu’il y a toujours
un lien très fort avec le mode de vie, sur les moyens d’en changer, etc.
L’addiction est une conduite. C’est une expérience polysémique, qui peut avoir beaucoup de
sens différents. Et le sens appartient à la personne elle-même. La notion de risque et la
décision du changement, dans cette conduite, est fonction de la mise en regard par l’individu
lui-même, donc de façon très subjective, des problèmes qu’il rencontre, des ressources dont il
dispose et des satisfactions qu’il trouve à travers tout cela. D’où l’importance d’avoir en tête
que l’addiction est fondamentalement un diagnostic subjectif et non pas professionnel et
médical. Les consommations de drogue constituent des solutions avant d’être des problèmes.
L’auto-changement est le déterminant principal du changement et le rôle des professionnels
est de soutenir les compétences du patient pour son propre changement.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Focus sur les dérives addictives : sommes-nous tous des addicts en puissance ?
Sommes-nous tous égaux devant la dépendance ?
Philippe Jeammet, psychanalyste, professeur émérite de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à
l’université de Paris V, président de l’École des parents, Paris
Je suis très heureux d’avoir été invité. Merci de cette occasion d’échanger sur un sujet qui
nous concerne tous, qui est celui de la vie, de la transmission, de la qualité de ce que l’on va
transmettre de la vie à nos enfants. Mon expérience m’a permis de me conforter dans cette
idée que les adultes sont l’avenir de leurs enfants. C'est-à-dire que nous sommes
conditionnés par un processus de transmission et qu’ils le veuillent ou non, les adultes ont en
effet deux modèles ; et ne pas vouloir l’avoir en est un. On ne peut pas échapper à cette
dimension.
Je suis très satisfait d’intervenir après Alain Morel, non seulement parce que je l’apprécie
beaucoup, mais parce qu’il m’a donné un cadre avec lequel je suis tout à fait d’accord et qui,
dans une certaine mesure, sera porteur par rapport à ce que je souhaite dire.
J’ai un certain âge. Cela présente l’avantage d’avoir du recul et j’ai la chance d’avoir de
nombreux contacts avec beaucoup de patients qui sont passés dans le service ou que j’ai pu
voir et ceci, quarante-cinq ans après. C’est donc un parcours de vie : je vois ce qu’ils sont
devenus. Ces dernières années, avec ce recul, j’ai eu le sentiment que c’était une chance de
travailler dans un service de psychiatrie destiné aux adolescents et jeunes adultes. Du fait de
l’adolescence, du fait des troubles psychiatriques, c’est un double miroir grossissant de ce
que nous sommes. Au fond, c’est un terrain expérimental, « extra-expérimental » qui
malheureusement, est obligé ; c’est un terrain ethnographique ; ou c’est un miroir de nousmême. C’est un miroir grossissant de ce que nous sommes. C’est ce que cela m’a appris. Et
nous allons voir la beauté et le tragique humain, c'est-à-dire comment l’être humain est le
seul des êtres vivants à être capable de se détruire pour se sentir exister. C’est un élément
fascinant et à cet égard, les rencontres peuvent être déterminantes, dans un sens comme dans
l’autre.
Tout le monde a envie d’aller bien : personne n’a envie d’aller mal. Je défie de me montrer
quelqu’un qui choisit, qui croit choisir. Il est pris dans une contrainte qui est tout à fait une
contrainte de type addictif. En même temps, ce n’est pas aussi fou qu’il n’y paraît, parce que
c’est quelque chose qui sur le moment, le rassure. Ce que l’on voit, avec les ados, c’est
comment ils peuvent être tentés de devenir les acteurs de leur propre déception, de leur
propre destruction. Certains vont en sortir et basculer, au bout de dix ans ou vingt ans, après
avoir été opposé à des contraintes, certes ; des contraintes intérieures, des contraintes
extérieures…
C’est un gros problème de notre société : on n’ose plus du tout contraindre. Au nom de
quoi ? Pourtant, je sais que quelquefois, si l’on n’avait pas interné, obligé un certain nombre
de ces personnes… Elles sont aujourd'hui, l’une, professeur, l’autre, mère de famille, et elles
vous disent, quarante ans après, alors que vous ne les avez pas revues depuis vingt ans : « je
vous téléphone pour vous dire que je suis heureuse de vivre, parce que je pense que cela
vous fait plaisir. » J’ai en tête une fille qui avait dû être hospitalisée huit années, qui s’était,
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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en plus de ses troubles, décollé les deux rétines à coups de poing sur les yeux. C’est dire
quelle fureur peut agiter l’être humain. Mais toute cette fureur de l’ordre de la destructivité
pourrait être la même fureur dans la construction. C’est aussi là où la bipolarité est un miroir
que l’on nous tend de ce que nous sommes. Bien sûr, ensuite, ce sera utilisé de manière
fétichiste : bipolaire ou pas bipolaire… Nous sommes tous des bipolaires en puissance.
Qu’est-ce que cela nous montre ? Que nous sommes tous tributaires de nos émotions, c'est-àdire de notre humeur, ce que nous partageons avec les animaux, c'est-à-dire ces variations
d’appétence à la vie, ces variations entre la peur et l’euphorie… Tout cela, personne ne le
choisit. Vous ne vous êtes pas levé ce matin en vous disant : « tiens, quelle est l’émotion du
jour ? » comme vous choisissez votre garde-robe… Les émotions, on les subit ; c’est très
important. On ne les choisit pas… Et le fait de les subir est une caractéristique propre à l’être
humain. Qu’est-ce qui fait de nous un être humain ? Je crois que c’est rendre compte de ce
que dit Alain Morel : il n’y a pas d’appareil psychique, nous avons des représentations,
comme les animaux, mais nous les avons développées. Ce qui est particulier à l’être humain
est que nous sommes les seuls à être vivants, à être conscients de nous. L’humanité a mis des
milliers d’années à développer cette conscience, qui est aujourd'hui en train d’exploser avec
les moyens de communication actuels.
Nous sommes conscients d’être conscients de nous, et cela va tout faire basculer, je crois. À
savoir que cette conscience réflexive va faire de nous des êtres d’addiction, structurellement.
Ce n’est pas le fait de la société actuelle. Que fait la société actuelle ? Elle nous permet de ne
pas crever de faim, elle nous offre une multitude de choix, elle nous offre une liberté de
choix. Mais la liberté, c’est très anxiogène ! Au nom de quoi va-t-on choisir ceci ou cela ? Plus
on a de choix, plus on aura de risques d’anxiété. Certes, il faut savoir ce que l’on veut. Il faut
apprendre à les réduire. Mais le choix, oui, est anxiogène. Dans notre société, la conscience
réflexive fait de nous des êtres addictifs par le seul fait qu’à partir du moment où l’on a été
conscient de soi, qu’est-ce que l’on va voir ? Les animaux ont une conscience, mais ils n’ont
pas l’étape ultérieure – ou seulement l’ébauche, chez les singes supérieurs –, qui est la
possibilité de se projeter dans l’avenir. Ils ont un début de conscience, mais qu’ils ne sont pas
arrivés à développer, à partager. Chez nous, c’est probablement l’extraordinaire
développement du lobe frontal qui a permis, à un moment donné, cette réflexivité.
Que nous montre cette capacité réflexive ? Des choses primaires, basiques. Premièrement, à
partir du moment où l’on se voit, on se dit que l’on pourrait avoir plus. Je crois que c’est cela,
la base de l’addiction : en se voyant soi-même, on voit que l’on peut avoir plus. Si l’animal
n’a pas ce qu’il faut, il va aller le prendre au voisin ; c’est la survie. Mais il n’est pas toujours
en train de regarder si l’autre n’a pas plus de réserve que lui. L’écureuil ne regarde pas si les
noisettes du voisin sont plus grosses, s’il en a davantage… Nous, si. Nous passons notre
temps à nous comparer. Et puis, nous voyons que nous allons tout perdre, puisque nous
allons mourir. Ce n’est pas tout à fait indifférent. Cela signifie que l’homme est déjà addict à
la nécessité de comprendre ce qu’il fait sur terre, pourquoi nous sommes là. Nous sommes
addicts à la créativité, à la recherche – ce n’est pas la plus mauvaise des addictions… Mais
cela nous met dans un état d’inconfort, parce que l’on sait que l’on pourrait toujours plus, et
que l’on va tout perdre ; et cela, on le sait aussi d’avance. Ce n’est donc pas indifférent et tous
les efforts que nous avons pu faire pour penser l’avenir, pour le peupler, et combien on
voudrait arrêter la marche de la recherche : « on a déjà tout trouvé ! – nous avons cette
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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croyance… – arrêtons-nous ! » Le fait d’être dans cette attente permanente est un facteur
anxiogène.
Deuxièmement, cette capacité réflexive fait de nous des êtres de paradoxe, c'est-à-dire de
fausse contradiction. Nous sommes les seuls êtres vivants à avoir la conscience que pour être
nous, nous devons nous nourrir des autres. La vie est une co-construction permanente. Nous
n’existons pas en tant que tels. Arrêtez de respirer et vous verrez que cela va vite se
terminer… Nous sommes dans une co-construction. Mais sur le plan psychologique aussi :
on ne peut pas vivre sans échange. On ne peut pas vivre sans les autres. Nous existons
comme tous les êtres vivants, comme la vie, comme la vie, comme la première cellule
vivante. À cet égard, je vous renvoie au livre du neurophysiologiste Antonio Damasio,
L’Autre Moi-Même et que je trouve passionnant – d’autant plus passionnant que j’y trouve
mes idées… C’est toujours ce problème : très rapidement, ce qui nous plaît, c’est ce qui nous
convient. Sinon, on s’en moque. C’est ce qui émotionnellement, nous motive : « Ce doit être
vrai, ce doit être intéressant… Heureusement, il y a la science qui permet de prouver que les
choses sont justes, qu’elles sont fausses, qui permet d’évoluer… » Nous avons cette capacité
de nous voir et nous sommes en même temps obligés, parce que nous nous voyons, d’être
différents des autres. Fausse contradiction, vrai paradoxe : comment être moi si je ne suis que
le clone de papa et de maman ? Tout le problème de l’obéissance est là. Comment recevoir
des autres ce qui va me permettre d’être moi sans me sentir complètement dépendant de ces
autres ? Ce qui permet de vivre, c’est l’état émotionnel. Plus vous êtes en confiance avec
vous, avec les autres, plus vous pouvez recevoir sans vous sentir sous l’emprise des autres.
Mais plus vous attendez, plus vous êtes sensible et, pour prolonger le propos d’Alain Morel,
oui, il y a des bases biologiques, neurophysiologiques qui font que l’intensité de nos
émotions et leur nature ne dépendent pas de nous. Et sur ce point, nous avons de grandes
différences individuelles. Oui, certains sont hypersensibles. Vous le savez bien… On le voit
très vite, même dans les mois qui suivent la naissance. Certains sont hypersensibles à
l’échange, d’autres beaucoup moins, et cela n’aura pas les mêmes conséquences. Et le même
événement qui sera peut-être pénible pour l’un sera catastrophique pour l’autre. Ces enfants
très sensibles se lèvent le matin très en forme, heureux et à la moindre contrariété, ils ne
savent même plus s’ils ont envie de vivre. Ce n’est pas indifférent sur leur image d’euxmêmes, sur leur identité, sur leurs rapports avec eux-mêmes. Ils ne l’ont pas choisi : cela
s’impose à eux. Ces grandes différences vont faire que plus on a besoin de quelqu’un, plus
on a besoin d’être aimé, plus on sent ce besoin comme un pouvoir donné à l’autre sur soi. Et
ceci, d’autant plus que nos émotions sont plus fortes. L’émotion est le cheval de Troie de
l’autre à l’intérieur de nous : « tu m’émeus, gare à moi… » Et cela, on le voit dans les états
amoureux, on le voit aussi surtout chez les hommes, qui ont beaucoup plus peur de leurs
émotions que les femmes… Ils sont là, blindés : plutôt crever que de montrer que l’on a envie
de pleurer à voir son fils ainsi ! Je ne vais pas me déculotter en public !... Ce n’est pas
possible ! Et là, je me barre dans ma rigidité. Tous les grands paranos sont de grands
émotifs… Ce sont de grands enfants en quête de reconnaissance mais qui, ne sentant pas
reconnus, se sont blindés, ont vécu tout le reste comme des méchants : « tu ne me regardes
pas, c’est que tu te fous de moi. Mais si tu me regardes : qu’est-ce qu’elle a, ma tête ? » Ce
que l’on voit, là, c’est quelqu’un qui est en état d’insécurité sur son territoire.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Le troisième fait qui est lié à cette capacité réflexive est que nous sommes des êtres de
valeurs. Du fait que nous sommes conscients de nous, nous sommes les seuls êtres vivants, à
ma connaissance, qui pouvons aller à l’encontre de nos instincts. Oui, on peut choisir de
mourir plutôt que de trahir ses copains. Cela va contre l’instinct de vie, apparemment. Et l’on
peut ne pas pratiquer la sexualité, les nourritures, en fonction de nos valeurs, mais parce que
l’on peut se contraindre. Évidemment, on peut aussi les utiliser sans limites. Je ne vois pas
pourquoi on est tout le temps en train de se demander : pourquoi les hommes sont-ils si
cruels ? Mais parce qu’ils sont créatifs… C’est la même chose qui leur permet de créer qui
leur permet aussi de détruire. Nous sommes structurellement des êtres de valeurs, c'est-àdire que ce qui remplace cette possibilité de mettre, en partie, par moments, l’instinct de côté,
c’est justement l’activité réflexive, cette capacité de penser, la possibilité de se voir. Et nous
sommes en quête d’un miroir. Qui d’entre vous ne s’est jamais posé la question : « qu’est-ce
que je vaux ? Est-ce que je compte pour quelqu’un ? Est-ce que ma vie a un sens ? Est-ce que
tout le monde se fout de moi ? Est-ce que j’ai une importance ? » C’est vital… Ce miroir est
vital. C’est cela, les valeurs. Et les gens qui me disent : « il fait sa petite crise réac, il ne parle
jamais des valeurs » n’ont rien compris. Celui qui me dit : « je n’ai aucune valeur », c’est sa
valeur. Et je suis d’autant plus contraignant qu’en général, c’est la seule qui lui reste. Et il s’y
cramponne, parce que sinon, c’est l’effondrement. On ne peut pas échapper aux valeurs et ne
pas en avoir, c’est en avoir. Ces valeurs vont beaucoup se rejouer dans ce que nous avons en
commun avec les animaux et à quoi nous avons les émotions qui correspondent : la défense
du territoire. Oui, l’animal est programmé pour défendre son territoire parce que nous
sommes programmés pour la perpétuation de la vie, nous aussi. Or le territoire humain n’est
pas seulement géographique. Certes, cela compte. Mais il est dans la représentation de soi et
celle que l’on pense que les autres ont de nous, c'est-à-dire le narcissisme. Et cela, nous
l’avons tous : « il ne pense pas la même chose que moi… » « Ah, vous êtes du même
village ? » « Ah, vous avez la même idéologie ? » Si l’on est très près, cela peut être mal
supporté ; si l’on se retrouve à l’étranger, au contraire, c’est un facteur de lien. « Il ne m’a pas
cité ? Je suis transparent… » Tout cela, c’est le territoire. Et le fait d’être humilié
narcissiquement va laisser des blessures. Trente ans après : « il ne m’a pas serré la main, je
m’en souviens. Je ne lui pardonnerai jamais… » Si on le voyait ainsi, on serait comme son
chien. C’est du même niveau que mon chien qui défend son territoire : il ne faut pas qu’un
autre pisse sur son territoire, bouffe dans sa gamelle. C’est la même chose, sauf que chez
nous, c’est au rang des grands principes, des grands idéaux. Si on se le disait, cela
n’empêcherait pas les réactions émotionnelles mais peut-être que cela aiderait à retrouver un
peu de liberté d’action en en jouant, en ne prenant pas cela totalement au sérieux. C’est le
théâtre que nous proposait aussi Xavier Pommereau, avec une possibilité de se mettre à la
place de l’autre, de jouer. Est-ce vraiment mon choix, quand je suis bloqué par mes intensités
émotionnelles ?
Nous sommes des êtres de valeur et je crois que tout cela se retrouve quand notre territoire
est menacé, que l’on se sent humilié, dans tout ce qui nous traumatise, nous renvoie une
image négative, nous menace directement ou indirectement en humiliant. L’humiliation,
c’est ce caractère exponentiel de nos frontières que nous avons pris avec la conscience
réflexive. Je suis humilié quand l’Ukraine gagne contre la France… Cela peut aller partout.
Les valeurs peuvent circuler indéfiniment et reproduire les mêmes conséquences. Elles sont
basiques, elles sont primaires, elles sont émotionnelles. Je suis humilié, je me sens attaqué, je
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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suis tout à fait légitime à me défendre puisque je suis attaqué. Et là, on a les guerres de
religion, les guerres… Et ceci, sur des choses extrêmement basiques, très primaires. Si nous
savions que ce sont nos émotions qui guident tout cela…
Nous allons donc nous sentir attaqués. Comment peut-on répondre à un sentiment de
menace sur son territoire ? On peut répondre positivement, c'est-à-dire par la créativité, c'està-dire la passion. On voit souvent que les adolescents sont souvent des gens qui sont
susceptibles de devenir addicts, et la passion est aussi une forme d’addiction. Elle est
toujours là pour combler quelque chose que nous n’avons pas et en même temps, va
dépendre de notre tempérament. Seulement, la passion nous rend dépendants des autres.
Voilà le grand problème. Et l’on retrouve ce que j’évoquais tout à l’heure de cette
dépendance affective à l’autre, qui est ressentie comme une menace sur notre territoire.
En revanche, il y a une réponse qui est toujours valable : la destructivité. C’est la drogue
humaine par excellence, le côté diabolique. Si vous me dites que vous voudriez être heureux,
mener une vie riche, intéressante, avoir des contacts affectifs et que je suis assureur, je vais
vous répondre que je vous le souhaite mais que franchement, je ne peux pas vous assurer.
C’est trop risqué : cela dépend des autres. Si vous me dites : « moi, ma vie, je n’en ai rien à
foutre, tout cela, c’est de la merde, la vie, ça ne vaut rien et je vais passer ma vie à me
saboter », là, j’assure le contrat : vous en avez la possibilité. Dès que l’on est dans la
destruction, et cela, on le sous-estime, on retrouve une capacité d’agir. C’est ce qui fait que
pour moi, un suicide n’est pas un acte de mort. C’est le dernier acte de la vie de ce sujet qui
se sent impuissant. « Vous croyez que je me sens impuissant ? Je peux toujours détruire… ! »
Nous n’avons pas pu nous créer. Aucun être humain n’a choisi ce qu’il est. Par contre, il peut
choisir la destruction. Ainsi, la conscience de soi permet à l’être humain d’utiliser des
phénomènes que nous partageons avec les animaux, c'est-à-dire de défense du territoire,
pour penser que c’est son choix, sa liberté de détruire. Si vous demandez à des filles qui se
scarifient pourquoi elles le font, elles vous diront : « je ne sais pas, ce n’est pas moi, c’est plus
fort que moi… mais cela me soulage ! » Alors essayez de faire marcher l’activité réflexive et
dites-leur : « cela vous soulage ? Eh bien j’ai bon cœur, passez-moi votre bras, je vais vous
soulager, et même gratuitement. » Elles vous répondront : « non, mais ça va pas la tête ? »
C’est une réaction normale. « Pourquoi, parce que vous souffrez, irais-je vous lacérer ? Alors
expliquez-moi : quand c’est vous qui êtes l’auteur, pourquoi est-ce que cela vous soulage ? Et
je crois qu’en effet, cela vous soulage. »
Il y a là toute cette problématique de la dépendance, dont l’addiction n’est qu’une des formes
et que l’on va retrouver, selon moi, dans tout ce que l’on appelle, faussement d’ailleurs, les
« maladies mentales » qui sont des maladies émotionnelles, où le sujet, pour se sentir exister,
met en œuvre des comportements qu’il ne choisit pas, qu’il s’impose. C’est là qu’il y a une
contrainte émotionnelle. À quoi ? Même pas à aller vers le plaisir, à retrouver un état de
bien-être, mais à éviter un mal-être. Je crois que c’est pour cela que nous sommes
programmés : pour éviter tout ce qui met en cause notre image de nous-même, notre
territoire. Nous ne sommes pas faits pour être dans le mal-être trop longtemps. Il faut que
nous trouvions des comportements où nous allons redevenir acteurs, et malheureusement,
ceux qui sont de l’ordre de la fermeture, de la destruction : je m’enferme dans mon coin, ils
m’emmerdent tous, j’arrête ma scolarité, je vais prendre des substances…
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Je m’arrête un instant parce que je suis très sollicité en ce moment par les diabétologues, qui
ne comprennent pas que des gamins de 10 ou 12 ans, de 15 ans, 16 ans, 18 ans qui ont un
diabète de type I ne fassent pas le régime qu’il faut. Mais c’est la même chose ! Il est injuste
d’avoir un diabète de type I ! Si on est en confiance avec son entourage, on va lutter
ensemble contre cette injustice. Mais si on a des comptes à régler, si on se sent seul, sans
valeur, si l’on n’a pas d’entourage qui nous soutient, la tentation est de dire : j’ai été
impuissant devant le diabète mais par contre, mon traitement, lui, il m’appartient, et je le
mènerai comme je veux. Et je crois que l’on peut voir que tous ces comportements dits
« destructeurs » ne sont pas masochistes. Ils peuvent le devenir ; mais ils sont profondément
des comportements où l’on se redonne un rôle actif d’agent de sa vie. C’est
malheureusement toujours possible dans la destruction. Alors je pense que lorsque l’on est
face à cela, on ne peut être neutre devant les potentialités de destruction. Non pas parce que
c’est gênant socialement – cela compte, mais ce n’est pas le principal –, mais parce que ce
n’est pas juste que pour te sentir exister, tu sois conduit à avoir des comportements qui vont
plus ou moins rapidement t’abîmer et te détruire. Et moi, parce que je vois la valeur que tu
as, le miroir que je te renvoie, parce que je vois la valeur potentielle que tu as, comme tout
être vivant, je ne peux pas être d’accord avec ce qui te fait courir un risque de destruction,
alors même que c’est compréhensible. Et c’est tellement compréhensible que quelquefois,
quand je te vois tellement buté dans ta destruction, sais-tu les pensées qui m’arrivent ?
J’aurais envie que tu tombes malade, que tu aies un bel accident, qu’il y ait un truc comme
ça, espèce de petit con… Tu verrais à ce moment-là pourquoi ce que je te dis, c’est pour
t’aider. Pourquoi est-ce que je te dis ça ? Parce que tu m’es indifférent ? Non, parce que tu me
touches mais je me sens impuissant devant ton obstination à avoir ce comportement. Oh,
mais tout à coup, j’y pense : finalement, nous sommes presque en miroir ! Toi aussi, tu te
sens impuissant ! Moi aussi, j’ai eu des pensées terribles, comme cette envie qu’il t’arrive
quelque chose… Mince, nous avons tout de même pas mal de points communs. Peut-être
qu’on pourrait arriver à s’entendre ou à un terme…
Je crois que l’on retrouve là tout ce qu’a dit Alain Morel : nous avons une capacité, et c’est ce
que m’ont montré mes patients… Il y a parfois fallu huit ans, dix ans, douze de lutte et
quelquefois, d’internement pour que des années après, ils vous disent le plaisir qu’ils ont à
vivre et à transmettre. Cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de souffrance, pas d’angoisse ;
mais ils ne sont plus dans la destructivité.
Qu’est-ce qui permet cela ? Je crois que c’est le retour de la confiance et que les deux facteurs
basiques sont émotionnels, dans ce qui nous pousse à nous détruire. C’est, d’un côté, la peur,
aggravée par le sentiment de solitude, qui donne un sentiment d’impuissance, et de l’autre
côté, le retour à la confiance. Mais cette confiance, il faut qu’elle soit portée par des adultes.
On se construit en miroir et là, il y a un problème de société qui me semble assez grave :
comment présente-t-on la prévention ? Comment présente-t-on la vie ? C’est une série
d’interdits : attention à ne pas trop boire, attention à ne pas fumer, attention à prendre le
préservatif, attention à ne pas trop manger, mais quand même suffisamment pour ne pas
être anorexique… Mais qu’est-ce que tu veux faire de ta vie ? Qu’est-ce qui est important ?
C’est là que nous avons à donner un modèle : cela vaut la peine ! C’est parce qu’il en vaut la
peine ! Et pas en énumérant tous les risques. Il faut le faire, certes, il faut qu’il y ait une
information, mais il faut qu’il y ait autre chose.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Je terminerai par cette citation d’une collègue philosophe qui a écrit sur sa maladie, sur ses
troubles, sur ce qui était à la fois sa faiblesse et sa force, son anorexie et ses troubles
dépressifs, qui est Michela Marzano, auteur de Légère comme un papillon, où elle cite cette
phrase de Dostoïevski, qui, je trouve résume bien les choses : « Toi qui cherches un sens à la
vie, commence par l’aimer. Tu finiras par lui trouver un sens. » Ce n’est pas en elle-même
que la vie a un sens. C’est celui que nous, nous lui donnons. Et les enfants sont tributaires du
sens que lui donnent les adultes. Il faut reconnaître que quelquefois, il y a de quoi se poser
des questions sur le sens que lui donnent les adultes…
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Atelier 1 – Ados numericus et nouvelles technologies :
vers l’émergence d’une addiction 2.0
Animatrice : Sarah Motard, formatrice en communication
Sarah Motard
Bienvenue à cette 5e édition des Assises de prévention de l’addiction organisées par la ville
d’Ancenis et merci à tous pour votre présence à cet atelier.
Nous allons aborder le sujet de cette nouvelle génération d’adolescents nés avec Internet, à
l’ère des smartphones, ordinateurs portables et autres tablettes numériques, génération pour
qui le téléphone portable, entre autres, est devenu l’objet indispensable à leur quotidien, leur
moyen de communication favori. Ils s’en servent de temps en temps pour téléphoner mais
surtout, pour échanger des SMS et rester connectés en permanence aux réseaux sociaux
auxquels ils participent. Cette génération numericus, connectée en permanence par peur de
passer à côté de quelque chose d’important pour eux, que ce soit une info postée, un
commentaire ou encore, une vidéo à regarder, est-elle en danger ? Ne risque-t-elle pas de se
créer sa propre réalité virtuelle ? Nous, adultes, parents ou éducateurs, comment pouvonsnous agir face à cette cyberdépendance ?
Pour nous parler de ces nouveaux comportements et essayer de mieux comprendre la
dépendance des jeunes face à l’utilisation des portables et des réseaux sociaux, trois
intervenants nous ont fait le plaisir de nous rejoindre. Chacun disposera d’une quinzaine de
minutes pour s’exprimer sur les dangers des portables et des réseaux sociaux. Puis, nous
aurons un temps d’échange au cours duquel je vous inviterai à poser vos questions à nos
intervenants.
La première des trois spécialistes qui nous accompagnent est Odile Naudin, conseillère
auprès de la défenseure des enfants et du défenseur des droits, à Paris, mais aussi membre
de la commission de contrôle des publications pour la jeunesse, du groupe d’experts jeunesse
du CSA et du comité de pilotage du programme européen « Internet sans crainte ». Elle est
chargée de la réalisation et de la coordination du rapport annuel de l’institution remis au
président de la République et développant des sujets tels que : « enfants et écrans : grandir
dans le monde numérique ». Madame Naudin nous parlera de la blogosphère ado et des
réseaux sociaux, créateurs de lien social ou facilitateurs d’addictions ?
Nous devions recevoir aujourd'hui Sarah Norest, chargée de communication de l’Association
Santé Environnement France. Malheureusement, elle ne peut être présente aujourd'hui avec
nous, suite à un décès dans sa famille. Elle nous prie de l’en excuser. Mais nous ne perdons
pas au change, car nous accueillons un grand professionnel, Stéphane Blocquaux, docteur en
sciences de l’information et de la communication et maître de conférences à l’Université
catholique de l’Ouest, à Angers. Le thème de son intervention sera « jeunesse et
omniprésence des “miroirs numériques” : vers une estime de soi 2.0 ? »
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Enfin, nous aurons l’immense plaisir d’entendre le docteur Laurent Karila, addictologue
psychiatre au Centre d’enseignement et de recherche du traitement des addictions (Certa), à
l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif, en région parisienne. C’est l’un des plus grands
spécialistes des addictions en France, habitué des plateaux de télévision et des radios et
extrêmement sollicité par les journalistes pour son avis et son analyse sur les addictions de la
jeunesse d’aujourd'hui. Le sujet de son intervention est : la génération « digital natives » :
comment aider les ados hyper connectés à décrocher ? Comment mieux les protéger face aux
risques des réseaux sociaux ?
Blogosphère ado et réseaux sociaux, créateurs de lien social ou facilitateurs
d’addictions ?
Odile Naudin, conseillère auprès de la défenseure des enfants et du défenseur des droits
Je représente ici Marie Derain, qui est défenseure des enfants et adjointe du défenseur des
droits. Le défenseur des droits a été créé par une loi de mars 2011. C’est une autorité
constitutionnelle, c'est-à-dire inscrite dans la Constitution et donc, permanente. Il regroupe
quatre institutions : le médiateur de la République, la défenseure des enfants, la Haute
Autorité de lutte contre les discriminations (Halde) et la Commission nationale de
déontologie de la sécurité. C’est une autorité indépendante, inscrite dans la Constitution et
dotée de pouvoirs d’enquête importants. Elle est chargée de faire respecter les droits et
libertés et de promouvoir l’égalité. Le défenseur des droits est Dominique Baudis.
Vous avez probablement entendu parler ces jours-ci du défenseur des droits et de la
défenseure des enfants parce que nous remettions hier à l’Élysée le rapport annuel sur la
thématique des enfants que la loi demande de remettre chaque année le 20 novembre, date
anniversaire du vote de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE). Le
défenseur des droits et son adjointe, Marie Derain, sont chargés de promouvoir l’intérêt
supérieur et les droits de l’enfant, qui ont été consacrés notamment par cette Convention
internationale des droits de l’enfant votée en 1989 et ratifiée par la France en 1990. Ce texte
énonce les droits fondamentaux des enfants. Je ne les énumérerai pas tous, parce que la liste
en est très détaillée. Je pense que tous les professionnels que vous êtes en avez entendu
parler.
Je signalerai tout de même un point important, l’article 3 de la Convention, qui valorise une
notion assez nouvelle, que l’on retrouvera aussi dans la loi du 5 mars 2007 sur la protection
de l’enfance : l’intérêt supérieur de l’enfant. « Intérêt supérieur » ne signifie pas grand-chose :
ce n’est pas une très bonne traduction. En général, il faut comprendre « le meilleur intérêt de
l’enfant dans une situation ». Ce terme de « meilleur intérêt de l’enfant » ouvre
immédiatement à la complexité de cette définition et de ce choix. Cela veut dire que l’intérêt
de l’enfant peut être mis en balance, en contradiction, en opposition ou en dialecte avec
l’intérêt de la famille, des parents ou d’autres intérêts : la question peut se poser dans le
domaine de la santé ou dans le domaine juridique. Quel est le meilleur intérêt pour l’enfant ?
La question est assez intéressante à travailler, mais ce n’est pas toujours facile.
Les missions du défenseur des droits et de la défenseure des enfants sont de défendre et de
promouvoir les droits et l’intérêt supérieur de l’enfant dans tous ses cadres de vie : école,
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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loisirs, famille, amis, placement, justice…, trois petits points précieux pour tout ce que l’on
oublie. C’est aussi défendre les intérêts de l’enfant dans l’orientation et les décisions des
politiques publiques. Et ce domaine d’Internet, il ne faut pas l’oublier, relève aussi ou devrait
relever des politiques publiques. Enfin, nous participons aux instances et programmes de
France et en Europe concernant les nouveaux médias.
Chaque enfant, dit la CIDE, a droit à l’éducation, aux loisirs pour développer ses talents et
apprendre les valeurs liées à la vie en société. Chaque enfant a le droit de s’exprimer et d’être
entendu sur les questions qui le concernent, de s’informer sur l’actualité – ce qui touche
complètement Internet. Les médias doivent permettre aux enfants de s’exprimer. Point
important, également : chaque enfant doit être protégé contre toutes les formes de violence et
personne n’a le droit d’exploiter un enfant. L’idée d’exploitation d’enfants renvoie toujours,
naturellement, à l’exploitation sexuelle ou domestique, au travail des enfants. Dans nos
sociétés, qui sont heureusement préservées de ces points-là, l’exploitation de l’enfant peut
être l’exploitation commerciale des données personnelles d’un enfant. Tout est forcément
contextualisé. Et puis, chaque enfant a droit à la protection de sa vie privée. C’est un point
auquel on est tout le temps confronté sur Internet.
Qu’y a-t-il de nouveau ? Tout ce qui relève du numérique évolue à toute vitesse. Inutile,
donc, d’en reparler. Aujourd'hui, nous sommes tout de même face à un changement, qui est
l’usage ou les usages nomade(s). On n’est plus assis derrière son ordinateur, ou presque
plus. Les points saillants que l’on observe sont d’abord ces usages nomades, qui permettent
aussi d’accéder à des contenus multiples, extrêmement diversifiés, de plus en plus interactifs
– on va même vers le web.3, qui sera encore plus interactif –, et ces usages nomades font
échapper les jeunes au contrôle des adultes. Les tentatives de contrôle des adultes,
notamment par des logiciels de contrôle parental – je parle moins des contrôles éducatifs –
sont absolument mis en échec par ces usages nomades.
On observe aussi une massification des usages : tous les âges et pratiquement tous les
milieux sociaux ont accès à ces outils numériques, y compris par des équipements qui sont
fournis par l’univers scolaire. Ce domaine du numérique a un impact économique mondial
considérable et les grands acteurs du numérique sont en position constante d’initiative :
Facebook, Google sont toujours dans ce qu’ils considèrent être une progression constante et
les enjeux économiques sont très importants. Il ne faut pas l’oublier, parce qu’il y a des
rapports de force économiques. Enfin, il y a une nécessité profonde d’évolution du droit si
l’on veut faire soit un suivi, soit un contrôle, car il y a une hétérogénéité des systèmes
juridiques à l’échelon mondial. Ainsi, des données sont hébergées à l’extérieur du pays où
elles sont recueillies et hors de portée de la juridiction nationale, ce qui implique
évidemment une grande difficulté pour faire appliquer le droit. Les fiscalistes feront de
multiples dégagements sur les effets fiscaux pour le pays. Ce n’est pas ma spécialité. Mais en
matière de données personnelles ou en matière de contenus inappropriés, il suffit qu’une
image violente, pornographique ou raciste tombant sous le coup de la loi soit hébergée sur
un serveur d’un pays voisin pour que la France ait un mal fou à le faire retirer. Il y a
naturellement des plateformes, actuellement, comme la plateforme Pharos, qui a été mise en
place et qui a une action européenne, mais ce n’est pas toujours gagné. En outre, en matière
de numérique, on relève une grande faiblesse de connaissance intellectuelle et de recherche.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Globalement parlant, on sait assez peu de choses. Les enquêtes sur les usages sont
nombreuses. Elles sont rares sur les effets de fond que peut faire au cerveau l’usage du
numérique. Par ailleurs, Internet rassemble 35 % de l’humanité, ce qui est beaucoup. Et les
chiffres évoluent tout le temps.
Une question de fond a constitué notre fil rouge lorsque nous avons réalisé ce rapport,
l’année dernière, sur ce qu’est grandir dans l’univers numérique : faut-il avoir peur ou faut-il
éduquer ???, avec beaucoup de points d’interrogation. Nous avons constaté une méfiance de
la part de nombreux éducateurs, pris au sens large du terme, face à ces médias, à ces outils,
et à leurs usages. Beaucoup restent centrés sur les risques et les surestiment et ceci, d’autant
plus qu’ils les connaissent moins. Je crois modérément au fossé des générations. Beaucoup
d’éducateurs qui sont près des jeunes surfent plus ou moins et ne savent pas très bien
comment cela fonctionne. Ce qu’il nous a semblé très important de rappeler, c’est que ces
nouveaux médias sont un atout éducatif, un atout social, un atout personnel inestimables
pour un jeune, qui ouvrent à de multiples ressources : des ressources de connaissance,
d’échanges sociaux, de maturité, de création et de créativité – puisque la technique même le
permet. Et le plus intéressant, sans se masquer les risques éventuels, est de savoir comment
éduquer les jeunes et éduquer les adultes à leurs bons usages. Si nous disons « éduquer les
adultes », c’est parce que les adultes sont tout de même présents auprès des jeunes et
notamment, des plus petits, et qu’ils ne donnent pas toujours eux-mêmes un très bon
exemple de comportement sur Internet.
Les jeunes ne sont pas passifs. Il faut donc les éduquer et cela passe par une éducation – ou
une formation, si l’on trouve que le mot « éducation » est trop contraignant –, une
sensibilisation des adultes. Quand un adulte veut devenir l’ami de son enfant sur Facebook,
quand un adulte publie un jugement de divorce sur son blog, quand les adultes créent
Facebook mais ne l’assortissent d’aucun moyen de contrôler si véritablement, celui qui
s’inscrit a 13 ans, quand des adultes créent des sites pornographiques – ce qui est tout à fait
leur droit – sans aucun moyen de contrôler que celui qui y accède est bien majeur, hormis un
misérable petit disclaimer qui demande de cocher à tel endroit pour assurer sur l’honneur que
l’on est bien majeur, ou bien l’on a un sur-moi d’enfer, ou bien l’on a un peu envie de tricher.
Il y a énormément d’exemples de ce genre et les adultes ne sont pas toujours un modèle sur
Internet. J’ajouterai un autre exemple, parce que nous avons parlé des jeux vidéo, hier.
Lorsqu’un adulte joue à des jeux vidéo réservés aux plus de 18 ans – ce qui est parfaitement
son droit : nous ne sommes pas du tout dans le domaine de la morale –, mais avec son enfant
de 2, 3 ou 4 ans sur les genoux ou à côté de lui, on peut se demander si cet adulte se rend
compte que l’enfant peut être imprégné, impressionné, influencé et en tout cas, que les
images qu’il verra ne le laisseront pas indifférent.
Les jeunes ne sont pas passifs sur Internet ; les jeunes ne sont jamais passifs. Ce sont des
éponges, mais des éponges qui, lorsqu’on les serre, expriment leurs productions, qui peuvent
être créatives ou violentes. Je vous renvoie aux propos d’Henri Jeammet. Internet est tout de
même un lieu qui permet de nombreuses expressions collectives et il y a des partages, des
échanges et des coproductions non marchandes, ce qui n’est pas toujours le cas partout.
Vous connaissez par cœur les questions suivantes : quelle est la vie des autres numériques ?
Quelle maîtrise a-t-on de son identité numérique ? La pratique du numérique affecte-t-elle
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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les liens sociaux ? Les relations humaines établies via la technologie n’entraînent-elles pas le
risque d’être « ensemble nulle part mais seuls collectivement » ?, pour reprendre les propos
d’un philosophe allemand.
Des relais éducatifs sont possibles. Le rôle de l’école est très important. La loi sur l’éducation
de juillet 2013 comporte un volet numérique. Qu’est-ce que cela va donner ? Est-ce seulement
former les enseignants au numérique ou bien est-ce que ce sera aussi les former à l’éducation
aux médias ? L’éducation aux médias est très importante parce que le numérique fait accéder
à un déluge d’informations – au-delà du flot, c’est un vrai déluge… – et les jeunes ne sont
pas toujours formés à discriminer et à comprendre ce qu’il en est de ces informations. Ce
problème n’est pas nouveau. Autrefois – et cela ne remonte pas au paléolithique… –, il
fallait, à l’école, former les jeunes à se débrouiller par exemple dans une bibliothèque, quand
on faisait des recherches dans une bibliothèque ou, face à une information, à une nouveauté,
à savoir la comprendre, l’interpréter, la classer la hiérarchiser. C’est exactement la même
démarche, sauf que le nombre d’informations est démultiplié. Et j’ai le sentiment que le
nombre d’informations fallacieuses ou douteuses est également multiplié. Il faut donc
apprendre à discriminer. Au fond, il est peut-être plus intéressant, pour un professeur, de
faire cette éducation aux médias plutôt que d’être tout le temps à suivre un programme. Je ne
le sais pas : je peux me tromper.
Mais une question subsiste : faut-il confier au numérique toutes les tâches éducatives et
toutes les responsabilités éducatives ? On voit que l’on est conduit à des limites, des
utilisations de contrôle de média comme la signalétique, cette protection utilisée pour les
télés, pour les jeux, pour les films, pour les vidéos, puisque PEGI [Pan-European Game
Information] est une signalétique basée sur l’âge. C’est peu efficace pour Internet. Comment
contrôler les âges requis ? Comment faire avec la télévision connectée, qui donnera accès non
seulement avec la télévision comme vous l’avez maintenant, mais en direct, in vivo ?
L’innovation est permanente et nous serons toujours à courir derrière la technique.
Installer un contrôle généralisé d’Internet est vraiment irréaliste. Comment se repérer sur
l’immensité du Net ? Qu’est-ce que l’on va garder ? Qu’est-ce que l’on ne va pas garder ? Les
questions que l’on va se poser sont innombrables. Il y a quantité de problèmes culturels. On
le constate lorsque l’on travaille sur le programme européen d’un Internet plus sûr. Cet
exemple m’ennuie un peu parce qu’il relève encore du registre sexuel, sur lequel on a
toujours tendance à se focaliser, lorsque l’on parle d’Internet. Mais même en Europe, tout le
monde ne s’accorde pas sur la même définition du cliché, de la photo pédopornographique.
Je vous laisserai le soin d’aller faire des recherches, si cela vous tente, mais entre des pays
d’Europe dont on peut penser qu’il y a une juridiction ou une culture tout de même assez
communes, il y a des différences. Alors, que dire des autres sujets… Les législations et les
modalités de contrôle existantes sont hétérogènes. Les influences culturelles sont variables,
les évolutions techniques sont constantes, les enjeux économiques sont très élevés : on ne fait
pas n’importe quoi dans le contrôle d’Internet, d’une part parce qu’il y a ces grands acteurs
d’Internet qui font un travail de lobbying très important et d’autre part, parce que le
numérique et les nouvelles technologies de l’information, au sens très large du terme, sont
facteurs d’emploi, de recherche et de développement. Ce qui est pionnier est absolument
indispensable. On ne va donc pas mettre des barrières ou donner l’impression de le faire.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Pour arriver à « contrôle », ce mot sur lequel tout le monde ne s’accorde pas encore, l’action
internationale est indispensable. On ne fera rien en restant simplement en France.
La défenseure des enfants a fait un ensemble de propositions, l’année dernière, et
notamment celle d’instaurer une co-régulation des politiques du numérique rassemblant
l’ensemble des acteurs publics et privés et qui respecte la diversité des champs
d’intervention et des sensibilités. Une bonne idée serait de parvenir à une coordination entre
les acteurs publics et privés nationaux et internationaux. Les acteurs publics, ce sont l’État,
les ministères, mais pour ce qui concerne les seuls jeunes, il y a le ministère de Fleur Pellerin,
chargée notamment de l'Économie numérique, et ceux de l’Éducation nationale, de la Santé,
de la Famille, de la Jeunesse et les Sports… Il faudrait envisager une coordination des
dispositions juridiques, réglementaires et des pratiques, que cette plateforme de coordination
et de régulation puisse élaborer une déontologie, qu’elle puisse mener des études,
notamment prospectives – nous sommes toujours à courir derrière – et participer à une
information, à une diffusion des connaissances qui soit solide et qui ne soit pas seulement
sous l’effet de lobbyings soit industriels, soit associatifs qui ont des besoins de financement et
donc, développement quelques théories généralement catastrophistes. Par ailleurs, il est
intéressant de faire intégrer aux jeunes de plus en plus tôt leurs responsabilités d’utilisation
d’Internet. J’ai l’air de faire là une recommandation de « mémé », tellement c’est évident. Il
faudrait également intégrer le droit des référencements au règlement européen. Ceux qui
suivent la question savent que ce règlement européen a été repoussé, que la France n’est pas
très représentée dans ces débats, alors qu’il est pourtant important de mener un travail
collectif.
Nous avons également proposé de soutenir des initiatives privées d’autorégulation et nous
pensons – je ne fais pas de publicité : c’est une illustration – à l’action de l’Association
française des fournisseurs d’accès, qui a créé une ligne d’appel pour des signalements de
contenus que l’on appelle maintenant « inappropriés ». À cet égard, il est intéressant
d’observer l’évolution du vocabulaire : de « dangereux », on est passé à « inappropriés », en
passant par « illicites » et quantité d’autres mots. Cette ligne est fédérée dans un réseau
européen nommé Inhope. De ce fait, il y a une possibilité de suivi des actions. C’est
volontaire, bien entendu, mais si l’on signale, dans tel pays voisin, un serveur qui contient
des images ou des textes illicites – cela ne fonctionne que pour l’illicite –, il y a comme un
droit de suite.
Il est très important de développer une politique de recherche pluridisciplinaire, une
politique indépendante concernant les usages, certes, mais surtout les effets et les
conséquences de la généralisation du numérique auprès des enfants. Que peut signifier le
fait de donner des tablettes et d’essayer d’apprendre à écrire sur des tablettes à des enfants
en maternelle ? Je ne sais pas si c’est bien ou si c’est mal mais en tout cas, ce n’est
certainement pas sans effets ; et même des effets cérébraux. Mais cela, c’est votre domaine. Et
je suis ravie d’être entourée par mes voisins et mes voisines, qui pourront répondre à ces
questions. Quoi qu’il en soit, on ne connaît pas les effets. Quand on fait une recherche sur
Internet, on s’aperçoit que l’on ne se souvient pas tant de la réponse que du chemin que l’on
a pris pour chercher. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Je l’ignore, mais en tout cas,
cela change les mécanismes cognitifs.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Génération « digital natives » : comment aider les ados hyper connectés à
décrocher ? Comment mieux les protéger face aux risques des réseaux sociaux ?
Laurent Karila, addictologue psychiatre au Centre d’enseignement et de recherche du traitement des
addictions (Certa), CH Paul-Brousse de Villejuif
C’est un plaisir d’intervenir ici. Comme l’a dit Sarah Motard, je suis un immense psychiatre
et je suis ravi de le savoir…
Je vais vous parler de générations digitales et surtout, du réseau social, d’Internet en général
et des jeux en ligne. Je n’aborderai pas la pornographie sur Internet, hormis pour faire cet
aparté : nous avons des études en cours, notamment sur la consommation cyber-sexuelle
chez les hommes sur Internet. Une étude réalisée avec l’université de Louvain est
actuellement en ligne. Et nous nous sommes également intéressés à l’accès facile des
adolescents aux sites pornographiques en ligne. En effet, il existe une myriade de sites
pornographiques en ligne, qui sont régulés – c’est un vrai business –, avec une multitude de
films en streaming, et pour lesquels il n’y a pas de disclaimer : les gens y accèdent
directement. N’importe qui peut y entrer et aller consulter n’importe quelle thématique
pornographique. C’est très bien ficelé et très bien promu par le marketing et on s’aperçoit
que tout ce qui a trait aux comportements très déviants, notamment paraphiliques – c'est-àdire les hyper relations sexuelles du type de la pédophilie, de l’exhibitionnisme au sens strict
du terme ou même de la scatophilie, l’urophilie ou la zoophilie – est banni. La saisie d’un
mot-clé n’ouvrira aucun accès à ce type de point. Néanmoins, ce phénomène de sites
pornographiques en streaming est inquiétant, non pas pour les adultes, mais pour nos ados,
qui peuvent être exposés à des images de façon précoce et comme dans toutes les addictions,
plus on est précocement exposé à un support potentiellement addictogène, plus il y a des
risques de développer un phénomène potentiellement addictif.
Je passe au vif du sujet. Vous connaissez la définition de l’addiction : on consomme, on perd
contrôle, on sait qu’il y a des conséquences mais malgré tout, on continue à consommer. Je
vous propose une diapositive sur laquelle j’ai découpé le cerveau d’un addict et le cerveau
d’un non-addict. Dans le cerveau du non-addict, quatre circuits fonctionnent de manière
étroitement liée : les circuits de la récompense, de la motivation, de la mémoire et du contrôle
fonctionnent en interrelation. Chez une personne non-addict, ces quatre circuits fonctionnent
donc de manière étroitement liée. Vous faites quelque chose, vous avez une récompense face
à ce comportement, vous vous souvenez que ce comportement va vous apporter quelque
chose de positif ou de négatif, vous êtes motivé pour le faire et il y a un contrôle. Par
conséquent, vous régulez les choses. Par exemple, si vous commencez à manger, grâce à ce
système de contrôle, vous n’allez pas manger sans discontinuer jusqu’au vomissement.
L’exemple vaut pour n’importe quoi, même pour une cigarette. Quand vous êtes addict, ces
circuits sont désynchronisés : vous avez, d’un côté, la motivation, de l’autre côté, le contrôle,
qui fonctionnent indépendamment et seules la récompense et la mémoire fonctionnent de
manière liée. Cela signifie que quand vous avez goûté une drogue, quand vous avez goûté à
Facebook, à Internet ou au porno, le cerveau a en mémoire que c’est positif. Les premières
impressions d’un comportement sont toujours positives ; c’est pourquoi on les recommence.
Prenez votre propre exemple : si quelque chose vous fait plaisir, vous allez avoir tendance à
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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le recommencer. C’est ce que l’on appelle le phénomène de renforcement positif. Quand
vous prenez une drogue, la première fois, le cerveau vous dit : « waouh ! C’est top ! » Quand
vous vous connectez sur Facebook et que vous tchattez avec des millions de personnes, vous
vous dites : « waouh ! C’est top… » Et plus vous allez consommer, moins il y aura de
contrôle dans les circuits et plus la motivation va changer. Vous allez donc vous retrouver
dans un circuit à deux temps : mémoire – récompense, mémoire – récompense, mémoire –
récompense… Et ce n’est plus quelque chose de plaisant. C’est juste : « je souffre… Rappelletoi que le seul truc positif, c’était de consommer ». C’est ce qui fait que l’on a un cerveau
addict.
Il existe cinq types d’addictions à Internet. Nous venons de réaliser un travail avec une
université norvégienne et le docteur Andreassen, et nous avons découpé les addictions à
Internet. Ce sont :
- le cybersexe ;
- les cyber-relations ;
- les compulsions web (achats en ligne ou bourse en ligne) ;
- la recherche compulsive d’informations ou « overload ». Ce sont ces gens connectés à
des millions de sites et de pop-up qui vont donner des informations sur une nouvelle,
une nouveauté, notamment avec Twitter. C’est un accès beaucoup plus facile aux
informations ;
- les addictions aux jeux en ligne.
Je vous parlerai surtout aujourd'hui des aspects cyber-relationnels et des jeux en ligne. Je ne
peux pas vous parler de sexe, malheureusement, alors que j’adore cela…
J’ai intitulé ma première diapositive « Media social revolution ». Cela pourrait être le titre
d’une chanson de hard-rock, mais c’est une réalité. Facebook est le premier réseau social,
avec plus d’un milliard d’utilisateurs. C’est extrêmement différent des autres réseaux
sociaux. Certains réseaux ont essayé d’atteindre Facebook mais n’y sont pas parvenus. Les
deux en tête de liste sont Facebook, suivi de Twitter, qui est très différent. En fait, cette
révolution média sociale correspond à la construction d’une nouvelle identité. C’est la base :
je vais sur Facebook, je me fais une cyber-identité. Et justement, nous avons étudié la
population à risque. Quelle est la population à risque d’addiction ? C’est celle-ci : je lutte
contre mon stress ambiant, j’échappe à mes problèmes personnels quand je me connecte. Je
parle ici des gens qui sont vulnérables au réseau social. Nous avons retrouvé des
caractéristiques cliniques à ces personnes : elles sont plus anxieuses, socialement
« insécures » – elles ne sont socialement pas stables sur le plan de la sécurité personnelle –,
elles ont une estime d’elles-mêmes qui est faible. Et l’on retrouve également trois autres
critères, qui sont intéressants parce qu’ils vont à l’opposé de ce que je viens de dire : ce sont
plutôt des personnes extraverties, narcissiques et impulsives. Enfin, Facebook est le contact
social idéal pour lutter contre un phénomène de solitude. Et l’on constate vraiment plus les
gens présentent ces critères cliniques, plus ils sont addicts. On commence à en voir arriver en
consultation.
Je vais vous faire passer un questionnaire, puisque la plupart d’entre vous êtes probablement
sur Facebook. C’est un questionnaire d’addiction à Facebook que nous venons justement de
développer avec Cecilie Andreassen, en Norvège. C’est un questionnaire très rapide, qui
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comprend six questions. Chaque item est coté de « très rarement », « rarement »,
« quelquefois », « souvent », « très souvent ». Êtes-vous prêts ?
1. Passez-vous beaucoup de temps à penser à Facebook ou à planifier votre prochaine connexion
sur Facebook ?
2. Avez-vous un besoin irrésistible de vous connecter de plus en plus sur Facebook ? Pour ma
part, je me suis aperçu que c’était le cas…
3. Utilisez-vous Facebook dans le but d’oublier vos problèmes personnels ?
4. Avez-vous déjà essayé de réduire votre usage de Facebook sans succès ? Nous avons étudié
la population sur Facebook et nous voyons souvent des gens qui postent des statuts
en disant : « je vais me déconnecter de Facebook, vous ne me verrez plus. » Et deux
heures après : « mon chien s’est perdu dans les rues de ma ville… » ou autre statut.
On peut voir tout et n’importe quoi.
5. Devenez-vous perturbé ou agité ou anxieux si l’on vous interdit l’accès à Facebook ? Cette
question est plutôt destinée à une population plus jeune.
6. Utilisez-vous tellement Facebook que cela a un impact négatif sur votre travail ou sur
votre scolarité ?
Ce questionnaire est validé en langue française et maintenant utilisé dans les consultations.
Et il devrait être employé par les personnes qui s’occupent de gens ayant des addictions en
général ou avec les usages problématiques en général. Il est disponible et si vous le
souhaitez, je pourrai vous le faire parvenir.
