1. L`origine de la propriété selon Merlin (1785)

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1. L`origine de la propriété selon Merlin (1785)
TEXTES CHOISIS. V.
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DROITS ET DEVOIRS DE L’HOMME
Profondément influencé par le jusnaturalisme moderne, Merlin de Douai montra
une grande détermination dans la défense et la proclamation des droits naturels de
l’homme en société ; après l’épisode jacobin, il crut cependant que ces droits devaient
être balancés par l’affirmation des devoirs de l’homme. Quelques étapes de cette
évolution vers sa Déclaration des principes essentiels de l’ordre social et de la
République, que nous reproduisons in extenso, sont rassemblés ici.
1. L’origine de la propriété selon Merlin (1785)
Article “ Vol ”, dans GUYOT, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence
civile, criminelle, canonique et bénéficiale, seconde édition, Paris, Visse, tome XVII,
1785, p. 643-644.
VOL. Il n’est personne qui ne sçache ce que c’est que le Vol. Toutes les
nations l’ont défendu & puni.
La recherche de l’origine du Vol a quelque chose de plus intéressant que
sa définition.
Si l’on en croit les jurisconsultes romains, c’est le droit naturel qui a
donné l’idée de ce crime, parce que c’est du droit naturel que dérive la
définition des propriétés à laquelle il porte atteinte.
Mais il est difficile de concevoir que ce soit là la véritable origine du Vol,
& toute autorité à part, il nous paroît plus exact de l’attribuer au droit civil
qu’au droit naturel.
En effet, quel est, suivant les notions de la simple nature, le propriétaire
de l’univers terrestre ? C’est le genre humain, c’est-à-dire, l’ensemble de tous
les êtres pensans. Suivant ce droit primordial, tout est à tous, parce que la terre
n’a pas été faite pour tel ou tel homme, elle l’a été pour le genre humain. Mais
ce droit a dû être rectifié par le droit civil, parce qu’il a fallu arrêter les
désordres qui seroient nécessairement résultés d’une communauté universelle,
dont les membres n’auroient reconnu aucun frein. Le droit civil s’est donc mis
en quelque sorte en possession de la propriété générale, il l’a divisée en
différentes portions, dont chacune a été attribuée à chaque famille & à chaque
particulier. C’est donc au droit civil, & non au droit naturel, que contreviennent
les voleurs, c’est-à-dire, ceux qui troublent cette distribution & s’emparent, au
mérpris de l’ordre dans lequel elle a été faite, des choses qui ne leur
appartiennent pas.
Ouvrons les fastes de la conduite du créateur avec le genre humain, nous
les trouverons d’accord avec ce que nous avançons : nulle part ils ne nous
disent que les proprietés des particuliers leur viennent de lui, c’est-à-dire, de
l’ordre qu’il a établi, & par conséquent de l’état naturel des choses.
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Tout ce que nous lisons à cet égard dans les livres sacrés, c’est que
quand, après le déluge, la folie des hommes leur eut inspiré le projet d’élever la
tour de Babel, lorsqu’ils furent en trop grand nombre pour vivre ensemble,
Dieu les dispersa par toute la terre, & les divisa en nations(1).Divisit eos
Dominus ex illo loco in universas terras... Inde dispersit eos Dominus super
faciem cunctarum regionum. Genèse XI, & 9.
Ainsi, Dieu a donné chaque région à la société qui l’habitoit, & n’a rien
fait de plus en cette matière. Mais l’ordre moral exigeoit que cette région fût
distribuée, quant à la propriété, entre les membres qui composoient la société
par laquelle elle étoit habitée. C’étoit le seul moyen d’attacher chaque sujet à
l’état dans lequel il étoit né. D’ailleurs, il étoit juste que chacun, après avoir
vaincu par son travail & par son industrie, la stérilité d’un champ, eût le droit
d’en écarter tout ravisseur, & la société à laquelle il fournissoit son contingent
a dû naturellement lui prêter ses forces pour repousser l’usurpateur des
productions qu’il avoit fait naître.
C’est ainsi que s’est formée la distinction des domaines. Avec elle est
venue l’idée du Vol, parce que de tout tems il y a eu des hommes lâches &
fainéans, qui ont trouvé plus commode d’enlever les fruits du champ de leur
voisin, que d’en cultiver un eux-mêmes. Ce crime, le plus bas de tous ceux qui
troublent l’ordre social, tend à faire rentrer dans l’état primitif de communauté
universelle les propriétés de chaque individu, & c’est en cela qu’il est
dangereux. La communauté universelle n’a été abolie que parce qu’il en
naissoit des désordres infinis & des querelles journalieres. C’est sur cette
abolition que repose la tranquillité des états ; elle est la base de toute société
bien ordonnée ; & vouloir y porter atteinte, c’est livrer le genre humain à
l’anarchie, à la discorde, à des guerres perpétuelles.
2. L’utilité d’une déclaration des droits
Extrait d’un commentaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, publié
dans le Recueil général de jurisprudence françoise, Paris, Deladreu et Visse, 1790, tome
I, p. 50-51 ; n° 3, du jeudi 21 janvier 1790.
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C’est ainsi qu’est conçu le préambule de la déclaration des droits ; &
comme l’on voit, il répond parfaitement tant aux difficultés qui, du premier
abord, s’étoient élevées dans l’assemblée nationale contre l’idée de cette
déclaration, qu’aux injustes censures que les ennemis de l’assemblée nationale
se sont ensuite permis de faire de l’adoption de cette idée.
En effet, pourquoi y a-t-il eu des despotes & des esclaves ? N’est-ce pas
uniquement parce que les droits de l’homme ont été oubliés ou méconnus ?
Sans doute les principes qui les expriment, ont été gravés dans tous les
coeurs par la main de la nature elle-même ; mais ne peuvent-ils pas être, n’ontils pas été presque toujours étouffés par le préjugé, effacés par l’éducation,
réduits au silence par la crainte ?
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Sans doute ces mêmes principes sont d’une vérité si claire, si palpable,
que du premier coup d’oeil ils frappent tous les esprits & subjuguent tous les
raisonnemens. Cependant contemplez ces vastes contrées de l’Asie & de
l’Afrique, que couvrent d’un bout à l’autre les chaînes de la servitude, & jugez
s’ils y sont connus, si seulement on y soupçonne leur existence. Que dis-je ?
vous y trouverez même des philosophes qui les ont entiérement ignorés.
Aristote vous dira gravement que les hommes ne sont point naturellement
égaux, mais que les uns naissent pour l’esclavage & les autres pour la
domination. Hobbes & Grotius vous soutiendront que les chefs des sociétés
politiques n’ont pas été institués pour elles, mais qu’elles l’ont été pour eux ; &
divisant ainsi le genre humain en troupeaux de bétail, ils donneront au berger
de chacun de ces troupeaux le droit de le dévorer, à titre de propriétaire.
Il est donc bien important que les principes sur lesquels reposent les
droits de l’hommes, soient consacrés expressément, qu’ils le soient sur-tout par
une grande nation, & qu’elle en fasse la base de l’édifice de sa liberté. Ce n’est
qu’alors qu’il devient impossible de les ignorer ou de les oublier ; & si après
cela ils éprouvoient quelque infraction, toutes les bouches s’ouvriroient pour
les réclamer, tous les bras se leveroient pour les défendre.
C’est une chétive objection de dire qu’une déclaration des droits peut
être dangereuse. Où en seroit donc le danger ? seroit-ce, comme on l’a dit,
parce qu’elle ne doit consister que dans une série de vérités abstraites,
métaphysiques, & par cela même hors de la portée du commun des hommes ?
