Le manguier Un bel après-midi de mai, Dora s`installa sur le banc

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Le manguier Un bel après-midi de mai, Dora s`installa sur le banc
Le manguier
Un bel après-midi de mai, Dora s’installa sur le banc de son jardin. Le soleil commençait déjà
à se coucher et ses derniers rayons prenaient congé de la cime des arbres qui, eux,
frémissaient dans le vent. Il faisait beau. Dora tourna le regard vers un des arbres du jardin
qu’elle aimait bien. C’était un manguier. Son mari Martin et elle avaient planté cet arbre sept
ans plus tôt, lorsqu’ils avaient acheté le terrain qui est devenu aujourd’hui leur maison. A
l’époque, Martin et elle avaient dû travailler dur pour enfin offrir à leurs deux filles Mélanie
et Akofa, alors âgées de cinq et huit ans, un chez-soi agréable. Aujourd’hui tout aurait été
parfait s’il n’y avait pas eu cette crise à l’usine.
Dora avait travaillé vingt ans durant comme employée dans la Zone Franche. Mais un jour, il
y eut compression de personnel et Dora fit partie des malchanceux qui avaient été licenciés.
Depuis, elle passait presque toutes ses journées à la maison. Bref, elle était devenue
ménagère.
Les heures passées dans le verger l’après-midi étaient les seuls moments que Dora pouvait se
consacrer. Mais alors, c’est qu’elle devait s’y résoudre, car, bien qu’elle eût arrêté d’aller au
travail depuis quelques mois, il y avait toujours une tâche à accomplir dans la maison: laver
le linge, repasser les habits déjà propres, faire le ménage, entretenir le jardin ou carrément
aller faire les courses… et la journée était finie qui à peine venait de commencer. Qui a dit
qu’être femme au foyer était synonyme de ne rien faire? Dora soupira.
Un sourire traversa son visage et elle ne put s’empêcher de secouer la tête en pensant à
Amina, son amie et ancienne collègue. Amina était convaincue que la vie est plus facile pour
les hommes que pour les femmes. « Regarde », avait-elle l’habitude de lui dire au vestiaire, à
chaque fois qu’elle s’énervait contre son mari. « Qui doit s’occuper chaque fois de la maison?
Je voudrais dire les éternelles lessives et vaisselles? Nous les femmes! Et je ne te parle pas
des repas. Dire qu’à côté de ça on doit se pointer à l’heure au travail, comme si nous étions
des machines qui ne pourraient jamais se fatiguer. Même les machines ont leurs jours de
panne. Aah, si seulement j’étais un homme! Je pourrais au moins regarder un match de foot
avec les amis le samedi, ne m’occuper des enfants que de temps à autre et au moindre cri du
plus petit le renvoyer à sa mère en disant: « Je crois qu’il a faim ». Les deux femmes
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éclataient alors de rire. Mais Dora ne partageait pas le désir de son amie de se retrouver dans
la peau d’un homme, quand bien même elle comprenait très bien cette dernière de par ses
propres expériences. Elle s’aimait bien comme femme. Seulement, elle aurait souhaité une
autre vie. Etre par exemple une autre femme avec un autre poste à l’usine. Oui, elle aurait
souhaité par exemple faire partie de la direction de l’entreprise. Après tout, elle en avait les
qualités requises: elle avait fait après le BAC des études de gestion qu’elle avait bouclées par
un master avec mention. Mais lorsqu’à l’interview, il fallait se décider entre être recrutée
comme ouvrière ou ne pas avoir de job du tout, elle choisit la première option, parce qu’elle
avait besoin de gagner sa vie.
Les pensées de Dora quittèrent l’usine et la retrouvèrent dans son jardin. Ce qui attristait Dora
le plus, c’était l’allure que son foyer avait prise. Elle aurait surtout aimé changer son mari.
Elle souhaitait toujours avoir Martin comme mari, mais alors sans son vilain caractère. Au
fond, Martin était quelqu’un de bien, mais il était un peu têtu, ce qui énervait Dora au plus
haut point. Elle le trouvait de plus en plus distant, et ceci depuis quelques années. Il
n’écoutait plus personne et maugréait au moindre désaccord. Si seulement Martin était aussi
compréhensif que les hommes d’un roman-photo cinq pages avant la fin, ou au moins comme
le mari de sa voisine Frida!
Dora ne pouvait penser à cette voisine sans voir son humeur s´assombrir. Avec elle, elle avait
toujours le sentiment d’avoir raté sa vie. Malgré son prénom, cette Frida lui inspirait tout sauf
la paix∗. Dora ne s’estimait pas jalouse de sa voisine. Sa mère avait l’habitude de dire que
pour être heureux, il faut éviter de jouer à la girafe chez les voisins, et Dora avait grandi avec
l’idée qu’on n’est au mieux que lorsqu’on ne passe pas son temps à lorgner sur la vie des
autres ou à se comparer à eux. C’est pour cette raison qu’elle ne voulait pas se laisser aller à
de tels sentiments. Mais parfois Frida lui tapait sur les nerfs avec ses grands airs.