Les conséquences immédiates de l’addiction à Facebook sont d’abord scolaires et
académiques ; ce sont vraiment l’école, essentiellement, et le travail. On observe réellement la
fatigue, le matin, et de moindres performances à l’école. Et il apparaît aussi clairement un
effet contagieux de Facebook au travail. Dans les entreprises, pour moi, à l’Assistance
publique, l’accès à Facebook a été supprimé parce que cela avait un effet épidémique négatif
sur le travail à l’hôpital, par exemple. Il y a un accès spécial pour ceux qui ont besoin de
Facebook à visée professionnelle. Cela altère clairement les performances professionnelles au
travail, précisément parce qu’il y a ce petit phénomène de plaisir, et addictif pour certaines
personnes.
Des conséquences familiales sont clairement repérées dans la population étudiée : moins
d’activités, moins de hobbies avec la famille, les amis. S’agissant de la relation de couple,
Facebook entraîne plus de jalousie, de surveillance de l’autre… Il y a des couples qui se
séparent à cause du réseau social. Cela entraîne un phénomène grandissant d’insatisfaction
relationnelle et chez certaines personnes, il y a une translation de la relation réelle du couple
vers une cyber-relation de couple à plusieurs. Il ne s’agit pas d’orgies mentales, mais d’orgies
amoureuses mentales. C'est-à-dire que des gens se construisent, avec leur cyber-identité,
plusieurs rapports avec des personnes du même sexe ou du sexe opposé.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Enfin, la conséquence psychologique majeure de Facebook, ce sont les troubles du sommeil.
Nous avons souvent vu en consultation des gens qui consommaient des produits pour rester
éveillés sur Facebook.
Je passe maintenant au jeu vidéo, le « shoot de pixels ». C’est un vrai problème. Il ne faut pas
diaboliser le jeu vidéo, ni le banaliser. Le jeu vidéo est quelque chose d’extraordinaire. Mais il
faut savoir jouer et s’intéresser au jeu. Il y a cependant des personnes dépendantes au jeu. On
observe un comportement addictif chez 1 à 3 % des joueurs, que l’on appelle notamment
« hardcore gamers ». Cela concerne plutôt une population de 15 à 30 ans et cela se décale un
peu aux 13-27 ans. Même les filles sont touchées par le problème, parce qu’il y a un
marketing du jeu qui est ciblé sur les femmes. Les critères d’addiction sont les mêmes que
ceux que je vous ai présentés au début de mon topo. Deux points importants sont à relever :
les dépenses générées par les jeux et la perte de temps. Plus il y a perte de temps, plus cela
classifie le joueur. Le hardcore gamer, par exemple, passe plus de trente heures par semaine à
jouer. Cela peut atteindre des chiffres encore plus élevés. En moyenne, un gros joueur addict
y passe au moins cinq heures par jour.
Le type de jeu conditionne aussi le potentiel addictif. Les plus addictogènes sont les jeux de
rôle en ligne, les jeux de tir – les jeux de first person shooter – et tout ce qui relève des real time
strategies, les stratégies en temps réel. Et tout cela dans un phénomène de jeu massivement
multi-joueurs tel que World of Warcraft, par exemple, avec la vie qui continue sur le web alors
que dès que l’on se déconnecte, on n’est plus rien. On appelle ce système le système « no
life ».
Les conséquences sont nombreuses. Sur le plan physique, de la fatigue, des douleurs, des
maux de tête, une mauvaise hygiène, des troubles alimentaires, des troubles du sommeil…
Sur le plan psychiatrique, cela entraîne des symptômes dépressifs anxieux et des troubles du
comportement. Et les images visualisées sont horribles. Celle que j’ai retenue pour ma
présentation montre quelqu’un qui défonce une personne : il y a du sang partout, des balles
partout… C’est presque une pochette de death metal… Ce type d’image est un risque de
trouble de comportement dans la vie réelle. Bien sûr, ceux qui jouent à ce type de jeu ne vont
pas descendre dans la rue avec un fusil et tirer sur tout le monde. Ils présentent plutôt des
troubles du comportement à l’école ou à la maison.
Comment repérer un adolescent qui a des problèmes avec le jeu ? Je pourrais généraliser la
réponse à Internet et aux réseaux sociaux. Il y a une multitude de petits critères spécifiques,
mais plus il y en a, plus il y a un problème : l’isolement, la faible estime de soi, la frustration,
l’angoisse, les crises de nerf, l’impossibilité à gérer sa vie quotidienne, ne plus avoir de règles
dans la vie, ne plus parler avec ses parents ou ses enfants… C’est important et vous devez
l’avoir en mémoire en tant que professionnel quand vous interrogez les parents, parce qu’il
faut leur donner ces informations. Ils les connaissent, mais il faut les leur rappeler et vousmême, les repérer : plus il y a de critères, plus il y a de problèmes. Et s’il y a des problèmes, il
faut d’abord en parler avec son enfant et si ce n’est pas possible, se faire aider.
Pour les parents, il y a, dans l’ouvrage que j’ai écrit, qui s’appelle Accro !, un questionnaire
que nous avons validé en langue française et qui est destiné aux parents. Certes, les enfants
et les ados ont des problèmes, mais les parents peuvent aussi se demander s’il y a réellement
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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un problème. Nous avons donc utilisé, avec son autorisation, le questionnaire de Kimberley
Young, aux États-Unis, qui comporte 30 questions, avec des scores qui montrent s’il y a un
risque ou non et quel est le risque d’addiction chez l’enfant concernant les jeux vidéo. Plus le
score est élevé, plus il y a un risque.
Les parents ont un rôle majeur, avec une triple mission : prévenir, informer et protéger. Le
système de contrôle parental joue un rôle, dans les jeux, mais il peut y avoir une entorse à la
règle du PEGI : les parents peuvent acheter à leurs enfants des jeux qui sont interdits à un
certain âge et ce n’est pas très grave pour eux. Il est toujours difficile, quand on est parent, de
parler d’addiction avec son enfant. Il faut utiliser des termes simples, se référer à des
modèles comme le tabac ou l’alcool. Couper l’accès à Internet ou aux nouvelles technologies
n’a aucun intérêt. Cela, on peut le dire en consultation. Les parents demandent souvent s’il
faut qu’ils coupent Internet, s’ils doivent retirer son smartphone à leur enfant. Non. Cela n’a
aucun intérêt. Cela revient au même que de dire à quelqu’un de ne pas consommer de la
cocaïne. Il vous dira : « OK, d’accord… »
Enfin, quelques règles simples d’usage sont de s’intéresser au jeu, de contractualiser le jeu,
l’accès au web et à Internet. Si l’on veut recourir à un spécialiste, il doit s’agir d’un spécialiste
qui connaît la question des jeux en ligne, d’Internet, des réseaux sociaux. Il ne faut pas
imposer l’abstinence, qui n’est pas la règle, à la différence de certaines substances. Mieux
vaut choisir des structures de psychothérapie comportementale et de thérapie familiale, si
nécessaire. Il n’existe aucun traitement médicamenteux spécifique. Par ailleurs, des groupes
de paroles s’organisent.
Que faire ? Se mettre en relation avec le médecin traitant, acteur de première ligne, et
intégrer l’équipe scolaire dans la prise en charge avec la famille.
Jeunesse et omniprésence des « miroirs numériques » : vers une estime de soi 2.0 ?
Stéphane Blocquaux, docteur en sciences de l’information et de la communication, maître de
conférences à l’Université catholique de l’Ouest, Angers
Je travaille depuis quatre ans maintenant sur la thématique que nous avons déroulée tout au
long de la matinée, celle des digital natives. On entend beaucoup ce terme et en regardant
dans la salle, je n’en vois pas beaucoup parmi vous, malgré tout le respect que je vous dois.
Précisément, nous allons donc pouvoir partir d’une fracture. Une fracture que l’on
connaissait bien, avant, qui était une fracture économique avec ceux qui n’avaient pas
Internet et qui est, aujourd'hui, une fracture générationnelle entre ceux qui ne sont pas nés
avec Internet et ceux qui sont nés dedans, nés avec, biberonnés à… On en entend beaucoup
parler et avec le groupe de recherche avec lequel je travaille, le CNDI [Culture numérique et
dynamiques identitaires], nous observons de très nombreux bouleversements.
Ces bouleversements, qui ont été évoqués précédemment, ont un terrain. En effet, nous
sommes dans une société de la comparaison. J’ai beaucoup aimé le travail du professeur
Jeammet, qui mettait en exergue l’idée que nous étions dans une société de la comparaison,
mais aussi une société de la valeur : quelle valeur ai-je ? Combien est-ce que je vaux ? Cette
question date depuis bien longtemps, puisque l’image que l’on a de soi, on a toujours essayé
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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de la mesurer. C’est ce qui nous différencie de l’animal. Cette estime de soi est très
importante, sauf qu’auparavant, il existait très peu de miroirs. Le miroir, c’était le reflet de la
mare que l’on avait de soi-même, parce que le miroir était un objet de luxe. Le miroir, c’était
un bout de verre mal poli, quelque chose de très flou… Au final, on avait une image de soi
extrêmement floue. Et puis, on n’en avait pas vraiment besoin. Quand on était à quatre
pattes pour ramasser des patates dans un champ à l’époque des serfs et des vilains, savoir si
l’on était bien coiffé n’était pas forcément le problème du jour.
Alors que nous voilà plongés dans une société du miroir, avec des miroirs omniprésents et
une forme d’addiction à cette existence virtuelle, à cette identité numérique dont on a
beaucoup parlé. Nous avons aujourd'hui une tâche très importante, qui consiste à gérer son
estime de soi normale, classique, le regard des autres, et son estime de soi via son identité
numérique, son image numérique.
Mon intervention s’articule en trois points. Où nous emmène cette économie de cette estime
de soi ? Est-ce que finalement, nous n’aurions pas intérêt à nous construire quelque chose
d’artificiel, mais tout de même une partie de nous-même, un avatar qui travaillerait pour
nous et qui prendrait place dans ce dispositif numérique, comme le font les jeunes avec
beaucoup d’aisance ? Enfin, pour se valoriser, quand on doit se comparer aux autres, on se
retrouve finalement dans un immense supermarché numérique, et les jeunes sont en
comparaison perpétuelle avec les autres. Mais pour exister, il faut faire plus que le voisin.
Pour être vu dans l’audimat numérique, il faut en mettre un peu plus. Et c’est là que
justement, on bascule dans les thèmes des autres ateliers : le trash, l’excès, etc. Parce que
pour exister sur cette toile, il va falloir en donner toujours plus.
L’estime de soi est un curseur, qui est variable. On le positionne soi-même – j’ai entendu avec
beaucoup d’intérêt les travaux sur l’autorégulation : comment peut-on s’autogérer dans cette
estime de soi ? L’image que l’on a de soi existe, mais il y a aussi le soi idéal, celui que l’on
aimerait vraiment être, cet être fabuleux, incroyable que l’on aimerait être. Pour cela, bien
sûr, il y a des compétences ; des compétences académiques, des compétences sociales, des
compétences physiques… Et la société est de plus en plus serrée par rapport à cela. Si l’on en
vient aux compétences physiques, les nouveaux canons font apparaître un phénomène très
nouveau : on mesure l’écart entre les cuisses des jeunes filles et on place les photos parce
qu’il faut avoir le plus large écart entre les cuisses… Je ne sais pas comment on les verra
marcher, au final dans les cours de récréation… Mais ces compétences physiques vont être
modulées par l’image numérique, parce que l’image numérique retouche, amplifie, déforme
ce curseur – nous évoquions les usages de Photoshop ce matin… Mais la pyramide de
Maslow montre que les besoins primaires, plus on grimpe en haut de la pyramide, moins ils
sont nécessaires et malgré tout, plus ils sont importants. Ce n’est pas parce que la base est
petite qu’elle n’est pas importante. S’accomplir soi-même, l’accomplissement personnel est le
Graal ; c’est la chose à atteindre dans une vie, quand on a pallié les besoins primaires tels que
se nourrir, etc. Le problème est qu’aujourd'hui, le schéma a un peu changé et que si l’on
voulait revisiter cette pyramide de Maslow, on pourrait la redessiner façon 2.0 avec les
enfants, pour qui on a l’impression que le besoin primaire, dans cette addiction, et la
première cartouche qui n’existe pas, le premier pilier, c’est Internet. Chaque besoin est
comblé en ligne, puisque si l’on reprenait la pyramide, la survie, la sécurité, l’appartenance,
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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l’estime, la réalisation, pourraient trouver chaque fois une réponse sur le Net, quelque chose
qui nous permettrait d’exister uniquement en ligne.
Le problème est que dans cette grande course à l’estime de soi, sur cet Internet, il n’y a pas
beaucoup de gagnants. En effet, au final, il n’y a pas beaucoup de gens qui créent sur
Internet. Il y a beaucoup de gens qui recyclent : 9 %, et il y a encore plus de gens, peut-être
comme vous ou moi, qui consultent énormément ou beaucoup plus qu’ils n’apportent, sur
cet espace numérique.
Dans tous les cas, une chose à laquelle ils ne pourront échapper, c’est cette révolution
numérique. Cette révolution numérique digitale a beaucoup été commentée. Les
« mobinautes » envahissent le territoire : on n’est plus statique, on a de l’Internet partout,
tout le temps, et c’est aussi une cause d’addiction. Ces mobinautes ont aussi des
compétences. On l’oublie trop souvent : on stigmatise les enfants, on les trouve trop accros,
on dit qu’ils vont beaucoup sur Internet, qu’ils sont y sont scotchés en permanence… Et
ensuite, on dit : pour traiter cela, on va créer un super jeu vidéo. Ou bien, on va faire le cahier
de textes en ligne… Je suis désolé mais quand j’étais enfant, pour faire mes devoirs, j’ouvrais
mon cahier de texte ; point. Aujourd'hui, on dit à son enfant : « va faire tes devoirs, mon
chéri, allume ton ordinateur ! » Moi, quand j’ouvrais mon cahier de texte, il n’y avait pas, en
même temps, les résultats du foot, les copains qui se connectaient et tout un tas de parasites.
Aujourd'hui, on me demande de me connecter pour travailler, ce qui est tout de même
formidable ! Je vais travailler sur ces espaces polysémiques, multitâches, etc., qui permettent
de développer des dizaines de compétences et en même temps, on va séparer les usages
profanes – cela, c’est du jeu, cela, ce n’est pas intéressant, il perd son temps, c’est de
l’information immédiate, du buzz, du zapping… – et les usages prescrits, scolaires, les vrais…
On les appelle des serious games… Il y a d’un côté le jeu qui n’a aucun intérêt, dans lequel on
tire sur des bonshommes, et de l’autre côté, le jeu sérieux. Cela aussi va créer une certaine
rupture dans ce fossé générationnel où les jeunes voient une véritable culture, un véritable
intérêt dans les jeux en ligne alors qu’auprès des parents, ils ne trouvent pas nécessairement
un terrain accueillant. Dans les conférences que je donne, je conseille souvent aux mamans
de jouer en ligne avec leurs enfants à des jeux vidéo pour voir ce que cela donne. Les
mamans répondent qu’elles ne vont pas jouer à des jeux débiles tels que Mario Kart, qu’elles
n’ont pas que cela à faire… Je leur cite alors le jeu du Cochon qui rit : c’est une boule en
plastique. On jette un dé, si l’on fait un 1, on met la patte, si l’on fait un 6, on met la queue,
etc. Ce jeu-là n’est pas « débile » : c’est « éducatif »… Critiquer le Cochon qui rit n’est pas
possible : c’est un blasphème… Mais étudiez ce jeu : la stratégie est inexistante, le principe
est stupide. De l’autre côté, Mario Kart amène de l’interactivité, du jeu en équipe, on réfléchit
au coup d’après… Nous l’avons fait étudier par des spécialistes du jeu et il y a une vraie
construction, très intéressante, dans ce dispositif.
Le problème est que dans tous les cas, être addict, c’est gérer son identité, ce qui prend un
temps incroyable. Et l’identité numérique commence très tôt. Voici le concours de la plus
belle échographie en ligne. En effet, c’est un vrai concours, où les mamans mettent leurs
échographies sur une plateforme et où l’on compare la photo de la plus belle échographie en
ligne – si tant est qu’une échographie soit esthétique… Et il y a un gagnant ! Ce qui est
intéressant en termes anthropologique – ou philosophique, je ne sais même plus ! –, c’est de
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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savoir qu’au final, ce bébé ne naîtra peut-être jamais mais il aura déjà été numérisé, il aura eu
une vie numérique, quand bien même il n’aura pas eu de vie terrestre, effective, au sens où
on l’entend. On ne peut pas échapper à cette identité numérique. La cartographie de
l’identité numérique est partout. On est en permanence exposé à cette identité numérique,
qu’on le veuille ou non, d’ailleurs. Et ces enfants sont exposés à cette identité numérique,
qu’ils le veuillent ou non, avec cette numérisation avant la naissance.
Dans tous les cas, ils sont plongés dès le plus jeune âge dans des univers numériques. World
of Warcraft, un produit que j’aime beaucoup, a été cité. C’est la plus grosse plateforme de ce
que l’on appelle des « Métavers ». J’aime bien ce terme, parce qu’il positionne l’idée d’un
univers parallèle. Les parents qui pratiquent intensément World of Warcraft le soir ne sont
peut-être pas très nombreux. On se plonge dans un univers numérique et on commence par
choisir un avatar. On va être quelqu’un d’autre, ce moi idéal que l’on voudrait être. Pour un
adolescent, c’est grisant : il va être un Orc, ou un Chaman, s’il veut avoir des pouvoirs de
guérisseur… Aux commandes de cet être numérique, il se plonge dans un univers virtuel
multimédia. Mais une caractéristique importante est que le temps réel s’écoule à la même
vitesse que le temps virtuel. Cela signifie que dans ce jeu, il n’y a pas de fin – ni même peutêtre de début : on ne se souvient même plus du moment où on l’a commencé. Ceci recouvre
une autre idée. Lorsque vous jouiez au Monopoly en famille, souvenez-vous, votre mère
disait : « à table ! », vous quittiez le plateau de Monopoly pour aller manger en vitesse et puis
vous reveniez prendre la partie là où elle s’était arrêtée. Ensuite, il y a eu les premières
consoles de jeu avec les premières mémoires, grâce auxquelles on pouvait
« enregistrer sous » au premier « à table ! » Tout allait bien, on profitait du repas, on revenait
et on reprenait sa partie. Mais aujourd'hui, quand ils entendent « à table ! », mes enfants
répondent : « mais je ne peux pas, je suis dans le Monde ! » J’aime beaucoup cette
expression : « je suis dans le Monde ! » C’est un message codé, qui signifie : « je ne peux pas
quitter ». Parce que si je quitte, je vais perdre des événements qui se passent en même temps
dans ce monde virtuel – en l’occurrence, « Monde » égale « monde virtuel ». Et c’est quelque
chose de grave ! Pensez qu’ils ont 10 ans, 11 ans, parfois moins… Après, le tchat se met en
route : « les gars, il faut que j’y aille, ma mère va péter un câble… » Et les copains – première
sanction… : « ah non, t’arrête pas ! C’est toi, l’Orc ! On va rentrer dans un bois… Si tu
déconnectes, c’est pas possible ! On va se faire massacrer ! » Finalement, au bout du
quatrième « à table ! », où je disjoncte, on vient à table. Et là, on écoute son père qui raconte
pour la énième fois des choses qu’on a déjà entendues et on n’est pas vraiment au repas
parce que quand on revient, on se reconnecte. Deuxième sanction : « à cause de toi, on s’est
fait massacrer ! T’étais pas là… » Donc, deuxième couperet : tu es banni de la Guilde. Vous
vous couchez, vous avez 12 ans, vous êtes banni de la Guilde… Ne riez pas ! À l’époque,
quand vous étiez viré du groupe des Petits Lapins, c’était un drame. Vous ne vous en
souvenez plus, mais c’était tout de même un drame. Il ne faut pas minimiser l’importance de
ces effets.
Pour ces jeunes, il faut être partout : dans ce monde virtuel, dans ce monde réel, et cela
demande du temps. Beaucoup de temps de connexion, à tel point que nous nous sommes
posé la question et que nous avons mené une enquête auprès de 128 collégiens – pour 300 ou
400 profils – et nous leur avons fait passer de petits tableaux en leur demandant de compter
combien de temps ils y passaient. « Le lundi soir, d’habitude, je rentre, je pose mon cartable,
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j’en fais deux heures et après, peut-être une petite demi-heure… Deux heures et demie. » Et
ils inscrivaient : 2,5. Et nous voyions tous ces collégiens de 4e qui étaient investis dans ce
dispositif. C’est très intéressant, dans cette éducation au numérique, parce que cela les rend
acteurs de ce jugement, de cette auto-évaluation de leurs propres pratiques. Et ils ont
compté. Quand nous travaillons avec eux, nous ne leur parlons pas de cyberdépendance, de
dépendance. Pour ma part, il y a un mot que j’aime bien : le « netaholisme ». C’est le
nouveau mot à la mode, mais je l’aime bien parce quand vous dites à un enfant de collège
qu’il est cyberdépendant, cela fait presque bien sur un CV… Dans ce mot, il y a « cyber »,
cela fait un peu rêver. Quand on lui dit qu’il est « netaholique », cela fait moins rêver. Cela
sonne comme « asthmatique », cela résonne comme une maladie. La racine du mot est
« Net », le « net » de network, la connectivité et « olisme », comme dans « alcoolisme »,
« tabagisme ». Cela le place à côté des grandes addictions et je trouve ce terme assez
intéressant. Nous avons aussi demandé à nos collégiens de compter le temps de connexion
pendant les vacances scolaires et au final, nous avons trouvé beaucoup de connectivité : 30 %
de l’échantillon disent passer trente heures par semaine connectés à Internet ; par semaine
scolaire ! À titre indicatif, ils sont vingt-sept heures au collège. L’intérêt de l’étude montre
que 30 % de l’échantillon passent 50 % dans le réel et 50 % dans le virtuel. C’est tout de
même beaucoup. Il ne faut pas dramatiser ; il faut aussi voir l’autre aspect des choses, à
savoir que 70 % ne sont pas dans des consommations problématiques. Sauf si l’on regarde à
quoi correspondent ces « moins de vingt heures » et si l’on essaie d’aller un peu plus loin
dans les résultats. Et pendant les vacances scolaires, 25 % disent passer quarante heures de
connexion et plus, avec des pointes à soixante heures. C’est normal : on leur avait volé trente
heures au collège. Ils avaient déjà les trente heures d’avant et au total, cela fait soixante
heures. Il y en a même un qui m’a dit : « mais oui mais moi, M’sieur, j’habite à Chemillé ! »
Vous ne connaissez pas Chemillé, mais cela se passe de commentaires… On voit bien qu’en
dehors de cela, il n’y a presque plus rien. On appelle cela « la terre brûlée numérique ». C'està-dire qu’il n’y a même plus l’idée d’aller vers une activité alternative à partir du moment où
l’on a installé cette pratique-là.
Parce qu’elle s’installe profondément. Nous avons essayé de voir comment s’installait cette
addiction. Nous avons mis des caméras sur pied, nous avons pris des élèves de sixième, je
me suis présenté à eux et je leur ai dit : « vous avez une chance incroyable. Je viens intervenir
chez vous, là, et c’est une grande chance parce que vous faites partie d’un programme
national qui arrive dans votre région. » Je m’adressais à 120 élèves de sixième, que nous
avons filmés en plusieurs temps. « Vous faites partie du programme “un mois sans
ordinateur”. » Là, ils me regardent avec l’air de dire : « ou là la, le type qui était sympa, le
conférencier qui était venu nous parler… Pas bon ! » Je leur explique que des agents
assermentés vont venir chez eux, que leurs parents sont d’accord, qu’ils ont signé, le
proviseur également, et que l’on va venir leur prendre l’ordinateur. J’explique que c’est une
expérience, que ce ne sera pas pour toute leur vie, mais que nous faisons l’expérience de la
rupture, celle qui justement, était décriée, tout à l’heure, quand il a été dit qu’il ne fallait pas
couper. Je leur dis qu’en l’occurrence, nous le faisons à titre expérimental, pour eux, en
exclusivité.
Nous avons observé quatre types de réaction – nous sommes chercheurs, nous aimons bien
les typologies… La première réaction, instantanée, a été la fanfaronnade. D’abord, ils n’y ont
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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pas cru : « n’importe quoi ! Mais t’es vas-y… Y va pas aller chez toi, y va pas prendre ton
ordi… N’importe quoi ! » Je ne bougeais pas et je disais simplement : « eh bien écoutez, c’est
vrai. C’est passé au JT de France 3 il y a deux jours. » Comme il n’y en avait pas un qui avait
regardé le JT de France 3, j’étais peinard. Par contre, cela devenait vrai : c’était passé à la télé !
Là, la deuxième réaction a été la colère – très important ! –, l’agressivité. C'est-à-dire des
gestes, que nous avons filmés : on les voit en train de dire : « vas-y, quoi ! Il faudra me passer
dessus ! C’est pas possible ! » Ils se mettraient presque physiquement en danger pour
protéger leur ordinateur : il faudra vraiment leur passer dessus, au sens physique du terme,
pour pouvoir atteindre cet objet qui cristallise toute leur attention. Je continue de ne pas
bouger et la troisième réaction est également très intéressante – cela va crescendo : c’est la
négociation. « Oh non, M’sieur, vous pouvez pas faire ça… Vous pouvez pas prendre mon
ordi ! Prenez ma mère, le chat, ce que vous voulez, mais vous pouvez pas prendre mon
ordinateur ! C’est juste pas possible ! » Quatrième réaction, certainement la plus
intéressante : la dépression. Les gros plans de caméra sont explicites : « un mois… » On sent
vraiment que c’est la fin du monde. « Un mois… Qu’est-ce que je vais faire d’autre ? » C’est à
ce moment-là que l’un d’eux m’a dit qu’il habitait à Chemillé… Je suis désolé pour les gens
qui viennent de Chemillé. Mais un mois, c’était « juste pas possible ! »
Il va de soi que ce compteur d’amour… Parce que nous avons commencé à travailler sur les
grands présidents : cette course aux tweets, aux follows, aux « suivez-moi », aux petits pouces
levés, cela signifie : « combien on m’aime ? » Dans l’estime de soi, le retour de « combien on
vous aime » est formidable parce qu’avec Facebook et Tweeter, c’est scientifique : on vous
aime 1 742 fois. Ce n’est tout de même pas rien ! Vous avez un compteur défini, un vrai
compteur d’amour qui va vous dire : « on vous aime 1 742 fois ». J’ai 1 742 « like ». Cela aussi,
c’est très addictif, parce que c’est grisant. C’est un peu comme un audimat, comme pour
toutes ces stars auxquelles on demande combien d’albums elles ont vendu : « oh, je sais
pas… 8 823 724. » Évidemment, elles regardent le compteur. Bien sûr que toutes les stars,
après les émissions, regardent combien on les a aimées, si elles ont été vues, pas vues, etc.
Cette course à la reconnaissance est très addictive. À tel point que l’on peut même s’acheter
des « like », par paquets. Si l’on ne vous aime pas assez, pour 19 euros, vous avez 200 « like ».
Pour tous les gens qui ont un compte Facebook pauvre en amour, ou en reconnaissance de
soi ou en estime de soi, vous pouvez le gonfler rapidement à grands coups de « like ».
Pour conclure, j’aime bien cette phrase de Vauvenargues qui explique qu’entre se faire aimer
et se faire haïr, la frontière est très fine et que toutes les problématiques que l’on voit dans les
autres ateliers, à savoir les débordements, les excès, les problèmes d’image de soi,
l’exhibition, le harcèlement ou les cyber-dérapages, c’est principalement parce que l’on essaie
de se faire aimer. Et parfois, c’est dangereux parce que cela peut aller très loin. Et cela peut
aussi occuper une vie, parce que cet Internet, ces mondes virtuels qui sont si grands, si
puissants, si inutiles, peuvent parfois devenir de sérieux substituts à la vie.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Échanges et débats avec le public
Sarah Motard
Merci beaucoup, Stéphane, pour cette passionnante intervention, illustrée d’exemples très
concrets, qui nous ont tous touchés, et merci à vous trois pour vos exposés qui, je suppose,
ont suscité des questionnements dans la salle.
Catherine Turquet, médecin de l’Éducation nationale
Que signifie la notion de « terre brûlée » par rapport à Internet ? Cela veut-il dire que tout est
supprimé à côté ?
Stéphane Blocquaux
Oui. C’est l’idée que l’on a beaucoup de mal à trouver une alternative. Une fois que l’on
enlève le numérique, il faut se rappeler ce que l’on faisait avant. Le problème, pour les digital
natives, c’est qu’il n’y a pas d’« avant ». Il y a là un vrai problème de reconstruction. On dit
qu’il faut couper, qu’il faut enlever un morceau de cette activité numérique, mais la seconde
question qui vient immédiatement est la suivante : pour quoi faire ? Et il y aura aussi la
première réaction : « j’sais pas quoi faire… », que vous connaissez bien. Il n’y a pas non plus
que des digital natives. Je suis un peu méfiant à cet égard : à quel moment les appelle-t-on
« digital natives » ? Qui sont les vrais digital natives ? Pour moi, ce sont ceux qui n’ont
vraiment rien connu avant et qui n’ont pas eu toutes ces pratiques. J’ai des étudiants de
faculté qui ont 22 ou 23 ans et qui se rappellent encore les parties de… « oui, un truc avec des
pages ! » Même s’ils ne les utilisent plus : il ne faut pas rêver ! Mais ils se souviennent que
cela existait, au même titre qu’ils se souviennent qu’ils n’étaient pas en mode illimité.
J’insiste sur ce point, pour répondre à la question : la terre brûlée numérique, c’est aussi le
fait que l’on est entré dans de l’illimité. Il n’y a plus de limites : on ne borne pas les activités.
Le produit Internet a cette particularité. Quand vous allez au cinéma, vous savez quand cela
commence et quand cela s’arrête. Et il y a l’acte d’aller au cinéma : on prend sa voiture, on se
gare, on prend le ticket, les popcorns, on va s’asseoir. C’est presque un rituel. L’Internet, au
contraire, est dilué : il est partout, il est en permanence. En ce sens, il est extrêmement
addictif et en ce sens, il fait oublier tous les produits qui, eux, sont bornés.
Sarah Motard
J’ai moi aussi une question à vous poser. S’agissant de ces jeunes qui ont oublié qu’ils
faisaient quelque chose avant Internet, comment nous, en tant que parents, puisqu’il ne faut
pas couper complètement l’accès à Internet, pouvons-nous les intéresser à autre chose, sans
passer par les différentes phases dont vous nous avez parlé ? Faut-il que nous nous
orientions vers quelque chose de participatif, puisqu’Internet est participatif, c'est-à-dire des
jeux qui vont nous inclure nous-mêmes ? Cela demande un sacrifice de parent, parce que
cela représente du temps et parfois, de l’argent. Je pense à des jeux comme le laser game, le
bowling ou le kart, où nous avons envie d’emmener nos enfants. Quelle est la solution pour
nous, parents, pour pallier ce manque, quand on veut leur faire faire autre chose ?
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Laurent Karila
Pour les jeux en ligne, les jeux vidéo, il faut s’intéresser au jeu. Il faut en parler avec les
enfants et même, jouer avec eux. Cela peut être compliqué, mais il faut s’y mettre, savoir à
quoi ils jouent, ce qu’ils font, pourquoi ils jouent autant de temps. Il faut avoir l’impression
qu’un vrai dialogue qui s’instaure autour du jeu et qui n’est pas punitif, empreint de
reproches : « pourquoi joues-tu autant ? » « À quelle heure t’es-tu encore couché ? », etc.
Xavier Pommereau l’expliquait hier soir : si vous ne faites que des reproches aux enfants à
propos de leur comportement, à propos des jeux vidéo, d’Internet, de Facebook, etc., ils vont
se renfermer et il n’y aura plus de dialogue. Par conséquent, il faut s’intéresser. Il faut éviter
sur le réseau Facebook de son enfant parce que l’on a constaté, à la suite d’une étude menée
récemment chez les ados, qu’ils partent tous sur Tweeter. Pour le réseau social, il faut en
discuter. Facebook est interdit avant l’âge de 12 ou 13 ans et il vaut donc mieux éviter
d’ouvrir de petits comptes à ses enfants. La même chose vaut pour les smartphones. Il n’y a
aucun intérêt à offrir un smartphone à son enfant de 8 ans pour qu’il fasse la même chose
que les parents. En disant 8 ans, j’exagère, mais j’ai vu, à l’école, des enfants de CM1 qui
étaient avec des smartphones.
Il y a un élément important : il ne faut pas couper l’accès à Internet, il ne faut pas frustrer,
mais essayer de retirer les smartphones le soir, au coucher. Parce que lorsque l’on reçoit des
messages, on y répond. Même vous, adultes, je pense que lorsque vous recevez un message à
2 heures du matin, vous répondez probablement. Ou si vous avez un accès d’insomnie, vous
vous connectez à un site d’information, à Facebook, Tweeter ou à des sites d’achat de
vêtements…
Sarah Motard
Je rebondis sur ce que vous venez de dire : éviter la création d’un compte Facebook avant
l’âge de 13 ans. Parlons des jeunes de 14 ans qui ouvrent leur compte Facebook. Cela leur
donne un lieu et une façon d’expression plus facile qu’en face à face. Des ados timides ou
réservés qui n’osent pas aller au contact d’autres dans la cour de l’école vont oser s’afficher,
publier des photos. Pour nous, encore une fois, en tant que parents, sachant qu’il faut éviter
d’aller contrôler ces espaces-là – nous ne sommes pas non plus dans la cour de récréation
pour écouter leurs conversations – mais qu’ils ont une plus grande liberté de photos, de
commentaires affichés, comment ou dans quelles limites pouvons-nous avoir un regard, et
faut-il avoir un regard ?
Stéphane Blocquaux
C’est exactement ce qui a été dit : il faut s’inclure dans l’activité. J’ai vu 25 000 parents en
conférence au cours des trente derniers mois et pour beaucoup, on entend d’abord un
phénomène de rejet : « Facebook, ce ne sont pas des vrais amis… » Combien de parents ont
dit cela à leurs enfants ? Lorsque vous êtes jeune et que vous recevez ce message, vous vous
demandez ce qu’est un vrai ami. Parce que du coup, vos amis de Facebook sont de faux
amis. C’est ce qu’on vous a appris à l’école : le contraire de « vrai », c’est « faux ». Nous
restons sur des schémas où nous avons peur du numérique parce que nous ne sommes pas
génération numérique. C’est pour cette raison que j’ai parlé de fracture générationnelle. C’est
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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exactement ce qui vient d’être dit : s’inclure dans, aller vers, s’incorporer dans l’activité…
Mais cela ne veut pas pour autant dire « devenir ami avec ». En tant qu’enseignant, j’ai
beaucoup d’étudiants qui me demandent d’être ami avec eux sur Facebook. Mais je ne suis
pas leur ami ! C’est choquant, vu de cette façon, parce qu’ils m’aiment beaucoup et qu’ils me
regardent avec désespoir en se disant : « il ne m’aime pas… » On confond l’amitié, on a
déplacé des valeurs, on a déplacé des mots. Il ne faut pas céder au « jeunisme » en se forçant
à avoir un compte Facebook et à l’entretenir alors que l’on n’aime pas cela. Ce n’est pas ce
qui a été dit ici. En revanche, dialoguer, s’intéresser, discuter avec les adolescents, ne pas se
moquer d’eux, ne pas dévaloriser l’activité numérique est vraiment quelque chose de positif,
qui va vous aider à éviter le masquage. En effet, s’ils sentent que de l’autre côté, ce n’est pas
possible, que c’est un terrain qui est tabou, persona non grata dans les discussions familiales,
cela va forcément basculer vers le masquage : ils vont tout cacher. Et le masquage amène
aussi des excès parce que l’on est tout seul sur le terrain, il n’y a plus de contrôle et l’on peut
déverser tout un tas de choses sur ces espaces numériques, avec tous les problèmes évoqués
dans les autres ateliers.
Odile Naudin
Je suis tout à fait d’accord avec ce que vous dites mais peut-être faut-il réfléchir au fait que
des parents donnent l’autorisation à leur enfant de s’inscrire avant cet âge fatidique de 13 ans
sur Facebook. Lorsque les blogs étaient à la mode, l’âge était de 12 ans, mais le problème
reste exactement le même. Est-ce que, pour un parent, dire : « tu as 10 ans, je t’autorise à
t’inscrire sur Facebook en mentant », vous appelez cela s’inclure ou est-ce une éducation mal
comprise ? Je crois que l’on peut laisser le point d’interrogation, mais parfois, ce n’est pas si
simple.
Stéphane Blocquaux
Je ne voudrais pas que l’on me traite de laxiste, au contraire ! Et pour tout vous dire, moi, je
m’adresse aux parents en expliquant systématiquement que la connectivité Internet sur le
téléphone portable d’un mineur me pose problème. C’est choquant parce que « mineur »,
cela mène loin, tout de même. Mais quand vous regardez bien le mineur en question, je suis
désolé, mais il a Internet dans l’établissement scolaire, jusqu’au lycée, il a Internet à la
maison, quasiment en accès libre, il a même Internet avec des points d’accès Wifi quand il va
manger avec ses copains à MacDo, et cela, ce n’est pas trop contrôlable… En revanche, offrir
des forfaits 3G ou 4G à des mineurs, avec un accès illimité à la ressource Internet, sur un
produit dont on sait que techniquement, il est extrêmement complexe de le gérer ou de le
verrouiller, cela, oui, me pose un énorme problème.
Nicolas Heulin, éducateur spécialisé au centre de soins, d'accompagnement et de prévention en
addictologie (Csapa) d’Angers
Au sein du Csapa, nous intervenons dans le cadre des consultations pour les jeunes
consommateurs auprès de ces jeunes-là. Ceci concerne ma part professionnelle, et cela
s’entrechoque avec ma part personnelle, puisque je suis joueur à des jeux comme Battlefield,
qui sont des jeux de FPS [first person shooter]. J’ai l’impression d’être la charnière entre ces
univers et de me sentir déjà dépassé, débordé par tout ce monde qui va très, très vite. Nous
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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discutions récemment avec des collègues à propos du fait qu’Internet en haut débit,
finalement, en 2006 ou 2007, cela n’allait pas aussi vite que cela. Il y a quelque chose qui est
en train de s’inscrire à une vitesse assez phénoménale, qui nous perturbe même nous, en tant
que professionnels, dans ce que nous décodons et le discours que nous avons à poser. Je
peux dire, personnellement, et mes collègues aussi, qu’il faut que les parents s’incluent dans
ce qui se passe, ce qui se vit, parce que nous percevons quelque chose de l’ordre de la peur
de ce que l’on ne connaît pas. Et comment accompagner quelque chose que l’on ne connaît
pas ? Parfois, le principe est de tout arrêter parce que cela nous dépasse… Et en même
temps, s’inclure, quand on est face à des jeunes – je pense aux codes d’âge du PEGI – et que
l’on voit des jeux comme Assassin's Creed, qui sont beaucoup pratiqués par des jeunes de 12,
13 ou 14 ans, aujourd'hui, alors qu’ils sont interdits avant 18 ans, il n’est pas si simple d’avoir
un discours dans ce sens, parce que cela se lie dans des contextes. C’est un peu comparable à
l’image présentée tout à l’heure, où l’on voyait beaucoup de sang. On peut se dire que cela
peut banaliser cela dans le monde réel, mais en même temps, j’écoute des personnes comme
Yann Leroux, qui tient un discours un peu différent à cet égard. Il est difficile, en tant que
professionnel, de s’y retrouver soi-même. Pour des jeunes qui sont dans un certain contexte,
qui ont subi les affres de la vie ou en tout cas, des choses un peu difficiles, ce sont aussi des
univers dans lesquels ils vont être en lien. Quand on dit à un jeune qu’il n’aura pas tel jeu
alors qu’il a été « dégagé » de plusieurs collèges, de plusieurs lycées, et que c’est le seul lien
qui lui permet d’être encore « avec », il faut bien aussi composer avec tout cela. Je voulais
apporter ce témoignage, dire cette complexité : on ne peut pas s’abstraire du contexte.
Karine Josse, éducatrice spécialisée
Je n’ai personnellement pas de profil Facebook et je suis un dinosaure de l’ère numérique, ce
qui n’est pas sans poser problème dans ma pratique professionnelle et dans mon rôle en tant
que maman. Je voudrais formuler plusieurs remarques. Tout d’abord, je trouve que l’idée de
s’intéresser à ce que font ces jeunes, d’essayer d’entrer dans leur univers peut être profitable
à condition qu’ils veuillent bien nous laisser y entrer. Souvent, ils considèrent que c’est leur
domaine, ils ne veulent pas que l’on vienne voir en disant : « de toute façon, ça m’appartient,
tu ne comprends rien… »
Par ailleurs, il y a aussi l’impossibilité, pour certains parents, de s’y intéresser, parce qu’il y a
une telle méconnaissance, un tel fossé qu’ils ont peur et qu’ils préfèrent tout couper. Peutêtre faudrait-il aménager des lieux pour permettre aux parents de vraiment pouvoir
s’intéresser à cette question sous cet angle-là.
Enfin, je rejoins ce que disait Odile Naudin sur la question de l’éducation aux médias. Je
pense que c’est certainement par là que nous allons pouvoir accompagner nos enfants dans
toutes ces évolutions où ils vont hyper vite. Mais on constate que s’agissant de
l’apprentissage de l’outil informatique, les écoles, déjà, n’ont pas nécessairement les moyens.
Ce n’est donc pas forcément sur l’Éducation nationale qu’il faut compter pour assurer une
éducation aux médias un peu plus large, faute de moyens, d’intervenants, etc. Dès lors, que
peut-on trouver par d’autres biais ? Le milieu associatif pourrait peut-être venir soutenir et
les ados et les parents dans ces questions.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Je ne sais pas s’il y a des réponses immédiates à ces questions, mais je voudrais ajouter que
j’ai récemment entendu à la radio qu’il existait maintenant un nouveau site de partage – vous
devez être au courant – où la personne qui envoyait des photos sur ces sites avait la
possibilité d’en programmer l’effacement total. Nos jeunes, nos ados ont donc quand même
conscience des risques qu’ils courent et peut-être des gens ont-ils déjà trouvé la solution, en
partie. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce site, dont j’ai oublié le nom ?
Stéphane Blocquaux
Juste un mot, parce que vous venez de dire une énorme bêtise : l’effacement « total ». C’est ce
qui est délicieux… Effectivement, le site est vendu comme tel et cela fonctionne très bien,
puisque cela marche même auprès de ces ados qui sont nés dedans. Ils ont vraiment
l’impression qu’il y a effacement total de la photo. Le problème est qu’entre le moment où
vous envoyez la photo et celui où elle arrive sur une autre machine, elle sera peut-être
dupliqué quatorze fois sur les quatorze serveurs relais qui permettront son effacement
programmé. Ces photos sont donc stockées sur des serveurs dont on ne sait pas vraiment
qui, que, quoi…, comment les photos vont être réutilisées et aucune charte ne sera signée
pour dire que les photos seront effacées. Le plus dangereux, avec cette idée d’effacement
total, c’est qu’elle incite à se lâcher totalement : on va publier des photos de parties intimes
de soi, montrer à son petit copain ce que l’on n’a pas osé lui montrer en réel, puisque là aussi,
le miroir sans tain va fonctionner… On va se photographier, balancer la photo sur
l’effacement total, le garçon verra la photo cinq secondes, puis elle va s’effacer et l’on pense
qu’elle sera oubliée. Mais l’oubli numérique est un travail incroyable.
Nous en parlions avec des gens de la Cnil : il n’y a pas d’oubli numérique. Il faut oublier
cette idée d’oubli numérique. Quand vous vendez votre ordinateur à un voisin, ce n’est pas
en mettant les documents dans la corbeille que vous allez résoudre le problème, loin de là.
J’entends même des particuliers qui me disent : « mais moi, j’ai tout effacé sur mon ordi ! J’ai
tout mis dans la corbeille et j’ai même entendu “crrr”… » J’adore ce « crrr » : il y a le
symbole, il y a tout… Et comme justement, nous ne sommes pas de la génération des digital
natives, on se dit que dès lors que l’on a entendu « crrr », c’est fait, c’est acté, forcément. Or
c’est un mensonge ; c’est le mensonge numérique. Vous parliez d’éducation, et il y a un vrai
travail à faire pour stopper ce mensonge numérique, pour cesser de croire ce que disent les
machines, ce que dit votre téléphone ou votre appareil photo numérique quand vous
appuyez sur l’icône de la corbeille et qu’il vous dit : « toutes les photos ont été définitivement
supprimées ». C’est faux ! Il n’y a strictement rien d’effacé sur votre cartouche. N’importe
quel informaticien de base peut prendre la cartouche et ressortir toutes les photos, si vous
n’avez rien fait depuis. Il faut cesser de prendre pour argent comptant ce que vous disent les
choses du numérique parce que dans la plupart des cas, ce n’est pas vrai.
Odile Naudin
Vous avez raison d’insister sur ce fait d’éducation. Après ce que j’ai dit, je ne vous
contredirai pas. S’agissant des lieux d’éducation, je ne suis pas là pour faire de la publicité
pour certains lieux ou certaines associations. Je n’émarge pas non plus à l’Éducation
nationale, mais le volet numérique de la loi de 2013, de cet été, est tout de même assez
consistant. C’est peut-être un peu long à se mettre en place, certes, mais il prévoit une
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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éducation aux médias que j’oserais dire intelligente, qui ne se contente pas de dire : « comme
c’est vilain, ce que l’on montre ! »
Pour l’instant, l’éducation au numérique est très dispersée. C’est une des raisons pour
lesquelles nous avions proposé qu’il y ait cette plateforme d’échange et de coordination.
Aujourd'hui, il y a de grosses associations d’éducation populaire, des associations familiales
qui mettent cela en place. Une réflexion sur ce point est en cours au ministère de la Famille.
Madame Bertinotti travaille sur la parentalité numérique. Je fais partie de ce groupe, mais
comme il s’agit d’un groupe ministériel qui est en train de travailler, je ne peux parler du
contenu. Cependant, il y a beaucoup d’interrogations qui sont posées ici que l’on y retrouve.
Comment faire ? La solution la plus simple, en général, est de dire : « eh bien, nous allons
faire un site… » ( !), un site pour se renseigner. Cela présente des avantages et des
inconvénients.
Je voudrais préciser quelque chose, non pas pour ajouter à la complexité, mais parce que
beaucoup d’interventions ont effleuré le sujet : actuellement, les médias ne sont plus en silo,
comme autrefois. Il y avait la télé, il y avait le livre, il y avait les jeux… Maintenant, tout est
interconnecté, entremêlé. Vous avez des séries télévisées, y compris pour enfants, qui ont
aussi leur site. Vous avez des livres qui ont aussi leur site. Cela pose d’ailleurs de sérieux
problèmes : je fais partie de la Commission de contrôle des publications pour la jeunesse et
j’ai un bouquin dont je ne sais que faire tellement il est violent, tellement il est malsain. J’ai
été voir sur Internet et il y a un site – c’est une série anglaise ou américaine qui a été traduite,
et c’est le tome 2 –, sur lequel on lit ce que disent des adolescents : « oui, c’est un climat
malsain, très malsain. Mais je n’aime pas beaucoup les personnages… » Qu’est-ce que l’on
peut faire ? Je vous dis tout cela pour vous montrer que tout est interconnecté, que beaucoup
de jeux ont aussi leur site et que l’on ne peut plus travailler et réfléchir comme s’il y avait
seulement un bouquin et qu’une fois que l’on avait fermé ce que mon voisin appelait « ce
truc bizarre avec des pages », c’était terminé. Je crois que dans la réflexion et des éducateurs,
il faut prendre cela en compte. Il est inutile, pour prendre un exemple extrêmement
rudimentaire, de dire : « je ne veux pas que tu lises cela. C’est vraiment trop violent, trop
malsain, il y a des références nazies, etc. » si, en se souvenant du titre de l’ouvrage, on peut
arriver sur le site, qui ne donnera pas tout, certes, mais fournira tout de même un bon climat.
Laurent Karila
Pour l’éducation, il faut tout de même se former un minimum à ces supports. Aujourd'hui,
en 2013, c’est indispensable. Je ne vous critique pas, mais dès que vous allez sortir, vous allez
vous connecter à Facebook et créer un compte… Je plaisante, bien sûr. Mais il faut vraiment
être au courant des nouvelles technologies, parce que les ados vont plus vite que nous si
nous n’y sommes pas. Il faut s’y intéresser un minimum, être formé un minimum… Et ce
type d’échange permet aussi de voir l’aspect problématique des choses. Mais je crois
vraiment important, si l’on travaille avec des adolescents, et mêmes des gens plus âgés,
d’être un peu connecté dans le système.
Alexandra Jeanneau, conseillère principale d’éducation en établissement Éclair
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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La difficulté que nous rencontrons aussi est le décalage entre des connaissances
informatiques très poussées de certains jeunes, qui arrivent à entrer sur certains réseaux.
Dans notre collège, nous avons l’exemple d’un gamin qui, en technologie, sur un poste
d’élève, est entré sur tous les réseaux des professeurs : les notes, les logiciels d’absence, etc. Il
était en sixième. Très fièrement, il a dit : « Monsieur, Monsieur, je peux entrer partout ! » Et
ni la responsable informatique, ni le professeur de technologie n’ont réussi à trouver
comment il avait fait. Il a fallu que nous fassions venir un spécialiste du conseil général.
Laurent Karila
Il faut revoir la sécurité de votre établissement, Madame. Il y a des risques d’attentat…
Alexandra Jeanneau
Cela a effectivement interpellé le responsable informatique du conseil général et ils ont en
effet changé la sécurité. Mais ce que je veux dire, c’est que cet élève, que l’on peut qualifier
de génie, d’une certaine façon, va aussi sur des réseaux parallèles, que je ne connais pas bien,
qui ne sont pas accessibles par Google ou par d’autres moyens habituels.
Laurent Karila
C’est le « darknet ».
Alexandra Jeanneau
Peut-être. Et de ce qu’il peut en dire, parce qu’il lâche quand même des bribes pour se rendre
un peu intéressant, cela m’a l’air un peu dangereux, un peu compliqué…
Laurent Karila
Lorsque vous repérez un élève comme celui-là, il faut qu’il y ait une concertation
pluridisciplinaire. C’est un cas isolé : il n’y en a pas dans tous les établissements. Mais je
pense qu’il faut s’interroger parce qu’il faut aussi le protéger du risque du darknet. Le darknet,
ce sont des réseaux où vous êtes complètement masqué avec vos adresses, où vous pouvez
avoir accès à une multitude d’informations : des comptes en banque, de l’argent virtuel, de la
pédopornographie…
Alexandra Jeanneau
C’est surtout cela qui nous a interpellés, et c’est ce qu’il a lâché.
Laurent Karila
Même l’argent, c’est dangereux.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Alexandra Jeanneau
Nous en avons parlé à ses parents, nous en avons discuté ensemble, et la maman m’a dit :
« mais que voulez-vous que je fasse ? Que je lui enlève son ordinateur ? De toute façon, il va
trouver un autre ordinateur ailleurs… Comment est-ce que je peux contrôler cela ? »
Laurent Karila
Dans ce cas-là, je crois qu’il faut qu’un spécialiste de la question intervienne au milieu.
Odile Nadeau
Vous pourriez peut-être même noter cette compétence de l’élève dans son livret de
compétences…
Alexandra Jeanneau
Cela a été fait, ne vous inquiétez pas !
Stéphane Blocquaux
Pour illustrer ce que vous venez de dire, je citerai un site très connu, qui s’appelle Geek
Source, qui est extrêmement pratiqué par les jeunes. Ce que vous venez d’évoquer n’est pas
absolument un cas isolé. Sur Geek Source, par exemple, il y a une rubrique intitulée « hack ton
collège ». On peut monter tous les lecteurs réseau du collège – c’est ce qu’il a fait – en
téléchargeant de tout petits dispositifs comme ceux-là. Il suffit de cliquer sur le lien et vous
récupérer le dispositif. Par conséquent, non, ce n’est pas un génie de l’informatique. Cela
s’appelle le « social engineering », c'est-à-dire le piratage ordinaire. Nous sommes très loin du
temps où nous avions des hackers, qui étaient vraiment une élite. Ils existent toujours – ils
sont les maîtres – mais il y a ce que l’on appelle aujourd'hui une armée de « lamers », c'est-àdire des initiés à l’informatique, qui ne font que suivre des procédures. Le gamin insère sa clé
USB, il a côté un petit pensum où il est écrit : « 1. Tu mets la clé USB. 2. Tu cliques sur
Machin.bat »… C’est drôle, parce qu’ils ne savent pas ce que c’est. Derrière, il y a une action
informatique extrêmement complexe qui va avoir lieu, mais qui n’a pas été programmée par
l’enfant. Elle a été mise à disposition de l’enfant, et c’est là que l’on a un problème de
protection de l’enfance. Et de plus, on a un dispositif qui fait qu’au final, sur ces sites, ce sont
des Robin des bois… C’est de la cyber-résistance : c’est un héros ! Ce n’est pas un pirate, mais
un héros ! Il y a un déplacement de valeurs et je voulais vous parler de ces sites parce que
cela fait écho à ce que nous avons entendu. Il y a là surtout un problème éducatif, encore une
fois, et de compétence, qui va promouvoir l’idée que l’enfant est un génie. Certains parents
sont même fiers de ces compétences. C’est un déplacement de valeurs. « Regardez », disentils, « mon fils est un génie ! Il a réussi à pirater l’établissement scolaire… » Ce qui est quand
même en comble.
Un participant
Il y a également une revue dans le commerce.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Stéphane Blocquaux
Tout à fait. La Revue du hack, on la trouve entre Spirou et Pif Gadget…
Christophe Bigaud, conseiller principal d’éducation
J’ai beaucoup apprécié le fait que vous ne diabolisiez pas l’outil. Je suis d’une génération qui
est passée de la première chaîne en noir à blanc à la deuxième chaîne et même, à la couleur.
Et à l’époque, la télévision, c’était le diable. Cela allait remplacer le professeur : c’était
terrible. On avait inventé la télévision scolaire et pour faire plus ennuyeux, il fallait être
fort… J’aime bien le fait que depuis ce matin, nous n’entendons pas de discours
d’interdiction. Nous entendons qu’il faut « entrer dedans », « travailler avec », etc. J’ai un
compte Facebook et un compte Twitter ; je ne m’en sers pas très souvent, mais j’en ai un.