On a donc des hommes une idée bien méprisable ! on ne les a donc jamais vus
en présence de la vérité ! on n’a donc jamais remarqué avec quel éclat elle les
frappe, avec quelle rapidité elle les entraîne, quand elle leur est présentée dans
sa noble & touchante simplicité !
On a encore objecté qu’une déclaration des droits substitueroit à des
idées religieuses, qui jusqu’à présent ont été cheres au peuple, & qu’il est dans
une heureuse habitude de respecter, des idées morales qui lui sont inconnues,
ou avec lesquelles il n’est pas familiarisé.
Mais, comme l’a fort bien observé un membre de l’assemblée nationale1,
“ la religion n’a pour appui que la morale ; ce seroit le plus absurde, le plus
dangereux des projets, que celui qui tendroit à les séparer ou à les distinguer.
Le peuple n’a pas encore assez vu la religion sous ce rapport ; c’est à nous à la
lui présenter, c’est à nous à réunir tout ce qui fait impression sur les hommes,
tout ce qui leur indique leurs devoirs & leurs droits, tout ce qui leur commande
de respecter les droits des autres ; & sous ce point de vue, je désirerois que la
déclaration des droits commençât par une grande & majestueuse idée
religieuse ”. - C’est aussi de cette manière que l’assemblée nationale a préludé
à cette déclaration, en annonçant qu’elle la faisoit en présence & sous les
auspices de l’Etre suprême. Rien en effet de plus propre à imprimer dans tous
les esprits une vénération profonde pour la religion, que de voir les
représentans de la premiere nation de l’univers, la prendre pour base & pour
guide dans les travaux les plus importans qui puissent les occuper.
1
. M. du Quesnoy.
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L’assemblée nationale n’a donc pas dû, quoi qu’en disent l’ignorance &
la mauvaise foi qui se plaisent à la détracter, elle n’auroit même pas pu, sans
manquer à son devoir le plus sacré, s’abstenir de placer à la tête de la
constitution une déclaration des droits.
[...]
3. Les droits naturels en société
Extrait du commentaire de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen (“ Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et
imprescriptibles de l’homme : ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la
résistance à l’oppression ”), publié dans le Recueil général de jurisprudence françoise,
Paris, Deladreu et Visse, 1790, tome I, p. 54-56 ; n° 3, du jeudi 21 janvier 1790.
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Et d’abord, il est évident que ceux-là se sont grandement trompés qui ont
dit que l’homme en entrant dans la société, faisoit le sacrifice d’une partie de sa
liberté pour conserver l’autre. L’homme arrive libre à l’état social, & il y
demeure tel. Il est vrai que dans l’état social, la liberté de l’homme est
subordonnée à cette grande loi : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrois pas
qu’on te fît à toi-même ; mais n’y étoit-elle pas également soumise dans l’état
de nature ? Dans l’état de nature, l’homme étoit obligé de respecter les droits
de ses semblables ; le pouvoir de leur nuire n’étoit pas un droit pour lui ; jamais
ce pouvoir n’a fait partie de sa liberté ; donc en le perdant, ou si l’on veut, en se
mettant dans une heureuse impuissance d’en user, il n’a pas cessé d’être libre ;
donc il est dans l’état social aussi libre qu’il l’étoit dans l’état de nature,
puisque dans l’un comme dans l’autre, il n’est soumis dans l’exercice de sa
liberté, qu’à la condition de ne pas l’employer à nuire à autrui. - C’est trop peu
dire : non-seulement l’état social ne diminue pas, mais il étend & assure la
liberté de l’homme, puisqu’il la dégage de tous les obstacles & la défend de
tous les dangers auxquels elle étoit trop exposée dans l’état de nature, & qu’au
lieu de la laisser sous la garantie d’une force privée, il la confie à la garde
toute puissante de l’association entière2.
La chose est également simple pour le droit de propriété : sans doute,
l’homme en société est souvent tenu de contribuer à des besoins publics. Mais
cette contribution n’altere en rien son droit : elle n’est que l’échange d’une
parcelle de sa propriété contre la protection publique qu’il reçoit. Elle n’est que
l’exécution du contrat par lequel en entrant dans la société, il s’est obligé de lui
payer sa quote-part du profit & des avantages qu’elle procure à tous ; & par
conséquent il n’en résulte pas plus d’atteinte à sa propriété elle-même, qu’elle
n’en ressentiroit d’un acte par lequel il la vendroit pour un prix quelconque.
Quant à la sûreté de l’homme, il est bien visible qu’elle est plus entiere
dans l’état social qu’elle ne pourroit l’être dans l’état de nature ; puisque, dans
2
. Préliminaire de la constitution, ou reconnoissance & exposition
raisonnée des droits de l’homme & du citoyen, p. 6.
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le premier, l’homme a sous la main une foule de moyens physiques & moraux
qui lui manquent dans le second, & que dans celui-ci l’usage de ses facultés est
toujours accompagné d’inquiétudes auxquelles celui-là le soustrait.
Cette sûreté au surplus n’est pas dans l’homme un droit absolu, comme la
liberté & la propriété ; c’est un droit qui n’existe que par relation à la liberté &
à la propriété elles-mêmes, & il n’est qu’un moyen de les conserver l’une &
l’autre.
A ce moyen général est subordonnée, comme moyen secondaire, la
résistance à l’oppression. Il est certain en effet que dans l’état social, comme
dans l’ordre naturel, l’homme a le droit de repousser la force par la force. Sans
doute, dans l’état social, il n’en est pas toujours réduit individuellement à cette
ressource, comme il l’est constamment dans l’état de nature ; & c’est parce
qu’en s’associant, il a consenti à ne faire aucune usage de la force privée, pour
laisser à la force publique tout le soin de le secourir. Mais si la force publique
lui manque, ou si elle se tourne elle-même contre lui pour l’opprimer, alors il
rentre dans son droit naturel, & il peut de lui-même résister à l’oppression. C’est ce qu’explique très bien M. l’abbé Siéyes3 : ce devoir ne peuvent pas ne
pas être réciproques. Donc le droit du foible sur le fort est le même que celui
du fort sur le foible. Lorsque le fort parvient à opprimer le foible, il produit
effet sans produire obligation. Loin d’imposer un devoir nouveau au foible, il
ranime en lui le devoir naturel & impérissable de repousser l’oppression. C’est donc une vérité éternelle, & qu’on ne peut trop répéter aux hommes, que
l’acte par lequel le fort tient le foible sous son joug, ne peut jamais devenir un
droit ; & qu’au contraire, l’acte par lequel le foible se soustrait au joug du fort,
est toujours un droit, que c’est un devoir toujours pressant envers lui-même ”.
Le croiroit-on ? Ces principes si clairs, ces vérités si frappantes, si utiles,
quelques-uns ont cru qu’il étoit dangereux de les exprimer dans la déclaration
des droits. citoyens, ne donnez point l’occasion de confondre la résistance à
vos loix avec la résistance à l’oppression. N’abandonnez par ces distinctions à
la mauvaise foi ou à l’ignorance. D’après les sentimens & les lumieres qui
règnent dans le sénat de la nation, il ne doit redouter que les excès dans le bien,
que les conséquences fausses qui peuvent être tirées d’un grand principe ”4. Mais, on le sent ; avec cette maniere de raisonner, il n’est point de vérité
morale ou pratique, qu’on ne dût cacher aux peuples ; car il n’en est aucune
dont ne puissent abuser l’ignorance & la mauvaise foi. C’est ainsi qu’en
déclamant contre les abus de la liberté de la presse, on étoit parvenu, sous
l’ancien régime, à la détruire. Eclairons les peuples, c’est notre devoir ; mais ne
calomnions pas leur intelligence ; respectons leur loyauté, & ne craignons, ni
qu’ils méconnoissent, ni qu’ils empoisonnent les maximes qui leur seront
présentées avec une simplicité lumineuse. La raison, quoi qu’en disent ceux qui
jusqu’à présent n’ont mis au rang des hommes que les personnes distinguées
par leur naissance ou par leurs emplois, la raison est comme un soleil qui
éclaire tous les individus ; & il n’en est pas un, quelque bornées qu’en soient
3
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. Loc cit, pag. 4.
