Les études culturelles : une résistance française
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Les études culturelles : une résistance française
Les études culturelles : une résistance française ? Christophe Genin * Université Paris I « Panthéon-Sorbonne » & Centre de recherche Images, cultures et cognitions (CRICC) Les études culturelles en France semblent porteuses de contradictions. Si les cultural studies anglo-américaines donnent lieu en France à une réception controversée, en revanche celles-ci ont largement rendu hommage aux intellectuels français. Nous supposons que cette résistance française n’est due ni à une prétendue exception culturelle ni à une impertinence des études culturelles en général, mais à une conception de l’école républicaine dont l’universalisme est peu compatible avec un relativisme cognitif. Nous prendrons l’exemple de deux auteurs majeurs, Bourdieu et Derrida, dont les engagements réformateurs sont apparus comme sources de contradictions. Puis nous essaierons de dépasser un faux débat entre universalisme et relativisme. Études culturelles : the French Paradox S’il y a bien un péché qui flétrit la réputation des Cultural Studies en France, c’est d’être anglo-américaines, motif suffisant de révocation pour certains. L’ironie de l’histoire veut que les Cultural Studies américaines furent irriguées par la French Theory : Althusser, Barthes, Baudrillard, Debord, Deleuze, Derrida, Foucault, Lacan, Lyotard, Serres, sans oublier Bataille, Blanchot, Certeau, Girard, Godelier, Morin. Plus encore, ces légionnaires de la pensée nationale parachutés en territoire “ennemi”, qui à Berkeley, qui à Stanford, qui à Yale, ne seraient rien sans leurs illustres Madelon : les Simone de Beauvoir, Hélène Cixous, Luce Irigaray, Sarah Kofman, et autres Julia Kristeva. L’ironie de l’histoire veut encore que le fondateur du culturalisme anglais, Edward Tylor, admirait Auguste Comte. Pourtant si j’étais Autrichien (Université de Vienne), ou Camerounais (Université de Yaoundé), ou Canadien (Université de Waterloo), ou Danois (Université d’Odense), ou Finlandais (Université de Turun), ou Japonais (Université de Kobé), ou Turc (Université de Dokuz Eylül), un * [email protected] MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 manifeste pour les études culturelles me semblerait être un combat d’arrière-garde. Croire qu’un courant de pensée se restreint à un génie national est une méconnaissance des processus d’échanges et de formations intellectuels, voire un contresens fondé sur des présupposés nationalistes, même s’il existe des différences d’intérêts ou de priorités entre les Cultural Studies, les Kulturstudien, les estudios culturales, les studi culturali ou les études culturelles. Toujours est-il qu’en France les Cult’ Studs’ restent controversées, chose d’autant moins intelligible que des penseurs français sont des classiques pour ces cross-disciplinary humanities 1. À quoi tient donc ce déni de culture ? Les raisons sont multiples. Je ne peux toutes les traiter ici. Je retiendrai un point qui me semble typiquement français : la critique du relativisme attribué aux Cultural Studies au nom de la défense de l’école. Je ferai une sorte d’étude culturelle d’une résistance culturelle. De l’école D’où provient l’actuelle réticence française ? Dépassons les préjugés chauvins qui croient se légitimer par des arguties. Il nous semble qu’il y a là moins un paradoxe (une contradiction interne) qu’une dialectique (un processus de renversement) due à des évolutions politiques et historiques, et surtout au statut particulier de l’école en France. Un effet Sokal ? Nous ne pensons pas que la critique des Cultural Studies en France remonte à l’“effet Sokal” 2, si l’on nomme ainsi le trouble provoqué par la parodie d’Alan Sokal 3, puis par la publication en France de son livre co-écrit avec Jean Bricmont 4. 1 2 3 Turner, Graeme, 2003. British cultural studies, Londres : Routledge, 3e édition, 260 pages ; Horak, Roman, 2002. Die Praxis der Cultural Studies. Vienne : Löcker, 240 pages. L’université de Waterloo (Ontario) dans son cursus de Cultural Studies privilégie la French Culture, particulièrement Althusser, Derrida, Foucault, Lacan et Certeau. Cusset, François, 2003 : 12-23. French Theory. Paris : La Découverte, 373 pages. Sokal, Alan, 1996. « Transgressing the boundaries : toward a transformative hermeneutics of quantum gravity ». Social Text, nos 47-48, pp. 217-252. La démystification s’intitulait « A Physicist Experiments with Cultural Studies ». Lingua Franca, May–June 1996, pp. 62-64. Textes disponibles en ligne sur http://www.physics.nyu.edu/faculty/sokal/#papers 4 Sokal, Alan & Bricmont, Jean, 1997. Impostures intellectuelles. Paris : Odile Jacob. 