Par ailleurs, et la discussion qui vient d’avoir lieu sur les hackers me renforce dans cette idée,
je crois qu’il faut aussi beaucoup travailler avec nos enfants, avec nos élèves, sur ce que dit le
droit en la matière. Il faut rappeler qu’un certain nombre de choses sont illégales et que
nécessairement, ils peuvent avoir des ennuis du fait de certaines pratiques. Cela peut être du
hacking, mais je pense plutôt à la capture de photos et à la diffusion de photos de
professeurs, d’enfants, de collègues, de copains de cours, de récréation, dans certaines
positions. Je pense qu’il est important de le leur rappeler parce que je crois que ces élèves de
cinquième ou de quatrième n’ont pas cette idée-là, en ce qui concerne Internet. Alors qu’ils
sont peut-être plus au fait des interdictions en matière de drogue ou d’autres choses.
Sarah Motard
Ce qui rejoint ce que vous nous disiez : le rôle de l’éducation est d’accompagner.
Claire Lemarié, éducatrice
Je pense que ce qui change aussi, c’est le passage du savoir. Quand on apprenait à l’école, en
tout cas dans ma génération, on apprenait des blocs de savoirs et ce n’était pas forcément
discutable. Je crois qu’aujourd'hui, le savoir, on l’apprend ailleurs et que l’intérêt, au
contraire, est peut-être d’apprendre à l’analyser à partir de ses propres perceptions, de ses
valeurs, des valeurs humanistes, etc., de réussir à intégrer cette information comme étant
intéressante. Avec l’accès direct au savoir par Internet, tout le monde peut savoir une
multitude de choses. L’intérêt est de savoir les trier – cela a été dit, je crois, à propos de la
discrimination. Selon moi, c’est vraiment la base. Aujourd'hui, on ne peut plus penser les
cours comme autrefois, en disant : « on vous donne le savoir, prenez-le ». C’est plutôt :
« vous l’avez, analysez-le ».
Sarah Motard
Je remercie à nouveau nos trois intervenants. Merci à vous tous pour votre participation.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Atelier 2 : Cyber-harcèlements et violences scolaires :
la face cachée des ados en souffrance
Animatrice : Ahlam Noussair, journaliste
Ahlam Noussair
Bonjour à tous. Comment identifier une situation de harcèlement ? Comment agir ? Certains
pays sont-ils en avance sur nous quant à ces problématiques au sein de l’école ? Nous avons
quelques réponses et des actions concrètes à vous présenter aujourd’hui. Nous accueillerons
Éric Debarbieux, délégué ministériel en charge de la prévention et de la lutte contre les
violences en milieu scolaire.
Monsieur Bellon, vous êtes professeur de philosophie dans un lycée de Clermont-Ferrand.
Vous êtes l’un des pionniers de la prévention du harcèlement scolaire en France puisqu’en
2006, vous avez créé un site Internet qui s’appelle harcèlement-entre-élèves.com et vous avez
fondé une association pour la prévention des phénomènes de harcèlement entre élèves. Vous
allez nous parler d’une expérimentation que vous menez dans votre classe, sur un modèle
que vous avez importé de Finlande. Vous nous expliquerez en quoi elle consiste.
Jonathan Destin, vous avez tout juste 19 ans, vous avez tenté, en février 2011, de vous
suicider en vous immolant par le feu. Vous aviez alors 16 ans. Vous vous en êtes sorti,
heureusement, après deux mois de coma, 17 opérations, deux années d’hospitalisation et cela
continue encore. Vous avez fait un long chemin pour vivre. Vous dites aujourd’hui que vous
êtes libéré. Vous avez écrit un livre qui s’appelle « Condamné à me tuer » ; je crois que ce
livre vous a beaucoup aidé, notamment à accepter de nous apporter votre témoignage. Juste
à côté, sa maman, madame Destin, qui a élégamment préparé une intervention. Je vais vous
donner la parole tout de suite car nous avons très envie de vous entendre.
Harcèlement, insultes, brimades : quand le danger masqué conduit au pire
Témoignage de Jonathan et Marie-Pierre Destin, association Tous solidaires pour Jonathan,
Marquette-lez-Lille
Bonjour à tous. Nous avons préparé un texte pour raconter l’histoire de Jonathan.
Tout a commencé quand j’avais dix ans, en CM2 par des moqueries, des bousculades, des
coups. Sur mon nom de famille, Destin : « c’est ton destin à être nul, d’être gros, tu ne sers à
rien ». « Gros porc », je l’entendais très souvent, parce que j’étais enrobé, et ça me faisait très
mal, surtout à la piscine. À la récréation, ils m’entouraient pour me cogner à la tête et me
donner des coups de pied dans les jambes. J’avais des bleus aux jambes, mais je trouvais
toujours une excuse pour ma mère quand elle les voyait. Si je me plaignais aux profs, ils
disaient : « ils s’amusent avec toi », alors je demandais de rester dans la classe, j’essayais de
les éviter. À la cantine, c’était pareil. On me jetait de l’eau, on me frappait sous la table, on
me faisait des grimaces, on me traitait de gros. « La Boule, c’est ton destin d’être gros…»
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Du coup, chez moi, je me suis réfugié dans la nourriture. Au collège, cela a continué. C’était
comme une punition qui me suivait de classe en classe. En classe, quand le prof avait le dos
tourné, ils me balançaient des boules de papier, des stylos, ils me piquaient le dos avec leur
compas. Moi, j’étais calme, solitaire, réservé, alors j’étais une proie facile. Je n’ai jamais osé en
parler à quelqu’un, ni à mes parents, parce que j’avais honte, j’avais peur. J’ai donc continué
d’aller à l’école, l’estomac noué. Les trois années du collège se sont passées et moi, je
déprimais de plus en plus. J’ai toujours eu un retard à l’école. J’avais beaucoup de mal à
apprendre, à retenir et les profs ne comprenaient pas. Si seulement ils m’avaient foutu la
paix, j’aurais pu mieux travailler, mais je me suis toujours laissé faire.
À 15 ans, j’ai changé d’école pour aller au lycée Saint-Pierre à Lille, pour faire une
quatrième DP6, avec des stages. Les moqueries ont continué. Alors, j’ai décidé de faire un
régime. J’ai perdu plusieurs kilos, mais cette année-là, en plus du harcèlement, j’ai commencé
à être racketté. À la sortie du lycée, ils me guettaient, me suivaient, me demandaient de vider
mes poches, mon sac, ils me menaçaient. Au début, c’étaient cinq euros, les cinq euros que
j’avais par ma mère pour manger le midi. Puis, tout au long de l’année, plusieurs fois, ils
m’ont demandé vingt euros que je volais à ma mère, à mes sœurs, ainsi qu’une calculatrice.
J’avais très peur d’eux, c’étaient des plus grands que moi, plus âgés, qui m’attrapaient à
l’extérieur du lycée. Ils étaient souvent trois. Je ne pouvais pas en parler à mes parents ; ils
savaient où j’habitais et j’avais très peur et si honte de me laisser faire. J’étais pris dans un
piège, à l’intérieur avec ces insultes et à l’extérieur avec ces menaces. « Donne-nous ton blé,
sinon on va te tabasser ».
L’année d’après, pour ma troisième, j’ai encore changé d’école, à trois kilomètres de chez
moi. Je pouvais y aller en vélo et le midi, je mangeais chez ma grand-mère. Mais très vite, ils
m’ont retrouvé et ont continué à me racketter. C’est là que j’ai commencé à penser à la mort.
Cette année, avec l’aide de mon cousin, j’ai fait deux stages d’observation dans les pompes
funèbres. Loïc était maître de cérémonie. J’étais bien, personne ne pouvait me faire de mal.
Après le stage, tout a recommencé. Un matin, ils m’ont attrapé dans une ruelle. Ils m’ont mis
un révolver sur la tête et m’ont menacé de mort si je ne leur ramenais pas la somme de cent
euros. Je savais que jamais je ne trouverais une telle somme.
Je me rappelle tout, c’était le 8 février 2011. Ce jour-là, j’ai décidé de mourir. Le matin, je suis
allé au lycée et le midi, j’ai dit à ma grand-mère que j’avais mal au ventre. Je suis parti en
vélo et me suis arrêté dans un magasin acheter une bouteille d’alcool à brûler. Chez moi, je
me suis changé, j’ai mis des vieilles affaires, je suis parti avec un sac à dos, la bouteille et un
briquet et je me suis mis le feu. J’ai été brûlé à 72 % du corps dont 55 % au troisième degré.
J’ai été transféré à l’hôpital militaire de Percy à Clamart, au centre des grands brûlés. Je suis
resté deux mois et demi dans le coma et j’ai été opéré 17 fois. J’y suis resté sept mois, sept
mois de souffrances atroces, malgré la morphine. Je ne savais plus bouger, plus rien faire ;
j’ai dû tout réapprendre au centre de rééducation où j’ai passé seize mois.
Aujourd’hui, j’ai réappris à vivre et à en parler avec l’aide d’un psychiatre, ce qui m’a poussé
à écrire un livre pour dénoncer mon calvaire et aider ceux qui en auront besoin. Condamné à
me tuer, paru aux éditions XO, est un livre pour comprendre le harcèlement. Il faut parler et
ne pas rester seul. C’est la seule solution pour s’en sortir et ne pas reproduire ce que j’ai fait,
c’est-à-dire vouloir mettre fin à sa vie. Depuis la sortie de mon livre, j’ai beaucoup de
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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messages d’encouragement, de remerciements et de soutiens, des mails, des lettres, des
cartes postales de jeunes, de parents. Tous me disent merci d’avoir écrit ce livre si poignant.
Je suis rentré chez moi le 21 décembre 2012 mais depuis, j’ai eu dix hospitalisations pour des
infections. À ce jour, j’ai toujours des plaies, je n’ai encore jamais cicatrisé. J’ai donc des soins
infirmiers trois fois par semaine, ainsi que de la kiné trois heures par semaine. Je vais deux
matinées dans une association, Cap Vie, où je fabrique des nichoirs pour les oiseaux, mais
mon rêve serait de devenir pâtissier. Je ne sais pas si j’en serais capable car je vais avoir
encore plusieurs opérations de chirurgie réparatrice et plastique dans les prochaines années,
ainsi que des cures thermales deux ou trois fois par an pour assouplir ma peau. Au début de
l’année, j’ai porté plainte car je sais qu’aujourd’hui, je veux me battre. Les coupables, ce sont
eux, ceux qui m’ont harcelé et racketté.
Marie-Pierre Destin
Depuis ce 8 février 2011, notre vie a basculé. Nous avons souffert à un tel point ! On ne
devrait jamais voir son enfant souffrir de telle sorte. La brûlure, c’est la pire des souffrances.
Je n’ai jamais voulu laissé seul Jonathan. C’est pourquoi j’ai vécu plusieurs mois à Paris, pour
être chaque jour à ses côtés, l’aider, l’encourager, lui montrer tout mon amour. Nous avons
créé une association, Tous solidaires pour Jonathan, afin de récolter des fonds pour nous
aider dans nos déplacements, ainsi qu’à me loger sur Paris. Notre association a pour but
d’informer et de sensibiliser le plus grand nombre à cet acte tragique qui touche de
nombreux adolescents. J’aimerais également passer dans les collèges pour parler de
Jonathan, pour prévenir des ravages du harcèlement. Je suis d’ailleurs allée dans un collège à
Roubaix, en juin dernier et j’ai parlé avec les élèves. Ils avaient beaucoup de questions à me
poser. Depuis la sortie du livre, j’ai été contactée par plusieurs collèges pour venir en parler.
J’ai également rencontré plusieurs équipes de médiateurs pour aller avec eux dans les écoles.
Aujourd’hui, c’est notre combat pour que nos enfants ne souffrent plus du harcèlement, qu’il
n’y ait plus d’autres victimes. Pour cela, il faut parler.
Jonathan Destin
Pour la sortie de mon livre, en France, en Belgique et en Suisse, j’ai fait beaucoup
d’interviews à la télé, à la radio, dans les magazines et les journaux. Je remercie les médias de
m’accompagner dans ma démarche pour que le harcèlement cesse dans nos écoles et qu’il
n’y ait plus de vies brisées. Cela m’a fait beaucoup de bien d’en parler et j’espère que cela
aidera beaucoup de personnes. Merci.
Ahlam Noussair
J’imagine que ce témoignage suscite beaucoup de réactions et de questions. Gardez-les bien
en tête pour les poser tout à l’heure. Monsieur Bellon, vous souhaitez peut-être réagir, vous
avez déjà dû entendre des témoignages ; celui de Jonathan est saisissant.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Violences en milieu scolaire :
l’importation du modèle scandinave pour désamorcer les conflits
Jean-Pierre Bellon, professeur de philosophie, président fondateur de l’Association pour la
prévention des phénomènes de harcèlement entre élèves, Romagnat
Même si cela ne va pas toujours aussi loin, ce que raconte Jonathan est hélas la situation
d’environ 10 % des élèves qui sont régulièrement victimes de ces moqueries, de ces surnoms
portant sur le nom ou sur l’apparence physique, de jets d’objets, de l’ostracisme, une façon
d’isoler une personne du groupe, ces petites choses que l’on ne voit pas, qui passent très
souvent inaperçues aux yeux des professionnels, mais qui sont très visibles aux yeux des
élèves. Je crois qu’il y a chez les harceleurs ce que nous pourrions appeler une invisible
visibilité. Ils sont suffisamment astucieux et malins pour que cela se voie auprès des autres
élèves de façon à les faire rire, le rire qui va jouer un rôle essentiel dans le harcèlement, et
pour que cela soit invisible auprès des personnels de l’établissement qui souvent, ne le voient
pas.
Il faut tout de même reconnaître que la France a mis longtemps avant de prendre en charge
ces problèmes. La première politique de prévention du harcèlement est survenue enfin en
2010-2011 et un certain nombre de dispositions ont été prises. Depuis quinze ans, dans les
pays scandinaves, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Canada, des politiques de
prévention ont commencé à être mises en place. En France, on s’était un peu abrité derrière
l’idée que la violence était forcément visible, qu’elle était celle que l’on voyait dans les
quartiers difficiles, comme si la violence était forcément sociale. Elle est sans doute sociale,
mais elle tient aussi à toutes ces petites choses régulières.
Quand nous avons fondé avec Bertrand Gardette l’Association pour la prévention des
phénomènes de harcèlement entre élèves et le site qui l’accompagne, au cours des années
2006 et 2007, nous avons essayé de voir ce qu’un établissement peut faire concrètement pour
prévenir le harcèlement. C’est ce dont je vais vous parler. J’ai eu l’occasion en particulier
d’aller en Finlande où un certain nombre de choses m’ont marqué et j’ai eu l’occasion de les
réutiliser dans certains établissements. Je ne sais pas s’il faut importer des choses de
Scandinavie, mais il y a assurément des pistes vers lesquelles on peut tendre. Dans ma
présentation, je voudrais essayer de montrer comment un établissement peut s’y prendre s’il
veut mettre en place une politique de prévention.
Mardi prochain, il va y avoir une relance de la campagne de prévention du harcèlement. De
nouveaux clips vidéo vont être diffusés, comme il y en avait eu il y a deux ans. C’est très
efficace parce que cela permet aux jeunes enfants ou adolescents qui sont harcelés de ne pas
se sentir seuls et de voir que ce qu’ils ressentent est également ressenti par les autres. C’est
très bien, mais s’il n’y a pas de relais dans l’établissement, si l’élève qui est harcelé ne trouve
pas de réponse au sein de son établissement, cela ne peut pas tenir lieu de prévention.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Ahlam Noussair
Pouvez-vous nous dire à partir de quel moment peut-on parler de harcèlement ? Lorsqu’un
jeune vient lui parler, comment un adulte peut-il identifier qu’il s’agit bien d’une situation de
harcèlement ?
Jean-Pierre Bellon
C’est la répétition et c’est la longue durée. L’histoire de Jonathan a duré pendant des années.
Certains élèves ont connu des scolarités entières de harcèlement. Certains élèves ont connu
toute leur scolarité du collège sous le signe du harcèlement. Le harcèlement se caractérise par
la répétition, la longue durée et la disproportion des forces. Les forces ne sont jamais égales ;
ce sont toujours les plus forts contre les plus faibles, les plus âgés contre les plus jeunes et les
plus nombreux contre les moins nombreux.
Quelle prévention peut-être mise en place dans un établissement ? Il y a un préalable, une
condition sans laquelle il n’est pas possible de faire de la prévention du harcèlement. Tout à
l’heure, le professeur Jeammet disait que l’on n’échappe pas aux valeurs. Si on n’a pas fait du
respect absolu des personnes la pierre angulaire de la politique de l’établissement, il est vain
d’essayer de prévenir le harcèlement. Il y a des établissements dans lesquels le mépris est
généralisé. Le chef d’établissement méprise ses personnels, les personnels méprisent le chef
d’établissement et les élèves, les élèves méprisent leurs professeurs. J’ai fait travailler des
lycéens sur ce sujet ; un conseil de la vie lycéenne peut parfaitement réfléchir à une charte
des valeurs. Si l’on réfléchit ensemble aux valeurs fondamentales qui nous lient, que voulezvous qu’elles soient, sinon le respect inconditionné de la personne et de ses biens ? Je crois
que c’est le préalable. Sans un engagement direct du chef d’établissement, il est vain
d’essayer.
Ensuite, il y a un certain nombre d’autres choses. Il faut une équipe. J’ai vu fonctionner cela
en Finlande, ce qu’ils appellent une Kiva Team, du nom de leur projet. Dans une enquête que
nous avons menée avec Bertrand Gardette et que nous avons publiée en 2010, nous nous
étions aperçu que seulement 5,6 % d’élèves harcelés en parlaient à un adulte de
l’établissement. Un très grand nombre faisait comme Jonathan, c’est-à-dire n’en parlait pas.
Quelques-uns en parlaient à leur famille, mais très rarement. Pourquoi ? Comme le disait
Jonathan, il y a une honte et il n’est pas facile d’avouer cela à l’un de ses parents. Je crois que
la première des choses à faire dans un établissement est de mettre en place une équipe de
personnels identifiés, annoncés, qui est chargée de la prévention du harcèlement ; il faut que
leurs noms soient connus. Ce n’est pas au chef d’établissement de traiter tous les cas
d’harcèlement, il ne peut pas faire tout.
Ahlam Noussair
Ce n’est pas forcément l’enseignant de la classe.
Jean-Pierre Bellon
Ce n’est pas forcément l’enseignant de la classe. Dans un certain nombre d’établissements,
j’ai mis en place une telle équipe dans laquelle il y a un ou deux professeurs, l’infirmier,
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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l’assistante sociale. Un groupe est dédié à cela. Ils peuvent travailler en liaison directe avec le
comité d’éducation à la santé et à la citoyenneté. Quel rôle ont-ils ? Ils peuvent animer la
politique de prévention, mais surtout suivre les cas. Je me suis encore une fois inspirer de ce
qui se passe à l’étranger, de la méthode d’Anatole Pikas qui est estonien d’origine. Je l’ai vu
fonctionner et j’ai essayé de l’expérimenter moi-même. Certes, elle prend beaucoup de
temps, mais elle est extrêmement efficace. C’est une approche qui n’est pas blâmante. La
sanction restera entre les mains du chef d’établissement. L’équipe qui va se charger du suivi
du cas de harcèlement n’est pas celle qui va sanctionner. Nous sommes finalement armés de
deux choses, d’une part d’une obstination résolue. Celle-ci sera d’autant plus facile s’il est
inscrit dans le projet d’établissement que le harcèlement est formellement proscrit et que la
prévention est organisée. D’autre part, d’une bienveillance tranquille. Les rencontres sont
toujours individuelles. Le harcèlement est un phénomène de groupe ; il faut absolument
casser la logique du groupe. On demande au harceleur : qu’est-ce que tu proposes pour que
cet élève dont on sait qu’il est régulièrement moqué et brimé retrouve sa place au sein du
groupe ? Au début, il va nous dire que ce n’est pas vrai, que c’est un jeu. Il ne faut pas lâcher.
Assurer ce travail, qui est long et fastidieux, peut être l’une des tâches de cette équipe.
Il faut aussi associer les élèves, non pas aux cas de harcèlement, mais à la politique de
prévention. La prévention qui ne tombe que d’en-haut est toujours insatisfaisante. Quand à
l’intérieur d’un collège ou d’un lycée, on souhaite sensibiliser un certain nombre d’élèves à la
prévention du harcèlement, on trouve toujours des volontaires. Je n’ai jamais vu
d’établissements qui n’aient pas pu construire une telle équipe. C’est une excellente façon de
faire travailler les différentes instances lycéennes dont certains établissements ne savent pas
quoi faire.
Il est nécessaire aussi que tous les adultes de l’établissement aient été sensibilisés à la
question du harcèlement. Dans certains établissements, le jour de la prérentrée, on a fait
passer les clips du ministère et des témoignages, de façon à ce que personne ne dise qu’il ne
sait pas ce qu’est le harcèlement, qu’il s’agit de chamailleries entre enfants. Il faut faire de
même avec les élèves. Dans un établissement, actuellement, je suis en train de sensibiliser
tout un niveau de seconde. C’est une séance de deux heures dans laquelle nous faisons
passer des témoignages, des clips du ministère, certains autres que nous avons nous-mêmes
préparés. C’est extrêmement commode parce qu’en cas de harcèlement, il est alors
extrêmement facile de leur rappeler ce qu’ils ont vu dans le film et de leur dire que la même
chose est en train de se passer dans leur classe. Il faut également associer les parents qui ne
sont pas les premiers informés. Comme Jonathan le disait, il n’en a pas parlé à sa famille. Il
faut faire une réunion avec les parents. Les délégués de classe doivent aussi être sensibilisés.
Il y a du travail à faire en la matière dans les établissements. Dans certains collèges et lycées,
les élections des délégués de classe se font sans la moindre préparation en amont et une fois
qu’ils sont élus, les délégués n’ont pas la moindre formation. En faisant cela, vous pouvez
être sûr d’avoir comme délégués les meneurs, ceux qui savent faire rire, ceux qui savent
agiter la classe, mais certainement pas les délégués citoyens. Un texte d’Aristote disait
exactement cela, que dès qu’il y a une représentation, une petite minorité s’en sert toujours
pour son propre usage et les autres le font dans l’intérêt commun. Ce sont eux qui doivent
être délégués, être formés et sensibilisés à la question du harcèlement, d’autant que nous
avons maintenant tous les outils pour faire cette sensibilisation.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Voilà un certain nombre de choses qui peuvent être faites. C’est une série d’actions
quotidiennes qui ne demandent pas particulièrement de moyens en termes financiers, qui
demandent du temps et une volonté politique. Sans l’investissement fort du chef
d’établissement, il sera très difficile d’avancer.
Ahlam Noussair
Est-ce que le cyber-harcèlement vient chambouler ce que vous venez de dire ? Faut-il mettre
en place d’autres pratiques et une vigilance particulière ?
Jean-Pierre Bellon
Il y a un vrai travail à faire sur le cyber-harcèlement. L’éducation civique, juridique et sociale
est enseignée à tous les niveaux jusqu’en Terminale. Si le programme d’éducation civique
n’est pas respecté, ce n’est peut-être pas très grave. Il faut peut-être essayer d’investir un
certain nombre de séances pour travailler sur ces sujets. On donne aujourd’hui à nos enfants
un appareil qui est à la fois un téléphone, un appareil photo, une caméra et qui est relié à
Internet. En l’espace de quelques minutes, un enfant de 11 ou 12 ans peut prendre une photo
gênante de quelqu’un et la publier immédiatement. Même le paparazzi dénué de toute
éthique, si tant est que paparazzi et éthique puissent être associés, n’a pas ce pouvoir. Nous
donnons ce pouvoir à nos enfants, sans formation ni réflexion. Un travail doit tout de même
être fait par l’école sur la question du respect de l’intimité. On n’a pas encore trouvé en
France la traduction pour ce phénomène de sexting, ces photographies dénudées qui passent
d’un téléphone à l’autre et qui vont ensuite sur des réseaux. Aucune réflexion n’est faite sur
l’intimité, sur ce qu’est la vie privée, sur ce qui doit être respecté chez l’autre. Si l’école ne
s’empare pas de ces questions, le pire arrivera. Les réseaux sociaux ont amplifié les rumeurs.
Je suis actuellement en train de traiter un cas de rumeur dans mon établissement. La
puissance des réseaux sociaux fait que la rumeur qui ne courait que dans un établissement
atteint aujourd’hui toute une ville, toute une région et peut même dépasser les frontières.
Il y a une extension du harcèlement du fait des réseaux sociaux et de l’Internet, du fait
également des téléphones portables : une extension dans l’espace, mais aussi une extension
dans le temps. Auparavant, les élèves les plus victimes de harcèlement étaient les internes
parce qu’ils pouvaient être persécutés jour et nuit. Avec un téléphone portable, on peut
envoyer un texto blessant et insultant en plein milieu de la nuit. Le cyber-harcèlement est
une planète que nous sommes en train de découvrir. Il faudra encore beaucoup de réflexions
et beaucoup de travail de la part des chercheurs pour avancer sur ces questions, mais je
pense que l’école ne peut pas rester en dehors et qu’il faut qu’elle s’empare de toutes ces
questions.
Ahlam Noussair
Est-ce que cela ne complique pas le travail de l’école ? Vous dites que les établissements
commencent à avoir des outils de prévention et que nous avons un train de retard. Le cyberharcèlement arrive aujourd’hui. Est-il ou pas du domaine de l’école ?
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Jean-Pierre Bellon
Je suis convaincu que l’école doit traiter cette question ; pour moi, cela ne fait pas l’ombre
d’un doute. Je pense qu’il faudrait sortir de ce vieux débat entre éduquer et instruire. Nous
instruisons et nous éduquons bien sûr en même temps.
Ahlam Noussair
Y a-t-il des outils ?
Jean-Pierre Bellon
C’est aussi à nous de les construire. Il ne faut pas se faire d’illusion, nous aurons toujours un
train de retard par rapport à la technique. Tous ces processus vont tellement vite que nous
serons toujours en retard. Ce n’est pas grave. La nouvelle génération est aujourd’hui
beaucoup plus interconnectée, elle peut difficilement se passer de son réseau, mais tout ce
qui est vertical fonctionne beaucoup moins bien. Il faut sans doute que l’école fasse sa
mutation. Ce ne sera pas simple, mais il faut qu’elle le fasse.
Ahlam Noussair
Ces deux dernières années, nous avons vu des cas de plus en plus extrêmes. Est-ce lié aussi
au cyber-harcèlement ? A-t-il des conséquences plus rapides et plus dangereuses pour les
élèves ?
Jean-Pierre Bellon
Oui, le cyber-harcèlement amplifie les choses. Beaucoup de suicides d’adolescents ont eu lieu
en amont des cas de sexting. La diffusion d’images intimes envoyées sur Internet provoque
une honte inimaginable. Tous les élèves harcelés disent qu’ils ressentent une honte au fait de
harcèlement. Imaginez cette honte quand la planète entière peut découvrir ces images.
Violences scolaires et déscolarisation : comment repérer un élève harcelé ?
Quel rôle pour les adultes ? Quelle justice réparatrice ?
Ahlam Noussair
Monsieur Debarbieux, bonjour, merci de nous avoir rejoints. Vous êtes professeur
d’université à Paris Est Créteil et en parcourant brièvement votre CV, j’ai vu que vous
travailliez sur la question de la violence scolaire au moins depuis 1998.
Éric Debarbieux, délégué ministériel à la prévention et la lutte contre les violences scolaires
Au moins depuis 1981.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Ahlam Noussair
Vous avez créé et dirigé l’observatoire européen de la violence en milieu scolaire. L’année
dernière, vous avez été nommé délégué ministériel en charge de la prévention et de la lutte
contre les violences en milieu scolaire. Vous êtes un peu le « monsieur sécurité » du
ministère. La prise de conscience sur cette thématique du harcèlement scolaire a-t-elle enfin
lieu ? Est-ce que l’on dispose enfin d’outils ? Quels outils allez-vous mettre en place ? On
parle de campagnes de sensibilisation. Pouvez-vous nous les détailler ? Je pense que
beaucoup de personnes ont envie de les utiliser.
Éric Debarbieux
Je suis d’accord avec ce que disait monsieur Bellon à l’instant. C’est une affaire tellement
collective qu’il n’y a pas un homme quelque part qui doit tout régler. J’ai été pendant très
longtemps enseignant dans l’éducation spécialisée, puis éducateur spécialisé avant de
devenir professeur de fac. En France, depuis 1991, avec mes équipes, j’ai interrogé
82 000 enfants et jeunes sur des enquêtes de victimation et de climat scolaire. Les résultats
sont très clairs. On est toujours fasciné par l’intrusion extérieure, par les armes qui seraient
introduites dans les établissements scolaires ; on est toujours fasciné par ces questions de
sécurité auxquelles pourraient être apportées des réponses sécuritaires simples qui seraient
la vidéosurveillance, la police à la porte des établissements, etc. La recherche mondiale
montre justement qu’il ne s’agit pas uniquement d’une question de sécurité. Certes, il faut
travailler sur la sécurité et je suis en ce moment en train de négocier la formation à la gestion
de crise majeure pour les chefs d’établissement avec la gendarmerie nationale, mais elle
représente au maximum 2 à 3 % des violences graves.
10 % des élèves cumulent les victimations et les agressions. Ces agressions peuvent être de
tous types, elles peuvent être verbales, symboliques, indirectes (ostracisme, mise à l’écart).
Tout cela est très difficile à vivre. Il peut s’agir également d’agressions physiques, de vols
d’appropriation, de racket, etc. On ne comprend rien à la violence à l’école si on ne
comprend pas qu’elle est d’abord une violence de répétition. Un élève qui a un surnom
méchant est souvent aussi bousculé, insulté, voit sa trousse volée, etc. Il a fallu une vraie
prise de conscience. Dès 1996, j’avais publié des travaux sur ce sujet et je montrais à quel
point l’accumulation de ces victimations avait de l’importance. Je me rappelle un article qui
était paru en 1998 dans la Revue française de pédagogie et qui faisait déjà le point sur différentes
pratiques. J’ai sorti des chiffres que tout le monde répète aujourd’hui, dans une enquête qui a
eu beaucoup de retentissements en 2011 pour l’Unicef. 10 % des élèves cumulent les
victimations et 6 % des élèves cumulent un harcèlement sévère ou très sévère. Il a fallu une
vraie prise de conscience.
Ces chiffres étaient les mêmes en 1996 et en 1998, mais il a fallu une conjonction intéressante
où beaucoup de gens ont joué leur rôle, les associations, les scientifiques, les journalistes. En
2011, il y a eu cette enquête et les premières assises nationales contre le harcèlement à l’école.
C’est à peine hier. En France, nous avons quasiment quarante ans de retard, il faut donc le
rattraper. Un ancien ministre, d’un certain bord politique, Luc Chatel, m’a fait confiance en
me confiant les assises nationales contre le harcèlement à l’école qui étaient conjuguées à une
lettre ouverte qu’avait faite les associations avec des pédopsychiatres pour certains assez
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
60
connus. L’associatif, le monde de la pédopsychiatrie et le monde de la recherche
convergeaient vers ces assises. Depuis, j’ai été nommé par le ministre actuel, d’un autre bord
politique, délégué ministériel. Je peux donc parler au nom du ministre en la matière.
Ce mardi, va avoir lieu une conférence de presse du ministre et de moi-même, non pas sur
un énième plan contre la violence à l’école, mais bien sur une politique publique contre le
harcèlement à l’école. C’est historique. La loi du 8 juillet 2013 a mis obligation pour tous les
établissements scolaires de prendre en charge les faits de harcèlement à l’école. C’est une
victoire. Elle est triste parce qu’elle est toujours trop tardive, mais il y a bien désormais une
obligation. La loi est-elle suffisante ? Il y a des lois pour tout, des lois qui obligent à faire,
mais sans accompagnement, sans outillage ni formation, elles ne servent pas à grand-chose.
Nous allons révéler un certain nombre d’outils. Je ne vais pas tous vous les citer parce qu’il
revient au ministre de les donner. Ce n’est pas en réaction à un certain nombre d’articles qui
viennent de paraître dans la presse ; c’est bien un travail de fond qui est mené depuis plus
d’un an. Il y aura des outils de sensibilisation. On évoquait les clips vidéo du ministère qui
sont à mon avis extrêmement bien faits pour essayer d’en discuter avec des collégiens et des
lycéens. Les outils qui seront présentés seront plutôt tournés vers la prévention précoce.
Nous avons réalisé par exemple un certain nombre de dessins animés en 3D, avec les petits
citoyens, pour pouvoir en parler avec les élèves du primaire. Il y a également des kits
pédagogiques et des formations. J’ai obtenu par exemple un plan de formation de trois ans
au plan national de formation de l’Éducation nationale sur cette question. Cela ne s’est pas
jamais fait. 500 personnes seront des formateurs qui iront en académie, dans les
établissements. C’est extrêmement important. Nous allons progressivement faire appel à tout
le monde, à ceux qui savent faire des choses. On parle par exemple de gestion des conflits
dans un établissement scolaire. C’est obligatoire dans la loi de refondation de l’école.
Comment fait-on ? Qui sait le faire ? Où sont les formateurs formés à l’Éducation nationale ?
Il y a un travail immense. Je pense que nous avons fait un pas, avec les assises, avec la prise
de conscience. Ce pas était peut-être le plus difficile à faire. Dans tous les pays du monde, les
adultes ont toujours eu plutôt cette idée que le harcèlement n’est pas trop grave, tient à des
petites choses ordinaires, qu’il suffit de se fortifier pour y résister. Non, c’est une oppression
quotidienne, une pression conformiste par un groupe auquel il faut échapper. Il y a des
programmes qui fonctionnent, comme ceux qui sont déployés en Finlande, mais avant de les
appliquer, il est nécessaire d’avoir, dans les établissements scolaires, des personnes qui se
mobilisent en équipe. Je crois que ce dossier est vraiment prioritaire. Le harcèlement à l’école
est une horreur dont il faut mettre fin.
Cette année, mon travail n’a pas simplement consisté à aller voir des inspecteurs d’académie
ou à faire des outils, etc. Je suis aussi, à la demande de Vincent Peillon, allé voir des parents
d’enfants qui se sont suicidés pour des raisons de harcèlement. Croyez-moi, ce sont des
expériences humaines qui marquent énormément. Quand vous discutez pendant six heures
avec le père d’un petit garçon qui s’est pendu pour des raisons de harcèlement, vous savez ce
qu’est cette horreur qui a été vécue. J’avais tellement de travail que je ne pensais pas venir
aujourd’hui pour un seul atelier ; je suis venu parce que Jonathan était là. Il y a une ardente
humanité à avoir sur ce sujet. Nous devons être totalement mobilisés.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
61
En France, on a beaucoup parlé de la violence à l’école comme une violence strictement
d’intrusion, une violence liée uniquement à la domination socio-économique. Certes, la
violence socio-économique a à voir avec la violence à l’école. J’ai fait une enquête, l’année
dernière, auprès de 22 000 professeurs de 2nd degré. Certes, un professeur du second degré
en zone sensible a quatre fois plus de risques de se faire agresser qu’un professeur qui
enseigne dans une zone ordinaire. Mais au niveau du harcèlement, cela est complètement
différent. Certes, plus en France sans doute que dans les pays nordiques, il y a un facteur de
risque supplémentaire dans les zones sensibles, mais cela n’explique qu’une toute petite
partie des choses. C’est une domination du refus de la diversité, parfois une domination du
refus des talents de quelqu’un. 29 % des élèves en France se plaignent que l’on se moque
d’eux parce qu’ils sont bons élèves. Les bons élèves ne sont pas uniquement dans les
établissements bourgeois favorisés. On est harcelé parce qu’on est légèrement différent. Cette
année, notre société française a généré beaucoup de souffrance auprès des jeunes qui ont des
orientations sexuelles différentes. J’ai eu des témoignages de jeunes qui me téléphonaient en
me disant que leurs parents les avaient obligés, alors qu’ils étaient homosexuels mais
n’avaient pas fait leur coming-out, à défiler contre le mariage pour tous. Ces jeunes étaient
dans une souffrance immense. Il ne faut jamais oublier qu’il y a derrière tout cela des drames
humains. Je suis d’abord un chercheur qui a fait beaucoup d’enquêtes quantitatives sur les
questions de violences à l’école, mais je n’oublie jamais qu’il s’agit d’abord d’une prise en
compte de la douleur.
Échanges et débats avec le public
Ahlam Noussair
Merci. Avez-vous des questions ou des témoignages ?
Une intervenante
Pourriez-vous nous donner la source ? D’où vient ce besoin de harceler ? Dans une
communauté d’enfants, de tous petits enfants, qu’est-ce qui fait que certains vont harceler ?
Jean-Pierre Bellon
Vaste débat ! Je ne sais pas si l’enfant est spontanément un pervers polymorphe.
Franchement, je n’ai pas de réponse à votre question. Les causes sont multiples. Il y a le refus
de la différence. Le harcèlement est extraordinairement conformiste. Il faut être dans le
moule. Il refuse la petite différence, qu’elle soit de taille, de résultats scolaires, d’apparence et
qu’elle vienne même parfois de choses que les adultes ne perçoivent pas. J’ai rencontré un
garçon qui était harcelé parce que ses plaisanteries ne faisaient rire personne. Il doit y avoir
des raisons qu’un psychologue ou un sociologue pourrait donner. Le groupe ne supporte pas
celui qui est un peu différent. D’ailleurs, les premiers chercheurs qui avaient travaillé sur
cette question n’avaient pas employé le terme bullying, au début, mais le terme mobbing, celui
qui avait été employé par Konrad Lorenz et qui désigne ce que font les oiseaux qui fondent
sur l’un des leurs lorsqu’il est blessé. Il y a peut-être quelque chose qui se trouve dans le
comportement humain, je n’en sais rien. Personnellement, je m’attache davantage aux effets,
aux causes et aux moyens d’essayer d’y mettre un terme.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
62
Ahlam Noussair
En terme de prévention, est-il possible d’identifier en amont quels sont les enfants qui sont
de potentiels harceleurs et harcelés ?
Jean-Pierre Bellon
Il n’y a pas de profil type.
Ahlam Noussair
On parle d’ambiance de classe. Tout à l’heure, Jonathan disait que lorsque le professeur avait
le dos tourné, on lui lançait des choses. Des choses se passent dans la classe.
Jean-Pierre Bellon
Tous les élèves harcelés ont un point commun. Le plus souvent, ils n’ont pas ou peu d’amis.
Sont-ils harcelés parce qu’ils n’ont pas d’amis ? Est-ce qu’ils n’ont pas d’amis parce qu’ils
sont harcelés ? Les causes et les effets doivent certainement s’alimenter. Ces élèves, qui n’ont
pas beaucoup de relations, sont certainement des élèves en situation de fragilité. Il est certain
qu’il y a un lien direct avec l’ambiance générale de l’établissement, mais aussi avec
l’ambiance de la classe. Comme je l’ai dit tout à l’heure, les établissements dans lesquels le
mépris est généralisé, sont générateurs de harcèlement. Un grand nombre de faits de
harcèlement se produisent en classe. Tous les élèves victimes de harcèlement disent que dans
les classes dans lesquelles l’ambiance est paisible et il règne un certain ordre, ils ont la paix.
Dans ces ambiances défaites et délétères, ils sont en revanche en plus grande difficulté.
Éric Debarbieux
Les groupes ont une tendance psychosociale et une pression à la conformité, mais il faut
aussi se rappeler que le harcèlement n’est pas une fatalité. Des théories scientifiques très
sérieuses ont été avancées sur les agresseurs, notamment la théorie des 10 %. 10 % des élèves
seront forcément mis à l’écart. Non. Le programme Pikas ou les programmes mis en place en
Finlande permettent de voir de façon intéressante que certains pays ont réussi à diminuer
par trois le nombre d’élèves harcelés, ce qui veut bien dire qu’il n’y a aucune fatalité.
Les raisons peuvent être multiples, elles peuvent être liées aussi à des faits sociologiques. Je
parlais tout à l’heure de l’homophobie ; on voit que les débats chez les adultes rejaillissent
sur les enfants. Le harcèlement peut être lié également à la pression de l’école elle-même. Par
exemple, le phénomène que l’on appelle ljimé, qui est très connu, qui est problématique, qui
est un vrai problème de santé mentale et de santé publique au Japon, désigne
systématiquement un élève par classe qui toute l’année sera ljimé, c’est-à-dire le bouc
émissaire. Ce phénomène est très lié à la pression scolaire qui est énorme au Japon. Dès l’âge
de deux ou trois ans, des enfants ont des cours particuliers, etc. Tout cela est extrêmement
complexe. Il n’y a pas une cause au harcèlement, il y a tout un faisceau de causes qui peuvent
s’associer. Elles peuvent être liées à l’école elle-même. Le harcèlement est très lié au climat
scoalaire, à la manière dont une équipe d’adultes elle-même est capable de réagir ou
simplement d’interagir entre elle.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
63
On parle du harcèlement entre pairs qui est le plus urgent à traiter actuellement, mais dans
l’enquête dont je parlais, réalisée auprès des adultes, 24 % des enseignants du second degré,
comme du premier degré, en France, ont répondu que depuis le début de leur carrière, ils
avaient eux-mêmes été harcelés, à 60 % par des collègues ou par la hiérarchie. Comment
voulez-vous réagir en adulte si vous ne vous comportez pas en adulte dans votre
établissement scolaire ?
Je ne crois pas non plus à la notion de profils. Il n’y a pas de vrais profils. Il y a un
mécanisme de refus de la différence.
Fanny Brochard, animatrice jeunesse
Je suis animatrice jeunesse, je travaille depuis quatre ans avec une infirmière dans un collège
auprès des sixièmes et des quatrièmes sur le harcèlement scolaire. Au début, nous
travaillions uniquement sur le harcèlement scolaire. Qu’est-ce que le harcèlement scolaire ?
Comment l’identifier ? Qu’est-ce que l’on peut faire ? Qui aller voir dans le collège, à
l’extérieur du collège ? En fait, on s’est rendu compte qu’il était important de déterminer
pourquoi cela se produit. Avant de travailler sur le harcèlement, on s’est dit qu’il fallait
d’abord travailler sur les individus. On essaie de les faire s’exprimer sur ce qu’ils vivent, ce
qu’ils ressentent, ce qu’ils aiment, ce qu’ils détestent. Quand ils sont en colère, comment
réagissent-ils et pourquoi ? Ensuite, nous pouvons parler du harcèlement et il est beaucoup
plus facile d’assimiler pour eux ce qu’est le harcèlement parce que nous avons d’abord
discuté de la manière dont ils vivent leur scolarité, de la manière dont ils se comportent les
uns avec les autres et pourquoi. Un élève me dit par exemple qu’il n’aime pas qu’on l’insulte,
je lui demande ce qu’il fait lorsqu’il est en colère et il me dit qu’il insulte. On les fait travailler
individuellement et ensuite avec le groupe. On trouve que ce travail porte plus ses fruits que
de parler uniquement de harcèlement.
Céline Delaunay-Humeau, conseillère en mission locale
Je voulais faire part d’une situation dont j’ai eu écho en dehors du cadre de la mission locale.
Un jeune homme a été harcelé très tôt, notamment en primaire. On parle beaucoup du
collège, du lycée, de la phase adolescente, mais le harcèlement peut commencer beaucoup
plus tôt malheureusement. Le jeune homme a été menacé tout au long du primaire, les
parents ont alerté le professeur, le directeur. On leur a dit que c’était un jeu, qu’ils étaient
jeunes, qu’ils se chamaillaient, que ses blagues ne faisaient pas forcément rire, qu’il était très
taquin, ce qui pouvait être agaçant pour les autres. Il a eu des problèmes sur son vélo, etc.
Les parents l’ont enlevé des activités scolaires parce qu’il était toujours menacé et embêté.
Pour l’entrée au collège, ils ont fait le choix de ne pas le mettre dans l’établissement où
allaient la plupart des élèves de la commune, pour éviter que cela ne se reproduise, parce
que certains lui ont dit qu’au collège, ils le retrouveraient et lui feraient la peau. Ce sont des
mots très forts. Les parents sont dépourvus. Que peuvent-ils faire si le corps enseignant ne
réagit pas ? Je ne rejette nullement la faute sur les enseignants. Comment se faire entendre,
sachant que le jeune homme est assez marqué ? Par ce fait d’être rejeté et harcelé, il s’enferme
de plus en plus dans les jeux vidéo. Auprès de qui se référer si l’encadrement scolaire ne le
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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voit pas ou ne veut pas le prendre en compte ? Comme l’a dit la maman de Jonathan, on a
beau être parents, on ne le voit pas forcément. La maman de cet enfant ne se rendait pas
compte, mais elle l’a constaté à force de voir ses vêtements abîmés, son vélo cassé ou des
traces de coups. Comme l’a dit Jonathan, les enfants le cachent, vont dire qu’ils sont tombés,
que les freins du vélo ne marchent plus, etc. Ils vont toujours pallier à la vérité. Quand les
parents s’en rendent compte, comment agir et vers qui se retourner ?
Éric Debarbieux
C’est une question extrêmement importante. Malgré les périodes de sensibilisation, le
harcèlement n’est pas encore suffisamment pris en compte dans certains établissements sur
le terrain. Quand des parents veulent en parler au sein d’un établissement, ils sont parfois
très mal reçus. Cela arrive encore beaucoup trop souvent. Certains des cas que j’ai traités
cette année ont abouti à des événements peu agréables pour le Principal de tel ou tel collège.
C’est nécessaire. La loi y oblige maintenant, ce qui permet un poids plus important. En
attendant que l’Éducation nationale devienne bienveillante partout et toujours, il y a les cas
réels. Dans les outils qui vont être publiés mardi, il y a justement un outil très précis pour les
parents : comment s’adresser à l’école concernant cette problématique ? Et que faire si la
réponse n’est pas la bonne ?
Un certain nombre de choses sont tout de même mises en place. L’institution des médiateurs
de l’école n’est pas assez connue et gagnerait à l’être davantage. Il existe dans chaque
académie des médiateurs académiques, vous pouvez trouver leur numéro de téléphone. Si
vous ne l’avez facilement sur le site Internet de l’académie, nous sommes en train d’essayer
de leur dire qu’il faudrait peut-être qu’il soit plus facile à trouver, en un click ou deux. Vous
l’avez de toute manière sur le site de l’Éducation nationale et il sera sur le site « Agir contre
le harcèlement » qui sera remis en route mardi, même s’il est déjà en action. Il ne faut pas
oublier que dans 80 % des cas, le médiateur académique donne raison aux usagers. Il faut y
aller, il y a besoin d’un tiers. Si la réponse n’est toujours pas satisfaisante, alors, on se
tournera éventuellement vers la justice parce qu’à des moments, ce n’est pas admissible. Bien
entendu, avant d’aller jusque-là, il y a le traitement localisé par qui que ce soit dans
l’établissement scolaire, par un adulte qui est cohérent, qui est capable d’aider à la prise en
charge. Il y a maintenant des référents harcèlement au niveau académique. Nous sommes en
train d’essayer d’améliorer les numéros verts « Stop Harcèlement » au niveau académique et
non pas seulement en national.
Dans les cas de cyber-harcèlement, il faut bien connaître Net Écoute que l’association EEnfance a mis en place. C’est une procédure européenne. On peut faire couper le compte
Facebook ou le compte Tweeter de quelqu’un en moins de quarante-huit heures. Pour avoir
traité des cas très lourds de harcèlement dans certains établissements, je peux vous dire que
lorsque l’on va dans un établissement, la première question que nous posent les jeunes est de
savoir si on va leur couper leur compte Facebook.
Je crois que nous ne pouvons traiter les cas de harcèlement que par des vraies alliances
éducatives entre la famille, les professeurs, les enseignants, les adultes, mais aussi avec le
premier concerné qui est l’élève victime et les témoins. On fait bouger l’école, on fait bouger
aussi les alliances. En ce moment par exemple, je suis en train de former 900 ambassadeurs
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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de l’Unicef. Dans dix académies, nous sommes en train de former les délégués à la vie
lycéenne. Tout cela est important. La première alliance est l’alliance des parents avec
l’établissement scolaire. Si les parents sont considérés comme des ennemis parce qu’ils
viennent dire quelque chose qui s’est passé dans l’école, alors, cela ne peut pas fonctionner.
Je connais aussi des cas, notamment lors d’un divorce difficile, où l’enfant devient l’enjeu
entre le papa et la maman. Il peut y avoir alors une déviation : mon enfant est harcelé, c’est
de la faute de l’école, etc. Ce sont des cas difficiles à traiter aussi, mais je dis toujours aux
établissements qu’il faut commencer par les croire, par les recevoir d’une manière
bienveillante. C’est indispensable. Nous sommes aussi en train de former à ce titre les
inspecteurs pédagogiques régionaux, les inspecteurs de l’Éducation nationale. Il va nous
falloir encore quelques années. Surtout, il ne faudra jamais arrêter. Si l’on arrête à un
moment de lutter contre le harcèlement, tout sera toujours à refaire.
Ahlam Noussair
Il y a donc un peu de temps pour préparer les esprits, pour que le corps enseignant, les
directeurs ne prennent plus les parents qui viennent se plaindre comme des gêneurs, comme
vous le disiez, mais qu’ils les écoutent. En attendant, quelques outils vous ont été donnés,
notamment la médiation. Je rappelle que Net Écoute est un service proposé par l’association
E-Enfance, un numéro vert pour signaler les cas de cyber-harcèlement, lorsqu’ils sont
identifiés. Vous pouvez les contacter et ils vous aident à mettre en place ce qu’il faut soit
pour bloquer les comptes, soit pour intervenir dans l’établissement afin de faire de la
médiation et de la pédagogie. Cet outil peut être très important. Le numéro vert est le
0800 200 000.
Éric Debarbieux
Je précise qu’un guide contre le cyber-harcèlement, à destination des équipes, va paraître
également mardi. Nous ne sommes plus en train de rattraper du retard, nous voulons
prendre de l’avance.
Fabienne Briffaud, assistante sociale scolaire
Je suis assistante sociale scolaire dans trois collèges situés sur le territoire du pays d’Ancenis.
Je suis confrontée régulièrement à ces situations d’élèves harceleurs et harcelés. Avec les
équipes avec lesquelles je travaille, nous avons pu faire le constat que souvent, il y a un point
commun entre l’élève harcelé et celui qui est harceleur. On a l’impression que l’élève
harceleur peut aussi manquer de confiance en lui et qu’à la différence de l’élève qui est
harcelé, il va pouvoir se valoriser en prenant ce pouvoir sur l’élève harcelé. En plus, le fait
qu’il y ait des spectateurs le conforte dans ce harcèlement et lui renvoie une image encore
plus valorisée. J’aimerais avoir votre avis sur ce point.
Jean-Pierre Bellon
C’est un point extrêmement important. En regardant les choses de loin, on pourrait croire
que la victime serait bien sûr en souffrance, mais que le harceleur serait celui à qui tout
sourit. Ce n’est pas vrai. Le harceleur est lui-même peut-être quelqu’un qui ne va pas très
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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bien. Nous nous en étions rendu compte dans l’enquête que nous avions réalisée avec
Bertrand Gardette. Nous avions posé des questions pour savoir comment l’élève se sentait
dans sa classe et dans son établissement. L’élève harcelé se sentait bien sûr mal dans sa classe
et dans son établissement, mais on avait l’impression que l’élève harceleur ne se sentait luimême pas très bien non plus. Dans un établissement, la priorité va bien sûr à la victime, mais
il faut aussi être très attentif à ces élèves harceleurs. Qu’est-ce qu’on leur apprend ? On leur
apprend l’exact contraire de l’éducation à la citoyenneté. On leur apprend la loi du plus fort,
etc. Qu’est-ce qu’ils deviendront demain ? Qu’auront-ils appris ? Dans le pire des cas, ils
persécuteront tout le monde autour d’eux. Dans le meilleur des cas, ils deviendront des
espèces de petits chefs qui ravageront tout sur leur passage. Une étude de Farrington qui a
suivi une cohorte d’élèves harceleurs a montré qu’ils n’avaient pas très bien réussi. Ce ne
sont pas les gagneurs de demain. On se trompe beaucoup lorsqu’on voit dans l’élève
harceleur un gagneur. Il faut faire aussi attention aux pairs, à ceux qui observent. Ils sont
souvent très mal à l’aise, ils ne savent pas comment réagir. Si on a sensibilisé tout un niveau
de classe, si on a expliqué que le harcèlement ne faisait pas rire et pouvait avoir des
conséquences terribles du type de celles que nous avons entendues tout à l’heure, les rieurs
s’en prendront peut-être à deux fois avant de rire.
Éric Debarbieux
Tu faisais référence à l’enquête de David Farrington qui est l’un des plus grands
criminologues du monde, qui était le patron de la criminologie à Cambridge et qui vient de
prendre sa retraite. Il a suivi, pendant quarante ans, 500 jeunes qui étaient des agresseurs,
des harceleurs, dans la banlieue sud de Londres. Quarante ans plus tard, les conclusions sont
très claires. Les enfants harceleurs sont beaucoup plus que d’autres au chômage, beaucoup
plus que d’autres ont un job mal payé quand ils en ont un et beaucoup plus que d’autres sont
des maris, parfois des épouses, des parents maltraitants. 40 % d’entre eux, ce qui est énorme,
passent par la prison. Les harceleurs ne sont donc pas forcément des gagneurs à terme. La loi
du plus fort est dérisoire ; c’est perdant/perdant. Cela n’empêche pas que l’on puisse trouver
un cadre supérieur harceleur de ses troupes, voire parfois à l’Éducation nationale, ce qui
peut arriver.
