A propos de la notion d`état de corps

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A propos de la notion d`état de corps
Philippe Guisgand, Centre d'Etude des Arts Contemporains, Lille 3. 02/02/11
A propos de la notion d’état de corps
Dans Poétique de la danse contemporaine, Laurence Louppe écrit :
Quel corps est en jeu ? Quand cette dimension n’est pas prise en compte […], une
zone importante d’impensé s’établit […]. Supposer un corps neutre à partir de quoi
pourrait s’établir n’importe quel motif chorégraphique va à l’encontre de tout le projet
de la danse contemporaine1.
Dans le domaine de la danse contemporaine, le corps n’est pas là “avant” de manière
stricte et stable. Au contraire, il est vu comme un réseau de tensions et d’interférences, une
matière vivante et en mouvement (ce que Michel Bernard appelle la « corporéité »). Souvent,
dans la littérature savante sur la danse, la description du mouvement s’affine par analogie :
par exemple, un mouvement sec est dit « nerveux » ou un port de bras lent est décrit comme
« serein » ; le langage mêle donc description et interprétation dans la relation qu’il fait de la
danse. Souvent aussi apparaît dans cette littérature l’expression « état de corps ». On a
l’impression que l’état de corps recouvre une partie de la « substance chorégraphique », celle
qui relèverait du « travail intérieur » avant même de devenir une forme (en tant que résultat
visible). D’ailleurs, l’historien de la danse Marc Lawton proposait d’en faire l’équivalent
corporel du terme “état d’âme”2.
On retrouve d’ailleurs cette conception sous-jacente dans la littérature (chez Dumas dans
La Dame aux Camélias) et en musique (en évoquant les pré-requis corporels et mentaux de
l’interprétation). C’est un mot valise qu’on retrouve en chimie, en zoologie, dans les arts
martiaux ou les activités artistiques. Je n’ai pas ici l’espace d’une étude des variations de sens
dans chacun de ces domaines, mais le plus souvent, il indique la permanence d’un moment
corporel ou une forme de disponibilité. De plus, il est utilisé indifféremment pour désigner
une disposition sensible favorable, tant pour le danseur que pour le spectateur.
La signification de ce terme – qu’il renvoie au mécanique, au sensoriel, au relationnel ou
au symbolique3 – semble sous-entendue et comme enfouie sous le langage, ni commentée, ni
explicitée. Ces formules en vogue (états de corps, de danse, d’urgence…) renvoient à quelque
1
Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, [1997], 2000, p. 70.
2
Conférence sur François Verret, Opéra de Lille, 4 décembre 2004.
3
Laurence Louppe définit les états comme « des modalités du corps allant de l’anatomique au symbolique »
dans « L’Utopie du corps indéterminé. Etats-Unis, années 60 » in Odette Aslan (ed.), Le Corps en jeu, Paris,
CNRS Editions, 1994, p. 220.
1
Philippe Guisgand, Centre d'Etude des Arts Contemporains, Lille 3. 02/02/11
chose qui va de soi, désignant ce qui présiderait à une qualité de danse particulière, tant pour
celui qui le produit pour celui qui le regarde. L’expression nous renvoie au double sens du
terme interprétation. Le danseur est interprète en rendant visible les formes corporelles, mais
il doit également motiver son mouvement, retrouver ce qui a présidé à sa création. Le geste
dansé apparaît alors coloré par une intention, une charge émotionnelle, un désir que le
spectateur tente d’interpréter à son tour. Il y a donc une double dimension qu’on ne peut pas
confondre le poïétique du danseur, d’un coté et l’esthétique du spectateur, de l’autre.
L’état est un ensemble de caractéristiques qu’on peut décrire et qui spécifie une situation
à un moment donné. Appliquée au corps dansant, cette notion d’état suppose donc qu’au cœur
d’une dynamique de changement incessant, quelque chose est stable et constitue un
dénominateur commun à ces variations motrices. Les danseurs confirment que se crée en eux
un « noyau d’expérience » à partir de ces états toniques, un « noyau éidétique » où l’image est
vive, détaillée, très nette. Ce noyau explique ce que Valéry avait noté : le danseur s’écoute,
« enfermé dans sa durée »). Ce noyau se construit dans le studio. On pourrait l’assimiler à la
notion d’état. Subjectivement, pour le danseur, la danse serait identifiée par ce noyau, sans
prendre appui sur la figure. D’ailleurs les danseurs s’échauffent… en commençant par se
coucher par terre (cherchant cette pleine conscience d’eux-mêmes). En résumé, l’état de corps
du danseur pourrait résulter d’un “schéma de rappel”, mélange de souvenirs, de postures et
d’émotions, que le chorégraphe vient ciseler par la suite.
L’état de corps peut alors fonctionner comme un seuil : le spectateur peut y chercher audelà du corps-forme un espace d’existence. Pour le spectateur, l’état n’est donc pas une
qualité objective mais bien une interprétation prédiquée. Il est la résultante perçue de la
confrontation de deux corporéités : celle, dansante, de l’interprète et celle, sentante, du
spectateur. Plus qu’une « signification » de ce qui est dansé, l’état de corps est le qualificatif
qui s’applique au registre et au degré de porosité de la sensibilité du spectateur. Il est à la fois
l’interprétation, par le spectateur, de « l’effet de surface » que produit « une manière d’être »4
du danseur et l’appréciation métaphorique de ce qui est perçu, incorporé, senti par ce
spectateur. Ainsi, le geste « saccadé » du danseur peut révéler un corps « exaspéré » pour le
spectateur.
4
Gilles Deleuze, Logique du sens, [1969], Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1973, p. 13.
2
Philippe Guisgand, Centre d'Etude des Arts Contemporains, Lille 3. 02/02/11
La lecture de deux de mes articles peuvent amener d’autres pistes de réflexion :
-
« Jackson Pollock ou les états de corps du peintre », Revue DEMeter, Centre d’Etude des
Arts Contemporains, juin 2004.
http://demeter.revue.univ-lille3.fr/corps/guisgand.pdf
-
« Interprétation : le cas de la danse contemporaine », Revue DEMeter, Centre d’Etude
des Arts Contemporains, janvier 2003.
http://demeter.revue.univ-lille3.fr/interpretation/guisgand.pdf
Pour conclure, j’avancerais que l’état de corps se condense autour d’une image, devient
une conciliation entre « la perception, là-bas dans le monde, et en moi ». Je définie donc par
état de corps l’ensemble des tensions et des intentions qui s’accumulent intérieurement et
vibrent extérieurement et à partir duquel le spectateur peut reconstituer une généalogie des
intensités présidant à la forme.
Et je fais l’hypothèse que, lorsque j’utilise le mot état de corps (ou équivalent), je tente de
fixer le mouvement. Je fabrique un antidote à la désagrégation permanente du geste. Je
concentre en quelques mots l’essentiel de la danse que je vois. Comme l’a si bien fait Rodin
avec son (ijinsky : l’état de corps comme un “devenir statue” du danseur.
Auguste Rodin, (ijinsky, 1912
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