introduction Métaphores de l`amour

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introduction Métaphores de l`amour
« Métaphores de l’amour », Juan Pablo Lucchelli
ISBN 978-2-7535-2115-5 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr
INTRODUCTION
Lacan fait de Socrate l’antécédent historique du psychanalyste. Dans son
séminaire sur le transfert, il prend appui sur Le Banquet 1 de Platon pour
démontrer comment Socrate opère une manœuvre digne d’un analyste : quand
Alcibiade lui déclare son amour, il le renvoie à Agathon. On peut ainsi dire que
l’« interprétation » de Socrate lui dévoile le véritable objet de son désir, en lui
prouvant aussi qu’il faut être trois pour aimer. Mais ce dialogue de Platon met
également en relief ce que Lacan appelle la « métaphore de l’amour », à savoir le
renversement à travers lequel, l’aimé, celui qui se trouve être le centre et l’objet
du désir des autres, devient aimant, manifestant ainsi un manque et abandonnant du coup sa position confortable.
Qu’est-ce que Le Banquet de Platon ? Laissons la parole à un philosophe :
« Le Banquet est donc le récit d’un récit, fait sur la route de Phalère à Athènes
par un fidèle disciple de Socrate, Apollodore, à son ami Glaucon, et rapporté par
le même Apollodore quelques jours après à plusieurs de ses amis, riches bourgeois
qui ne sont pas étrangers aux choses de l’esprit. On a demandé à Apollodore, d’un
côté comme de l’autre, le récit qu’il tient lui-même d’Aristodème de la fameuse
soirée chez Agathon, bien des années auparavant. Que s’est-il dit, demande le
premier Glaucon, à cette réunion où Agathon, Socrate et Alcibiade parlèrent avec
d’autres des choses de l’amour 2 ? »
Le Banquet est, en effet, l’éloge que l’on fait d’Eros, le dieu de l’amour.
La plupart des personnages présentés par Platon dans ce dialogue évoquent
à leur manière ce qu’est Eros. Il y a pourtant une asymétrie entre les premiers
orateurs qui se contentent d’un éloge, chacun défendant ses propres intérêts,
selon qu’ils sont eux-mêmes des aimés ou des aimants, et les derniers
trois orateurs, Agathon, Alcibiade et Socrate, qui finissent, chacun à leur
manière, par en dire plus qu’ils ne voudraient.
Et pourquoi Le Banquet a-t-il besoin d’un banquet ? Qu’est-ce qu’un banquet
dans l’antiquité ? Le banquet, le symposion, était une activité liée aux plaisirs,
1. PLATON, Le Banquet, trad. Léon Robin. Toutes nos citations ultérieures seront empruntées à
cette traduction, sauf quand nous ferons appel à la version de BRISSON Luc, Le Banquet, Paris,
Flammarion, 1998, 5e édition corrigée et mise à jour en 2007.
2. MATTÉI, J.-F., Platon et le miroir du mythe, Paris, PUF, 1996, p. 291-292.
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MÉTAPHORES DE L'AMOUR
qui avait ses propres lois, s’opposant parfois aux lois de la cité. En effet, en
lisant Le Banquet, quelque chose nous saute aux yeux : la contrainte des règles.
Ainsi, le banquet est d’abord un lieu d’hommes : les femmes restent dehors, sans
doute parce qu’elles font plutôt partie de la cité, du monde de la loi, du bonheur
public, alors que le banquet va à l’encontre des coutumes, permettant les plaisirs
privés, comme le prétend le personnage Pausanias. Ainsi, « Le banquet était un
lieu ambigu, hors la loi, mais non pas hors du monde de la loi 3 ». Dès qu’il y
a l’usage de la parole, il y a aussi des règles à respecter, ni plus ni moins que
dans le cabinet d’un psychanalyste ; aussi on ne prend pas la parole n’importe
comment : loin de la permissivité et du laxisme, l’ordre des prises de parole suit
un ordre précis, de gauche à droite.
Au même titre que la parole et l’amour, le vin faisait partie des banquets :
qu’Alcibiade rentre alcoolisé vers la fin du dialogue, vrai retour du refoulé, ne
fait que prouver que le vin s’invite au banquet, ne fait que confirmer que le
vin est un régulateur du plaisir. Mais encore une fois, il y a une règle : on doit
prendre la parole et cet exercice de la parole est en partie incompatible avec la
boisson. Il est ainsi interdit de boire du vin avant un discours (tout au moins
dans ce dialogue de Platon). Cette consigne, donnée dès l’ouverture du Banquet
fait tenir ensemble les trois ingrédients : le vin, l’amour et la parole. Le banquet
est ainsi différent du festin, car la parole est au premier plan : « La parole sort
le buveur de la fascination de l’illimité 4. » Témoin, Alcibiade encore car, même
alcoolisé, il est contraint par les règles du banquet à parler de l’amour et des
pierres d’achoppement qu’il y a rencontré en tant qu’aimé (érôménos). L’amour
entre ainsi en concurrence avec l’alcool : l’ivresse de l’âme dans l’amour n’est
pas celle du vin, et même si parfois elles coexistent, elles ne se recouvrent pas.