Certains programmes sont des programmes comportementaux. On libère les enfants de leur
réflexe qui est d’agresser. Il ne faut pas oublier que les agresseurs ont une idée très simple, à
savoir que ce n’est pas de leur faute, mais de celle de la victime. C’est le cas des maltraitances
dans le couple : « Monsieur le Juge, j’ai tapé ma femme ; c’est normal, elle m’empêche d’aller
au bistrot avec les copains ». Dans une cour de récréation, il en est de même. Pour nous, cela
nous paraît moins grave, mais quand je suis allé chez les parents du petit Matto, je savais que
c’était grave. « Je le tape, c’est normal, il est roux ». C’est toujours de la faute de l’autre. Il est
essentiel de faire comprendre à l’agresseur qu’il y a d’autres points de vue que le sien, qu’il y
a d’autres sentiments que ceux qu’il éprouve ou qu’il n’éprouve pas. C’est toute l’importance
des programmes de développement de l’empathie par exemple, en sachant qu’il faut faire
attention aux valeurs. Il n’y a pas plus empathique qu’un serial killer. Il sait comment faire
souffrir, il sait se mettre à la place de la victime.
Je vous donne un petit exemple pédagogique qu’il est possible de faire avec des enfants, sur
le programme des dilemmes moraux. On parle de morale laïque actuellement, de la morale à
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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l’école, etc. On propose à des enfants de CE2 cette situation à problème. Le petit Paul
accompagne le petit Mohamed et chez l’épicier, le petit Paul vole des bonbons. La question
posée aux enfants est de savoir si Mohamed doit le dire aux adultes. Réponse des enfants :
« bien sûr que non ! Cela pourrait m’arriver et on n’est pas des balances ! » Si on introduit le
fait que l’épicier n’est pas riche, les enfants disent qu’il faut le dire. Troisième point de vue :
les parents de Paul ne sont pas très riches non plus. Les enfants ne savent plus et c’est le
début d’une autre structuration psychique.
Bien souvent, les agresseurs ont conscience qu’ils font mal, mais pour eux, c’est drôle et c’est
de toute manière la faute de l’autre. Je rejoins tout à fait ce que vous disiez tout à l’heure, on
parie sur les compétences sociales et le développement de l’empathie. Pour moi, le
harcèlement est un problème en soi qui est probablement l’un des plus graves que nous
vivons dans l’école. Quand on en discute et que l’on commence à en faire prendre conscience
les adultes, il peut aussi faire changer les pratiques, la manière d’aborder d’autres problèmes
de relations humaines à l’intérieur des établissements scolaires. C’est extrêmement
important. Je voulais juste vous donner cet exemple pour vous montrer que les outils ne sont
pas forcément des choses grandioses liées à la morale en disant : « tu ne dois pas harceler ».
Je pense que nous, les adultes, nous avons évidemment à le dire, mais il faut aussi qu’il y ait
une restructuration dans le groupe, dans l’établissement scolaire et même s’il le faut, une
restructuration psychique chez les élèves harceleurs en particulier.
Josette Belan, enseignante en collège
J’ai remarqué que l’infirmière a un rôle extrêmement important dans l’établissement. Or
nous savons que l’infirmière n’est présente que deux jours par semaine. Dans le cadre d’une
lutte contre le harcèlement, je crois que l’une des premières choses à faire serait peut-être
d’augmenter ce temps d’écoute.
Ensuite, j’aimerais poser une seconde question à Jonathan. J’aimerais savoir s’il attendait que
son professeur principal par exemple évoque le problème devant toute la classe ou s’il
l’aurait extrêmement mal vécu.
Quand on dit que le cyber-harcèlement est le problème de l’école, je pense malgré tout que
c’est aussi le problème des parents qui envoient leur enfant avec le téléphone. Je sais que
maintenant, se promener avec un couteau dans la poche est considéré comme un délit, s’il
fait plus d’une certaine taille. Ne pourrait-on pas inventer une petite loi qui évite que les
enfants aient cet instrument qui peut être dangereux autant qu’un petit couteau dans la
poche ?
On demande finalement à l’école de faire une mutation, mais n’est-ce pas le seul endroit où
l’on essaie de faire respecter certaines règles, alors qu’à l’extérieur, il n’y a plus de liens ni de
règles ? Le problème n’est-il pas lié à la société ? Nous avons mis en route un choix de société
avec cet appareil, sans l’étudier avant. Alors que pour une serpillère, on va regarder si des
substances ne sont pas déchargées dans l’atmosphère, on ne sait pas les conséquences que
peut avoir le téléphone portable sur l’individu et sur la société. Il est mis en route et
maintenant, nous ne pouvons plus y échapper. C’est extrêmement dangereux. Nous sommes
tous responsables et en haut lieu aussi.
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Ahlam Noussair
Jonathan, quels sont les adultes à qui vous avez fait appel ? Quelles ont été les réactions ?
Dans votre cas, si un professeur principal avait exposé les choses face à la classe, cela aurait-il
été bénéfique ou maléfique ? En avez-vous parlé à un adulte au départ, à un professeur, à
une infirmière ou autres ?
Jonathan Destin
Je n’en ai parlé qu’à un seul professeur, mais il m’a dit que l’on ne faisait que s’amuser avec
moi.
Ahlam Noussair
En quelle classe ?
Jonathan Destin
En troisième.
Ahlam Noussair
Le harcèlement avait déjà commencé depuis un certain temps.
Jonathan Destin
Oui, depuis le CM2.
Ahlam Noussair
Pourquoi avoir choisi ce professeur en particulier ?
Jonathan Destin
Parce que je lui faisais assez confiance. J’arrivais à lui parler et cela se passait bien avec lui.
Ahlam Noussair
Le fait qu’il ne prenne pas cela au sérieux voulait dire que tous les adultes auraient réagi de
la même façon.
Jonathan Destin
Oui.
Ahlam Noussair
S’il y avait eu d’autres relais que les professeurs, notamment une infirmière ou une autre
personne dans l’établissement, aurait-il été possible de discuter ou pas avec cette personne ?
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Jonathan Destin
En cas de problème, l’infirmière dit tout directement aux parents. J’aurais bien voulu qu’il y
ait un médiateur ou un psychologue dans l’école à qui j’aurais pu faire confiance et à qui
j’aurais pu en parler sans qu’il me juge.
Ahlam Noussair
Un secret professionnel. On discute avec cette personne, mais les propos restent dans le
bureau.
Jonathan Destin
Oui, même un numéro d’écoute que l’on peut appeler en restant anonyme.
Ahlam Noussair
Pourquoi éviter absolument que les parents le sachent ?
Jonathan Destin
Parce que j’avais honte de le dire, honte de ce qui m’arrivait. J’avais honte parce que mon
père a toujours été fort quand il était petit et a toujours montré l’exemple. Je ne voulais pas
me rabaisser devant lui.
Ahlam Noussair
Vous aviez peur de le décevoir.
Jonathan Destin
Oui.
Ahlam Noussair
Un autre relais n’aurait donc pas suffi. Qu’est-ce qui aurait pu vous aider à en parler ?
Aujourd’hui, vous y arrivez. Pendant le harcèlement, qu’est-ce qui aurait pu vous aider à
sortir du silence ?
Jonathan Destin
Parler à quelqu’un à qui j’aurais pu faire confiance.
Ahlam Noussair
En fait, c’est à chacun de trouver cette personne.
Jonathan Destin
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Oui, il faut trouver une personne de confiance.
Ahlam Noussair
Quels conseils pouvez-vous donner aujourd’hui aux jeunes qui sont en CM2, en sixième, en
troisième et qui vivent la même chose ?
Jonathan Destin
Qu’ils en parlent au maximum et qu’ils ne restent pas seuls dans leur coin.
Ahlam Noussair
On entend beaucoup parler de dispositifs, d’adultes qui vont aller dans les écoles pour dire
qu’il faut en discuter. Finalement, j’ai l’impression que les enfants vont peut-être être plus
touchés par ce que vous allez vous-même leur dire qu’un adulte. Tout au long de votre
parcours, des adultes ont peut-être essayé de vous aider. Quand vous étiez au collège, est-ce
que des adultes ont tout de même repéré la situation et ont essayé de vous donner un coup
de main ?
Jonathan Destin
Non, il n’y en a pas eu vraiment. Je pense que certains le voyaient, mais qu’ils avaient peur
de ces élèves.
Ahlam Noussair
Est-ce que vous connaissez vos agresseurs ?
Jonathan Destin
Non.
Ahlam Noussair
Est-ce que vous les reconnaîtriez ?
Jonathan Destin
Oui, je pourrais les reconnaître, mais je ne connais pas leur nom ni leur prénom.
Ahlam Noussair
Comment à 16 ans prend-on la décision de mourir et de choisir un tel scénario aussi violent
physiquement ? On imagine la souffrance que peut être de s’immoler par le feu. Comment
va-t-on jusque-là ?
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Jonathan Destin
J’étais en dépression depuis un an et j’ai toujours cherché un moyen de me faire du mal. En
fait, un jour avant l’immolation, j’ai vu aux informations de M6 une personne qui s’était
suicidée dans la cour de son école, qui s’était immolée et qui est morte de la suite de ses
blessures. J’ai donc décidé de faire pareil que lui parce que j’ai vu qu’il était mort.
Ahlam Noussair
Pour vous, c’était mieux que de continuer à vivre avec ce harcèlement.
Jonathan Destin
Pour moi, la douleur était tellement forte qu’elle n’allait pas battre la douleur de
l’immolation. La douleur que je subissais tous les jours était beaucoup plus forte.
Ahlam Noussair
Quand vous vous êtes réveillé après deux mois de coma, vous aviez envie de vivre.
Jonathan Destin
Oui. Quand le chirurgien m’a expliqué par où j’étais passé, qu’il m’avait aidé et qu’il m’avait
sauvé la vie, quand il m’a dit le nom de tous les chirurgiens qui m’avaient sauvé la vie et qui
s’étaient battus pour moi, j’ai voulu les remercier, remercier mes parents. J’ai eu envie de
vivre pour les remercier.
Ahlam Noussair
En fait, vous vous êtes senti entouré par des adultes.
Jonathan Destin
Oui.
Thierry Bouillaux, président de la Fédération des maisons familiales rurales de Maine-et-Loire
Je voulais poser une question à monsieur Bellon. Il y a quelques décennies, on parlait de
bizutage. On en entend encore parler, mais moins. Ne pensez-vous que le bizutage a été une
forme de naissance du harcèlement ? Il y avait du bizutage dans les petites écoles et il se
passe maintenant dans les grandes écoles. C’est souvent un groupe qui harcèle un autre
groupe. Comment peut-on expliquer cela ?
Jean-Pierre Bellon
Le lien entre le harcèlement et le bizutage est évident. Le bizutage est interdit par la loi
depuis 1998, mais vous le chassez par la porte et il revient par la fenêtre. On sait qu’il existe
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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encore dans les établissements scolaires un certain nombre de cas de bizutage. On pourrait
penser a priori que le bizutage et le harcèlement sont différents dans la mesure où celui qui
est bizuté attend d’en sortir pour devenir ensuite bizuteur lui-même. Ce n’est pas tout à fait
vrai. Dans l’académie de Clermont, nous avions été alertés par des cas qui se produisaient
dans des établissements scolaires qui avaient des sections sportives. Les élèves s’en allaient,
tout simplement. Le bizutage, comme le harcèlement, s’en prenait aux élèves les plus faibles.
Ils ne devenaient jamais bizuteurs, tout simplement parce qu’ils étaient partis. Le bizutage
est aussi une extraordinaire mécanique d’exclusion. Il est de même des jeux stupides qui se
développent dans les cours de récréation et qui suivent tous le même modèle. On matérialise
un triangle par terre avec trois individus qui représentent le triangle et tous les autres vont
tomber sur toute personne qui rentre dans ce triangle. Si à tel signal, untel ne réagit pas de
telle ou telle manière, tous vont le taper. Quand on discute avec les élèves, ils nous disent
qu’ils le font tous et que c’est un jeu, mais en regardant en détail, on s’aperçoit que l’on fait
entrer certains plus souvent à l’intérieur du triangle. Dans tous ces cas de harcèlement, de
bizutage ou de jeux stupides, la mécanique est exactement la même, elle va toujours tomber
sur les plus faibles.
Une intervenante
J’ai envie de partager une expérience que j’ai menée. J’ai pu voir une pièce de théâtre écrite
par Sylvain Levey qui s’appelle Asphalt Jungle saison 1 et qui traite du harcèlement, de la
manipulation. Quatre individus arrivent à faire souffrir une ou deux personnes parmi eux et
la pièce montre comment on arrive à l’extrême. La première de cette pièce a été jouée à
Ancenis puisque la compagnie a été en résidence à Ancenis et elle va être jouée au mois
d’avril et au mois de mai à la Roche-sur-Yon et à Nantes au Grand T. J’ai pu emmener les
élèves de l’assemblée générale des délégués la voir. Autant les adultes étaient choqués par le
fait que l’on pouvait avoir été harcelé et avoir été aussi harceleur, elle choquait moins les
élèves parce que pour eux, la transposition sur la cour de récréation était facile. Pour moi,
cela a fait l’objet d’un travail avec eux pour parler de ce problème de harcèlement. J’invite les
gens à voir cette pièce parce qu’elle est un outil très intéressant.
Marie-Claire Templet, personnel ressource et d’écoute dans un collège privé
Je suis personnel de ressource et d’écoute dans un collège privé. La politique de
l’établissement a fait que mon poste a été créé. Je suis en charge de l’accueil des élèves, j’ai
tout mon temps. Je suis aussi en lien avec les psychologiques scolaires. Nous avons à
disposition, tous les quinze jours, une permanence de psychologues, c’est-à-dire de
personnes formées pour l’accueil des élèves. Je m’étonne qu’il n’en soit pas de même dans
tous les établissements. Travaillant dans un établissement privé, nous avons plus de liberté
pour mettre de telles choses en place. L’État ne pourrait-il pas mettre des personnels formés
à disposition ?
Éric Debarbieux
L’État a supprimé 99 000 postes à l’Éducation nationale ces dernières années, il est en train
d’en recréer quelques dizaines de milliers. Je dois faire des préconisations de politiques
publiques et dans mes préconisations, il y a ce type de choses. Maintenant, il est évident que
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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la chose va être très longue. L’Éducation nationale est la troisième entreprise du monde et il
n’y a même pas de médecine du travail. Il y aurait beaucoup de choses à faire.
Je profite d’avoir la parole pour répondre à une question à laquelle nous n’avons pas
répondu sur le cyber-harcèlement, la téléphonie portable, etc. On peut se dire que le
téléphone portable est une horreur. Certains ont essayé d’interdire totalement la téléphonie
portable à l’école. Georges Steffgen, psychologue à l’université de Luxembourg, père
d’élèves, était persuadé qu’il fallait interdire la téléphonie portable. Il a donc persuadé le
ministre de supprimer totalement les téléphones portables dans un certain nombre
d’établissements et de comparer avec d’autres établissements où ils n’étaient pas interdit. La
cyber-violence a augmenté là où le téléphone portable était interdit, par les effets d’interdit,
etc. Si la solution était aussi simple, je la préconiserais sans aucun problème.
Paradoxalement, là où il y a le danger, il y a aussi parfois des solutions. Ce sont aussi des
outils qui peuvent briser la solitude et qui peuvent faire du réseau social. L’un des facteurs
de risque très connus de la déscolarisation, de l’absentéisme chronique est le harcèlement.
24 % des élèves absentéistes chroniques ne vont plus à l’école par peur du harcèlement. C’est
l’un des signes qui ne trompent pas. La déscolarisation est très liée également au changement
d’établissement parce que le travail des parents les emmène ailleurs, etc. Le portable devient
alors une manière de ne pas perdre contact avec son réseau social, avec ses amis.
C’est une révolution éducative majeure qui a eu lieu en quelques années, qui n’a pas été
pensée et où on joue peut-être les apprentis sorciers. 95 % des enfants ont accès à Internet,
90 % ont accès à la téléphonie mobile. En matière de cyber-harcèlement, on pense tout de
suite aux réseaux sociaux, mais il est dû massivement aux SMS. 2,5 % des cas de cyberviolence sont des cas par réseaux sociaux, 18 % des élèves sont victimes de SMS malveillants.
Il y a vraiment une question forte.
Est-ce que tout cela n’est pas aussi de la responsabilité des parents et n’est pas à traiter dans
la famille ? Si vous recevez un SMS ou un mail injurieux, si vous êtes lynché sur les réseaux
sociaux, l’école ne peut pas porter plainte à votre place. C’est un espace privé, même si c’est
une insulte publique. Seule une alliance entre l’école et les parents peut résoudre les
problèmes parce que 80 % des cyber-harceleurs sont des élèves de l’établissement dans
lequel sont les jeunes. Nous avons eu des débats assez extraordinaires avec la direction des
affaires juridiques sur ce sujet. Fermer les yeux à l’Éducation nationale parce que le cyberharcèlement serait dans l’espace privé nous paraît totalement ridicule. Cela exige une
relation entre l’école et les familles qui dépasse de loin les problèmes de la cyber-violence,
qui dépasse de loin les problèmes de conflit. En France, nous ne savons pas suffisamment
travailler entre l’école et les familles. En tant que président de l’Observatoire international,
j’ai travaillé avec de nombreux pays ; la France est certainement le pays où ces relations sont
les plus difficiles parce que notre école s’est construite contre la communauté, contre les
cléricaux en l’occurrence à l’époque, avec cette coupure des parents et l’école qui est sans
doute plus dramatique qu’ailleurs. La cyber-violence, la nouvelle manière dont les jeunes se
co-éduquent est tellement importante que les adultes ne peuvent plus se passer de ce
dialogue. Plus nous nous en passerons plus les difficultés seront importantes.
Il ne s’agit pas d’interdire le voyage sur la toile, mais de l’encadrer de manière bienveillante,
en prévenant et en discutant. Allez sur le site « Agir contre le harcèlement » dès mardi, vous
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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pourrez voir les dessins animés qui ont été réalisés. Ils sont à disposition des parents. Parlezen. Comme le disait Jonathan, il faut en parler. Il n’y a rien de pire que de ne pas en parler.
On le fait de manière préventive. Cela peut être dans l’école, dans l’école avec les parents,
dans la famille. L’idée de ces dessins animés n’est pas de donner une solution unique, mais
d’en parler. Les parents vont demander si leur enfant connaît quelqu’un à qui cela est arrivé
et le dialogue pourra alors s’instaurer plutôt que de rester dans le silence par peur de
décevoir. Il est vraiment important d’en parler. Sans un dialogue entre la famille et l’école, on
n’y arrivera pas.
Ahlam Noussair
À partir de quel âge peut-on commencer à parler de harcèlement aux enfants ?
Éric Debarbieux
L’un des cas les plus difficiles que je n’ai jamais eu à traiter est celui d’une jeune fille qui a
maintenant 20 ans et qui a été harcelée pour la raison suivante. Elle était née aveugle, elle a
eu des opérations successives qui ont réussi et elle est maintenant voyante. Toutes les
opérations ont réussi, sauf la dernière, ce qui fait qu’un œil voit très bien et que l’autre est
blanc. Elle a été harcelée dès l’école maternelle. Elle est maintenant en hôpital psychiatrique.
Nicole Norblin, Secours populaire
Je reçois des parents qui sont harcelés par leurs propres enfants, qui savent qu’à l’école, ils
harcèlent d’autres élèves et qui n’osent pas en parler parce que leur statut de parents est mis
en cause. Dans ce cas, il est difficile de les envoyer vers des organismes parce qu’ils le
refusent. Souvent, je les dirige vers les assistants sociaux et les associations de parents
d’élèves. Je pense qu’il y a quelque chose à faire en la matière, mais nous sommes
complètement démunis dans le cadre humanitaire.
Ahlam Noussair
Quelle est la moyenne d’âge de ces enfants ?
Nicole Norblin
Ils ont 8 ou 9 ans, ils harcèlent les parents, souvent la maman parce qu’elle est seule. Nous
recevons des gens en grande difficulté. Quoi faire ? Comment les aider ?
Jean-Pierre Bellon
Je n’ai pas eu à traiter cette question particulièrement et j’avoue bien humblement que je n’ai
pas de réponse.
Éric Debarbieux
Je peux tenter une petite réponse. Cela fait partie des grandes difficultés françaises. En
France, on a beaucoup de mal à ne pas avoir de querelles de propriétaires. Il y a ici des
travailleurs sociaux, des enseignants, des gens qui ont des fonctions différentes et on a
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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encore vraiment beaucoup de mal à travailler ensemble, à partager les secrets, à avoir une
véritable action personnalisée sur un certain nombre d’enfants. Je travaille beaucoup avec le
Québec et là-bas, cela fonctionne beaucoup mieux. Le projet est fait avec les parents, y
compris des parents qui peuvent être victimes eux-mêmes, avec l’élève, avec toute une série
de programmes très précis. En France, le travail est balbutiant en la matière.
Au-delà du harcèlement, je parlerai du problème des enfants à graves troubles du
comportement. Dans la dernière enquête que j’ai faite en école élémentaire et à laquelle
12 000 enseignants ont répondu, 36 % ont répondu qu’ils avaient souvent ou très souvent des
problèmes avec des enfants gravement perturbés. J’avais volontairement évité d’utiliser le
terme de troubles du comportement qui est politiquement très incorrect en France. Ce sont
des enseignants qui ont de vrais problèmes. A été notamment déclarée l’inclusion d’élèves
avec des psychopathies graves. Comment les aider ? Vous parliez de mettre des
psychologues dans chaque établissement. Quelle a été la variable d’ajustement dans la
période la plus récente ? Les postes de Rased, par exemple. Certes, ils ne sont pas parfaits,
mais ils font un sacré travail pour certains. Nous sommes totalement balbutiants sur le sujet
et ce problème est en train de nous exploser au nez. Il faut traiter le problème du
harcèlement, il ne faudra jamais abandonner ce traitement du harcèlement. Si on l’arrête,
tout est à refaire.
Vous parliez de parents qui sont victimes de leurs propres enfants. Je reçois actuellement
beaucoup de courriers de parents totalement désemparés parce que dans leur établissement
scolaire, un ou deux élèves sont capables à eux seuls de mettre en l’air l’école. Il ne faut pas
abandonner ces enfants. Évidemment, le reflexe est de les exclure. Je suis professeur dans
l’académie de Créteil et je sais que pour ces enfants, il faut parfois un an et demi, voire deux
ans et demi dans certaines zones de la Seine-Saint-Denis, pour avoir une consultation
pédopsychiatrique. Ce n’est pas normal. Nous sommes vraiment en train de co-fabriquer
d’énormes difficultés. Le consensus n’existe pas. Dès qu’on parle de troubles du
comportement, on parle de symptômes et on nous dit qu’il faut des thérapies longues. Peutêtre, mais un enseignant, dans une classe, a à faire aux symptômes.
Ahlam Noussair
Quelle attitude peut adopter le parent d’un harceleur qui est convoqué à l’école ?
Jean-Pierre Bellon
Nous n’avons pas parlé en effet des parents des harceleurs et je pense qu’ils nécessitent aussi
un traitement particulier. Il y a plusieurs cas de figure. Le harcèlement n’est jamais aussi fort
que lorsqu’il trouve un soutien. Un élève qui se moque trouve parfois un soutien dans
l’établissement en la personne d’un surveillant ou d’un enseignant. Ce que je dis semble
monstrueux, il n’empêche que le harceleur est drôle, fait rire. On peut presque considérer
qu’il est un élément moteur à l’intérieur de la classe. À l’inverse, la victime souffre, n’est pas
drôle et n’est peut-être même pas sympathique. Il est très facile de se faire piéger. D’où la
nécessité de sensibiliser tout le monde. Il en est de même du côté des parents. Les cas de
harcèlement les plus graves que j’ai pu rencontrer sont ceux dans lesquels une sorte de pacte
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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était passé entre l’élève et la famille. En gros, si l’élève réussit bien scolairement, il n’y a
aucune exigence au plan éthique ou citoyen. Dans ce cas, c’est extrêmement difficile.
Le plus souvent, nous avons affaire à des parents qui sont démunis, qui ne savaient pas et
qui ne s’en sont pas rendu compte. Il y a tout un travail à faire avec ces parents. Beaucoup
craignent que leur enfant ne soit stigmatisé, qu’il soit mal traité à l’école. Si une équipe, à
l’intérieur de l’établissement, est spécialement dédiée à la question du harcèlement, elle
s’occupera aussi de ce suivi. Le suivi est très important pour la victime, pour le harceleur et
pour la famille. Si on ne fait pas de suivi, le harcèlement recommencera de plus bel, de façon
plus silencieuse et sera donc d’autant plus redoutable car moins visible. Les harceleurs ne
sont pas des pervers ; ce sont des garçons et des filles qui n’ont pas un grand sens de
l’empathie, chez qui un certain nombre de repères ne sont pas totalement vissés. Si on leur
montre que l’on peut faire rire avec d’autres choses, que l’on peut briller autrement à
l’intérieur d’un groupe, on aura gagné. Il est en de même avec les familles. Les parents sont
souvent les grands absents de l’école, les plus maltraités. Il faut les accompagner, y compris
s’ils sont des parents de harceleurs.
Madame Merlet, directrice des études, lycée professionnel et technologique
Je voulais remercier Jonathan pour son courage et son témoignage très poignant. Je suis
confrontée à des élèves qui rencontrent de la violence. Une fois qu’ils se sont confiés à nous,
ils nous disent qu’ils ont peur des représailles et souhaitent que nous ne fassions pas de
démarche. Faut-il simplement les écouter ou faut-il aller au-delà ? Par ailleurs, nous avons la
chance d’avoir une psychologue au sein de l’établissement. C’est une ressource qui soulage.
Son bureau ne désemplit jamais. Une psychologue, avec le secret professionnel, aide de
nombreux élèves.
Jean-Pierre Bellon
Je suis bien d’accord avec ce que vous dites. Il est certain qu’il manque cruellement de
ressources dans les établissements scolaires, mais je voudrais tout de même mettre un bémol.
Je ne voudrais surtout pas qu’on laisse penser qu’il devrait y avoir des personnels « spécial
harcèlement ». On a fait la même chose avec les CPE. La France est l’un des rares pays à
posséder des conseillers principaux d’éducation, ces personnels qui se chargent de ce que
l’on appelle la vie scolaire. C’est très bien, mais cela laisse aux enseignants la possibilité de ne
pas se sentir concernés par les problèmes de vie scolaire. Plus il y aura des personnels
médiateurs et de personnels formés qui pourront intervenir dans les établissements, mieux
ce sera, mais je crois qu’il faut bien aussi que les enseignants prennent toute leur part dans ce
processus. Ils sont au contact quotidien de la classe. C’est très souvent dans la classe que le
cas de harcèlement va prendre naissance et parfois se développer. Il faut toujours associer les
enseignants. Une équipe de prévention du harcèlement doit associer les CPE, le psychologue,
l’infirmier, l’assistant social, mais aussi les enseignants.
Éric Debarbieux
La difficulté que vous évoquez est très fréquente. De nombreuses fois, des jeunes m’ont
supplié de ne rien dire pour ne pas que la situation empire pour eux et malheureusement, ils
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avaient raison. « Tu as été la balance, tu vas voir ce qui va t’arriver ». J’ai vu des cas qui se
réglaient à la sortie du tribunal entre les parents de l’enfant harceleur et les parents de
l’enfant harcelé. C’est vraiment très difficile. D’où cette grande difficulté de la double peine,
c’est-à-dire le jeune qui n’a pas d’autres solutions que de changer d’établissement. Nous
savons à quel point c’est une défaite terrible à vivre qui est souvent illusoire parce que le
risque de reproduire les choses peut être fort, d’autant plus avec les réseaux sociaux où les
réputations peuvent continuer.
S’il suffisait de virer le harceleur pour résoudre tous les problèmes, je n’aurais rien contre
philosophiquement. On peut tout sauf permettre ce type de comportements. Dans certains
cas, cela peut être efficace, mais dans la grande majorité des cas, c’est un risque
d’aggravation du harcèlement. Que faut-il faire ? Ce sont tous les principes de la justice
réparatrice qui sont en jeu. Elle est réparatrice à deux niveaux, d’abord au niveau de la
victime. Je ne sais pas ce qu’en pensera Jonathan, mais savoir que les harceleurs, les
tourmenteurs ont été punis est important. Cela dit, ce n’est pas suffisant. S’ils n’ont pas
restauré le harcelé dans ce qu’il est profondément, un être humain et s’ils considèrent qu’ils
ont été punis à cause de lui et qu’ils doivent encore le mettre plus bas que terre, cela ne suffit
pas. Il faut vraiment que les harceleurs prennent totalement conscience de ce qu’ils ont fait,
du fait que ce sont eux qui ont le mauvais rôle et non pas la victime, que ce sont eux qui
doivent aussi réparer l’autre en se réparant eux-mêmes. Tel est le principe de la justice
réparatrice.
Je vous donne quelques exemples qui ne sont pas forcément liés au harcèlement, mais qui
vous feront prendre conscience de ce que peut être la justice réparatrice. J’ai suivi par
exemple deux cas assez intéressants, d’abord le cas d’un jeune de 17 ans qui avait cassé la
figure à un professeur qui a été en ITT pendant plus d’un mois. À 17 ans, il était très
clairement condamnable, il pouvait aller jusqu’au quartier des mineurs. Le juge a essayé
d’appliquer un autre principe en lui suggérant de se former rapidement et d’accompagner
tous les matins pendant un mois le car de police qui faisait le tour des SDF dans les rues de
Paris pour voir comment ils avaient passé la nuit. Ce jeune, qui à 17 ans, ne savait pas écrire,
devait faire les rapports. Pendant un mois, il a fait cela. C’est un service à la communauté. Ce
jeune n’a jamais récidivé.
Il y a eu d’autres cas assez connus, comme celui de ce jeune qui avait deux parents
communistes. Pour réussir à vivre sa crise d’adolescence, il a peint des croix gammées sur
des tombes musulmanes et juives. Il a eu une peine alternative. On l’a formé à faire la cuisine
avec ce que l’on a aux Restos du cœur tous les matins. Pendant un mois, il a accompagné les
gens qui venaient chercher leur nourriture aux Restos du cœur. Trois ans plus tard, il est
toujours militant aux Restos du cœur.
Je suis persuadé qu’il faille plutôt aller dans cette direction de la justice réparatrice, ce qui ne
veut pas dire qu’il s’agit d’une justice laxiste. Elle est au contraire beaucoup plus exigeante.
On dit à l’autre qu’il doit absolument réparer, qu’il est le responsable. Je ne crois absolument
pas par exemple à la médiation en cas de harcèlement avéré ; je crois à la médiation par les
pairs comme principe de prévention, mais non pas comme principe de réparation. Ce n’est
certainement pas au harcelé de se rapprocher du point de vue du harceleur. Le responsable,
le coupable est le harceleur. C’est évidemment beaucoup plus compliqué dans un
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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établissement scolaire quand il n’y a pas un harceleur qui est identifié, mais dix ou quinze
enfants impliqués. C’est beaucoup plus difficile à régler pour un professeur principal ou un
CPE. Cela nécessite des actions de fond en termes de climat scolaire, de vie de classe, etc. Je
rejoins complètement ce qui a été dit, c’est l’affaire de tous. Même si l’action est coordonnée
par une personne en particulier, qui peut être le CPE, c’est vraiment l’affaire de tous les
adultes qui doivent être extrêmement fermes sur cette question.
Ahlam Noussair
Nous arrivons à la fin de l’atelier. Merci d’y avoir participé et de l’avoir rendu si captivant.
Merci, Jonathan. On vous souhaite tout le bonheur, toute la reconstruction possible. Je crois
que votre vœu le plus cher est d’être pâtissier.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Atelier 3 : Jeunesse en quête de sensations ultra-fortes : les nouvelles
pratiques popularisées par le net
Animatrice : Isabelle Cassini, formatrice en communication
Isabelle Cassini
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, bonjour. Au nom de la mairie d’Ancenis, je vous
souhaite la bienvenue à cette cinquième édition des Assises Prévention Addictions. J’ai le
plaisir d’animer cet atelier n°3 que nous allons partager ensemble pendant deux heures, sur
le thème de : « La jeunesse en quête de sensations ultra-fortes : les nouvelles pratiques
popularisées par le net ». Autour de cette table, nous accueillons des spécialistes de la
question. Patrick Lapouze, vous êtes sous-préfet, directeur de cabinet du préfet de la LoireAtlantique et à ce titre, vous êtes particulièrement concerné par le thème des assises
aujourd’hui.
Docteur Xavier Pommereau, vous êtes psychiatre et chef de service de deux unités
d’hospitalisation au pôle aquitain de l’adolescent, centre Abadie du CHU de Bordeaux.
L’une est consacrée à la prise en charge des adolescents suicidaires, l’autre à celle des
adolescents anorexiques. Vous êtes spécialiste des troubles graves du comportement des
adolescents et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, comme L’Adolescent suicidaire,
Quand l’adolescent va mal ou Nos ados.com en images. Docteur Pommereau, vous connaissez
bien l’impact du numérique et des écrans sur les adolescents. Peut-être nous parlerez-vous
de ce que vous appelez la révolution du numérique.
Professeur Philippe Jeammet, vous êtes psychanalyste, pédopsychiatre et professeur émérite
à l’université Paris Sorbonne, vous êtes également président de l’école des parents et des
éducateurs en Ile-de-France, vous avez été chef du service de psychiatrie de l’adolescent à
l’institut Montsouris à Paris. Professeur Jeammet, vous êtes spécialiste des troubles du
comportement chez les jeunes et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, comme
Adolescence : repères pour les parents et les professionnels ou Anorexie, boulimie, les paradoxes de
l’adolescence, ou encore Lettre aux parents d’aujourd’hui, que vous nous dédicacerez un peu
plus tard dans la journée.
Dans un premier temps, chacun va intervenir pendant vingt minutes. Ensuite, nous aurons
un échange de questions/réponses avec le public. N’hésitez pas à poser des questions et à
faire des commentaires. L’objectif est vraiment d’avoir une interaction entre nous pour faire
avancer le débat. Je vais donc laisser la parole à Patrick Lapouze pour son intervention sur
les runs on line.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Runs on line : chroniques extraordinaires de jeunes presque ordinaires
Patrick Lapouze, sous-préfet, directeur de cabinet de la préfecture de la Loire-Atlantique
J’espère que mon témoignage permettra de situer le sujet qui nous préoccupe et qu’il
permettra aux éminents intervenants qui m’entourent de nous donner quelques clés
d’explication. Je vous indiquerai comment je le vois de mon point de vue, en tant
qu’opérateur de terrain, avec des outils qui sont ceux d’un acteur du service public en charge
d’un certain nombre de choses.
Je suis, auprès du préfet, l’homme qui est chargé de piloter, de coordonner toutes les actions
dans lesquelles l’État est souvent un acteur central, un acteur coordinateur, mais rarement un
acteur unique, qui sont les problématiques qui relèvent de la tranquillité publique et de la
sécurité. Parmi celles-ci, il y en a une qui est extrêmement forte par son impact en termes de
sécurité. Elle est de loin celle qui fait le plus de dégâts en termes de mortalité. C’est celle de la
sécurité routière. Je regarde ces phénomènes, je les analyse, je travaille avec les acteurs qui
s’investissent sur ce sujet. C’est un premier angle dans lequel je perçois des choses dont je
vais vous rendre compte. Le deuxième sujet, qui fait le lien avec la thématique qui nous
préoccupe aujourd’hui, est celui des addictions. Il me semble pertinent que la personne qui,
au sein de l’autorité publique et de l’autorité préfectorale, est en charge de la tranquillité
publique et de la sécurité soit également celle qui, en complément et en parallèle des
autorités qui s’occupent du sanitaire, coordonne les politiques publiques sur la lutte contre
les addictions. Cela ne paraît pas absurde vu l’impact très fort que ces phénomènes ont sur la
tranquillité publique et la sécurité.
De par ce positionnement, je suis à la confluence de ces deux problématiques et je constate
leur interférence, leur entrecroisement. Je constate en particulier divers phénomènes dont les
runs qui sont notre sujet aujourd’hui. Ces divers phénomènes entretiennent un lien fort entre
addictologie et sécurité routière. C’est ancien et connu. Sous l’emprise de l’alcool et de
stupéfiants, les gens, qu’ils soient addictes ou consommateurs occasionnels, se mettent, de
manière statistique, beaucoup plus en danger que l’usager lambda. De ce fait, ils mettent
également beaucoup plus en danger les personnes qui partagent la route avec eux. Il y a
clairement un lien entre addictions et sécurité routière.
On voit aussi apparaître des phénomènes qui commencent à tracer un pont avec d’autres
formes d’addictions. L’addiction à l’écran par exemple apparaît de plus en plus sur nos
routes, avec des gens qui conduisent en regardant leur écran. L’écran le plus fréquent est
celui du téléphone portable, soit pour le SMS, soit pour circuler sur Facebook ou sur Internet.
Ces pratiques émergent et on a du mal à les caractériser. Sauf enquête extrêmement poussée
que l’on n’engage que lorsqu’il y a des raisons de le faire, on le fait rarement parce que ces
démarches sont coûteuses. Les accidents inexpliqués, telle une voiture qui se déporte sans
raison apparente, sont de plus en plus fréquents. On arrive parfois à déterminer par des
moyens techniques que l’accident est survenu parce que la personne était en train de
consulter son téléphone portable. J’ai la conviction que ce phénomène est en croissance.
Apparaît de manière encore plus spectaculaire l’écran d’un ordinateur portable ou celui
d’une télévision. Il n’est pas rare, en particulier dans le monde des professionnels de la route,
de constater ce type de phénomènes. C’est une première approche. C’est l’idée que l’on ne
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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puisse pas passer deux heures sans consulter ses mails, etc. Pendant un trajet routier, on ne
peut pas avoir ce geste civique normal de se couper de ce lien avec le monde extérieur. Si le
téléphone bipe, on réagit et on se met en danger.
Je constate un autre phénomène qui est aussi à la croisée d’un problème comportemental et
de la sécurité routière et qui nous rapproche du phénomène des runs. C’est celui des rodéos.
Relève-t-il de l’addiction ? Quel mécanisme est en jeu ? Ce sont ces phénomènes urbains
dans lesquels un certain nombre de personnes, généralement des jeunes, souvent dans des
quartiers populaires, adoptent des comportements routiers totalement divergents des règles,
totalement transgressifs et se mettent à tourner dans le quartier, souvent avec un engin volé
d’ailleurs, en violant toutes les règles de sécurité routière, en passant sur les trottoirs, en
grillant les feux rouges, etc. On le voit fréquemment dans une ville comme Nantes. Nous
avons identifié quatre phénomènes principaux sur lesquels nous travaillons spécifiquement
sur la ville de Nantes. Le phénomène des rodéos en est un parce qu’il est très présent et qu’il
est dangereux et très perturbant pour les riverains. Pour vous donner un ordre de grandeur,
ces phénomènes correspondent à une centaine d’interventions par an, phénomènes qui sont
difficiles à appréhender. La manière dont on les appréhende est d’ailleurs mal comprise par
les citoyens parce qu’en général, on n’intervient jamais à chaud. Dans ces situations, une
intervention des forces de l’ordre à chaud multiplie le risque parce que le premier réflexe de
ces personnes n’est pas de s’arrêter face à un policier qui le leur demande, mais d’accélérer et
de passer à une transgression supérieure. C’est donc très difficile à juguler. En général, on
pratique ce que l’on appelle le traitement à froid. On prend des éléments d’identification et
on saisit ensuite les véhicules. On en saisit plusieurs centaines par an, généralement volés.
Ensuite, on essaie d’identifier l’auteur et de traiter le sujet, sur un mode qui est souvent
répressif, suivi par le traitement pédagogique, l’explication, pour tenter de comprendre ce
comportement transgressif et de faire en sorte qu’il soit maîtrisé et canalisé. Même si tout
cela participe d’une logique de vie, comme le disait le professeur, c’est une logique de vie
dangereuse. Nous sommes donc amenés à tenter de la canaliser.
J’ai vu émerger récemment et de manière très spectaculaire – je l’ai découvert à l’occasion
d’un fait divers tragique – les runs. Il s’agit d’une autre forme de transgression qui se
rapproche un peu du rodéo, qui est liée à l’Internet et qui a un certain lien avec l’addiction. Il
s’agit de mettre en image, dans le souci de les partager sur le net, des comportements
routiers illégaux, transgressifs et de fait extrêmement dangereux. J’ai découvert ce
phénomène au début de cette année, on m’a annoncé un matin qu’il y avait trois morts sur la
route, deux personnes âgées dans un véhicule, une personne jeune dans un véhicule venant
en face à la suite d’un choc frontal très violent, à très grande vitesse, avec une perte de
contrôle manifeste du véhicule piloté par le jeune homme. Un dispositif embarqué existait
dans le véhicule qui s’était déporté et sa vocation était de filmer simultanément le compteur
et la route. Les images que nous avons pu dépouiller par la suite prouvaient que l’accident
avait eu lieu à 140 kms/h dans un virage, mais que quelque secondes auparavant, le véhicule
était à plus de 200 kms/h sur une route départementale. Grâce à cet appareil, il y avait
manifestement la volonté de filmer cette performance et de la mettre en ligne. J’en avais déjà
entendu parler, mais je ne m’étais pas trop intéressé au problème. C’est là que j’ai découvert
que sur Internet, il y a de nombreux exemples de ce type. Des personnes mettent en ligne des
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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vidéos de leur comportement sur la route, comportement qui soit en termes de vitesse, soit
en termes de mode de conduite, est transgressif.
À mon modeste niveau, j’ai trouvé que ce phénomène était extrêmement préoccupant et j’ai
saisi mes autorités centrales. Je peux vous donner l’état de notre réflexion, qui se place plutôt
du côté de la répression. Soyons clairs. J’ai parfaitement conscience que l’angle d’approche
que j’ai sur ce phénomène traite les symptômes, les effets, mais ne traite absolument pas les
causes, mais en tant que responsables de la sécurité, nous traitons toujours ces
problématiques sous ce premier angle. Comment faire en sorte, par des mesures
contraignantes, que ce phénomène soit canalisé et contrôlé ?
Nous avons plusieurs approches dont je vous donne les lignes et les limites. Peut-on
intervenir sur l’interdiction de ces matériels ? On rencontre les difficultés classiques dans de
tels cas de la part de lobbys. On nous dit que ces appareillages sont détournés de leur objectif
qui est la compétition, le saut à ski, etc. On nous dit également que cet appareil a une
fonction préventive puisqu’il permet de filmer les incidents auxquels va être confronté un
conducteur, d’apporter des preuves en cas d’accident, etc. Nous avons des difficultés à
mettre en œuvre des mesures de contrôle et de régulation.
Comment peut-on appréhender ces phénomènes ? Nous avons commencé à travailler et il y
a des exemples de jurisprudences. Quand on arrive à caractériser des faits à partir de vidéos
trouvées sur Internet, on a pu incriminer et condamner des personnes pour mise en danger
d’autrui. Il faut remonter jusqu’à l’adresse IP, etc. La première jurisprudence de ce type date
de début 2012.
Cette approche est plutôt, pour reprendre un terme pompier, un prompt secours du sujet.
Évidemment, l’essentiel est plutôt d’en analyser les fondements, les causes, les dispositions
psychologiques, les ressorts collectifs qui se mettent en place. Sur ce sujet, je vais laisser la
parole aux personnes qui m’entourent. Merci.
Isabelle Cassini
Merci, monsieur Lapouze. La parole est à présent au docteur Xavier Pommereau.
Soirées « projet X », thigh-gap, car-surfing : défis ou rituels initiatiques
Xavier Pommereau
Merci. Je vais m’en tenir à l’intitulé de mon exposé qui n’a pas été mon choix. Il faut savoir
que l’une des caractéristiques de ce colloque, qui est très intéressant, est que les intervenants
ne choisissent pas le titre de leur intervention. Nous devons essayer de répondre à ce qui
nous est demandé. Mon thème est le suivant : Soirées « projet X », thigh-gap, car-surfing : défis
ou rituels initiatiques.
Je vais commencer par définir ces termes qui ne sont pas forcément connus de tous. Les
soirées « projet X » font référence à un film qui s’appelle Projet X, qui est sortir en 2012 et qui
met en scène une fête débordante chez des adolescents où tout est à peu près permis. Ils
investissent un manoir et ils détruisent tout à l’intérieur. Ce film a été très vite l’occasion
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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d’une vraie séance de « projet X ». On est passé du film à la réalité. Aux États-Unis, une
habitation a été investie par des jeunes gens qui ont tout détruit dans la maison, qui ont cassé
les murs avec des marteaux, etc. tout cela sous l’emprise de stupéfiants, d’alcool, de
cannabis, de cocaïne et d’autres drogues. Les soirées « projet X » sont organisées par des
jeunes gens qui se donnent rendez-vous en un lieu tenu secret jusqu’au dernier moment.
C’est un jeu de piste par SMS ou par Facebook. Les gens vont essayer de trouver l’endroit,
s’y réunir, ils vont y consommer beaucoup de substances, ils vont faire beaucoup de choses
et ils vont se filmer en train de faire ces choses.
Cela m’amène à un premier aspect qui me semble très important dans le sujet qui nous
réunit dans cet atelier. Il s’agit de s’éclater, de s’enivrer, de se défoncer, d’obtenir des
sensations ultra-fortes d’une part, mais d’autre part, il s’agit aussi d’enregistrer ces
événements pour ensuite les montrer, les diffuser sur sa page Facebook ou sur le net, avec
une sorte de concours à la popularité. Le but est d’être populaire en diffusant le film, l’action
qui va vraiment recueillir le maximum de suffrages, parce qu’ils ont réussi à faire ceci ou
cela.
Les soirées « projet X » sont bien entendu souvent débordantes, avec des passages à l’acte,
des blessés. Les deux accidents les plus fréquents des soirées sont des jeunes qui passent à
travers des vitres et qui se sectionnent les tendons, avec des blessures qui peuvent être
extrêmement graves, ou des jeunes qui chutent d’une hauteur parce qu’ils sont à l’étage,
s’assoient sur le balcon et marchent en équilibriste. Il y en a un qui tombe, vous imaginez
alors quelles peuvent être les conséquences. Beaucoup de ces accidents sont enregistrés par
l’Inserm dans les accidents domestiques, ce qui ne correspond pas tout à fait à la réalité. Les
garçons s’occupent de l’organisation et de l’enregistrement de ces soirées « projet X », mais
les filles sont en train d’augmenter en nombre et sont de plus en plus nombreuses à avoir
exactement les mêmes attitudes que les garçons. Certains comportements sont
majoritairement masculins, mais les filles sont de plus en plus nombreuses à les rejoindre et
aussi de plus en plus jeunes. Actuellement, dans mon service, la moitié des adolescents ont
moins de 15 ans et plus du tiers a déjà participé à des fêtes de ce genre.
Concernant les thigh-gap, « thigh » signifie « cuisse » en anglais et « gap », « fossé ». Le thighgap concerne essentiellement des filles qui essaient de se creuser les cuisses pour, lorsqu’elles
joignent les pieds, obtenir un écart entre leurs deux cuisses. Elles ne veulent pas que la peau
de leurs cuisses se touche. Il y a bien sûr des jeunes filles qui ont une anatomie particulière et
qui ont un thigh-gap naturel. Je parle de jeunes filles qui vont s’évertuer à maigrir beaucoup
pour obtenir ce creux. Pour obtenir ce creux, pour une jeune fille de taille et de poids normal,
il faut perdre 25 kilos. Ce n’est donc pas un simple petit régime, comme on peut parfois le
lire dans les magazines, qui peut conduire à cela. Les jeunes filles préoccupées par le thighgap ont en réalité un comportement d’anorexie mentale. Vous observerez que dans les défilés
de mode de certains créateurs, par exemple de Sonia Rykiel pour ne pas la citer, un
mannequin sur deux a un thigh-gap absolument invraisemblable. On se demande même
comment cela peut séduire et plaire. Contrairement à une opinion répandue, les jeunes filles
qui perdent autant de poids ne cherchent pas à plaire davantage, à séduire comme on le
dirait d’une séduction érotique ; elles ont pour but de capter le regard de l’autre, de
l’emprisonner. C’est l’un des aspects peu connus de ces addictions. L’anorexique mentale
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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maigrit pour faire fondre ses formes, pour obtenir un thigh-gap, mais elle s’expose et s’exhibe
aussi dans sa maigreur, comme s’il s’agissait consciemment de maîtriser le regard de l’autre,
de capter le regard de l’autre.
Que ce soit dans le projet X où il s’agit de captiver les internautes qui vont regarder ces
libations filmées ou qu’il s’agisse d’un défilé de jeunes filles anorexiques qui cherchent à
capturer le regard de l’autre pour mieux le maîtriser, on retrouve un point commun, alors
que ces conduites sont extrêmement différentes. Ce n’est pas pour séduire davantage ni pour
plaire, mais pour maîtriser davantage.
Le car-surfing consiste à se laisser traîner par un véhicule à moteur en mouvement, soit avec
une planche à roulettes, soit en s’accrochant à un wagon, soit en grimpant sur le toit d’un
véhicule. Comme cela se pratique à Bordeaux, on assimile aussi certaines autres conduites
qui sont par exemple le jeu de la corrida, où la nuit, sur le quai de Palutate, des jeunes jouent
avec les voitures comme s’il s’agissait de taureaux en cherchant à les éviter au dernier
moment à l’aide de leur pull. Autant vous dire que de temps en temps malheureusement,
une hanche est attrapée par l’aile d’un véhicule et que cela amène des blessés graves.
Que peut-on retenir de ces comportements ? C’est une recherche de sensations fortes
obtenues par les sens dont les deux premiers sont la vision et l’audition. Nous avons des
adolescents audiovisuels, ils veulent obtenir des sensations extrêmement fortes qui sont
majoritairement des sensations audiovisuelles et ils veulent les partager et les montrer pour
pouvoir obtenir en retour davantage de reconnaissance. Il s’agit à la fois d’obtenir pour soimême, en soi, des sensations et de les partager avec l’autre pour obtenir en retour une
reconnaissance de soi, ce que l’on appelait tout à l’heure la popularité. Bien entendu, c’est en
lien avec l’essor des sciences et des techniques numériques. La possibilité de filmer aussi
facilement avec n’importe quel portable est bien liée à l’essor des sciences et des techniques,
mais on ne peut pas se voir grandir sans avoir des sortes d’étapes, des sortes de marqueurs
qui viennent dire : « Tu es un peu grand, tu es moyennement grand et tu deviens très
grand ». Or, notre société est en difficulté pour offrir à nos jeunes gens ce que l’on appelle,
dans les sociétés traditionnelles, des rites de passage. Ce sont généralement des rites
individuels pour les filles, déclenchés lors de l’arrivée des premières règles, et collectifs chez
les garçons lorsqu’ils arrivent à l’adolescence : on les réunit pour leur faire passer un certain
nombre d’épreuves qui sont dangereuses, mais généralement calibrées par les adultes pour
ne pas les tuer, visant à vérifier qu’ils seront capables d’affronter la souffrance et la mort. Ces
rites ne sont jamais définis par les impétrants. Ce sont les adultes qui les font passer aux
jeunes. Dans notre société, nous avons une perte notoire des rites. Les seuls rites que nous
gardons sont le passage du BAFA, la conduite accompagnée, le permis de conduire et le Bac.
Nous n’avons pas beaucoup d’autres marqueurs que le passage des classes scolaires, ce qui
contribue à expliquer la plus grande précocité d’entrée dans les conduites à risque des
jeunes. Tout se passe comme si les jeunes étaient obligés d’improviser des rites de passage
qui sont essentiellement des marqueurs de consommation et de conduite, qui surviennent
pendant les années collège. Les rites de consommation, les premières cigarettes, les
premières ivresses alcoolisées, les premiers joints de cannabis, sont aujourd’hui des
marqueurs de collégiens, conduites qui vont être des mises en danger.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Chez les garçons, il s’agit plutôt de mises en action de soi pour séduire l’autre. C’est
l’exemple des jeunes gens en mobylette qui roulent sur une roue devant le collège ou qui
sautent en planche à roulettes à partir de différents obstacles. Chez les filles, les actions sont
plutôt centrées sur leur corps, pour marquer leur passage. Ce que l’on appelle improprement
les automutilations sont en fait des blessures auto-infligées cutanées. De plus en plus de
jeunes filles pratiquent ces scarifications au niveau du poignet ou de l’avant-bras qui sont à
la fois des moyens de se soulager d’un excès de tension intérieure, mais qui sont aussi
devenus des marqueurs existentiels dans les classes. Lorsque Virginie se scarifie, sa voisine
et meilleure amie va se scarifier aussi et elles vont prêter une lame de rasoir ou un compas à
une troisième pour qu’elle fasse la même chose. Parmi nos patientes au centre Abadie, nous
avons des sortes d’épidémies de scarifications qui reviennent à se soulager, mais aussi à
partager un marqueur cutané, au même titre que le piercing ou le tatouage dont on sait par
ailleurs qu’il est aussi en forte augmentation chez les jeunes. Je ne suis pas en train de vous
dire qu’avoir un percing ou un tatouage est pathologique, mais le fait est que les jeunes les
plus en difficulté sur le plan identitaire devront plus que les autres multiplier ces marqueurs
pour utiliser leur peau comme passeport identitaire et pour s’affirmer dans leur identité,
appartenir à une communauté, se reconnaître d’un mouvement, afin de se rassurer.
Les troubles dont nous sommes en train de parler ne sont que des tentatives plus ou moins
désespérées d’adaptation à ce que l’on est en train de ressentir en termes de souffrance, pour
essayer de s’en débarrasser, pour essayer de s’en passer. Ce sont des tentatives de s’en sortir.
Elles sont extrêmement défavorables, délétères, voire extrêmement négatives, mais il faut
absolument avoir cela en tête pour essayer de comprendre avec les adolescents concernés ce
qu’ils cherchent à travers l’acte qu’ils produisent, plutôt que de leur dire sans cesse d’arrêter
de faire ci, de ne plus faire cela, de le priver de sorties, etc. Ce sont des répliques éducatives,
mais souvent, sans aucune efficacité, parce qu’elles ne prennent pas en compte les raisons
pour lesquelles le sujet fait cela.
Le mot latin « riscus » vient d’un autre mot latin, « rececus » ; « riscus » est une contraction de
« rececus », qui a donné en chirurgie le verbe « réséquer », qui signifie « séparer les
aponévroses avec une lame de scalpel ». Le risque est un écueil. C’est la pointe de rocher qui
affleure de l’eau et qui risque en effet d’ouvrir la coque d’un navire. Est-il imaginable
d’enlever tous les écueils sur les bords d’une côte de quel que pays que ce soit ? C’est
absolument impossible. On ne peut pas enlever le risque, on ne peut pas enlever l’écueil,
mais on se doit, en tant qu’adultes, de le signaler de façon suffisamment attentionnée pour
que forces, phares et balises puissent indiquer le chenal et dire qu’à tel endroit, on risque de
s’y précipiter. Le Concordia est un triste exemple d’un écueil pourtant connu et reconnu sur
lequel un navire s’est empalé parce que le capitaine avait voulu dire bonjour de plus près
aux gens qui étaient sur la côte.