44 Les études culturelles : une résistance française ? C. Genin D’abord Sokal critique quelques penseurs français dans la mesure où ils inspirent des auteurs américains qu’il conteste. Ensuite il n’attaque pas les Cultural Studies comme telles : il admet leur valeur dans le champ des sciences morales. Il réfute le relativisme cognitif (thèse selon laquelle des affirmations de fait démontrées ne peuvent être considérées comme vraies ou fausses que par rapport à une certaine culture), répandu, audelà des études culturelles, dans l’ensemble des sciences humaines, car ce relativisme abuse de concepts scientifiques précis par un usage déréglé de métaphores inavouées, et réduit des savoirs démontrés au statut de mythes arbitraires. Il réfute l’irrationalisme qui en vient à invalider tout processus de preuve au nom du tout culturel 1. D’ailleurs les innombrables réponses à son objection ne consistèrent pas à forger une défense des études culturelles, mais à revendiquer un usage ad libitum des concepts scientifiques ! Jacques Bouveresse, avec son habituelle rigueur, dissipa ces obscurs caprices 2. Enfin les textes d’Alan Sokal mirent en lumière la grande hétérogénéité des auteurs regroupés outre-Atlantique sous le label French theory. Ainsi Jacques Bouveresse, qui collabora avec Derrida pour concevoir une réforme de l’enseignement philosophique en France, défend Sokal et reprend ses arguments pour réfuter Régis Debray et Philippe Sollers, auteurs non classés dans les Cult’ Studs’. Sokal voulut donc contrer des impostures intellectuelles qui, pour des motifs conjoncturels, se trouvaient majoritairement alors au carrefour des études culturelles, mais ces dernières n’étaient pas, tant s’en faut, sa cible exclusive. Quarante ans plus tôt il aurait pu dénoncer sans peine les impostures intellectuelles de la “science prolétarienne” (comme la « biologie de classe » de Lyssenko). Les temps changent Il nous semble que la dépréciation des études culturelles – si dépréciation il y a – n’est pas due à la critique des ouvrages (qui fait partie de la vie universitaire), mais à une somme de modifications, antérieures et postérieures à cette controverse animée par Sokal et Bricmont. La première évolution relève d’un effet générationnel. Bon nombre d’auteurs des études culturelles françaises relevaient de la dite “génération 1968”, qui finit, comme toujours, en rubrique nécrologique. Orphelines, leurs œuvres ne purent plus que se défendre par leur cohérence interne et leur fécondité intellectuelle. Certaines sombrèrent (qui se dit althusserien aujourd’hui ?) ; d’autres perdurent. 1 2 Cf. la nouvelle préface de la seconde édition de son ouvrage, 1998. Bouveresse Jacques, 1999. Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belleslettres dans la pensée. Paris : Raisons d’agir, 158 pages. 45 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 Un second changement, typiquement français, est la perte d’influence de l’École normale supérieure. Jadis foyer quasi exclusif de l’intelligentsia française, cette institution perdit peu à peu son influence, affaiblie par la dévaluation des institutions effectuée par ceux-là mêmes qu’elle avait formés. Un autre bouleversement est dû à l’écroulement du modèle communiste : effondrement physique et symbolique avec la chute du mur de Berlin, glissement politique avec la glasnost de Gorbatchev et le passage progressif des pays communistes à l’économie de marché, chute électorale du Parti Communiste, affaissement intellectuel avec l’abandon des concepts marxistes. Que reste-t-il donc de ces auteurs peu ou prou marxistes ? Le temps triera les textes de propagande périmée, les écrits circonstanciels datés, et les œuvres historiquement situées mais encore pertinentes. La question de l’école Les études culturelles furent initiées par des professeurs de littérature anglais étonnés du hiatus entre la culture qu’ils étaient chargés de transmettre et les références quotidiennes de leurs élèves. S’interrogeant sur le concept de