En effet, l’ivresse dont il est question dans Le Banquet est celle de l’amour, très
éloignée de celle du vin, notamment en ceci : pour l’ivresse alcoolique on sait au
moins ce qui en est la cause. Soulignons d’emblée ce qui est annoncé par Lacan
dès le début de son séminaire sur le transfert, séminaire qui nous servira de
guide dans cet ouvrage, notamment à propos des liens paradoxaux que Socrate
entretient avec l’amour : « Le secret de Socrate sera derrière tout ce que nous
dirons cette année du transfert 5. » Pour Lacan il ne s’agit donc pas de se livrer
à l’étude érudite d’une œuvre classique, mais de mettre en scène le transfert,
dans son rapport avec l’amour et le savoir. Et qu’est-ce qui est digne d’intérêt dans cet exemple du Banquet ? Nous avons évoqué ce que Lacan nomme
« la métaphore de l’amour », à savoir le changement subjectif qui fait que l’aimé
devient aimant. Mais ce qui compte aussi c’est qu’à côté de cette « métaphore »,
de ce changement subjectif produit chez le jeune initié, nous avons un vieux
3. DUPONT F., Le plaisir et la loi, Paris, François Maspero, 1977, p. 23.
4. Le plaisir et la loi, p. 35.
5. LACAN J., Le séminaire, Livre VIII, Le transfert, Paris, Le Seuil, 2001, p. 16.
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Socrate qui dit ne rien savoir, sauf sur les choses de l’amour. Or, sur l’amour
précisément il ne dit rien. Lacan décèle ainsi chez Socrate un « savoir en
réserve », un rien qui n’est pas rien, qui pousse l’autre à se diviser et à devenir
l’aimant de ce Socrate vieux et laid, transformé tout d’un coup, et paradoxalement, en son bien-aimé.
La lecture de Freud nous a appris qu’au commencement de l’analyse, il y a
l’amour. Il est intéressant de voir comment Lacan conçoit le transfert dans le
cadre des premières expériences de la psychanalyse, par exemple à propos du
cas de la patiente « Anna O ». Lacan prend les choses à leur racine en estimant
que ce n’est pas la peine d’insinuer qu’il y avait un « contre-transfert un peu
marqué » de la part de Breuer envers Anna : « Il est clair que Breuer aima sa
patiente. » Autant situer les choses comme il se doit car le transfert implique
nécessairement l’amour au point que, pour Freud, l’amour de transfert est un
amour véritable. Nous savons que Lacan ramasse le gant quand il formule que
c’est l’amour qui imite le transfert et non l’inverse.
Mais que veut dire l’affirmation selon laquelle le transfert est amour ? C’est
là que la « métaphore de l’amour », le passage de l’état d’aimé à celui d’aimant
évoqué à l’instant, prend tout son sens. Lorsqu’il s’agit de l’amour tel qu’il est
traité dans Le Banquet, il est question de la beauté des corps et, à partir de là,
des rapports entre l’aimé et l’aimant. L’aimé est celui qui est beau. Par contre,
l’aimant est celui qui sacrifie quelque chose de son image quand il manifeste un
manque auprès de l’aimé, en raison du désir qu’il lui voue. De surcroît, il n’est
pas obligé d’être beau, loin de là : c’est ainsi que la laideur de Socrate le place
naturellement comme étant l’aimant. Mais là où Le Banquet apporte du nouveau,
c’est que cette laideur s’avère ne pas être un obstacle à l’amour : c’est la raison
pour laquelle le transfert (et l’amour) peuvent être une objection à l’intersubjectivité, ainsi qu’à toute « relation d’objet » car ce ne sont pas les propriétés
intrinsèques de l’objet qui déterminent l’amour et le désir – au contraire, rien
n’est moins naturel que d’aimer Socrate ! Lacan ira encore plus loin quand,
dans l’un de ses séminaires, il affirme qu’il n’est pas bon d’être beau lorsqu’on
est psychanalyste. Dans le séminaire sur le transfert, il est même catégorique :
« L’analyse est la seule praxis où le charme soit un inconvénient. »
La situation analytique est une situation artificielle (« c’est la situation la plus
fausse qui soit »), surtout parce qu’elle naît de la rencontre analytique qui est
à l’opposé de l’amour sexuel « précarisé », caractéristique de nos sociétés et que
Freud nomme « le rabaissement de la vie amoureuse ». Ce rabaissement est proscrit
dans la situation analytique, ce qui fait que la sexualité, comprise comme « échange
sexuel » entre partenaires, est proscrite. Lacan pointe cette question ainsi :
« Rompant avec la tradition qui consiste à abstraire, à neutraliser, et à vider
de tout son sens ce qui peut être en cause dans le fond de la relation analytique,
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j’entends partir de l’extrême de ce que suppose le fait de s’isoler avec un autre
pour lui apprendre quoi ? – ce qui lui manque 6. »
Le Banquet nous parle de ce manque, en passant des lieux communs, des dires
sur l’amour aux points d’achoppement de ces dires rencontrés par Agathon et
Alcibiade : le premier échoue dans la parole, le deuxième échoue dans ses actes.