Notre travail ne consiste pas à faire comme si l’on pouvait se débarrasser des risques. Notre
travail d’éducateur ou de soignant consiste à baliser correctement les endroits où il y a des
écueils et lorsqu’un jeune ne cesse de vouloir s’y précipiter, essayer de comprendre ce qu’il
cherche. Que veut-il découvrir de lui en tentant le diable, au risque d’y laisser sa vie ou d’y
laisser sa mobilité ? Je crois que c’est ce que nous devons essayer de faire en ayant bien en
tête aussi que pour contrebalancer cette importance du visuel, du filmé, de l’enregistré, de
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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l’écran qui vient dire et montrer les conduites à risque, il faut travailler avec les enfants, dès
le plus jeune âge, sur ce que permet l’imaginaire au-delà de l’image. Je vous assure
qu’aujourd’hui, les petits adorent aussi qu’on leur raconte des histoires, avec suffisamment
de ton, d’intensité et avec éventuellement des bruitages. Merci de votre attention.
Isabelle Cassini
Merci, Docteur Pommereau. Je vais à présent laisser la parole au Professeur Philippe
Jeammet.
Provocation, inconscience, reconnaissance : comment expliquer ces nouveaux
comportements à risques ? Comment limiter les dangers ?
Philippe Jeammet, psychanalyste, professeur émérite de psychiatrie de l’enfant à l’université de
Paris V, président de l’École des parents, Paris
Merci. Je suis tout à fait d’accord avec ce qui vient d’être dit, mais je pense que nous ne
pouvons y échapper. Ce sont des phénomènes très basiques. Comment exister ? C’est
conditionné par notre biologie pour nous sentir exister, avoir un pouvoir, avoir une action.
C’est indéfini. Je pense que dans dix ans, il y aura d’autres formes. L’avenir est très riche.
Comment se faire exister, d’autant que c’est l’une des rançons de la plus grande liberté ?
Tout a un prix. On ne nous impose pas les croyances d’autrefois. Dès lors, on peut croire à
tout et n’importe quoi. C’est une richesse, c’est un risque. Je ne vois pas comment on peut
éviter une vie sans risque. Aller vers la créativité, c’est-à-dire l’échange et la rencontre, est
toujours au risque de la déception par définition puisque vous dépendez de l’autre. Si vous
ne voulez pas dépendre de l’autre, vous vous fermez. La tentation est celle des
fondamentalismes. Quels qu’ils soient, ils sont tous les mêmes. En général, ils ne se
supportent pas parce qu’ils sont le miroir des uns des autres. Ils ont tous une certitude. Si
vous touchez à l’un de leurs fondamentaux, ils sont menacés de désorganisation et il est alors
justifié de vous tuer. C’est la peur qui fonde les fondamentalistes, ce qui conduit à
l’agrippement. Si vous avez peur, vous perdez l’équilibre. Nous sommes programmés pour
nous agripper. Pour moi, le modèle est l’enfant de deux ans qui s’accroche à sa mère au lieu
d’aller au lit ou à la crèche, non pas qu’il aime plus ni moins, mais parce qu’il a peur. Le
champ de la liberté s’ouvre ensuite devant lui parce qu’il a une sécurité intérieure. Il peut
s’endormir, retrouver sa mère le lendemain pour le plaisir et non pas parce qu’il en a besoin.
Il voit les copains à la crèche, il vit une sécurité qui lui permet de sa débrouiller seul, sans sa
mère. C’est une richesse. Au moment de l’adolescence, il faut se réapproprier ce que l’on a
reçu en héritage et que l’on n’a pas choisi. Il ne faut pas oublier que l’on n’a rien choisi. La
qualité de ce que l’on ressent est donc très liée à la confiance que l’on a envers les autres.
Je parle d’homéostasie psychique pour montrer le côté physiologique et très peu psychique.
On est programmé pour ne pas être trop mal ; on n’est pas programmé pour le principe de
plaisir. Le dire a été une découverte, une pensée importante. On n’est pas obsédé par le
plaisir. Par contre, on est physiologiquement réactif à tous les plaisirs durables. Si vous avez
mal, vous allez chercher à arrêter la douleur. Si vous vous sentez tendu, vous cherchez une
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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solution. On est poussé à l’acte physiologiquement. Il faut trouver quelque chose pour
rétablir une forme d’équilibre.
Qu’est-ce qui fait la sécurité interne ? Deux piliers, d’une part la confiance. Comment se crée
la confiance ? Le jeune enfant va pouvoir se dire que la vie est bien faite puisque lorsqu’il a
faim, qu’il a mal ou qu’il pleure, cela s’arrange. Une voix, plutôt agréable, arrange tout. Il ne
voit pas que pour papa et maman ou pour toute autre personne qui s’en occupe de manière
régulière, cela implique une continuité sur 20 ans. Ce n’est pas toujours drôle, mais cela en
vaut la peine. On est là quand il faut, comme il faut. C’est la grandeur de l’extraordinaire
monotonie de la vie quotidienne. C’est ce qui fait la sécurité partout. Métro, boulot, dodo.
Malheureusement, on voit encore tous les jours des sociétés qui se désorganisent. Ce n’est
alors pas le bonheur sous les cocotiers, c’est la destructivité. On n’est jamais sûr qu’il y ait la
confiance. Ce n’est jamais définitif, comme tout ce qui est positif et ce qui est de l’ordre de la
vie. La vie ne s’enferme pas. On ne peut pas mettre le plaisir dans un coffre-fort. On tombe
dans l’agrippement, la perversion. On tue la vie ; en voulant s’y agripper, elle nous échappe.
C’est ce que l’on retrouve au travers de toutes ces formes. Les rites n’ont pas existé pour rien.
Ils sont venus répondre à un vécu de danger lié à la puberté, comme chez les animaux. Ils
sont un peu plus sophistiqués chez l’Homme par la conscience qu’il en a, mais ils sont
identiques. Au moment de l’adolescence, il faut se partager le territoire et les objets sexuels,
ce qui n’est pas qu’une partie de plaisir. Certes, c’est une ouverture formidable vers la vie, la
sexualité, mais il faut organiser les territoires. À quel prix ? Les sociétés très ritualisées n’ont
reproduit que du même et en sont mortes. La vie n’est pas la reproduction du même. C’est là
où le livre de Damasio est assez extraordinaire. Il nous dit que la première cellule vivante qui
est apparue sur terre s’est différenciée du minéral par la membrane cellulaire, puis par les
échanges, la co-création, avec les circuits dit appétitifs qui rejettent ce qui est bon et prennent
ce qui est bon. Les circuits ont été sélectionnés, puis les Shadoks passent ensuite leur vie à
pomper et à rejeter. C’est la vie. On pense que le monde commence avec nous et se termine
avec nous.
C’est fâcheux de mourir, mais ce n’est pas une pulsion de mort. On peut créer des enfants,
mais on ne peut pas se créer soi-même, alors qu’on peut se détruire. C’est une sorte de
pouvoir. Pourquoi la destruction fascine autant ? Amy Winehouse avait une voix
merveilleuse, elle s’est bousillée à 25 ans en se faisant exister. Quelle tristesse ! Cela fascine et
va tout en romantisme, comme si elle avait bravé la mort. Non, c’est pitoyable ! Ces histoires
de rodéos ou de runs sont d’une tristesse infinie. Pourquoi risquer la paraplégie ou la mort ?
Quand on y pense, quelle tristesse ! Les gens ont tous le même but au travers d’idéologies et
de religions. Il s’agit en général de permettre que la vie ait un sens, que l’on y retrouve un
épanouissement. Ils prennent des chemins différents et en profitent pour se massacrer. C’est
pour cela qu’il ne faut pas non plus idéaliser le passé. Ce sont des grandes idéologies, mais
c’est d’une bêtise ! Le but est le même. Certes, il y a ensuite des intérêts économiques, etc.
mais ce n’est pas fondamental. Le fondamental est que je veux avoir raison, je détiens la
vérité, la croyance et je vais bousiller les autres, alors que ma croyance est que l’on soit bien
ensemble et que l’on s’épanouisse.
En termes d’addictions, on parle beaucoup plus d’approches motivationnelles.
Fondamentalement, il ne s’agit pas de dire : tu es ainsi, tu devrais être autrement. Pourquoi
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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n’es-tu pas de telle façon avec ta mère ? Il y a un contexte, mais la vie est une co-création
permanente, avec certaines limites, avec des matériaux qui ne sont pas indéfinis. Dans mon
expérience, il y a toujours la possibilité d’aller vers la créativité, c’est-à-dire la vie, au risque
inévitable de la déception, de la mise en cause. Pour ce qui est de la destructivité, on est sûr
du résultat. Cela se rapproche de tous ces fondamentalismes qui pensent avoir la vérité, ce
qui conduit à la peur, puis à la mort. Quand on veut mettre sous emprise, aucune expérience
ne se termine pas tragiquement.
S’ouvrir, c’est prendre des risques. Certes, il y a des risques de dérapage. Vous avez vu
encore cette histoire de bizutage à l’EDEC de Lille où un jeune est passé par la fenêtre. Il faut
qu’en quelques minutes, ils aient avalé six verres de vodka ajoutée à du whisky. C’est d’une
bêtise affligeante ! Qu’est-ce qui se passe dans la tête des êtres humains pour arriver à faire
des choses de la sorte ? Pourquoi le font-ils ? Tout bêtement, pour se sentir avoir un pouvoir,
comme lorsqu’on roule à 200 kms/h pour montrer que l’on y est arrivé et que l’on est fort.
C’est se faire exister. Entre le rite qui ne reproduisait que du même et qui enfermait et la
liberté d’aujourd’hui, il y a tout ce passage.
Nous sommes aussi dans le culte de la différence. Il y a moins de valeurs verticales. Vous
vous taisez et vous suivez, ce qui est tout de même reposant et ce qui donne des repères. Ce
n’est pas d’une richesse extraordinaire, mais c’est reposant. La vie, ce sont des OGM en
pagaille. On est parti de cette cellule pour arriver à cette extraordinaire beauté de la vie (les
végétaux, les oiseaux, les êtres humains). Ce sont des mutations génétiques, les unes
catastrophiques, les autres bonnes. La vie nous échappe, on ne pourra pas la maîtriser.
Autant ces personnes se regardent dans le miroir, elles ne vont pas bien, elles n’ont pas une
image positive d’elles-mêmes. Elles doivent en faire toujours plus. Cela dépend aussi du
tempérament et de ses émotions. Nous n’avons pas les mêmes émotions. Certains vont
devoir agir, mais ce n’est pas un choix. Cette énergie est à la fois une richesse et un risque.
Aller vers la vie, c’est se nourrir de ce dont on a besoin, prendre soin de son corps,
développer ses compétences et sa sociabilité. Tout cela est aléatoire et on dépend des autres.
Alors, on se cramponne à des croyances, à des expériences de bizutage, à des défis. C’est à
tous les niveaux. Je suis allé à un colloque, l’année dernière, sur les alimentations
particulières. Organiser un cocktail aux États-Unis devient un casse-tête pour répondre aux
différentes allergies.
On voit bien comment on est obligé de se différencier, d’autant plus que l’on n’a plus de
valeurs communes aussi contraignantes. Allez en Corée du Nord, cela vous évitera d’avoir
trop de choix, mais on ne voit pas la foule s’y précipiter ! Nous, nous avons du choix, mais
comment se différencier ? Plus on va vers la liberté, plus on a de la diversité, à tous les
niveaux. De le savoir pourrait permettre d’en jouer. La solution, pour moi, est le jeu. C’est en
cela que je trouve génial ce qu’a fait Xavier. La solution passe par le jeu et non pas par
l’injonction. Je pense que c’est une voie d’avenir, comme l’est le théâtre, le psychodrame.
Isabelle Cassini
Merci, professeur pour votre intervention. Je vous propose maintenant de poser vos
questions aux intervenants.
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Échanges et débats avec le public
Xavier Pommereau
Pour faire venir la première question, j’ai oublié de signaler que le jeu que nous sommes en
train de finir s’appelle « Clash back », clash parce que vous imaginez bien que les choses ne
vont pas bien se passer avec ce papa, mais back parce qu’on peut ensuite y revenir et essayer
de voir ce qui s’est passé, à quel moment, etc. Ce jeu sera disponible à partir de la mi-février
sur i-pad et sur tablette androïde pour les professionnels, éducateurs et soignants. Si certains
d’entre vous sont intéressés pour s’en servir avec des jeunes gens, il suffira de nous écrire au
centre Abadie et nous vous donnerons les éléments pour obtenir ce jeu.
Philippe Jeammet
Le back est pour moi la réflexivité. C’est ça le psychique, ce n’est pas d’être crispé sur des
représentations. J’en profite pour vous indiquer qu’un livre de Polo Tonka est paru chez
Odile Jacob en 2013, Dialogue avec moi-même. Un schizophrène témoigne, un patient qui a une
forme lourde de schizophrénie. Ce n’est pas mon patient, mais je l’ai rencontré à un moment
donné parce que je connaissais son frère, alors qu’il était déjà schizophrène. Je lui ai confirmé
le diagnostic et il a pris un psychotrope qui a transformé sa vie. Il conserve des problèmes
graves dans la gestion des émotions, mais il en est sorti. Il est désormais capable de cette
réflexivité qu’il a choisi de faire dans ce livre en faisant une sorte de rencontre de lui avec luimême. Puisqu’on lui disait qu’il était schizophrène, qu’il était divisé en deux, il a décidé
d’aller à la rencontre de l’autre partie. Il le fait avec un certain humour, mais avec une grande
profondeur. Je n’ai jamais vu un document d’une telle qualité. On sent l’aspect poignant de
ses émotions et de son vécu. Il a d’ailleurs un certain succès parce qu’il est passé à la télé et à
la radio. Je trouve que ce document va au-delà de la schizophrénie. Ce n’est d’ailleurs pas
pour rien qu’il nous fascine ; on voit bien que c’est un miroir de nous-mêmes. Je vous
conseille ce livre. Même avec le poids d’un trouble très profond, on peut aussi en sortir, on
peut aussi avoir des moments de rechute et traverser à nouveau des moments dépressifs.
L’important est ce que l’on en fait et non pas ce qui est.
Maryse Gourvennec
Je voulais lancer un petit coup de gueule prévention. Vous parliez tout à l’heure de Sonia
Rykiel et des top-modèles. Il y a quelques années, ils avaient arrêté un défilé en Espagne,
j’avais alors un petit espoir. Je ne comprends pas qu’on laisse faire cela. Ce sont des topmodèles.
Par ailleurs, pour les prochaines assises, peut-être pourrait-on parler de bipolarité, qui est
devenue maintenant à la mode, ainsi que des sectes. Quel rapport entre sectes et addictions,
ce besoin d’être dans un modèle ?
Xavier Pommereau
Les fondamentalistes et les sectes permettent de se rassurer en étant dans un environnement
emprisonné. Le fait est que la personne qui est dans une secte se retrouve prisonnière du
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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système, ce qui va la rassurer. On peut imaginer que des personnes fragiles qui vont être
attirées par un tel système sont celles qui n’ont pas trouvé, dans leur vie de tous les jours et
dans leur entourage, les sécurités suffisantes pour pouvoir se sentir exister sans ce carcan qui
les prive totalement de libertés. L’addiction est une démarche identique. « Addictus », en latin
est celui qui donne son corps, qui devient esclave de l’autre pour le paiement d’une dette qui
ne peut solder. Il donne sa liberté pour se sortir d’une sale histoire. Tel est le but finalement.
Je pense à notre collègue Laurence Cottet qui intervient dans un autre atelier, qui est une
jeune avocate qui a été alcoolique et qui parle avec beaucoup d’émotion de son alcoolisme.
Elle dit très bien comment elle était prisonnière de ce système. Elle disait hier soir, d’une
façon imagée très parlante : « c’était ma main qui agissait et elle prenait des verres ». Toute sa
prise de tête se réduisait finalement à un emprisonnement de son corps dans une conduite
qui était en l’occurrence l’alcoolisme, mais qui peut aussi des jeux pathologiques, des jeux
sur Internet. Le corps est pris et on ne fait plus que cela. J’ai été une fois interpellé par un
casino sur des joueurs pathologiques qui sont en réalité des personnes du quotidien qui
viennent avec leur petit cabas le matin pour jouer aux machines à sous toute la journée et qui
vont dépenser leur retraite, leur salaire dans cette répétition qui vise finalement à
s’emprisonner dans la conduite pour s’extraire du sentiment de souffrance ou de nonexistence.
Philippe Jeammet
Avec le recul, je préférerais parler non pas de maladie mentale qui nous met dans une
situation d’impasse, comme si elle était décidée, mais de troubles émotionnels. Nous sommes
dans la situation de la continuité de l’animal, nous avons une contrainte émotionnelle à
rétablir une homéostasie, un certain équilibre. Cela va passer par des choses qui en elles ne
sont pas pathologiques, elles sont potentiellement pathogènes. Les jeux dangereux sont
potentiellement pathogènes car ce sont des moyens qui ont des potentialités destructrices.
Certains produits et certains comportements sont plus pathogènes que d’autres, mais on
n’est pas malade si on a fait une tentative de suicide. C’est une maladie si la tentative de
suicide devient un moyen régulier de répondre à une tension excessive parce qu’elle est
destructrice. C’est injuste parce qu’on sait qu’il y a d’autres moyens que de s’abîmer pour
exprimer ce qui ne va pas. On ne va pas le laisser s’enfermer jusqu’à en mourir dans son
anorexie, alors que ce n’est même pas choisi et qu’il y a d’autres moyens. C’est tout le
problème de la contrainte émotionnelle. En miroir, quelles contraintes imposer à ces patients,
de même qu’à ceux qui souffrent de très graves addictions ? C’est toute la difficulté du soin.
C’est là où l’on sort de la dualité en miroir : imposer ou non au malade et la liberté. C’est le
motivationnel. Qu’est-ce qu’on veut faire de sa vie ? On revendique ses émotions parce
qu’elles jouent sur notre équilibre intérieur, sur l’image que l’on a de nous. Cela renvoie aux
valeurs, à la construction. Qu’est-ce qu’une vie qui vaut la peine ? Ce n’est pas de passer son
temps à faire quelque chose qui nous soulage, mais qui est destructeur. Ce n’est pas juste.
Jusqu’où peut-on aller face à cette injustice ? Les psychiatres sont bien embarrassés. Va-t-on
imposer un traitement ? Il est très important de savoir le poids des contraintes, des
neurotransmetteurs. Sans cela, nous ne serions pas vivants, ce sont des contraintes
considérables, mais cela ne remplace pas ce qu’est l’Homme, c’est-à-dire cette capacité de se
voir, qui est une mutation qualitative. La connaissance est un facteur de liberté. Je sais que je
suis sous contraintes émotionnelles, ma liberté est de choisir ce que me font faire ces
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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contraintes et ce vers quoi je veux aller. Je crois qu’il faudrait vraiment aborder la maladie
mentale selon ce point vue et non pas prendre le patient comme un fou que l’on va soigner
de force. C’est sa liberté. Au fond, que serait une vie en continuant à avoir peur, à avoir des
hallucinations ? Est-ce que tu voudrais vivre autrement ? Ce n’est pas parce qu’il est un être
particulier avec une structure définitivement différente, mais parce qu’il est sous le poids
d’émotions, qu’il a un trouble de la gestion des émotions. Le danger est lié à un désordre
émotionnel, à la difficulté de traitement des émotions. On n’a pas à s’abîmer. C’est ce qu’il
faudrait apprendre à dire.
Dans le cadre de la fondation Pfizer, nous avons fait des grands forums des académies et
nous avons mobilisé des jeunes sur des thèmes tels que la destructivité, la différence des
sexes, le harcèlement, etc. On désigne des experts qui vont discuter avec d’autres experts. On
devrait introduire du sociétal au sein de l’école. Actuellement, l’école vit dans la peur d’être
menacée dans ce qu’elle a été traditionnellement parce que des changements s’y imposent
comme ailleurs. Elle se cramponne. Elle devrait faire entrer la société par des débats, ce qui
permettrait peut-être une certaine prévention. Je pense que dans un débat entre eux, les
jeunes diraient qu’il est totalement stupide de faire de tels jeux de mort. Cela viendrait d’eux,
d’une réflexion qu’on leur permet et non pas d’adultes. Quand il y a un interdit, 5 à 10 %
existent justement en ne le suivant pas. Je pense qu’il faudrait les rendre plus acteurs. C’est
ce que nous faisons avec la fondation Pfizer. Nous ne faisons plus de forums parce qu’ils ont
moins d’argent, mais nous allons essayer de faire un prix pour des slogans de prévention.
Nous allons réunir, dans les académies, un certain nombre de classes et les jeunes devront
trouver ce qu’il faut prévenir et comment.
Alain Morel
Pour prolonger la discussion, je voulais revenir sur ce que vient de dire Philippe Jeammet sur
les contraintes, notamment en matière de soins et sur ce qui a été dit également sur le
fondamentalisme. Il s’agit finalement de lutter contre la peur à travers des contraintes
imposées aux autres qui rassurent, mais qui sont destructrices. Je me disais qu’il fallait que
l’on regarde notre propre histoire en matière d’addictions (toxicomanie, alcoolisme) pour se
dire que nous avons produit aussi un certain fondamentalisme, en tout cas un certain type de
contraintes qui font qu’aujourd’hui, entre usagers et institutions de soins, il y a un grand
fossé. Les usagers ont une grande difficulté pour s’adresser aux institutions parce qu’on leur
demande de gravir une montagne. Je lisais cela dans un forum d’usagers à propos du
baclofène en alcoologie. Une personne alcoolo-dépendante disait que les soignants
n’imaginent pas la torture que représente le sevrage et qu’elle n’avait pas envie d’aller vers
cela. Entre les laisser libres ou imposer une contrainte, il y a le motivationnel, c’est-à-dire
travailler sur le sens. Quelle est ma propre énergie ? Quels sont mes véritables choix ? Mon
choix est-il de souffrir autant ?
Après vingt ans d’utilisation de cet outil de la réduction des risques, j’ai la conviction que le
rapport peut être inversé et qu’il peut être suggéré qu’il est possible de travailler ensemble
sur une bonne gestion de ce comportement que l’on considère a priori comme destructeur.
En fait, il ne l’est pas fondamentalement. Il y a en tout cas des choses extrêmement positives.
On peut retrouver confiance et valeurs à travers le fait de gestes qui vont éviter un
comportement aux conséquences négatives pour d’autres ou pour soi-même. Ce sont des
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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petites choses. Ce pas à pas de la réduction des risques est extrêmement intéressant et est un
levier tout à fait fondamental dans notre travail aujourd’hui. J’espère qu’il remplacera le
dogme de l’abstinence et celui du sevrage. Cela ne veut pas dire qu’on l’exclue. Arrêter
complètement est une manière de gérer, mais telle n’est pas la seule finalité. Ce n’est pas la
seule voie possible et il y a beaucoup de choses à faire avant une demande de ce type. Il me
paraît extrêmement important de le souligner.
Enoch Effah, triple champion du monde de boxe française, fondateur de l’association Collectif 13ème
round
Par rapport à mon parcours, je crois beaucoup à la pluridisciplinarité. Pour sortir moi-même
de mes addictions et de ma précarité sociale, j’ai eu la chance de rencontrer une personne qui
avait un profil psy et une autre qui avait un profil coach. En appliquant cela sur moi,
aujourd’hui, j’ai ma vie professionnelle et sportive. Nous avons mis en place des
programmes à destination d’autres personnes, dont le public jeune d’Ancenis, avec 82 % de
réussite. Nous avons mis en place des programmes qui s’articulent autour des valeurs du
sport et de la pluridisciplinarité. Nous travaillons avec des experts d’autres disciplines pour
accompagner des gens au retour à l’emploi ou à se définir un projet de vie, entre 16 et 25 ans
et surtout, pour qu’ils reviennent à une vie citoyenne. On préconise le mouvement et
l’expérimentation par le corps pour rendre les gens acteurs. On fait la même chose en
entreprise parce qu’on constate que les gens sont aussi en quête de sens pour prendre de
grandes décisions. Ils veulent être acteurs d’impacts sociaux et donner du sens à leur vie
professionnelle. Sur les treize jeunes que nous avons accueillis depuis 2012, onze ont pu
redéfinir un projet de vie et trouver une formation ou un emploi. On se heurte souvent à la
fermeture et je voulais avoir votre positionnement sur ce point. Quand on va vers
l’Éducation nationale, on ne reçoit pas forcément un accueil favorable. Il faut rencontrer une
personne un peu aventurière qui ose et qui nous accompagne. Existe-t-il un travail
pluridisciplinaire entre le monde du psy et les nouvelles sciences émergentes (naturopathie,
PNL, etc.) ? Est-ce que vous préconisez cette pluridisciplinarité ou pas ? Quel est votre
positionnement ?
Xavier Pommereau
L’association de compétences est reconnue, dans beaucoup d’enquêtes et de travaux, comme
étant ce qui soigne et ce qui aide. Aujourd’hui, dans le monde psy par exemple, il y a des
écoles différentes, des techniques différentes, mais ce qui fonctionne, plus que telle ou telle
méthode, reste la croyance du soignant ou de l’équipe pluridisciplinaire de soignants autour
de cette méthode. C’est la croyance qui soigne et non pas la méthode. C’est très important. Il
faut donc l’appliquer dans différents domaines. On n’est pas obligé de le faire seulement
dans un dispositif donné, on peut le développer dans plusieurs domaines.
Par ailleurs, ce qui fonctionne dans la tête, c’est ce qui est métaphorique. Quelque chose qui
est vrai au sens propre prend du sens aussi au sens figuré. Oui, emmener des jeunes gens en
bateau, comme je le fais chaque année parce que je navigue, peut leur apprendre des choses.
On est confronté à un élément qu’est l’océan, il ne faut pas faire n’importe quoi, il faut
anticiper, etc. À travers ces actes au sens propre, on transmet des valeurs et des choses au
sens figuré. C’est bien sûr vrai pour d’autres activités sportives, pour des activités artistiques
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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et culturelles. Nos enfants et nos adolescents d’aujourd’hui, qui sont beaucoup dans le
virtuel, ont besoin du jeu et ont besoin de pouvoir s’appuyer sur des supports pour
comprendre le monde. Notre travail à nous tous vis-à-vis des adolescents est finalement de
leur donner la possibilité de pouvoir s’ouvrir au monde et de disposer d’objets critiques, non
pas pour choisir puisque comme le dit Philippe, on ne choisit pas grand-chose, mais pour
discerner là où sont les écueils les plus défavorables sur un parcours de vie. Pour les ouvrir
au monde, il faut que l’on puisse s’aider de supports. Il faut privilégier tout ce qui permet et
favorise la pluridisciplinarité plutôt que le sectarisme. Le sectarisme est un enfermement.
D’ailleurs, certains collègues s’enferment dans un jargon qu’eux seuls comprennent parce
que la peur de ne pas être reconnus, de ne pas être considérés, de ne pas être pris en compte
devient l’objet d’une défense massive. Cette défense, c’est l’enfermement, le bunker. Que fait
le parano ? Il a tellement peur qu’il s’enferme dans un bunker.
Pour rejoindre ce que tu disais tout à l’heure, dans le domaine des addictions, un autre
élément me paraît très important. De mon point de vue, la plupart des addictions se
montrent, s’exposent, s’affichent dans l’excès et la démesure en attente de réponses et de
reconnaissance de la part des autres et ne sont pas seulement une autodestruction.
S’autodétruire devant les autres en espérant secrètement une intervention de l’autre. C’est ce
qui fonde notre action. Je m’occupe de jeunes suicidaires depuis trente ans. Je pourrais me
demander de quel droit je peux leur dire de ne pas se suicider puisque tel est leur choix.
Non, ce n’est pas leur choix. L’un des ressorts inconscients fondamental du suicide est qu’en
voulant se défaire de cette vie, de ses problèmes, de ses difficultés actuelles, de ses
traumatismes et en reprenant le contrôle, on a l’impression de reprendre en main son destin.
On se défait de sa corporéité, de son corps, mais on le laisse en travers du chemin des vivants
pour mieux exister mort que vivant en hantant leur mémoire, en hantant leur tête, avec
notamment un ressort majeur qui est la culpabilité. C’est donc mourir pour exister. C’est
vouloir obtenir le sentiment, même posthume, que l’on existera davantage, y compris en
polluant la tête de ceux qui restent. Il faut prendre la reconnaissance en compte. Il ne faut pas
laisser le jeune qui est dans le coma éthylique dans un coin en disant qu’il va se réveiller,
qu’il suffit de le mettre en décubitus dorsal gauche, qu’il va vomir un peu et qu’il ira mieux.
Non, parce que secrètement, ce jeune comateux attend que l’on vienne vers lui et qu’on lui
demande ce qui lui arrive et pourquoi il se met dans un tel état. Qu’est-ce qui déborde en lui
qui l’amène à déborder devant les autres ? Cela me paraît très important. Il ne faut pas
laisser les gens se défaire sous nos yeux car ils attendent qu’on leur vienne en aide, même
s’ils n’en ont pas conscience et même s’ils le dénient avec la plus grande énergie si on le leur
dit.
Blandine Krysmann
Vous avez évoquez le fait que le passage à l’acte était différent pour les garçons et pour les
filles en soulignant qu’il y avait une forte augmentation chez les filles. Dans les maisons à
caractère social, on constate aussi cette forte augmentation. Le public féminin était plus
souvent présent auparavant en tant que victime. Il y a désormais un passage à l’acte qui est
même plus violent que chez les garçons. Comment expliquez-vous cette augmentation de
filles ?
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Xavier Pommereau
On élève nos enfants en gommant un certain nombre de différences. Aujourd’hui, les filles
s’autorisent à avoir les mêmes comportements que les garçons. Chaque début de semaine, je
reçois deux mineures adolescentes qui ont été retrouvées en coma éthylique ou
complètement éméchées, avec une bouteille de vodka. On n’observait pas ces
comportements il y a vingt ou trente ans. Les troubles évoluent avec les mentalités et les
modes de vie. Tout évolue ensemble. Par exemple, il y a trente ans, nous avons connu avec
Philippe les crises de spasmophilie à l’emporte-pièce qui saisissaient les cours d’école. On
faisait des enquêtes avec les infirmières scolaires à l’époque. Que se passait-il ? Manquaientelles de magnésium ou de calcium ? La forme d’expression des troubles a évolué et
aujourd’hui, elles se scarifient. La forme a changé, le fond n’a pas changé. Elle souffre, elle ne
sait pas comment sortir de cette souffrance, elle ne sait pas comment se soulager.
Philippe Jeammet
Ce n’est toujours une souffrance d’ailleurs. On se gargarise en France avec la souffrance. Ce
sont des tensions, des difficultés. On souffre quand on va bien parce qu’on se heurte à la
déception. Tous ces comportements sont une possibilité de malaise, mais aller bien suppose
tout de même de tolérer beaucoup de souffrances. La monotonie de la vie quotidienne n’est
pas drôle. On est trop dans le négatif, ce qui les renvoie à la passivité et à ces actions pour
exister. Leur capacité d’existence est même dans la force de leur malaise. Souvent, il est plus
facile d’être ainsi que de se battre pour affronter les autres, pour affronter des risques de
déception. C’est une vraie souffrance qui est évitée un peu par ces comportements.
Catherine Jutard
Bonjour. Ce matin, nous avons parlé un peu de prévention. Vous avez évoqué les rites de
passage qui existaient dans certaines tribus et qui sont un peu moins prégnants aujourd’hui.
En tant que parents et adultes accompagnant ces jeunes, est-ce que nous nous sommes
détachés de ces prises de risque qui sont évidentes à l’adolescence ? Si oui, pourquoi ? Dans
la majorité des cas, le jeune se développe aussi au sein de sa famille. Qu’est-ce qu’il faudrait
faire pour mieux l’accompagner dans le développement des compétences psychosociales ?
Comment dire à un jeune qu’il a aussi le droit à la différence, qu’il a aussi le droit de dire
non ? Comment peut-on accompagner les jeunes avec de nouveaux modes peut-être ?
Comment les accompagner dans ces rites de passage et dans la différence ?
Xavier Pommereau
Pour reprendre un mot qui a été utilisé tout à l’heure à plusieurs reprises, il faut remettre les
adolescents en position d’acteurs plutôt que de consommateurs passifs, en leur présentant
des choses qui seraient censées être bonnes ou profitables pour eux. S’ils les absorbent sans
envie et sans souffrance, ils finissent par être gavés, comme ils disent, puis en situation de
rejet. Il faut les mettre en position d’acteur, mais cela suppose qu’ils prennent des risques. Il
faut accepter qu’un petit enfant ait envie de monter dans un arbre. C’est dangereux de
monter dans un arbre, il peut se faire très mal. C’est dangereux de demander à des
adolescents de participer à la construction d’une estrade quand il y a une fête dans un
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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village. Ils peuvent se planter une écharde dans le doigt, ils peuvent se faire mal avec un
clou. Si on ne l’autorise pas à avoir cette place d’acteur, alors, il ne faut pas s’étonner qu’il
reste un consommateur désabusé. Que se passe-t-il dans nos villages lorsque les adultes
construisent l’estrade pour la fête ? Le groupe d’adolescents est à cinquante mètres en train
de boire des bières et de ricaner en disant que la fête va être nulle, parce qu’ils ne sont pas
impliqués dans l’affaire. Il faut les impliquer dans la vie, leur faire mettre la main à la pâte,
au sens propre du terme.
Les métaphores sont encore une fois très importantes. Quand on fait monter des adolescents
en bateau, on leur fait faire des quarts, comme les navigateurs et on leur fait fabriquer le
pain. Ils pensent au départ qu’il est facile de fabriquer du pain. Ils commencent en général à
pétrir rapidement, ils font une boule, ils la mettent au four et ils obtiennent une jolie miche,
mais dès qu’on la coupe, cette miche se délite complètement et la mie ne tient pas parce
qu’une pâte non malaxée, non pétrie s’émiette. C’est une très belle image de la valeur du
travail. Je vous assure qu’ensuite, ils ont envie de pétrir pour avoir du vrai pain, pour avoir
des tartines. Les métaphores sont très importantes. Dès l’enfance, il faut leur faire faire des
choses. Il faut arrêter de leur acheter des pizzas surgelées et autres. Ils peuvent fabriquer une
pizza tout seul. D’ailleurs, nous sommes très nombreux à le dire, dans les écoles, il faut les
faire participer à l’alimentation, à la manière dont on confectionne les choses. Cela nécessite
de se mobiliser et d’y croire.
Une participante, professeur dans un lycée du Maine-et-Loire
Dans notre établissement, nous ne sommes pas confrontés à la violence physique, mais à la
violence numérique. Des élèves s’excluent, se mettent sur leur ordinateur dès qu’ils rentrent
chez eux jusqu’à une heure très tardive pour jouer à des jeux vidéos dans lesquels ils vont
être les héros, où ils vont pouvoir se défouler et tuer jusqu’à plus soif, afin de pouvoir être
glorifiés. Nous avons également un autre cas où l’utilisation du numérique et des réseaux
sociaux permet de répandre des rumeurs et de proliférer des histoires qui détruisent à petit
feu nos jeunes. En tant qu’adulte et professeur, comment je peux faire passer un message ?
Comment je peux aider les jeunes à se sortir de ces situations de souffrance ? Ils font cela
parce qu’ils souffrent aussi. Comment puis-je les aider à mon petit niveau ?
Xavier Pommereau
En parlant avec eux de tout cela. Les adolescents sont d’accord pour parler avec nous. Ils
n’aiment pas que l’on essaie de leur faire penser des choses sans leur demander leur avis ou
que l’on essaie de les dissuader de certaines choses et qu’ils se sentent jugés dans la manière
dont ils pensent. Ils sont tout à fait d’accord pour discuter. Les groupes de parole que l’on
organise fonctionnent très bien. La parole circule autour de tous ces sujets. D’ailleurs, les
victimes autant que les agresseurs peuvent parfois s’exprimer dans un même groupe
étonnamment. Notre rôle d’adulte est d’être intermédiaire et de les aider à s’exprimer. Je
crois aussi beaucoup, comme Philippe, aux capacités des pairs à pouvoir en discuter entre
eux, à condition que les adultes leur offrent un cadre sécurisant et contenant pour le faire.
L’aide entre pairs existe et peut fonctionner si la communauté des adultes veille à leur définir
un cadre et à contenir pour éviter bien sûr qu’ils aient le sentiment de se débrouiller par euxmêmes sans le recours d’un adulte. Beaucoup de jeunes sont en quête de ce que l’on pense,
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de la manière dont on voit les choses et d’en discuter avec nous. Très souvent, on se dérobe
parce qu’on a peur soit de ne pas avoir le dernier mot, soit de ne pas correspondre à ce qu’ils
veulent. Si on est dans l’injonction, ils vont se braquer, mais ils sont tout à fait d’accord pour
discuter.
Vous avez raison, le harcèlement par Internet existe, tout comme pourrir le mur de l’autre
sur Facebook. Ce sont des nouvelles modalités d’attaque qui blessent des jeunes gens et qui
amènent certains d’ailleurs à avoir des conduites suicidaires. Tout cela est à prendre en
compte. Je parlais hier soir de GTA V, ce jeu ultra-violent qui a un succès retentissant dans le
monde. On ne pourra pas empêcher la diffusion mondiale de GTA V, mais on peut faire des
clubs de discussion avec des adultes sur le pourquoi de faire tout cela. On vole une voiture,
on tue le propriétaire de la voiture, on roule le plus vite possible en faisant le maximum
d’infractions possibles, on écrase un vieillard qui traverse la route, on écrase une dame qui
pousse son landau et on écrase le bébé, on le catapulte par-dessus le mur et on va même le
finir en la tapant avec un marteau. Un tel déchaînement de violence, de pulsions mérite
qu’on en parle. Plutôt que d’interdire formellement d’utiliser ce jeu, il faut en parler. À quoi
sert-il de jouer à ce jeu ? Qu’est-ce qu’on y fait ? Pourquoi on le fait ? Quel est le but ?
Pourquoi marque-t-on des points en écrasant un maximum d’adversaires ? Etc.
Il faut en parler avec eux. Il y a un déficit d’échanges avec les adultes et les parents ne sont
pas toujours les mieux placés pour avoir cet échange direct, mais au contraire, les autres
adultes, ceux qui comment vous dont partie de la communauté éducative ou aux adultes du
corps social.
David Launay, stagiaire Afocal
Vous parliez de communautés d’adultes, mais parmi les valeurs qui sont passées, certaines
sont très intéressantes pour les adolescents, proches de ce qu’ils vivent tous les jours, mais
d’autres, passés de façon massive par les médias ou autres, sont complètement
contradictoires et mettent une pression importante sur les adolescents, voire sur les adultes
et les enfants. Personnellement, je n’ai pas la télé et il y quelque temps, j’ai regardé la télé
pendant deux heures et j’ai été halluciné de voir la pression médiatique qui est mise sur la
consommation. À mon avis, c’est la base de beaucoup d’addictions. Plutôt que de savoir
comment en parler à ces adolescents, il faut aussi faire en sorte que les valeurs soient
communes, qu’elles ne soient pas consuméristes et pécuniaires. Cela pose la question de
savoir si les médias s’inspirent des pratiques des adolescents ou si les adolescents prennent
ce que donnent les médias.
Philippe Jeammet
Il y a une co-création constante. Tout excès suscite aussi son contraire. Il faut en parler.
L’excès va tout de même provoquer, chez la majorité, une prise de recul. Ne pas parler n’est
pas une solution. Nous sommes dans un monde plus ouvert, avec ses avantages et ses
dangers. Il faut leur montrer qu’ils ont la capacité de prendre de la distance par rapport à
telle ou telle chose. C’est ce qu’il faut travailler. La plupart n’est pas obsédée par l’idée
d’écraser des bébés et ce n’est pas parce qu’ils vont le voir qu’ils vont le faire. Ils vont même
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réagir un peu comme nous. À mon avis, il faut jouer sur ce dialogue, plus que sur un interdit
qui sera contourné et qui sera plus attractif parce qu’interdit.
Xavier Pommereau
Il y a trois jours, au JT de 20 heures de TF1 ou de France 2, il y a eu un reportage de trois
minutes sur la culture du cannabis dans le Colorado. Cela devient une sorte de contreinformation. Le lendemain, les adolescents viennent nous voir pour nous dire que le
cannabis est maintenant autorisé. Les impacts sont liés aux logiques de système.
Aujourd’hui, quand un journaliste veut faire un reportage, son rédacteur en chef lui
demande si le sujet est intéressant ou pas, c’est-à-dire s’il va apporter de la popularité, de
l’audimat.
Philippe Jeammet
Cela permet aussi d’en parler. Il ne faut pas partir battu. Il faut réitérer nos positions
tranquillement et y revenir incessamment. Souvent, on voudrait qu’ils cautionnent ce que
l’on dit, surtout les parents. C’est trop attendre. Cela viendra peut-être, mais des années plus
tard. Il faut maintenir la position, même s’ils semblent dire qu’elle est rétro. Il faut dire
pourquoi on a cette position et on la maintient. Il ne faut pas donner l’impression que l’on est
submergé et impuissant devant cet afflux. Il y a beaucoup de consommations, on est obligé
de choisir.
Isabelle Cassini
Merci, professeur. L’atelier touche à sa fin. Je tiens à remercier nos trois intervenants pour
leur participation, ainsi que le public pour la pertinence des questions posées.
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Session plénière 2
Regards et témoignages
pour prévenir les comportements à risque autrement
Suicide : le réseau Sentinelles, un filet de sécurité autour des personnes en
détresse
Philippe Snoeck, chef de division, département des affaires sociales de la province de Liège
Merci de m’accueillir en tant que représentant de la province de Liège. Merci aussi à
Monsieur le Maire et Conseiller général, Monsieur Tobie, à Monsieur Mémain-Macé, à
Madame Raniolo et aux adjoints au maire de m’accueillir. Les moments passés ont été très
riches et j’ai appris beaucoup de choses ce matin, de même qu’hier soir. Et surtout, je
commence à comprendre pourquoi Ancenis, dont la devise est la solidarité vraie, a obtenu la
Marianne d’or. Ce n’est pas par hasard, j’en suis convaincu.
Je vais vous raconter une histoire belge. Ce n’est pas très original et elle ne vous fera pas rire,
malheureusement.
Je représente un pouvoir public qui a élaboré un moyen d’action citoyen pour prévenir le
suicide en province de Liège. La formule est bien belle, mais quels en sont les tenants et
aboutissants ? Nous partons d’une déclaration de politique générale au niveau d’un collège,
d’un pouvoir intermédiaire qui est l’équivalent des conseils généraux français, donc, des
départements, et qui a des attributions dans le domaine social et dans le domaine de la santé,
entre autres. Depuis une vingtaine d’années, le département des affaires sociales vise à
améliorer la prévention du suicide au sein de notre population par le développement
d’actions de prévention, de soutien, d’information, d’actions de « post-vention » et aussi, de
prise en charge hospitalière. Nous avons commencé par la prise en charge hospitalière. Nous
nous sommes fondés sur les expériences de Monsieur Pommereau et de Monsieur Ladame,
dans leurs services, des Genevois, en Suisse et au fil du temps, nous avons essayé de tisser
un réseau. Le temps passe, nous avons commencé il y a près de 18 ans avec la « postvention » et nous en sommes arrivés à terminer par les actions vraiment citoyennes.
L’objectif de ma présentation est de vous expliquer assez brièvement pourquoi nous mettons
en place une action « sentinelle ». Vous devez vous dire que « sentinelle » fait penser à
l’armée, que cela doit être quelque chose d’un peu particulier. Pour nous, il s’agit d’essayer,
pour repérer les personnes présentant un risque suicidaire, d’avoir une approche de
proximité basée sur la solidarité. Je vais vous éclairer sur le contexte de mise en place des
réseaux de sentinelles dans la prévention du suicide. Qui sont les sentinelles ? Quel est leur
rôle ? Je vais tenter de vous l’expliquer, en sachant que nous luttons en priorité contre la
banalisation du problème du suicide et le tabou lié à la santé mentale en générale. Nous
voulons améliorer la connaissance des jeunes – et les moins jeunes – sur les ressources, sur
les dispositifs d’écoute, d’aide, d’orientation et de soins ambulatoires institutionnels ou
associatifs existants.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Nos actions, pour être pleinement efficaces, nécessitent une bonne connaissance réciproque
des partenaires du réseau et un accès facilité des personnes suicidaires à l’écoute et aux soins.
La démarche « Sentinelles » a un potentiel qui n’est pas démontré scientifiquement, mais qui
est un potentiel préventif, en tout cas, par rapport à des chiffres de suicides qui chez nous, en
Belgique, sont supérieurs à la moyenne européenne. Nous avons un taux de suicide, pour le
moment, de 19 pour 100 000, qui est au-dessus de la moyenne mondiale, au-dessus de la
moyenne française… Il y a un pays, au nord de l’Europe, qui nous bat en la matière. La
Finlande, la France et le Danemark sont encore un peu au-dessus de la moyenne mondiale
du taux de suicide, estimée à 14,5 pour 100 000 habitants.
En province de Liège, il n’y a pas réellement de régression du nombre de suicides. Nous en
avions enregistré 226 en 2004 et nous étions à 261 en 2009. Je vous rassure tout de suite :
notre action « Sentinelles » n’était pas encore en œuvre au moment où ces chiffres ont été
publiés.
Que sont les « sentinelles » ? Ce sont des adultes susceptibles d’être en contact avec des
personnes suicidaires. Pourquoi des adultes ? Parce que les adolescents sont des adultes en
construction dans une crise pubertaire : ils ont autre chose à faire que de se soucier en
priorité des problèmes et troubles de santé mentale de leurs coreligionnaires. Ils ont déjà
assez de travail avec leur quête d’identité. Les sentinelles sont des adultes d’au moins 18 ans
qui, par leur travail, par leurs activités bénévoles, par la place qu’ils occupent dans leur
milieu ou leur communauté, peuvent jouer un rôle dans l’aide à la détection de facteurs de
risques suicidaires. 70 % des personnes qui sont dans cette salle sont des enseignants ou des
personnes issues du milieu éducatif. Tout membre de l’équipe éducative au sens large, au
sein d’un collège, d’un lycée ou d’une haute école peut être une sentinelle. La place
qu’occupent ces adultes dans leur milieu ou leur communauté peut également être celle
d’animateur, mais aussi d’aidant naturel. Ils sont généralement choisis pour leurs liens
étroits avec des populations à risque. En matière de prévention du suicide, on considère que
les jeunes sont une population à risque, de même que les aînés et les hommes de la tranche
d’âge de 45 à 60 ans. On peut également identifier les membres des forces de police, les
personnes qui ont à leur disposition un moyen létal tel qu’une arme à feu, par exemple.
Pourquoi des sentinelles pour prévenir le suicide ? Depuis hier, nous parlons de manière
assez continue de l’isolement des personnes en difficulté, qu’il est malaisé de rejoindre. Nous
parlons aussi du sentiment d’impuissance, des croyances personnelles concernant le suicide,
de tous les mythes qui circulent, tels que l’idée selon laquelle celui qui parle de se suicider ne
le fera pas. J’ai lu hier un article intéressant, dans Le Monde, qui portait sur une étude réalisée
par l’Unicef et sur la statistique suivante : sur 22 500 enfants de 6 à 18 ans interrogés par
l’Unicef, 30 % ne connaissent pas d’adulte à qui se confier en milieu scolaire. Ce chiffre
interpelle sûrement les enseignants qui sont ici… 30 %, c’est tout de même une proportion
considérable. On nous dit qu’un jeune sur cinq a des problèmes d’intégration, que 5 % des
jeunes ont des personnalités à risque… Ici, on parle de 30 %. Je crois que tout un travail de
prévention, de réseautage doit pouvoir se faire.
Le projet « Sentinelles » provient du Québec. C’est un système préventif qui a été mis en
place il y a déjà une vingtaine d’années, de manière parcellaire, dans différents endroits du
Québec, qui a ensuite été repris par le ministère des Affaires sociales, là-bas, qui a été
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harmonisé, développé et qui a fait l’objet d’un cadre d’implantation. Ce dispositif pourrait
jouer un rôle préventif, couplé à d’autres initiatives. S’agissant de l’efficience, il est certain
que c’est un dispositif qui ne peut s’appliquer de manière isolée ; il doit faire l’objet d’une
mise en œuvre et d’une implantation progressive, réfléchie, dans un réseau cohésif et
cohérent – c’est très important.
L’objectif de « Sentinelles », à travers nos citoyens de plus de 18 ans, qui agissent sur la base
du volontariat et qui, en principe, ne doivent pas avoir vécu de près, récemment, une
tentative ou une expérience de suicide dans leur entourage, est de renforcer le filet de
sécurité autour des personnes suicidaires afin, idéalement, de réduire le nombre de
tentatives de suicide et le nombre de suicides en province de Liège. Je ne peux parler que de
ce que je connais et en province de Liège, les statistiques que j’ai évoquées sont assez
perfectibles. Je crois qu’il doit être possible, par une action soutenue et organisée, pas de
manière hiérarchique mais plus transversale, d’améliorer les statistiques.
C’est un défi, puisque l’efficacité n’est possible que par la mise en œuvre d’un continuum de
services, qui va de la promotion à l’intervention, en passant par la prévention. Nous avons la
chance, en province de Liège, de pouvoir nous appuyer un réseau psychomédicosocial de
qualité, qui peut assurer ce continuum et vers lequel les personnes en détresse identifiées par
les sentinelles pourront être orientées au moment opportun.
Comme à Ancenis, l’action du pouvoir politique n’est pas étrangère à cet état de fait. Nous
avons la chance, depuis trois législatures, d’être soutenus par les députés successifs en
charge du département des affaires sociales, dont madame Firquet, que je représente ici, est
le dernier élément. Elle a pris l’engagement, pour les six prochaines années, de continuer à
développer cette politique de prévention.
Avec les sentinelles, on parle de potentiel préventif ; c’est une plus-value en matière de
repérage, et c’est déjà bien. Au niveau de l’aide, en quoi cela consiste-t-il ? La sentinelle est là
pour vérifier concrètement et de manière pratiquement permanente l’état et le besoin d’aide
ainsi que la présence d’idées suicidaires auprès des populations à risque ou identifiées
comme telles dans lesquelles on a l’intention de développer une action. Vérifier l’état et le
besoin d’aide suppose de poser la question du suicide et donc, de dé-stigmatiser tous les
problèmes de santé mentale et d’adopter une approche directe : « as-tu pensé, penses-tu au
suicide ? » C’est une question difficile à poser, dans notre culture. Les Québécois, qui ont
initié ce mouvement, ont la chance d’avoir, au niveau légal, une règle relative au principe du
bon samaritain, selon laquelle tout citoyen, au Québec, qui décide d’aider son prochain,
même si dans son comportement, à un moment donné, il peut lui nuire, n’a pas à assumer les
conséquences pénales des actes qu’il pose. On encourage donc clairement le citoyen
québécois à aider son prochain. Chez nous, en Wallonie et en province de Liège,
culturellement, l’idée a mis un certain temps à faire son chemin, entravée par toutes les
notions d’éthique, de secret médical, toutes les notions liées à une certaine frilosité de parler
des problèmes de santé mentale. Nous le vivons depuis trois ans, depuis que nous tentons
d’implémenter le dispositif, mais avec le temps, nous constatons tout de même une adhésion
auprès des citoyens ; nous sommes en train de travailler sur les dossiers de sentinelles
citoyennes.
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La sentinelle vérifie, pose la question du suicide et si la personne ne pense pas au suicide,
elle l’informe quand même clairement des ressources, l’encourageons à demander de l’aide
si elle avait vraiment des problèmes. D’où l’importance de disposer d’un réseau
psychomédicosocial informé de l’existence du projet. Si, pour une raison ou pour une autre,
la sentinelle n’a pas posé la question du suicide – parce qu’elle n’en a pas eu le courage ou
l’occasion – mais qu’elle a tout de même des doutes par rapport à la situation de la personne,
entrent alors en jeu ceux que nous appelons des « intervenants désignés ». Ce ne sont pas des
citoyens, mais des professionnels du social, de la santé, qui, eux, vont répercuter au niveau
du réseau les impressions subjectives de la sentinelle par rapport à la personne qui a été
identifié comme potentiellement à risque et qui vont aider la sentinelle dans son
cheminement.
Si la personne a clairement répondu qu’elle pensait au suicide – « je vais me suicider la
semaine prochaine avec le fusil de papa, sur la place Saint-Lambert, à Liège » –, il est certain
qu’il y a urgence et que la sentinelle doit être préparée, en l’occurrence, par une formation
dispensée par nos bons soins, à réagir par un travail d’écoute. C’est surtout le travail
d’écoute qui est privilégié. La sentinelle n’est nullement obligée, en fonction des confidences
qu’elle aurait obtenues de la personne à risque, à aller plus loin et à communiquer de
manière totale les informations dont elle dispose. Elle peut aussi faire appel à l’intervenant
désigné, qui est professionnel et souvent mieux à même d’outiller la sentinelle. Il s’agit pour
lui de favoriser la demande d’aide, d’aller chercher plus d’informations, d’entrer en contact
avec la personne suicidaire, puisque c’est son métier et qu’il est formé pour cela. Il s’agit
aussi de soutenir la sentinelle, parce que la sentinelle a ses limites : elle ne doit pas se mettre
en danger par son activité de détection des personnes à risque.
Comment se passe l’implantation d’une sentinelle ? Cela peut sembler assez compliqué, dès
le moment où l’on n’est pas dans la phase opérationnelle. Cela suppose en tout cas, au
niveau du terrain, de prévoir une gamme de services pour les personnes suicidaires, qui est
une sorte de filet de sécurité pour les sentinelles, et qui est un préalable. Cette gamme de
services comprend un service téléphonique d’intervention de crise, que l’on appelle au
Québec la « ligne 24/24, 7/7 ». Un tel dispositif n’est pas facile à mettre en œuvre au sein
d’une province d’un million d’habitants et au départ d’un département d’affaires sociales.