Le fait est que Dora et sa voisine chantaient dans la même chorale à l’église. Cette dernière,
une vraie pie, ne gardait aucun détail de sa vie privée pour elle-même. Non seulement elle
aimait monter sur ses grands chevaux, elle racontait également à qui voulait l’entendre le
bonheur qui régnait dans son foyer. Pour cela, les pauses étaient ses moments favoris. Une
fois, elle raconta qu’elle avait trois employées de maison à elle toute seule. Une femme de
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Le prénom ''Frida'' vient du substantif allemand ''Frieden'' qui veut dire la paix.
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ménage, une cuisinière, puis une nourrice pour les enfants. Son mari, un ingénieur, mettait
tout à sa disposition et la dorlotait malgré les plus que dix ans de vie commune. La preuve, il
continuait de lui tenir la portière chaque fois qu’il l’emmenait en voiture, ce qui était souvent
le cas. Il ne rentrait jamais du travail sans un bouquet de fleurs pour elle et l’amenait chaque
samedi dans des restaurants comme Vivi Royale, Alt München ou Marox. Les dimanches
soirs étaient pour les tête-à-tête en amoureux à la maison. Elle fit entendre qu’elle avait un
portemonnaie toujours garni, bien qu’elle n’eût jamais travaillé de toute sa vie. Le mal pour
Dora, c’est qu’elle ne pouvait échapper à sa voisine. Même loin de la cour de l’église,
l’ombre de Frida la poursuivait jusque sous son manguier et lui dérobait toute joie. Il faut dire
que la voisine n’était pas moins bavarde, une fois rentrée chez elle. Ainsi, Frida était toujours
présente dans ses pensées d’une manière ou d’une autre; elle était la preuve vivante qu’elle,
Dora, avait échoué dans son mariage. C’est pour cette raison que, malgré les efforts qu’elle
faisait, elle ne pouvait se l’extirper de l’esprit. Elle commençait à étouffer dans son propre
corps et ce sentiment l’irritait encore plus.
Dora était d’accord qu’il n’est pas bon d’envier les autres. Mais elle ne pouvait se faire à
l’idée que des paresseux aient une meilleure vie que les gens laborieux. Pourquoi Frida
devait-elle être plus heureuse qu’elle? Pourquoi celle-ci recevait-elle plus d’attention de son
mari qu’elle de son mari Martin? Qu’avait-elle de plus qu’elle? Il est vrai que Frida était
belle. Mais chaque femme n’est-elle pas belle à sa manière? Et à voir le nombre de
domestiques qu’elle avait, on ne pouvait pas dire que cette voisine était une maîtresse de
maison laborieuse, du moins pas plus laborieuse qu’elle, Dora. Que la vie peut être parfois
injuste! Il n’y a que les contes de fées qui garantissent un happy-end à ceux qui le méritent
vraiment.
Dora soupira. Si elle était encore une enfant de huit ans, elle écrirait cette réflexion au Père
Noël. Oui, cette réflexion et encore bien d’autres rêves d’enfant. Elle avait besoin d’un
miracle qui l’aide à reconstruire sa vie. Si seulement tout pouvait fonctionner aussi bien pour
elle comme pour sa voisine!
Dora essaya de se concentrer sur le manguier dans son jardin. Une brise fraîche avait
remplacé le vent et faisait jouer à la cime verte du fruitier une douce mélodie. Dora continua
de penser au Père Noël. Elle fredonna sa chanson de noël préférée, relique de ses cours
d’Allemand au Goethe Institut, lorsqu’elle aspirait rejoindre sa sœur en Allemagne… O
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Tannenbaum, O Tannenbaum∗…et ne put s’empêcher de sourire. Une chanson de noël en
plein mai? Il faudrait, selon le cas, tourner les pages du calendrier sept pages en avant, ou
cinq pages en arrière.
Malgré cette remarque, Dora continua de chanter sa chanson, mais cette fois-ci en substituant
les mots: O manguier, O manguier, au fait, tu es comme un sapin. Oui, tu restes vert tout au
long de l’année, même pendant la saison sèche, quand l’harmattan couvre tout de la poussière
du désert et met la patience des paysans à l’épreuve; lorsque, impitoyable, le soleil brûle les
piétons. Tu portes tes fruits par tous les temps au bon moment et tu ne te plains jamais. Tu me
plais.
Dora trouva la comparaison entre le manguier et le sapin très amusante. Elle se dit que
lorsqu’elle aurait un peu de temps, elle réfléchirait un peu plus aux phrases pour les rendre
plus poétiques et, pourquoi pas, en faire une chanson. Une chanson pour ses futurs petits
enfants. L’idée la réjouit.