. Opinion de M. le baron de Jeffé, pages 4 & 5.
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les facultés, qui dans son esprit ne puisse séparer de la résistance à
l’oppression, toujours permise par le droit naturel, la résistance aux loix
toujours condamnée par les instituteurs des nations. Croit-on d’ailleurs que nos
ancêtres eussent porté aussi patiemment les fers du despotisme, si on leur avoit
appris qu’ils avoient le droit, qu’ils étoient même obligés de les secouer ?
4. L’égalité selon Merlin
Commentaire de l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen publié dans le Recueil général de jurisprudence françoise, Paris, Deladreu et
Visse, 1790, tome I, p. 51-53 ; n° 3, jeudi 21 janvier 1790.
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ARTICLE I. "Les hommes naissent & demeurent libres & égaux en droits ;
les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune".
Cet article est un de ceux qui ont excité le plus de clameurs de la part des
adversaires de la déclaration des droits. A les entendre, il sembloit que
l’assemblée nationale voulût, en le décrétant, ramener les hommes à cette
égalité universelle, qui n’a jamais pu exister, même dans l’état de nature, &
encore moins se concevoir dans l’état de société. C’étoit une méprise grossiere.
L’article ne parle pas d’une égalité de biens & de rangs, mais il parle de
l’égalité des droits ; & à cet égard il est d’une vérité incontestable.
Pour nous en convaincre, ne séparons pas deux objets que l’article a
expressément unis ; en considérant les hommes comme égaux en droits,
considérons-les aussi comme libres ; & voyons pourquoi ils sont l’un & l’autre.
L’homme a été créé avec le besoin & le désir impérieux de sa
conservation & de son bonheur. Tout ce qui tend à détruire ou à attrister son
existence, il le fuit ; tout ce qui tend à la protéger, à l’améliorer, à la rendre
heureuse, il le recherche. En un mot, pour nous servir des termes d’un membre
distingué de l’assemblée nationale5, être, être bien, être le plus long-tems
possible, voilà sont but constant ; c’est son droit primitif, inaliénable, & dont
tous les autres ne sont que l’application.
Il suit de là (comme le remarquoit le même député) qu’aucun autre
homme ne peut l’empêcher de se procurer les moyens de conserver son
existence ; qu’il a lui même le droit de s’opposer aux torts qu’on pourroit lui
faire à cet égard ; qu’il a par conséquent le droit de conserver son être & de
faire tout ce qu’il juge nécessaire pour cela. C’est ce droit qu’on appelle
liberté.
Mais chaque homme a ce droit, autant & tout aussi pleinement que les
autres ; & c’est ce qui rend tous les hommes égaux en droits.
On voit bien que c’est des droits naturels qu’il s’agit ici ; & dans ce sens
l’article ne veut dire rien autre chose, si ce n’est que tous les hommes ont un
5
. Idées sur les bases de toute constitution, par M. Rabaud de SaintEtienne, page 2.
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droit égal à tout ce qui appartient à la nature de l’homme ; que quoiqu’ils ne
soient pas tous égaux en moyens, c’est-à-dire, en richesse, en esprit, en force,
&c., ils ne laissent pas d’être égaux en droits ; qu’ainsi nul homme n’est plus
libre qu’un autre ; nul n’a plus de droit à sa propriété, qu’un autre n’en peut
avoir à la sienne ; que tous doivent jouir de la même garantie & de la même
sécurité.
Il est cependant vrai aussi que les hommes sont égaux en droits dans
l’ordre social & même dans l’ordre légal.
Dans l’ordre social, parce que nul ne peut être plus ou moins citoyen
qu’un autre, parce que tous ont le même droit aux divers avantages de la
société, parce que personne ne doit contribuer en plus grande proportion que
ses concitoyens aux charges communes de l’association.
Dans l’ordre légal, parce que devant la loi tout homme en vaut un ature,
parce que la loi oblige & protége également tous les citoyens, parce qu’elle doit
aissi punir également les coupables, parce qu’elle doit les punir tous du même
genre de peine pour les mêmes délits, enfin parce que, gardienne fidelle de
l’intérêt commun, elle ne doit accorder à qui que ce soit, ni faveurs, ni
priviléges.
Ce n’est pas que l’égalité des droits, soit naturels, soit politiques, soit
civils, exclue toutes les distinctions sociales ; non : elles n’est incompatible
qu’avec celles de ces distinctions qui pourroient être regardées comme le
patrimoine de quelques particuliers, & n’auroient été établies qu’en leur faveur.
Mais elle admet toutes celles qui sont fondées sur l’utilité commune ; & en
effet il est impossible qu’un établissement public se soutienne, si ceux qui en
supportent immédiatement le fardeau & en dirigent les rênes, ne sont pas
distingués par quelques prérogatives, des autres membres de la société. Ainsi,
comme on le verra dans un articles de la constitution françoise, la personne du
roi est inviolable & sacrée ; & c’est pour l’intérêt de la nation elle-même, c’est
pour écarter de son sein les orages & les convulsions auxquels donneroit lieu
l’application qui seroit faite au roi de la responsabilité des mandataires en
général, que cette distinction a été établie.
5. Une définition de la liberté
Article “ Liberté ”, publié dans le Répertoire universel et raisonné de jurisprudence,
e
5 éd., Paris, Garnery et J.-P. Roret, tome 10, 1827, p. 104.
LIBERTÉ. Suivant la définition qu’en a donnée l’assemblée constituante,
par l’art. 5 de sa déclaration des droits de l’homme et du citoyen, “ La liberté
consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi, l’exercice des
droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux
autres membres de la société, la jouissance des mêmes droits ; ces bornes ne
peuvent être déterminées que par la loi ”.
Cet article s’explique assez par lui-même. On y voit que la Liberté
individuelle s’étend exclusivement jusqu’au point où elle commencerait à nuire
à la Liberté d’autrui ; on y voit que c’est par la loi que doivent être reconnues
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et marquées les limites dans lesquelles elle doit être renfermée ; on y voit par
conséquent que hors de la loi, tout est libre, et que cette Liberté est commune à
tous, parcequ’en effet l’association politique n’a pas seulement pour objet la
Liberté d’un ou de plusieurs individus, mais la Liberté de chacun des membres
qui la composent.
Cette idée va reparaître encore dans l’article suivant : “ La loi ne doit
défendre que les actions nuisibles à la société ; tout ce qui n’est pas défendu
par la loi, ne peut être empêché ; et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle
n’ordonne point ”.
L’homme, dans l’état de nature, avait le droit de faire tout ce qui ne
nuisait pas à autrui, il a apporté ce droit dans la société, la société doit donc le
lui garantir. Or, elle ne le lui garantirait pas, elle le détruirait au contraire, si,
par l’organe de la loi, elle pouvait défendre des actions qui ne seraient pas
nuisibles à l’ordre social.