Cela demande une longue réflexion et de très nombreux contacts avec différents niveaux du
réseau. C’est aussi prévoir l’intervention de crise face à face, l’hébergement de crise et le
suivi de crise. Il faut donc vraiment un arrimage entre ces dispositifs et le déploiement des
réseaux de sentinelles. À cet égard, les responsables d’implantation de réseau vont jouer un
rôle considérable.
En effet, la problématique du choix des milieux se pose. Il y a des milieux à risque.
Actuellement, nous travaillons dans la sidérurgie, dans la métallurgie, dans la police, chez
les agriculteurs. Nous commençons à travailler dans l’enseignant, nous travaillons au niveau
de la Croix-Rouge avec les bénévoles à domicile… Ce dispositif s’adapte à toute une
catégorie de cas de figure, dans la mesure où nous avons en face de nous des citoyens. Il est
clair que le fait qu’il ne s’agisse pas de professionnels facilite l’adaptation aux différents
milieux. Mais il faut surtout que ces milieux adhèrent au dispositif. Si vous entrez dans une
entreprise de 700 salariés, il faut d’abord que la direction de l’établissement soit d’accord
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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pour implanter un réseau de sentinelles en son sein, pour signer une charte de convention
avec notre organisation, qui prévoit, de manière précise et détaillée, les droits et devoirs de
chacun par rapport au développement du projet. En tout temps, les personnes suicidaires et
les sentinelles doivent donc avoir accès à des services et à du soutien. Il est toujours
intéressant de préciser qui fait quoi, quand, si c’est opératoire les jours ouvrables ou en
dehors des jours ouvrables, pendant les heures de bureau ou vingt-quatre heures sur vingtquatre… C’est un écueil que nous avons rencontré et qui justifie une information claire pour
les sentinelles.
Il y a 2 600 associations actives dans le domaine social en province de Liège, ce qui n’est pas
négligeable. Nous avons un site Internet, Aliss [Associatif liégeois du secteur social], qui ne
travaille que sur la délivrance d’informations à la population et aux professionnels relatives à
tous les types de services sociaux ou d’urgence existants sur le territoire de la province.
Je ne vous détaillerai pas toutes les étapes du cheminement de la sentinelle, parce que ce
serait trop long. Je vais essayer de vous donner une photographie de ce que nous faisons.
Comment recrutons-nous les sentinelles ? Si je prends l’exemple d’une école, d’un lycée, d’un
collège, cela commence par une rencontre avec la direction de l’établissement, avec les
centres psychomédicosociaux… Chez vous, il y a des infirmières scolaires. Chez nous, il n’y
en a pas ; ces centres PMS pourraient en être l’équivalent, ou bien les centres PSE. Vous avez
des conseillers en éducation, chez nous, il y a toute une série de personnels dont les rôles et
fonctions s’apparentent aux leurs, mais avec d’autres vocables. Les syndicats jouent
également un rôle prépondérant, puisqu’il s’agit d’une action transversale. Il n’est pas
question qu’après acceptation du principe de mise en œuvre d’un dispositif « sentinelle »,
celui-ci soit récupéré par la hiérarchie scolaire. Le directeur d’établissement adhère, avec le
comité local que l’on a mis en place, accepte la mise en œuvre d’un dispositif, mais ne le
maîtrise pas, lui, en tant que hiérarchie. Il s’agit bien d’un système transversal où la femme
d’ouvrage – que vous appelez ici, je crois, technicienne de surface –, le personnel technique,
les chauffeurs, les employés de l’administration, les bibliothécaires… sont tous éligibles à la
fonction de sentinelle sur base volontaire, une fois que l’on met en place le dispositif au
niveau scolaire. Finalement, il n’y a que les élèves qui ne peuvent pas jouer le rôle de
sentinelle dans le dispositif, vu leur âge, puisque chez nous, on entre dans le secondaire à 12
ans et l’on va dans les hautes écoles jusqu’à 21 ou 22 ans. Une clause prévoit l’assistance aux
étudiants de la part du personnel éducatif, mais la réciproque n’est pas vraie.
Nos sentinelles ont une entrevue de sélection. Nous leur demandons pourquoi elles se
portent volontaires. Est-ce parce qu’elles ont été traumatisées un jour à titre personnel par un
événement de vie ? Est-ce parce qu’elles ont en elles ce souci de l’autre, cher à Michel
Walter ? – qui est brestois, que je rencontre fréquemment et qui m’entretient régulièrement
du souci de l’autre… Cela demande à être sérié pour s’assurer que le profil de la personne,
dans le face à face, sera jugé pertinent par l’équipe. Nous remettons également un autoquestionnaire à la sentinelle, qui permet de renforcer l’opinion que l’équipe va se faire. Une
rencontre a également lieu avec les responsables de sélection pour clarifier les éléments sur la
base du questionnaire.
Une fois passé cet écueil de l’entretien de sélection, on en arrive à la formation proprement
dite. Ce n’est pas un élément qui prend beaucoup de temps par rapport aux formations
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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traditionnelles : nos sentinelles sont formées sur deux demi-journées, soit un total de sept
heures, par des binômes de formateurs. Les formations sont des formations accréditées par
l’Association québécoise de prévention du suicide, qui maîtrise ce type de formation depuis
un certain nombre d’années. L’approche expérientielle, au niveau de la formation, permet au
participant, candidat sentinelle, de se rapprocher le plus possible du rôle et des actions qu’il
aura à poser après la formation. En ce sens, nous expérimentons des jeux de rôle, des mises
en situation, des discussions, des moments de réflexion sur soi. Lorsque la sentinelle sort de
la formation, avec un processus décisionnel qui lui a été suggéré, nous ne la laissons pas
tomber pour autant. Les groupes sont composés de six à douze personnes ; il y a deux
formateurs, donc un binôme, et nous prenons ensuite en charge un soutien de ces sentinelles.
Ce soutien prend la forme d’un suivi de « post-vention » qui leur est destiné, d’activités de
formation continue ou de reconnaissance, parce qu’il est toujours utile de reconnaître en
quelqu’un certaines qualités. Cela ne coûte rien et cela fait du bien… Il y a également des
bulletins de liaison et du réseautage. Le réseau est essentiel. Sans réseau psychomédicosocial,
pas de sentinelles. Il est inutile de tenter de ce type d’expérience en vase clos : c’est voué à
l’échec.
Vous me direz que ce que je vous décris est bien beau : votre principe de sentinelles, le
contenu de la formation, le rôle de la sentinelle, l’influence des valeurs, le repérage des
personnes, la vérification de la présence du risque suicidaire, la vérification de l’urgence, la
transmission de l’information, l’accompagnement, la nécessité de prendre soin de soi… Mais
est-ce que cela marche ? Je n’ai pas de preuve que cela marche, mais mes amis québécois, qui
ont réalisé une évaluation sur la durée, m’ont dit qu’en tout cas, cela ne nuisait pas. C’est
déjà une bonne nouvelle… Cela ne nuit pas et de plus, le Québec a réussi à diminuer son
taux de suicide de manière très spectaculaire en dix ans, grâce entre autres à la mise en place
de réseaux de sentinelles dans différents milieux. Mais grâce aussi à d’autres dispositifs. Je
vous parlais de l’écoute téléphonique 24/24, 7/7. Il y a aussi des formations aux bonnes
pratiques en intervention de crise pour les professionnels. Il est très important que les
professionnels appréhendent de la même façon toute une série de phénomènes dans leur
pratique, qu’ils mettent les mêmes mots sur les mêmes maux. C’est une nécessité évidente.
La mobilisation dans les collèges est également un facteur important. Au Québec, cette
mobilisation dans les collèges est systématique, par rapport aux sentinelles, et elle est
appariée à la mise en place de dispositifs de promotion de la santé mentale positive. C’est
une approche de la santé mentale où l’on parle positivement, où l’on est dans la résilience,
dans l’estime de soi, l’affirmation de soi. Il s’agit d’une image assez éloignée de la conception
un peu caricaturale que l’on a de la santé mentale. Et nous collaborons actuellement avec les
Québécois à la mise en place, dans l’enseignement provincial, d’un dispositif de promotion
de la santé mentale positive couplé à un dispositif Sentinelles.
Lorsque l’évaluation sera disponible, je viendrai vous la présenter avec plaisir. Mon ami
Jérôme Gherroucha, qui est dans la salle, n’a pas pu vous parler, faute de temps. Mais il
pourra vous exposer plus clairement les projets d’école quand il viendra, dans deux ans –
puisqu’il faut attendre deux ans, à moins qu’il soit invité avant –, évoquer le réseau
Openado, chez nous, qui est plus spécifiquement dédié aux jeunes de 12 à 20 ans, le
dispositif Sentinelles étant, lui, destiné aux jeunes et aux moins jeunes.
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Si vous avez des questions, n’hésitez pas à venir me voir : je suis là jusqu’à demain. Je rode
dans les environs avec les organisateurs et ce sera avec plaisir que je vous répondrai, que je
vous donnerai des liens, des informations. Je ne sais pas si nous sommes les seuls à le faire,
mais nous sommes en tout cas les seuls à être accrédités pour dispenser les formations
Sentinelles en prévention du suicide sur base d’une accréditation québécoise. L’essentiel est
surtout d’être solidaires.
Quelques mots pour finir : proximité, solidarité, redéploiement sont des termes très
importants pour ces dispositifs. La démocratie participative également, dont vous êtes tous
convaincus, sans doute, que c’est un élément majeur qui doit permettre de rendre au citoyen
la place qui est la sienne dans la société. L’intergénérationnel est également très important
dans un dossier Sentinelles. Et je terminerai en disant qu’il ne faut surtout jamais oublier ce
souci de l’autre, qui fait l’essence de notre action et qui me permet d’être fier de pouvoir
aujourd'hui être devant vous pour vous remercier du rôle que vous jouez tous les jours avec
cette préoccupation de vos semblables. On sait que c’est naturel chez la plupart de citoyens
et que cela nous aide à croire en un avenir où ces statistiques, qui sont toujours
catastrophiques à notre niveau, qui le sont un peu moins en France, soient amendées par une
action de proximité, une action d’écoute où clairement, les mots sur les maux vont permettre
aux personnes isolées de franchir le pas, aux lesbiennes, aux gays et aux transsexuels de ne
plus être stigmatisés ou harcelés, comme il en a été question ce matin…
Des propos m’ont profondément émus, notamment au sujet de l’immolation d’un jeune, qui
est présent ici. Nous rencontrons aussi chez nous, de plus en plus, des problèmes de cyberharcèlement qui ont comme conséquence des passages à l’acte. Et comme il l’a été dit ce
matin, la souffrance d’une auto-immolation par rapport à la souffrance que l’on ressent
quand on est harcelé, c’est finalement peu de choses.
Je vous remercie pour votre écoute et j’espère n’avoir pas été trop brouillon, parce qu’en
aussi peu de temps, il était difficile de creuser davantage. J’aurais pu passer quatre heures à
vous détailler tous les éléments. Je n’ai pas eu l’occasion de le faire. Si vous en souhaitez
plus : Cellule provinciale de prévention du suicide, e-mail : « [email protected] ».
Nous avons une brochure destinée aux enseignants que je peux vous envoyer. Elle leur
permet de poser les premiers gestes et de réagir immédiatement au cas où ils auraient des
doutes au sujet de comportements d’élèves. Elle a été publiée et elle est téléchargeable sur le
site, librement. Elle a été actualisée et est à votre disposition. Nous pouvons aussi venir vous
la présenter dans les collèges et les lycées, si vous le souhaitez.
Dominique Dahéron
Merci. Deux témoignages personnels vont maintenant nous être présentés. Le premier est
celui de Renaud Hantson, que vous avez peut-être vu sur scène avec Starmania, et qui va
nous parler de sa propre histoire, de son propre vécu autour de l’addiction à la drogue.
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Addictions et showbiz : la descente aux enfers d’un artiste
Renaud Hantson, auteur-compositeur-interprète, Paris
Bonjour. Il est très stressant pour moi d’être ici. Les lunettes que je porte ne visent pas à faire
« rock star » : ce sont des lunettes pour lire. Parce que le problème de la cocaïne, c’est qu’audelà de « défoncer la tronche », cela enlève des neurones et cela fait perdre la mémoire. Je
vais donc utiliser quelques feuilles, juste pour me souvenir de ce que je voulais vous dire. Je
n’ai pas du tout l’habitude de m’adresser à des professionnels, à des gens qui sont soit profs,
soit médecins, surtout que je ne vois pas tellement ce que l’on peut dire de plus que ce qu’ont
dit Laurent Karila, Alain Morel ou Philippe Jeammet…
J’ai relevé, dans l’exposé d’Alain Morel, l’équation E = SIC. En anglais, « SIC », cela s’écrit
avec un « K » en plus : « SICK », et cela veut dire : malade. Et moi, je me sens malade depuis
dix-huit années. Je serai donc le vilain petit canard de ces journées sur le sujet, parce que j’ai
rechuté à la fin août, après une rupture, alors que cela fait des années que je veux arrêter la
drogue. J’ai compris très vite que je n’étais pas programmé pour me droguer : ma mère m’a
bien élevé. Certes, je suis l’enfant d’un divorce… Mais il y en a plein. Je fais du rock depuis
que j’ai 6 ans, je suis prix d’excellence de conservatoire – c’est toujours très chic à dire… Cela
ne sert à rien, mais cela fait chic. J’ai dix albums solo, des participations dans Starmania,
j’étais le chanteur fétiche de Michel Berger, qui disait que j’étais la plus belle voix de ma
génération. Ça aussi, ça fait chic… Ensuite, j’ai joué James Dean dans La Légende de Jimmy, j’ai
fait Notre-Dame-de-Paris, j’ai mes albums à moi, deux groupes de rock. Cela ne m’a pas
empêché de croiser le chemin de gens… Ma maison de disque m’a mis au chômage, en 1995,
en me disant que nous allions faire une année de break et revenir plus forts, alors que nous
étions en plein succès. C’est arrivé deux ans après la mort de Michel Berger. Cela faisait dix
ans que je refusais la drogue qui tourne dans le show business. Et là, je n’étais pas bien, je ne
chantais pas, je « m’emmerdais ». Donc, je sortais tous les soirs, je buvais beaucoup – ce dont
je viens de parler avec Laurence Cottet, qui interviendra après moi. Mais je n’étais pas addict
à l’alcool. J’avais une consommation d’alcool festive. Je ne savais pas que j’avais cette
propension à l’addiction avec la drogue. J’ai commencé à prendre de la cocaïne. Les deux
premières fois, cela ne m’a rien fait du tout : ça m’a piqué le nez… Je me suis dit : « c’est
vraiment de la merde… » La troisième fois, cela m’a fait une sorte d’effet sexuel. J’ai senti
une espèce de « truc », comme ça… Cela fait dix-huit ans que je cours après cela, après cette
sensation que j’ai eue la troisième fois. Avec de nombreux arrêts, de nombreuses rechutes. Je
suis un cas d’école, parce qu’en fait, il y a une addiction au sexe et une addiction à la drogue,
et une addiction à la musique, heureusement.
Je voudrais témoigner pour vous dire que j’ai 50 ans, que je fais partie de cette génération à
qui l’on disait : « la cocaïne, c’est pas grave. T’arrêtes quand tu veux, c’est une drogue
psychologique. » Alors, à vous qui êtes profs ou médecins ou… je ne sais pas exactement ce
que vous êtes, je me sens totalement en décalage avec ce qui a été dit depuis hier soir. Et en
même temps, c’est pas mal, de casser le rythme et de faire autre chose. C’est ce que je fais
dans un festival de musique et c’est exactement ce que je vais faire dans ce festival de
prévention des addictions : je vais faire autre chose. Par contre, je ne sais pas où je vais…
Mais on va y aller.
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Moi, ce qu’on m’avait dit, c’est que ce n’était pas grave, que c’était psychologique, donc,
qu’on arrêtait super facilement. Non, non, non… C’est encore plus « galère ». Bien sûr, on
n’est pas ferré physiquement comme avec l’alcool ou l’héroïne. Ce n’est pas complètement
pareil. On risque quoi ? Une bonne dépression nerveuse, des crises d’angoisse, quand on
arrête…, ce que j’ai fait X fois. Pourtant, j’ai été malade avec les trois alcools principaux.
J’ai pris une cuite au whisky – au Chivas –, à RTL, pour fêter la sortie de mon premier album,
quand j’avais 18 ans. C’était Satan Jokers, le groupe de hard rock avec lequel travaille
Laurent Karila, qui a fait les textes des deux derniers albums des Satan Jokers – je le dis pour
les fans du Hellfest, qui est juste à 50 kilomètres, et également, pour les non-fans que nous
avons réussi à convaincre, tout à l’heure… Et ils sont nombreux, croyez-moi. Mais ils ne
savent pas non plus pourquoi ils sont contre. Donc, nous n’avons pas eu de mal à les
convaincre qu’en réalité, c’était bien. La vodka, c’était à Europe 1, deux ans après. Et j’ai fini
avec le pastis. Le pastis se vomit moins que les deux autres. Je suis juste allé dégueuler une
fois alors qu’avec les autres, j’ai vraiment vomi toute la nuit.
Vis-à-vis de la drogue, un bassiste du groupe Satan Jokers est mort dans les années 1980 – j’ai
formé ce groupe dans les années 1980 avant de le remonter et de le reformer en 2009 – parce
qu’il avait pris vingt-cinq ans d’héroïne. Malgré cela, on se croit toujours plus fort que ce qui
arrive aux autres. Quand je suis tombé sur le chemin de la cocaïne, la drogue, pour moi, cela
évoquait surtout l’héroïne, la drogue qui s’injecte. Je me disais que c’était de la drogue dure,
celle qui se pique par intraveineuse, ou qu’on peut aussi sniffer par le nez. Mais je pensais
que ce n’était pas grave. Si, si, c’est grave. Je ne vais pas arrêter de le dire. Et malgré la mort
de proches, dont celle du bassiste des Satan Jokers, la crainte n’est jamais assez grande, pour
certaines personnes comme moi, qui ont pourtant une propension à l’addiction. Mais je ne le
savais pas. On se sent toujours plus fort que ce que les autres ont vécu. Et on a tort.
J’ai cédé en 1995, deux ans après la mort de Michel Berger. Sans être moralisateur, je
voudrais avoir un discours qui est une espèce d’aveu. J’ai gaspillé de nombreuses années et
aucun de mes doutes existentiels et professionnels n’ont trouvé une solution dans la drogue.
Aucun. Tout ce que j’ai fait, c’est être absent des radars et laisser la place à des mecs qui
chantent plutôt moins bien comme Pagny et Obispo. Vous ne direz pas que j’ai dit cela, bien
entendu... Parce que j’aurais pu ajouter Calogero, aussi.
Très souvent, les addicts ont à peu près les mêmes expériences, mais on ne met pas les
mêmes mots sur le vécu et les sensations. J’ai écrit un premier bouquin. D’ailleurs, tout à
l’heure, je ne servais à rien. J’ai fait de la figuration : comme je n’étais pas intervenu, mon
bouquin n’intéressait absolument personne. Maintenant, je vais en vendre 300… J’ai écrit un
deuxième bouquin, Homme à failles. J’ai écrit le premier, Poudre aux yeux, sous l’impulsion de
Laurent Karila, avec qui j’ai fait un an de thérapie à Villejuif, là où il travaille. Nous en avons
profité pour avoir une relation très fraternelle, ce qui contredit l’idée qu’il ne faut pas avoir
une relation avec son psy. Nous avons eu une relation très rapidement fraternelle et, comme
il le dit lui-même, de neurones miroirs, ce que je trouve très élégant et très beau. Et c’est
assez exact, en fait. Sauf que lui, ne se drogue pas. Mais il connaît bien la question, quand
même… En trois séances, il m’avait donné toutes les clés. Et j’avais remarqué quelque chose :
derrière lui, dans son cabinet, à Villejuif, il y a une sorte de tableau avec un labyrinthe. Il est
fait de traits de drogue, ce que l’on appelle des « rails ». Les rails, c’est ce qu’on sniffe. Des
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rails de coke, comme dans Scarface, comme dans tous les films qui évoquent le sujet. Ce
labyrinthe, on le regarde et on se demande comment en sortir. Il est écrit, également avec de
la poudre : « au début, je pensais maîtriser et j’ai rien vu venir ».
Je n’ai pas l’habitude de m’adresser à des professionnels ; je m’adresse plutôt à des étudiants
ou à des enfants, à qui je pourris vraiment le moral, en fait. Je pense que je suis un assez bon
exemple pour ne pas avoir envie de toucher à cette drogue que l’on dit « festive » et qui en
fait, très rapidement, n’est absolument plus festive. Et pourtant, je vous dis cela à un moment
de ma vie où le singe sur l’épaule est hyper présent. Hyper présent… Pour moi,
émotionnellement, en étant là aujourd'hui, je ne me sens pas du tout un usurpateur ; je me
sens complètement à risque. Vous parlez de cela et en vérité, cela peut me faire monter ce
que l’on appelle un craving. Je vais rentrer à Paris et si ça se trouve, j’aurai envie de me
défoncer. Ce n’est pas logique, vu que je connais tous les tenants et les aboutissants de cette
drogue, que je sais que cela va dans le mur, que les cycles sont de trois heures et que donc, je
vais mettre une éternité à sniffer. Et qu’en définitive, cela n’a plus de sens, pour moi ; aucun
sens.
Il faut bien expliquer aux jeunes générations que ce que l’on dit sur cette drogue et toutes les
drogues de synthèse qui imitent la cocaïne, c’est vraiment une énorme merde. Parce que
même si l’on dit que c’est quelque chose de psychologique, jusqu’à preuve du contraire, c’est
tout de même notre cerveau qui dirige le reste. Les médecins en ont beaucoup mieux parlé
que moi. Il y a toujours une partie de mon cerveau qui se souvient de la super entrecôte /
frites que j’ai mangée un jour à l’Hippopotamus – pour donner un exemple de restau nul…
mais où c’est quand même très bon : pour manger de la viande, c’est sympa… Et il y a une
partie de mon cerveau qui, au-delà de l’entrecôte / frites, se souvient d’un truc absolument
redoutable, c’est qu’en 1995, il a découvert une sorte d’excitation physique avec la drogue,
avec la coke. Cette partie de mon cerveau se trouve je ne sais pas où. Karila nous l’expliquera
avec des croquis et de beaux dessins, qui n’ont d’ailleurs pas suffi, au début, à m’écœurer de
la chose. Lorsque je suis allé voir Laurent en thérapie, il m’a dit : « pour toi, je vois un truc
très simple : un arrêt complet ». C’était la première séance de thérapie que je faisais à
Villejuif. Je lui ai dit : « ah non, mais ça, c’est pas possible ! Ça va pas être possible ! » Au
bout d’un moment, j’ai compris qu’en fait, il fallait pour moi une réduction des risques. C'està-dire que vous avez affaire à un survivant, qui a pris des quantités de poudre, parce que je
suis chanteur. Alors, c’est facile : il faudrait que je change de métier pour ne pas avoir affaire
à cela. Il va falloir que j’apprenne, dans les années qui viennent, à verrouiller l’entourage.
C'est-à-dire à dire aux gens avec qui je travaille parfois : « s’il te plaît, ne m’en parle plus. Ou
ne le fais pas devant moi, parce que cela va me donner envie. »
C’est pour cela que j’ai autant d’admiration, et je l’ai dit tout à l’heure à Laurence, pour les
gens qui arrêtent la clope, qui arrêtent la cigarette ou qui arrêtent l’alcool. Parce que pour
l’alcool et la cigarette, il y a un dealer tous les deux cents mètres. Alors que pour moi, c’est
compliqué. Sauf que le problème, c’est que quand tu fais musicien, non, ce n’est pas
compliqué. Parce que pour les gens de ce métier, c’est d’une banalité absolue. Quand ils font
un apéritif, ils boivent un coup mais sur un coin de table, ils vont faire un rail de poudre. Ben
ouais, c’est normal, on est dans le show business ! Et moi, comme un con, j’ai trouvé ça
normal. Et en fait, ce n’est pas normal.
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Voilà. C’était le discours d’un survivant. Je pourrais vous dire quelques petits trucs dans le
désordre. Déjà, je suis très fier de ce que nous avons fait avec Laurent Karila, du travail que
nous avons fait avec le groupe Satan Jokers. Je voudrais remercier également la dame de la
Mildt qui est là, la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, qui a
validé notre projet. C’est un album d’un groupe de hard rock – c’est pour ça qu’avec Laurent,
nous n’arrêtons pas de se faire ça : Hellfest… –, qui s’appelle AddictionS, que je ne saurais
que trop recommander si vous en avez marre que vos enfants écoutent du rap et si vous
voulez qu’ils écoutent de la vraie musique.
Quelques conneries, dans le désordre. La prévention, je crois que c’est ce qui me donne la
force de me lever tous les jours, aujourd'hui, avec la musique, bien entendu. Faire de la
prévention… Sans aucune critique, avec tout ce qui a été dit, que j’ai trouvé admirable… Je
suis fan de monsieur Jeammet et de monsieur Morel. Mais fan ! J’ai bu leurs paroles, je me
suis délecté de ce qu’ils ont dit. Je trouve qu’ils sont tellement dans une espèce de justesse
émotionnelle, d’explication admirable de ce qu’est l’addiction. Mais la prévention, c’est aussi
ce qui me donne la force de me lever, maintenant. Je fais un métier que j’aime passionnément
mais il paraît que quand on est passé près de la mort, l’envie de vivre se décuple. En fait,
moi, à chaque fois que j’ai pris de la poudre, je ne me suis pas rendu compte que je risquais
ma peau. Parce que c’était lourd, ma consommation. C’était juste deux ou trois fois dans la
semaine. C’est cette espèce de truc un peu festif que l’on fait au début. On se dit : « c’est le
week-end, c’est pas grave… » C’est comme les gens qui boivent un coup le week-end. Ils se
mettent minables et puis ils se disent : « bon, ça va… Je vais conduire ma bagnole, je vais
rentrer de boîte, je suis raide défoncé à l’alcool, mais ça va… C’est le week-end ! » Moi, j’ai
commencé comme ça. Le problème, c’est qu’après, comme je voulais être sûr d’avoir de la
came pour le week-end, j’allais en acheter en milieu de semaine. Et puis j’avais envie de
vérifier ce qu’il y avait dedans. Alors, ce n’était plus que le week-end : c’était aussi à la moitié
de la semaine… Et comme j’avais fait une grosse entaille à la moitié de la semaine, il fallait
j’aille en acheter pour le week-end.
« La drogue », comme dirait un grand philosophe qui s’appelle Jean-Claude Van Damme,
« c’est pas bien, la drogue ». Je ne sais pas si j’imite très bien l’accent belge, mais moi, j’ai vu
Van Damme faire un truc extraordinaire. On a compris que le mec avait vécu des blackouts.
Moi, j’ai été dix-huit ou dix-neuf ans en dehors des médias. C’est pour ça que je vous ai dit
que j’avais laissé la place à d’autres. C’est eux qui gagnent du pognon, mais le meilleur, c’est
moi. Van Damme a dit un truc assez marrant. Quand il parle de ses années de fuite en avant,
il dit : « la drogue, c’est pas bien, la drogue… » Je trouve qu’il n’y a rien de mieux. Ça résume
tout. C’est vrai : la drogue, c’est pas bien, la drogue. Il a raison. Moi, je suis pour Van Damme
au pouvoir…
Tout ça pour dire que je suis arrivé à ce constat : à un moment, j’ai pensé que rien ne
remplacerait la cocaïne, pour moi, et que c’est pour ça que ce genre de substance existe. Parce
qu’on ne peut pas la remplacer, justement… On sait qu’on se fait du mal, mais on continue
quand même. Ça, c’est vraiment la base de l’addiction. Et j’ai compris que j’étais malade. Et
je boucle la boucle pour dire que E = SIC mais que si on l’écrivait : E = SICK et non pas SIC, ça
voudrait dire : E = MALADE. Ce que je veux faire passer, quand je parle de ça, c’est que c’est
une maladie. Et je me sens malade, des fois. Et c’est cyclique.
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Laurent m’a dit : « il y aura des rechutes, il y aura des faux pas… » Ouais, mais ça fait chier,
quand même. Quand ça fait déjà plusieurs années… Parce que c’est le deuil qui est
compliqué à faire. Le deuil de se dire : « je ne connaîtrai plus cette espèce de petite
excitation… Par quoi je vais remplacer ce bordel ? » Et pourtant, je récupère toutes les
merdes qu’on peut récupérer quand on a fait dix-huit ans de connerie avec le nez : il y a de la
végétation, je fais de l’allergie. Il y a une clim dans une chambre d’hôtel, je suis malade le
lendemain. Je donne des cours de chant dans mon école, à Paris, les mercredis et vendredis.
Quand quelqu’un est malade, je chope la maladie à la puissance 10 000. C'est-à-dire que j’ai
absolument violenté toutes mes voies respiratoires pendant dix-huit années. Et pourtant, je
suis chanteur… Par contre, croyez-moi, quand je chante, ça ne s’entend absolument pas. J’ai
récupéré, en termes d’émotion et en termes de technicité, une force que je n’avais pas avant.
C’est peut-être l’énergie du désespoir… Je n’en sais rien…
Moi, au contraire du désespoir, j’ai envie de donner de l’espoir à tous les addicts qui ont pu
lire mes bouquins ou à tous ceux qui peuvent écouter l’album AddictionS, ou aux gens qui
sont là – bien que là, je ne pense pas qu’il y ait grand-monde à risque, ce qui me dérange.
Parce que j’ai plus l’habitude de parler à des gens que j’essaie de prévenir…
Je vais m’arrêter là. C’était pas mal… ?
Dominique Dahéron
Merci, Renaud Hantson, pour ce témoignage… Et la prochaine fois, vous viendrez chanter
ici…
Autre témoignage, celui de Laurence Cottet. Laurence Cottet était ici hier soir. Elle a
témoigné devant les familles, elle a parlé d’alcoolisme précoce, de l’alcoolisme qu’elle a
connu, très jeune. Aujourd'hui, elle nous parle de l’alcool au féminin : de l’alcoolisme
mondain à l’alcoolisme tout court. Laurence Cottet, pouvez-vous nous dire comment tout
cela est arrivé ?
Alcool au féminin : de l’alcoolisme mondain à l’alcoolisme tout court
Laurence Cottet, ex-dirigeante d’un grand groupe français, Crest
Avant de commencer mon témoignage, je veux vraiment remercier Renaud de nous avoir
parlé avec des mots aussi simples et si sincères, de reconnaître qu’il a replongé en août. Ce
n’est pas facile. Ce n’est pas facile de le dire. Merci, Renaud, parce que quand on est malade,
et j’insisterai sur ce terme de « maladie », qu’importe le produit. Lui, c’est la cocaïne. Moi,
c’est l’alcool, mais je le cumulais avec la cocaïne, avec la nourriture, parce que j’étais
boulimique – c’est une autre forme d’addiction… Il n’est pas facile de reconnaître cela et
replonger fait partie du cheminement. Alors, merci, Renaud pour ta sincérité.
J’ai relevé dans ton propos trois points communs avec mon parcours et une différence. Le
premier point commun, c’est que nous ne savions pas, tous les deux. Nous avons le même
âge : 50 ans pour toi, 52 ans pour moi. Nous ne savions pas. Nous n’avons pas été prévenus.
Nous avons eu une enfance agréable, et je ne me souviens pas que dans mon cadre familial,
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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mais également à l’école et ensuite, en fac, je ne me souviens pas que l’on m’ait dit :
« attention, l’alcool, ça peut être dangereux ». On ne me l’a pas dit. Le deuxième point
commun, c’est l’âge ; j’en ai parlé. Le troisième, c’est le terme de « galère », que tu as
employé. Effectivement, quand on est malade par rapport à un produit, quand on est addict,
on est dans la galère.
La différence, par rapport au témoignage de Renaud, c’est que j’ai cette très grande chance
de pouvoir vous dire : je suis alcoolique, abstinente depuis cinq ans. Je ne suis pas à l’abri
d’un faux pas. Je prendrai l’exemple de ce midi. Nous avions un cocktail très sympathique,
très chaleureux – merci à la ville d’Ancenis… La première chose que je vois, lorsque j’entre
dans la salle de restaurant, c’est la bouteille de vin. Je suis alcoolique et je resterai toujours
fragile.
Comment suis-je devenue alcoolique ? Hier soir, j’ai témoigné et j’ai longuement insisté sur
mon enfance, mon adolescence. J’irai d’ailleurs plus vite là-dessus. J’ai commencé à boire à
15 ans, dans des groupes de jeunes, pour faire pareil que d’autres. Sauf que j’étais la
« tchiotte », que j’étais mal dans ma peau, mal dégrossie. Et je buvais, voilà. Je trouvais cela
très doux, très sucré… Mon cortex préfrontal n’était pas formé et donc, l’alcool pénétrait plus
vite mon cerveau. Mais tout cela, je ne le savais pas. Et je labourais le terrain du cerveau à la
dépendance, plus tard. Je commence vraiment à boire de manière excessive à l’âge de 25, 26
ans. Je fais un beau mariage, dans le beau monde et parallèlement, j’ai une belle carrière
professionnelle. Très vite, je tombe dans l’excès, avec mon mari. L’excès, je pense que
beaucoup comprendront, c’est cinq à six verres ; c’est mondain, c’est festif, c’est culturel.
C’est chouette, on fait la fête… On ne conçoit pas de faire la fête sans alcool. Je suis dans
l’excès jusqu’à 35 ans. J’ai le vin extrêmement gai, donc j’amuse la galerie. Par contre, j’ai
mon mari, qui est toujours là pour me cadrer. Jusqu’au jour où il n’est plus là. Je le perds à 35
ans, des suites d’un cancer, en quatre mois de temps. J’ai cette douleur extrême que cause la
mort, ce vide affectif, cette tendresse. Et ce deuil, je le gère mal. Je m’enferme et très vite, je
descends à la cave – Pierre était un homme de la Loire et vous avez de très bons vins…
J’ouvre une bouteille, la plus belle, la plus jolie, pour moi toute seule. Et je trouve là le
meilleur pansement, le plus facile que l’on trouve sans ordonnance, pour soigner ma
souffrance. De 36 à 48 ans, je tombe extrêmement vite de l’excès à la dépendance. Pendant
dix ans, je suis tous les soirs – je vous le dis droit dans les yeux – étendue, ivre, aux alentours
de 20 h.
J’aborde maintenant l’alcoolisme féminin, à col blanc, celui que l’on cache. Surtout lorsque
l’on est une femme. Parallèlement à cet alcoolisme solitaire, puisque je suis chez moi, seule,
dans le deuil, j’ai une carrière professionnelle. Je gravis les échelons : je suis rédacteur,
responsable, directeur, secrétaire général et là s’ouvrent à moi, le midi et le soir, les repas
d’affaires, les voyages professionnels, les nuits d’hôtel interminables, les cocktails… Je ne
maîtrise plus rien. S’additionne donc à mon alcoolisme solitaire, chez moi, celui,
professionnel, et très vite, en tant que femme – je suis dans un milieu d’hommes, le BTP –, on
me repère. On me repère parce que je suis une femme et qu’une femme qui boit, c’est
différent, par rapport à un homme. En tout cas, c’est la vision que moi, j’en ai ; mais je sais
que cette vision est partagée par d’autres.
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La femme qui boit, qui boit trop, ce n’est pas beau : c’est la « pochetronne ». Cela se marie
d’ailleurs avec autre chose : souvent, une femme qui boit, c’est aussi une femme facile.
L’image est donc différente. La deuxième différence est que très souvent, la femme cumule
l’alcool avec d’autres drogues. Moi, je l’ai cumulé avec le tabac, avec les médicaments
psychotropes et avec la nourriture. J’étais boulimique, anorexique : je faisais le yo-yo. Cela
fait beaucoup… La femme, très souvent, cache aussi un fond dépressif. Mais d’après ce que
l’on m’a dit, il me semble que pour l’homme, c’est à peu près pareil. Mais surtout, la femme
comme cette image n’est pas belle, se cache. Elle se cache beaucoup plus qu’un homme et
donc, son alcoolisme, finalement, elle le termine seule. Tôt ou tard, à mes oreilles, il me
revient : « dites donc, Laurence, c’est une professionnelle, mais… qu’est-ce qu’elle boit ! » Tôt
ou tard, cela vous revient. Et dans ce contexte professionnel, où il y avait peu de femmes au
niveau de responsabilité qui était le mien, on commence à jaser. Là, je me dis : attention ! Il
faut maintenant que j’arrive, en public, à arrêter cette main qui part sur ce verre, et que je ne
maîtrise plus puisque je suis droguée. Mais je ne le sais pas, que je suis droguée. Je suis
encore dans le déni, par rapport à ce que je suis. J’arrête à maîtriser cette main au bout de la
cinquième, sixième coupe de champagne ou autant de verres de vin. Ce n’étaient jamais des
alcools forts. Cela me rassurait mais finalement, c’est pareil : c’est de l’alcool. Au bout du
cinquième ou sixième verre, je me commandais un taxi, parce que j’étais tout de même
lucide : il ne fallait pas que je prenne ma voiture de fonction – quoique, comme tous les
alcooliques, j’ai pris des risques insensés, notamment pour la sécurité des autres… Je me
faisais ramener chez moi et je terminais mon ivresse seule, dans ma salle à manger. Je suis
alcoolique.
Je suis alcoolique de 36 à 48 ans. Je perds tout. Mes amis… Je n’ose pas en parler. Il est
impossible pour moi d’en parler ; et c’est la plus grande difficulté que j’éprouve. Je perds ma
famille, une grande partie de ma famille, parce que c’est comme ça. Et le 23 janvier 2009,
devant 650 personnes, en pleine cérémonie des vœux, dans un très grand groupe de BTP –
j’étais secrétaire général –, je m’effondre, ivre morte. Renaud, je reviens à toi : j’ai touché le
fond. Trois jours plus tard, je suis licenciée. Tous les ingrédients sont là pour un
licenciement. Je perds donc tout. La dernière chose à laquelle je me raccrochais, c’était mon
travail. Et j’ai tout perdu.
Mais avec le recul, j’ai tout perdu, sauf la vie. Je suis encore vivante.
Dominique Dahéron
Justement, qu’est-ce qui fait que vous êtes là ? Qu’est-ce qui fait que vous avez pu vous en
sortir ?
Laurence Cottet
Nous avons un autre point commun – et nous allons revenir à Laurent Karila, qui est là. Le
23 janvier à 12 h 30, je m’effondre. Et deux mois avant, très consciente de ce que j’étais, je
n’en pouvais plus ; je voulais me faire hospitaliser. J’appelle le centre de Villejuif. Je pense
que j’étais ivre… Mais je demande un rendez-vous avec le docteur K., le docteur Karila. Je
tombe sur une secrétaire qui me dit : « il y a deux mois d’attente… » Et l’on me donne un
rendez-vous le 14 février à 14 h. Je m’en souviendrai toute ma vie parce que j’ai dit à la
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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secrétaire : « mais qu’est-ce que je vais faire, pendant ce temps-là ? » Elle m’a répondu :
« Madame, je ne peux rien... Je vous souhaite bien du courage… »
Le 23 janvier, quelques jours avant le rendez-vous du 14, je perds tout. Laurent Karila arrive
trop tard… Il n’empêche que ce n’est pas grave, parce qu’aujourd'hui, il est là. J’en parlerai
plus tard. Finalement, le 23 janvier, je m’effondre et le 24 janvier, je fais une rencontre, à 19 h.
Je n’ai pas envie de trop la décrire, parce que j’ai écrit un livre, Le Livre à écrire. J’ai pris un
pseudonyme : Constance Larsen. J’ai pu le remettre tout à l’heure à certaines personnes.
Pourquoi ai-je pris un pseudonyme ? Parce qu’à l’époque, j’avais honte de ce passé. Je me
suis dit que j’allais l’habiller un peu. Mais en fait, non. C’est Laurence Cottet qui vous parle.
Aujourd'hui, je n’ai plus honte. Qu’est-ce qui fait qu’aujourd'hui, je suis là, vivante,
abstinente ? C’est que je n’ai pas honte de ce que j‘ai été.
Et je reviens à l’humilité de Renaud, de nous dire : « voilà, j’ai replongé ». Parce que cela peut
m’arriver, à moi, demain. Il faut que vous le sachiez, vous qui êtes des professionnels. Il faut
que vous sachiez que l’on arrive à un stade de la maladie, qu’importe le produit, qu’importe
l’addiction, où ce n’est plus une question de volonté. On est tout simplement malade. Et ce
sont des médecins comme monsieur Morel, monsieur Pommereau, et j’en oublie, bien sûr,
qui nous expliquent, avec des mots simples : « vous n’êtes pas responsable. Vous avez le
droit d’être écoutée, vous n’avez pas à être jugée. On va vous soigner. »
J’ai donc cette chance d’avoir fait cette rencontre, le 24 janvier à 19 h. Après, j’ai été prise en
main par un médecin et aujourd'hui, je suis un nouveau personnage. Je me suis reconstruite.
Au bout de trois ans, grâce à ce livre thérapeutique, Le Livre à écrire, j’ai posé des mots sur
des maux. J’ai prêté serment en tant qu’avocate, il y a deux ans. J’ai fait beaucoup de
bénévolat comme avocate, puisque je suis de formation juridique, au départ. Et plus
j’avançais dans mon nouveau métier, plus je me disais : ce n’est pas ça… Je n’ai pas envie de
faire ça… J’avais un autre désir, celui de me positionner beaucoup plus dans l’aide à la
personne et de témoigner à visage découvert, sans honte, avec beaucoup de sincérité, de dire
que cela peut arriver à tout le monde. Ce n’est pas une question de milieu, de culture,
d’intelligence. Cela m’est arrivé. Aujourd'hui, il est temps de parler beaucoup plus de
l’alcoolisme, qui se trouve partout, à tous les coins de rue. Je le fais pour les femmes, parce
que je me suis rendu compte qu’une femme se cachait beaucoup plus qu’un homme. Je le fais
pour les jeunes, parce que je me rends compte aussi que moi, en tant qu’ado, je n’ai pas été
prévenue, mais surtout qu’aujourd'hui – d’autres en ont parlé –, avec le binge drinking, les
jeunes jouent à cette dépendance à l’alcool, sans se rendre compte que cela peut être une
vraie drogue.
J’ai donc changé de métier. Qu’est-ce qui fait qu’aujourd'hui, je suis vivante ? – mais c’est
une nouvelle vie, vous l’avez compris, sans alcool… C’est tout simplement parce que je n’ai
plus honte, que j’ai fait les bonnes rencontres et que je sais que si, un jour ou l’autre, j’ai une
tentation – c’est une fraction de seconde… –, j’ai des numéros de téléphone, et Laurent Karila
est là, et d’autres.
Heureusement qu’il y a des gens comme vous, et je m’adresse là à tout ce public, à tous ces
travailleurs sociaux, ces assistants…
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Dominique Dahéron
Tout le monde a un rôle de sentinelle, comme nous le disions tout à l’heure pour le suicide.
Les sentinelles face à l’alcool, les sentinelles face à la drogue… Il faut avoir des gens autour
de soi pour veiller sur chacun, être un samaritain.
Laurence Cottet
Oui, et qu’importe la drogue : la personne droguée ne peut pas s’en sortir seule. Ce sera mon
mot final. Merci, donc, à tous les métiers médicaux, les psys, tout ce que je ne suis pas,
finalement : une personne droguée ne peut pas s’en sortir seule. Et la première chose à faire
avec une personne en souffrance – chaque drogué a sa propre histoire –, c’est de ne pas la
juger et d’être là, comme un bon samaritain.
Dominique Dahéron
Merci pour ce témoignage.
Nous allons maintenant passer la parole à Thomas Risch, qui est auteur et réalisateur de
documentaires de télévision. Il travaille notamment pour Canal + et a réalisé un reportage
qui s’appelle : Hors-jeu, carton rouge contre l’exclusion et les addictions. C’est une thématique
que vous avez abordée avec ce reportage et qui vous a permis d’aller à la rencontre de
l’addiction. Je vous laisse nous dire comment s’est fait ce reportage et ce que vous ressenti, ce
que vous avez vu et ce que vous avez voulu faire passer à travers ce document.
Hors-jeu, carton rouge contre l’exclusion et les addictions
Thomas Risch, auteur et réalisateur de documentaires de télévision
Bonjour à tous et merci de votre accueil. Je tiens à remercier Laurence et Renaud pour leur
témoignage. Mon métier, c’est cela : c’est recueillir des témoignages et les transmettre à un
maximum de personnes à travers les documentaires que je réalise.
Je vais essayer de vous expliquer ma démarche, car j’ai réalisé trois documentaires assez
spécifiques sur les conditions de l’exclusion. Mon histoire avec ces sujets a démarré grâce au
foot, parce que je suis un drogué de foot. Un jour, en lisant L’Équipe, je vois qu’une équipe de
France de football part à Copenhague jouer une coupe du monde de football qui s’appelle la
Homeless World Cup. C’est la coupe du monde des personnes sans abri. Plus largement, c’est
la coupe du monde des personnes qui sont exclues. Cette coupe du monde a été créée en
2001 par un entrepreneur social qui s’appelle Mel Young. C’est un Écossais qui était avec des
amis, des travailleurs sociaux du monde entier et qui cherchait un langage commun à tous
ces exclus du monde entier. Il s’est dit que ce langage commun, c’était le football. J’ai donc
voulu réaliser un documentaire sur cette coupe du monde et plus particulièrement, sur cette
équipe de France. C’était dix ans après la victoire de la Coupe du monde, en 1998, et avant de
tourner le documentaire, j’avais trouvé le titre. C’était non pas Les Yeux dans les Bleus, mais
Du bleu dans les yeux. Je me suis donc mis en tête de faire un portrait en immersion, avec cette
équipe de France des personnes sans abri.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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J’ai pris contact avec le collectif Remise en jeu, qui coordonne différentes associations à
travers la France et qui a un championnat de France de football pour la réinsertion. Le
travailleur social m’a convoqué en me disant que j’avais rendez-vous samedi matin avec
cette équipe de France. À l’époque, quand j’ai fait ce film, j’avais exactement le même âge
que tous ces joueurs, mais nous étions complètement différents. Eux étaient à l’écart, moi,
j’entrais dans la vie professionnelle. Nous avons mis du temps, nous avons appris à nous
connaître et j’ai effectué ce que l’on appelle un travail de repérage. Je me suis rendu compte
que tous ces joueurs avaient deux points communs : celui de ne pas avoir de domicile fixe et
celui d’aimer le football, comme moi. Mais rapidement, en discutant avec eux, je me suis
rendu compte qu’il existait d’autres problèmes, notamment liés à l’addiction à différentes
drogues, à l’alcool, et je me suis mis à l’écoute de ces cinq joueurs. J’ai participé pendant
deux semaines à cette coupe du monde des personnes sans abri. L’idée est vraiment de
donner un but à ces joueurs, de leur donner un objectif. Un travailleur social m’a tout de
suite mis en garde en me disant : « Thomas, il y a une chose importante que tu dois prendre
en compte, quand tu vas faire ce documentaire : c’est la question du regard. » Mel Young a
eu cette idée de mettre un maillot de foot à ces personnes en difficulté et peut-être qu’ainsi, le
regard des autres changerait sur ces personnes.
Je n’en dirai pas plus sur ce documentaire. Je vous invite à regarder un teaser de cinq
minutes, qui résume un peu ce film.
Projection du teaser du documentaire.
Dominique Dahéron
Reportage émouvant, parce que ce besoin de reconnaissance, cette envie de reconnaissance et
d’un regard différent porté sur eux est vraiment très touchant.
Thomas Risch
Merci. C’est ce que je dis à la fin : nous ne sommes vraiment pas différents. C’est ce que j’ai
compris dans les différents témoignages que j’ai entendus ici : nous sommes tous égaux face
à la drogue et nous sommes tous susceptible, un jour ou l’autre, de tomber, parce que c’est
une maladie.
Parallèlement à cela, à la suite de ce premier documentaire, nous avons continué ce travail
avec Jérôme Mignard, nous avons continué ce travail sur la coupe du monde des personnes
sans abri. Nous avons réalisé un documentaire un peu plus ambitieux pour Canal + en
suivant cinq équipes à travers le monde, avec chaque fois des thématiques d’exclusion
différentes. En France, nous avons suivi un jeune addict au cannabis, qui vit dans un foyer et
qui essaie de se reconstruire à travers le football. Nous avons suivi une joueuse argentine,
qui s’appelle Erika, qui est exclue parce qu’elle est homosexuelle. Nous avons décidé de
suivre un Palestinien, qui vit dans un camp au sud du Liban, qui s’appelle Ayman, et nous
avons également suivi un joueur japonais qui, lui dort dans la rue. Nous avons essayé de
raconter qu’il y avait différentes formes de précarité, différentes formes d’exclusion.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Aujourd'hui, je reviens tout juste d’un tournage en Tanzanie, où nous avons filmé des
héroïnomanes pour France Ô. Je me rends compte que je commence tout doucement un
travail sur cela, les dépendances, pour essayer de faire un constat sur le long terme.
Dominique Dahéron
Est- ce que ce vous avez entendu depuis hier, tous les témoignages, les expériences des
professionnels, cela recoupe ce que vous avez vu auprès de ces jeunes ou de ces moins
jeunes ?
Thomas Risch
Tout à fait. Ce qui ressort de tout cela, c’est que toutes les méthodes marchent dès lors que
l’on est en phase d’écoute. J’ai l’impression que quand les professionnels que vous êtes, vous
êtes en phase d’écoute et que vous prenez conscience des difficultés des autres, il est plus
facile de trouver des solutions.
Dominique Dahéron
À condition de ne pas juger, là non plus. Il faut avoir un regard bienveillant et une écoute.
Thomas Risch
Exactement. Et se dire que nous sommes tous susceptibles d’être dans cette situation.
Dominique Dahéron
Merci, Thomas Risch, pour ce témoignage et cette expérience. On a hâte de voir vos
prochains reportages.
Nous enchaînons avec d’autres sessions plénières sur les nouveaux consommateurs, les
nouveaux marketings. Nous allons là parler très concrètement, nous allons pouvoir faire
notre marché. C’est notre directeur commercial, Laurent Karila, addictologue, psychiatre, qui
va évoquer cela. Hier soir, il nous a déjà parlé de ces différents produits que l’on trouve,
notamment des produits que l’on trouve véritablement dans les supermarchés, puisque nous
allons parler de drogues qui contournent la loi comme les sels de bain, le cristal… Nous
allons en découvrir certains. Laurent Karila va nous parler de ces drogues assez étonnantes
et même, stupéfiantes…
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Session plénière 3
Nouveaux consommateurs, nouveaux marketings :
passeport pour les néo-addicts
Sels de bain, Spice, cristal : ces drogues qui contournent la loi
Laurent Karila
Après le heavy metal, je remets mon habit de docteur…
Je vais vous parler maintenant des drogues de synthèse. Ces nouvelles drogues de synthèse
sont un nouveau paysage dans les addictions et un nouveau thème sur lequel je travaille
depuis maintenant deux ans, deux ans et demi, avec l’émergence de produits qui
ressemblent aux drogues que l’on connaît habituellement : le cannabis, la cocaïne, les
opiacées… Toutes les drogues que l’on connaît sont maintenant synthétisées et vendues sur
Internet. Des arrêtés ont été prononcés en France sur l’illégalité de certains produits, mais
cela n’empêche rien du tout.
Ces drogues ont différents noms. On les appelle – c’est un peu hypocrite – les « euphorisants
légaux » ou les « euphorisants végétaux », ou des produits pour la recherche chimique ou
des sels de bain ou de l’encens. C’est vendu sur des sites Internet, à l’étranger. Et il y a eu
une percée considérable dans le marché depuis 2008. Nous ne sommes pas dans un
phénomène d’épidémie, avec ces produits, mais nous avons vu de plus en plus de cas arriver
en consultation de patients qui consomment des drogues que l’on connaît et ces nouvelles
drogues de synthèse. Surtout, ce qui fait que c’est un nouvel élément dans le marché des
addictions, c’est que cela implique toutes les nouvelles formes de technologie, notamment
Internet, le darknet et les réseaux sociaux, mais de manière illégale : de faux réseaux sociaux,
en fait. Plus de 150 produits ont émergé, qui sont repérés : il y a des systèmes de surveillance
plutôt efficaces. En 2009, 24 nouvelles substances ont émergé, 41 en 2010, 49 en 2012… Ces
nouveaux chimistes en herbe font du business, via des sites Internet, et produisent de plus en
plus de drogues.
Les deux tiers des drogues de synthèse sont représentées par ce que l’on appelle les
cannabinoïdes et les cathinones de synthèse. Les tendances sont le milieu festif – cela reste
donc toujours sur le même créneau. Des magazines spécialisés et des sites de vente en ligne
font la promotion de certains types de produits. Nous avons aussi des retours d’analyses des
eaux usées qui permettent de savoir ce que les gens consomment. Il y a donc clairement un
nouveau marché et la loi a été contournée initialement. En effet, avant que certains arrêtés
soient prononcés, ces produits étaient complètement légaux.
Ils sont essentiellement produits en Chine et en Inde, mais aussi dans d’autres pays. Ils sont
surtout vendus sur Internet. On les retrouve, par exemple en Hollande, dans des headshops,
des magasins qui vendent des produits légaux végétaux, ou dans des magasins qui vendent
des accessoires pour consommateurs de cannabis.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Les cathinones et cannabinoïdes de synthèse représentent l’essentiel de ce marché. Cela a été
mis en avant par le système d’alerte européen, en 2005. Une multitude d’autres drogues
circulent, qui miment les effets de drogues que l’on connaît comme les opiacées, la cocaïne, le
LSD, la kétamine… On retrouve tous les produits.
Les cannabinoïdes de synthèse font l’objet d’un vrai marketing. Ils sont conditionnés dans
des sachets métalliques, avec de petits noms de rue, de fête, comme Spice, par exemple. Ils
sont exposés dehors, en devanture des magasins, en Hollande, et vendus comme encens
d’herbe naturelle. Il est bien précisé, sur les sachets : « Not for human use ». On ne consomme
donc pas cela chez l’homme mais finalement, on peut l’avoir sur Internet ou dans les
magasins. Et les consommateurs l’utilisent comme substitut de cannabis. Les consommateurs
de cannabinoïdes de synthèse sont des personnes qui connaissent les produits.