culture 1 et ses présupposés historiques et politiques, ils voulurent s’engager pour réformer la société. Mais le système d’enseignement anglo-saxon n’a pas de modèle unifié. C’est pourquoi l’enseignement privé y est répandu. En France a contrario, l’école (du cours préparatoire aux classes préparatoires) repose sur le principe de l’universalisme : un accès égal en droit et en principe 2 à la même culture 3 pour tous par le caractère national des programmes et des examens. Nous supposons que la réticence française aux études culturelles vient d’un discrédit des auteurs, victimes de leur engagement. Il fut occasionné par le caractère intenable du relativisme attribué aux études culturelles, dès lors qu’il devenait paradoxalement une norme. Il nous semble que l’école, centrale dans le tissu culturel et social français, fut le lieu où se décida ce discrédit par un refus des principes relativistes et de leurs effets. Quelques intellectuels dénièrent le « nihilisme culturel » d’une certaine « sociologie de la culture » parce qu’elle relevait d’une « nouvelle trahison des clercs », c’est-à-dire « l’acharnement des intellectuels contre la culture » 4. Cet 1 2 3 4 Culture au sens anthropologique, comprenant les arts, les croyances, les us et coutumes de divers milieux, pour une meilleure compréhension du genre humain. Ce qui ne signifie pas que les faits répondent à ce droit et à ces principes. Culture au sens humaniste comprenant l’étude des humanités pour l’élévation de l’âme personnelle. Danièle Sallenave, 1989. « La nouvelle trahison des clercs », Le Monde, 3 février, p. 18. 46 Les études culturelles : une résistance française ? C. Genin acharnement se concrétise, selon eux, par la mise en place d’une école flattant les catégories sociales analysées par les études culturelles (les jeunes, les minorités) au lieu de s’efforcer d’instruire. Ainsi, alors que les auteurs majeurs des études culturelles françaises furent des autorités intellectuelles et morales, que leurs écrits et leurs actes réfractaires donnaient le modèle de réformes sociales et politiques attendues, leur engagement se retourna contre eux. Un virage, en 1989, semble avoir été le changement de statut de certains penseurs français qui furent compris comme des doctrinaires institutionnels, comme par exemple Bourdieu et Derrida. Les rapports Bourdieu et la commission Derrida Bourdieu critiqua systématiquement les mœurs et institutions françaises, avant de devenir une figure institutionnelle comme professeur au Collège de France. Le Président de la République, François Mitterrand, commanda un rapport à ce Collège sur l’avenir de l’enseignement (rapport Bourdieu, 1985). Puis le Ministre de l’éducation, Lionel Jospin, commanda un rapport sur les contenus de l’enseignement. Bourdieu présida une commission, comprenant Derrida, définissant des Principes pour une réflexion sur les contenus de l’enseignement (mars 1989). Ces rapports devaient encadrer le Conseil national des programmes (présidé par le mathématicien M. Dacunha-Castelle, 1990), dont les propositions étaient inspirées par Bourdieu 1. En même temps une commission de philosophie et d’épistémologie, coprésidée par Derrida et Bouveresse, avançait des propositions pour amender l’enseignement de la philosophie (1989-1990). Bourdieu en sortit partiellement discrédité. Le septième de ses Principes voulait « concilier l’universalisme inhérent à la pensée scientifique et le relativisme qu’enseignent les sciences historiques » 2. Il radicalisait le premier principe des Propositions pour l’enseignement de l’avenir 3, rapport du Collège de France. Ce principe partant d’une bonne intention (reconnaître l’apport de multiples civilisations à l’élaboration de la science universelle, et l’interpénétration des savoirs) fut maladroitement et paradoxalement rédigé, de sorte que l’universalisme scientifique, clairement affirmé, apparaissait comme une 1 2 3 Citons par exemple les affirmations comme « des pesanteurs sociales héritées d’une société très inégalitaire », ou « les pratiques sociales, liées à l’autoreproduction des élites ». « Propositions du Conseil national des programmes sur l’évolution du lycée d’enseignement général », in Monde de l’éducation, décembre 1990, pp. I-XV. Bourdieu Pierre & Gros François, 1989. Principes pour une réflexion sur les contenus de l’enseignement, folio de 14 pages, sans marque d’éditeur ou d’imprimeur, distribué aux enseignants. Repris dans Le Monde de l’éducation, avril 1989, pp. 15-18. Bourdieu Pierre, 27 mars 1985. Propositions pour l’enseignement de l’avenir, rapport du Collège de France, Paris : Minuit, 1985, 48 pages. Publié dans Le Monde de l’éducation, nº 116, mai 1985, pp. 61-68. 