Ce n’est pas qu’on doive regarder comme absolument permis, tout ce qui
n’est pas nuisible à l’ordre social. Il est des pensées et des actions que la
morale condamne, quoiqu’elles ne troublent pas directement la société, et que
leur effet sur celle-ci soit, ou nul, ou si lent, qu’il échappe au calcul du
législateur ; mais la loi ne peut pas les atteindre : ouvrage des hommes, et
uniquement destinée à régler le sort de la vie humaine, elle ne peut pas
soumettre à son empire des objets qui tiennent à un ordre de choses plus relevé
; et elle doit abandonner au jugement de l’Etre suprême tout ce que l’Etre
suprême peut seul connaître et apprécier.
Voilà pourquoi, dans l’article cité, il est dit, non que tout ce qui n’est pas
défendu par la loi, est permis ; mais que tout ce qui n’est pas défendu par la loi,
ne peut être empêché. Ainsi, la loi ne permet pas, mais elle s’abstient
d’empêcher, tout ce qui n’est pas, de sa part, l’objet d’une défense directe et
formelle.
Par la même raison, l’article cité ne dit pas qu’on est dispensé, mais
qu’on ne peut être contraint de faire ce que la loi n’ordonne point ; car le
silence de la loi ne fait pas taire la morale ; et celle-ci commande encore aux
consciences, quand la loi n’a plus d’empire sur les actes extérieurs.
6. L’abolition du régime féodal.
Le rapport du 8 février 1790
Rapport fait à l’Assemblée nationale, au nom du Comité de féodalité, le 8 février
1790, par M. Merlin, Député de Douai. Imprimé par ordre de l’Assemblée, [Paris]
Baudouin, s.d., 16 pages in 8° ; pages 1-5.
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Messieurs,
En détruisant le Régime Féodal ; en renversant, pour me servir d’une
expression connue de Montesquieu, ce chêne antique dont les branches
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couvraient toute la surface de l’Empire françois, tandis que ses racines ignorées
se perdoient dans les moeurs et le gouvernement des Barbares auxquels les
Gaules ont dû l’expulsion des Romains ; en faisant, par ce grand acte de
vigueur & de puissance, non une simple loi, mais un article de Constitution, &
le plus important, peut-être, que vous eussiez à faire pour vous applanir la
carrière pénible & glorieuse qui s’offroit à votre courage - vous avez rendu à la
Nation un service inestimable, mais vous vous êtes imposé une grande tâche. Ce n’est pas assez d’avoir fait disparoître jusqu’à la dernière trace de ce
régime, qui n’auroit pu se lier ni avec cette précieuse égalité des droits que
vous avez déclarée, ni avec cette grande maxime qui rappelle toute autorité à la
Nation dont elle émane, comme à sa source ; ce n’est pas assez d’avoir, avant
de commencer l’édifice de la Constitution, déblayé tous ces décombres, tous
ces restes gothiques d’un systême inconstitutionnel qui composoient encore la
féodalité moderne ; ce n’est pas assez, en un mot, d’avoir établi des principes,
il faut encore, par un juste développement de leurs conséquences, en faciliter la
pratique ; il faut sur-tout aller au-devant des abus que la cupidité pourroit en
faire ; il faut les environner de dispositions conservatrices de la propriété autant
que de la liberté ; il faut enfin présenter au Peuple une Loi dont la justice force
au silence l’égoïste feudataire, qui depuis six mois crie si indécemment à la
spoliation, & dont la sagesse puisse ramener à son devoir le Colon, que le
ressentiment d’une longue oppression a pu égarer un moment.
C’est à la préparation de cette Loi importante que vous nous avez appelés
par votre Décret du 12 Août. Nous ne devions, aux termes de ce Décret, vous
rendre compte de notre travail qu’après que celui de la Constitution seroit
entièrement achevé ; votre juste impatience vient de nous imposer un ordre
différent ; nous nous y soumettons, mais nous ne pourrons vous présenter
aujourd’hui qu’une partie de la Loi si désirée & si nécessaire qui nous occupe
constamment.
Vos Décrets du 4 Août, Messieurs, comprennent, par rapport à la mission
dont vous nous avez chargés, quatre dispositions très distinctes.
1° Ils détruisent le Régime Féodal.
2° Ils abolissent la main-morte, la servitude & les droits qui les
représentent ou qui y tiennent.
3° Ils déclarent rachetables les autres droits & devoirs tant féodaux que
censuels, même les simples prestations & charges foncières.
4° Enfin, ils suppriment sans indemnité les justices seigneuriales.
Nous vous dirons peu de choses en ce moment des droits que vous avez
déclarés rachetables ; le mode du rachat que vous en ayez permis, fait l’objet
de nos méditations actuelles ; mais il n’est pas encore assez avancé, assez mûr,
pour vous être présenté, & nous nous réservons de vous en parler un autre jour.
C’est aussi à un autre jour que nous remettons tout ce qui concerne les
droits dépendans des justices seigneuriales, tels que les droits d’épave, de
déshérence, de voirie, d’afforage, de taverne, de tabellionage, &c. Nous ne
vous parlerons même point du tout des droits de péage & de minage, parce que
le Comité d’Agriculture doit vous en entretenir incessamment.
Ainsi, des quatre dispositions principales que je viens de rappeler, les
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deux premières seront le principal objet de ce Rapport ; & vous approuverez
sans doute, Messieurs, le motif qui nous a déterminés à les placer dans l’ordre
de notre travail, avant celle qui est relative au mode du rachat que vous avez
autorisé. La fixation du mode du rachat ne devant & ne pouvant s’appliquer
qu’aux droits rachetables, il nous a paru qu’elle devoit être précédée d’une
détermination précise de ces droits ; & nous avons pensé que cette
détermination ne pouvoit être que le résultat d’une définition claire & exacte
des droits abolis sans indemnité. Nous croyons d’ailleurs remplir, quant à
présent, tout ce qui est nécessaire pour faire cesser les désordres & les
malheurs dont quelques provinces sont, depuis peu, le théâtre.
Quels sont les droits que vous avez abolis sans indemnité ? Quels sont,
au contraire, ceux que vous avez laissé subsister, en les assujettissant
seulement au rachat ? C’est à cette question que se réduit, en dernière analyse,
presque tout ce que nous venons soumettre à votre examen.
Pour résoudre cette question dans toutes ses parties, il faut se reporter à
vos Décrets mêmes, & d’abord se fixer sur les effets de la destruction qu’ils ont
faite du Régime Féodal.
Sans contredit, en détruisant le Régime Féodal, vous n’avez pas entendu
dépouiller de leurs possessions les Propriétaires légitimes des fiefs ; mais vous
avez changé la nature de ces biens : affranchis désormais des Loix de la
féodalité, ils sont demeurés soumis à celles de la propriété foncière ; en un mot,
ils ont cessé d’être Fiefs, & sont devenus de véritables aleux.
Vous apercevez déjà, Messieurs, les conséquences qui doivent résulter de
ce premier principe.
Il n’existe plus de Fiefs : - donc il ne peut plus y avoir lieu à la foihommage ; car l’objet de la foi-hommage est de reconnoître la supériorité du
Seigneur dominant, de lui jurer fidélité ; & comme, suivant la remarque de
Dumoulin, c’est précisément en cela que consiste l’essence du Fief6 ; il est clair
que cette essence étant détruite, un pareil accessoire ne peut plus subsister.