Sur Internet, par exemple, vous pouvez acheter du K2. Vous cliquez sur « buy now », vous
indiquez la quantité que vous voulez… C’est moins cher que le cannabis et les effets sont
similaires à ceux du cannabis : l’euphorie, l’empathie, la sociabilité… C’est anxiolytique,
relaxant, stimulant. Et on constate une tolérance croisée avec le cannabis. Mais ce type de
produit ne contient pas de THC [tétrahydrocannabinol]. Il en mime les effets, mais il n’a
aucune trace de THC. Les effets indésirables sont identiques à ceux du cannabis. Parmi les
plus indésirables, on peut citer la paranoïa, des états délirants et des crises d’épilepsie.
Les cathinones de synthèse sont dérivées du khat, qui est une feuille que l’on mâche au
Yémen ou dans certains pays d’Afrique. C’est un stimulant alcaloïde dont les propriétés
ressemblent beaucoup à celles des amphétamines ou dans la cocaïne. Il est dérivé d’un
produit qui s’appelle l’éphédrine, qui est une base de médicament pour les sprays nasaux,
par exemple, lorsque l’on a un rhume. Et cela a été appelé « euphorisant légal ». Ce terme est
complètement inadapté. Avant l’arrêté de 2012, en France, on pouvait acheter toutes les
cathinones de synthèse que l’on pouvait sur Internet, sauf la méphédrone. Vous pouvez en
acheter soit sous forme de boule pour vos sels de bain – initialement pour votre bain – ou
pour faire de la recherche en chimie – il est bien connu que tout le monde fait un peu de
recherche en chimie… –, soit sous forme d’encens pour votre appartement, votre bureau, etc.
Il y a une pléiade de noms en « one » dont le chef de file est vraiment la méphédrone. La
méphédrone est une drogue qui a fait du bruit, en 2010. C’est vraiment à partir de ce
moment-là qu’il y a eu une petite agitation dans les services spécialisés, où l’on a vu arriver
des gens qui en consommaient. Un point important à signaler est que les premiers à avoir
agité l’étendard des nouvelles drogues sont plutôt la communauté gay, qui a expérimenté le
retour de la voie intraveineuse, qu’ils appellent « slam » au lieu du « fix ». Et ils disaient bien
qu’ils prenaient de la méphédrone en se l’injectant par voie intraveineuse lors de parties
uniquement sexuelles. Cet indicateur était bien réel. Ensuite, un panel de différents profils de
consommateurs a émergé.
Le problème de ces drogues de synthèse est que certes, elles ressemblent aux drogues que
l’on connaît, mais que l’on a très peu d’informations sur la composition de ces produits et
leur retentissement sur la santé. Ceux qui prennent des cathinones de synthèse connaissent
les produits et recherchent des effets stimulants : l’euphorie, l’empathie, l’augmentation de la
sociabilité… Ils sont utilisés à visée sexuelle et l’on a vu récemment émerger des patients qui
consommaient ces produits comme dopants, pour augmenter leurs performances au travail.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Les dégâts que cela produit sont visibles à très court terme, parce qu’ils consomment
beaucoup – les produits induisent beaucoup d’envie de consommer. Et ils tombent très vite.
La méphédrone était la première drogue qui a fait du bruit et qui était vraiment l’alternative
légale, à l’époque. Les cocaïnomanes ou ceux qui consommaient des amphétamines ou de
l’Ecstasy décidaient d’arrêter d’acheter de la cocaïne, trop onéreuse, pour prendre de la
méphédrone, beaucoup moins chère. Les prix défiaient en effet toute concurrence. C’était
vendu sur Internet et livré par Chronopost à la maison, quelle que soit la quantité
commandée. Les effets ressemblent à des effets connus chez les consommateurs et pour des
durées beaucoup plus longues, qui varient en fonction des individus et des doses.
Il y a eu des décès en Suède et au Royaume-Uni et en France, en 2010 un arrêté paraît pour
interdire la méphédrone. À peine la méphédrone est-elle interdite qu’une nouvelle drogue
circule sur Internet : Energy-1, qui est un mélange de drogues de synthèse. Je cite l’exemple
de la MDPV [méthylènedioxypyrovalérone] parce que c’est une drogue qui circule en ce
moment. Je vais faire un peu de chimie. Sur le schéma que je vous montre, vous avez une
molécule, l’amphétamine, et en dessous, la MDPV : les deux molécules se ressemblent
énormément. Si vous vous faisiez intercepter par les Douanes avec une drogue avec cette
formule chimique, vous étiez poursuivi. Si vous étiez intercepté avec une molécule qui avait
la formule de la MDPV avant 2012, vous repartiez tranquillement, parce que c’était un
produit complètement légal. La MDPV entraîne les mêmes effets stimulants, euphorisants
que la méphédrone, avec beaucoup d’effets indésirables et notamment, des cas de décès. Il ne
s’agit que de cas rapportés. C'est-à-dire qu’il y a des descriptions de séries de cas, mais qu’il
n’y a pas encore de grandes études sur tous ces consommateurs.
Une autre drogue est fréquemment saisie : la méthylone, qui est l’image en miroir de
l’Ecstasy. Elle est identique. C’était une drogue très populaire, parce qu’elle était consommée
en combinaison avec la méphédrone, par exemple, ou encore avec la cocaïne. Les premiers
indicateurs de la méthylone étaient des produits vendus sous forme de sprays liquides
vanillés pour désodoriser les appartements. Cela a été repéré en Allemagne et très
rapidement, les chimistes en ont fait des comprimés, des cailloux, un peu comme des
cailloux de crack, et les prix étaient peu élevés. Quand vous consommez de la méthylone,
l’effet est une euphorie calme et de l’empathie. L’intérêt est nul. Quel est l’intérêt d’être super
excité de manière calme et d’aimer tout le monde ? C’est exactement ce que je ressens en ce
moment… Les produits stimulants provoquent une montée d’effets, et la descente peut être
dramatique en fonction du produit. La méthylone était utilisée pour altérer la descente. Les
effets indésirables étaient identiques à ceux des autres drogues, puisque ce sont tous des
frères et autres. Aucun décès n’a été attribué à cette drogue, mais elle a été classée comme
illégale et interdite en France en 2012.
Je vous ai parlé d’Energy-1. Il existe toute une classe d’Energy. Ce sont des mélanges de
toutes ces drogues de synthèse, et on ne sait absolument pas, quand elles s’appellent Energy1, Energy-2 ou Energy-3, ce qu’elles contiennent, parce que cela varie énormément avec le
marché. Vous avez donc tous les effets potentialisés de toutes les drogues, avec tous les effets
indésirables potentialisés et avec tous les accidents. Parmi les accidents, on peut retrouver de
tout. Récemment, j’ai eu un patient qui a fait crise d’épilepsie sur crise d’épilepsie, un autre
qui a fait un AVC… On voit un peu de tout comme complications. Et c’est extrêmement
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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difficile à prédire parce que l’on n’a pas encore assez de recul sur ces produits, de tests de
dépistage, mais on voit arriver les patients quand c’est problématique.
Je passe au crystal meth. Il y a très peu de consommation de méthamphétamine en France.
Cela reste des micro-consommations, des phénomènes festifs lors de certains types de
soirées. C’est une drogue de synthèse qui, en gros, est dix fois plus puissante que la cocaïne.
Elle est donc très, très addictogène, avec des effets qui durent extrêmement longtemps. Le
mode de consommation principal est de fumer les cristaux. Elle produit des symptômes
stimulants très puissants, donc on est très excité, sur tous les plans : psychique, physique,
sexuel. À côté de cela, il y a des effets adverses qui peuvent être dramatiques, avec des idées
suicidaires, des éléments hallucinatoires. Cela peut aller jusqu’à des troubles du
comportement et à l’overdose, qui est possible avec ce produit, par arrêt cardiaque. Une
campagne américaine a été menée l’année dernière sur les méfaits de la méthamphétamine
sur la peau : elle provoque un vieillissement cutané accéléré. La méthamphétamine, dans
toutes les parties du corps, entraîne des complications à tous les étages : sur le cœur, les
poumons, le cerveau, les dents… Il y a un grand risque infectieux, parce que la désinhibition
tellement importante qu’il n’y a plus aucune protection. Elle entraîne des phénomènes
addictifs, des maladies psychiatriques de type troubles psychotiques, des déficits cognitifs et
des altérations sociales majeures extrêmement rapides.
L’arrêté de juillet 2012 stipule que toutes les cathinones de synthèse sont interdites en France,
qu’elles sont illégales. C’est très bien. Mais il y a tout de même des gens qui viennent nous
voir en consultation parce que cela circule. Internet a modifié la donne avec ces produits, et
ce n’est pas près de s’arrêter.
Dominique Dahéron
Merci. Bruno Balduc, commandant de police de l’Office central pour la répression du trafic
illicite de stupéfiants, vient de Nanterre et va nous parler d’e-shopping et de ventes directes :
quand Internet transforme les coins de cuisine en labos de fortune. Là encore, ce sont
quelques conseils pratiques…
E-shopping et ventes directes : quand Internet transforme les coins de cuisine en
labos de fortune
Bruno Balduc, commandant de police de l’Office central pour la répression du trafic illicite de
stupéfiants (OCRTIS), Nanterre
Je voudrais à mon tour remercier la mairie d’Ancenis pour son invitation à aborder le thème
de l’e-shopping. Il n’était pas prévu que ce soit moi qui vienne pour cette intervention, mais
je ne regrette pas d’être parmi vous parce que j’ai appris beaucoup de choses et j’ai été très
sensible aux témoignages de Renaud et de Laurence que nous avons eus cet après-midi. Cela
me rappelle des événements que j’ai vécus dans le cadre de mon travail. J’ai connu
quelqu’un comme Renaud, qui a rencontré beaucoup de difficultés à cause de la cocaïne, qui
s’en est sorti. J’ai également perdu des collègues à cause de leur addiction et j’ai écouté avec
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
120
attention la présentation du réseau Sentinelles, parce que l’un de mes collègues s’est suicidé
avec son arme de service et le deuxième s’est suicidé d’une autre manière, avec de l’alcool.
Pour moi, c’était aussi un suicide.
Je ne vous livrerai pas de témoignage sur ces questions. Je vais essayer de donner une autre
approche de la prévention des addictions, celle de la sensibilisation que je peux faire à mon
niveau sur les NPS [nouveaux produits psychoactifs de synthèse], dont a parlé Laurent
Karila, sur la manière dont on les produit, donc les laboratoires et le trafic de ces substances.
Je vais présenter la nature de la menace et l’état de la menace de ces nouvelles substances
psychoactives. Pour ce qui relève de l’e-shopping, je n’aborderai la thématique du darkweb ou
du black market : je ne suis pas un expert en cybercriminalité. Mais on parle beaucoup
actuellement de ces réseaux Internet parallèles comme le réseau TOR, avec le démantèlement
du site Silk Road, qui permettait tout simplement l’achat de drogue – entre autres – de
manière anonyme, site qui a été démantelé par le FBI. Des services de chez nous ont participé
à ces enquêtes. Mais apparemment, le site aurait redémarré. L’élément intéressant est que ce
sont des sites qui utilisent une crypto-monnaie virtuelle et qui permettent tout type d’achat
en ligne, notamment des achats illégaux. Je qualifierai cette opération de coup de pied dans
la fourmilière.
Mon propos se limitera aux nouvelles drogues, mais je présenterai tout de même les drogues
illicites par rapport aux drogues légales, cette nouvelle tendance, leur trafic via Internet et
leur production.
S’agissant de l’état de la menace, l’amphétamine et l’Ecstasy restent les stimulants de
synthèse les plus couramment utilisés en Europe. Dans une certaine mesure, ils
concurrencent la cocaïne, avec l’émergence, depuis 2010, de la métamphétamine, au niveau
des saisies.
Par « drogues de synthèse », on entend des produits stupéfiants qui résultent de
transformations nécessitant une synthèse en laboratoire. C'est-à-dire que l’on utilise des
produits chimiques, que l’on appelle des « précurseurs », que l’on mélange pour obtenir ces
drogues chimiques. Ces « précurseurs » sont des substances généralement contrôlées, mais
certaines ne le sont pas. Le graphe que je vous présente ne reflète pas véritablement la
tendance, parce que c’est celle du trafic. Cela ne donne pas une vision de la réalité du marché
de la consommation, parce que pour les drogues de synthèse, la France est plutôt un pays de
transit. On observe néanmoins que depuis six ans, c’est l’amphétamine qui domine le
marché : nous le constatons à travers les saisies. Nous avons également observé qu’il y avait
une pénurie des précurseurs chimiques de l’Ecstasy qui venaient de Chine, peut-être parce
que les services répressifs ont été assez actifs. Cela a entraîné une chute de la production
d’Ecstasy. En revanche, la demande restait importante, si bien que les trafiquants ont réussi à
trouver le moyen, avec de nouvelles substances, de fabriquer des analogues qui imitaient les
effets de l’Ecstasy, mais qui n’étaient pas exactement de l’Ecstasy, même si les comprimés
présentaient des logos et des couleurs qui pouvaient y faire penser. Progressivement, il y a
eu une désaffection des consommateurs, qui jugeaient la qualité insatisfaisante. C’est
probablement l’une des raisons pour lesquelles les consommateurs se tournent
progressivement vers d’autres substances, en l’occurrence, ces nouvelles drogues.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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La caractéristique première des NPS est le nombre croissant de ces substances en Europe,
mais elles se multiplient à l’échelle mondiale. On en trouve énormément aux États-Unis, en
Australie, les gros marchés de drogues de synthèse. Potentiellement, il y a un nombre illimité
de ces substances. Une multitude de combinaisons chimiques sont possibles et l’on manque
de documentation, à la fois au niveau industriel et au niveau médical. La fabrication est
sophistiquée et il suffit de modifier une molécule pour obtenir un nouveau produit, qui ne
sera pas classifié. En général, ces modifications se font en Asie. Ces NPS ont des propriétés
hallucinogènes ou stimulantes. Ce qui est calculé par les trafiquants, c’est qu’ils ont trouvé le
moyen de détourner le problème du classement de la substance comme stupéfiant. Si un
produit qui aujourd'hui, n’est pas classé, fait l’objet d’un classement, demain, on modifie très
légèrement la molécule et l’on obtient à nouveau un produit qui n’est pas classé et qui sera
libre d’accès, de transport et autres. L’accès est donc facile, rapide, et les risques sont très
limités.
C’est une menace pour la santé publique, parce que ce sont des substances qui sont
consommées pures ou sous forme de préparation et non contrôlées par les conventions
internationales. C’est un véritable challenge à l’échelle mondiale. L’Office des Nations unies
contre la drogue et le crime [ONUDC] parle de phénomène global d’émergence des NPS. De
ce fait, des politiques, des réflexions sont menées pour essayer de mettre en place ou
d’activer les systèmes d’alerte précoce en Europe et au niveau mondial.
Je reprends la classification présentée par Laurent Karila pour la compléter de quelques
exemples de NPS qui ont été détectés :
• les cannabinoïdes de synthèse, qui ont plutôt un effet hallucinogène ;
• les cathinones de synthèse comme la méphédrone, qui a plutôt un effet stimulant ;
• les phénéthylamines – la phénéthylamine est la molécule de base de l’amphétamine ;
• une famille qui n’est pas classée comme stupéfiant : les 25 N-bombs ;
• les pipérazines, qui ont un effet stimulant comparable à l’Ecstasy ;
• et d’autres substances qui sont des plantes, comme le kratom, que l’on trouve en
Thaïlande et qui est consommé là-bas sous forme de cocktail. Les consommateurs ont
trouvé le moyen de mélanger ces plantes qui normalement, peuvent se prendre en
décoction, comme une tisane, avec du soda, du sirop contre la toux ou des répulsifs
contre les moustiques. Cela constitue un cocktail détonnant, qui a d’ailleurs fait
plusieurs victimes, mortes d’overdose. Cette plante, au départ, pouvait permettre de
combattre les effets du sevrage des opiacées et donc, constituer un nouveau produit
de substitution à la méthadone, qui est elle-même un produit de substitution à
l’héroïne. Cela pose le problème de l’usage détourné de ces plantes.
En 2013, le système d’alerte précoce de l’Union européenne agit. En 2012, les États de l’Union
européenne ont signé la liste des 73 nouvelles substances psychoactives. Cela n’empêche pas
la complexité de ce phénomène, parce que l’on dispose peu de littérature ou de
documentation sur ce sujet. On a des formules chimiques, des molécules, mais il y a ce
problème de classement, d’appellation marketing, également – Energy-1, Energy-2…
Néanmoins, en 2012, la France a classé, par un arrêté du ministère de la Santé, un certain
nombre de ces substances. On constate un véritable problème parce qu’un certain nombre de
consommateurs témoignent d’effets de ces substances très violents, d’un potentiel addictif
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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très puissant, souvent supérieur aux drogues les plus dures comme le crack, le crack de
cocaïne ou la métamphétamine.
J’en viens à l’e-shopping. Ce sont des sites Internet très faciles d’accès, qui permettent de
faire des commandes, des achats de produits chimiques – des précurseurs, qui vont servir à
la fabrication des drogues – ou alors de drogues. Ce sont généralement des sites qui sont
hébergés on ne sait trop où, mais ces produits proviennent de Chine ou d’Inde. La kétamine,
par exemple, vient d’Inde et utilise différents circuits, mais c’est en général commandé par
Internet. Les précurseurs viennent de Chine de même que des drogues, des produits finis.
Les substances sont expédiées par courrier, par colis, à l’intérieur desquels on trouve du
papier journal et quelques comprimés. Les personnes qui consomment ignorent donc
totalement ce qu’elles consomment et c’est là le danger. Les paiements, en revanche, sont
réalisés sur des comptes offshore, à Hongkong, aux Caïman, à Bangkok. Ce sont également
des opérations qui sont réalisées via Internet, par des virements, des transferts d’argent ou
par Western Union. C’est assez facile…
Ces dernières années, les cyber-forums se sont multipliés et permettent de trouver beaucoup
d’informations, à la fois sur les drogues, les nouvelles drogues, les produits de coupage, les
produits chimiques, sur les effets des substances, leur nocivité, leurs effets secondaires, sur la
manière de s’en procurer ou de les consommer, sur la façon de les fabriquer – les recettes…
Le site que je vous présente à l’écran a été fermé à l’occasion du démantèlement d’un
laboratoire, dans les Alpes, il y a quelques années. C’était un mini-laboratoire qui fabriquait
de l’Ecstasy.
Je vous cite un cas d’espèce, que je ne détaillerai pas, parce que c’est une affaire récente. Je
vais néanmoins en expliquer le schéma. Les unités clandestines de production de drogues de
synthèse à large échelle sont plutôt situées aux Pays-Bas, en Belgique, en Pologne… En
France, le démantèlement de laboratoires clandestins reste anecdotique. Les précurseurs
viennent de Chine. Souvent, il y a des sites Internet avec des écrans qui permettent de se
faire livrer ces produits directement chez soi. Il y a donc, d’un côté, ces produits chimiques,
et d’un autre côté, des substances qui ne sont pas classifiées, qui peuvent être consommées
telles quelles et qui, souvent, sont d’ailleurs mises sur de nouveaux supports, comme des
timbres pour les consommateurs. Elles sont donc reconditionnées pour être distribuées dans
d’autres pays, toujours par l’intermédiaire de sites. Dans ce cas, ce sont des sites qui sont
généralement hébergés aux États-Unis ou au Royaume-Uni. On a beaucoup parlé de
Shanghai. Europol a recensé une centaine de sociétés à Shanghai qui fournissaient des
produits de cette nature qui inondaient l’Europe.
Dans l’affaire dont je vais vous parler, l’élément intéressant est que les produits arrivaient de
Chine, étaient reconditionnés par un petit laboratoire sans prétention, un kitchen lab, qui
faisait des expéditions, réalisées selon la commande. La livraison ne se faisait qu’après
paiement, donc encaissement. Les modes de paiement et de livraison étaient multiples. Ce
que l’on appelle les kitchen labs, ce sont des mini-laboratoires clandestins, qui peuvent être
localisés dans des appartements, des garages, des boxes, des sous-sols. Ils abritent toujours
des produits chimiques et des équipements, des matériels qui permettent de faire la synthèse
de ces produits chimiques ou le reconditionnement. Le processus est assez simple. D’abord,
il faut avoir une recette ; c’est le savoir-faire. On trouve facilement ces recettes sur Internet.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Parfois, ce sont des étudiants en chimie qui expérimentent leurs connaissances. Sinon, c’est le
bouche-à-oreille. Ensuite, il faut les produits chimiques, les précurseurs, qui malgré tout,
sont contrôlés, pour la plupart d’entre eux. Le kitchen lab est le laboratoire, qui présente des
dangers. En effet, un certain nombre de laboratoires sont découverts à l’occasion
d’explosions, de feux, d’intoxications. La détection par le voisinage est donc possible en
raison des odeurs, parce qu’il y a une ventilation obligatoire, ou des déchets, puisque la
fabrication de drogue produit des déchets. Le processus comprend également la connexion
Internet – pour les commandes, les listes de clients –, les expéditions et l’encaissement. Bien
sûr, qui dit encaissement dit aussi blanchiment d’argent.
À travers certaines affaires récentes – il y en a eu plusieurs en 2013, notamment dans l’ouest
de la France –, on a vu des consommateurs devenir progressivement producteurs et
trafiquants. Ils ont commencé comme consommateurs, se sont mis à manipuler les produits
chimiques avec quelques équipements de laboratoire. Ils ont d’abord fabriqué leur propre
production, puis se sont lancés dans la vente. Nous avons retrouvé chez eux des listes de 200
à 1 500 clients, auxquels ils expédiaient les produits par courrier.
La tendance actuelle est l’apparition de nouveaux précurseurs. Ce qui est assez curieux, c’est
que comme les trafiquants savent que nous guettons les importations de produits chimiques,
ils ont trouvé des formules de produits chimiques qui seront simplement modifiés par un
mélange avec des acides pour obtenir des précurseurs qui donneront l’occasion de fabriquer
notamment de l’amphétamine. C’est un phénomène nouveau, qui nous alerte énormément,
et nous y travaillons sérieusement au plan européen.
S’agissant de l’état de la menace, le marché de la consommation des drogues évolue assez
peu en France. La priorité reste tout de même aux drogues classiques telles que le cannabis et
la cocaïne. Mais la poly-toxicomanie est de plus en plus fréquente. On peut dire néanmoins
qu’il n’y pas un fort intérêt pour les drogues synthétiques, en comparaison par exemple avec
le Royaume Uni. Mais nous prenons tout de même cette menace au sérieux et nous suivons
le mouvement. L’un des dangers est le développement de ce market par Internet : le darkweb
est très difficile à contrôler. Un autre danger est la vente, via Internet, de faux médicaments,
donc de nouvelles substances qui sont détournées de leur usage pour faire des drogues : il y
a là un marché colossal, dont le crime s’est empressé de s’emparer. De nouvelles menaces se
présentent aussi avec des cocktails toxiques faciles à concocter. Je ne sais pas si vous avez
entendu parler du Crocodile, substance qui a émergé en Russie et qui fait des ravages
considérables. Dernièrement, elle a fait quelques victimes aux États-Unis ; on n’a pas encore
vu beaucoup de cas en Europe.
Faut-il pousser un cri d’alarme sur les drogues de synthèse ? Je ne suis pas là pour faire peur.
Au contraire, je dirai plutôt que la France n’est pas un pays producteur de drogues. Les
produits stupéfiants sont importés, pour l’essentiel. Il n’existe quasiment pas de laboratoires
clandestins, ou peu. Et dans ces laboratoires, les chimistes sont avant tout des
consommateurs. Il importe néanmoins d’être vigilants et nous sommes assez démunis face à
cette tendance. C’est un défi d’ordre juridique, parce que l’on ne peut envisager une
interdiction systématique : on en voit les limites, qui conduiraient les trafiquants, chaque fois
que l’on classe une substance, à la modifier, à trouver une autre molécule et ainsi, échapper à
la réglementation.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
124
Pour l’instant, nous n’avons pas beaucoup de recul sur ces nouvelles drogues, mais nous
devons rester vigilants.
Les laboratoires clandestins, sur ces images, se trouvent dans les forêts andines, en
Afghanistan, dans les îles d’Asie du Sud-Est, dans l’Est ou aux États-Unis, ou même en
Europe. Ils produisent à large échelle et c’est là que se situe la menace. Il convient donc de
mettre les choses en proportion. La production de drogue, malgré tout, est un réel problème.
Dominique Dahéron
Merci pour ce témoignage très précis. Le dernier intervenant de cette session sur les
nouveaux consommateurs est Mickaël Naassila. Claude Ardid, qui devait lui succéder, n’a
pu se déplacer à Ancenis cet après-midi. Il est journaliste et est en train de finir un reportage
qui doit passer très prochainement sur Canal +.
Mickaël Naassila, vous allez nous parler d’un phénomène qui prend une ampleur
importante et très inquiétante : le nombre d’ados alcoolisés aux urgences ne cesse
d’augmenter. Depuis trois ans, les chiffres explosent. Que pouvez-vous nous en dire et
qu’est-ce que cela cache ?
Ados alcoolisés aux urgences : depuis trois ans, les chiffres explosent… Ce que
cela cache à long terme
Mickaël Naassila, professeur à l’université de Picardie Jules-Verne, coordinateur du projet européen
AlcoBinge, président du task force Alcool de Picardie, directeur de l’unité Inserm ERI24, Amiens
Tout d’abord, Monsieur le Maire, bravo ! Je comprends mieux maintenant comment une
manifestation comme celle-ci, sur les addictions, arrive à mobiliser autant de personnes et je
suis content également de voir que vous parvenez à réunir principalement beaucoup de
professionnels.
Merci beaucoup. Je me suis vraiment régalé. Je suis enseignant-chercheur et je vois assez peu
de malades, même si dans mon groupe de recherche, j’ai des hépatologues et également, des
psychiatres. J’entends donc quand même beaucoup parler des malades, mais rien de tel que
d’entendre ici les témoignages de Laurence Cottet et de Renaud Hantson, qui sont les mieux
placés pour nous expliquer ce qu’ils vivent et ce qu’est exactement la maladie addictive. Je
vous en remercie. Je vais acheter les livres et les CD. Peut-être vais-je me mettre au metal,
que je ne connais pas du tout. Et que je regarde ce qui se fait en termes de look… Je vais le
demander à Laurent Karila !
Je vais vous parler de binge drinking chez les jeunes, un sujet assez chaud. Je dirige un des
très rares groupes de recherche en France sur l’alcool. Cela pose question. On parle des
drogues et de l’alcool ; pour ma part, j’aimerais que l’on parle de l’alcool dans les drogues.
Cela m’intéresserait un peu. Je me suis rapproché des Anglais. Qui, mieux qu’eux, pourrait
parler du binge drinking ? Ils ont à peu près dix ans d’avance sur nous vis-à-vis de ce
phénomène. Je me suis donc acoquiné avec une belle équipe, le département de psychologie
de l’université du Sussex, qui travaille depuis longtemps sur ce problème de binge drinking et
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
125
je leur ai proposé de participer à un projet européen sur ce phénomène chez les jeunes, à
quoi ils ont répondu favorablement.
Vous savez aussi qu’il faut aujourd'hui montrer l’intérêt et les résultats que l’on produit et
expliquer parce que bien souvent, quand on veut faire de la prévention, on fait appel à moi
pour me demander de présenter quelques arguments scientifiques. Je me prête donc un peu
au jeu de la prévention et en Picardie, j’ai la chance d’avoir été nommé par le préfet de région
président d’une task force alcool parmi cinq autres task forces. La région avait bien identifié le
problème des méfaits de l’alcoolisation chez les jeunes. L’idée consistait à mettre en place un
groupe de travail qui visait non pas, comme je l’imaginais, à créer des actions de prévention
– énormément d’actions de prévention ont lieu –, mais à coordonner ces actions dans les
différents champ : auprès des professionnels de santé, dont on s’aperçoit qu’ils ne sont pas
toujours les mieux formés relativement au problème des drogues et de l’addiction, mais
également dans l’Éducation nationale, le milieu du travail, etc. J’ai trouvé l’idée très
séduisante et ces derniers temps, je me suis un peu familiarisé avec les actions de prévention.
Je ne veux pas vous donner la « trouille », même si mon ancienne patronne avait l’habitude
de me dire que la « trouille », c’était le début de la sagesse. Mais je vais vous parler du
problème de l’alcoolisation et de l’alcoolisation chez les jeunes, et cela a de quoi inquiéter. Je
ne veux pas alimenter l’angoisse, mais en quoi est-ce inquiétant ? L’alcool concerne les
adolescents et on l’a assez répété, maintenant que l’on est capable de voir ce qui se passe
dans le cerveau, on sait que l’adolescence jusqu’à l’âge de 20 ans, à peu près. Mais cela
concerne également les pré-adolescents, voire nos enfants. C’est en cela que c’est un peu
inquiétant, puisque nous avons vu l’incidence d’une consommation précoce. Ce sera l’enjeu
de ma présentation. Je vais en effet me focaliser sur l’exposition très précoce, à l’adolescence
et à la préadolescence, et sur l’impact au niveau cérébral.
Ce qui est également inquiétant, dans une certaine mesure, est le problème de définition. On
parle beaucoup d’alcool chez les jeunes, d’alcoolisation, même d’addiction – à tort, je pense :
consommer beaucoup d’alcool est un comportement à risque –, mais on n’a pas de définition
précise sur le phénomène. On utilise des expressions comme « initiation de consommation »,
comme binge drinking, mais il subsiste un problème de définition. On a du mal à apprécier les
quantités, la fréquence, même s’il semble maintenant admis que si les adultes ont tendance à
boire assez régulièrement, l’adolescent boit moins régulièrement mais quand il boit, il boit
beaucoup plus. Cela fait consensus au niveau international.
Les pratiques font peur. Nous avons entendu parler d’« alcoolorexie » : on boit à jeûn, on est
étudiant, on n’a pas de sous, cela permet de mettre plus de sous dans l’alcool mais en plus,
les effets arrivent beaucoup plus vite. Vous avez sans doute vu aussi de petites vidéos
montrant des jeunes en train de s’alcooliser par les yeux. Quoi de plus toxique ?
J’ai eu la chance de donner mon premier cours de l’année en institut de soins infirmiers.
C’était un cours de trois heures sur l’alcool et d’ailleurs, pour l’anecdote, il est intéressant de
souligner qu’à la pause, les étudiants sont venus me voir pour leur demander si c’était un
cours ou une action de prévention que je leur faisais. Je leur ai dit que justement, il y avait un
double effet : à la fois une action de prévention et un cours sur les effets de l’alcool. Mais
certains étudiants sont ensuite venus discuter avec moi et m’ont parlé d’une pratique que je
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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ne connaissais pas beaucoup, à savoir l’alcoolisation par voie anale : des garçons s’y
adonnent en utilisant des tampons hygiéniques qu’ils trempent dans la vodka et dont ils se
servent comme suppositoires. Quand vous entendez parler de ce type de pratique et en plus,
par des étudiants qui s’engagent dans des professions de santé, cela prête à interrogation.
J’ai également cité l’e-cigarette. Je ne suis pas fumeur et je n’ai jamais essayé de fumer mais
récemment, j’ai rencontré des jeunes, aux abords d’un établissement, qui avaient une ecigarette. Je me suis demandé ce qu’il y avait dedans et j’ai été surpris de constater que l’on
pouvait mettre, dans une e-cigarette, un tiers de nicotine, un tiers de vodka et un peu de
cannabis. Cela aussi, ça m’a fait un peu peur…
Un autre élément est inquiétant : l’ampleur du phénomène. Nous avons des résultats
d’enquête. Loin de moi l’idée de vous abreuver de chiffres. Si vous voulez des chiffres
résultants d’enquêtes nationales européennes, je vous conseille d’aller sur le site de
l’OFDT [Observatoire français des drogues et des toxicomanies]. Nous avons maintenant des
enquêtes régulières, assez intéressantes, avec du recul, dont les chiffres sont publiés sur le
site, notamment ceux d’une enquête chez les jeunes. Vous y trouverez également les résultats
obtenus auprès des collégiens.
Personnellement, je préfère les chiffres dans la vraie vie. Ce qui m’intéresse beaucoup, c’est
de discuter avec le service des urgences de mon CHU, notamment le service des urgences
pédiatriques, qui s’inquiète beaucoup et qui interpelle l’ARS pour savoir que faire lorsque
des jeunes filles de 12 ou 13 ans arrivent chez eux avec 3 grammes d’alcool par litre de sang,
qu’ils peuvent être amenés à revoir deux, voire trois fois. Il faut peut-être mettre quelque
chose en place pour éviter ce phénomène.
Toujours à propos de l’ampleur, j’aime bien discuter avec mon recteur, qui a vu le
phénomène se développer. Il y a quand même quelque chose qui se passe. Dans ma région,
en tout cas, nous avons dû mettre en place quelques actions telles que des arbres décisionnels
– l’Éducation nationale a très bien réagi à cela : que fait-on d’un enfant qui est en état
d’ébriété dans un établissement ? Mais aussi d’un membre du personnel, puisque cela
concerne tout le monde. Nommer des « référents addiction » dans un établissement est
également intéressant, parce que les enfants ne savent pas à qui s’adresser, même au sein
d’un établissement scolaire. Vu l’ampleur du phénomène, une autre action a été engager :
former les infirmières scolaires et les médecins scolaires au repérage et peut-être aussi à
l’orientation, toutes substances confondues.
Et ce qui est inquiétant, bien sûr, c’est la médiatisation, pour ne pas dire la sur-médiatisation
du phénomène. Il ne se passe plus une semaine sans qu’un journaliste appelle au laboratoire
pour avoir des informations sur l’alcoolisation des jeunes. Et le binge drinking est devenu un
commerce en termes de reportage à des heures de grande audience.
Le binge drinking est une sorte de casse-tête. Ce qui continue à faire peur, ce sont les
expressions telles que « alcool-défonce », « biture expresse », « prendre une tôle », « se mettre
minable », que j’ai déjà entendues précédemment. Et un peu plus médicalement : « une
alcoolisation ponctuelle importante » ou « une alcoolisation massive ponctuelle ». On nous
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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conseille maintenant d’utiliser la formule « beuverie expresse », que personnellement, je
n’utiliserai peut-être pas.
Quand on parle d’alcool, on s’intéresse beaucoup à ce qui se passe aux États-Unis, qui ont la
chance d’avoir un institut de recherche sur l’abus d’alcool et sur l’alcoolisme, avec un budget
de 500 M$. Il est vrai qu’ils travaillent beaucoup sur l’alcool. Et ils nous ont donné une
définition, il y a quelques années, qui, si je transforme les unités, parce que nous n’avons pas
la même quantité d’alcool par verre standard, correspond à environ six ou sept de nos
verres, avec une notion importante de temporalité : six ou sept verres en deux heures, pour
atteindre au moins une alcoolémie de 0,8 g/l. Ici, c’est minimal. Dans nos enquêtes, au niveau
national, quand on parle d’alcoolisation importante, voire de binge drinking, il y a un
consensus sur un volume d’au moins six verres mais cette fois-ci, c’est par occasion. Il n’y a
donc pas la notion de binge drinking et par conséquent, cela ne nous sert pas à grand-chose,
dans nos études de recherche.
Assez simplement, ce qu’il faut retenir est que le binge drinking, c’est boire trop et surtout,
trop vite. La notion de rapidité nous inquiète beaucoup, en termes d’impact au niveau du
cerveau. C’est aussi trop souvent, parce que malheureusement, le jeune a tendance, a
l’occasion de boire de manière répétée. Autant, dans le milieu du travail, il y a des pots, des
dîners d’affaires, l’étudiant, lui, a également souvent l’occasion de boire. La notion d’âge est
également importante, quand ils sont trop jeunes. Nous avons établi des seuils pour l’homme
et la femme adultes et je pense qu’il va falloir revoir les niveaux quand on parle
d’adolescents.
Une des problématiques, à l’adolescence, c’est que l’on a tendance à pouvoir résister assez
fortement aux effets de l’alcool. On peut faire la nouba toute la nuit en buvant pas mal.
Quand on est adulte, en tout cas pour moi, si je m’approche un peu trop des seuils de
recommandation, je vais plutôt avoir assez vite des effets sédatifs, hypnotiques, et aller me
coucher rapidement. C’est une particularité : à l’adolescence, on résiste un peu plus aux
effets de l’alcool. Le problème est que le cerveau, lui, n’est pas du tout près à recevoir cette
quantité d’alcool. En effet, pour démontrer cela, on a administré de l’alcool à des animaux
pour mimer le binge drinking en prenant des animaux adultes et adolescents et ensuite, on a
simplement compté le nombre de neurones qui étaient morts dans le cerveau. Le résultat,
c’est qu’à alcoolémie égale, on tue deux à trois fois plus de neurones dans un cerveau
adolescent comparativement à un cerveau adulte. Par conséquent, si l’on est résistant à
certains effets négatifs de l’alcool, on est moins sensible à ces effets d’alerte qui normalement,
doivent nous prévenir que l’on va peut-être avoir un souci. Et notre cerveau, lui, est
relativement fragile aux effets toxiques. Je vous rappelle que l’alcool est une drogue et un
très bon neurotoxique. J’aime bien entendre les gynéco-obstétriciens qui me disent que
l’alcool est un des meilleurs tératogènes, comparativement à l’ensemble des substances.
Avec les progrès de l’imagerie cérébrale, on s’est aperçu que le cerveau continuait des
processus de maturation très importants à l’adolescence, que l’on a largement sous-estimés.
Vers l’âge de 16 ans, énormément de mécanismes se mettent en place, notamment sur la
myélinisation, c'est-à-dire que l’on continue à améliorer le câblage dans le cerveau en termes
de densité de récepteurs de neurotransmetteurs, c'est-à-dire ce qui va capter l’information
quand les neurones vont communiquer. Il y a une modification très importante de la densité.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Et le cerveau adolescent est un peu comme l’adolescent : il est hyper connecté. À tel point
qu’il se passe un processus important, à l’adolescence, que l’on appelle l’élagage synaptique :
il faut éliminer les connexions qui ne servent pas à grand-chose. Ce processus rend le disque
dur beaucoup plus performant parce que l’on supprime des connexions qui ne servent à rien.
Et finalement, on s’aperçoit que la maturation normale de certaines structures du cerveau
consiste à diminuer en volume et non à augmenter. Ceci est problématique, puisque c’est le
moment où l’on initie en général la consommation d’alcool.
Mon propos ne sera pas de vous parler des effets toxiques de l’alcool, parce qu’on les connaît
bien. Si l’on regarde ce qui se passe sur un cerveau adulte, sur les capacités d’un adulte ou
d’un jeune adulte, on s’aperçoit que l’alcool entraîne des altérations à différents niveaux :
altération des performances cognitives, déficit d’attention, altération de la mémoire de travail
– ce qui nous sert à stocker temporairement une information pour pouvoir la réutiliser –, de
la mémoire épisodique et des faits historiques, du fonctionnement visuo-spatial, des
capacités langagières et des fonctions exécutives, celles qui nous permettent de planifier,
d’adapter notre comportement à notre environnement. On sait que ces fonctions sont altérées
également chez des jeunes qui consomment de l’alcool ou des jeunes alcoolo-dépendants. La
question que l’on se pose aujourd'hui, c’est ce que fait le binge drinking dans tout cela.
L’idée du projet européen AlcoBinge était de présenter deux bras. Nous avons recruté près
de 160 étudiants de part et d’autre du Channel, et surtout, nous avons fait le choix de
recruter un groupe de binge drinkers, versus non pas des contrôles, des témoins qui ne boivent
pas d’alcool, puisque l’on sait déjà que l’alcool est toxique comparativement à des personnes
qui ne boivent pas, mais versus des étudiants – c’est un biais : nous travaillons avec des
étudiants –, un groupe que nous avons décidé d’appeler les « buveurs sociaux ». Ce sont
donc des étudiants qui boivent de l’alcool, qui peuvent boire la même quantité d’alcool que
les binge drinkers, mais pas avec la même rapidité. Une partie de ces étudiants va répondre à
une batterie de questionnaires et certains feront l’objet d’études d’IRM fonctionnelles : on
étudie le fonctionnement cérébral de ces étudiants au niveau de base ou lors de la réalisation
d’une tâche. Et l’on observe également différents comportements qui nous intéressent
beaucoup, différents traits ou états qui nous intéressent beaucoup dans l’addiction :
l’impulsivité, la prise de risque, la sensibilité aux effets plaisants, récompensant, l’empathie,
l’émotion ou la mémoire. Certaines de ces tâches sont également faites sous IRM. La grande
originalité de ce projet, qui a commencé en 2009, est qu’il s’agit d’une étude longitudinale à
un an. C'est-à-dire que l’on fait les mêmes tests à un an d’intervalle, parce que bien sûr,
quand vous constatez des dommages ou des déficits chez une personne, vous ne savez pas
s’ils étaient là avant qu’elle ait initié toute consommation d’alcool ou bien si c’est vraiment
l’alcool qui les a causés. On veut donc voir l’évolution en fonction des consommations
d’alcool. Malheureusement, je ne peux pas vous présenter énormément de résultats. Les
Anglais ont commencé en avance par rapport à nous, notamment pour des raisons
administratives. Nous, en fin d’année 2013, nous complétons la deuxième vague.
L’autre question que nous nous posons est de savoir si le binge drinking a des effets à long
terme sur le plan de la vulnérabilité à l’addiction. Quoi de mieux, dans l’addiction, que de
travailler sur la modélisation animale ? Pour ma part, je travaille déjà sur un modèle addictif
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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d’alcoolo-dépendance chez le rat. Et désormais, nous sommes allés voir cette alcoolisation de
type binge drinking chez les rats à l’adolescence.
Nous avons plusieurs groupes d’étudiants, dont la moyenne d’âge est de 21 ans. Nous les
avons recrutés dans à peu près toutes les composantes, toutes les disciplines d’une
université. Nous avons respecté 50 % de garçons et de filles. C’est une crainte que j’avais au
début du projet : autant les Anglais ont beaucoup de filles qui s’adonnent au binge drinking,
autant je redoutais d’avoir du mal à en trouver à Amiens. Mais finalement, j’ai été surpris de
constater qu’il n’y avait pas beaucoup de soucis à recruter des binge drinkeuses en France.
Nous avons utilisé une formule magique qui nous permet de discriminer entre des binge
drinkers et des buveurs sociaux. C’est un score de binge drinking que l’on calcule de la manière
suivante : on se sert trois paramètres ou trois termes, en l’occurrence, le plus important étant
la vitesse de consommation. On essaie d’apprécier le nombre de verres par heure des
étudiants quand ils sont amenés à consommer. On leur demande également le nombre
d’ivresses qu’ils ont connues au cours des six derniers mois et enfin, le nombre d’ivresses sur
le nombre total d’occasions de boire qui se sont présentées à eux. Avec une pondération, on
détermine un score et ce que l’on appelle des cut-off, qui nous permettent de vraiment
discriminer les groupes. Il y a un groupe de « buveurs sociaux », social drinkers, à gauche, et
des binge drinkers à droite et des étudiants intermédiaires, que nous avons tout de même
conservés dans l’étude.
Nos collaborateurs anglais ont déjà travaillé avec ce score de binge drinking il y a des années,
et ils avaient déjà montré des choses intéressantes en termes de capacités cognitives,
d’apprentissage et de mémorisation. Sans entrer dans les détails, si l’on regarde deux tâches
que sont l’attention ou la vigilance, d’une part, et la mémoire de travail, d’autre part, l’un des
résultats très intéressants qu’ils avaient obtenus en 2005 et sur lequel nous travaillons encore
était de montrer qu’il y avait une différence assez nette entre les binge drinkers et les buveurs
sociaux et de manière très intéressante, qu’on la mettait plus facilement en évidence chez les
filles. C’est une donnée très intéressante : pourquoi y aurait-il une plus forte toxicité
cérébrale de ce comportement de binge drinking pour les filles ? Il existe un petit consensus,
au niveau international, autour de l’idée que le cerveau des filles a tendance à devenir
mature avec un ou deux ans d’avance sur celui des garçons. C’est ce qui pourrait expliquer
que la toxicité soit plus grande.
Je n’ai pas le droit de trop déflorer nos résultats avant qu’ils soient publiés, mais on a montré
que chez les binge drinkers, il y avait des atteintes cérébrales détectables par rapport aux
buveurs sociaux et surtout, que ces atteintes cérébrales étaient quasi identiques, c'est-à-dire
qu’elles concernent les mêmes structures que celles que l’on trouve comme étant touchées
chez les patients alcooliques chroniques. Ainsi, chez un jeune binge drinker, on commence à
voir des altérations identiques à celles que l’on trouve chez l’alcoolique chronique.
En ce qui concerne le risque de dépendance, on constate, dans les études épidémiologiques,
qu’une initiation, quelle qu’elle soit – je ne parle pas du binge drinking –, le fait d’avoir goûté
très tôt à l’alcool est associé à un risque accru de devenir alcoolo-dépendant. Si l’on a
commencé à 14 ans, comparativement à quelqu’un qui aurait commencé beaucoup plus tard,
on a deux fois plus de risques de devenir alcoolo-dépendant. On le savait déjà pour le tabac
et on le sait maintenant pour l’alcool. On ne sait pas quels sont les facteurs qui sont
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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impliqués dans ce processus, mais nous avons étudié cela chez l’animal, nous avons soumis
nos animaux, à l’adolescence, à des intoxications répétées, et nous leur avons donné de
l’alcool à l’âge adulte. Et nous nous sommes vraiment aperçus que nos rats adultes exposés à
l’adolescence à ce binge drinking perdaient littéralement le contrôle de leur consommation
d’alcool. Nous l’avons fait simplement en leur donnant accès à un biberon d’eau ou à un
biberon d’alcool. Mais dans un test beaucoup plus évolué dans l’addiction, on regarde la
motivation des rats à consommer de l’alcool. Dans ce test, l’animal appuie sur le levier pour
obtenir de l’alcool. On peut vraiment voir sa motivation parce que nous pouvons augmenter
le prix à payer pour obtenir de l’alcool : l’animal doit travailler plus pour gagner autant,
parce qu’à chaque fois qu’il a eu une dose d’alcool, il doit appuyer encore davantage sur le
levier pour obtenir la prochaine. Nous avons observé quel prix il était prêt à payer pour une
dose d’alcool et nous nous sommes aperçus que nos rats adultes exposés au binge drinking à
l’adolescence étaient beaucoup plus motivés pour obtenir de l’alcool.
Enfin, quand nous avons étudié, dans leur cerveau, une petite structure qui joue vraiment un
rôle clé dans l’addiction, qui s’appelle le noyau accumbens, un tout petit noyau dans lequel de
la dopamine est libérée, ce qui est associé aux effets renforçant plaisants des drogues et de
l’alcool, nous nous sommes simplement aperçus que chez nos animaux, lorsqu’ils étaient à
nouveau soumis à une alcoolisation, cette structure répondait de manière moins importante.
J’ai entendu parler hier d’automédication. Eh bien nous avons constaté que nos animaux
avaient aussi tendance à une hyper anxiété : ils sont plus anxieux. Et nous nous sommes
aperçus que cette structure cérébrale répondait moins à l’alcool. Et tout se passe comme si
finalement, l’animal avait besoin de consommer plus d’alcool pour activer normalement,
comparativement à un sujet témoin, cette structure cérébrale.
Je terminerai par deux messages. Nous nous intéressons beaucoup aux facteurs impliqués en
tant que facteurs individuels ou déclenchants qui peuvent moduler la prise excessive
d’alcool à l’adolescence. Nous nous intéressons beaucoup ici à l’effet du genre. On sait
maintenant qu’à l’adolescence, quand on boit beaucoup, très vite, donc qu’on monte très fort
en alcoolémie, et que l’on retombe à zéro, il y a un effet de sevrage, dont on sait qu’il est très
toxique pour le cerveau. On le connaît bien pour les malades alcooliques : c’est ce qui va tuer
beaucoup de neurones et avoir des effets neurotoxiques, mais on s’aperçoit aussi qu’à
l’adolescence, l’alcool va déclencher de manière directe des processus inflammatoires.
L’inflammation va entraîner une suite de processus qui vont entraîner une mort cellulaire,
une atteinte de la substance blanche, et tout cela va se répercuter sur les capacités cognitives
ou même sur l’affect, avec des problèmes psychopathologiques, et cela peut peut-être
perdurer jusqu’à l’âge adulte.
Dominique Dahéron
Merci. Dans deux ans, vous viendrez nous présenter le résultat complet de votre étude.
Nous avons beaucoup parlé des constats et nous allons maintenant faire un peu de
prospective dans notre dernière session avec les politiques et la prévention qui peuvent être
menées.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Session plénière 4
Addictions et comportements à risques :
quelles politiques ? Quelle prévention ?
Prévention et acteurs locaux : quelles stratégies locales pour lutter contre les
addictions ?
Françoise Fourneret
Des stratégies locales, je crois que vous en mettez en œuvre depuis un moment et que vous y
intéressez, puisque vous êtes là. Et je sais tout le travail qui se fait en région et sur le terrain.
Néanmoins, compte tenu des questions posées et que moi non plus, je n’ai pas choisies, à
savoir la prévention et les acteurs locaux, je vais essayer de vous redire quelles approches
nous pouvons avoir, au moins de ces deux termes, au regard du plan gouvernemental que je
vous ai présenté ce matin.
La prévention, nous en avons parlé. Nous avons aussi parlé de beaucoup des phénomènes
qui se produisent pour ceux qui sont entrés dans des consommations ou des conduites à
risques. La prévention a pour objectif, justement, d’éviter ou de repousser l’expérimentation
elle-même, l’initiation, bien sûr, et l’entrée en consommation, de limiter et de réduire les
dommages liés aux conduites addictives. C’est tout le champ de la prévention, c'est-à-dire
essayer d’empêcher le contact avec les produits, de le retarder – nous venons de voir, avec
Mickaël Naassila, les dangers d’une entrée précoce en consommation, et nous avons
également vu la nécessité de continuer à se soigner lorsque l’on a entamé un comportement
qui est devenu addictif.
Les acteurs locaux, globalement, peuvent aujourd'hui s’investir pour mener les actions de
prévention les plus efficaces possible dans le sens où je viens de définir la prévention.
Aujourd'hui, les acteurs locaux devraient pouvoir travailler ensemble, dans des actions
construites en synergie les uns avec les autres, dans des actions qui soient des actions
interinstitutionnelles, des actions regroupant des professionnels issus de divers horizons. Ce
sont des pratiques qui sont plus ou moins développées mais en tout cas, ce sont aujourd'hui
des pratiques qui semblent avoir montré, si l’on en croit la littérature internationale, une
efficacité meilleure que les pratiques, d’une part, d’actions de prévention ponctuelles et
d’autre part, d’actions de prévention menées avec la prise en compte d’un seul élément
santé, ou d’un seul élément éducation, ou d’un seul élément rappel de la vie sociale.
Ces stratégies sont donc avant tout des stratégies de mise en synergie des acteurs locaux. Les
acteurs locaux, pour ce qui concerne vos régions, nos régions et la France, ce sont d’abord les
chefs de projet Mildt – monsieur Lapouze était avec nous ce matin –, qui sont sur place,
auprès des préfets. Ils peuvent être les facilitateurs de cette coordination et de cette synergie
locale entre l’ensemble des acteurs avec les ARS, dont nous avions également une
représentante ce matin, avec les recteurs et les inspecteurs d’académie. Au-delà de ces
acteurs institutionnels, il y a aussi tous les élus locaux : les élus locaux municipaux, mais
aussi les conseillers régionaux, les conseillers généraux. Les élus municipaux ont en général
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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une sensibilité très fortement marquée par un investissement lourd dans des actions de
prévention, comme celle que nous vivons aujourd'hui. C’est aussi l’ensemble des services de
l’État, dont le préfet. Et la dernière série d’acteurs, et non des moindres, ce sont les acteurs
associatifs, qui sont aussi variés qu’il y a de lieux, qu’il y a de départements et qu’il y a de
communes. Mais ils doivent eux aussi pouvoir travailler avec l’ensemble des acteurs
institutionnels, avec l’ensemble des acteurs que sont les élus. Les acteurs institutionnels ne
sont pas seulement les fonctionnaires de l’État, puisque Mickaël Naassila vient de nous dire
que dans sa région, lui-même, en tant que chercheur – qui certes, appartient à une structure
d’État –, a été mobilisé par monsieur le préfet et aux côtés des autorités territoriales.
Voilà pour la prévention et pour les acteurs.
Quelles stratégies ? La première stratégie, que j’ai abordée en évoquant les acteurs, est la
mise en réseau de ces acteurs pour qu’ils préparent ensemble des interventions qui soient
étalées dans le temps, coordonnées les unes avec les autres et articulées entre elles, avec les
domaines, les spécificités, les compétences propres à chacun des acteurs. Qu’ils soient des
acteurs sanitaires, éducatifs, d’encadrement social, culturels, tous ont nécessité à pouvoir
travailler ensemble sur ces différents champs, qui sont autant de champs sur lesquels les
adolescents investissent un morceau de leur vie. C’est la première stratégie, forte et
importante.
La deuxième stratégie forte et importante est de prioriser les actions qui se focalisent surtout
sur les comportements des adolescents. Tout à l’heure, nous avons eu deux témoignages sur
des comportements addictifs. Travailler sur le comportement des adolescents, c’est travailler
sur une éducation à des comportements qui leur permettent justement de résister à
l’initiation de consommations tentantes et par imitation, de résister peut-être mieux à ce malêtre dont nous avons vu combien il pouvait être associé au comportement addictif et peutêtre aussi, de pouvoir mieux résister à ce mal-être en communiquant mieux entre eux. Cette
sensibilisation et cette éducation des jeunes par un travail sur leur comportement, lié aussi, et
de très près, à un autre phénomène dont nous n’avons pas parlé cet après-midi mais qui a été
évoqué ce matin, à savoir la violence en milieu scolaire – il s’agit de transformer ces
comportements pour un mieux-être ensemble –, est adaptée à l’âge des jeunes. On ne
travaille pas sur le bien-être d’un enfant de cinq ans comme sur le bien-être d’un adolescent
qui en a 18, ni sur le bien-être d’un écolier comme sur celui d’un étudiant. Ce n’est pas tout à
fait de même nature. Et les jeunes sont aujourd'hui sensibles – tout ce qui a été dit sur les
écrans et la communication Internet le montre – à certains phénomènes, à certains leaders
d’opinion qu’il faut effectivement pouvoir mobiliser pour faire avancer la prévention des
comportements de mal-être et la prévention qui doit permettre à ces jeunes de ne pas aller
vers les addictions.