47 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 modalité de l’ethnocentrisme européen, qu’une connaissance scientifique devenait une œuvre culturelle historiquement enracinée, c’est-à-dire arbitraire 1. Mêlant contingence et arbitraire, progrès des connaissances et intégration sociale (multiculturalisme), sciences et modes de vie, Bourdieu réduisait paradoxalement l’universalisme scientifique au relativisme cognitif. Des enseignants de tous bords voulurent contrer ce principe qui semblait rabattre sur le même plan un théorème et un mythe. D’une façon caricaturale, on associa les études culturelles à un relativisme faisant de tout savoir une œuvre culturelle arbitraire, confondant science et croyance. Le relativisme de Bourdieu fut renvoyé à lui-même comme « idéologie complaisante aux consensus culturels du lieu et du moment » 2 ou comme « paradoxe d’une critique de l’ethnocentrisme qui aboutit à centrer tout individu sur son ethnie ». 3 Certains critiquèrent « les théories sociologistes de la reproduction » pour réaffirmer la liberté de l’école par rapport à tout mode de conditionnement. 4 L’année du bicentenaire de la Révolution française, cette critique de l’universalisme apparut comme une déclaration de guerre ouverte aux valeurs fondamentales de la République laïque et de l’école égalitaire au nom d’un communautarisme anglo-saxon. Les rapports de Bourdieu subirent le sort des rapports ministériels : être instrumentalisés par les hommes politiques pour servir leurs propres fins. Derrida ne connut pas meilleur sort. Sa commission disciplinaire, issue du Groupe de recherche sur l’enseignement de la philosophie (GREPH), fut critiquée comme « moyen de pression » pour imposer les dogmes indiscutables d’une « pédagogie officielle » 5. Maladroitement il reconnut n’avoir enseigné qu’une année en lycée (en hypokhâgne), et que, s’il se trouvait en lycée, il serait incapable d’avoir cinq classes en même temps, il arriverait « les mains dans les poches » pour produire des « discussions interpersonnelles » 6 ! Quant à l’idée de « rendre philosophique tout l’enseignement », elle laissa maints professeurs perplexes. Le GREPH apparut comme en phase 1 2 3 4 5 6 Ce n’est pas l’européocentrisme de la science qui est critiqué, car on trouverait une thèse approchante sous les plumes de Nietzsche, Husserl ou Heidegger, mais ses caractères arbitraire et hégémonique. Jean Lefranc, juillet–août 1989 : 2. « Et maintenant ? ». L’enseignement philosophique, 39e année, nº 6. Alain Finkielkraut, 1987. La défaite de la pensée. Paris : Gallimard, p.123. Voir Charles Coutel & Catherine Kintzler, 1989. Condorcet. Écrits sur l’Instruction publique. Paris : Edilig, 295 pages. Jean Lefranc, 1989. « Une consultation discréditée ». L’enseignement philosophique, 40e année, nº 2 (novembre-décembre), p. 1. Voir, dans le même numéro, la réponse de Jacques Derrida, « Pour un vrai débat : premières réponses à quelques objections », p. 90 sq. Entretiens avec Bernard Defrance, 1989. Cahiers pédagogiques, nos 270 et 272 (janvier et mars). 48 Les études culturelles : une résistance française ? C. Genin avec le pouvoir politique, et fut confronté, comme le reconnut Derrida, à la “résistance” des collègues du secondaire. Enfin les propositions du Conseil national des programmes apparurent comme destinées à réduire le coût du baccalauréat par l’instauration d’un système de modules optimisant l’exploitation du personnel enseignant et par un allégement des procédures d’examen. Ainsi les théoriciens de la culture devinrent la caution intellectuelle des économes du ministère. Ces deux plus grands représentants des études culturelles rencontrèrent, pour parler comme Hegel, leur négativité : critiquant les institutions, le pouvoir politique, les gouvernements, l’élite, ils apparurent à la base du corps enseignant comme une élite universitaire inconsciente du terrain, incapable d’assurer l’ingrate mission de transmission des contenus élémentaires, choyée par les pouvoirs politiques, protégée par des institutions serviles. Bourdieu et Derrida, lâchés par les hommes politiques de gauche, incompris par l’ensemble du système éducatif, ne purent qu’exprimer leur dépit devant l’échec de leur tentative. 