Il n’existe plus de Fiefs : - donc nous devons regarder comme abolie
toute charge imposée au vassal, qui, sans être utile, mais seulement honorifique
pour le Suzerain, ne servoit, soit concurremment avec la foi-hommage, soit en
la remplaçant, qu’à manifester la puissance de celui-ci & l’infériorité de celuilà : telle est dans plusieurs Seigneuries la charge de danser, de faire un certain
nombre de sauts devant le Seigneur, à certains jours de l’année ; telle est
encore (& sans doute ce rapprochement ne fera pas suspecter les sentiments
religieux de votre Comité), telle est l’obligation à laquelle sont assujettis les
possesseurs des Fiefs relevans des Eglises, dans les trois Evêchés, de porter le
dais aux processions du St Sacrement. Telle est pareillement à l’égard des Fiefs
qui ne sont point de profit & ne doivent que la bouche & les mains, l’obligation
d’en fournir des dénombremens à chaque mutation.
Il n’existe plus de Fiefs : - donc les Loix particulières qui, dans les
successions, régissoient les biens ci-devant féodaux, deviennent sans objet &
6
. Feudi substantia in solâ fidelitate, quae est ejus forma essentialis,
consistit. Sur la coutume de Paris, préface, n° 15.
TEXTES CHOISIS. V.
11
sans application ; donc plus de droit d’aînesse ni de masculinité pour les Fiefs,
à moins que les successions de meubles & de rotures (sur lesquelles nous ne
pourrions vous proposer aucune vue de législation nouvelle, sans excéder les
bornes de notre mission), n’y fussent elles-mêmes sujettes : donc égalité
absolue dans les partages de Fiefs entre tous les héritiers du dernier possesseur,
lorsque ceux-ci sont appelés au partage égal de ses meubles & rotures.
Il n’existe plus de Fiefs, nous devons ajouter, & plus de censives : - donc
la supériorité féodale & censuelle est évanouie ; donc le retrait féodal &
censuel, qui n’étoient que des attributs de cette supériorité, comme nous nous
réservons de l’établir par des détails particuliers, ne peuvent plus avoir lieu.
Il n’existe plus de Fiefs : - donc tous les droits utiles dont sont chargés les
biens ci-devant féodaux ne doivent plus être considérés que comme des droits
purement fonciers & des créances purement réelles.
[p. 6-16]
7. Droits et devoirs de l’homme.
Une Déclaration des principes essentiels de d’ordre social et de la
République (1795)
Convention nationale. Discours et projet de déclaration des principes essentiels de
l’ordre social et de la République française, prononcés à la Convention nationale, dans
la séance du 23 germinal, an 3, par Ph.-Ant. Merlin (de Douai) ; imprimés par ordre de
la Convention nationale, Paris, imprimerie nationale, Germinal an III, 16 pages in 8°.
[A. Nationales, AD XVIIIA 51
Les dissentions intérieures qui retardent continuellement vos efforts, et
qui donnent le signal de la discorde sur tous les points de la République,
n’arrêteront plus vos travaux : la carrière est ouverte et libre. C’est maintenant
que la France attend de vous une marche rapide et non interrompue vers le but
de votre mission, et que chaque jour doit la rapprocher de la paix et du
bonheur. - Vous avez à régler les finances, à y mettre la clarté, la comptabilité,
la simplicité ; à mesurer et balancer les engagemens et la fortune publique, à
rappeler le crédit et la confiance par l’économie, l’ordre la publicité et la
justice. - Les routes de la production, de l’industrie, du commerce doivent se
rouvrir et faire disparoître le découragement, la paresse et l’agiotage. - Des
secours sagement distribués, non à l’impudente avidité, mais à l’indigence
laborieuse, doivent porter la consolation dans le malheur, et l’activité du travail
dans les lieux où il manque. - L’instruction, l’éducation, les exercices et les
monumens publics doivent rappeler les lumières et ressusciter les moeurs. Des lois claires et simples doivent fixer les droits des citoyens et décourager la
mauvaise foi. - Vous avez sur-tout à organiser un gouvernement ferme, à
l’armer de ressorts vigoureux, à le mettre en action, à donner à la constitution
républicaine l’âme et la vie, sans laquelle elle ne peut rien. - Vous avez enfin à
conduire à la paix par la victoire, et à en dicter les conditions à l’Europe. Jamais assemblée dans l’univers n’eut à remplir une si noble tâche et à opérer
TEXTES CHOISIS. V.
12
d’aussi grandes choses. - Il faut vous aider de tous les moyens, et vous n’en
avez aucun à négliger.
L’un des plus efficaces, selon moi, c’est de nous créer, c’est de publier,
c’est de faire connoître à la France et à l’Europe les principes qui nous
serviront de guides dans le travail dont nous sommes chargés. Il ne s’agit point
ici des droits de l’homme et du citoyen, ils sont proclamés ; il ne s’agit point de
la constitution, elle est faite, et nous allons l’animer, la faire vivre et mouvoir. Je parle uniquement des principes de justice et de morale qui doivent diriger les
citoyens dans leur conduite, et les législateurs dans leurs décrets. - Il est temps
que ces principes ne soient plus un sujet de disputes, et que dans chacune de
nos délibérations, nous sachions tous où nous allons et par où il faut marcher. Je dis que cet ouvrage est nécessaire à la Convention et à la France ; qu’en ce
moment il est plus nécessaire que dans tout autre ; qu’en ce moment il est aussi
plus facile et plus efficace, et qu’en détruisant les préjugés que les ennemis de
la patrie s’efforcent de répandre contre nos vues, en dissipant les défiances
qu’ils tâchent de multiplier par d’intarrissables calomnies, ce même ouvrage
prépare et supplée nos travaux, en attendant leur perfection ; qu’il force en
quelque sorte tous les citoyens honnêtes à concourir avec nous ; qu’il est le
gage de nos intentions, le modèle de nos délibérations, le fondement de la paix
pendant nos discussions, le monument sur lequel nous voulons être jugés ; qu’il
donne enfin un caractère sacré à nos séances ; qu’il nous assure le voeu de nos
commettans, l’excuse des erreurs où le crime et l’intrigue nous avoient
entraînés, et la vénération de l’Europe, dont l’opinion sur notre compte devient
nécessaire au bonheur du monde.
J’apellerai le décret que je vais vous proposer : Déclaration des principes
essentiels de l’ordre social et de la République française ; je le regarde comme
une ligne fortement prononcée qu’il faut absolument tracer d’une main ferme
entre le temps du malheur et du crime, et celui de la régénération de l’ordre et
du bonheur.
Je m’explique.
La morale est sans doute un ensemble de vérités éternelles qui ne
devroient jamais éprouver de contradictions. Mais l’expérience nous a montré
que la mauvaise foi l’obscurcit, que la méchanceté la combat, que l’intérêt la
rouille. Les vicieux seroient les maîtres du monde, s’ils pouvoient parvenir à la
réduire en problème. S’ils y réussissent pendant quelques instans, ils ne
peuvent l’étouffer à la longue ; bientôt elle s’éveille avec un éclat tout
nouveau ; il faut fixer son empire ; il faut que ses dogmes sacrés soient
convertis en articles précis, pour que dans le sénat elles ne soient jamais
controversées, pour que dans les assemblées légales, les bons citoyens puissent
opposer aux ennemis de la patrie, non un [r]aisonnement qu’ils essaieroient de
réfuter, non un sentiment que leur bassesse s’efforceroit de ridiculiser, mais un
texte formel qu’il suffira de lire pour les écraser et les confondre. - S’il existe
une époque où la nécessité des vérités morales soit fortement sentie, vivement
accueillie, profondément empreinte dans les ames, où elles puissent recevoir
l’ineffaçable sceau de la persuasion, et ce caractère de permanence qui en fait
la force, qui la répand à jamais et la fond en quelque sorte dans les moeurs
TEXTES CHOISIS. V.