Nous avons déjà évoqué les personnages qui composent Le Banquet et l’importance capitale des trois derniers. Ajoutons à cela l’importance aussi décisive qu'est
l’entrée en scène d’Alcibiade (car il transgresse toutes les règles du banquet),
et l’échange qui le confronte à Socrate. Lacan tire profit de cette irruption
d’Alcibiade et considère qu’elle ressemble à un compte rendu de séances psychanalytiques. En effet, au milieu des discours sur l’amour apparaît un exemple
vivant de l’amour : à savoir le couple de l’aimant et de l’aimé constitué par
Socrate et Alcibiade. On passe ainsi à une autre dimension des dires sur l’amour,
bien différente de celle dont nous avions été témoins pendant les discours
des autres orateurs. Comment Lacan caractérise-t-il l’aimé et l’aimant ? Voici
à nouveau les formules : l’aimant est celui qui désire (et à qui il manque quelque
chose) ; l’aimé, par contre, est celui qui peut combler l’aimant. Mais précisons
ceci : le désir de l’aimant, comme tout désir, est « désir d’autre chose » que l’objet
désiré (l’aimé, en l’occurrence) – ce dernier ne pouvant être qu’inadéquat. Selon
Lacan, Le Banquet est la mise à nu de cette disjonction entre le désir d’autre chose
et l’objet du désir qui est, par définition, inadéquat. Ce phénomène doit nous
servir à comprendre ce qui se passe dans le transfert : d’une part, il y a bel et bien
une « répétition » du désir – le transfert peut être conçu comme un phénomène
presque automatique, – mais dans le même temps, ce n’est pas l’objet du désir qui
saurait « causer » cet amour, cette répétition – inadéquation de l’objet.
Dans Le Banquet, on décèle deux manières différentes de se leurrer sur
l’amour, en même temps qu’on entrevoit une forme de réveil possible quant au
désir. Le Banquet nous laisse entrevoir ce qui sera la position éthique fondamentale de la psychanalyse comme pratique. Pour le dire d’un mot, avec le couple de
l’aimé et de l’aimant, nous assistons aussi à l’invention de deux types de personnages fort distincts : l’homme du plaisir et l’homme du désir. L’homme du plaisir
interpellerait l’homme du désir par ces mots : « Pourquoi te donnes-tu autant de
peine ? » – À quoi le second lui répondrait : « Ton plaisir m’ennuie. » C’est ainsi
que l’on trouverait chez Lacan, à côté de la « métaphore de l’amour », par où
l’aimé devient aimant, une « deuxième métaphore de l’amour 7 », implicite, sousjacente, où c’est l’érastès qui, tout en manifestant un désir sans limites – puisque
c’est un désir qui ne saurait se contenter du pauvre érôménos de service, –
devient lui-même une sorte d’érôménos, d’objet désirable, provocant le désir
6. Le transfert, p. 25.
7. MILLER J.-A., « Les deux métaphores de l’amour », La Cause Freudienne, n° 18, juin 1991, p. 219.
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chez l’aimé qui, par cette opération, devient à son tour un aimant. C’est ainsi
que Socrate, par le pouvoir qu’il a de faire déplacer les discours et de rectifier les
positions subjectives de ses érôménos et ses interlocuteurs, devient l’antécédent
nécessaire du psychanalyste. Et pour reprendre Borges, on peut même affirmer
que le psychanalyste est devenu le précurseur du Socrate que l’on connaît.
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