Soudain, Dora bondit de son banc. Bien sûr qu’elle pouvait écrire une lettre au Père Noël!
Personne n’a jamais interdit aux adultes d’exprimer eux aussi leurs souhaits. Depuis le
licenciement de masse survenu à l’usine, son amie Amina avait suivi son mari dans le pays
voisin, de sorte qu’elle n’avait plus de confidente. Elle pourrait, au lieu de ressasser ses
chagrins, coucher ces derniers sur papier puis les compléter avec ses attentes. Ce serait un
moyen de vider son sac sans que personne ne soit au courant de son amertume. Après, elle
pourrait coller cette lettre dans son journal intime. L’idée en valait la peine.
Dora alla d’un pas décidé dans la maison et revint avec du matériel pour sa lettre: un stylo et
une grosse pile de papier format A4, avec un cahier comme support; la lettre promettait d’être
longue.
Dora attaqua la première feuille qu’elle remplit d’un trait, recto comme verso et remarqua
qu’elle se sentait beaucoup mieux. Elle posa la feuille à côté d’elle sur le banc et voulut
entamer la deuxième feuille lorsqu’un courant d’air emporta la première feuille. En l’espace
d’une seconde, la lettre se retrouva coincée entre deux branches hautes du manguier. Dora fut
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Version allemande de la chanson de noël « Mon beau sapin, roi des forêts… ».
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prise de panique car elle avait titré sa lettre dès le début, et ceci bien qu’elle l’eût voulue
confidentielle. Ainsi, on pouvait lire: Lettre de Dora au Père Noël. Si cette lettre venait à
tomber dans des mains d’autrui, elle serait exposée. Il lui fallait récupérer la lettre avant que
le vent ne l’emporte ailleurs.
Sans trop longtemps réfléchir, Dora courut vers la maison plus vite que le vent dehors,
échangea sa jupe contre un pantalon-jean trois quarts, courut vers le garage pour y chercher
l’échelle qu’elle eut du mal à soulever, celle-ci étant trop lourde. Elle appela ses deux filles
Melanie et Akofa et les pria de l’aider à transporter la lourde échelle du garage au jardin. Une
fois arrivées au but, les trois posèrent l’escalier en bois contre le manguier et Dora monta
dans l’arbre, tandis que ses filles tenaient l’échelle. Elle arriva non sans peine au niveau des
branches où se perchait la lettre, tendit le bras puis l’attrapa. Elle la plia soigneusement en
huit, la fourra dans la poche arrière de son pantalon et tira la fermeture-éclair.
Dora poussa un soupir de soulagement mais ne descendit pas de l’arbre sur le champ. Elle
prit son temps pour contempler le vert paysage alentour car elle avait, une fois en haut, une
meilleure vue sur tout le quartier et surtout sur la maison voisine tant convoitée. Soudain, un
spectacle incroyable s’offrit à ses yeux: Frida était dans sa cuisine, occupée à écraser des
condiments à l’aide d’une pierre qui lui servait de meule. Elle semblait épuisée à la tâche. De
temps à temps, elle courait au fourneau où se trouvait une casserole et y remuait quelque
chose. Aucune servante n’était en vue. Il y avait du linge sale partout. Son mari était assis sur
la véranda, un journal entre les mains. Il jetait sans arrêt des regards courroucés en direction
de la cuisine et soupirait d’impatience. Après un moment, il commença à maugréer contre
Frida. Dora ne pouvait pas bien saisir tous ses propos à cause de la distance qui les séparait.
Mais elle pouvait deviner de par l’atmosphère qui régnait que le repas de midi avait pris du
retard et que la faim rendait le mari de Frida furieux. Son attitude ne correspondait en rien à
ce que sa femme avait laissé entendre sur lui. Frida elle-même avait une attitude craintive visà-vis de son mari. L’atmosphère qui régnait entre les deux ne reflétait rien du couple idyllique
qu’elle avait prétendu former avec son mari. Et la résignation qu’elle affichait montrait que la
situation n’était pas nouvelle pour elle.
Dora était comme tombée des nues. Elle venait de comprendre: La vie dans la maison voisine
n’était pas plus gaie que celle qu’elle menait chez elle; sa voisine lui avait bien jeté de la
poudre aux yeux. Mais elle devait s’avouer, en y pensant, qu’elle était elle-même complice de
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cette duperie. Elle avait joué à la girafe au vrai sens du terme avec sa voisine et avait risqué
son cou.
La voix de ses filles la tira de ses réflexions et elle se rendit compte qu’elle était toujours dans
le manguier. Elle ne put s’empêcher de sourire: à vouloir jouer à la girafe on se ruine la vie.
Et pour se rendre compte de ceci, il lui a fallu jouer au singe.
Sur ces pensées, Dora descendit du manguier, un sourire de satisfaction au coin des lèvres.
Ses deux filles la regardaient, ébahies.
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