13
républicaines ; c’est celle où les plaies faites par le crime et l’immoralité sont
toutes saignantes, où le sentiment douloureux et présent des maux que le vice
et l’erreur entraînent, fait enfin chercher dans la vertu et dans la vérité le
rafraîchissement et le repos. - Croyez donc que la proclamation que je vous
propose, sera, même avant d’entrer en possession du fruit de vos travaux, une
consolation pour tous les citoyens, un gage de bonheur, qui nourrira
l’espérance, qui tiendra lieu quelque temps de la jouissance même, un principe
de terreur et de honte pour les méchans, qui les frappera d’impuissance. Croyez
qu’à votre voix, un assentiment général rétablira la morale sur sa base éternelle,
et que le vice, ses sophismes, son hypocrisie, ses menées tortueuses, sa cupidité
déguisée sous les couleurs du patriotisme, deviendront pour jamais un objet
d’exécration et de mépris. -Les circonstances ne peuvent être plus propices à
faciliter cette grande mesure et en assurer l’efficacité. Ne sera-ce point
d’ailleurs un avantage inappréciable pour la tranquillité et la promptitude de
vos délibérations, de posséder des règles certaines d’après lesquelles elles
seront toujours dirigées ? Ne sera-ce point un pas de géant vers le bien, d’avoir
ôté d’un seul coup, aux systèmes désastreux leurs sophismes, aux mauvaises
intentions leurs voiles perfides, à l’erreur ses argumentations captieuses ;
d’avoir rendu à la morale naturelle son éclat, son immutabilité, et, si je l’ose
dire, son éternité ; de ne pouvoir plus élever de doutes sur ce qui est bon ou
mauvais ; d’opposer des articles formellement décrétés, en faveur de la justice
à l’injuste, de la foi publique au politique infidèle, de l’humanité à l’homme
barbare, de l’ordre et de l’économie à l’ami des déprédations, des moeurs au
vicieux, de la paix au factieux ! - Alors quelle simplicité dans la discussion des
lois, quand le but est connu, quand il est défendu de s’en proposer un autre, il
ne s’agit plus que de mesurer la ligne qui y mène et de s’assurer qu’on la suit ;
la vraie source des débats est tarie ; car presque toujours les esprits faux ou les
coeurs gâtés s’attachent à déplacer le but plus qu’à disputer sur la route à suivre
pour l’atteindre.
Une observation non moins importante, c’est que le succès des grandes
choses est toujours dans la confiance publique ; aussi tous les mauvais citoyens
n’ont jamais travaillé qu’à la faire perdre à la représentation nationale ; ils y
travaillent à chaque instant ; et tel est le but de leurs propos, de leurs fausses
nouvelles, de leurs rumeurs mensongères, de leurs perfides calomnies.
Or, quel est le moyen le plus sûr d’asseoir cette confiance sur un
fondement indestructible ? C’est de livrer au peuple entier le tableau de vos
principes ; c’est de lui dire “ Voilà ce que nous voulons faire ; voilà les
maximes qui présidèront à notre conduite ; voilà le modèle auquel nous
demandons que nos délibérations soient sans cesse comparées ; voilà enfin sur
quoi nous consentons à être jugés ”.
Par cette haute franchise, par cette loyauté imposante, vous anticipez en
quelque sorte le bien que vous n’avez pas encore opéré ; et appelant comme en
un faisceau les lumières de tous les esprits droits, les sentimens de tous les
coeurs purs, vous mettez en quelque sorte le salut public sous la garde de toutes
les vertus, et vous faites des gens de bien de la République entière, les
coopérateurs de votre grande et dernière opération.
TEXTES CHOISIS. V.
14
Et que vous dirai-je de l’effet que cette mesure produira dans les
assemblées primaires, dans celles de communes et de sections ? Une seule
morale, les mêmes principes, une politique uniforme qui se confondra par-tout
avec la justice répandue sur la surface de la République, établiront l’unité dans
les délibérations et les élections, animeront le langage de tous les orateurs,
mettront les plus simples dans la confidence des vraies règles du
gouvernement, repousseront les intrigues et les intrigans, dévoueront à la honte
les mal-intentionnés, assureront la prépondérance aux hommes connus pour
honnêtes, et écraseront les propositions insidieuses ou immorales sous le poids
des articles que vous aurez proclamés en principes. La voix majestueuse de la
probité et des moeurs étouffera le cri séditieux de tous ceux qui seroient assez
impudens pour les combattre.
Et, dans l’Europe entière, qu’a-t-on fait pour vous nuire et pour perdre la
France avec ses Représentans ? Une confusion injuste a été jetée entre vos
véritables pensées et les effets de la terreur qui vous opprimoit. Les exécrables
faits dont vous gémissiez, ont été présentés comme votre ouvrage. La
destruction de tout principe de morale a été travestie en un dogme de la
Convention française ; et c’est sur vous que la mauvaise foi a fait retomber
l’horreur que méritoient vos ennemis. Faites apparoître tout-à-coup la pureté de
vos maximes et de vos intentions. Parlez à tous les peuples le langage de la
raison, de la vertu, de la sagesse ; dites : “ Voilà ce que nous avons toujours
pensé. Et voilà, à l’époque de notre liberté renaissante, comment nous sommes
résolus d’agir, comment nous agirons aujourd’hui, demain, jusqu’à la fin de
notre mission. ” - Que l’humanité entière y reconnoisse les règles éternelles de
la morale qui ne change pas, et à l’instant toutes les opinions reviennent à
vous ; les cœurs aigris s’adoucissent, les cœurs indignés s’appaisent, la voix
publique égarée s’éclaire et se rétracte, et la coalition ennemie perd la plus
grande partie de ses forces empruntées du mensonge. Il sera beau, pour
triompher de tous les obstacles, de n’avoir qu’à montrer ce que vous êtes.
Je ne sais si je me trompe ; mais la puissance de cette mesure me paroît
incalculable, et les effets qu’elle produira vaudront mieux que dix victoires. On
sait qu’une bravoure tant de fois signalée, tant de fois heureuse, peut
néanmoins fléchir une fois sous la trahison, et quelqu’éloigné que soit de nos
pensées un événement aussi invraisemblable, nos ennemis l’espèrent ; mais on
sait aussi que des plans invariables de sagesse, et l’ascendant de la vertu,
soutenus du courage et escortés de la confiance, sont invincibles ; et dès que
cette idée les frappera, vos ennemis extérieurs tomberont découragés et
confondus ; les ennemis du dedans, épouvantés du spectacle de la vertu,
périront du même coup .
Dira-t-on qu’une semblable déclaration n’est pas une loi proprement
dite ? Non sans doute : mais c’est bien mieux, car c’est une collection des
principes féconds qui contiennent en germe toutes les lois, qui sappent par la
racine toutes les erreurs sur lesquelles le brigandage et la scélératesse avoient
fondé leur empire, qui promettent à la France toutes les institutions utiles, et
qui tiendront leur promesse. - Heureux le pays où l’on essaiera avec fruit
d’inviter les citoyens, et où même avant la loi qui contraint, l’invitation seule
TEXTES CHOISIS. V.