Ces stratégies locales, pour les interventions, visent des moments particuliers de la vie,
notamment pour les jeunes, puisqu’il s’agit de mettre en place une intervention la plus
précoce possible sur les comportements pour éviter justement tous les contacts précoces avec
des comportements addictifs dont nous avons vu le danger.
Il faut agir en amont, dès le début des consommations, en intervenant notamment auprès des
familles. Aujourd'hui, nous n’avons pas beaucoup parlé d’actions vers les parents, mais nous
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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avons souvent parlé des parents comme des aides aux enfants. Dans les ateliers que j’ai
fréquentés en fin de matinée, il a souvent été question du rôle des parents, notamment face à
l’utilisation massive, par leurs enfants, des outils de communication par écran, et de la place
qu’ils doivent tenir. Il faut donc agir très en amont auprès des parents par rapport aux
comportements excessifs de leurs enfants, par rapport au temps qu’ils passent seuls. Les
comportements excessifs sont des comportements à risques, l’enfermement et la solitude
devant un écran ou sur son mal-être est aussi un comportement à risques.
Les acteurs de la petite enfance peuvent contribuer à ces interventions. Je pense surtout aux
personnels de PMI, aux personnels de l’accueil de la petite enfance dans les crèches, aux
gardes d’enfants qui accueillent les petits enfants. Et bien sûr, c’est dès l’école maternelle que
tous ces acteurs peuvent se réunir pour faire bénéficier les enfants de cette approche
confortable de leur comportement et du bien-être à l’école, qui doit leur permettre de
franchir les étapes de leur croissance aisément.
Pour développer les compétences parentales, il est important que l’école, qui réunit
régulièrement les parents, les alerte, même si elle ne les voit pas toujours autant qu’elle le
voudrait – mais sans doute les travailleurs sociaux peuvent-ils aider les parents à aller voir
l’école, d’autant plus si dans des stratégies locales de synergie, l’école travaille avec les
travailleurs sociaux. Il importe que l’école alerte les parents pour que les enfants soient pris
en considération dans le dialogue familial et qu’un dialogue familial puisse s’instaurer,
malgré des rythmes de vie qui ne s’y prêtent pas toujours, ni pour les enfants, ni pour les
parents. Mais il doit être possible de ménager du dialogue et des échanges en famille : cela
évite peut-être trop d’isolement, cela évite peut-être d’avoir trop d’impossibilité à arrêter le
jeu que l’on est en train de conduire et de pester parce qu’il faut aller rejoindre la cellule
familiale pour déjeuner et pour dîner. Ce dialogue mérite de s’instaurer, peut-être sur ce qui
préoccupe les enfants, qu’il s’agisse des écrans ou pour les adolescents, sur ce qui concerne
leur consommation. Il est également nécessaire de renforcer les compétences des parents à
fixer des limites – des limites pour l’utilisation des écrans –, à dialoguer, à s’adresser à
d’autres professionnels qui encadrent leurs enfants, à l’école, au personnel de la santé
scolaire, peut-être aussi aux animateurs, de telle sorte que des échanges puissent avoir lieu et
que ces professionnels, éventuellement, en cas de difficulté particulière, puissent commencer
à accompagner les jeunes qui sont en risque d’aller vers des comportements addictifs.
Il s’agit bien d’aller vers l’ensemble des jeunes, vers l’ensemble de leurs parents pour
renforcer chez eux l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes, la gestion de leurs émotions, pour qu’ils
sachent faire des choix, qu’ils sachent résister à l’influence des pairs quand il s’agit d’entrer
dans des consommations, mais qu’ils sachent aussi être attentifs à leurs pairs lorsque ces
pairs les aident dans des comportements responsables. C’est un peu la même approche que
celle qui a été évoquée ce matin sur Internet, qui consiste à considérer en même temps
qu’Internet est un véhicule d’addiction mais peut-être aussi un formidable outil de
prévention. Un outil utilisé par les éducateurs, pour les élèves à l’école, pour les jeunes, dans
les centres de loisirs, dans les clubs sportifs, utilisé pour multiplier des activités qui les
mettent en groupe, qui les font participer, qui les impliquent dans une vie sociale, y compris
le temps d’une séance de travail, de telle sorte que l’on évite leur renfermement sur euxmêmes. Les témoignages de cet après-midi nous ont montré aussi que dans cette maladie
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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que vous avez décrite, il y a aussi un enfermement sur soi, qui est assez difficile et qui
contribue à ce mal-être. Il faut donc éviter aux jeunes d’être enfermés sur eux-mêmes. Est-ce
que les écrans sont un enfermement sur soi ou un enfermement avec un objet ? En tout cas,
ils ne sont pas dans la communication sociale et souvent, ils contribuent, dans la vie sociale, à
un mal-être. Et peut-on, à cet âge, ne pas avoir aussi une éducation à la vie sociale ? Je suis
convaincue que non. Il convient donc effectivement de mettre à ces jeunes le pied à l’étrier de
la vie sociale. Ceci vaut pour tous les acteurs locaux que vous êtes et c’est d’autant plus
efficace que vous y travaillez ensemble, avec le même objectif, dans des interventions
différentes, mais dans une même action.
Ces actions, vous les conduisez assez souvent sur le terrain. À la Mildt, nous avons un peu
l’occasion de lire l’émanation, certes lointaine, de ce que vous faites, parce que nous le lisons
après que les actions se sont passées, parce que nous lisons des comptes rendus assez courts
que les chefs de projet Mildt que sont les directeurs de cabinet nous font remonter du travail
qu’ils conduisent avec vous tous. Et j’observe que ces actions que vous conduisez, qui sont
parfois des actions tout à fait remarquables, impliquant des partenaires qui fonctionnent bien
en synergie, qui s’étalent dans le temps, ne sont que très rarement évaluées. Et c’est
dommage. L’évaluation que nous avons, c’est le nombre d’heures qui y sont consacrées, la
manière dont les finances ont été utilisées. Nous avons très rarement une évaluation de la
qualité des relations qui ont pu être établies, une évaluation du renforcement de la cohésion
départementale à ce sujet, une évaluation de l’amélioration des comportements qui peut être
constatée, bien que l’on sache que l’action n’est pas le seul phénomène qui soit à l’origine
d’une évolution des comportements. Il est dommage que ces actions ne soient pas plus
précisément évaluées dans la synergie locale qu’elles entraînent, dans la meilleure prise de
conscience de tous, y compris des parents, qui finiront aussi par être convaincus, si l’on en
parle davantage, parce qu’il faut en parler. Je crois, Madame, avoir entendu que vous ne
saviez pas, parce qu’on ne vous avait jamais dit, parce que qu’on ne vous avait pas parlé. Je
crois qu’il faut parler absolument de ces problèmes de comportement addictif et qu’il faut les
évaluer pour pouvoir en parler, pour pouvoir valoriser les actions que vous faites au niveau
national et au niveau départemental. Et peut-être aussi pour pouvoir, c’est en tout cas
l’ambition que nous nous fixons dans le cadre de ces quatre années du plan, proposer à
l’ensemble des acteurs que vous êtes, des actions qui nous paraissent construites, qui ont
montré une efficacité et qui doivent pouvoir en montrer, à votre usage, pour les actions que
vous souhaitez monter. C’est en ce sens que nous allons construire et mettre sur pied, nous
l’espérons, une commission interministérielle de prévention. Elle doit nous permettre à la
fois d’affiner cette notion de prévention, au-delà de ce que je vous ai présenté ce matin et de
ce que je viens d’essayer de vous dire cet après-midi, et surtout, nous permettre de travailler
davantage avec vous et de mettre la prévention plus en avant afin que les jeunes puissent
effectivement éviter, autant qu’il est possible, les comportements addictifs. Et pour ceux qui
sont entrés dans des comportements addictifs, dans des conduites addictives ou dans des
addictions, nous devons aussi faire en sorte que les contacts entre les acteurs d’éducation que
vous êtes, que sont les parents, les acteurs de santé que vous êtes aussi, pour un certain
nombre d’entre vous, vous permettent de travailler ensemble afin d’assurer les relais avec la
prévention – la prévention pour tous – et l’identification, par ceux qui font de la prévention,
des enfants en risque d’addiction. Pour ces enfants, le lien avec les professionnels de la santé
et au besoin, l’accompagnement le plus précocement possible par des professionnels de la
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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santé doit faire en sorte que ces jeunes puissent être aidés au mieux et démarrent leur vie
d’adulte dans les meilleures conditions qui soient.
Voilà l’objectif de cette commission. J’ose espérer qu’elle pourra vous suggérer un certain
nombre d’actions que vous pourrez conduire et qui permettront à tous de trouver des
solutions, des accompagnements qui rendent la vie meilleure aux jeunes et qui permettront
surtout d’éviter qu’ils entrent dans les addictions.
Dominique Dahéron
Merci, Madame Fourneret. Le docteur Alain Morel, psychiatre, va maintenant nous donner
des pistes pour changer de prévention. Comment la rendre plus efficace ?
Jeunes et produits psychoactifs : plaidoyer pour une politique préventive
prospective. Comment changer la prévention ? Comment la rendre plus efficace ?
Alain Morel
Merci beaucoup à madame Fourneret pour ce qu’elle vient de dire parce que l’air de rien,
c’est une petite musique que je trouve nouvelle de la part de la Mildt, j’ose le dire, et qui va
me permettre de vous livrer avec confiance les messages que je voulais vous livrer.
La question est de savoir comment rendre la prévention plus efficace. Pour cela, je veux vous
parler d’intervention précoce.
La prévention est une question de méthode et d’objectifs. La méthode est extrêmement
importante. Il est important que les programmes qui sont développés en matière de
prévention soient basés sur des données « probantes », comme on le dit maintenant. Ce n’est
pas forcément la vérité toute nue, sortie des recherches scientifiques, qui va dire comment il
faut faire. Mais nous avons des données internationales qui nous permettent de savoir ce qui
peut fonctionner et ce qui ne fonctionne pas du tout.
Nous devons d’abord nous appuyer sur quelque chose qui a été travaillé, pensé, développé
dans le monde entier, qui s’appelle la promotion de la santé, qui est extrêmement riche
d’éléments en matière générale pour éduquer pour la santé et qui a pour objectif d’agir sur
les déterminants de santé et de renforcer les compétences psychosociales. Il est hyper
important de ne pas lâcher cela. Deuxièmement, les problèmes d’addiction, de
consommation de substance sont des problèmes multifactoriels, donc forcément multifocaux.
Il ne peut pas y avoir de programme de prévention efficace qui ne porte que sur un aspect
des choses. Cela veut dire qu’il faut concevoir des programmes qui intègrent véritablement
ces différentes dimensions, y associer les parents, en particulier, les jeunes, l’environnement,
la communauté éducative, et pas simplement des adultes dans un public donné ou des
jeunes dans un public donné. Un autre élément très important est de partir de ce que vivent
les gens à qui l’on s’adresse, de « leur expérience », comme nous le disons, nous. Cela veut
dire adapter les messages, concevoir d’emblée une participation extrêmement active et même
permanente du public concerner, coordonner les acteurs. Enfin, parmi ces éléments clés, la
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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notion de durée, de continuité de l’action est importante. Et qui dit continuité, durée et
cohérence dit forcément coordination ; on y revient.
Quand on regarde ces quelques données et que l’on essaie d’analyser ce que nous faisons,
nous tous – ce n’est pas une critique envers les acteurs de prévention, dont je suis : je sais
combien c’est difficile, pour différentes raison –, on s’aperçoit que nous sommes tout de
même assez loin de parvenir généralement à ce type de données pour pouvoir prétendre
véritablement à une méthode de prévention qui ait un minimum d’efficacité.
Si la prévention est une question de méthode, c’est aussi une question d’objectifs. Le premier
objectif devrait être d’installer un langage commun. Si nous ne parlons pas tous de la même
chose, comment pouvons-nous agir dans le même sens ? Ce n’est pas possible. Il ne s’agit pas
seulement de la cohérence du discours, de la cohérence des mots, de s’entendre sur les mots.
C’est aussi faire en sorte que ces mots, ces représentations, ce que l’on va développer, la
manière dont nous nous adressons les uns aux autres permettent un dialogue, c'est-à-dire
permettent à chacun, quel que soit sa relation avec le problème, son point de vue, puisse
s’intégrer dans ce dialogue. Sinon, on retrouve ce que l’on a fait depuis fort longtemps : un
processus de clivage et de cloisonnement. Il y a ceux qui peuvent suivre, qui vont pouvoir
entendre le message, et les autres, qui s’en fichent, voire qui sont à côté et qui ricanent. Si l’on
veut permettre l’interaction entre les différents acteurs et également, entre le public et les
acteurs, il faut d’abord s’employer à installer un langage commun. Je vous donnerai
quelques exemples d’un travail qui a abouti à un langage commun.
Le deuxième objectif est de renforcer le pouvoir d’agir. Je vous ai fait toute une présentation
ce matin, j’espère que vous avez compris : il faut que nous renforcions le pouvoir d’agir sur
soi et sur son environnement. Cela s’appelle « éducation préventive » et « intervention
précoce ». Je m’attarderai surtout sur l’intervention précoce.
Je vous parlais d’un exemple de construction d’un langage commun. Nous assurons des
formations sur six clés. J’en ai choisi une, qui est de répondre à la question : quelle est la
dangerosité des drogues ? C’est une question bête, toute simple, mais vous avez vu, tout à
l’heure, pour ne citer que quelques drogues qui ont été évoquées, l’alcool et les nouvelles
drogues de synthèse, combien les informations sont nombreuses. Et que retient-on
exactement ? Je ne suis pas sûr que nous soyons vraiment tous au clair sur ces points et de
plus, c’est un peu différent selon les familles ou selon d’autres éléments de contexte. Par
conséquent, il est un peu compliqué de répondre à cette question. Nous avons donc réalisé
un travail, en particulier avec les Québécois, en partant de la définition de l’OMS des
drogues ou des substances psychoactives. Ce sont des substances chimiques – « chimique » a
son importance – qui sont psychoactives, donc qui agissent sur le psychisme, et qui
modifient le fonctionnement du cerveau, spécialement sur certains secteurs. Et ce type de
modifications peut avoir des conséquences particulières. Cette définition est intéressante
parce qu’elle amène les trois types de risques.
D’abord parce que ce sont des substances que l’on importe de l’extérieur, des substances
chimiques, quel que soit le type de substance – ce n’est qu’une question de dose –, à un
moment ou à un autre, elles vont être toxiques. Cela veut dire des atteintes physiologiques,
des intoxications, la possibilité de surdose, etc. Mais chaque substance a un niveau différent,
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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un potentiel différent d’une autre. La définition indique aussi que ce sont des substances
psychoactives, qui modifient le psychisme. Cela peut comporter des risques et des dangers.
L’ivresse, suivant les circonstances, l’excitation, l’insensibilité, l’angoisse, voire des troubles
psychiatriques sont des modifications psychiques qui sont des problèmes, voire des dangers
liés à ces substances. Enfin, elles agissent sur certains secteurs du cerveau qui vont
notamment entraîner une certaine appétence, en tout cas dans certains cas. Par conséquent,
toutes comportent plus ou moins un potentiel de risque addictif – mais nous verrons qu’il y a
de grosses différences –, c'est-à-dire l’apparition d’une dépendance ; en clair, une tolérance et
une sensibilisation.
Ce sont des données assez simples, que tout un chacun peut comprendre et avec lesquelles
on peut construire une représentation à travers des cubes, qui est utile pour nous et aide bien
à faire comprendre la notion de langage commun. On aboutit donc à des cubes qui
représentent la dangerosité pharmacologique, c'est-à-dire de ce que la substance – on ne
parle pas ici des autres facteurs – peut avoir comme toxicité et amener comme problème ou
comme risque. Deux exemples permettent de bien comprendre à quoi peut servir un tel
modèle.
Prenons deux substances très différentes : l’une, qui est très familière à beaucoup d’entre
nous et qui est légale, encore aujourd'hui, qui s’appelle le tabac et une autre qui, au contraire,
est l’image de la drogue par excellence, qui est interdite et qui s’appelle l’héroïne. Voyons ce
que cela donne sur ce modèle de cube rouge à trois axes.
Si l’on prend l’axe vertical, celui de l’intensité des effets psychiques, il n’y a pas de problème,
parce qu’on trouve le tabac très bas. Il y a un effet psychique du tabac qui est indéniable,
mais il n’a rien avoir avec l’effet flash de l’héroïne dans certaines circonstances et des
transformations psychiques très intenses, cet apaisement que certains décrivent comme très
puissant de l’héroïne. Sur cet axe, tout va bien : le tabac est une drogue « douce » et l’héroïne
est une drogue dure.
Si l’on observe l’axe de toxicité, c'est-à-dire le potentiel d’atteinte somatique que peuvent
avoir ces deux substances, patatras ! : c’est exactement l’inverse. Autant le tabac est
certainement la substance la plus toxique que l’on ait aujourd'hui sur le marché, qui est
impliquée dans plus d’une vingtaine de maladies – cancers, maladies cardiovasculaires, etc.
–, avec un nombre de victimes qui dépasse 70 000 chaque année en France, et donc, dont la
toxicité est tout à fait claire, importante et grave, autant, d’un autre côté, les opiacées en
général, y compris l’héroïne, présentent une très faible toxicité. Certes, il y a un danger
d’overdose si vous en prenez trop, mais c’est à peu près la seule chose qui peut vous arriver,
même si vous consommez pendant longtemps. Je ne parle que des effets de la substance ellemême et non de la manière dont on consomme : l’injection, etc. Sur cet axe, la drogue dure
est donc le tabac et la drogue douce est l’héroïne.
Enfin, sur le troisième axe, qui est celui du risque de dépendance, du potentiel addictif, des
recherches ont été menées, des mesures ont été effectuées et l’on voit que ce sont sans doute
les deux produits les plus addictifs qui existent. Je l’ai dit ce matin pour le tabac. C’est aussi
le cas pour l’héroïne, peut-être légèrement en retrait par rapport au tabac. En tout cas, ce sont
deux produits particulièrement addictifs, donc deux drogues dures sur cet axe.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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L’intérêt, sans aucune banalisation, est de dire que chaque substance a son propre profil et
que l’important n’est pas d’ajouter des risques pour dissuader, mais de dire la vérité, de dire
les choses. La vérité suffit à comprendre toute une série de choses, par exemple, que le
problème du tabac n’est pas tellement le fait qu’il y ait des effets psychiques, mais que ce
sont beaucoup plus la dépendance et l’effet toxique qui donnent les chiffres de mortalité, de
morbidité liés à cette substance. Alors que pour l’héroïne, le problème n’est pas la toxicité,
mais la modification psychique permanente, du fait de la dépendance fréquemment
engendrée, donc de la déconnexion par rapport à la réalité, de la difficulté de s’adapter à la
réalité.
On peut faire cette démonstration produit par produit et c’est extrêmement intéressant, à la
fois pour l’information et sur un plan plus éducatif. Mais on ne présente jamais le cube
rouge, celui des dangers, que je viens de vous présenter, sans présenter le suivant, qui
correspond au « pourquoi ». En effet, on a l’habitude, pour faire de la « prévention », de
penser que plus on parle des dangers, plus on va dissuader. En réalité, on occulte la moitié
de la réalité, voire plus, dans certaines circonstances, qui est la motivation, le sens de cette
consommation. Si l’on ne fait pas place à cette question, il ne faut pas s’étonner que l’on ne
soit pas entendu par ceux qui sont dans une situation où ils bénéficient, où ils ont des
motivations positives par rapport à la prise de substance.
Sur ce cube également, il y a trois axes, qui correspondent aux motivations à consommer : le
plaisir, ces sensations corporelles que l’on recherche en particulier dans la fête, par exemple,
la socialisation, qui est une donnée formidable, qui nous amène aux premières
consommations mais aussi à entretenir notre consommation et qui a un rapport très fort avec
la culture et la société, et le soulagement. Sans vous faire de dessin, il est clair que cela
apporte un apaisement du stress, de la déprime, l’amélioration des performances, etc. Il y a
donc des intérêts très puissants, au sens de bénéfices recherchés, pour nous amener à
consommer. Cela nous conduit à un deuxième cube, le bleu, pour lequel nous n’avons pas de
données scientifiques permettant de classer les produits sur ces trois axes. C’est parfaitement
subjectif et cela correspond à l’équation E = SIC évoquée ce matin. Là particulièrement,
chacun voit cela à sa fenêtre et va consommer ou pense que les autres consomment pour telle
et telle raison. C’est d’ailleurs pourquoi nous avons matérialisé ces cubes et nous les utilisons
beaucoup en prévention : pour pouvoir parler, échanger avec des adolescents, des jeunes,
mais aussi avec des patients. Nous les utilisons souvent, dans le centre. Ils permettent de se
rendre compte des distances entre nos propres motivations et celles des autres, de la
diversité des points de vue et de s’apercevoir que l’on peut malgré tout dialoguer et se
comprendre à travers ces modèles, qui sont des modèles un peu intégratifs.
Il me paraît intéressant de montrer qu’il ne s’agit pas simplement d’avoir un discours qui soit
réglé comme du papier à musique, avec des scientifiques, etc. Il s’agit surtout d’avoir des
modèles, des représentations qui permettent aux gens, aux jeunes, en particulier, d’entrer
dans le dialogue et dire leur propre vision, leur propre expérience.
Le deuxième objectif est l’éducation préventive et l’intervention précoce : les axes
stratégiques. Il est très difficile de parler de prévention et de réfléchir à la prévention quand
on part de la maladie – ce que nous avons fait cet après-midi. J’ai énormément apprécié,
comme vous tous, sans doute, les deux témoignages que nous avons entendus et ils m’ont
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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beaucoup touché. Mais si l’on part de là pour pouvoir penser la prévention, on va rater
beaucoup de choses ou en tout cas, on va avoir du mal à bien poser les choses, parce que l’on
voit tout de suite le problème, la difficulté. Or prévenir, surtout en matière d’addictions, ce
n’est pas avertir sur ce qui peut à certains dix ou vingt ans après. C’est parler de la réalité de
maintenant, de ce qui est vécu par la personne maintenant, en particulier avec sa
consommation, et qui n’est pas la maladie, 99 fois sur 100. Cela mériterait une discussion,
mais nous manquons de temps.
En tout cas, il faut partir de l’addiction. Je vais essayer de le résumer en quelques mots.
D’abord, c’est une trajectoire. Nous l’avons bien vu à travers les deux histoires, celle de
Renaud et celle de Laurence. C’est une trajectoire, avec des étapes, des moments ; des
moments où cela s’accélère, des moments où cela ralentit, des moments, même, où l’on peut
échapper… Parce que cette sortie est toujours possible. Deuxièmement, c’est un
comportement, mais qui s’inscrit dans un contexte, dans un mode de vie. Par conséquent,
changer de comportement suppose de réfléchir à la façon de changer son mode de vie, ce qui
n’est pas rien et qui n’est pas forcément facile. C’est un comportement qui peut apporter des
satisfactions à l’usager, mais aussi des problèmes. Et il faut prendre en compte le fait qu’il
apporte aussi des satisfactions. Et c’est un comportement qui ne peut être modifié que par
l’usager, principalement.
Si l’on prend ces éléments en compte, on s’aperçoit que cela donne des clés par rapport à la
prévention, notamment la notion de trajectoire. C’est ce qui nous amène en particulier à
développer des stratégies d’intervention précoce. L’intervention précoce ne signifie pas
forcément l’intervention au moment des premières consommations, mais avant une
demande d’aide. Intervenir précocement, c’est intervenir tout au long de la trajectoire. Ce
n’est pas simplement informer à l’adolescence sur les dangers de l’alcool. C’est quand on
commence à se mettre à boire parce que dans son mode de vie, cela se passe bien, que l’on
peut aussi avoir des moments où l’on peut prendre du recul. Ou lorsque l’on a un drame
dans sa vie, un événement qui va complètement déstabiliser, de pouvoir tout de suite avoir
des poignées pour se tenir et pouvoir réfléchir à ce qui se passe, et pas forcément être happé,
souvent sans s’en apercevoir, par le produit et la consommation du produit. C’est cela,
intervenir tout au long de la trajectoire, l’objectif étant d’aider la personne à prévenir l’échec
de la recherche de satisfaction. Les témoignages l’illustraient bien : dans un premier temps,
c’est une satisfaction. Intervenir pour dire stop alors qu’en fait, la personne veut continuer,
n’est pas possible. En revanche, il y a des choses à faire pour pouvoir aider la personne à
réfléchir à ce moment-là et aussi, à prendre un certain nombre de dispositions, de mesures
pour ne serait-ce que se protéger elle-même et protéger autrui.
Nous travaillons beaucoup avec nos collègues suisses, qui ont été précurseurs en matière
d’intervention précoce. Ils développent des stratégies de prévention individualisée – à leurs
yeux, c’est cela, l’intervention précoce, et c’est très proche de ce que nous essayons de faire –
et d’aide aux plus vulnérables. L’objectif, en effet, n’est pas seulement que la masse des
jeunes ait une information ; c’est qu’en plus de cela, on se rapproche des publics vulnérables,
de ceux qui sont particulièrement en difficulté. Les Suisses ont quatre phases, que je n’ai pas
le temps de développer.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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En France, nous avons travaillé sur la question de l’intervention précoce notamment à partir
des CJC, les consultations pour jeunes consommateurs. Il s’agit, pour les professionnels, de
sortir, de se mettre à disposition de professionnels autres. En l’occurrence, nous avions
déterminé six mots-clés. Le premier est la rencontre, qui a d’ailleurs été citée dans les
témoignages. Elle est extrêmement importante, même en prévention. Mais elle ne se produit
pas comme ça, magiquement ; il faut aussi qu’elle soit pensée, qu’elle soit conçue. Les autres
mots-clés sont la mise en question de l’expérience, le repérage, l’aide à l’auto-évaluation,
l’intervention brève – il ne s’agit pas d’entrer dans des traitements à long terme – et
l’accompagnement au changement, dans un certain nombre de cas, mais qui sont
minoritaires.
Selon moi, il ne peut y avoir de prévention efficace si l’on oublie la dimension de
l’intervention précoce, c'est-à-dire ce rapprochement des personnes vulnérables, des
personnes en tant que telles, avec leurs propres difficultés, dans leur contexte. Parce que
l’intervention précoce, c’est aller au plus près des personnes en situation de risque dans leur
contexte. Parce que c’est aider à leur repérage et non à leur dépistage, ce qui n’est pas la
même chose : il ne s’agit pas d’aller chercher des informations sur elles pour pouvoir les
contrôler davantage mais au contraire, de leur restituer des informations pour les aider à
réfléchir à ce qui se passe pour elles. Donc, les aider à gérer leur vulnérabilité. Il y a des
études, notamment en Angleterre, au Canada, qui montrent que ces stratégies-là sont bien
plus efficaces que celles qui consistent à informer simplement les personnes. Renforcer les
ressources d’auto-observation et d’auto-changement, mobiliser tous les acteurs, accroître
leurs compétences et améliorer leur coordination : voilà à quoi sert l’intervention précoce.
Il me semble très important de bien considérer que la prévention en matière de conduites
addictives est d’abord une question d’éducation. Avant d’être une question d’ordre public
ou une question sanitaire, c’est une question éducative. Nous avons énormément de travail à
faire dans ce domaine, parce que ce n’est certainement pas la partie que nous avons le plus
développée. C’est une prévention qui associe l’éducation préventive, l’intervention précoce
sur les territoires et favorisant une communauté sociale responsable et compétente. Il s’agit
aussi de l’environnement et pas simplement de la personne. Cela signifie une politique qui
ne parte pas d’une idéologie, qui ne se limite pas à informer et à rappeler les interdits, mais
qui intègre les disciplines différentes, les points de vue différents, etc. C’est élaborer de
nouvelles représentations, parce que l’on n’a pas le choix : avec les représentations du XXe
siècle dont nous avons hérité, nous n’avons pas les clés pour comprendre tout cela. Il faut
faire changer nos représentations et cela, nous ne pouvons le faire que collectivement. Ce
n’est pas un groupe d’experts qui peut le faire. Et c’est faire émerger de nouvelles pratiques.
Bref, il devient capital, et madame Fourneret l’a dit également, de faire collaborer les
professionnels ou le monde de l’éducation et ceux de la prévention des addictions sur de
véritables programmes.
Je finirai par un peu de publicité : nous avons beaucoup travaillé et écrit sur ces questions, en
particulier dans cet Aide-mémoire d’addictologie qui est sorti il y a deux ans, qui comporte pas
mal de choses sur la prévention et sur l’intervention précoce, et dans cet ouvrage plus grand
public que j’ai écrit avec mon collègue et ami Jean-Pierre Couteron, Les Conduites addictives.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Merci de votre écoute.
Dominique Dahéron
Merci. Lia Cavalcanti va nous parler de ces moyens pour impliquer les acteurs de terrain
dans le développement de la réduction des risques, ce que vous avez commencé à faire à
Ancenis il y a déjà un peu plus de dix ans.
Drogues et santé : comment impliquer les acteurs de terrain dans le
développement de la réduction des risques ?
Lia Cavalcanti
Je crains que mon rôle soit d’empêcher les gens de partir… C’est toujours un rôle difficile.
Je remercie les figures imposées par Nicolas Mémain-Macé, parce que dans ce colloque, il y a
un grand absent. On a beaucoup parlé de soins, de prévention, mais on a oublié de parler –
et je pense que mon intervention sera la seule dans ce sens – de ce que l’on fait de ces
personnes qui ne veulent pas, ne sont pas prêtes à se soigner et pour autant, déambulent
dans nos rues, dans nos territoires et continuent de survivre dans les conditions les plus
affreuses. Que fait-on de cette masse de personnes qui, par totale absence de politiques
publiques à leur égard, finissent par être perçus uniquement comme source d’insécurité
publique ? On oublie complètement la dimension de la maladie pour les apercevoir comme
une menace.
J’aimerais vous dire, à ce moment de la journée, qu’il n’y a pas, qu’il n’y a jamais eu, qu’il n’y
aura jamais de société sans drogue. Imaginer qu’il puisse y avoir des groupes sociaux sans
avoir recours à certaines substances pour changer ses états de conscience, pour les colmater
ou simplement, pour le plaisir, c’est rêver d’un monde qui n’existera jamais. Mais je
demanderai à Nicolas qu’une seule fois avant ma retraite, je fasse une conférence ici sur une
brève histoire des drogues. Je pense qu’elle est passionnante. Nous ne l’avons jamais
abordée. Or quand on rentre dans l’histoire, on comprend beaucoup mieux le phénomène
des addictions contemporaines.
Partant du principe qu’une société sans drogue n’existe pas, prenons l’exemple des opiacées.
La découverte des opiacées a peut-être été, dans l’histoire de l’humanité, un des sauts
qualitatifs les plus importants, parce que la découverte du laudanum a été la victoire de la
science contre la nature, de la culture contre la nature : on a appris à dominer la douleur. Le
père de la médecine française a dit qu’il ne pouvait y avoir de médecine sans laudanum. La
découverte des opiacées a été absolument magistrale et a ouvert une nouvelle période pour
les soins. Cette substance magnifique va immédiatement toucher les proches des soignants,
qui commencent à l’utiliser à des fins autres que des fins de soins : les femmes des
médecins… Il y a eu d’ailleurs en France, il y a un siècle, une grande épidémie d’usage
d’opiacées parmi les femmes, en particulier des femmes de l’aristocratie. Par conséquent, les
limites entre drogue et médicament ne sont jamais claires dans l’histoire de l’humanité. Il y a
une œuvre que j’aurais aimé écrire. C’est une compilation de textes d’Alain Ehrenberg qui
s’appelle Le Trouble des frontières. Il dit que le grand problème, dans notre champ, est de faire
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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la distinction dans l’usage d’une substance : quand elle sert à soigner et quand elle sert à
détruire, parce que cette limite n’est absolument pas claire. Nous vivons donc dans une
société où les drogues non seulement existent, mais aussi, comme nous l’ont montré toutes
interventions de cet après-midi, qu’elles se diversifient, jouent avec les limites légales,
n’arrêtent pas de se développer. Et il y a un autre facteur qui n’a été abordé à aucun moment,
ici, mais qui est la toile de fond de la diffusion de ce problème : la mondialisation. Avec la
globalisation et la mondialisation, toutes ces substances se trouvent sur le marché
international via Internet.
Ainsi, un monde sans drogue n’existe pas, les drogues se diversifient et leur nombre
augmente, et elles sont de plus en plus accessibles. Ce n’est pas un scénario catastrophe, mais
c’est cette objectivité que nous devons avoir en tête. D’autant plus qu’avec la mondialisation,
les échanges se généralisent. Et quand on essaie de faire la cartographie des drogues, des
pays producteurs, des pays de transit, des pays de consommation, tout cela tombe à l’eau. Je
suis consultante de la Commission européenne, je visite des pays entiers. L’Amérique
centrale était simplement un pays de passage. On produisait en Amérique du Sud, on
consommait en Amérique du Nord et tout passait par l’Amérique centrale. Mais très vite,
après trois mois d’installation de ces lieux de passage, chaque petite mule, chaque petit
paysan, chaque petit pêcheur qui contribuait au passage de la substance n’était jamais payé
en argent. Il était payé en substance. Par conséquent, chacune de ces petites mules de ce
processus de transport devait donc, pour être rémunéré, créer son propre marché de
consommateurs, parce que c’était ainsi qu’il allait récupérer sa rétribution, son argent. La
mondialisation offre un terrain magnifique et ouvert à l’épanouissement de l’offre de
substance et de sa consommation. Et pour tout vous dire, si l’on transformait dans une
économie nationale les gains qu’induisent les trafics de drogue dans le marché international,
les drogues constitueraient la 19e économie mondiale. Les gains des trafics de drogue d’une
année pourraient payer la dette de la France.
Nous avons très peu parlé d’histoire et de géopolitique. Une brillante collègue suisse, que je
respecte beaucoup, va boucler cette conférence. Les Suisses ont beaucoup à nous apprendre,
avec leur pragmatisme et avec leur approche extrêmement objective des problèmes, mais je
voudrais terminer en évoquant un autre aspect dont nous avons très peu parlé. Toutes ces
circonstances : la mondialisation, l’offre généralisée de drogues, ce que nous a dit avec
honnêteté le policier de l’OCRTIS, à savoir qu’ils sont impuissants face à ces trafics sur
Internet qu’ils n’ont pas les moyens de contrôler et qui les dépassent, que la chimie des
trafiquants est toujours en avance sur leurs propres connaissances et que donc, la législation
court toujours derrière…, tout cela va créer de plus en plus un grand contingent de
personnes dépendantes et malades et qui paradoxalement, pour X raisons, ne sont pas
encore prêtes pour se faire soigner.
Une fois de plus, j’aimerais remercier Renaud et Laurence pour la force, la puissance de leur
témoignage parce qu’ils nous ont dit qu’il avait fallu des années pour que le processus de
décrochage puisse s’entamer. On en arrive même à dire, dans notre jargon, que l’on prend
autant de temps à devenir dépendant que pour le processus de réversion. Le temps est une
variable que nous devons absolument prendre en compte.
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Cette situation va générer cette « horde » de personnes en circulation, en situation d’errance,
de déshérence, dans nos villes et même, aujourd'hui, à la campagne. Il y a un grand
développement des addictions dans les campagnes françaises, de nos jours.
Proportionnellement, les usages augmentent beaucoup plus à la campagne que dans les
centres urbains.
Que faire de ces populations ? Je peux vous le dire, parce que c’est mon quotidien. Je
travaille dans le quartier de la Goutte d’or, à Paris, où je suis arrivée il y a trente ans. J’ai
l’habitude de dire : « j’ai pris trente ans ferme ». Il est très difficile de se dégager de ce
territoire, qui est un territoire magique, un territoire vivant, un territoire riche, mais un
territoire meurtri. Je venais du tiers-monde et lorsque ma fille est arrivée pour la première
fois à Paris – elle avait 9 neuf ans –, elle a mis ses poings sur ses hanches et m’a dit :
« maman, c’est incroyable comment, même en France, tu trouves des lieux qui sentent la
pisse ! » Je lui ai répondu que ce n’était pas la pisse, que ça sentait, mais la misère, l’absence
d’hygiène, de ventilation, l’absence de mesures sanitaires… Le quartier de la Goutte d’or
compte 22 000 habitants. C’est un quartier meurtri, avec une présence ostensible des trafics,
des hordes de consommateurs qui circulent et dont il est très difficile de savoir d’où ils
viennent. Dès que j’ai un contrôle, une visite, que l’on vient de la Mildt, de l’ARS, on me
demande : « mais d’où viennent-ils, Madame Cavalcanti ? » Alors, je vous pose la question :
d’où viennent les SDF ? D’où viennent les populations en errance ? Il est très difficile de le
déterminer. Nous faisons des questionnaires systématiques pour essayer d’établir les profils
afin de mieux travailler avec ces publics. Quand nous leur demandons d’où ils viennent, les
réponses sont les plus absurdes. Si les parents sont antillais, ils disent : « je viens des
Antilles », en faisant allusion aux sources. Nous avons posé beaucoup de questions pour
pouvoir déterminer d’où venaient les sans domicile fixe, puisque c’est la population dont je
m’occupe : je gère 60 600 personnes, dont 82 % n’ont pas de domicile fixe. Si j’additionne
ceux qui vivent dans la rue, dans des hôtels précaires, qui sont logés temporairement chez
des amis, etc., j’arrive à 82 %. Ces populations en errance, vous allez les trouver partout dans
le monde. Il n’y a pas un lieu où non seulement elles existent, mais où elles existent avec une
visibilité accrue, très importante. Et ce n’est pas uniquement dans le tiers-monde. Visitez
toutes les villes d’Europe et vous le constaterez, parce que la visibilité est énorme.
Pour cela, et c’est un grand acquis des politiques publiques en matière de drogue, en France,
avec dix ans de retard par rapport au reste de l’Europe occidentale, on a commencé à
développer ce que l’on appelle les politiques de réduction des risques. Cela consiste à
s’occuper des personnes addicts, dépendantes, en état de grande précarité sociale. Ces
problématiques existent, elles sont là. Il faut que l’on s’en occupe parce que si l’on ne s’en
occupe pas, leur fragilité sociale va représenter un danger, c’est évident. Je coordonne une
des multiples structures de réduction des risques qui existent en France – heureusement.
Cette politique existe en France depuis très peu de temps. Nous avons à peine dix-neuf ans
de politique de réduction des risques derrière nous. C’est un dispositif qui a progressé petit à
petit, avec des ressources extrêmement précaires au démarrage. Ce sont des lieux dans
lesquels on propose aux usagers tout d’abord ce que les Suisses appellent de « l’aide à la
survie ». Je trouve cette définition extrêmement claire. On donne à manger à ces personnes,
on les accueille inconditionnellement, ils se douchent dans les locaux, ils ont un accès à
Internet, à des informations. Nous essayons, à travers des techniques et des stratégies
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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diverses, que je ne vais pas vous décrire – mais il serait intéressant que vous connaissiez la
richesse de ces programmes –, d’entrer en contact avec un public très réfractaire aux
institutions et aux soins pour gagner auprès d’eux une légitimité et que l’on puisse
postérieurement les amener peut-être à se soigner. Mais en attendant, nous préservons des
vies et nous évitons de nouvelles contaminations. Et cela, c’est très important.
Même si elle s’y est mise très en retard, la France est un des seuls pays au monde à avoir
inscrit cette politique dans son cadre législatif. C’est un grand progrès, et il faut que vous le
sachiez. Dans ce programme de réduction des risques, on permet aux personnes de continuer
à se droguer sans pour autant mourir du sida, d’hépatite, sans qu’émergent de nouvelles
contaminations, et on les met peu à peu en contact avec un réseau d’acteurs qui pourra un
jour les en sortir.
Je sais que parmi vous, il y a beaucoup de gens qui ne comprennent pas cette politique. Je
pense que l’essentiel de ces assises est de donner à comprendre la complexité des stratégies.
Se limiter uniquement à la prévention et aux soins, c’est mettre de côté la majorité de la
population. J’ai reçu 5 600 l’année dernière et parmi elles, seules 500 ont adhéré aux soins. La
grande majorité continue donc dans cette étape intermédiaire. Mais comme j’ai pris trente
ans ferme à la Goutte d’or, je peux vous affirmer que tôt ou tard, on amène cette population
aux soins et à construire des parcours d’autonomisation.
Je remercie beaucoup les assises d’avoir donné cette petite parole aux politiques de réduction
des risques et si vous avez des réserves face à ce type de programme, n’hésitez pas à me
contacter. Je travaille à Paris à l’association Ego, vous pouvez trouver mon numéro de
téléphone, j’aurai grand plaisir à vous accueillir et pourquoi pas, à vous convaincre de
l’utilité fondamentale de la sortie, au-delà de la prévention, de la répression et des soins,
d’une politique de réduction des risques.
Dominique Dahéron
Merci. Après le Brésil, nous allons passer à la Suisse, puisque nous accueillons notre dernière
intervenante, Corine Kibora, porte-parole d’Addiction Info Suisse, qui va nous parler de la
parentalité, du rôle des parents, des familles face à l’addiction.
Jean-Michel Tobie
Je précise que le laudanum est un extrait du pavot. Par ailleurs, nous avons bien compris que
Lia était ici en liberté conditionnelle pendant deux jours. Nous te libérons donc ce soir, en
espérant donc te revoir dans deux ans.
Lia Cavalcanti
Vous avez compris que c’est un engagement ! Et je reviendrai avec une brève histoire des
drogues pour poser un bilan sur l’intérêt des politiques de réduction des risques. Chiche !
Assises Prévention Addictions, 21 novembre 2013, Ancenis
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Parentalité et prévention : les familles face à l’addiction, quels enjeux ? Quel rôle ?
Quel soutien pour les parents ?
Corine Kibora, porte-parole d’Addiction Info Suisse, cheffe de projets « prévention », Lausanne
Merci à la mairie d’Ancenis d’avoir organisé cette journée, qui était très riche, et aussi, de me
donner la parole. Je remercie également Lia Cavalcanti pour cette dernière intervention parce
qu’il est vrai que la politique de réduction des risques est très importante dans ce domaine.
On m’a demandé de parler de parentalité. Pour vous dire d’où je viens, je travaille pour une
ONG. Je n’exposerai pas tout ce que nous faisons mais le fait d’être une ONG nous permet
d’avoir une certaine liberté d’action et de pointer les thèmes qui nous semblent importants.
Parmi les thèmes qui nous semblent importants, actuellement, il y a le thème des parents,
mais aussi celui des enfants de parents dépendants.
Hier et aujourd'hui, on a beaucoup évoqué les parents. Bizarrement, nous avons très
spontanément parlé du rôle que devaient jouer les parents pour ce qui est de l’usage des
écrans, mais nous en avons beaucoup moins parlé pour ce qui est de l’alcool, par exemple,
alors que c’est toujours la substance et la drogue la plus utilisée.
Pourquoi s’intéresser aux parents ? Pourquoi est-ce un public cible ? Parce que la recherche
montre clairement que les ados dont on sait que les parents connaissent l’utilisation de leur
temps de loisirs consomment moins. Cette affirmation apparaît assez banale. Ce sont les
résultats de recherches. Cela présuppose aussi une relation de confiance entre parents et
enfants et cela signifie aussi un dialogue existant au sein de la famille.
Plusieurs études ont été menées à Genève auprès des adolescents et auprès des parents, qui
révèlent que les parents sous-estiment la plupart du temps la consommation de leur
adolescent. Ils sont tout à fait conscients que les adolescents consomment, mais pas le leur, et
notamment pour ce qui concerne la consommation d’alcool. Ils sont beaucoup plus attentifs
et paniqués lorsqu’il s’agit de cannabis, mais la consommation d’alcool reste vraiment
banalisée. À Genève, d’ailleurs, a été développé un site Internet qui s’appelle « mon-ado.ch »,
que je vous invite à visiter. C’est un outil pour atteindre les parents via Internet.
Renforcer les compétences parentales est important, a dit madame Fourneret. J’aimerais juste
rappeler qu’il y a aussi des champs de tension autour de la parentalité. Je pense qu’être
parent, aujourd'hui, n’est vraiment pas facile. Je suis maman, moi aussi. Il y a des injonctions
multiples, qui viennent de tous les côtés, il y a une certaine idéologie sécuritaire… On parle
de démission parentale, de familles à hauts risques, et ce sont des risques de stigmatisation.
On peut glisser dans une logique du soupçon plutôt que dans une culture de la
reconnaissance, de la valorisation parentale. Il est certes important de renforcer les
compétences parentales, mais il faut aussi faire attention à ne pas reporter sur la famille des
problèmes qui sont des problèmes de société. L’un des risques des politiques, sachant que
l’on ne peut pas agir efficacement sur les conditions des familles précarisées, est la tendance
à vouloir encadrer et contrôler les parents vulnérables plutôt que de les soutenir et peut-être,
d’améliorer leurs conditions d’existence.
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Le tableau que je vous soumets a été réalisé par le docteur Corinne Roehrig, qui travaille
dans les Alpes-Maritimes. Il indique les deux pôles qui peuvent animer les actions auprès
des parents. Nous, dans la prévention, surtout avec une approche de promotion de la santé,
nous nous plaçons vraiment plutôt du côté gauche, avec l’idée de l’éducatif, comme l’a dit
Alain Morel. La prévention des addictions, si elle veut approcher les parents, doit forcément
collaborer avec le monde éducatif. C’est une évidence. Avoir une attitude de respect, de nonjugement, de bienveillance est très important, même en travaillant avec des parents qui euxmêmes, ont des problèmes d’addiction.
Le dialogue et la synergie entre les acteurs est aussi un grand défi. On voit par exemple que
les gens qui travaillent dans le domaine de la protection de l’enfance ont une autre vision de
la parentalité que ceux qui travaillent dans le soutien aux parents. Là aussi, il s’agirait peutêtre d’avoir un peu plus un langage commun ou une reconnaissance des différents rôles, de
la manière de travailler.
L’année dernière, notre organisation a décidé de faire un état des lieux pour voir ce qui se
passait dans notre pays en matière de prévention axée sur les parents et également, de
repérer, au niveau de la recherche internationale, quelles étaient les bonnes actions, les
actions validées sur lesquelles nous devons baser les nôtres.
Quatre types d’actions peuvent être repérés : celles qui sont uniquement dirigées vers les
parents, comme les soirées de parents, les interventions plutôt axées sur toute la famille, les
interventions en milieu scolaire qui incluent les parents. Et les recherches montrent que la
prévention scolaire est une bonne chose, mais qu’elle est beaucoup plus efficace s’il y a un
module parental. Ce qui s’est passé durant ces deux jours va dans ce sens, puisqu’hier, avait
lieu une soirée pour les parents et que demain, il y aura une intervention dans les collèges.
Enfin, les interventions à plusieurs niveaux, qui sont aussi plus coûteuses en ressources, sont
les plus efficaces. Je ne reviendrai pas sur les notions de long terme, de cohérence, de
continuité, mais ce sont aussi des notions très importantes.
Quelques éléments sont à prendre en compte pour une implication réussie des parents. Le
docteur Pommereau l’a dit hier soir : transmettre des savoirs n’est pas suffisant ; il faut des
pistes concrètes pour l’application au quotidien, quand on parle aux parents. Nous avons vu
le jeu vidéo mettant en situation des adolescents qui doivent adopter des stratégies pour
demander quelque chose aux parents. Il serait tout à fait intéressant d’avoir le même type de
support pour aider les parents dans le dialogue avec leur adolescent : si je dis cela, si je le dis
de telle manière, que va-t-il se passer ensuite ? Dans les soirées de parents, il me semble
important de laisser une place à l’échange entre parents, de proposer des exercices de
dialogue, des jeux de rôle, qui sont des éléments assez efficaces.
Les études menées à Genève ont fait ressortir que les parents pensent souvent ne plus avoir
d’influence, passé un certain âge, que pour un adolescent, ce sont les copains qui comptent et
pas l’avis des parents. Or c’est faux parce que les enquêtes menées auprès des jeunes
montrent que les jeunes s’attendent à ce que leurs parents leur posent des limites. Ils
attendent vraiment cela des adultes. Il est important de transmettre aux parents qu’ils ont
encore tout à fait leur rôle et qu’ils sont tout à fait investis du fait de poser des limites.
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Très concrètement, il ne suffit pas d’interdire ou de poser un cadre. Il faut aussi parler du
contenu. Si l’on parle par exemple du thème de la sortie, il ne s’agit pas seulement de dire :
« tu rentres à telle heure » ou « tu ne consommeras pas », mais d’imaginer avec le jeune le
scénario de la soirée : « que fais-tu si tu es confronté à telle ou telle situation ? »
La continuité est également importante : ne pas faire qu’une soirée de parents, mais peut-être
un rappel, une seconde rencontre pour examiner si ce qui a été discuté, voire décidé dans la
première séance a pu être appliqué et quel effet cela a apporté.
On peut aussi utiliser des phases sensibles. On peut intervenir à différents moments.
Certains moments se prêtent mieux à une intervention, déjà dès le tout jeune âge, à la
naissance d’un enfant. Lorsqu’il y a une intoxication alcoolique, une hospitalisation du jeune,
c’est aussi un moment où l’on peut, où l’on devrait impliquer les parents.
Des programmes de compétences parentales sont établis pour la prévention universelle, mais
peuvent tout à fait être transposés dans le domaine de la prévention sélective.
Je vous propose quelques exemples de projets qui ont été évalués, dont on a pu démontrer
l’efficacité. Un projet visait le renforcement de la surveillance parentale. Les parents devaient
formuler des règles entre eux, avec même une idée contractuelle, qui étaient transmises aux
parents qui n’étaient pas là. L’évaluation a montré que cela avait vraiment eu un effet sur la
consommation d’alcool des adolescents, qui avait baissé. Des mesures qui peuvent être assez
simples peuvent donc vraiment avoir un effet.
Autre exemple, celui d’un programme familial américain qui fait parler toute la famille. Ce
sont quatorze séances, avec des modules uniquement pour les enfants, des modules
uniquement pour les parents, mais des moments ensemble où ils peuvent s’observer, où l’on
peut observer les interactions. Ce programme est actuellement en cours en France – et pas
encore en Suisse… Comme quoi vous êtes parfois plus avancés que nous. Il est coordonné
par le docteur Roehrig dans les Alpes-Maritimes. Ce programme a été évalué maintes fois, a
déjà été adapté dans de nombreux pays, en Europe aussi : en Irlande, en Italie, en Espagne,
en Pologne, etc., et produit des effets de longue durée, notamment sur les habiletés
parentales, mais aussi sur l’estime de soi des enfants. Je crois que chez vous, il est conduit
par l’Inpes, l’Institut national de prévention et d'éducation pour la santé.
Pour ce type de programme, un des éléments très importants, comme pour le projet
Sentinelles, est le travail en amont. Pour implanter un tel programme, qui requiert tout de
même des ressources assez conséquentes, il faut un soutien politique, il faut avoir un réseau
tout autour pour pouvoir atteindre les parents afin qu’ils y participent.
Enfin, un programme s’est développé en Allemagne, en milieu scolaire, avec une formation
pour les professionnels de l’école, qui ne sont pas forcément des enseignants et qui donnent
ensuite des cours aux parents. Et les parents eux-mêmes donnent des cours à d’autres
parents.
On me demande de conclure… Je voudrais dire que ce qui m’a frappée, aujourd'hui, c’est le
terme « accélération ». Nous avons vu qu’il y avait une accélération au niveau technologique,
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numérique, une accélération dans la disponibilité des produits, une accélération aussi dans
les modes de consommation. Cela m’interroge assez profondément sur la direction de notre
société. C’est une conclusion qui n’est pas forcément assortie au thème…
Dominique Dahéron
Merci. Nous allons maintenant clore ces assises avec Xavier Pommereau, qui est notre invité
régulier en tant que médecin et directeur du pôle aquitain de l’adolescent du centre Abadie,
et enfin, avec Monsieur le Maire.
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Clôture de la journée
Xavier Pommereau
Je prendrai deux minutes pour souligner vraiment la rareté et l’intérêt de journées de ce
genre, où l’on voit des cliniciens, des chercheurs, des thérapeutes, des experts et des témoins.
Et je voudrais vraiment que nous saluions nos témoins, qui ont donné à ces assises de la
densité et de l’émotion, et que nous applaudissions Laurence, Renaud et Jonathan, bien sûr.
Les quelques mots que je voudrais que nous retenions de ces journées, c’est le partage de ces
émotions. Les experts et les témoins ont su nous en donner… Tout cela dans une atmosphère
très pédagogique, très sereine, et je voudrais que nous terminions également par féliciter le
public, qui a manifesté une grande attention. C’était très agréable, en tant qu’intervenant, et
je crois pouvoir en parler au nom de tous les intervenants, de parler devant vous dans cette
magnifique salle, qui est magnifiquement sonorisée, mais avec un public extrêmement
attentif.
Enfin, bravo à Jean-Michel Tobie, qui sait donner corps à ces assises avec ses collaborateurs.
Je tiens à les applaudir pour la réussite de ces journées.
Jean-Michel Tobie
Notre idée de départ, c’était bien ce travail de terrain que nous faisions de façon un peu
solitaire, à l’époque. Ces journées étaient là pour échanger sur nos pratiques. Je rejoins ce que
disait madame Fourneret : le rôle de l’État en termes de coordination est important, mais
comme le disait aussi le docteur Morel, c’est qu’il faut vraiment arrêter de travailler en
solitaire et en pointillés pour s’unir sur ces sujets-là afin d’avoir une action significative et
durable.
Voilà mon message. Merci encore à tous les intervenants et aux émotions que nous avons
eues, particulièrement à l’occasion de ces assises-là.
Dominique Dahéron
Nous allons demander à tous les intervenants de nous rejoindre sur scène pour la « photo de
famille »…
Rédaction des actes :
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