1 L’un et l’autre avaient pressenti la possibilité de voir leurs propositions “détournées”. Elles furent retournées contre eux, accusés d’incarner ce qu’ils dénonçaient. 2 Relativisme et relativité Refus du relativisme, cognitif ou culturel, tel semble être le nerf d’une résistance au pays de l’universalisme revendiqué. Si certains culturalistes furent plus militants que penseurs, il nous semble pourtant que cette opposition entre universalisme et relativisme est un bon exemple de faux débat, pour plusieurs raisons. En premier lieu, on confond deux ordres de pensée. L’universalisme est un postulat de droit (reconnaître à tous un égal accès à tel droit), et le relativisme une méthode d’analyse critique des faits et des valeurs. Bourdieu relativise « l’amour de l’art », dénonçant les connivences et les usages implicites que cet amour présuppose par une distinction de classe, au nom d’une accessibilité de l’art muséal à tous 3. En ce sens, nous pensons que les études culturelles sont humanistes, au sens où elles œuvrent à l’émancipation de tous, à la reconnaissance mutuelle et à la lutte contre la fausse universalité, cette hégémonie de l’un sur tous au nom d’un modèle prétendument supérieur. 1 2 3 Le Monde, 27 février 1992. Harouel, Jean-Louis, 1994. « L’école déculturée ». Culture et contre-cultures. Paris : PUF, 303 pages, pp. 129-155. Bourdieu, Pierre & Darbel, Alain, 1969. L’amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public. Paris : Minuit, 251 pages. 49 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 Nous voudrions montrer que les études culturelles supposent la relativité comme méthode, ce qui ne veut pas dire qu’elles adhèrent nécessairement au relativisme comme doctrine (qui est une variation du scepticisme). Même si chez certains auteurs la relativité confine au relativisme, il convient de distinguer ces notions. Les sciences sociales ont hérité de Montesquieu et de Comte l’idée que tout effort pour observer les organisations humaines (familiales, sociales, juridiques, politiques) et en dégager des lois devait établir des rapports. Le primat de la relation sur les éléments contrevient donc à toute notion d’absolu (ce qui ne relève que de soi seul), et par là même à tout horizon métaphysique, si la métaphysique médite l’existence ou la valeur d’un principe absolu. Penser des rapports consiste donc à établir des liens entre des éléments, eux-mêmes relatifs au temps (l’histoire), à l’espace (la géographie), et à la situation de l’observateur. Cette dernière cumule toutes les relations : l’observateur est relatif aux éléments observés, au temps et à l’espace dans lequel il se trouve, comme à son histoire personnelle et à sa formation culturelle. La question théorique est donc celle de la validité des observations en fonction d’une interprétation singulière : peuvent-elles être une connaissance transmissible, ne sont-elles que la projection d’une particularité, projection qui devrait être soumise à interprétation ? Cette question même se complique : si une interprétation est nécessaire pour parer à toute projection, qu’est-ce qui garantit que cette interprétation n’est pas elle-même une projection ? Nous tombons dans le diallèle de l’infini, à dénoncer la projection de la projection de la projection, etc. Caractère insoutenable du relativisme Par relativisme nous entendons une thèse radicale sur la norme et le jugement : une normativité dépend de son champ d’application, et ne peut être universelle puisque la multiplicité des normes locales invalide l’idée même de norme (un canon universel et supérieur), à laquelle il faudrait substituer celle de référentiel (un système de repères stables tirant sa valeur de sa puissance d’exécution), lié à des changements dans le temps, dans l’espace, selon les observateurs. Ainsi l’observateur ne peut rien juger de ce qui relève de son champ d’observation, devenant suspect d’interpréter une norme locale d’après son propre référentiel. Bien souvent le multiculturalisme des Cultural Studies a versé dans ce relativisme au nom de la reconnaissance des minorités indigènes ou allogènes. Pourtant il est intenable pour plusieurs raisons. D’abord il est paradoxal pour peu que