15
aura produit l’effet qu’on attend en général de la contrainte seule. Heureux
celui où l’on pourra dire : “ les législateurs ont professé leur doctrine ; ils ont
pris l’engagement d’y conformer leur conduite ; cette doctrine seule a entraîné
tous les cœurs par la force de la persuasion ; elle a prévenu les lois par
l’établissement de la confiance ; leur parole a créé l’ordre, comme autrefois la
mélodie seule passoit pour avoir élevé des villes ”. - Et ce n’est pas là,
citoyens ; une vraie illusion : les vrais politiques ont toujours fondé la
prospérité des sociétés civiles sur la rigoureuse observation de la justice ; il n’y
a que cela de bon et de solide, tout le reste n’est que charlatanerie. L’homme de
bien, dans sa simplicité, est plus près du but que l’homme d’état qui raffine ses
idées. La droiture du coeur inspire sans effort tout ce qui est vraiment utile à
l’humanité ; et dans le gouvernement des peuples, la justice et les préceptes de
morale tiennent lieu de génie.
La déclaration des droits de l’homme n’est pas non plus une loi dans le
sens qu’on attache à ce mot ; prétendra-t-on qu’elle soit inutile ? La
déclaration des principes essentiels de l’ordre social portera les mêmes
caractères et les mêmes fruits ; et ce double manifeste des droits et des devoirs
du genre humain sera l’un des phénomènes les plus remarquables que la raison
et la liberté, en germant et s’élevant sur le sol de la France, auront fait
apparoître parmi les nations anciennes et modernes. - Je n’ai à vous demander
grace que pour la manière dont j’ai tenté l’exécution d’un si beau programme ;
mais je le sens, je m’honorerai toujours d’en avoir conçu l’idée.
DECLARATION
Des principes essentiels de l’ordre social
et de la République
La Convention nationale, considérant
Que les seules bases de l’ordre social et du bonheur public, ce sont les
moeurs, les principes et les lois ;
Que les moeurs ne peuvent être le fruit que de l’éducation, de
l’instruction, des institutions publiques, des habitudes et du temps ;
Que les lois sages sont le résultat d’une profonde méditation, et que la
certitude de leur exécution ne peut être fondée que sur les moeurs ;
Que les principes invariablement posés suppléent, au moins pour un
temps, à l’établissement des moeurs et à la perfection des lois ;
Que l’époque à laquelle il est le plus important de proclamer ces
principes, c’est celle où l’expérience a démontré les dangers de leur violation ;
Que la même époque est aussi celle où le sentiment douloureux des maux
que l’erreur enfante, donne une force irrésistible à la vérité ;
Que si la malveillance et la perfidie s’efforcent de réduire tous les
principes en problèmes, l’humanité, le patriotisme et la sagesse doivent se hâter
de les mettre à l’abri de toute contestation, et de leur donner enfin une base
indestructible ;
Déclare les articles suivans, principes fondamentaux de l’ordre social et
de la République française.
TEXTES CHOISIS. V.
16
ARTICLE PREMIER
Le peuple souverain de France est la collection des citoyens de tous les
départemens, sans distinction d’état, de profession et de fortune.
Aucune section ou fraction du peuple, aucun état ou profession, aucune
société, assemblée ou attroupement nombreux ou non, ne sont le Peuple
français ; et quiconque dit le contraire, est ou imbécille, ou imposteur, ou
brigand.
Celui qui parle aux citoyens de leurs vertus sans les avertir de leurs
erreurs, ou de leurs droits sans leur rappeler leurs devoirs, est un flatteur qui
trompe, ou un fripon qui les pille, ou un ambitieux qui cherche à les asservir.
Le véritable ami du peuple est celui qui lui adresse courageusement des
vérités dures ; c’est lui que le peuple doit chérir, honorer, et préférer dans les
élections.
II.
L’égalité des droits entre les citoyens est la base essentielle de la
République.
L’inégalité entre les talens et la médiocrité, entre l’industrie et la
l’incapacité, entre l’activité et la paresse, entre l’économie et la prodigalité,
entre la sobriété et la tempérence [sic], entre la probité et la friponnerie, entre la
vertu et le vice, est dans la république, plus encore que dans tout autre
gouvernement, la loi essentielle de la nature et des moeurs.
III.
La liberté d’agir n’étant que le pouvoir de faire ce qui ne nuit pas à
autrui, ne peut jamais entraîner l’impunité des actions criminelles.
IV.
De même la liberté de s’assembler paisiblement n’entraîne pas l’impunité
des crimes ou des délits commis dans les assemblées.
Le droit de s’organiser, de délibérer, de prendre des arrêtés, n’appartient
qu’aux seules assemblées autorisées par la loi, et réunies sous la forme, dans
les lieux, aux jours et heures qu’elle a prescrits.
Tout autre rassemblement qui, sous quelque dénomination que ce pût
être, se permettroit d’arrêter des délibérations quelconques, n’est qu’un
attroupement prohibé ; et si l’on y écoute la proposition de résister à la loi et
aux autorités constituées, c’est un attroupement séditieux.
Aucune assemblée illégale, aucun attroupement, aucun mouvement
séditieux, ne peuvent être excusés par l’abus des principes sur l’insurrection.
L’insurrection ne pouvant s’exercer que lorsque le gouvernement viole
les droits du peuple, n’est qu’une rebellion punissable, tant que cette violation
TEXTES CHOISIS. V.
17
de la part du gouvernement n’a pas été formellement reconnue et déclarée par
la majorité des assemblées primaires de toute la République, légalement
convoquées.
V.
Tout systême d’administration ou de législation tendant à soumettre les
Français au régime de la terreur ; à proscrire, persécuter ou diffamer en masse,
des états, professions ou fonctions quelconques ; à établir entre les citoyens
d’autres distinctions que celles des bons et des mauvais ; à nourrir entre eux
des sentimens de haine ou de division ; à honorer du nom de patriotes les
hommes sans mœurs, sans probité et sans humanité ; à altérer ou corrompre les
principes de la morale naturelle ; à établir des dénominations, costumes ou
signes de ralliement particuliers, est un crime.
Tous discours, écrits, opinions, délibérations, adresses ou pétitions
tendant à l’établissement ou à la propagation de ces systèmes, sont des crimes.
Toute provocation et toute mesure tendante au rétablissement de la
royauté, toute insulte aux signes extérieurs et généraux de républicanisme
autorisés par la loi, tous discours, écrits, pétitions et adresses ou délibérations
tendant au même but, sont des crimes.
VI.
Dans toutes les circonstances où l’ordre social, la liberté et la tranquillité
publique, la sûreté des personnes ou des propriétés, seront mis en péril par des
révoltes et attroupements séditieux, le corps législatif doit ordonner l’emploi de
la force, prononcer et faire exécuter sur-le-champ, contre les chefs, quels qu’ils
puissent être, toutes les mesures de police et punitions nécessaires pour le salut
de la patrie.
Dans le même cas, les autres coupables et complices doivent être traduits
sur-le-champ devant le juré d’accusation, et immédiatement après l’accusation
admise, jugés par les tribunaux sur la déclaration du juré de jugement, sans
observer les délais prescrits par la loi pour les délits ordinaires.
Seront observées au surplus toutes les autres règles prescrites par la loi
pour les jugemens criminels.
Le corps législatif indiquera, à cet effet, tel nombre de tribunaux établis
dans la République qui seront par lui jugés nécessaires, pour la cérélité de
l’exemple.
VII.
La liberté de parler, d’écrire, d’imprimer, d’émettre son opinion ou de
faire des adresses et pétitions individuellement signées, n’entraîne pas
l’impunité des délits commis par discours, écrits, affiches, cris publics,
opinions, adresses et pétitions.
Toute Adresse ou pétition portée en masse aux autorités constituées, et
TEXTES CHOISIS. V.
18
présentée par un mlus grand nombre de citoyens qu’il est permis par la loi, ou
sans signatures individuelles, est réputée attroupement prohibé.
Tous discours, écrits, opinions, adresses ou pétitions qui tendroient à
provoquer la désobéissance à la loi, la résistance à l’ordre public,
l’avilissement des autorités, l’attentat aux personnes et aux propriétés, ou
quelques-unes des actions déclarées crimes ou délits par la loi, sont des crimes.
Les membres de la représentation nationale ne peuvent être recherchés,
accusés ni jugés, pour raison de ces faits, sur la poursuite d’aucune autorité
constituée, mais uniquement en vertu de décret de la représentation elle-même.
A l’égard de tous les citoyens sans distinction, la peine ne peut être
prononcée qu’après qu’un juré légal aura déclaré d’abord que le discours,
l’écrit, l’opinion, l’adresse ou la pétition sont faits dans l’intention de
provoquer le crime, et ensuite que la personne prévenue en est coupable.
VIII.
En ce qui concerne les secours de la République, ils ne peuvent être
accordés qu’aux vrais indigens, laborieux, tempérans, économes et probes.
Ils doivent consister principalement en subsistances et autres objets en
nature, et pour ceux qui sont en état de travailler, en occasions et moyens de
travail.
Les hommes immoraux, indigens ou non, et ceux qui, pouvant travailler,
refuseroient de le faire, ne recevront en secours, jusqu’à l’amendement de leur
conduite, que le nécessaire le plus étroit et le plus indispensable.
Ceux qui favoriseront la paresse ou le désordre, en faisant donner des
secours aux hommes sans vrai besoin et sans mœurs, en multipliant les emplois
inutiles, ou en y plaçant des hommes incapables, en décourageant le travail par
des traitemens avantageux attribués à des postes oisifs ou inoccupés, seront
réputés dilapidateurs des fonds publics, et responsables de leur fausse
application.
Ceux qui cherchent à persuader au peuple que les citoyens doivent être
nourris aux dépens de la République, sont les ennemis de la vertu, du travail et
de la patrie.
IX.
En ce qui concerne les finances publiques,
L’état n’est jamais ruiné par les dépenses indispensables, mais par les
dilapidations, par les rapines, la cupidité, le défaut d’ordre, de comptabilité et
de publicité.
Sans rien retrancher sur les dépenses nécessaires, elles doivent être
soumises à la plus sévère économie.
Nul ne peut créer ou multiplier les emplois et commissions sans l’autorité
de la loi ; et le nombre des commis et employés doit être, sans égard pour une
fausse humanité, réduits au nombre absolument nécessaire d’hommes doués de
probité, de désintéressement, d’intelligence et de capacité, avec un traitement
TEXTES CHOISIS. V.
19
suffisant et modéré.
Tout citoyen qui a pris part à l’administration, doit, à tout moment, se
tenir prêt à rendre compte de sa fortune passée et présente.
Les contributions publiques doivent être mesurées sur les dépenses fixes
et annuelles de la République, réglées sans épargne et avec économie.
Elles doivent suivre la proportion des revenus qui appartiennent aux
contribuables, sans surcharge d’aucune taxe arbitraire, et sans manquer à aucun
des engagemens qui ont été pris sous la foi publique.
L’ordre le plus clair doit régner dans les recettes et dépenses de la
République. La comptabilité doit être à jour et rendue publique, ainsi que la
fortune de l’état.
La justice, bien plus encore que la richesse, est le salut de la République
et le vrai fondement du crédit national et de la confiance.
X.
Hors le seul cas de précautions forcées et momentanées que peut exiger
la subsistance publique dans les temps de crise, et qu’il faut toujours concilier
avec le respect pour la propriété et avec la justice, la production, l’industrie, les
arts et le commerce doivent être parfaitement libres.
L’encouragement de la production, de l’industrie et du commerce, ainsi
que le bonheur du peuple qui y est lié essentiellement, n’ont pour bases solides
que cette liberté, l’émulation du succès, la protection publique, les secours
accordés aux inventions avantageuses et aux grands établissemens, l’ouverture,
le nombre et la facilité des communications, l’inviolable sûreté des personnes
et des propriétés et l’honneur attaché aux travaux utiles.
Toutes corporations ou coalitions, et même toutes délibérations non
expressément autorisées par la loi, entre citoyens de même état ou profession,
sont prohibées, comme contraires au principes de liberté.
Les associations intéressées qui tendent à s’emparer d’une sorte de
denrée ou de services quelconques, à se les faire vendre exclusivement ou de
préférence, à mettre obstacle à la vente que le propriétaire peut en faire à qui et
comme il lui plaît ; à refuser, de concert, la mise en circulation de ses denrées
et services, à en faire monter ou descendre le prix, à multiplier les revendeurs
intermédiaires entre le vendeur de première main et le consommateur, à
empêcher les citoyens de s’occuper du même genre de travail ; toutes menaces,
réunions ou violences tendantes à la même fin, ne sont point un commerce,
mais un brigandage. Ce sont des attentats punissables à la liberté et à la fortune
publique.
XI.
En ce qui concerne les mœurs,
Le respect pour la vertu, la vieillesse, l’infirmité et la foiblesse, pour le
malheur, pour la pauvreté honnête, laborieuse, tempérante et économe, la
fraternité mutuelle et la bienfaisance envers l’humanité souffrante, sont les
TEXTES CHOISIS. V.
20
principes essentiels de la prospérité de la République.
Les citoyens qui auroient notoirement et publiquement manqué à ces
obligations, ceux qui violeroient habituellement les règles de la tempérance,
ceux qui négligeroient, au vu et au su de leurs concitoyens, les devoirs de père,
de fils ou d’époux ; ceux qui seroient surpris dans quelque action contraire, soit
à la délicatesse de la probité, soit aux sentimens de l’humanité, doivent être
fraternellement censurés dans les assemblées légales.
Les vertus et les talens modestes seront déclarés par les bons citoyens,
pour être honorés, employés, récompensés, et, s’ils sont dans un vrai besoin,
secourus par la République.
Il ne peut pas y avoir de vrai patriotisme sans tempérance, sans moeurs,
sans amour du travail, sans probité et sans désintéressement.
La liberté entière sera accordée aux opinions et pratiques religieuses. Les
abus qui seroient contraires aux principes ci-dessus et à la tranquillité publique,
seront surveillés et réprimés par la police.
Les cérémonies, les rites, les fêtes et les calendriers de chaque culte
religieux, ne feront jamais partie des institutions publiques, qui n’ont rien de
commun avec ces différents cultes.
Tous les citoyens se traiteront en frères, sans égard pour leurs opinions
religieuses.
XII.
Les citoyens et les autorités régleront leur conduite sur la présente
déclaration de principes.
Ces principes, fondés sur la règle éternelle et indestructible de la morale
naturelle, sont à jamais immuables.
Ils guideront invariablement la représentation nationale dans ses décrets,
et les autorités constituées dans leurs délibérations.
La présente déclaration sera lue, chaque décade, aux enfans dans les
écoles primaires. Elle sera lue en présence des citoyens, dans toutes les
assemblées légales. Elle demeurera affichée dans tous les lieux des séances du
corps législatif, des administrations, des tribunaux et des assemblées légales.
La Convention nationale ordonne que cette déclaration sera imprimée,
affichée et envoyée sur-le-champ aux administrations de département et de
district, aux municipalités, aux sections de Paris, aux armées de terre, aux
armées navales, pour y être lue, publiée et proclamée solennellement.
DÉCRET du 23 germinal, an III.
La Convention nationale décrète que le Discours et le projet de décret,
relatifs à une déclaration des principes essentiels de l’ordre social et de la
République française, seront imprimés, distribués et renvoyés à la Commission
des Sept.