le refus de toute norme devienne lui-même une contrenorme. Ensuite, il aboutit à une sorte de juxtaposition des autismes si chaque champ d’études, régi par son propre référentiel, devient un isolat qu’il convient d’examiner hors de tout pour ne pas dévaluer un référentiel par un autre. En ce cas on produit paradoxalement de l’absolu au nom du relatif. Par conséquent un relativisme radical peut contradictoirement mener à un essentialisme. Prenons l’exemple tragique de fillettes 50 Les études culturelles : une résistance française ? C. Genin d’origine malienne excisées en France : au nom de l’identité inaliénable de la “culture d’origine”, et pour contrer un européocentrisme, certains en venaient à tolérer la mutilation sexuelle sans consentement, la soumission des femmes au machisme le plus cruel 1, la négation du plaisir féminin, alors même qu’au nom des valeurs humanitaires occidentales les hôpitaux de l’Assistance publique sauvaient des fillettes excisées souffrant d’hémorragies ou d’infections graves. En outre, il aboutit encore à un nihilisme contradictoire : on nie les valeurs occidentales (suspectes d’ethnocentrisme, de néocolonialisme) pour finalement valoriser les valeurs de sociétés présumées traditionnelles, dans l’abandon de tout esprit critique et de toute investigation historique. Enfin, il ne permet pas de produire une connaissance de la chose étudiée. En effet, si étudier c’est entrer en relation avec l’objet d’étude, si ce rapport ne signale qu’une interférence de l’observateur avec son objet, si cette interférence révèle à l’observateur les limites de sa propre histoire, alors aucun acquis scientifique (c’est-à-dire re-effectuable par quiconque) n’est possible. C’est pourquoi d’aucuns croient devoir rejeter les études culturelles qui tomberaient dans un subjectivisme partisan. Subjectivisme puisque l’étude ne nous en apprend que sur le sujet étudiant, non sur l’objet d’étude, à jamais inaccessible en lui-même puisque toujours recouvert des projections de l’observateur. Partialité, puisqu’au nom d’un contrepouvoir, on prendrait systématiquement le parti de présumés opprimés, sans produire d’analyse critique de leurs valeurs ou de leurs actes. 2 Des relations tempérées Ces objections sont pertinentes, mais inabouties. Prenons l’analogie des relations d’incertitude en physique. Heisenberg comprit que la description mathématique de la nature faisait problème au niveau atomique : non seulement le physicien ne peut donner simultanément les mesures précises de la position et de la vitesse d’une particule, mais encore l’instrument d’observation et de mesure modifie le comportement de l’objet avec lequel il interfère. 3 Qu’en conclure ? Qu’on ne peut rien connaître ? Non : que l’observation doit réfléchir ses conditions, et qu’on apprend des choses sur l’objet étudié, sur sa réactivité et à quoi il est réactif. Henri 1 2 3 L’excision ne se restreint pas à l’ablation du clitoris, des petites et grandes lèvres. Elle s’accompagne parfois de l’infibulation : on suture la vulve de la fillette, afin de garantir à l’époux une virginité irréprochable qu’il aura tout loisir de déchirer. Voir la critique de Foucault et Derrida par Taylor. Taylor, Charles, [1992], 1997. « La politique de reconnaissance ». Multiculturalisme. Paris : Flammarion & Champs, 145 pages, p. 95. Heisenberg, Werner, (1955-1956) 1961. Physique et philosophie. Paris : Albin Michel, 285 pages. 51 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 Laborit fit des conclusions analogues dans le domaine du vivant. 1 Ainsi, la turbulence induite par l’observation / intervention nous apprend des choses sur l’organisation de l’objet, sur ses rapports aux autres systèmes organisés. L’erreur de raisonnement consiste donc à croire à une observation neutre, comme si un observateur inerte traitait des objets inertes, là où elle croise des systèmes dynamiques, évolutifs. Par analogie dans les sciences humaines, les hommes observés ne sont pas des natures mortes à dépeindre tranquillement, mais des énergies réactives et mobiles. On peut donc éviter que l’observation soit un obstacle au savoir et induise des artefacts si elle est réflexive et rétroactive. A contrario l’irréflexivité de l’observation fait croire à une connaissance objective là où il y a de l’interférence et de l’interaction, ou inversement elle occulte l’aspect partiel et partial d’une prise de position. Deux cas où l’irréflexivité induit une erreur de raisonnement : croire que l’objet est inerte et que l’observation est neutre, ou occulter une valorisation antérieure de l’objet. Deux a priori qui ratent leur objet parce que l’observateur se pense comme extérieur à son objet étudié : d’un côté comme une extériorité prétendument neutre, de l’autre, volontairement participative. Deux cas qui induisent une intervention non contrôlée. Un exemple fameux d’un tel insu chez l’observateur, découvert a posteriori puis réfléchi, fut l’introduction de l’écriture chez les Nambikwara par Lévi-Strauss 2. Celui-ci comprit qu’il étudiait ce peuple depuis les modalités d’études de son propre monde : la domination de l’écrit. Par là même son étude détruisait son objet. Pensant s’instruire chez les Nambikwara, il venait de les occidentaliser à son insu parce qu’il n’avait pas mesuré à quel point il était lui aussi autant observé qu’observateur ! Cultural Studies vs relativisme Richard Hoggart lui-même dénonce les méfaits du « relativisme de résignation » 3. À relativiser toute valeur on « détruit la notion même d’échelle de valeurs dans l’ordre de la culture », on discrédite tout jugement de valeur, le mot même de jugement 4, et tout projet de transformation de soi par la culture. Autrement dit, la lutte contre toute forme de domination et d’élitisme ne saurait légitimer la négation du discernement, ou l’uniformisation d’éléments hétérogènes en nature, en statut, en valeur. Car alors, au 1 2 3 4 Laborit, Henri, 1994. La légende des comportements. Paris : Flammarion, 317 pages. Lévi-Strauss, Claude, 1955. Tristes tropiques. Paris : Plon, 462 pages, pp. 312324. Hoggart, Richard, 1994. « The abuses of literacy ». Londres, Royal Society Academy Journal. Voir Passeron Jean-Claude (dir.), 1999. « The Abuses of Literacy (ou les dangers de la lecture) », pp. 85-122. In Richard Hoggart en France. Paris : BPI-Centre Georges-Pompidou, 270 pages. Hoggart, op. cit., p. 110. 52 Les études culturelles : une résistance française ? C. Genin lieu de défendre la culture populaire on pourrait valoriser le populisme le plus trivial ; au lieu de reconnaître des minorités on pourrait en venir à clouer l’individu à une communauté à laquelle il ne s’identifie pas nécessairement. On laisserait ainsi le peuple dans sa condition initiale, alors même qu’on la pensait opprimée, en déniant toute valeur progressiste aux politiques culturelles. Relativiser la culture “bourgeoise” au nom d’une culture populaire inconditionnellement indiscutable peut faire le lit des politiques réactionnaires. C’est pourquoi Hoggart pense moins l’étude des cultures populaires en termes d’identité communautaire qu’en terme de dignité personnelle. Il conclut donc : « Nous avons un besoin urgent (…) de gens, surtout, qui soient capables de prononcer des jugements de valeur ». 1 Donnons donc un sens plus restreint à la relativité. Elle considère que l’observateur fait couple avec l’objet observé : il ne peut observer qu’un monde auquel lui-même appartient, et en essayant de se mettre à la place de l’observé 2. L’observation n’est donc pas linéaire (du sujet vers l’objet) mais rétroactive : les réactions des éléments observés font comprendre à l’observateur ses conditions d’observation, ses limites, ses préjugés inaperçus jusqu’alors, et surtout qu’il ne peut étudier que son monde. Ce que d’aucuns prennent pour du subjectivisme est au contraire une condition réflexive de l’étude. Le sujet connaissant, qui étudie la culture des autres, en passe nécessairement par le prisme de sa propre constitution, de son propre habitus. Cette réfraction présente tous les degrés possibles de ravissement ou de dégoût, d’intelligence ou de préjugé, mais elle témoigne autant pour la constitution de l’observateur que pour les cultures étudiées. En cela le chercheur en études culturelles n’est pas là pour dire la culture (comme le juge doit dire le droit), mais témoigne d’un étonnement, cette expérience de la dépossession de soi dans la rencontre de l’autre : reconnaître dans l’échange culturel le point constitutif de ses préjugés et la nécessité d’un jugement commun. L’un ou le multiple Les études culturelles semblent refléter la désorientation générale de l’intelligentsia française. Nostalgique de la grande époque, post-soixantehuitarde 3, qui serait sans relève, déroutée par l’effondrement du modèle communiste, mais n’ayant pas de nouveau projet à proposer, cette intelligentsia n’aurait plus qu’à être écartelée entre deux modèles dits “américains” : libéralisme et communautarisme, le second étant l’effet du premier. En effet, si l’on prend pour principe que tout individu cherche une 1 2 3 Idem, p. 119. En cela les études culturelles suivent la troisième maxime du sens commun posée par Kant : la pensée élargie consistant à penser en se mettant à la place d’autrui. French Theory de François Cusset est typique de ce point de vue. 53 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 sociabilité, il ne peut pas trouver de lien social au niveau politique dans une société qui prend la concurrence pour principe, puisque celle-ci se règle sur la compétition des individus, donc sur un degré d’insociabilité. Il va donc le chercher en un réseau d’appartenances, selon son sexe, son âge, sa couleur de peau, sa foi, son origine, etc., susceptible de l’intégrer dans une communauté. Comment donc dépasser ce clivage artificiel entre une sociabilité forcée et une insociabilité intenable ? Faut-il en prendre son parti et considérer que dans un monde de consommation la culture est un divertissement, et que toute contre-culture finit en niche marketing 1 ? Le relativisme ne serait alors plus que l’alibi du libéralisme : en affirmant que tout est relatif, on délégitimerait toutes les censures et résistances culturelles, ce qui permettrait de tout vendre à tout le monde. Faut-il chercher une troisième voie en pensant l’individu selon ses multi-appartenances 2 ou selon sa multiplicité culturelle 3 ? Il nous semble que la question centrale est de redonner sens à être soimême, la culture étant la mise en œuvre de l’identité. Comment donc penser une identité sans l’effet hégémonique de toute entreprise totalisatrice, et sans l’effet atomistique des conceptions libertaires ? Comment réconcilier la demande de l’universalisme, c’est-à-dire la quête de l’unité du divers (uni-versum), et une forme de prudence à mettre malgré tout au crédit du relativisme, c’est-à-dire la limitation du savoir à des rapports identifiables et observables ? Comment donc penser l’unité élémentaire de la société, de la culture ? Je crois que nous pouvons tirer leçon des critiques du concept métaphysique de sujet, qui ont fait apparaître des éléments d’insu, diverses modalités d’inconscient qui infléchissaient ou prédéterminaient les jugements et conduites dudit sujet. De même, nous pouvons tirer profit des critiques du concept économique d’individu, qui ont mis en lumière le caractère abstrait de cette unité. En revanche, nous pourrions redonner vigueur au concept éthique de personne, unité morale soucieuse de sa dignité au regard d’autrui. Une personne est bien une notion relative puisque chacun d’entre nous est un être en devenir dont l’identité varie au cours de son histoire, changeant ses masques (personae) d’enfant, d’adolescent, d’adulte, de vieillard, puisque chacun d’entre nous est un être en rapport à des ordres sociaux multiples lui donnant de multiples visages. Mais cette multiplicité n’est pas un scintillement évanescent ; elle 1 2 3 Heath, Joseph & Potter, Andrew, 2005 [2004]. Révolte consommée. Paris : Naïve, 430 pages. Par exemple, le groupe Auchan a ouvert un « espace culturel » où l’on peut acheter en ligne. Singly, François de, 2003. Les uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien. Paris : Hachette, 268 pages. Lahire, Bernard, 2004. La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi. Paris : La Découverte, 780 pages. 54 Les études culturelles : une résistance française ? C. Genin fait partie de l’évolution et de la construction d’une personnalité. Par là même être une personne peut être une aspiration universelle, ce que Foucault appelait « la culture de soi » 1. Cette notion de personne nous permettrait de comprendre ce que veut dire se cultiver ? De quelle construction de moi-même suis-je responsable devant les autres quand je me cultive ? En quoi se cultiver peut-il être une inflexion des pouvoirs établis ? Ou encore : en quoi se cultiver est-il un acte, non de sujétion ni d’assujettissement, mais de responsabilité ? Autant de questions programmatiques. 1 Foucault, Michel, 1997. Histoire de la sexualité III. Le souci de soi. Paris : Gallimard, 336 pages. 55